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UNIVERSITE OUAGA II
UNITE DE FORMATION ET DE RECHERCHE

EN SCIENCES ECONOMIQUES ET GESTION

UFR-SEG

COURS D’HISTOIRE DES FAITS ECONOMIQUES ET SOCIAUX

(Première Partie)

A L’ATTENTION DES ETUDIANTS DE 1ère ANNEE D’ECONOMIE

(Semestre 1 – Licence 1)

Dr Abdoulaye SENGHOR

Enseignant-Chercheur

Année universitaire 2019-2020


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SYLLABUS

Code : EL1HFE1 Cours : Credit : 4

Code Classe : S1L1 HISTOIRE DES FAITS CM : 48


ECONOMIQUES ET
UE : Majeure SOCIAUX

Nom du professeur : Dr Abdoulaye SENGHOR

Grade/Qualification : Economiste, Enseignant-Chercheur

PRE REQUIS : Economie générale, Démographie, Histoire, Géographie, Philosophie

OBJECTIF GENERAL : Acquérir une culture historique des faits économiques et sociaux de l’économie
pré-industrielle à la société dite industrielle et le développement du capitalisme.

OBJECTIFS SPECIFIQUES : L’étudiant doit être capable de :

 Comprendre les caractéristiques socio-économiques de la société pré-industrielle


 Comprendre la relation entre la révolution agricole et la révolution industrielle
 Comprendre l’avènement de la révolution industrielle dans les autres pays
 Comprendre la mondialisation de l’économie et l’esprit du capitalisme
 Comprendre le rôle et la place de l’Afrique dans la révolution industrielle
 Comprendre les différentes luttes pour les indépendances en Afrique

STRATEGIE PEDAGOGIQUE OU METHODE D’ENSEIGNEMENT : Cours magistral + Une session


d’examen

MATERIEL PEDAGOGIQUE : Support du cours mis à la disposition des étudiants

CONTENU DU COURS

Partie 1 : De l’économie pré-industrielle au capitalisme industriel en Angleterre

Partie 2 : Du capitalisme en transition des années 1880 à sa diffusion dans le monde

Partie 3 : Du rôle et de la place de l’Afrique dans le capitalisme et les luttes des indépendances

RESSOUCES COMPLEMENTAIRES :

1- SOULAMA S. (2007), Initiation à l’Histoire des Faits Economiques et Sociaux, Notes de cours
de 1ère année, UFR-SEG, Université de Ouaga 2, Ouagadougou
2- BLANCHETON Bertrand (2007), Histoire des faits économiques, Maxi Fiches, Dunod, Paris
3- BLANCHETON Bertrand (2008), Histoire de la mondialisation, Le point sur Economie, De
Boeck, Paris
4- GRAZ J-C. (2004), La gouvernance de la mondialisation, La Découverte, Paris
5- SCHWOB C. (2008), Fondements de la pensée économique, Dyna’Sup, Paris
6- CHOUMETTE N. & CHOUMETTE F. (2008), Les politiques économiques, Ellipses, Paris
7- COLLIARD C-A. (1975), Institutions des relations internationales, Dalloz, Paris
8- BALESTE M. (S/dir 1981), Les grandes puissances économiques, Armand Colin, Paris
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INTRODUCTION GENERALE

Chapitre 1 : LES FAITS ECONOMIQUES ET SOCIAUX DE LA SOCIETE PREINDUSTRIELLE

1.1- Caractéristiques d’évolutions des faits économiques et sociaux de base

1.2- Caractéristiques d’évolutions des activités économiques de base

1.3- Caractéristiques d’évolutions des chocs économiques de base

Chapitre 2 : DE LA SOCIETE DITE PREINDUSTRIELLE A LA SOCIETE DITE INDUSTRIELLE

2.1- Facteurs favorables à l’évolution de la société préindustrielle

2.2- Facteurs favorables au démarrage économique et social

2.3- Facteurs favorables à une transition vers la société industrielle

Chapitre 3 : DE LA REVOLUTION AGRICOLE A LA REVOLUTION INDUSTRIELLE EN ANGLETERRE

3.1- Révolution agricole, prélude de la révolution industrielle

3.2- Révolution industrielle anglaise, son contenu et ses effets

3.3- Révolution industrielle anglaise, apparition d’autres révolutions

Chapitre 4 : LA DIFFUSION DE LA REVOLUTION INDUSTRIELLE EN EUROPE

4.1- Maturation de la Révolution industrielle anglaise et sa diffusion en France

4.2- Maturation de la Révolution industrielle et sa diffusion en Allemagne

4.3- Maturation de la Révolution industrielle anglaise et sa diffusion en Russie

Chapitre 5 : LA DIFFUSION DE LA REVOLUTION INDUSTRIELLE EN AMERIQUE ET EN ASIE

5.1- Fondements de la puissance économique des Etats-Unis

5.2- Miracle économique du Japon

5.3- Dynamisme économique de la Chine

Chapitre 6 : HISTOIRE DE LA MONDIALISATION ET L’ESPRIT DU CAPITALISME

6.1- Première mondialisation

6.2- Deuxième mondialisation

6.3- Troisième mondialisation

Chapitre 7 : L’AFRIQUE DANS LA REVOLUTION INDUSTRIELLE ET LE CAPITALISME

7.1- Traite des Noirs et Economie de Traite

7.2- Prise de conscience abolitionniste de la traite négrière

7.3- Partage de l’Afrique et Pacte colonial

Chapitre 8 : CHRONIQUE DES LUTTES POUR LES INDEPENDANCES EN AFRIQUE

8.1- Différents modes d’accession aux indépendances

8.2- Soleils des indépendances

8.3- Situations postcoloniales des Etats


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INTRODUCTION GENERALE

L’économie politique, à l’instar d’autres disciplines académiques, repose à la fois sur


l’histoire des idées qui fondent les théories économiques et l’histoire des faits qui posent
des problèmes à la théorie, laquelle se propose de les comprendre et de les expliquer. En
effet, l’histoire de la pensée économique ou histoire des idées et de la théorie économique
renvoie aux principaux courants de pensée économique parmi lesquels on peut citer : les
pensées préclassiques (mercantilisme et physiocratie), la pensée classique (capitalisme),
la pensée néoclassique (libéralisme), la pensée marxiste (critique du capitalisme, lutte des
classes, approche révolutionnaire), la pensée keynésienne (intervention de l’Etat dans
l’économie), etc. L’histoire des faits économiques et sociaux, quant à elle, est une histoire
événementielle qui vise, à la différence de la première, la description des faits
économiques et sociaux tels: le passage de la société pré-industrielle à la société
industrielle, l’avènement de la révolution agricole, de la révolution industrielle,
l’évolution économique de certaines puissances occidentales et asiatiques, la traite des
noirs, la colonisation de l’Afrique et les formes premières d’intégration de l’Afrique à
l’économie mondiale, les crises économiques, les grandes guerres et leurs implications, la
constitution des grands blocs, l’histoire de la mondialisation, etc. Il existe bien
évidemment un lien étroit entre l’histoire des faits économiques et sociaux et l’histoire de
la pensée économique. En effet, tout en étant descriptif, l’histoire des faits économiques
et sociaux comporte bien entendu, une part d’explication et donc de théorie. Chaque
courant de pensée économique donne en cela une certaine lecture des faits économiques
et sociaux. Ainsi, on peut conclure avec Gilles Philippe que « c’est la constatation
empirique des premières crises de surproduction ou de sous-production, au début du
XIXème siècle, qui a impulsé et conditionné les débats théoriques autour de la Loi des
débouchés de Jean Baptiste SAY relatifs à la possibilité des crises macroéconomiques ».
De même, « c’est l’observation du caractère récurrent de la survenance des crises qui
conduit différents auteurs à fonder le concept de cycle en saisissant la crise comme
moment du cycle et en l’analysant par rapport à son retour périodique ». Pour mieux
appréhender l’histoire des faits économiques et sociaux, il paraît plus que nécessaire de
mieux cerner l’évolution de l’humanité dans le temps. Il s’agit de donner quelques repères
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utiles pour une lecture historique des phénomènes économiques. En effet, situer
l’évolution des sociétés humaines dans le temps permet de se rendre compte des
performances exceptionnelles que celles-ci ont réalisé grâce à la révolution industrielle.
On rappellera aussi que l’évolution de l’humanité recouvre deux périodes
caractéristiques : la préhistoire et l’histoire. La préhistoire s’étend de l’apparition de
l’Homme à la découverte de l’écriture (environ 3000 ans avant notre ère au Proche et au
Moyen-Orient, vers 151-121 en Gaulle avec la romanisation). On y distingue quatre sous-
périodes : le Paléolithique ou période de la pierre taillée, débutant avec l’apparition de
l’homme vers 2,3-3 millions d’années jusqu'à 10.000 avant notre ère, le Néolithique ou
période de la pierre polie, débutant vers 10 000 jusqu'à 2.000 avant notre ère, l’Age du
bronze, vers 2000 à 800 et l’Age du fer vers 800 à 150 avant notre ère. Le
terme « protohistoire » désigne les derniers temps de la préhistoire, au moment où
apparaissent les premiers écrits. L’histoire également se devise en quatre sous-périodes :
l’Antiquité qui s’étend de la découverte de l’écriture à la chute de Rome (476 de notre
ère), le Moyen Age qui s’étend de 476 à la prise de Constantinople par les Turcs (1453)
selon certains, ou à la découverte de l’Amérique par Christophe COLOMB (1492) pour
d’autres, l’Epoque moderne qui couvre l’ « Ancien Régime » politique (16è, 17è et 18è
siècles) et s’arrête à la « Révolution française » (1789) pour les uns ou à la chute de
Napoléon 1er (1815) pour les autres et vient enfin l’Epoque contemporaine. Par souci de
simplification, la période retenue dans le contexte de ce cours concerne l’histoire des faits
économiques et sociaux, essentiellement à partir des 15è et 16è siècles, c’est-à dire de
l’Epoque moderne à l’Ere contemporaine. En 1er lieu, c’est l’histoire des systèmes de
production des sociétés humaines (sociétés dites préindustrielles, système capitaliste,
système socialiste). En 2ème lieu, c’est l’histoire des faits relatifs à la croissance et au
développement économiques de la société humaine. En 3ème lieu, c’est aussi l’histoire
particulière de la Grande-Bretagne, premier pays à connaître successivement la
Révolution agricole et la Révolution industrielle pour devenir en si peu de temps la
première puissance économique, financière, commerciale, voire militaire au plan mondial.
En 4ème lieu, c’est aussi l’histoire de certains pays (France, Etats-Unis d’Amérique,
Allemagne, Japon, Russie, Chine, etc.) qui sont entrés les premiers dans l’ère de la société
industrielle en suivant l’exemple de la Grande-Bretagne. En 5ème lieu, c‘est encore
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l’histoire de l’Afrique qui, elle, n’a pas connu la révolution industrielle mais aura connu
un mode particulier d’intégration dans l’économie mondiale. En 6ème lieu, c‘est encore
l’histoire de l’Afrique qui, ayant enfin pris conscience de son retard dû à sa domination
par les puissances occidentales, s’engage dans des luttes pour son indépendance. En 7ème
lieu, c’est enfin l’histoire de la mondialisation de l’économie et les différentes tentatives
de regroupements régionaux comme intégration économique. Il s’agit, à partir de cette
narration des faits économiques et sociaux, de montrer que la théorie économique a été
bien souvent inspirée par les faits économiques et sociaux vécus dans le cadre des
systèmes économiques historiquement déterminés.
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Chapitre 1 : QUELQUES FAITS ECONOMIQUES ET SOCIAUX
SIGNIFICATIFS DE LA SOCIETE DITE PRE-INDUSTRIELLE

L’expression société (économie) pré-industrielle s’applique généralement aux systèmes


de production et d’échange allant des révolutions techniques des 11ème et 13ème siècles à
la première révolution industrielle (fin 18ème et début 19ème siècles). Cette période couvre
donc une partie du Moyen Age, l’Epoque moderne et le début de l’Epoque contemporaine.
Certains auteurs parlent d’ancien régime économique pour évoquer le système
économique de l’ancien régime. Particulièrement en France, il convient cependant de faire
une nette distinction ente l’Ancien régime politique qui se termine en 1789, et l’ancien
régime économique qui prend réellement fin au milieu du 19ème siècle. L’humanité, dans
son évolution, a été traversée par de nombreux faits économiques et sociaux dont les plus
significatifs sont : l’économie préindustrielle (1), la révolution agricole et la révolution
industrielle en Grande-Bretagne (2), le développement du capitalisme dans la plupart des
pays européens, d’Amérique du Nord et d’Asie (3), le rôle et la place de l’Afrique dans la
révolution industrielle et dans le développement du capitalisme (4), les fluctuations de
l’activité économique et les crises dans le développement du capitalisme (5), la
configuration internationale des échanges et les modes de régulation (6), les principales
guerres mondiales et leurs conséquences à travers le monde (7), les principales réformes
et stratégies de relance économique, sociale et politique en Occident (8), la constitution
des blocs et ensembles économiques (9), la mondialisation commerciale, financière et
politique (10), etc. Pour des raisons purement d’ordre pédagogique, une partie de ces
principaux faits économiques et sociaux feront l’objet du présent cours (semestre 1), les
autres cas seront examinés dans la deuxième partie du cours (semestre 2).

1.1- Caractéristiques d’évolutions des faits économiques et sociaux de base

Trois variables méritent particulièrement d’être examinés pour mieux comprendre les
principaux faits économiques et sociaux majeurs qu’a connus l’évolution de l’humanité :
démographie, économie et progrès scientifiques et culturels.
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1.1.1-Evolution démographique dans le temps

Les facteurs exogènes (sécheresses, guerres, etc.) agissant par l’intermédiaire du facteur
démographique ont une grande importance dans l’explication de l’évolution des sociétés
humaines. On pense ainsi que le néolithique lui-même serait le résultat d’une sécheresse
(donc facteur climatique) qui aurait entraîné un déséquilibre entre hommes et ressources
en exerçant une certaine « pression démographique » et l’insuffisance des ressources qui
en a découlé aurait poussé les hommes à cultiver la terre pour assurer le complément de
ressources nécessaires à leur survie. La composante essentielle de cette évolution est le
passage d’une économie de cueillette, de chasse et de pêche à une économie de la
production, une économie de la domestication des espèces végétales et animales dont les
principales activités productives sont l’agriculture et l’élevage. C’est également le
déséquilibre entre hommes et ressources qui seraient à la base des premiers progrès
techniques décisifs pour l’histoire de l’humanité, d’abord la découverte de l’agriculture et
de l’élevage, puis l’évolution des techniques de production agricole, pastorale, artisanale,
ensuite sur le plan institutionnel, le passage de la propriété collective à la propriété privée,
la division du travail, l’usage de la monnaie, enfin l’apparition d’une possibilité de
surplus alimentaire qui peut être stocké et qui peut donner lieu à un échange qui rend
possible la sédentarisation et un accroissement des densités de population à l’émergence
de l’urbanisation et par là même, aux civilisations. Deux révolutions démographiques sont
retenues en histoire des faits économiques et sociaux : celle faisant suite à la révolution
du néolithique et celle faisant suite à la révolution agricole et industrielle du 18è siècle.
La population mondiale connaît sa première augmentation significative dans l’ère du
néolithique. En effet, sur cette période, entre 8000 avant Jésus-Christ au début de l’ère
chrétienne (vers l’An 100), la population mondiale serait passée de 15 millions à près de
350 millions, soit un taux de croissance de l’ordre de 0,04% l’an. Ce taux peut paraître
faible mais est nettement supérieur (10 fois plus) à celui de l’ère du paléolithique. On note
également que le taux de croissance de la population dans la période post-néolithique
diffère très peu de celui précédant la révolution industrielle. En effet, de l’An 0 à l’An
1750, la population n’a cru qu’au taux de 0,05% à 0,06% par an. La révolution agricole et
industrielle, tout en rendant possible la croissance démographique, en a modifié le régime
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vers la fin du 19è siècle et au début du 20è siècle. En effet, les pays qui ont effectué la
révolution industrielle ont connu le phénomène dit de la « transition démographique »
passant d’un régime dit « ancien régime démographique » vers un régime dit « nouveau
régime démographique ». L’ancien régime démographique est marqué par des taux de
natalité et de mortalité, tous deux très élevés. La démographie ancienne se marque sur le
long terme par un très faible accroissement naturel. Les famines et les épidémies
entrainent des crises démographiques marquées par de graves clochers de surmortalité.
Les années suivant les crises, la reprise des mariages et la hausse de natalité tendent à
compenser les pertes subies. Cette démographie se régule homéostatique (équilibre par les
contraires) : la très forte mortalité est compensée par une forte fécondité. Le nouveau
régime démographique quant à lui se distingue par des taux de natalité et de mortalité,
tous deux faibles. L’ancien mode de régulation démographique s’effondre à partir du 18ème
siècle, d’abord en France dès les années 1720 et en Grande-Bretagne vers 1750. La
transition démographique débute d’abord par une baisse sensible du nombre de décès qui
s’explique par un recul des grandes causes de mortalité qui frappaient au 17ème siècle.
Cette baisse de mortalité ne s’accompagne pas immédiatement d’une baisse de la
fécondité en raison de l’inertie des mentalités. Ce décalage entre la baisse de la mortalité
et celle de la natalité conduit à une hausse spectaculaire du taux d’accroissement naturel,
donc du niveau de sa population. A terme, ce mouvement se généralise à l’ensemble de
l’Europe qui voit sa population tripler en un siècle et demi. Entre le régime d’équilibre
« haut » caractérisant les sociétés traditionnelles et le régime d’équilibre « bas » propre
aux sociétés post révolution industrielle se situe une période de déséquilibre plus ou moins
marquée par une explosion de la croissance de la population appelée transition
démographique. Celle-ci se caractérise par la coexistence d’un taux de natalité élevé et
d’un taux de mortalité faible. On attribue à la révolution agricole un premier mouvement
de baisse de la mortalité dû à l’amélioration du régime alimentaire. Le mouvement de
baisse de la mortalité est renforcé dans un second temps par la diffusion de techniques
médicales et sanitaires.
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1.1.2- Evolution économique dans le temps

Les sociétés préindustrielles ont été caractérisées par une certaine stagnation de la
production à long terme ou par une croissance tellement faible et tellement lente qu’elle
était à peine perceptible comme la croissance observée entre le 12è siècle et le 13è siècle
ou encore celle notée au 16è siècle. Les 14è, 15è et 17è siècles étant considérés comme
des périodes de dépression. Le 18è siècle est dominé par la révolution agricole mais
surtout la révolution industrielle. Le fait nouveau du 19è siècle se situe donc dans la
capacité du système économique à perpétuer, au cours du siècle, principalement en
Angleterre, l’augmentation du produit par tête. En effet, alors qu’on peut estimer que le
niveau de vie du genre humain n’a pas changé de manière significative jusqu’à l’aube de
l’histoire économique contemporaine, le phénomène de la croissance économique, c’est–
à-dire l’augmentation durable et irréversible du produit par tête va entrainer une
augmentation significative des conditions de vie. Le phénomène de la croissance
économique est caractérisé en Grande Bretagne, à la suite de la révolution agricole et de
la révolution industrielle qui interviennent respectivement dans les années 1700 et 1750.
Le taux de croissance annuel moyen du produit par tête a été estimé en Grande Bretagne
à 0,7% entre 1700–1760, à 1% entre 1760–1801 et à 1,9% entre 1801–1831 tandis que
l’espérance de vie à la naissance est passée de 33 ans en 1688 à 40 ans entre 1820-1850
et à 53 ans en 1911. En résumé, on peut conclure que l’analyse de quelques tendances de
long terme indique que les 12è et 13è siècle constituent un temps de prospérité qualifié
de période de « Grand et Beau moyen Age » marqué par des changements au niveau de
l’activité économique même si ceux-ci ne sont pas encore généralisés et leurs effets ont
toujours un caractère plutôt régional. Les 14è et 15è siècles sont en revanche une période
de longue dépression marquée négativement par des famines meurtrières (1315 – 1317) à
la suite des mauvaises récoltes, des épidémies, en particulier la peste noire (1348) qui a
éliminé en deux ans 1/3 de la population européenne, des guerres, notamment la guerre
des cent ans (1339-1453) qui a entraîné des destructions, des pillages et une paralysie
des affaires dans les régions touchées. Le 16è siècle correspond à une nouvelle phase de
croissance qualifiée de « Beau 16è siècle », c’est–à-dire une sorte de « rattrapage »
démographique (augmentation de la demande) qui a engendré une expansion économique
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(augmentation de l’offre). Vient le 17è siècle, une période où l’économie est contrastée et
on assiste à des hésitations de croissance. On observe de nouveau le renversement de
tendance entre la fin du 16è siècle et les années 1610-1615 avec une série d’événements
dramatiques (peste, disette, guerres) de même que le comportement agité de plusieurs
séries de courbes (prix, activités commerciales, etc.), un temps de stagnation des affaires
qui suit une période de grande inflation. Le 17è siècle est qualifié par les historiens de
« noir », de « tragique ».

1.1.3-Evolution scientifique, technologique et culturelle dans le temps

L’évolution technologique, quasi inexistante depuis le néolithique jusqu’à l’apparition de


l’écriture, encore lente sous l’antiquité, connaît des progrès significatifs au moyen âge et
une accélération très nette à partir de la révolution agricole et surtout de la révolution
industrielle. On peut dire que les trois siècles du temps moderne (16è siècle, 17è siècle,
18è siècle) constituent la période cruciale pendant laquelle l’Europe occidentale va réunir
les conditions favorables au démarrage économique. La première phase est celle de
la « renaissance » entre le 14è siècle et le 16è siècle quand il y eut, en Europe occidentale,
un renouveau de la littérature, de la science et de l’art. Ce fut une période d’un grand
développement, d’un nouveau style de l’art et de l’architecture entrainant une renaissance
des nations et des peuples. La renaissance fut un moment cruciale dans l’évolution de la
culture et de la civilisation européenne, une période d’une créativité et d’un optimisme
sans précédent. Ce fut aussi un mouvement de très grande curiosité intellectuelle. C’est
ainsi qu’au 16è siècle, un nouveau monde émerge de la période noire des pestes et des
guerres. L’Europe renaît et forge une économie plus dynamique grâce aux explorations et
la mise en place de mentalités et de structures nouvelles. Les temps modernes voient le
triomphe définitif de la science : l’avènement d’un esprit scientifique et rationaliste gagne
définitivement sur les conceptions magiques et irrationnelles largement dominantes. La
deuxième phase est celle de « l’âge classique » ou « Baroque » au 17è siècle. La troisième
phase est la « période des lumières » au 18è siècle.
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1.2- Caractéristiques d’évolutions des activités économiques de base

La société préindustrielle du moyen âge est une société à la base agricole et pastorale avec
une forme première d’industrie rudimentaire dite proto-industrie qui fonctionne
essentiellement avec de l’énergie humaine, animale, éolienne et hydraulique. Cette
société est très sensible aux chocs exogènes (sécheresses, guerres, épidémies, etc.) qui se
traduisent par des crises économiques dites d’ancien régime économique. A partir des
16ème et 17ème siècles notamment apparaissent des facteurs favorables à l’évolution vers
une société industrielle : la renaissance entre les 14ème et 16ème siècles, une sorte de
révolution culturelle, le progrès dans les transports maritimes, l’apparition d’une forme
de capitalisme, de nouvelles formes de monnaie et de financement de l’économie.

1.2.1- Une économie à base agricole et pastorale

Une économie essentiellement agricole accordant une part importante à la production du


blé qui, lui-même apporte l’essentiel de ration alimentaire : 500g à 1kg par jour et par
personne qui viennent compléter les autres produits de l’agriculture, légumes de jardin et
produits occasionnels de l’élevage domestique. Les pratiques culturales sont relativement
simples : l’assolement triennal (alternance sur une même parcelle blé d’hiver1, blé de
printemps et jachère) est pratiqué en Europe septentrionale (Nord) contre l’assolement
biennal en Europe méditerranéenne ou du Sud (alternance blé d’hiver et jachère). Culture
attelée avec le cheval comme animal de trait attelé à la charrue (Europe septentrionale) et
culture attelée avec le bœuf comme animal de trait attelé à l’araire (Europe
méditerranéenne). Légère différence dans l’organisation des finages : dans les pays de
champs ouverts, dits d’openfields, l’espace agraire est le plus souvent divisé en trois
parties, dénommées soles où l’alternance blé d’hiver, blé de printemps et jachère
s’effectue uniformément. Dans les pays d’enclos ou de bocage, où les parcelles sont
fermées de haies, de levées de terre ou de mur de pierres sèches, le propriétaire est
affranchi des contraintes collectives et peut généralement effectuer la rotation de ses

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Dans l’hémisphère Nord (Le Boréal) l’année est divisée en 4 saisons : Hiver (du 21 ou 22 décembre au 20
ou 21 mars), Printemps (20 ou 21 mars au 21 ou 22 juin), Eté (21 ou 22 juin au 22 ou 23 septembre) et
Automne (22 ou 23 septembre au 21 ou 22 décembre).
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cultures comme il l’entend. Ce système enferme l’agriculture dans un cercle vicieux. En
raison de l’importance des céréales, la part des finages consacrés au bétail reste exiguë.
En raison également du manque de fumure, la jachère pratiquée un an sur deux, ou un an
sur trois sur les terres de labours est la seule réponse possible à l’épuisement des sols.
Mais ce principe d’assolement conduit malheureusement à stériliser chaque année un tiers
ou la moitié des terres arables et limite de manière drastique la production agricole. Des
innovations ont été pourtant introduites dès la seconde moitié du 16ème siècle notamment
avec l’introduction en France en 1565 du maïs venu du Mexique (diffusé en France par
l’intermédiaire de la péninsule), de la pomme de terre, un substitut du blé (venu du Pérou)
et surtout de la légumineuse, ces plantes qui ont des vertus agronomiques de reconstitution
du sol, produisent de l’azote et enrichissent le sol. Utilisées comme fourrage, elles
permettent d’élever davantage de bétail, augmentant en proportion les qualités de fumures.
1.2.2- Une économie basée sur les activités dites de proto-industrie

L’époque dite préindustrielle connait des formes spécifiques d’industrie, même si les
activités de transformation restent encore minoritaires dans l’économie. L’une des formes
caractéristiques est la proto-industrie, une forme non spécialisée puisque l’activité de la
petite industrie se déroule ici de manière saisonnière en complément aux travaux agricoles
qui constituent l’essentiel de la production du ménage. Le système correspond à la
transformation des matières premières en produits manufacturés dans les lieux dispersés,
à domicile, c'est-à-dire dans les foyers des paysans qui utilisent un outillage rudimentaire.
Les produits de la pro-industrie sont essentiellement la laine et la métallurgie. L’ancienne
industrie est surtout celle de la laine qui garde sa prééminence jusqu’au 18ème siècle. Cette
première activité est essentiellement familiale, décentralisée à l’extrême et conjuguée au
travail de la terre. La deuxième activité de ce type est celle qui concerne les articles en
métal comme les outils, armes, serrures, horloges, pièces des bateaux, charrettes, charrues,
ustensiles ménagers, etc., c’est-à-dire la petite métallurgie. Ce système fonctionne grâce
au marchand-manufacturier qui collecte la production auprès des familles pour la vendre
en ville, paie les producteurs, contrôle la qualité, et fournit les matières premières dont il
est propriétaire. Peu à peu, le fabricant va tomber sous la domination du marchand
capitaliste qui lui fait des avances avec les fonds, les produits bruts et l’outillage, et il va
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devenir un salarié sans cependant être encore soumis à la discipline de l’usine. Les salaires
à la pièce vont baisser au fur et à mesure que la dépendance vis-à-vis du marchand-
manufacturier s’accroit. La transition vers le système de la manufacture s’est faite
lentement et n’a abouti qu’à la fin du 19ème siècle. La logique de la mécanisation qui a
favorisé la concentration de la factory system a fini par s’imposer : l’usine est devenue
commune en Angleterre et ensuite dans les pays du Continent. Le nouveau mode de
production se caractérise par la concentration et le contrôle des travailleurs, une taille et
un volume de production plus importants, la division du travail, la mécanisation, et une
source d’énergie nouvelle, le charbon. Au lieu de payer à la pièce (cas où l’entrepreneur
ne peut contrôler ni le travail ni la qualité des matières premières), l’employeur va payer
à l’heure ou à la journée parce qu’il peut contrôler le temps de travail des salariés. Depuis,
l’unité de production devient la firme seule et elle se différencie de l’unité de
consommation, le foyer, contrairement au système domestique où elles étaient
confondues, ce qui implique un changement radical dans les modes de vie annonçant les
sociétés modernes. On observe assez souvent que les grandes régions européennes qui
s’industrialisent au 19ème siècle connaissent d’abord cette phase proto-industrielle ; ce qui
laisse penser que cette étape puisse préparer à l’industrialisation proprement dite. La
proto-industrie enrichit non seulement le marchand urbain, mais aussi une partie du monde
rural, principalement les plus riches agriculteurs et les propriétaires fonciers.
L’accumulation des capitaux rend alors plus facile le passage à la constitution d’ateliers
et à la mécanisation. Cette forme d’activité est aussi un apprentissage du négoce, et c’est
à cette Ecole que se recrutent les premiers patrons d’industrie. Ces régions présentent,
enfin, l’avantage de fournir sur place une main-d’œuvre qualifiée et d’un coût relativement
faible. Quatre conditions permettre de définir la proto-industrie : une industrie rurale
réalisée dans un cadre domestique, une complémentarité entre les activités industrielles et
les structures agricoles, une relation étroite entre les villes et les campagnes et une
production finale destinée au marché extra régional, voire extra national, contrairement à
l’artisanat traditionnel.
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1.2.3- Une économie basée sur l’énergie humaine ou animale, hydraulique ou éolienne

Les systèmes énergétiques évoluent très peu entre le 11è et le 18è siècles. Dans cet
intervalle, le mouvement reposait essentiellement sur la force musculaire (humaine ou
animale) et sur les énergies éolienne et hydraulique. On peut dire que l’économie pré-
industrielle est celle d’une culture du moulin à vent ou à eau (hydraulique à roue verticale
ou horizontale).Exemple par excellence de proto-industrie, l’activité textile noue des
relations très étroites avec les campagnes. Dès le 16ème siècle, les ateliers ruraux se
chargent des opérations les plus simples, nécessitant le moins de capitaux comme la
filature, ou le tissage du lin ou du chanvre. Cette organisation n’exclut pas l’existence de
grandes unités de production. A partir de la fin du 16ème siècle, des « proto-fabriques »
réunissent dans un même lieu de nombreux ouvriers. Le travail reste manuel mais la
concentration permet déjà la réalisation d’économies d’échelle.

1.3- Caractéristiques d’évolutions des chocs économiques de base

L’économie préindustrielle est une économie relativement fragile dont les tendances de
long terme comme de court terme s’expliquent davantage par des facteurs exogènes. Elle
est également caractérisée par des crises d’ancien régime économique et bornée par
l’absence de véritables marchés.

1.3.1- Une économie très sensible aux chocs exogènes

Dans les sociétés préindustrielles, le rythme de l’évolution économique est dicté par le
déséquilibre hommes-ressources. La récession s’explique par une insuffisance de
ressources, avec une offre inférieure à la demande. Elle se caractérise par des famines
meurtrières faisant suite aux mauvaises récoltes, des épidémies et des guerres. A l’inverse,
la reprise s’explique par un excédent de ressources sur la demande dû à l’effondrement
démographique qui a inversé le rapport terre/travail, la terre devenant relativement
abondante par rapport au travail. Les rémunérations des survivants vont s’élever
(doublement voire triplement) en termes réels du fait de la rareté de la main d’œuvre.
L’augmentation de la production agricole qui s’en suit permet donc une amélioration du
niveau de vie de la population. Cependant, une obscure force de rappel a toutefois
16
condamné les phases d’expansion à céder la place à de longues années de dépression. La
tendance haussière des prix à long terme s’explique elle aussi par la plus ou moins grande
disponibilité des métaux précieux alors que les fluctuations du niveau des prix à court
terme s’expliquent par les mauvaises conditions climatiques. Les prix augmentent
sensiblement durant le 16è siècle (de 1475 à 1598), stagnent ou augmentent très
légèrement durant le 17è siècle (entre 1598 et 1690), augmentent de manière encore très
sensible au 18è siècle et dans les deux premières décennies du 19è siècle. Ces fluctuations
de longues durées sont essentiellement dues à des phénomènes monétaires car l’arrivée
des métaux précieux déséquilibre les rapports entre la masse monétaire et la production,
conduisant à des phénomènes inflationnistes. A cela, il faut ajouter la production
domestique européenne d’argent qui a repris au 16è siècle de même que les manipulations
monétaires des princes et l’apparition de la monnaie papier. Le mouvement des prix dans
le court terme dépend également des facteurs exogènes. Les guerres qui ont occupé plus
d’années que la paix (les guerres des religions de 1562-1598, la guerre des trente ans et
ses prolongements de 1635-1659) et les nombreuses guerres de Louis XIV de 1668-1714,
les famines et les épidémies, ont imprimé aux économies préindustrielles leur rythme.
1.3.2- Une économie caractérisée par des crises d’ancien régime

Les crises d’ancien régime économique sont celles qui touchaient les économies
occidentales avant le processus d’industrialisation ou au moment de son émergence. Elles
sont fondamentalement différentes dans leurs causes et dans leurs manifestions. Ce sont
des crises du système capitaliste arrivé à maturité. Ce sont des crises de sous production
ou de surproduction agricole, elles-mêmes dues à des factures exogènes et conduisent
souvent à des famines (sous nutrition) et disettes (malnutrition). Dans le cas d’une crise
de sous production agricole, le point de départ est la baisse de la production agricole
provoquée généralement par de mauvaises conditions climatiques. L’offre de la
production agricole aura tendance à être inférieure à la demande ; s’en suit une hausse des
prix d’autant plus forte que la demande est inélastique et que les quantités offertes sur le
marché sont diminuées de l’autoconsommation. La hausse des prix agricoles se généralise
à tous les produits agricoles, même ceux qui ne sont pas touchés par la mauvaise récolte,
soit par effet de substitution, soit par l’augmentation des coûts de production induits par
17
la hausse initiale. La hausse des prix agricoles ne compensant pas la baisse des quantités
vendues, les revenus agricoles diminuent entraînant la réduction des débouchés pour les
produits industriels et artisanaux. Dès lors, l’offre des produits artisanaux et industriels a
tendance à être supérieure à la demande entraînant à son tour un effondrement des prix
artisanaux et industriels. La crise se répand en ville où elle se manifeste sous ses formes
les plus violentes. Les difficultés des industries et des activités artisanales débouchent sur
la hausse du chômage et celle-ci sur la baisse des salaires. Les ouvriers des villes sont
donc confrontés à l’écroulement de leur pouvoir d’achat s’ils ont la chance de conserver
leur emploi ou à la misère la plus absolue s’ils sont au chômage. Cette crise aura
également une conséquence démographique avec un accroissement de la mortalité et à
terme, une diminution de la population.
1.3.3- Une économie bornée par l’absence de véritables marchés

Ce qui explique les stagnations de l’agriculture comme la modestie de l’activité


industrielle, c’est en grande partie la faiblesse de la circulation. En effet, selon Jean-Pierre
Rioux, l’économie pré-industrielle est d’abord figée car les hommes, les marchandises, les
capitaux, y circulent peu pour 4 raisons : les rendements sont faibles (1), la lenteur des
communications isole les régions (2), les marchés, au sens actuel du terme, sont inconnus
(3), les mentalités sont fatalistes (4). Le surplus agricole, c’est-à-dire la part de la récolte
restant après que le paysan ait nourri sa famille est insuffisante et les quantités mises sur
le marché le sont donc aussi. L’essentiel est échangé à l’intérieur du domaine ou avec les
domaines voisins. Ce sont les impôts et les achats obligatoires qui obligent à se consacrer
à quelques activités marchandes : une partie des céréales, des productions spécifiques
comme la vigne, un petit élevage, quelques légumes. Cette société est ensuite bloquée car
si le paysan peut à peine se nourrir lui-même, on ne peut envisager le développement
industriel faute de pouvoir nourrir la ville. Relativement aux transports, en France par
exemple, il faut un mois de charroi pour acheminer un convoi de Lorient à Grenoble. Les
réglementations, les douanes intérieures, les droits de péage entre provinces, d’octroi à
l’entrée des villes, au passage des rivières, la diversité monétaire, celle des poids et
mesures, contribuent à rendre peu perméables les provinces. Le marché du travail est enfin
exceptionnel car on compte à peine quelques manœuvriers du bâtiment, les brassiers dans
18
l’agriculture, les domestiques des grandes maisons, les rares employés d’une
administration embryonnaire. La famille est le cadre normal de l’activité car l’apprenti, le
valet de ferme, la servante, entrent, encore enfants dans la famille du maitre à laquelle ils
sont assimilés. Le marché de la terre, quant à lui, est bloqué. En effet, la terre n’est pas
conçue comme un capital mais comme un signe de position sociale. Chacun souhaite
acquérir, vendre c’est déchoir, on n’y songe pas plus qu’à céder son nom, la démarche est
d’ailleurs semblable, puisqu’au nom patronymique est accolé au fief. Les nobles voulaient
la terre car aucun gentilhomme digne de ce nom n’aurait vendu de son plein gré la terre
de ses ancêtres. Le marché de l’argent également ne date pas d’hier. Le commerce en
particulier lointain, a fait naitre des activités marchandes et bancaires où l’argent est conçu
comme un capital. Investi ou placé, il fait naitre un gain. Mais une telle attitude reste
exceptionnelle, limitée à une sphère étroite de la société. Ni l’artisan, ni le paysan, ni le
noble ne conçoivent qu’un investissement puisse être inutile. Au contraire on préfère les
techniques utilisant plus de travail, les corporations condamnent même l’idée d’élargir la
clientèle ou d’améliorer les techniques : considérer l’ouvrage meilleur que celui d’un autre
serait infamant. L’idée que le profit pouvait être bien et même utile dans la vie, aurait paru
bien moins qu’une doctrine inspirée par le mercantilisme. Concernant les mentalités,
l’idée de progrès est moderne, son absence dicte des comportements mature envers les
puissants, face au malheur : aussi longtemps que l’idée suprême fut que la vie sur la terre
n’était qu’un préambule des affaires ne trouva ni encouragement, ni occasion de
développement autonome, les hommes voulaient vivre en paix comme leurs pères
l’avaient fait et comme leurs fils le ferraient. On parle d’une mentalité pré newtonienne,
les explications magiques. L’église rejette toute démarche scientifique, contestation
potentielle du dogme, un ver dans les conditions matérielles de la vie sociale, les sources
de cette attitude, la vie et la mort dépendent du climat plus que du travail alors il parait
difficile d’imaginer ce volontariste qui désigne notre époque.
19
Chapitre 2 : DE LA SOCIETE PRE-INDUSTRIELLE A LA SOCIETE DITE

INDUSTRIELLE EN EUROPE

On a coutume de désigner par sociétés agraires, celles antérieures à la révolution


industrielle (sociétés pré-industrielles). L’Europe occidentale où va naître l’industrie,
compte au 18ème siècle environ 80% de la population dans l’agriculture qui fournit entre
la moitié et les trois quarts du produit national. L’essentiel des productions artisanales
(outils, vaisselle, meubles, vêtements) est le fait des paysans eux-mêmes. Les activités non
agricoles demeurent pour l’essentiel la production avec un outil plus perfectionné par un
type donné de paysan qu’il mettra en vente ou au travail pour le compte d’un marchand-
fabricant qui vend la matière première et contrôle le produit fini. Cependant, ces sociétés
évoluent depuis plusieurs siècles. Une analyse plus globale avec une perspective plus large
donne la mesure du mouvement général de la mise en place d'un système économique
mondial capitaliste. Entre 1880 et 1914, ce qui prime, ce n'est plus l'extension du modèle
anglais de la révolution industrielle mais la recherche, par les pays qui s'engagent sur la
voie d'une industrialisation, en partie contrôlée par l'Etat, d'une stratégie de
développement intégré dans un système qui s'apparente à une division internationale du
travail. En 1880, seuls quatre pays, sont, selon Rostow, entrés dans le décollage
économique : la Grande Bretagne (seul pays qui peut être qualifié de nation industrialisée),
les Etats-Unis, la France et l'Allemagne. Mais le mouvement s'accélère et s'étend avant le
premier conflit mondial à la Suède, au Japon, à la Russie, à l'Italie, au Canada et à
l'Australie. En fait, il est impulsé par et à partir des puissances industrielles européennes
issues de la révolution industrielle. L’industrialisation ne se développement plus
uniquement selon une logique régionale, à partir des gisements de charbon et de fer. Elle
mobilise l'extension des réseaux de transport et s'appuie sur une circulation accrue des
capitaux européens. Le capitalisme se transforme en devenant à la fois industriel, financier
et commercial. Cette période correspond également à une deuxième vague d'expansion
coloniale, à un redéploiement des grands empires coloniaux européens. Les années 1880-
1914 sont marquées par des changements structurels importants dans l'organisation
économique issue de la révolution industrielle. Ces changements ont des répercussions
considérables sur l'organisation des activités économiques et sur le mode de vie et de
20
consommation. Ces changements structurels se produisent dans un contexte nouveau,
celui de l'innovation et de l'essor, de la .révolution des transports et celui des échanges
internationaux. Les rapports de force entre les grandes puissances se modifient aux
niveaux européen et mondial avec l'émergence de deux pays nouveaux (le Japon et la
Russie) et un certain ordre économique mondial s'établit sous couvert d'interdépendance
entre les pays développés. La croissance économique de la période est forte, tirée par
l'approfondissement de l’industrialisation dans les pays pionniers de la révolution
industrielle (pays au nord-ouest de l'Europe et le continent Américain), rendue possible
également par une expansion des échanges internationaux qui sont eux-mêmes stimulés
par la multiplication des infrastructures et des moyens de transport (surtout maritime et
ferroviaire qui sont les supports d'une véritable internationalisation de l'économie). Dans
le cas des autres pays qui suivent l'Angleterre, l'analyse économique permet de montrer
que la révolution agricole était une condition nécessaire mais non suffisante. Il faut en
plus que l'ensemble des effets multiplicateurs induits par la révolution agricole (excédent
agricole, accroissement démographique, accroissement et diversification de la demande
ayant permis le développement de l'industrie textile, sa mécanisation, le développement
de la sidérurgie, etc.) soient récupérés et mis à profit du pays domestique II faut noter que
l'accroissement de la demande locale peut conduire à une augmentation des importations
et non à la création d'une industrie locale. L'absence des fuites dans le cycle de
transmission des effets induits de la révolution agricole a rendu possible la diffusion de la
révolution industrielle qui elle-même était caractérisée par des techniques dont la diffusion
étaient relativement aisée. Le caractère empirique des inventions et la simplicité des
techniques ont favorisé la diffusion de la révolution industrielle à travers le monde. La
disposition d'informations sur les caractéristiques des machines et des équipements
permettait leur reproduction par des artisans. Les possibilités d'une imitation à l'aide d'une
main d'œuvre non spécialement formée, d'une main d'œuvre composée d'artisans
traditionnels étaient également une des caractéristiques essentielles de la technique des
premières phases de développement. La simplicité des techniques des premières phases
du développement a permis une industrialisation sans augmentation significative de la part
de ressources dévolues à l'éducation, tant technique que générale. La construction des
équipements faisait en fait partie intégrante des entreprises qui les utilisaient pour la
21
production et de plus, il n'y avait pratiquement pas d'obstacles à la diffusion internationale
des techniques.
2.1- Facteurs favorables à l’évolution de la société pré-industrielle
Quatre variables expliquent l’évolution des sociétés dites agraires (pré-industrielles) vers
les sociétés dites modernes (industrielles) : la montée du commerce et des villes (1), la
montée de la bourgeoisie (2), les nouvelles méthodes économiques (3) et la révolution
intellectuelle et religieuse (4).
2.1.1- La montée du commerce et des villes
Dès le Moyen Age, la circulation et les activités marchandes se développaient en grandes
vagues, vers les lieux saints, en particulier celui vers Saint Jacques de Compostelle (ville
espagnole du nom de la cathédrale tenant lieu du plus grand pèlerinage chrétien au 11ème
siècle) et les grandes foires qui amènent en Flandre (Belgique-Hollande), en Bourgogne
et en Champagne (France), etc. La ville, au départ, est un marché et s’installe aux points
chauds d’un carrefour, d’un gué, d’un pont ou d’une embouchure. Son existence est lié au
commerce, à la circulation car le mouvement amène les citadins, les bourgeois à
s’organiser et à revendiquer le domaine du suzerain (seigneur) ou clerc (évêque, abbé).
Durant les 12ème et 13ème siècles, ils obtiennent des franchises (villes franches). Des édiles
(magistrat municipal), choisis parmi les familles aisées, constituent un conseil et désignent
un bourgmestre (1er magistrat d’une commune ou maire), et gouvernent avec
l’indépendance face à la cathédrale ou au château. Après le recul de la population, de la
peste noire du 14ème siècle et la guerre des cent ans, les grandes découvertes avec la
Renaissance, une deuxième révolution, celle du commerce ; va faire la richesse des
grandes cités portuaires : Gênes, Bordeaux, Saint-Malo, Lorient, Amsterdam, Séville,
Cadix, Lisbonne. Un des facteurs de l’essor des activités marchandes est l’exigence
progressive des redevances en argent et non plus en nature de la part des propriétaires et
des seigneurs.
2.1.2- La montée de la bourgeoisie
La bourgeoisie est une classe sociale radicalement différente des autres. Elle naît et vit de
la ville et donc de la circulation. Elle s’oriente vers l’accumulation matérielle, le profit,
alors que les autres groupes, visent, eux, la consommation, somptuaire pour les uns, de
subsistance pour la masse. Elle concerne un groupe complexe (artisans, commerçants) et
22
obéissent à une structure de métier : corporations, guides, jurandes où sont mêlés maîtres
et compagnons. Soucieux de leurs intérêts, ils en ont progressivement interdit tout
renouvellement, fermé la porte aux nouveaux arrivants, et établi une distance avec les
ouvriers. Les paysans enrichis n’ont qu’une idée, devenir propriétaire, racheter quelques
lopins aux seigneurs. Une foule de petits bourgeois instruits peuplent donc les métiers
reposant sur le savoir : clercs des professions judiciaires, secrétaires, précepteurs. Les
dynasties du commerce et de l’argent, une infinie hiérarchie de fortune, accumule les
moyens de la puissance. Conscients de leur utilité, et du mépris dans lequel ils sont tenus
par la noblesse, ils visent la puissance. Au sein des familles, le travail est réparti. Certains
suivent le parcours originel : accumuler par le commerce, la finance. D’autres, hommes
de loi, administrateurs, tentent celui de la noblesse de robe. Acheter une charge au roi,
sans cesse à court d’argent et accueillir un fief dont le nom sera accolé à celui de la famille.
Le but suprême est l’intégration à la noblesse, la richesse et le savoir sont des leviers.
Acheter une charge ou obtenir le mariage d’une fille avec le rejeton d’une grande famille
ruinée qui apportera son titre, acquérir terres et châteaux, révèlent une même stratégie
d’ascension, ainsi que l’admiration et la jalousie, teintée de mépris, qui suscite cette
aristocratie, incapable, mais dotée des seules supériorités qui comptent à l’époque :
aisance de manière, privilège attaché au titre, monopole des fonctions prestigieuses.
2.1.3- Des nouvelles méthodes économiques
Entreprises proprement capitalistes : sociétés rassemblant des capitaux pour financer une
cargaison, partager le risque (énorme) et le profit (fabuleux). Les anglais fondent les
premières compagnies comme celles des Merchant Adventurers, puis en Hollande est
créée la compagnie des Indes Orientales, la Banque d’Amsterdam est l’ancêtre des
financiers modernes. En France, le risque est moins prisé et le mouvement est lent.
Cependant, les Malouins, enrichis dans la course (les Corsaires sont autorisés par le roi à
aborder et à les navires des ennemis), financent les compagnies des indes qui fondent la
ville de Lorient d’où elle exploite son monopole de commerce avec des comptoirs
français. Law inaugure une méthode qui consiste à émettre des titres, représentant les parts
d’une nouvelle compagnie des Indes, Occidentales celles-là, dont la venue permet
d’avancer au roi les recettes des impôts, affermées à la compagnie, ainsi que celles d’une
nouvelle colonie d’Amérique, la Louisiane. Après un formidable succès spéculatif, le
23
système s’effondre dans une faillite retentissante, la colonisation également. Mais la
bourgeoisie se développe, met au point ses techniques, constitue ses réseaux, accumule
les fortunes, change les mentalités, elle prépare les conditions lointaines de la révolution
des 18ème et 19ème siècles. Ce début du capitalisme coïncide également avec la naissance
des ancêtres de l’industrie (domestic-system et manufacture que l’on qualifiera de proto-
industrie) et avec l’avènement le premier mouvement d’enclosures en Angleterre.
2.1.4- La révolution intellectuelle et religieuse
Du point de vue de la réforme religieuse, Max Weber, est un des fondateurs de la
sociologie contemporaine sur la signification que les hommes donnent à leurs actions à
travers en particulier le travail. Sur cette question, il oppose la doctrine calviniste
(protestante) à celle de Rome (catholique). D’abord, pour le calviniste, le travail est un
acte positif, il plaît à Dieu. La doctrine catholique y voit la punition, le châtiment du péché
originel. Ensuite, selon le protestantisme, le pauvre est condamné. La tradition catholique,
au contraire le valorise, et objet de charité. Il est le bienheureux, le personnage
emblématique des Evangiles. Enfin, pour le calviniste, la richesse est un don de Dieu, est
valorisée comme œuvre du travail, signe de bénédiction intense, à condition qu’elle soit
honnêtement utilisée, c’est-à-dire consacrée à l’investissement productif, qui, par ailleurs,
fournit du travail et non à la consommation. Le profit et le crédit sont jugés utiles alors
qu’ils étaient condamnés par l’Eglise parce que réservés à des étrangers : orfèvres et
banquiers Lombards ou à des minorités. En somme, l’entrepreneur, selon Calvin, est le
personnage central. Il concentre toutes les qualités : son œuvre repose sur le travail, il
consacre son gain à l’investissement et non au plaisir, rachète les âmes perdues en
fournissant de l’emploi. Sa richesse ne lui appartient pas, elle est un don du ciel, elle lui
permet de remplir son devoir. Parallèlement à la réforme religieuse, le mouvement des
idées remet en cause les fondements des sociétés traditionnelles. L’absolutisme royal,
l’inégalité héréditaire entre les ordres (Noblesse, Clergé, Tiers Etat), la répression
religieuse, les interdits envers certaines thèses scientifiques, l’inefficacité des
administrations, la vente des offices, les entraves au commerce, sont dénoncés pêle-mêle,
dès le 16ème siècle, par de multiples courants convergents qui culminent au 18ème siècle
dans la philosophie des lumières. L’intérêt pour la science avec Leibniz, Newton, plus tard
Condorcet ; pour la technique à travers l’Encyclopédie, animée par Diderot et
24
d’Alembert ; le refus de l’arbitraire symbolisé par Voltaire et Beaumarchais ; l’aspiration
à l’égalité et à la démocratie chez Rousseau ou Montesquieu. Ces idées sont à la mode,
tout le monde en parle dans les salons éclairés où se mêlent intellectuels, bourgeois,
aristocrates, des promoteurs des arts, mais on les voit également pénétrer plus
profondément la société à travers des innovations plus discrètes comme celles des
médecins qui préconisent quelques simples règles d’hygiène ou des propriétaires qui
proposent les nouvelles méthodes de culture nées en Hollande et en Angleterre. Leur
volonté réformatrice se borne souvent à souhaiter une monarchie institutionnelle à
l’anglaise comme Montesquieu ou à laisser croire à la possibilité d’un despotisme éclairé
par l’entourage des philosophes comme Voltaire ou Diderot. Sur le plan économique, le
foisonnement intellectuel est spectaculaire, on voit naître une science, l’essentiel de la
doctrine libérale, l’idéologie même du capitalisme, est place au 18ème siècle.
2.2- Facteurs favorables au démarrage économique et social

Les temps modernes constituent la période pendant laquelle l’Europe occidentale va


réunir les conditions favorables au démarrage économique. Cette transition vers une
société industrielle comporte quatre caractéristiques.

2.2.1-La renaissance, la science et les grandes découvertes

La Renaissance fait référence à une période de l’histoire de l’Europe entre le 14è et le 16è
siècles correspondant à une sorte de révolution culturelle, une période favorable au
renouveau de la littérature, de la peinture, de la science, du commerce et de l’art. Ce fut
aussi un moment où l’Europe a compris que sa culture était une parmi tant d’autres,
coexistant et en interaction avec d’autres cultures, situation favorable à la réceptivité et à
l’assimilation des autres cultures. Grâce à son esprit d’ouverture vers le monde extérieur,
la civilisation européenne était une des plus avancées, sinon la plus avancée sur le plan
scientifique et technique. L’algèbre arabe, l’imprimerie chinoise, la pomme de terre et le
maïs venus d’Amérique, l’intérêt pour les rapports des civilisations antiques et bien
d’autres emprunts fécondés par les recherches originales des européens des 16è et 17è
siècles ont conduit la société européenne du début du 18è siècle à un niveau que n’avaient
probablement pas atteint d’autres civilisations auparavant sans toutefois que l’écart dans
25
ce domaine soit important entre l’Europe et l’Asie. L’Europe avait la suprématie
incontestable dans le domaine maritime et militaire ce qui lui a permis d’entreprendre
l’aventure coloniale. La découverte des Amériques et l’ouverture d’un commerce direct
vers l’Inde et la Chine entrainent un brassage général des cultures et des modes de vie qui
changeront la face du monde. Les échanges de produits entre les continents bouleversent
l’agriculture et l’industrie. Trois conditions sont donc réunies pour voir le progrès
technique s’épanouir : un milieu favorable à la science en lieu et place du règne de la
tradition et de la superstition, l’existence des stimulants pour récompenser les inventeurs
ou les innovateurs, une société ouverte et diverse où les opposants potentiels aux
changements ne sont pas en position dominante.

2.2.2-Les progrès dans les transports maritimes

Les progrès des transports maritimes comme le développement des colonies du « Nouveau
Monde » ainsi que des ports et comptoirs de l’Inde et des côtes africaines modifient
profondément les échanges. Au 15è siècle, les économies sont cloisonnées en autant
d’économies-mondes que de zones d’échanges. La Méditerranée est un espace encore
dynamique dominé par les villes marchandes comme Venise et Gènes (Italie). La Mer du
Nord est aussi une aire prospère avec le réseau des villes comme Hanse, Hambourg,
Lübeck et Brême (Allemagne). Sans relation avec l’occident, l’Inde et la Chine constituent
des ensembles économiques cohérents. Du 16è au 18è siècles, le centre de gravité de
l’économie européenne se déplace de la méditerranée vers la façade Atlantique d’abord
Séville (Espagne), puis Anvers (Belgique), Amsterdam (Pays –Bas) et Londres
(Angleterre). Progressivement, le désenclavement économique conduit à la fusion des
anciennes économies-mondes, aboutissant déjà à une « économie mondiale ». La
découverte des Amériques et l’ouverture d’un commerce direct avec l’Inde et la Chine
entrainent un brassage général des cultures et des modes de vie qui changeront la face du
Monde. Les échanges des produits entre les continents bouleversent l’agriculture et
l’industrie. En Amérique, les produits inconnus apportés par les espagnols sont implantés
et en sens inverse, les produits américains sont introduits en Europe, en Asie, en Afrique.
Une espèce de complémentarité globale modifie des régimes alimentaires et introduit une
diversification, un arbitrage écologique planétaire qui sera le prélude à une véritable
26
révolution agricole et démographique à l’échelle du monde. C’est dans ce contexte que se
met en place le « commerce triangulaire » Europe-Afrique-Amérique qui donne lieu à des
profits considérables à l’Europe. La fortune des ports de commerce comme Lisbonne
(Portugal), Bordeaux et Nantes (France), Liverpool (Angleterre), Amsterdam (Pays-Bas)
vient en partie de cette « traite des noirs ».
2.2.3-Le mercantilisme comme idéal économique

L’idéal économique dominant de cette époque de transition entre le Moyen Age et l’Ere
industrielle est celui qu’on a qualifié plus tard de mercantilisme. L’école mercantiliste est
caractérisée en histoire de la pensée économique par cette relation de causalité qu’elle
établit entre la puissance de l’Etat et sa richesse accumulée sous forme de métaux précieux
(or et argent). La puissance politique et économique se mesure donc à la détention d’un
stock de métaux précieux plus important que celui des autres Etats. Or et argent sont des
richesses privilégiées du fait de leur caractère intrinsèque (maniabilité, forte valeur par
unité de poids, etc.). L’abondance de l’or et l’argent confère à l’Etat une puissance sur le
plan politique et sur le plan économique car elle stimule le commerce et l’activité
économique. Logiquement, si la puissance politique et le bien-être économique passent
par une grande capacité d’accumulation d’or et d’argent, la problématique de la politique
économique devient celle de la mise en œuvre de mesures visant à accroitre la capacité
d’accumulation des réserves, et à minimiser autant que possible les sorties de devises. La
recherche justement de l’accumulation de ces métaux précieux conduit à l’apparition de
réseaux commerciaux à travers le monde. Le commerce extérieur est apparu précisément
comme un des principaux moyens pour se procurer l’or et l’argent. Dans ces conditions,
les mercantilistes, préconisent une politique active d’exportation, source de devises et
naturellement, une politique restrictive d’importation, source de dépense de devises. En
comparaison avec le commerce intérieur qui ne peut entraîner un accroissement de la
quantité d’or ou d’argent, le commerce extérieur, selon les mercantilistes, aurait la vertu
d’accroître le stock d’or et d’argent si le total des créances sur l’étranger dépasse le total
des dettes, si les exportations sont supérieures aux importations. Ainsi, pour ce courant
de pensée, les exportations ont-elles une importance fondamentale et constituent une
source unilatérale d’enrichissement de l’Etat, puisque, elles seules sont à même d’accroitre
27
le stock de richesse. Au contraire, les importations constituent une ponction sur ce stock
et par conséquent doivent être réduites au strict minimum indispensable. A noter que
jusqu’aux débuts de l’Epoque moderne, l’Etat intervient très peu dans l’économie. Au
18ème siècle, il n’y a pas encore de politique industrielle ni de régulation de l’activité
économique, et encore moins, de secteur productif public. La Grande-Bretagne est le seul
cas avec la France, d’industrialisation spontanée sans intervention de l’Etat, ce qui n’est
guère surprenant puisque personne ne savait alors ce qui était l’industrialisation.
L’apparition des doctrines mercantilistes est parallèle avec la naissance des Etats
modernes, sédentarisés, centralisés, qui possèdent pour la première fois des moyens de
règlementation et de contrôle ainsi qu’un système fiscal à mesure de leurs ambitions
(normes de fabrication en Espagne, restrictions quantitatives et droits de douane en
France, industries de substitution aux importions en Hollande, « poor laws » et « corn
laws » en Grande Bretagne). Dans ce contexte, la mise en œuvre des premières politiques
libérales telles la tentative de libéralisation du commerce des grains en France en 1763
connaissent un échec total. De même en 1774, la tentative d’instaurer la libre circulation
des blés à l’intérieur du Royaume uni tout en autorisant l’importation des céréales
étrangères, la libéralisation du commerce intérieur des vins par la suppression des
corporations furent également un échec. Ces tentatives rencontrent une forte opposition
des populations (Guerre des farines de 1775 en France) qui accusent l’Etat de passer « un
pacte de famine » avec des spéculateurs. Le débat sur le commerce libre est relancé au
18ème siècle par les auteurs classiques, plus particulièrement autour de l’abolition des
« poor laws » et des « corn laws » qui ne voit sa concrétisation qu’au début du 19ème siècle.

2.2.4- L’apparition d’une forme de capitalisme

Sur le plan des mentalités et de l’ethnique, il s’opère des changements absolument


importants. Contrairement à la tradition de l’église catholique, il est admis que « la
richesse individuelle est le signe de la réussite individuelle et que la bénédiction divine
accompagne celui qui prospère dans ses entreprises ». Jean Calvin à Genève est à l’origine
de cette « canonisation des vertus économiques » et c’est ce qui expliquerait, selon la thèse
bien connue de Max Weber dans l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme (1904), le
succès du capitalisme commercial et financier dans les pays ayant adopté le calvinisme,
28
doctrine selon laquelle « une vie austère consacrée au travail, à l’épargne, l’amélioration
du patrimoine, au respect de ses engagements, au sens de la responsabilité, à l’exactitude
et à la fidélité en affaires, sont les signes de l’élection divine ». L’économie pré-
industrielle reste d’abord une économie de marché, une économie de concurrence dans
laquelle la demande et l’offre s’ajustent par l’intermédiaire du prix, que ce soit sur les
marchés locaux ou dans les grandes foires commerciales, d’abord des Flandres, de
Champagne, ou d’Angleterre, puis de Lyon, Genève, Francfort et enfin des bourses de
commerce d’Amsterdam et de Londres. Dès le 16ème siècle, de riches négociants, de
grands financiers ou de gros industriels, tels les Fugger en Allemagne, les Ruiz en Espagne
ou les Van Robais en France, cherchent à s’affranchir des règles du marché pour constituer
un « contre marché ». Ces personnages sont souvent à la tête d’un capital diversifié
(immeubles, terres, mines, fabriques) et sont déjà animés par une logique capitaliste. Le
capitalisme préexiste aussi à la révolution industrielle grâce à l’apparition de nouvelles
formes de monnaies et de financement. En même temps, le crédit prend de l’ampleur telle
que l’usage de la monnaie fiduciaire et de la monnaie scripturale se généralise dans le
monde commerçant. Les virements de compte, les calculs de compensation pour éviter le
paiement en espèces deviennent pratiques courantes. La lettre de change devient un
moyen de paiement en même temps qu’une forme de crédit. Au 17ème siècle, naissent les
premières banques municipales comme celle d’Amsterdam (1609) ou celle de Hambourg
(1619) qui servent à la fois de banques de dépôts et virements, consentent des prêts à court
terme et émettent des billets gagés sur leurs dépôts. Créée en 1694, la Banque d’Angleterre
est quant à elle l’instrument d’une véritable politique nationale. C’est un organisme privé,
contrôlé par l’Etat, qui joue le rôle de Banque centrale en régulant le niveau monétaire
aux besoins de l’économie : monopole de l’émission de billets, réescompte des effets de
commerce, fixation du taux d’escompte. C’est ainsi que se créent par la suite des banques
d’Etat du 18è siècle : Banque Royale d’Ecosse (1727), Banque de Prusse (1765), Banque
Saint Charles de Madrid (1782), Banque Fédérale des Etats-Unis (1783), etc. En 1716, le
financier écossais John Law obtient l’autorisation de fonder sa banque privée à Paris. Cette
banque se développa vite et devient banque d’Etat en 1718 mais le système de Law
connaîtra une banqueroute conséquente. A la suite de la faillite de Law, la bourse de Paris
est fermée le 25 octobre 1720. Le 24 septembre, un arrêt établi par le Conseil d’Etat du
29
Roi donne naissance à la bourse de Paris en y interdisant les opérations à terme. Un arrêt
du 30 mars 1774 du Conseil consacre la partition de la bourse du commerce en bourse de
marchandises et en bourse de valeurs. Un décret du 17 juin 1793 de la Convention ferme
toutes les bourses et interdit les sociétés de capitaux. Du 20 mai au 14 décembre 1794, la
bourse de Paris est rétablie, puis de nouveau fermée. Un règlement du 25 avril 1795
prononce l’ouverture d’un marché légal et un décret-loi du 20 octobre autorise
définitivement la réouverture de la bourse de Paris.

2.3- Facteurs favorables à une transition vers une société industrielle

De la révolution agricole à la révolution industrielle, les canaux de transmission passent à


la fois par la démographie, par l’effet de l’accroissement de la demande résultant des
progrès agricoles et surtout des conséquences de la mécanisation sur l’industrie textile,
l’effet de la révolution agricole sur la sidérurgie moderne, le rôle de l’agriculture dans le
financement de l’industrialisation et du rôle des agriculteurs dans l’émergence d’une
classe nouvelle d’entrepreneurs qui a constitué l’épine dorsale de la révolution
industrielle.

2.3.1- Le rôle de l’accroissement démographique

Un des premiers effets de la révolution agricole est incontestablement l’effet


démographique, en l’occurrence, l’augmentation continue et durable de la population,
elle-même, conséquence de la baisse (durable) des taux de mortalité. Le taux annuel de
croissance démographique atteint et dépasse les 0,5% durant les 50 premières années de
cette nouvelle phase démographique pour se rapprocher de 1% les deux siècles suivants ;
soit un doublement de la population tous les 70 ans alors que la population mondiale avait
mis environ 16 siècles pour doubler depuis le début de notre ère. La révolution agricole a
permis de porter les taux d’accroissement de la population à des niveaux jamais égalés,
un accroissement démographique qui conduira à son tour à une augmentation de la
demande des produits, non seulement agricoles, mais aussi manufacturés.
30
2.3.2- Le rôle de la demande industrielle

L’excédent de produits agricoles, une fois satisfait les besoins de consommation,


notamment alimentaire, laisse la possibilité pour une diversification de la production.
Ainsi, compte tenu des conditions climatiques en Europe, la priorité est allée vers les
vêtements dont la demande a fait augmenter à son tour la demande de coton ou de
transformation de coton, d’où le développement de l’industrie textile qui a occupé 75%
de la main d’œuvre industrielle dont 50% uniquement pour le coton. Ensuite, bien avant
que la demande de fer ne soit portée par le chemin de fer, c’est pour l’essentiel la
révolution agricole qui a été à la base de l’accroissement de la demande de fer pendant les
30 à 60 ans avant la révolution industrielle. La suppression de la jachère et donc
l’intensification des labours, la substitution du fer au bois dans la production de l’outillage
agricole, l’extension de l’usage agricole des chevaux et de la ferrure, etc. ont entrainé
une forte augmentation de la demande de fer émanant de l’agriculture. Cette demande en
augmentation a été un stimulant aux recherches en vue de relâcher la contrainte du fer, en
levant les limites techniques auxquelles la sidérurgie locale est soumise, notamment la
contrainte énergétique qui a conduit à l’introduction du charbon à la place du bois comme
combustible dans les hauts fourneaux.

2.3.3- Le rôle des entrepreneurs et le financement de l’industrialisation

Partant du fait que les pays du capitalisme commercial et financier des 16è et 17è siècles
tels que la Hollande, l’Italie, l’Espagne et le Portugal n’ont pas été les pionniers de la
révolution industrielle mais plutôt l’Angleterre, la France et l’Allemagne qui n’étaient pas
des puissances commerciales à l’époque, certains auteurs (Paul Bairoch, 1972) en
déduisent que les premiers entrepreneurs tout comme les premiers financements qui ont
été à la base de la révolution industrielle seraient venus du secteur de l’agriculture. Si les
agriculteurs ont été les premiers entrepreneurs de la révolution industrielle, cela s’explique
par la faiblesse de la valeur du capital nécessaire au lancement d’une entreprise d’une
part, et d’autre part par le fait que le capital par tête nécessaire est comparativement plus
faible dans l’industrie que dans l’agriculture à cause du niveau peu avancé des techniques.
Selon les pays et la période, la statistique indique que le rapport capital/travail était de 1 à
31
9 mois de salaire moyen masculin dans l’industrie par rapport à l’agriculture pour le
Royaume-Uni vers 1810, 1 à 8 pour la France vers 185, de 1 à 6 pour la Belgique vers
1850, de 1 à 2,5 pour les USA vers 1880, de 1 à 8 pour le japon vers 1905.

2.3.4- Le rôle des Corn laws


Des corn laws (lois sur le blé) existent en Angleterre dès 1436 et elles autorisent alors
l'exportation de céréales uniquement si les prix locaux tombent en deçà d'un certain seuil.
Des lois plus ou moins rigoureuses perdurent jusqu'au XVème siècle exprimant à la fois
le pouvoir de l'aristocratie foncière et la force de la doctrine mercantiliste. En 1791, une
loi interdit l'importation de blé tant que son prix intérieur reste inférieur à 54 shillings le
quarter (soit l'équivalent de 291 litres de blé). Ce barème est porté à 66 shillings en 1804.
Par la suite, en raison de la fin des guerres napoléoniennes, l'aristocratie foncière anglaise
doit faire face à une baisse de ses revenus agricoles. Toujours dominante au Parlement,
elle obtient en 1815 le vote d'une nouvelle élévation du barème : la libre importation des
blés n'est maintenant possible que si le prix du quarter dépasse 80 shillings. Un tel prix est
particulièrement élevé, il est voisin d'un prix de famine. Dans ce contexte d'élévation des
prix, avec en arrière-plan la symbolique du prix du pain, ces corn laws font l'objet d'un
débat pendant près de trente ans. La controverse met d'abord en présence les plus grands
économistes de l'époque. Ricardo (1772-1823) apparaît comme le chef de file des partisans
de l'abolition des lois. Son argumentaire est d'abord analytique : le libre-échange éloigne
l'horizon de l'état stationnaire. Malthus (1766-1834) est le principal défenseur des Corn
laws, il avance des arguments de nature plus politique. Ce débat traverse toute la société
anglaise et structure la vie politique du XIXe siècle.
32
Chapitre 3 : DE LA REVOLUTION AGRICOLE A LA REVOLUTION

INDUSTRIELLE EN ANGLETERRE

Le passage de la société préindustrielle à la société dite industrielle s’est fait de façon


globale en Europe occidentale et a d’ailleurs débuté, en ce qui concerne le développement
des échanges commerciaux, en Europe Méditerranéenne pour atteindre la façade
Atlantique en passant par la Mer du Nord. Cependant, le développement de l’activité
industrielle à proprement parler reste d’abord une performance exceptionnelle de la
Grande Bretagne, et cela pour plusieurs raisons. La Révolution agricole est intervenue en
Angleterre vers 1700 et la Révolution industrielle intervenue à partir de 1750 mais c’est
l’année 1760 qui sera universellement retenue comme le démarrage de la révolution
industrielle. Les facteurs explicatifs de la révolution industrielle en Angleterre sont au
nombre de quatre : la révolution agricole, l’accroissement démographique, le
développement des moyens de transport, le progrès technique et les innovations dans
l’industrie. La révolution agricole a entrainé une amélioration de la productivité dans
l’agriculture avec deux effets : un effet démographique d’accroissement de la demande et
de disponibilité de la main d’œuvre, et un effet de production d’un surplus agricole
durable. Les inventions technologiques dans le domaine de l’industrie vont rendre possible
l’amorce du processus d’industrialisation. En somme, l’élément déclencheur de la
révolution industrielle est la révolution agricole dans une société artisanale. Il s’agira
donc, dans ce chapitre, de mettre en exergue la relation de causalité entre révolution
agricole et révolution industrielle en montrant bien que celle-là a précédé celle-ci, tout au
moins dans le cas de l’Angleterre, d’examiner la révolution agricole en Angleterre par
l’identification des principales innovations et nouvelles pratiques culturales, de mettre en
évidence les mécanismes de transmission de la révolution agricole vers la révolution
industrielle, et enfin, d’analyser la révolution industrielle anglaise elle-même.

3.1-Révolution agricole, prélude à la révolution industrielle en Angleterre

L’histoire économique nous montre que dans la quasi-totalité des pays qui ont amorcé leur
démarrage au 18ème siècle et au 19ème siècle, c’est l’accélération des progrès du secteur
agricole qui a précédé celle du secteur industriel. En fait, il n’y aurait pas eu de révolution
33
industrielle en Angleterre entre 1750-1760 sans la révolution agricole qui l’a précédée aux
environs de 1700. En France, ces dates se situeraient entre 1750-1760 pour la révolution
agricole et entre 1820-1830 pour la révolution industrielle. En effet, au moment où arrive
la grande industrie, l’agriculture moderne était déjà fondée. La révolution industrielle est
avant tout une révolution agricole qui, dans les sociétés où elle s’est produite a permis et
suscité un développement sans précédent du secteur industriel et minier. Trois variables
pertinentes permettent d’analyser la révolution agricole : le surplus agricole, les
techniques agricoles et les mesures institutionnelles sur la propriété foncière.

3.1.1- Le rôle du surplus agricole

La révolution agricole en Angleterre, en permettant un accroissement significatif, durable


et non conjoncturel de la productivité et du revenu dans l’agriculture, a contribué à étendre
les débouchés sur le marché intérieur. Cette situation entraîne à son tour un début de
spécialisation du travail et la création d’une vie urbaine où s’assemblaient certains
producteurs non agricoles. Cette vie urbaine va favoriser à son tour un développement des
techniques et une société formée d’intellectuels, d’où sont nées les civilisations de
l’Antiquité. Dans le même temps, la progression de la productivité dans l’agriculture rend
disponible une partie de la main d’œuvre qui peut trouver à s’employer dans l’industrie et
permet d’accroître l’offre de produits alimentaires. Des effets d’entrainement
réciproques peuvent se développer entre le secteur agricole et le secteur industriel, non
seulement dans le cadre national mais aussi dans les rapports internationaux : la demande
d’outillage pour l’agriculture accroît la demande de fer tandis que l’expansion de
l’industrie du textile est favorable à la production de la laine et du coton. Dans les sociétés
pré-industrielles, l’actif agricole produisait en moyenne une quantité de produits
alimentaires ne dépassant que de 20% à 30% la consommation de son unité familiale. Si
l’on tient compte des risques de grandes fluctuations auxquelles sont soumises ces
productions du fait du climat les crises périodiques de subsistances sont amenées à se
produire, crises plus ou moins profondes dont les plus importantes peuvent entrainer le
déclin de la vie économique et parfois de la civilisation dont elle est le support. Tant que
la productivité agricole n’avait pas dépassé le seuil de subsistance, il était matériellement
impossible de concevoir des progrès continus du développement économique, voire de
34
civilisation. Les changements profonds dans le système de production agricole ont rendu
possible une progression dans la productivité agricole qui, en l’espace de 40 à 60 ans, ont
permis de passer d’un surplus moyen de l’ordre de 25% à un excédent supérieur à 50%,
dépassant pour la première fois dans l’histoire de l’humanité ce que l’on pourrait appeler
le « seuil potentiellement dégagé des famines », c’est-à-dire le seuil à partir duquel une
récolte très mauvaise n’entraine plus comme auparavant soit une forte disette, soit une
famine. L’industrialisation nécessite un transfert de main-d’œuvre de l’agriculture vers
l’industrie, transfert d’autant plus facile que la productivité dans l’agriculture est très forte.
Or précisément, cette productivité est faible dans la société pré-industrielle. Aussi, le
faible niveau de productivité de l’agriculture a constitué un obstacle à tout accroissement
sensible du secteur industriel. Le commerce extérieur n’aurait-il pas fait « sauter le verrou
agricole » en important à moindre coût des biens alimentaires ? Envisageable sur le plan
théorique mais en réalité la différence de la productivité agricole encore faible entre les
différents pays, le coût de transport très élevé, enlevaient au commerce extérieur cette
possibilité. Les coûts de transport, de l’ordre de 100% du prix de la production dans le cas
d’un transport terrestre de 400 à 500 km faisaient en sorte que le commerce extérieur
n’était profitable que si l’écart de productivité agricole était supérieur à 100%. Bref, il ne
saurait y avoir de développement industriel dans une économie artisanale sans
développement préalable ou concomitant de l’agriculture.

3.1.2-L’apport des nouvelles techniques culturales

La révolution agricole en Angleterre a consisté aussi en des innovations qui ont


principalement eu lieu à la fin du 17è siècle jusque vers 1740 et sont donc intervenues
bien avant les changements dans l’industrie qui ne se manifesteront que dans la seconde
moitié du 18è siècle (1760). L’agronomie est à la mode au début du 18è siècle et intéresse
toutes les sphères de la société, y compris la Noblesse. Il y a comme une prise de
conscience de la nécessité pour l’homme d’acquérir la maîtrise de son environnement et
de se libérer enfin des millénaires de pénuries, de disettes, de famines pendant lesquels la
survie même de l’espèce était toujours en danger, où la vie pouvait être constamment
menacée par l’insuffisance de nourriture. Au lieu de subir la nature et ses caprices,
l’homme va pouvoir contrôler la nature et produire la quantité de nourriture désirée. Les
35
techniques agricoles qui ont permis à l’Angleterre de faire la révolution agricole seraient
venues pour l’essentiel des Pays-Bas. Cette région de l’Europe a connu une progression
de la population et de la demande des produits agricoles, laquelle a favorisé un
développement graduel des techniques agricoles et une amélioration des rendements
agricoles. En effet, les plaines très densément peuplées des Flandres étaient devenues
comme une sorte de « La Mecque », lieu de pèlerinage des Experts agricoles européens.
Dans le courant des 17è et 18è siècles, c’est l’Angleterre entière qui se met, en quelque
sorte, à l’Ecole flamande et qui, en appliquant des techniques agricoles sur des terres
beaucoup moins densément peuplées que celles des Pays-Bas, amène un très sensible
accroissement de la productivité de son agriculture. La révolution industrielle n’a pas
cependant été amorcée aux Pays-Bas malgré leur avance sur le plan des techniques
agricoles du fait de l’insuffisance des terres agricoles, le surplus agricole était plus faible
et la productivité par actif agricole était également plus faible. Ceci explique pourquoi ce
n’est pas aux Pays-Bas qu’est née la révolution agricole malgré le stade avancé de leurs
techniques agricoles. Cette révolution dans l’agriculture et ses pratiques tourne autour de
six axes principaux : la suppression de la jachère, l’introduction de cultures nouvelles,
l’amélioration de l’outillage traditionnel, la sélection des semences et des reproducteurs
animaux, l’extension et l’amélioration des terres arables et l’extension de l’usage des
chevaux. La jachère est supprimée progressivement et remplacée par un système continu
des cultures. On passe ainsi de l’assolement triennal à un assolement quadriennal, à un
assolement quinquennal et enfin à un système de rotation continue de cultures avec la
suppression totale de jachère. La fonction de régénération des sols est réalisée par une
succession de cultures dont la consommation de matières chimiques du sol est différente
et situe à des profondeurs variables par l’introduction de plantes ayant un effet
régénérateur, et surtout par une fumure plus abondante des sols favorisée par l’extension
de l’élevage rendue possible grâce aux cultures fourragères faisant partie de cette
rotation. Des cultures nouvelles sont introduites en Europe parmi les nouvelles plantes
pour l’alimentation humaine et animale. Celles qui ont connu une forte expansion sont
les plantes fourragères, notamment le maïs, les carottes, les choux et la pomme de terre.
A cela, il faut ajouter les productions animales alimentaires (viande, lait, beurre) ou
industrielles (peaux, laine). Les outillages traditionnels également ont été améliorés (par
36
exemple la charrue dans sa forme et dans sa structure) et des outillages nouveaux ont été
introduits (le semoir par exemple qui a remplacé les semailles à la volée). Ces innovations
ont permis d’accroître la productivité dans l’agriculture. Des progrès importants ont été
également réalisés dans la systématisation de la sélection des semences et des
reproducteurs animaux rendant ainsi un accroissement rapide du poids des bêtes et du
rendement de la production du lait. Le développement de l’agriculture ayant entrainé une
accélération des défrichements des terres et surtout un assèchement des régions
marécageuses grâce à des techniques nouvelles, la solution est venue de l’irrigation ou le
drainage des sols humides. Les terres cultivées passent de 11 millions d’acres à 15
millions d’acres (1 acre = 52 ares) entre 1700 et 1850 et les pâturages de 10 à 16 millions,
par la réduction des friches, des forêts et de la jachère. La vitesse de la traction du cheval
étant en moyenne supérieure à celle du bœuf d’environ 50%, la substitution du cheval au
bœuf a rendu possible une augmentation des superficies agraires. Alors qu’au 17è siècle,
il était possible de labourer environ 0, 4 ha des terres par jour avec des bœufs, avec des
chevaux, ce chiffre passe à 0,5-0,6 ha, l’amélioration de la charrue fera passer ce chiffre à
0,8 ha vers la fin du 18è siècle et avec la traction à vapeur à 5 ha au milieu du 19è siècle
pour atteindre environ 40 ha avec le tracteur à la moitié du 20è siècle.
3.1.3-L’avènement des mesures institutionnelles

La révolution agricole en Angleterre c’est aussi un certain nombre de mesures


institutionnelles dont le principal est le mouvement des « enclosures ». En effet,
l’Angleterre a possédé, jusqu’au début du 19è siècle, une classe nombreuse de petits
propriétaires fonciers (yeomen) dont le mode de culture était conditionné par le
morcellement et l’enchevêtrement de leurs exploitations. Cette forme de propriété gênait
en fait la production agricole. Bien que la propriété des parcelles fût individuelle, leur
morcellement et leur dispersion obligeaient chaque propriétaire à observer une certaine
discipline commune dans la mise en exploitation. Le système d’openfields ou champs
communs sont des étendues de terrain sur lesquelles les propriétés de plusieurs ayants
droits se trouvent dispersées et juxtaposées. Chaque parcelle avait un propriétaire mais
chaque propriétaire avait une exploitation morcelée et dispersée. Pour améliorer la
productivité dans l’agriculture, il faillait redéfinir les droits de propriété sur les terres et
37
les regrouper de manière à accroître la productivité individuelle. Le mouvement des
enclosures résulte de la volonté des grands propriétaires terriens de reprendre le contrôle
de leurs terres en faisant voter par le parlement des lois obligeant les propriétaires à
construire des enclos autour de leurs propriétés. Ce mouvement qui a débuté au Moyen
Age s’est accentué à partir de 1700 et poursuivi tout au long du 18è siècle pour culminer
avec l’ « Enclosure Act » de 1801 et sera achevé vers 1810. Ainsi, avec le mouvement des
enclosures, les petits propriétaires et ceux qui n’avaient pas de moyens financiers pour
clôturer leur parcelle ont été peu à peu éliminés au cours du 18è siècle par les
conséquences des lois sur les clôtures. Entre 1700 et 1810, des centaines d’« Enclosure
Act » ont été votés par le Parlement aux termes desquels on prescrivait la clôture des
champs, prairies et pacages ouverts et communs et des terres vagues et communes. Telles
sont l’essentiel des innovations qui ont entrainé l’agriculture dans un « Cercle vertueux »
où la hausse continue de la production et des surplus s’oppose au traditionnel « Cercle
vicieux » de la jachère. Les innovations ont naturellement continué aux 19è et 20è siècles
pour ouvrir ensuite l’ère des machines agricoles, des moissonneuses batteuses,
l’introduction des engrais chimiques, etc. A ce moment, le centre de gravité se déplace de
l’Angleterre vers les Etats-Unis.
3.2-Révolution industrielle anglaise, son contenu et ses effets

La comparaison entre régions différentes dans le temps et dans l’espace montre qu’il y a
absence d’écart significatif entre les divers niveaux de développement économique des
diverses sociétés non primitives comme une constante de l’histoire depuis quelques
millénaires. Puis, tout d’un coup, vers 1700, toute la structure économique anglaise
commença à subir des mutations très rapides. En moins de deux siècles, le niveau de vie
des trouve multiplié par 15, on a assisté à un développement sans précédent des
techniques, l’extension des marchés, la spécialisation du travail, l’urbanisation,
l’apparition des usines, etc. Ce que les historiens ont appelé Révolution industrielle
débutait.
38
3.2.1-Le progrès technique, première caractéristique de la révolution industrielle

Parler de révolution industrielle évoque immédiatement les inventions qui ont permis de
passer du stade artisanal au stade de l’industrie moderne. L’outil manuel a été peu à peu
remplacé par la machine grâce aux perfectionnements technologiques et à l’utilisation de
la vapeur comme source d’énergie. Bien avant le 18è siècle, il y a eu des inventions car le
néolithique et les civilisations antiques ont laissé à la postérité des inventions majeures
parmi lesquelles on peut citer la roue, l’écriture, la monnaie, les outils agricoles, le travail
des métaux, les dispositifs mécaniques, les lois protégeant les propriétés privées, les
contrats, etc. D’après Maurice DOBB, il y a eu 17 inventions majeures au 17è siècle, 43
au 18è siècle et 108 au 19è siècle mais malgré tout, les civilisations antiques ont connu
un déclin à cause de la faible diffusion des inventions et par conséquent, une absence de
croissance économique. Les découvertes en grappes et leur mise en œuvre constituent une
caractéristique distinctive de la révolution industrielle. En effet, pour qu’il y ait révolution,
il faut que les inventions se propagent en créant des effets d’entraînement qui bouleversent
la structure existante et amorcent la croissance économique. Tel fut précisément le cas des
inventions qui ont été réalisées en Angleterre au 18è siècle et qui lui permettront d’amorcer
sa révolution industrielle. Selon Paul Bairoch, la révolution industrielle anglaise, c’est
l’industrie textile + l’industrie de fer + la machine à vapeur tandis que Brasseul estime
que c’est le coton + le fer + le charbon + la vapeur. Les quatre secteurs clé de la révolution
industrielle (coton, fer, charbon et vapeur) exercent des effets d’entraînement les uns sur
les autres. L’impulsion initiale vient du coton car les machines textiles et machines à
vapeur sont construites par les industries mécaniques qui ont besoin elles-mêmes du fer
produit par les fonderies et des forges donnant naissance à des cokes (combustible obtenu
par distillation de la houille et ne contenant qu’une très faible fraction de matière volatile)
qui font fonctionner les machines à vapeur, lesquelles font tourner les métiers textiles, les
pompes des mines de charbon, les soufflets et les marteaux des forges, et même les
machines des industries. Au 19è siècle, la combinaison fer-charbon – vapeur va trouver
sa principale application dans le chemin de fer qui remplace le coton comme industrie
motrice et donnera son second souffle à la révolution industrielle en Angleterre.
39
3.2.2-Les principales inventions qui ont impulsé la révolution industrielle

Les transformations dans l’industrie sont impulsées par le secteur des textiles à partir des
deux moments du processus de production : la filature et le tissage. En effet, les progrès
techniques sont venus de la nécessité de lever les contraintes qui pesaient tantôt sur l’étape
de tissage, tantôt sur l’étape de la filature. C’est dans la filature du coton que les progrès
techniques apparurent car les fileurs arrivaient difficilement à répondre aux besoins des
tisserands et il faillait cinq fileurs pour produire le fil nécessaire au travail du tisserand.
Apparurent donc dans le secteur du textile, certaines inventions importantes. La navette
volante de John KAY en 1733, diffusée dans le tissage du coton vers 1760 et qui a permis
d’améliorer la productivité d’environ 30%. La machine à filer Spinning Jenny mise au
point par HARGREAVES en 1765, adaptée aux petites productions qui permet de
conjuguer le travail manuel et le machinisme. Le machine hydraulique de Richard
ARKWRIGHT de 1767 utilisée dans l’énergie et nécessitant des installations lourdes qui
est destinée aux grosses structures. La mule Jenny de CROMPTON de 1777 qui est une
sorte de croisement des deux précédentes inventions car elle est complète et mécanisée.
La technique de l’impression mécanique des tissus a été mise au point par Alexander
Graham BELL en 1783. Les métiers à tisser mécaniques inventés par CARTWRIGHT en
1785 vont remplacer les navettes volantes de KAY et permettront une nouvelle
progression de la production de tissu. Le secteur de la métallurgie connaît lui aussi des
bouleversements techniques à la même époque comme la substitution du coke au charbon
de bois pour alimenter les hauts fourneaux et produire la fonte. On peut citer en exemple
l’invention du puddlage (procédé que l’on utilisait pour obtenir du fer ou un acier à basse
teneur en carbone par brassage d’une masse de fonte liquide avec une scorie oxydante
dans un four à réverbère, c’est-à-dire un dispositif à réflecteur pour l’éclairage des lieux
publics) par Henry CORT en 1783. La même année, Henry CORT remplace le marteau
hydraulique par le laminoir pour accélérer la fonte du fer. Peter ONIONS, Henry CORT
mais aussi le fabricant de la poterie de fonte Abraham DARBY ont mis au point des
techniques de traitement de sorte qu’entre 1760 et 1788 la production de fonte a doublé et
quadruplé au cours des vingt années suivantes. Le développement de l’industrie du fer
nécessitait la mise à disposition en amont d’une source d’énergie plus productive que le
40
bois dont la raréfaction commence à se faire sentir par la surexploitation des forêts en
Angleterre. Ainsi, la machine à vapeur est apparue comme le deuxième souffle de la
révolution industrielle en Angleterre. Quelques noms circulent parmi les inventeurs dans
ce domaine. La première machine à vapeur fut l’œuvre d’un simple empiriste Thomas
SAVERY en 1698. Le fondeur et forgeron NEWEOMEN en rajouta vers 1710, toujours
en tant que non scientifique. Le dépôt par James WATT en 1769 du brevet d’invention
d’une machine à vapeur avec condenseur séparé marque l’implication des premiers
scientifiques. Le premier ingénieur SEATON et les scientifiques comme WATT et
BOULTON ont mis au point de véritables machines à vapeur qui vont s’imposer jusqu’aux
années 1780. Après l’industrie textile et la métallurgie, le deuxième domaine d’application
de la machine à vapeur est le secteur des transports, notamment ferroviaire et maritime.
Quelques repères chronologiques permettent de mesurer l’importance des faits. Le
premier essai de locomotive à vapeur (20 km/h à vide et 8 km/h avec une charge de 6
tonnes) par l’ingénieur anglais Richard TREVITHICK en 1804. L’expérimentation de la
locomotive à roue dentée qui s’accroche à une crémaillère extérieure à la voie par John
BLENKINSOP pour le transport des matières premières en 1812. L’invention du procédé
macadam (formé de pierres concassées cylindrées et agglomérées avec un agrégat
sableux) pour revêtir les chaussées vers 1820. La création d’une première usine de
locomotives à Newcastle en Angleterre en 1823. La première ligne de chemin de fer qui
relie Stockton à Darlington en Angleterre, créée par Georges STEPHENSON est ouverte
au public en 1825. Le dépôt de brevet par Marc SEGUN suite au perfectionnement des
locomotives de Stephenson en 1828. La même technique a permis à Stephenson et ses fils
de mettre au point une machine à grande vitesse, la Rochet, qui atteint 56 km/h en 1829.
L’invention de l’hélice par Frédéric SAUVAGE en 1832 et appliquée en 1843 pour la
première fois donne un avantage décisif au moteur à vapeur sur la voile dont la part
décline vers la fin du siècle. Les travaux du percement du canal de Suez qui relie Saïd au
Golfe de Suez (162 km de long, 190 m de large et 20 m de profondeur) qui ont débuté en
1859 et le canal a été inauguré le 27 novembre 1869 par l’Impératrice Eugénie.
L’achèvement de la première ligne de chemin de fer qui relie l’Est et l’Ouest des Etats-
Unis en 1869.
41
3.2.3-Les principaux effets de la révolution industrielle en Angleterre

Trois faits marquants ont apparu en Angleterre pendant et après la révolution industrielle.
D’abord, l’émergence du pays en tant que première puissance économique, commerciale
et financière, ensuite le triomphe du courant libre-échangiste et enfin, l’amélioration des
niveaux de vie. Grâce à la révolution industrielle, l’Angleterre est devenue la première
puissance industrielle, maritime et commerciale. La production de fonte atteint 6 millions
de tonnes en 1870, un peu plus de la moitié de la production mondiale. Le pays produit
les ¾ des navires lancés dans le monde dans les années 1880. Le ¼ du commerce mondial
passe par les ports britanniques. La population, quant à elle, est en essor (11 millions en
1811, 17 millions en 1851). Sur le pan industriel, on note 40% des produits manufacturés
au monde sont anglais en 1880. Bien que le protectionnisme était présent en Angleterre
comme partout ailleurs, notamment à travers les multiples lois dont les « corn laws », il
faut relever que la révolution industrielle a fini par connaître la victoire du libéralisme sur
le protectionnisme. La bataille pour le libre-échange et contre le protectionnisme est une
bataille qui oppose les intérêts des industriels des propriétaires terriens. L’analyse réussit
à démontrer que les niveaux de vie et les emplois dépendent largement du commerce
international, que le libre-échange conduit à des salaires réels plus élevés, des créations
d’emplois et l’augmentation des exportations, que le libre-échange profite plus aux
catégories pauvres que le protectionnisme, que les droits à l’importation sur le blé sont
impopulaires car ils constituent une taxe sur la nourriture des pauvres au profit des riches .
Ainsi, le renforcement des libéraux à la Chambre des Représentants en 1832 a favorisé
d’adoption du libre-échange et l’année 1840 sera celle de l’avènement du libre-échange
unilatéral. La révolution industrielle, c’est aussi l’élévation des niveaux de vie en
Angleterre. Le taux de croissance économique du produit total de l’ordre de 0,70% entre
1700-1760, de 0,60% entre 1760-1780, de 1,40% entre 1780-1800 et de 1,90% entre 180-
1831. L’examen de l’évolution des salaires réels dans le temps montre que ceux-ci ont
baissé pendant la révolution industrielle et c’est seulement à partir des années 1840 qu’une
augmentation régulière se manifeste. Les indicateurs sociaux montrent que l’éducation
tend à s’améliorer et que l’analphabétisme recule. La mortalité infantile diminue,
l’espérance de vie à la naissance passe de 35 ans en 1760 à 53 ans en 1911. En conclusion,
42
on peut dire si la révolution agricole a donné l’impulsion à la révolution industrielle, cette
impulsion initiale a débouché sur un processus complexe de développement généralisé et
auto-entretenu. Celui-ci a été rendu possible grâce à une série d’interactions entre les
progrès agricole et industriel, entre ces deux progrès et l’économie, entre le progrès
agricole et divers aspects de la vie sociale. Il s’agit alors d’une étape de développement
où la structure traditionnelle appartient déjà au passé et où l’industrie déjà en place et
largement avancée trouve en elle-même ainsi que dans les techniques qu’elle a créées des
foyers d’impulsion à de nouveaux développements.
3.2.4- Les coûts sociaux de la révolution industrielle

A l'actif de la révolution industrielle, il y a l'amélioration de la productivité dans


l'agriculture et dans l'industrie, la baisse des coûts de transport, tout cela ayant conduit à
une forte augmentation du niveau de vie. Comparativement à celui des sociétés
traditionnelles, le niveau de vie des sociétés de la révolution industrielle connaît des écarts
moyens de l'ordre de 15 à 1 pour l'Europe occidentale, de 30 à 1 pour les USA alors que
cet écart était de 2 à 1 de l'Egypte de Ramsès 1er à la France de Louis XIV (30 ans d'écart)
et aussi de 2 à 1 de l'homme du Neandertal à l'Egypte des pharaons à Ramsès 1er (plus de
350 siècles d'écart), également de l’ordre de 2 à 1 de la société traditionnelle à celle des
USA du début du 20è siècle. Ceci met en évidence l’incontestable accélération du rythme
d’augmentation du niveau de vie. Toutefois, la révolution industrielle a aussi son passif,
ses coûts, notamment sociaux. En effet, elle a aussi été les conditions de vie inhumaines,
les souffrances physiques et morales impliquées par les premières phases de
l'industrialisation : la précarité du travail du fait de l'absence de protection sociale, la durée
du travail extrêmement longue (12 à 15 h par jour), les conditions misérables de vie de la
classe ouvrière, les accidents de travail (en particulier dans les mines), le travail des
enfants, la répression violente des mouvements ouvriers où les morts se comptent par
dizaines (1819 en Angleterre) ou par centaines (1886 en Belgique et 1834 en France) ou
encore par milliers (1848 et 1871 en France avec respectivement 5 000 et 30 000 morts).
3.2.5- Les transformations du travail et les mutations sociales
La révolution industrielle n'a pas eu que des conséquences économiques mais aussi
sociales parmi lesquelles on peut retenir la transformation du travail et surtout l'apparition
43
de nouvelles classes (ouvriers et bourgeois), les luttes sociales et leurs conséquences que
sont les réformes sociales. La mécanisation conduit à passer au système usinier qui
rassemble dans un même lieu un nombre important d'ouvriers autour des machines
actionnées par une source principale d'énergie (vapeur ou hydraulique). La division du
travail y est déjà assez poussée (concentration des entreprises, naissance de classes
sociales). La bourgeoisie, propriétaire des moyens de production, est dotée d'un pouvoir
économique croissant et s'érige en groupes de pression efficaces face à l'Etat et parvient à
assurer une plus forte emprise sur le pouvoir politique qu'elle partage avec l'aristocratie
foncière. Son pouvoir social s'accroît avec la dépendance des ouvriers, le paternalisme et
l'autoritarisme étant érigés en système de régulation sociale. Le monde ouvrier naît du
passage de l'artisanat et de la production dispersée au système usinier et généralement issu
de l'exode rural, déraciné, marqué par la rupture des anciennes solidarités, met du temps
à former un groupe social à part entière. La grandeur du 19è siècle réside dans les luttes
sociales, dans l'aspiration à la dignité humaine, à la fraternité et à l'égalité, par la partie la
plus faible, ignorante et exploitée de la population. De même que le siècle précédent doit
sa gloire aux lumières, à la recherche de la connaissance, de la liberté et de la tolérance,
le 19è siècle est celui des idéals humanistes de solidarité et de justice sociale. Les penseurs
et militants socialistes de l'époque (Saint-Simon, Owen, Fourier, Proudhon, Marx,
Blanqui, Bakounine) occupent la place des philosophes du 18è siècle et révolutionnaires
qu'ils ont inspirés (Voltaire, Rousseau, Diderot, Hume, Montesquieu, Washington, Paine,
Mirabeau, Danton, Robespierre, Saint-Just). La suppression du travail des enfants a
commencé déjà en Allemagne en 1839, suivent d'autres pays dont le dernier à l'époque
était l'Italie en 1906. La liberté syndicale ainsi le droit de grève ont été reconnus
respectivement en 1824 par la Grande Bretagne et en 1848 par la Suisse, les derniers à
reconnaître ces droits étant respectivement la Russie en 1906 et l'Italie en 1890.
L'assurance accident ; l'assurance maladie ainsi que la pension à la retraite ont été
instituées respectivement en Suisse (1881), en Allemagne (1883) et en toujours en
Allemagne (1889), les derniers étant la Russie (1903), l'Espagne (1942) et la Suisse
(1946). S'il est vrai que les questions économiques ont été débattues bien avant la
révolution industrielle (Platon et Aristote dans l'Antiquité et Saint Thomas d'Aquin au
Moyen Age), il est aussi vrai que la science économique moderne plonge ses racines dans
44
les débuts du système capitaliste au 16è siècle et surtout dans la révolution industrielle au
18è siècle.
3.3- Révolution industrielle anglaise, apparition d’autres révolutions

Démarrée au début de la 2ème moitié du 18è siècle en Angleterre, la révolution industrielle


a connu sa maturation au 19è siècle avant de se propager dans les autres pays du monde
et a servi de modèle de développement dans nombreux de pays d'Europe, d'Amérique et
plus récemment dans certains pays d'Asie qui comptaient encore parmi les pays sous-
développés, sinon du Tiers-Monde. La révolution industrielle n'est plus la panacée de la
seule Grande Bretagne mais une affaire mondiale, inversant ainsi l'ordre de la montée des
puissances, notamment grâce à son approfondissement au 20è siècle mais surtout les
nombreuses transformations sociales qu'elle a engendrées.
3.3.1- L’industrialisation et le développement technologique
Les années 1890-1914, années d'industrialisation et de développement du capitalisme, se
présentent comme une phase d'approfondissement et d'élargissement de la révolution
industrielle. Ces années sont aussi celles de la deuxième révolution industrielle. Celle-ci
se caractérise par l'émergence d'un nouveau système technique très diffèrent de celui qui
prévalait au niveau du I9ème siècle. Le nouveau système mis en place arrive à maturité à
la fin de la 2cme guerre mondiale. Il repose sur une nouvelle relation entre la science et la
technique, sur de nouvelles énergies (électricité et pétrole), sur de nouveaux matériaux
(substitution de l'acier au fer, mise au point des alliages, développement de la chimie et
fabrication de matières plastiques et de produits synthétiques) et sur deux innovations
fondamentales, le moteur à explosion et les techniques de transmission de l’information.
Durant cette période, s'effectue donc la transition de la première révolution industrielle
dans laquelle les innovations et les inventions ne sont pas encore le fait de la science mais
une révolution industrielle qui s'est appuyée sur le fer, le charbon et la vapeur vers une
société industrielle scientifique qui adopte l'acier, la chimie, l'électricité, le pétrole,
l'automobile, les technologies de communication. En fait, l'une des caractéristiques de
cette période, comparativement à la révolution industrielle des 18ème et 19ème siècles est
l'intégration de la science dans les progrès technologiques et les innovations. La formation
des ingénieurs et des techniciens et la création de laboratoires de recherche marquent la
45
naissance des liens étroits entre la science et l'entreprise. Les inventions touchent tous les
secteurs. Elles sont soutenues par le développement de l'enseignement technique, à
l'exemple des écoles polytechniques allemandes. Un marché international des brevets qui
rémunèrent la recherche et offrent une garantie d'exclusivité à l'industrie de pointe est
ouvert. Au système de formation s'ajoute une organisation de la recherche dans des
grandes entreprises. La circulation des capitaux et des hommes qui portent au-delà des
frontières les nouvelles technologies favorise l'extension de l'industrialisation dans
l'espace et en termes d'activité. L'innovation technique est symbolisée par une
modernisation industrielle bâtie sur l'acier suite à la mise au point des procédés d'affinage
de la fonte. C'est l'ère de l'acier dont un symbole est la construction de la Tour Eiffel,
monument de 324 m érigé à Paris par Gustave EIFFEL pour une exposition en 1889. Cette
période se caractérise aussi par une série d'ajustements économiques et sociaux comme
attestent des changements profonds dans l'organisation du système de production
(concentration de la production, taylorisme, fordisme, syndicalisme) comme celui du
capitalisme sans frontières. Le chemin de fer et la vapeur continuent à exercer un effet
d'entrainement sur l'ensemble de l'activité économique mais le développement
économique repose plus sur des nouvelles avancées technologiques que sur la mise en
place d'infrastructures qui permettent l'expansion du capitalisme. Deux nouvelles formes
d'énergie font leur apparition entrainant d'importants changements en aval dans le secteur
industriel. Ce sont l'énergie électrique et le pétrole. A l'énergie électrique est associée la
dynamo (inventée par le Belge Zenobe Gramme en 1869) ouvrant la voie au moteur
électrique, à l'éclairage électrique, à la traction électrique et à leurs multiples usages
industriels (électrométallurgie, électrochimie, etc.). L'électricité présente l'avantage d'être
une forme d'énergie transportable facilement, capable d'usages multiples industriels et
domestiques (moteurs, chauffage, éclairage). La flexibilité de l'énergie électrique rend
possible la mise au point des petits moteurs propices aux usages domestiques : le premier
appareil électroménager est le fer à repasser (1888). Viennent ensuite d'autres applications
domestiques : le ventilateur (1891), le moulin à café (1897), le mixer (1898), le hachoir à
viande (1900), l'aspirateur (1901), le climatiseur (1910), le réfrigérateur ménager (1918).
L'équipement des ménages américains en réfrigérateurs s'effectua à un rythme
extrêmement rapide (75 000 ménages américains équipés en 1926 sur 26 millions de
46
ménages, 850 000 ménages en 1830, 7 200 000 en 1935 et plus de 13 millions en 1937).
La concurrence dans le domaine a poussé le prix à la baisse (600 dollars en 1920 et 150
dollars en 1940). L'énergie électrique se prête également à l'usage par les petites et
moyennes entreprises tout comme les très grandes entreprises, à la différence des sources
traditionnelles d'énergie que sont la vapeur et l'hydraulique. Elle peut être utilisée loin de
son lieu de production ; ce qui donne une grande flexibilité quant à la localisation des
unités de production. De nouvelles activités et des débouchés dans les transports urbains,
dans les industries électriques et électromécaniques, dans les communications se
développent et vont largement contribuer à la reprise économique de la belle époque.
L'application de l'électricité au transport en commun urbain ouvre un nouveau départ à
l'industrie du chemin de fer qui commence à s'essouffler. L'électrolyse permet la
fabrication de l'aluminium utilisé par l'industrie automobile puis par l'aviation.
Finalement, plus que toute autre invention, les applications de l'électricité révolutionnent
la vie humaine. Au pétrole est associé le moteur à explosion qui trouve un champ
d'application privilégiée avec la fabrication des premières voitures à essence (1890). Les
technologies de la vapeur sont de plus en plus concurrencées par celles de l'électricité et
du pétrole. L'histoire de l'industrie automobile et du pétrole commence à la fin du 19 ème
siècle et ces industries constituent le cœur des économies industrielles au 20ème siècle avec
de groupes géants agissant à l'échelle de la planète. L'industrie automobile contribue au
démarrage économique de la période au fur et à mesure de l'établissement de sa diffusion
car aucun autre produit n'a donné une moisson aussi riche de liaison en amont et en aval.
La production d'aluminium passe de 360 t en France en 1895 à 13 483 t en 1913. Mais les
secteurs de l'acier, du bois, du caoutchouc, produits électriques, des peintures et du
plastique y trouvent aussi des débouchés croissants. A cela il faut ajouter le
développement de tous les services liés qui fournissent l'environnement aujourd'hui
familier d'une société sur quatre roues : infrastructures, assurances, garages, location,
stationnement, écoles de conduite, tourisme, banques, régulation étatique, etc. La
caractéristique essentielle de la chimie, quant à elle, est l'éventail extrêmement large de
ses applications : des explosifs aux colorants et peintures, des films et pellicules aux
fertilisants, des textiles artificiels à la pharmacie et aux cosmétiques, des industries
métallurgiques aux cimenteries. La chimie se développe, le charbon et le pétrole
47
deviennent des matières premières pour la fabrication des matières plastiques et de textiles
artificiels. Les progrès réalisés dans le domaine de la chimie (chimie de synthèse)
permettent d'utiliser le pétrole comme matière première dans la fabrication de matières
plastiques. La métallurgie adopte l'aluminium. Grâce à la chimie, de nouvelles activités
telles l'industrie du médicament et le cinéma vont connaître un essor considérable. Le
capitalisme de la première révolution industrielle (1750-1850) dominée par les petites
unités de production fait place à un capitalisme dans lequel la concentration de la
production est devenue un phénomène commun qui va donner naissance aux grands
groupes. Les activités qui deviennent traditionnelles avec la deuxième révolution
industrielle, moins rentables comme le bois, le mobilier, l'édition, le vêtement, la
chaussure, le cuir ou les articles métalliques restent le domaine des petites et moyennes
entreprises tandis que les activités industrielles modernes comme la chimie, la mécanique,
le transport, les mines, le ciment, le papier, les sidérurgies et métaux non ferreux, mais
aussi le caoutchouc, les textiles et l'alimentation sont concentrées dans de grandes
entreprises. Les monopoles connaissent un essor considérable à la fin du 19è siècle. Le
résultat d'un processus de concentration, c'est qu'au début du 20 eme siècle, la plupart des
branches de production sont contrôlées par un petit nombre d'entreprises géantes qui se
partagent le marché. La même évolution s'est effectuée dans le secteur bancaire et a
conduit à la centralisation des capitaux importants par les banques. La multiplication des
grandes sociétés va entraîner le développement des marchés des titres, des bourses de
valeur, et l'orientation des flux croissants d'épargne vers celles-ci.
3.3.2- La poursuite de la révolution des transports
La révolution du chemin de fer et de marine à vapeur est à la base d'une circulation accrue
des hommes et des marchandises sur des espaces élargis. Elle participe au désenclavement
des régions non concernées par la révolution industrielle et contribue fortement au
processus d'industrialisation des années 1890-1914. Le chemin de fer amélioré, le navire
à vapeur et le télégraphe inaugurent l'ère des transports de masse, rapides et moins en
moins chers. Le chemin de fer joue un rôle moteur pour la croissance de la production
industrielle. Entre 1880-1900, le réseau mondial passe de 350 000 km à 750 000 km. Les
transports maritimes connaissent également un grand essor et les bateaux à vapeur
supplantent définitivement les voiliers. Le tonnage de la flotte mondiale croît de 25% entre
48
1900-1913 au profit de la marine à vapeur ; la marine à voile qui représentait encore 35%
du tonnage mondial en 1900 se réduit à 10% en 1914. Il convient de souligner la
prééminence de la Grande Bretagne qui possède en 1883 la moitié de la flotte à vapeur
mondiale et 93% en 1913. L'ouverture des canaux inter océaniques constitue un autre
facteur de développement et par voie de conséquence, d'expansion du commerce
maritime. Le coût du transport par mer est considérablement réduit ; ce qui favorise le
commerce international. La réduction du temps du transport est également un facteur qui
fait baisser les coûts du fret maritime. La révolution des transports, c'est aussi
l'amélioration des routes, la motorisation des transports terrestres, les débuts de
l'aéronautique. La montée en puissance de l'automobile (1890) est liée à celle du moteur
à explosion ainsi que la fabrication des pneumatiques (Dunlop, Michelin). Quant à
l'aéronautique, les traversées de la Manche en 1909 et de la Méditerranée en 1912
constituent les premiers vols réussis du 20è siècle. La première guerre mondiale viendra
accélérer le développement de l'aéronautique, notamment militaire : de 5 000 en 1914, le
nombre d'appareils volants est passé à 200 000 entre 1914-1918, le premier hélicoptère a
été construit aux USA en 1939, l'aviation civile apparaît pendant les deux guerres
mondiales et le transport aérien de masse s'est développé avec la fin de la deuxième
guerre mondiale. Les télécommunications également prennent une place de plus
importante dans le système des échanges. L'accélération des communications à distance
est un facteur déterminant de l'internationalisation des échanges. Le télégraphe électrique
fait également son apparition, une invention essentielle au plan économique car elle
permet de relier les divers marchés entre eux au niveau mondial et de gérer les entreprises
au-delà des frontières. Les bourses (titres, devises, matières premières) fonctionnent à
l'échelle planétaire et la multinationalisation des firmes commence grâce au télégraphe.
3.3.3- L’expansion de la production et le développement des échanges
L'industrialisation accroît les capacités de production et impose dans le même temps la
nécessité d'une recherche de débouchés supplémentaires tant sur le marché intérieur que
sur le marché extérieur. L'intensification des échanges est rapide (3 fois plus entre 1880-
1913), le commerce dépasse la production et porte à la fois sur les produits primaires et
manufacturés. La division internationale du travail commence à se systématiser avec
l’abandon des formes anciennes de domination (esclavage, servage, etc.) et la concurrence
49
entre les grandes puissances sur les matières premières des pays sous-développés devient
rude. En l'absence d'un système monétaire international, les multiples incursions dans le
domaine monétaire conduisaient à des dévaluations récurrentes qui avaient des
conséquences néfastes sur la croissance économique de certains pays. En France, la
stabilité monétaire est durement éprouvée : rien que de septembre 1719 à décembre 1720,
sont enregistrées 28 dévaluations pour l’or et 35 pour l’argent, une série de réajustements
(diminutions) est opérée de 1721 à 1726 afin que la monnaie puisse retrouver un cours
appréciable. Quant aux échanges internationaux, on peut dire qu’avant la généralisation
du système de l’étalon or dans tous les pays industrialisés dans le dernier quart du 19è
siècle, il n’existait pas de système monétaire international à proprement parler. La base
des systèmes monétaires nationaux est métallique mais repose, selon les pays, sur un ou
plusieurs étalons. A partir du 18è siècle, la plupart des Etats renoncent aux augmentations
pour passer à des systèmes monétaires stables. La fiabilité de la monnaie rend les
investissements moins hasardeux, instaure un climat de confiance qui conforte sur le long
terme les effets de la croissance.
50
Chapitre 4 : DE LA MATURATION DE LA REVOLUTION INDUSTRIELLE A
SA DIFFUSION EN EUROPE

Après avoir démarré en Angleterre, la révolution industrielle va s’exporter, sur une


période d’une centaine d’années environ, par effet de proximité dans certains cas vers des
pays européens voisins (France, Allemagne, Russie) mais aussi vers l’Amérique (du nord
notamment) et l’Asie de l’Est (Japon). Comment la révolution industrielle a-t-elle pu se
diffuser dans certains pays et pas dans certains ? Quels ont été les facteurs de cette
diffusion ? Telles sont des questions importantes qui peuvent éclairer la problématique du
sous-développement de certains autres pays (notamment ceux d’Afrique, d’Amérique
latine et d’Asie). Dans la plupart des autres pays qui connurent la révolution industrielle,
celle-ci fut précédée comme dans le cas de l'Angleterre par une révolution agricole
inspirée précisément par l'exemple de l'Angleterre.
4.1- Maturation de la révolution industrielle anglaise et sa diffusion en France

Bien qu'il y ait des traits communs dans l'histoire de l'industrialisation de la France et de
la Grande Bretagne, notamment les transformations dans l'agriculture, les inventions et les
innovations techniques, les secteurs moteurs, le développement des transports, etc., il est
difficile de parler de « révolution industrielle » en France. En effet, l'histoire économique
de la France a été caractérisée par une transformation lente des techniques de production
et des structures que par un « décollage » de la croissance. On peut ainsi distinguer dans
l'histoire économique de la France, de la fin du 18ème siècle au début du 20ème siècle, trois
périodes d'accélération : 1796-1844, 1855-1884 et 1895-1913. A la différence de
l'expérience de l'Angleterre, la démographie a joué un rôle moins déterminant en France.
En effet, comparativement à celles des autres pays d'Europe, la population française a
connu une croissance plus faible entre la fin du 18è et le début du 19è siècles, résultat
d'une baisse du taux de natalité beaucoup plus importante que dans les autres pays
européens tandis que le taux de mortalité a diminué moins vite que dans ces mêmes pays.
La rareté du fer et du charbon et leur prix élevé constitue une autre caractéristique
distinctive de la révolution industrielle en France. Du fait de la rareté des mines de charbon
en France, l'utilisation du charbon de bois comme énergie dans la production de la fonte
va subsister jusque dans les années 1850-1860, plus longtemps qu'en Angleterre et en
51
Belgique. L'insuffisance de l'approvisionnement en charbon (41 millions de tonnes contre
265 millions de tonnes en 1913 en Angleterre) fait que la sidérurgie est handicapée et
l'énergie hydraulique reste dominante dans l'équipement des machines textiles (en 1845,
2/3 des équipements textiles sont actionnés par l'énergie hydraulique contre 1/3 pour la
vapeur).
4.1.1- Le développement de l’agriculture et l’industrialisation de la France
La plupart des auteurs estiment que ce n'est qu'à partir de 1750 que l'agriculture française
va réviser peu à peu des méthodes de travail qui n'avaient pas changé depuis le Moyen
Age. L'influence anglaise se fut sentir et les méthodes déjà utilisées en Grande Bretagne
furent adoptées en France. La jachère est supprimée pour être remplacée par des fourrages
artificiels (21% des terres cultivables sont consacrées à la jachère en 1840 contre 18% en
1852 et 10% en 1880), les céréales occupent plus de la moitié des cultures, des rotations
complexes sont adoptées et le bétail est élevé de manière plus rationnelle (amélioration
des méthodes d'élevage, suppression des droits de vaines pâtures et de parcours), on
augmente la surface cultivée en défrichant et en asséchant les marais. Toutefois, la France
na pas connu, comme l'Angleterre, la « révolution des clôtures » et n'a pas bénéficié d'une
hausse importante de la productivité agricole dès le 18è siècle. La révolution de 1789 a
entraîné le renforcement de la petite propriété de sorte que la grande propriété a coexisté
en France avec la petite : 68% des fermes ont moins de 10 ha en 1852 et 84% en 1908,
conséquence du rejet du projet de la loi du 10 février 1826 relative au droit d'aînesse. Il
faut attendre la seconde moitié du 20è siècle (1960 grâce aux contraintes du marché
commun européen) pour que s'amorce un réel processus de la concentration de la propriété
foncière agricole en France. La prospérité agricole souffrait dès cette époque du
renouvellement favorable au progrès technique et les grands propriétaires n'ont pas
manifesté le même intérêt aux méthodes de production que leurs homologues anglais. Que
le progrès agricole ait été amorcé bien avant le début de l'industrialisation, cela na fait
l'objet d'aucun doute mais l'ampleur de ce progrès n'a pas été aussi importante qu'en
Angleterre. Si l'amorce du progrès technique dans l'agriculture a favorisé le démarrage
industriel, la lenteur de l'évolution ultérieure du secteur agricole et la stagnation
démographique n'ont fait que freiner le développement de l'industrie. Comme pour
l'Angleterre, l'industrie textile et l'industrie du fer ont été les deux premières industries
52
motrices dans le passage d'une économie artisanale à une économie industrielle en France.
Le textile occupe la moitié des effectifs industriels et les industries se spécialisent à
l'exportation dans les produits de haute qualité comme les soieries et diverses cotonnades.
La Normandie et l'Alsace sont deux grandes régions du travail du coton, la laine connaît
une expansion rapide autour de Roubaix où elle est mécanisée et connaît des innovations
dans les années 1830 avec le mélange de fibres de coton et de laine. En ce qui concerne la
sidérurgie, malgré la pauvreté en charbon, la production augmente rapidement pour
répondre aux besoins de l'industrialisation (1 million de tonnes en 1815 contre 5 millions
en 1847). La production de fonte au coke dépasse celle du charbon de bois bien que les
hauts fourneaux au bois représentent encore en nombre la majorité (433 sur un total de
500 en 1837). La production de machines à vapeur entraînée par les débuts du chemin de
fer connaît un boom (600 en 1830 contre 5000 en 1847). Dans le domaine du textile, deux
noms traversent l'histoire industrielle de la France. D'abord John KAY venu de
l'Angleterre, s'installa en 1747 à Paris où il se mit à fabriquer des navettes volantes et en
enseigna l'usage aux tisserands français. Ensuite, le grand manufacturier des années 1740
John HOLKER, un autre anglais venu de Manchester, évadé de la prison de Newgate en
1746 à la suite du soulèvement des catholiques de 1745, contribua au développement de
l'industrie textile en Normandie en fondant à Rouen une fabrique de velours -de coton. On
doit également le développement de la sidérurgie à deux noms. D'abord le jeune ingénieur
français Gabriel JARS, envoyé en 1764 par le gouvernement en Angleterre pour étudier
les méthodes de production du fer et de l'acier, ensuite le technicien anglais William
WILKINSON installé par le gouvernement français pour organiser une fonderie de canons
près de Nantes. Ainsi, les hauts fourneaux de Creusot dont les travaux ont commencé en
1782 sont achevés en 1785 et la première coulée de fonte eu lieu le 11 décembre 1785.
Les nombreux effets d'entraînement qui existent entre ces deux branches industrielles
motrices ont certes permis le démarrage économique de la France, mais c'est surtout le
traité commercial franco-britannique signé le 23 janvier 1860 qui a marqué le coup d'envoi
d'une accélération de la libéralisation des échanges internationaux.
53
4.1.2- La libéralisation des échanges et le développement des transports en France
La stratégie britannique d'un démantèlement unilatérale de toute forme de protection
(abolition des corn laws et autres taxes à partir de 1846) semble se révéler très vite payante.
Au début des années 1850, le développement du commerce extérieur britannique paraît à
l'origine d'une accélération de la croissance. En France, certains entendent imiter cette
stratégie. Dès le début des années 1850, la France met en œuvre une réduction du niveau
moyen de ses droits de douane qui provoque un véritable décollage de l'ouverture
commerciale. Après de longues négociations conduites dans le secret par l'économiste
Richard COBDEN du côté anglais et Michel CHEVALIER du côté français (encouragé et
soutenu par Napoléon III malgré l'opposition de certains nobles et grands propriétaires),
le traité commercial, conclu pour un période de 10 ans, s'accompagne en France d'une
réduction immédiate et très substantielle du taux moyen de prélèvements (11,8% en 1859
contre seulement 5,3% en 1861). Le traité commercial impose, aussi et surtout, la clause
de la nation la plus favorisée aux deux partenaires et ouvre ainsi la voie à un large
abaissement négocié des barrières douanières ailleurs en Europe. La France signe donc
avec la Belgique et la Turquie en 1861, le Zollverein en 1862, l'Italie en 1863, la Suisse
en 1864, la Suède, la Norvège, les Pays-Bas et l'Espagne en 1865. Dans le cas de la France,
la libéralisation des années 1860 provoque incontestablement une accélération de
l’ouverture commerciale même s’il est difficile de séparer l’influence de la baisse des
coûts de transport et celle de la réduction des tarifs. Paul Bairoch (1994) défend la thèse
d’un échec de cette expérience de la libéralisation. Il tente de faire le lien entre
ralentissement de la croissance du produit agricole et du produit intérieur brut à partir du
début des années 1860 et l’assouplissement de la politique commerciale. Il met en avant
la progression des importations de produits manufacturés et de produits agricoles. Dans le
secteur agricole, une concurrence plus vive aurait restreint les débouchés internes pour les
producteurs nationaux et entrainé une baisse relative et absolue des prix agricoles. La
diminution des revenus agricoles (les paysans représentent encore environ la moitié de la
population totale) aurait entrainé un freinage de la demande adressée à l’industrie (textile,
biens de consommation, etc.) et par conséquent de la production industrielle. Loin de
stimuler l’innovation, la compression de la demande l’aurait au contraire freiné si l’on en
juge par le « creux » observable dans l’évolution du nombre de brevets d’invention ainsi
54
que le peu d’évolution de la mécanisation de l’industrie. Selon Jean Charles Asselain
(1994) le traité n’a aucune responsabilité directe dans le recul des positions industrielles
françaises ni à moyen terme (durant la décennie 1860), ni à plus long terme. Ainsi, le solde
commercial déficitaire à partir de 1867 à 1869 et plus encore à partir de 1876 n’a rien
d’anormal pour un pays de vieux capitalisme bénéficiant de revenus extérieurs croissants.
La rupture agricole ne saurait être niée, la progression des importations est réelle entre la
fin des années 1850 et les années 1880 mais comment séparer par exemple l’influence de
la politique commerciale de celle de la réduction importante des coûts de transport
maritime (le coût des frets diminue en moyenne de 2,1% par an entre 1865 et 1885) ?
L’étude des liens entre politique commerciale et croissance économique reste aujourd’hui
encore extrêmement délicate. La politique commerciale est un déterminant parmi d’autres
des échanges internationaux. Les indicateurs de mesure de l’ouverture commerciale
(droits de douanes moyens, recettes tarifaires rapportées aux importations, coefficients
d’ouverture, etc.) sont peu robustes. Les facteurs de la croissance sont eux-mêmes très
nombreux, alors la question serait-elle condamnée à rester ouverte ? A partir du deuxième
quart de XXe siècle, l’intérêt pour les transports grandit, les pouvoirs publics et le monde
financier soutiennent la mise en place de nombreuses infrastructures. A l’amélioration des
traditionnels réseaux fluviaux et routiers, s’ajoute le développement de l’usage de la
vapeur sur terre avec le chemin de fer et en mer. L’expression révolution des transports
désigne ces progrès réalisés au milieu du XIXe siècle en matière de réduction des coûts
de transport grâce à l’extension de l’usage de la vapeur. Ces avancées ouvrent alors la voie
à une intensification des échanges internationaux. L'intérêt pour les transports par voies
d'eau et de terre est apparu très tôt comme en témoignent en France, pour la seule période
moderne : le percement du canal du Midi en 1681, le Rhône et le Rhin sont reliés entre
1822-1834, la Marne et le Rhin entre 1838-1853. La même année, le Canal latéral de la
Garonne dans la Gironde (Bordeaux) est ouvert et, plus tard, le Canal des Houillères est
construit en Lorraine (Metz) entre 1862-1866. Une loi de 1836 prévoit que chaque village
doit être relié par un chemin vicinal à la circulation générale et le réseau des grandes routes
françaises atteint 35 000 km. Entre 1850 -1911, le réseau ferroviaire français passe de
3000 à 44000 km. Le train franchit les Alpes par les tunnels du Montcenis (12,2 km) en
1871, du Saint-Gothard (15 km) en 1882 et du Simplon (19,5 km) en 1905.
55
4.1.3- La remise en cause du libéralisme et le retour du protectionnisme en France

Vers la fin du 19è siècle, on assiste à une remise en cause de la politique d’ouverture
commerciale en France à travers la Loi Méline de 1892. Cette loi votée le 11 janvier 1892
concerne les tarifs douaniers et symbolise la résurgence du protectionnisme en France en
même temps qu’une sorte de conservatisme et de déclin français. La loi Méline établit en
France un double tarif douanier : un tarif général dissuasif et un tarif minimum destiné à
fixer la limite des concessions dans les négociations commerciales internationales. Cette
loi porte le nom de Jules Méline (1838-1925), député des Vosges alors président de la
Commission générale des douanes, ancien ministre de l’Agriculture entre 1883 et 1887.
La loi Méline symbolise le retour du protectionnisme en France en même temps qu’une
sorte de conservatisme et de déclin qui sera caractérisé par un refus de la compétition
internationale ainsi que « le retour à la terre » pour reprendre le titre de l’ouvrage publié
par Méline en 1905. Ces représentations doivent être dissipées en insistant sur le fait que
la loi Méline s’inscrit dans une tendance au durcissement des politiques commerciales
entamées en Europe depuis la fin des années 1870 et surtout que son ampleur est
suffisamment modérée pour préserver une dynamique d’ouverture de l’économie
française. D’autres pays durcissent par la suite leur politique commerciale. En Allemagne,
la coalition « du seigle et de l’acier », c’est-à-dire le rassemblement des intérêts agrariens
et industriels obtient alors du Chancelier Otto Von Bismarck un durcissement de la
politique commerciale pour faire face à une concurrence accrue des pays neufs. Mais en
fait, dès 1877 la Russie, en exigeant le payement en or de ses droits de douanes avait
augmenté de facto son tarif de 32% et la même année, l’Espagne avait déjà mis en place
un système de double tarif. On peut citer d’autres durcissements en Autriche-Hongrie et
en Italie en 1878. En France, le tarif de 1881 provoque déjà une légère hausse du taux
moyen de protection douanière qui passe de 6,5% entre 1878-1880 à 7,1% entre 1882-
1884. La loi Méline de 1892 a pour effet d’élever le taux moyen de protection douanière
de 8,2% sur 1889-91 à 11,4% sur 1893-95. L’ampleur du relèvement reste très limitée
notamment sur le secteur industriel. Si entre 1892 et 1908, 44 lois douanières se succèdent
avant qu’une révision complète ne soit opérée avec le tarif de 1910, le taux moyen de
prélèvements sur les importations non agricoles ne s’établit qu’à 9% au lendemain du tarif
56
de 1910. Ce niveau de protection reste faible au regard de l’histoire de la première moitié
du XIXe siècle et plus encore de celle des années 1930. Le ratio importations de
marchandises sur PIB à prix courants passe de 15,8% entre 1888-91 à 17,2% sur la période
1910-13. La protection sur les produits agricoles est en revanche plus accentuée, le taux
moyen de protection sur les principales importations agricoles passe de 3,3% entre 1881-
84 à 21,3% entre 1893-95. Du coup, les importations de blé qui représentent 19% de la
production sur 1888-92 ne représentent plus que 3% sur 1901-10. Ce renforcement de la
protection de l’agriculture répond à la demande de lobbys tels l’Association de
l’agriculture française fondée une dizaine d’années plus tôt et permet à une 3ème
République vacillante à la fin des années 1880 de s’assurer l’adhésion décisive de la
paysannerie. Pour Paul Bairoch (1994), l’affermissement du protectionnisme à partir de
1892 (en France mais aussi ailleurs en Europe) va de pair avec la fin de la Grande
Dépression. La restauration des revenus agricoles constituerait le canal du retour à une
croissance plus forte. Si la concordance est troublante, le doute persiste, toujours lié à la
complexité des liens entre politique commerciale, échanges internationaux et croissance
économique. Ainsi, convient-il de rappeler que la date de 1892 marque pour beaucoup
d’auteurs, le début d’une « phase A » d’un troisième cycle de Kondratieff fondé sur des
innovations dans les secteurs de la chimie, de l’électricité et de l’automobile.

4.2- Maturation de la révolution industrielle anglaise et sa diffusion en Allemagne

L'histoire économique de l'Allemagne au 19è siècle est étroitement liée à celle de


l'unification qui sera réalisée sous l'impulsion de la Prusse. En effet, l’Allemagne de 1815
se caractérise par un enchevêtrement de 39 Etats indépendants, protégés par des barrières
et séparés par des péages et dont les structures rurales sont encore largement dominantes.
Le retard technologique est général, les transports insuffisants, l'urbanisation peu avancée.
L'intégration économique fera de ces Etats, en un demi-siècle, une nation unifiée. Les 39
Etats confédérés et indépendants ne seront réunis dans l'Empire d'Allemagne qu'en 1871.
Cependant, une union douanière, le Zollverein, sera instituée en 1834 et permettra la libre
circulation des marchandises des personnes et des capitaux entre tous les Etats allemands.
L'unité économique réalisée en partie par ce « marché commun » avant l'unité politique a
57
été.un facteur favorable à l'amorce du développement industriel. Ce marché unique réalisé

entre tous les Etats allemands était une condition du démarrage de la croissance
industrielle : la production de diverses industries a été multipliée par 6 en 1850 entre 1834
et 1860, le taux de croissance moyen annuel de la production de biens d'équipement a été
de 6, 3% tandis que le taux de croissance de production de biens de consommation n'a été
que de 2% sur le même période.

4.2.1- De la création de l’Empire Allemand à l’élargissement du Zollverein

Comme toutes les unions douanières, la construction du Zollverein s'est faite


progressivement tantôt en rencontrant des oppositions de certains Etats membres, tantôt
en bénéficiant d'appui théorique d'éminents économistes comme Fredéreich LIST. Tout a
commencé par l'échec du Congrès de Vienne de 1815 qui a laissé subsister le
morcellement politique allemand. La Prusse entrepris unilatéralement le démantèlement
de ses barrières douanières qui s'est achevé en 1818. En effet, en 1818 la Prusse achève de
supprimer les douanes internes dans ses provinces et met en place un tarif douanier pour
protéger son marché intérieur. Afin de favoriser son développement industriel, la Prusse
entend construire une Union plus large avec des États voisins qui donnerait naissance à un
marché de plus grande taille encore. Mais les négociations durent plusieurs années et se
heurtent à de nombreuses oppositions, celle de l'Autriche qui redoute l'hégémonie
prussienne sur les États allemands, celles de la Bavière et du Wurtemberg qui, au sud,
veulent équilibrer l'influence de la Prusse, celles des États du centre qui craignent d'être
absorbés En 1828, MOTZ, alors Ministre des Finances de la Prusse réussit un premier
accord commercial avec le Grand-duché de Hesse-Darmstadt. Le 22 mars 1833 la Prusse,
la Bavière, le Wurtemberg et les deux Hesse concluent à Berlin un accord d'Union
douanière qui institue le Zollverein. La zone compte alors déjà 25 millions d'habitants
dont 14 millions pour la seule Prusse. Le Zollverein entre en vigueur le 1er janvier 1834,
il se constitue en zone de libre-échange et adopte un tarif extérieur commun modéré au
départ mais qui est relevé dans les années 1840. Un tel tarif trouve à l'époque une
justification théorique dans l'œuvre de l'économiste F. List. Dans son ouvrage intitulé
Système national d'économie politique (1841), il développe l'idée que la douane peut
58
constituer un moyen puissant de protéger les industries dans l'enfance. Si au départ une
économie nationale est en retard et souffre d'un problème de compétitivité, l'instauration
d'un tarif donne le temps aux industriels locaux d'améliorer leur savoir-faire et d'accroître
leur productivité. Selon List, cette protection douanière doit être dégressive et temporaire,
elle n'a pas vocation à être systématique. Le protectionnisme éducateur reste une approche
qui prône à terme l'insertion dans les échanges internationaux. Dans la réalité les droits de
douanes permettent aussi de consolider les recettes. Cette Union s'élargit par la suite à
d'autres États comme Bade et Nassau (1835), Francfort (1836), Luxembourg (1842),
Brunswick (1844). Le Zollverein a la possibilité de signer des accords commerciaux avec
des États ; ce qui concoure à l'affirmation d'une « unité politique » allemande. Le
Zollverein favorise le décollage économique de la zone. La croissance y apparaît forte, en
moyenne supérieure à 2 % par an. Le développement industriel prend appui sur un vaste
marché intérieur relativement bien intégré grâce à un maillage ferroviaire et routier étroit.
En 1850 le Zollverein compte déjà 6 000 km de chemins de fer (sur un total de 9 000 km
pour l'ensemble de l'Allemagne). Entre les années 1830 et les années 1870 la longueur du
réseau routier est multipliée par près de cinq.

4.2.2- De l’intégration monétaire à l’intégration politique de l’Empire allemand

Le Zollverein du milieu des années 1830 connaît une véritable anarchie monétaire,
caractérisée par un cloisonnement des systèmes monétaires et une circulation de piège de
toutes sortes dans de nombreux Etats. Cette pluralité monétaire freine les échanges et pose
très tôt la question de l'opportunité d'une intégration monétaire. Une première étape de
l'unification monétaire intervient par le traité de Munich (1837) et la convention monétaire
générale de Dresde (1838). Elle concerna la standardisation des pièces d'argent,
l'unification des normes en matière de contenu en métaux ainsi que l'établissement des
rapports d'échanges simples et constants (parités fixes) entre les monnaies des différents
Etats, en référence au mark d'argent de Cologne. Le processus connaît une nouvelle étape
en 1847 avec l'apparition d'une monnaie commune suite à la création de la Banque centrale
prussienne et l'expansion de la circulation du thaler prussien dans toute la zone. La victoire
militaire des Etats allemands sur la France en septembre 1870 (annexion de l'Alsace-
Lorraine) accélère la dynamique d'intégration. Le 18 janvier 1871 est signé l'acte de
59
fondation de l'Empire allemand. Devenu Chancelier du Reich, Otto Von BISMARCK ne
peut plus envisager d'unification monétaire autre que nationale. L'article 4 de la
Constitution de l'Empire allemand, d'avril 1871, accorde au Reich le privilège de légiférer
en matière monétaire et bancaire. La création du mark-or valant 3 thalers en 1873 est
associée au choix du monométallisme-or par l'Allemagne. La fondation en 1875 de la
Reichsbank dotée d'un monopole d'émission des monnaies d'empire (le Reichsmark sera
l'unité monétaire principale de l'Allemagne de 1924 à 1948 et sera remplacée par le
Deutsche Mark qui restera jusqu'à l’entrée de l'Allemagne dans l'Euro) marque
l'achèvement de l'unification et l'Allemagne s'impose en cette fin du 19è siècle comme
une très grande puissance européenne et mondiale.
4.2.3- De l’industrialisation de l’Empire allemand à sa montée en puissance
Le décalage de l'industrialisation allemande par rapport à l'Angleterre et à la France
explique pourquoi la construction du chemin de fer a pu jouer un rôle moteur dans le
processus d'industrialisation de l'Allemagne. En effet, la demande d'équipement
ferroviaire a entraîné l'expansion de la production du charbon, du fer et de l'acier.
L'industrie allemande s'est orientée dès le départ vers l'industrie lourde. L'Allemagne a été
en tête des pays du continent avec près de 6000 km de voies ferrées en 1850 contre 3000
km en France. Pourtant, ce n'est qu'en 1841 que les premières locomotives furent
construites en Allemagne. Très vite, l'industrie allemande a pu produire des locomotives,
de wagons et des rails, accroître ainsi la production de charbon, de fer et d'acier. La
construction navale s'est développée également de manière importante pendant la période
de décollage entre 1830-1860. La construction des moyens de transport a donc entraîné
l’économie allemande au cours de sa « révolution industrielle ». Venant plus tard
après l’Angleterre et la France, la révolution industrielle en Allemagne a pu bénéficier
des techniques déjà acquis dans les pays voisins. Les initiatives de l’Etat dans le
domaine économique et l’aménagement d’un réseau de voies de communication ont
puissamment aidé l’industrialisation de l’Allemagne et les ressources en charbon et
minerais n’ont pu qu’accélérer le développement d’une économie industrielle qui
allait bientôt dominer le continent européen. L’histoire économique de l’Allemagne
montre que le rôle de l’Etat n’a pas été négligeable dans le processus
d’industrialisation. L’intervention de l’Etat constitue une des originalités principales
60
du développement économique de l’Allemagne à partir de 1871. L’action publique
porte d’abord sur le chemin de fer en aidant son financement et en fixant le tracé
de lignes, puis par la gestion centralisée des lignes et enfin par la maîtrise des
tarifs qui constitue un instrument de politique économique utilisée notamment pour
favoriser l’écoulement des produits agricoles. Par exemple il prend part directement
au démarrage des principales industries en envoyant des missions d’ingénieurs se
former en Angleterre et parfois en créant des entreprises publiques. Plus
caractéristique encore et plus durable, apparaît l’effort de développement systématique
des formations techniques à tous les niveaux, depuis celui des écoles professionnelles
d’industrie jusqu’à celui des grandes écoles et instituts. Enfin, l’intervention de l’Etat
est également très précoce dans le domaine social, avec la création entre 1883 et
1889 d’un système très complet d’assurances sociales obligatoires financées par des
cotisations patronales et ouvrières avec complément versé par l’Etat.
4.3- Maturation de la révolution industrielle anglaise et sa diffusion en Russie
L’émergence économique de la Russie a été et n’a démarré véritablement qu’après la
crise agricole du début des années 1880 et se caractérise par une croissance
industrielle forte entre 1887-1900 suivie d’un ralentissement entre 1900-1917. Les
structures politiques, économiques, sociales et mentales ont offert une grande
résistance au progrès technique mais la Russie, sous l’impulsion de l’Etat, a pu
profiter des connaissances acquises dans les autres pays capitalistes industrialisés.

4.3.1- Du système agricole servile à la nouvelle économie politique en Russie

Le modèle de développement russe, jusqu’à la révolution de 1917, présente des


traits particuliers qu’on ne retrouve pas au même degré dans les autres pays.
L’agriculture russe est dominée jusqu’en 1861 par le servage : des paysans qui
travaillent des terres pour le compte des grands propriétaires fonciers. En effet, il y
avait 20 millions de paysans de la Couronne qui travaillaient pour le Tsar et 21 millions
qui travaillaient dans les mines pour le compte des Seigneurs. Il était impossible
d’accroître la productivité de l’agriculture dans un tel contexte et d’amorcer la
révolution industrielle. Mais les dirigeants russes prirent conscience du retard
économique et social de leur pays et le TSAR Alexandre  (1855-1881) s’attaqua
61
au problème de servage. Dès juillet 1858, le Tsar libéra les paysans de la Couronne.
Il fallait vaincre ensuite la résistance d’une noblesse conservatrice pour arriver à
l’émancipation générale le 3 mars 1861. Les serfs obtenaient une liberté personnelle
de principe et pouvaient acquérir, en tout ou partie, et moyennant une redevance,
la terre qu’ils cultivent jusqu’alors pour le seigneur. L’Etat versait le prix d’achat
au seigneur et se faisait rembourser par le paysan en 49 ans. Cette méthode n’a
pas pu atteindre l’objectif visé car les seigneurs possédaient en fait les terres fertiles
qu’ils font exploiter pour leur propre compte et ne vendaient que des terres pauvres
aux serfs émancipés pour toucher la rente immédiate. Or cette indemnité fut très
souvent fixé au-dessus du prix du marché et un grand nombre de paysans se vit
obligé de payer davantage pour cultiver une surface plus petite. En outre, le droit
de propriété du serf sur la terre n’étant pas effectif car la distribution des terres
était confiée à la communauté villageoise appelée « MIR ». De période en période,
le mir devait redistribuer les terres entre ses membres par tirage au sort et c’est
le village tout entier qui était responsable de l’indemnité avancée par l’Etat. Le
mir devient ainsi le nouveau maître des serfs et les empêche de quitter le village
et plus, les travaux de toutes les familles devaient se passer au même moment afin
de laisser les jachères en pâturage le plus longtemps possible. Dans ces conditions,
toute initiative individuelle était paralysée. Une réforme agraire qui accompagne
l’abolition du servage n’eut pas l’effet bénéfique auquel on aurait pu atteindre. Sur
le plan technique, elle a été un échec complet et sur le plan politique, elle n’a
fait que raviver les mécontentements des paysans qui voulaient la propriété de leurs
terres sans être écrasés par les dettes envers leurs anciens seigneurs ou l’Etat. Cette
situation de quasi-révolte devient effective en 1905 mais surtout en 1917. Ne
connaissant pas l’industrialisation, la Russie ne vivait que de l‘exportation des produits
agricoles ; ce qui profitaient aux seigneurs. Mais la chute des prix mondiaux en
1870, les famines de 1891-1892 et de 1902, les soulèvements qui suivirent la
défaite de la Russie dans la guerre contre le Japon en 1905, sont autant de facteurs
qui ont amené le gouvernement du Tsar à opérer quelques autres réformes pour
calmer le mécontentement des masses. En 1906, dans une nouvelle réforme agraire,
les communautés villageoises sont supprimées, les dettes restant en charge des
62
paysans sont annulées. Entre 1907-1915, on a dénombré 2 500 000 paysans devenus
propriétaires individuels de leur ferme et ont ainsi échappé à l’emprise du mir.
Malheureusement, la guerre de 1914 va très vite mettre fin à ce processus de
réforme. Ce nouveau cataclysme allait déclencher une nouvelle révolution appelée
marxiste mais surtout de la médiocrité conservatrice et de l’égoïsme de la classe
au pouvoir. Le secteur textile de type proto-industriel jusque fin 18ème début 19ème
siècle (sous forme de manufacture domaniale et servile) connait à partir de 1800
l’implantation de véritables usines où se concentre une classe ouvrière spécialisée
d’origine libre ou servile. En Russie les conséquences de la guerre provoquent une
hostilité grandissante envers le régime tsariste. En novembre 1917, la révolution dite
d'Octobre (en raison du décalage du calendrier russe) porte les bolcheviks au pouvoir. Une
paix avec l'Allemagne est immédiatement négociée mais à partir de l'été 1918 les attaques
contre le régime bolchevik se multiplient. Une insurrection interne se structure autour des
« armées blanches » du Général Anton Ivanovitch Denikine à partir de l'Ukraine, de
l'Amiral Aleksandr Vasilevitchi Koltchak à partir de l'Oural et de la Sibérie. Des
interventions militaires étrangères (britannique et japonaise notamment) sont déclenchées
à l'Est de la Russie. L'Armée Rouge organisée par Léon Trotski parvient à repousser des
offensives trop peu coordonnées. Au printemps 1920 une guerre s'engage avec la Pologne,
elle se conclut par la signature du traité de Riga en octobre 1920 qui oblige la Russie à
d'importantes concessions territoriales. Dans le même temps les insurrections paysannes
en réaction aux réquisitions forcées prennent le caractère d'une véritable guerre civile. Les
circonstances dramatiques d'une économie affaiblie paraissent favorables à l'établissement
immédiat d'un communisme final, sans période de transition de « type capitaliste ». Selon
Marx, le socialisme devait constituer une phase de transition entre le capitalisme et le
communisme édénique. Dans l'esprit de Lénine et des siens, il s'agit de court-circuiter
cette phase préparatoire en éliminant immédiatement la monnaie des rapports sociaux de
production et de répartition. Des mesures sont très vite prises en ce sens : nationalisation
des banques en février 1918, nationalisation des entreprises industrielles dont le capital
dépasse un million de roubles en juin 1918, mesure étendue à toutes les entreprises de plus
de 10 salariés à la fin de l'année 1920. Le Vesenkha (Conseil supérieur de l'économie
nationale), créé en décembre 1917, tente d'imposer une gestion centralisée de l'économie
63
qui prend en réalité l'allure d'une répartition de la pénurie. À partir de 1919 le régime
décide d'instaurer la démonétarisation de l'économie. En 1920 les banques sont
supprimées et les responsables administratifs tentent d'établir le budget de l'État en nature
et de concevoir des méthodes de planification en unités physiques. Jusqu'en 1921 le
nouveau régime s’engage dans une fuite en avant centralisatrice. Dans le secteur de
l'agriculture il ne peut éviter l'activation d'un cercle vicieux de requisition, répression,
rationnement envers les paysans. En 1921 le régime bolchevik a survécu mais
l'effondrement de l'économie soviétique est manifeste. La production de céréales
représente 40% de celle de 1913, la production industrielle 20% de celle de 1913. La
capacité d'exportation est réduite à néant. Le taux de mortalité a connu une explosion : il
atteint 60 pour 1 000 en 1921. Le nombre de victimes de la famine dépasse 5 millions,
alors que la guerre civile a fait 10 millions de victimes (2 millions pour la Première Guerre
mondiale entre 1914 et 1917). Durant l'été 1921, sous la pression, alors que la famine
s'amplifie et que les mécontentements menacent de converger, Lénine accepte l'aide
alimentaire internationale et annonce devant le Xe congrès du parti une Nouvelle
Économie politique.

4.3.2- De la Nouvelle économie politique à l’industrialisation de la Russie

Déjà en mars 1921 Lénine avait remplacé les réquisitions arbitraires par un impôt en nature
qui devait en principe laisser aux paysans un surplus commercialisable. Mais le niveau
d'imposition était élevé (un peu plus élevé que les réquisitions effectives de 1920-1921)
et le surplus ne pouvait être vendu qu'à un organisme d'État unique, le Centrosoyuz, qui
achetait à bas prix. Les premiers résultats avaient été décevants. Des concessions
beaucoup plus significatives interviennent en octobre 1921 : suppression du monopole de
Centrosoyuz, légalisation du commerce privé, autonomie des coopératives. Le marché des
terres est par la suite rétabli, les paysans sont autorisés à vendre leurs terres ou à les confier
à bail. Les droits de propriété sont reconnus. En 1924 l'emploi de salariés agricoles à temps
plein redevient autorisé. Le commerce de détail connaît une large dénationalisation et
s'effectue de plus en plus dans le cadre des coopératives. Dans l'industrie, les
dénationalisations se limitent aux entreprises de moins de 20 personnes et restituées à leur
propriétaire ou données en bail. Le monopole d'Etat persiste pour le commerce extérieur
64
mais les relations commerciales s'intensifient. L'URSS importe en particulier du charbon
et de locomotives pour desserrer des goulets d'étranglements énergétiques et ferroviaires.
En 1921 le système d'allocation centralisé des moyens de production est dissous, les
entreprises d'État ou les trusts disposent d'une certaine autonomie en matière de choix des
approvisionnements et d'utilisation de la production. À la suite de la constitution de
l'URSS en tant qu'Etat fédéral (1922), une partie des pouvoirs des Vesenkha sur les
industries d'importances régionales ou locales est transférée en 1923 à des organes au
niveau des républiques (Sovnarkhoz). Cela étant, la centralisation reste maximale pour
l'industrie lourde et l'énergie considérée comme stratégiques. Les banques sont rétablies
en 1921-1922 mais restent sous le contrôle de l'État. Des plans sectoriel et prévisionnel
commencent d'être élaborés au sein de cette NEP sous l'égide du Vensenkha. Les
recherches menées à ce moment-là permettent de constituer peu à peu les instruments
techniques de la planification impérative. Le Gosplan (Commission d’Etat pour la
planification) est créé en 1921. La balance de l’économie nationale est établie pour la
première fois sur l'année 1923-1924. Elle préfigure la méthode des balances qui devient
l'instrument de base de la planification à partir du premier plan (confrontation emplois-
ressources pour les produits clefs). En novembre 1921 le rationnement prend fin, on
revient vers une distribution monétaire des salaires et à une répartition des biens de
consommation par le marché ; une certaine différenciation des salariés est censée
améliorer l'effort individuel. La fiscalité est rétablie. Sur ces bases la NEP apparaît comme
la première expérience historique de socialisme de marché. Le développement de
l’industrie se traduit par le doublement du nombre d’ouvriers qui passe de 252 000
en 1830 à 565 000 en 1860. L’essor repose principalement sur une augmentation
de la demande intérieure de biens de consommation, liées à la commercialisation
croissante de produites de l’agriculture et particulièrement à l’expansion des
exportations associées. L’industrie textile emploie en 1860, environ 55% des ouvriers
dont 21% dans l’industrie du coton. Ce secteur adopte rapidement les modes de
production britanniques. Vers 1830, l’industrie des cotonnades importe la plus
grande partie de fil et la Russie ne possède que 100 000 broches. En 1863, leur
nombre est de 1 750 000 et la production intérieure couvre 90% des besoins. Il
s’ensuit un démarrage industriel russe soutenu par : le volume des exportations
65
russes de céréales double entre 1830 et 1840 entrainant une expansion de la demande
intérieure de produits manufacturés ; la faiblesse de la protection tarifaire encourage
le développement de l’industrie légère qui peut bénéficier de produits semi-finis
manufacturés relativement bon marché ; enfin l’expansion industrielle de l’Europe
occidentale, les exportations russes de produits agricoles bénéficient de la demande
mondiale accrue de produits alimentaires et de matières premières. C’est vrai que
les usines mécanisées ont fait leur apparition, que des usine employant une main
d’œuvre salariée sont devenues des éléments significatifs de la structure industrielle
russe, mais comparativement aux autres pays occidentaux, la Russie est encore en
retard et son industrialisation bute sur le servage qui constitue un obstacle majeur
au développement de l’industrie. A partir de 1860, l’industrialisation est impulsée
par le chemin de fer qui pour l’essentiel demeure une industrie privée avec le
soutien de l’Etat. Le réseau passe de 5 000 km en 1867 à 18 000 km en 1871. Plus
de 4/5 du réseau sont construits par initiative privée. Le rôle indirect de l’Etat
russe pendant les années 1860-1880 est bien illustré par la politique tarifaire libérale
appliquée jusque vers 1877. Des tarifs douaniers relativement faibles voire nuls
s’appliquent aux produits primaires (charbon, coton) et aux produits semi-finis
(fonte, acier, rails). D’une manière générale, la faiblesse des tarifs favorise le
développement des industries légères qui peuvent par là même, obtenir les
consommations intermédiaires relativement peu chères. Aussi, l’élément moteur de
la croissance industrielle au moins vers 1880 est à rechercher du côté de l’industrie
textile qui ne parvient pas à entrainer le reste de l’industrie. Un changement
d’orientation de la politique économique dans un sens plus interventionniste, plus
volontaire, plus national et plus industrialisant est nécessaire et est perceptible dès
la fin des années 1870. En 1876, l’Etat fait obligation aux compagnies ferroviaires
d’acheter au moins la moitié de leurs rails à des producteurs locaux et c’est en
1877 que se produit le retournement dans le domaine de la politique douanière.
Cette tendance s’accentue au cours des années 1880 lorsque l’Etat reprend en main
la construction des chemins de fer et même une bonne partie de leur exploitation,
renforce le protectionnisme, effectue une réorientation de l’industrialisation vers
l’industrie lourde. On note en effet que dans l’expérience russe de l’industrialisation,
66
du fait de la faiblesse de l’initiative privée les plus grandes entreprises ont été
fondées par des entrepreneurs et des capitaux étrangers. L’Etat va intervenir pour
se substituer à l’initiative privée insuffisante et défaillante. L’Etat comme
propriétaire, investisseur, directeur, contrôleur a dominé des activités économiques
importantes telles que les chemins de fer, les banques, l’industrie du sucre, du bois
de construction et de la vente de Vodka. Au cours de deux dernières décennies du
19ème siècle, l’industrialisation fera de rapides progrès et la période 1890-1900
ressemble fort à un take off (décollage).

4.3.3- Du bilan de la Nouvelle économie politique à la planification intégrale

La NEP constitue dans l'ensemble un dispositif cohérent qui permet le rétablissement de


la production et des avancées en termes de développement. Le redressement de la
production industrielle a lieu à partir de 1922-1923, dès lors celle-ci connaît un
quadruplement en 4 ans : la production industrielle de 1913 est retrouvée en 1926 pour
l'industrie légère et en 1928 pour l'industrie lourde. Le pouvoir d'achat ouvrier se redresse
et ceux-ci bénéficient d'une réduction de la durée du travail, de congés annuels et d'un
système complet de protection sociale. Mais la rationalisation de la production
s'accompagne d'une montée du chômage. En 1924 il touche déjà 1,2 million de travailleurs
et en 1928 il atteint près de 2 millions de personnes ; ni les ouvriers qualifiés, ni les
nouveaux diplômés des Instituts ne sont épargnés. La production agricole a retrouvé puis
dépassée vers 1926-1928 celle d'avant-guerre, nettement pour l'élevage, plus légèrement
pour les céréales. Une catégorie sociale de paysans aisés, les koulaks, s'est certes
constituée, ils possèdent des exploitations un peu plus grandes que la moyenne, sont
parvenus à se constituer un capital et peuvent parfois employer un ou deux salariés mais
ils ont une forte autoconsommation et, par conséquent, dégagent des surplus assez faibles.
Pour consolider les fondements de la croissance quelques grands projets d'infrastructures
sont lancés en 1926-1927 et les relations extérieures réactivées avec la volonté d'importer
des biens d'équipements. Mais le commerce extérieur reste limité, il ne représente que 40
% de son volume de 1913, il est déficitaire. La capacité d'exportation du pays est réduite
par rapport à l'époque tsariste surtout dans le domaine des céréales où seulement 2 millions
de tonnes sont exportées en 1926 contre 13 millions de tonnes en 1913. Vers 1928, le
67
problème majeur de l'économie soviétique est celui de l'insuffisance de
l'approvisionnement agricole. Staline déplore que la proportion commercialisée de la
production céréalière ait chuté de moitié par rapport à 1913. Cette situation menace le
développement industriel de l'URSS. Les exportations de céréales conditionnent alors les
importations de biens d'équipement pour l'industrie. L'industrialisation et l'urbanisation
nécessitent un approvisionnement croissant en denrées alimentaires. Les koulaks ne
parviennent pas à compenser la production des très grandes exploitations qui dégageaient
d'importants surplus avant-guerre : l'égalisation des bolcheviks, autour de Trotski et
Preobrajenska, dénonce la spéculation des koulaks et des nepmen (petits industriels et
commerçants). Elle redoute une perversion du régime à travers le développement de ces
éléments d'économie de marché. Elle recommande une collectivisation immédiate et totale
du secteur agricole. À droite du parti, Nikolaï Ivanovitch Boukharine récuse la
collectivisation forcée, il préconise de laisser jouer les mécanismes d'incitations du type
capitaliste. La socialisation agricole doit être un objectif de long terme qui s'imposera de
lui-même lorsque le secteur coopératif aura fait la preuve de sa plus grande efficacité.
Sans doute pour des motifs politiques Staline revient en 1928 à la politique de réquisition
forcée en donnant des instructions dures aux cadres locaux. Les paysans réagissent comme
après-guerre par la baisse de la production. En novembre 1929 dans l'improvisation la plus
totale, en dehors des objectifs du premier plan quinquennal, Staline - maître absolu du
parti - annonce la liquidation pure et simple des koulaks en tant que classe. La
collectivisation associée à des prélèvements massifs sur l'agriculture ouvre la voie à une
industrialisation accélérée de l'URSS dans un cadre de planification intégrale et
autoritaire.
68
Chapitre 5- DE LA MATURATION DE LA REVOLUTION INDUSTRIELLE
ANGLAISE A SA DIFFUSION EN AMERIQUE ET EN ASIE

Les premiers pays qui ont suivi l’exemple anglais sont la France, la Belgique, la
Suisse, l’Allemagne, l’Autriche, la Suède, l’Espagne, la Russie. Le cas de
l’Amérique du nord peut être analysé comme une transplantation des expériences
européennes. La révolution industrielle aux Etats-Unis présente aussi quelques traits
caractéristiques. Comparativement aux anciens pays d’Europe qui ont connu la
révolution industrielle, les Etats-Unis font office de pays neuf. Le Japon fait donc
exception, à la fin du 19ème siècle, du progrès technique rendant celui-ci non
seulement beaucoup plus inaccessible, plus difficilement transférable (ne serait-ce
que par la complexité plus grande de la technique) mais réduisant aussi les chances
qu’avait un début de développement de susciter automatiquement un mouvement
cumulatif de croissance. La période du démarrage Japonais se place en un moment
charnier dans l’évolution des techniques et surtout des conséquences économiques
de cette évolution des techniques. Le progrès enregistré par la Chine pendant la période
des réformes qui a commencé en 1978 est l’un des plus beaux exemples de réussite
économique de l’après-guerre. La Chine est devenue la septième économie mondiale et le
deuxième pays d’accueil de l’investissement direct étranger. Pendant la deuxième moitié
du XXe siècle, seuls le Japon et la Corée, tous deux pays de l’extrême orient, ont atteint
un niveau comparable de croissance rapide et soutenue.

5.1 Fondements de la puissance économique des Etats-Unis

Durant le XIXe siècle, la montée en puissance des Etats-Unis d’Amérique est foudroyante.
Nation nouvellement indépendante qui abrite 5 millions de pionniers fin XVIIIe siècle, le
pays apparait un siècle plus tard comme la première puissance économique mondiale. Cet
exemple est riche d’enseignements sur les conditions à établir pour enclencher une
dynamique de croissance forte.
69
5.1.1- Les étapes de la constitution du territoire des Etats-Unis

Au plan politique, si l’adoption de la déclaration de l’indépendance a lieu dès le 4 juillet


1776, ce n’est que le 3 septembre 1783 que le traité de Versailles (France) fit accéder à
l’indépendance les 13 colonies américaines de l’Angleterre. Le 17 septembre 1783, la
constitution des Etats-Unis était adoptée par la convention de Philadelphie et le 4 mars
1789, le premier gouvernement fédéral entrait en fonction sous la présidence de Georges
Washington. Les Etats-Unis achètent la Louisiane à la France en 1803. C’est un
vaste territoire à l’Ouest du Mississipi qui inclut une dizaine des actuels Etats
américains (Arkansas, Missouri, Iowa, etc.). En 1819, les Etats-Unis achètent la Floride
à l’Espagne. En 1845, le Texas est annexé aux dépens du Mexique. En 1846, la Grande
Bretagne leur cède l’Oregon (un grand territoire qui inclut aussi les Etat de
Washington et du Wyoming). En 1848, le Mexique cède les territoires les plus au sud-
ouest (Californie, Nevada, Arizona, Utah). Au plan économique, le taux de croissance
annuel moyen du PIB atteint aux États-Unis 4,2% sur la période 1820-70 et 3,94% sur la
période 1870-1913. Une approche comparative rend mieux compte de la fulgurance de la
croissance américaine : son rythme est deux fois plus élevé que celui du Royaume-Uni,
pays engagé le premier dans la Révolution industrielle. L'intensité de la croissance des
États-Unis entraîne son ascension dans la hiérarchie des puissances. Sur la seule base du
produit global dès les années 1870 les États-Unis apparaissent comme la première
puissance économique mondiale. En 1913 la production américaine est 2,5 fois supérieure
à celle de la Grande-Bretagne. En termes de taux de croissance du PIB par habitant,
indicateur de niveau de vie, les performances américaines sont également
exceptionnelles : 1,34% entre 1820 et 1870 puis 1,82% entre 1870 et 1913. Cet élément
laisse apparaître que la croissance du PIB américain n'est pas exclusivement fondée sur
un accroissement quantitatif du facteur travail. De telles performances permettent un
dépassement du niveau de vie anglais. Alors qu'en 1820 le PIB par tête américain est
inférieur de plus d'un quart au PIB par tête britannique, en 1913 il lui est supérieur de 8%.
Même si le niveau de vie progresse à un rythme, rapide il convient de mentionner que sur
le marché du travail les ajustements peuvent alors être violents et associés à une grande
précarité. Plus largement le marché du travail se caractérise par sa flexibilité et des
70
conditions de travail difficiles (dénoncées, par exemple, par Upton Sinclair dans The
Jungle publié en 1905). Le système industriel américain engendre un monde nouveau
consumériste, très inégalitaire, parfois extravagant et souvent qualifié de capitalisme
sauvage.

5.1.2- Le territoire, les ressources naturelles et la forte croissance démographique

Grâce à l’étendue du pays en latitude et aux différences d’altitudes, les Etats-Unis


bénéficient d’une variété de climats propices à une grande diversité de productions
agricoles. Les ressources minières et énergétiques sont abondantes dans les
Appalaches tandis que les réserves de pétrole et de gaz sont abondantes au Texas,
en Louisiane et en Californie. Pays neuf, doté de ressources quasi-illimitées et d’une
population de colons et d’immigrants, les Etats-Unis allaient se prêter facilement à toutes
les entreprises susceptibles d’améliorer les techniques de production. Le melting pot
américain était composé d’une population relativement jeune et hétérogène. Ce
croisement des races et des religions, sous la prédominance anglo-saxonne, allait se
révéler extrêmement favorable à l’esprit d’entreprise. La croissance démographique
est extrêmement forte au 19è siècle (9,9 millions en 1820, puis 40,2 millions en
1870 et 97,2 millions en 1913). Cette situation s’explique notamment par l’importance
de l’immigration : entre 1860 et 1914, le pays a accueilli 32 millions d’immigrés
en provenance du Royaume-Unis, de Scandinavie, d’Europe centrale et d’Italie pour
l’essentiel.
5.1.3- Le dynamisme de l’innovation et la révolution industrielle

Les Etats-Unis sont très tôt, à partir des années 1820-1830, un important foyer
d’innovations et que dès le deuxième 1/3 du 19è siècle ils deviennent plus
dynamiques que le Royaume-Uni. Dès lors, la domination technologique fonde la
puissance économique américaine. On peut citer quelques repères chronologiques
pour expliquer les performances exceptionnelles de ce pays : la machine à égrener
le coton inventée par Eli WHITNER en 1793, la moissonneuse-batteuse de Marc
CORNICK en 1833 et breveté en 1844, l’alphabet Morse inventée en 1838, le
télégraphe par le même Samuel MORSE en 1844, le procédé de la vulcanisation
71
de Charles GOODYEAR en 1840, la machine à coudre par Elias HOWE en 1846,
l’ascenseur par OTIS en 1854, le phonographe et la lampe à incandescence par
Thomas EDISON en 1878. La révolution industrielle proprement dite, en bénéficiant
des premières techniques anglaises, a démarré dans l’industrie textile, l’industrie de
la chaussure, l’industrie métallique et la construction des bien d’équipement. Au
cours de cette période, l’accroissement de la production est de l’ordre de 77% pour
la cotonnade, 42% pour les lainages, 608% pour la bonneterie, 70% pour les
chaussures, 182% pour le charbon, 54% pour la fonte, 66% pour la production de
machines à vapeur et d’équipement. La construction des réseaux de chemins de
fer, notamment transcontinentaux dont 4 sont achevés entre 1883-1893 joue un rôle
capital dans l’industrialisation du pays en permettant l’exploitation d’un vaste
territoire et en facilitant les flux d’échanges. Le réseau passe de 150 000 km en
1880 à 420 000 km en 1914. Les Etats-Unis privilégient le marché intérieur, la
production en étant les promoteurs d’un système d’organisation scientifique du
travail (taylorisme) et du travail en continu ou travail à la chaîne (fordisme) qui
trouvent leurs premières applications au début du 20è siècle. L’Etat fédéral, les
Etats, les Collectivités et les Villes ont également joué un rôle décisif dans le
lancement de la croissance et de l’industrialisation, en organisant la vente des terres,
en lançant des travaux publics, en subventionnant la création des compagnies de
chemin de fer et en souscrivant massivement à leurs emprunts obligatoires. Sur le
plan financier, les États-Unis apparaissent débiteurs nets de l'Europe (principalement de
la Grande-Bretagne) jusqu'en 1914. Les capitaux étrangers servent notamment à financer
la construction de l'immense réseau de chemins de fer. L'assurance et le financement des
opérations commerciales sont assurés par des compagnies britanniques. La place
financière de New York ne parvient pas à concurrencer celle de Londres. Jusqu'à la
création du système de Réserve fédérale en 1913, le système financier américain reste
fragile, très vulnérable aux crises. Au tournant du XXe siècle, les prémices de la future
domination financière américaine s'annoncent néanmoins. Les investissements extérieurs
américains connaissent une accélération forte à partir des années 1890 à destination
notamment du continent américain et en 1914 les États-Unis apparaissent déjà au
quatrième rang mondial pour les capitaux investis à l'étranger. La trajectoire de l'ouverture
72
commerciale des États-Unis est marquée par un repli sur la période 1830-1913. Le
coefficient exportations de marchandises sur PIB passe de 7,6 % en 1830 à 6,4 % à la
veille de la Première Guerre mondiale. L'ouverture commerciale d'une économie est
structurellement une fonction inverse de sa taille. On peut considérer l'économie
américaine de la première moitié du XIXe siècle comme une « petite économie » assez
ouverte sur l'Europe (elle exporte des produits primaires notamment du coton et importe
des articles manufacturés). Rappelons, en effet, que la population des États-Unis n'est que
d'environ 10 millions d'habitants en 1820. Le déplacement de la frontière vers l'ouest et la
croissance démographique en font une grande économie de près de 100 millions en 1915.
La grande taille du marché intérieur permet progressivement de concilier diversification
des productions et compétitivité ; ce qui évite de recourir à l'échange international. Un
second facteur clef de la trajectoire de l'ouverture réside dans la politique commerciale
active et défensive à l'œuvre en permanence. Les États-Unis ont un niveau de droits de
douanes systématiquement très élevés en termes relatifs. La date de 1816 peut être retenue
comme point de départ d'un activisme tarifaire. En 1820 la protection atteint déjà 35-45%
sur les produits manufacturés. Le pays affirme alors protéger ses industries dans l'enfance
conformément aux recommandations du Rapport sur les manufactures d’Alexander
Hamilton (1791). Malgré le fait que la balance commerciale devienne régulièrement
excédentaire à partir de 1875, cette protection est maintenue en permanence - par-delà des
discontinuités - à un haut niveau. En 1875, point bas du protectionnisme mondial sur le
grand XIXe siècle, le taux moyen de droit de douanes sur les produits manufacturés est
évalué par Paul Bairoch (1997) entre 40 et 50 %, soit de loin le niveau le plus élevé parmi
les pays industrialisés. En 1913, cette protection s'élève encore à 44%, soit près du double
des pays européens les plus protectionnistes.
5.1.4- La montée en puissance des Etats-Unis
L'Angleterre est entrée la première dans la Révolution industrielle et dispose d'une très
large avance dans la première moitié du XIXe siècle. En 1820, son PIB est trois fois
supérieur à celui des États-Unis et son niveau de vie dépasse celui de la France de près de
40 %. Le milieu du XIXe siècle correspond à l'année de la puissance économique
britannique qui apparaît alors comme le véritable centre de gravité des relations
commerciales et financières internationales. Si au cours du dernier tiers du XIXe siècle,
73
les positions commerciales britanniques se détériorent du fait de la concurrence des pays
nouvellement industrialisés, sa domination financière est incontestable jusqu'en 1913. Elle
reste le principal pourvoyeur d'investissement direct à l'étranger. La place financière de
Londres est de loin la première du monde. La livre sterling joue un rôle pivot au sein du
système monétaire international de l'époque (l'étalon-or). Le poids politique de la Grande-
Bretagne se fonde également sur un empire qui regroupe, en 1901 à la mort de la Reine
Victoria, près du quart de la population mondiale (Inde, Australie, Canada...) Cependant,
les performances de croissance du produit global des grandes puissances contemporaines
fait ressortir la fulgurance de la croissance aux Etats-Unis. Le taux de croissance annuel
moyen du PIB y atteint 4,2 % sur la période 1820-1870 et 3,94 % sur la période 1870-
1913. Le rythme de la croissance américaine est deux fois plus élevé que celui du
Royaume-Uni, beaucoup plus élevé aussi sur la période 1870-1913 qu'en Allemagne et au
Japon, pourtant elles aussi, puissances montantes de l’époque. Dans les années 1870, la
production américaine dépasse celle du Royaume-Uni et en 1913 elle lui est 2,5 fois
supérieure. Notons que la production allemande sous l'effet de sa croissance des années
1870-1913 (2,83 % par an) devient supérieure à celle du Royaume-Uni à la veille de la
Première Guerre mondiale. Sur la période 1905-1913, la part des États-Unis dans la
production industrielle des quatre « grands » (Grande-Bretagne, France, Allemagne, Etats-
Unis) est de 48 %, contre 22 % pour la Grande-Bretagne, 21 % pour l'Allemagne et
seulement 9 % pour la France. Sur la période 1825-1834, la situation était toute différente,
la Grande-Bretagne dominait avec une part de 45 %, la part de la France était de 26 %,
celle de l'Allemagne de 21 % et celles des États-Unis de seulement 8 %. En termes de taux
de croissance du PIB par habitant, les performances américaines restent les meilleures en
termes relatifs même si l'écart avec le Royaume-Uni et les autres pays européens est
beaucoup plus réduit. Cet élément laisse apparaître que la croissance du PIB américain
n'est pas exclusivement fondée sur un accroissement quantitatif du facteur travail. De
telles performances permettent une convergence puis un dépassement du niveau de vie
anglais. Alors qu'en 1820 le PIB par tête américain est inférieur de plus de 35 % au PIB
par tête britannique, en 1913 il atteint 5 301 dollars par habitant aux Etats-Unis contre
4 921 dollars au Royaume-Uni).
74
5.2- Le miracle économique du Japon
Entre 1860-1880, en raison de l’utilisation généralisée de la vapeur, les coûts de transport
deviennent suffisamment faibles pour ne plus constituer eux-mêmes un obstacle à
l’importation des produits manufacturés des pays qui s’industrialisent. A partir de 1890-
1900, la technique a presque totalement perdu de sa simplicité initiale, les liens de
causalité qui la caractérisent s’estompent et une imitation par simple information devient
impossible, du moins difficile. La productivité des industries européennes et américaines
tend également à atteindre des niveaux tellement élevés qu’ils permettent et suscitent des
pressions accrues sur les marchés d’outre-mer aussi bien pour la fourniture des
matières premières que pour l’écoulement de certains excédents de production. Dès
lors, on peut se demander dans quelle mesure la tentative de démarrage économique du
Japon n’aurait pas été un échec si ce pays avait attendu encore deux ou trois décennies
avant de s’engager dans ce processus.

5.2.1- Le repli autarcique, la stagnation et l’affaiblissement

Depuis 1639, le Japon est en situation de quasi-autarcie. Seule l’ile de Dejima au


large de Nagasaki accueille quelques commerçants hollandais et chinois. La
motivation de ce repli n’est pas économique mais religieuse. En effet, les shoguns
Tokugawa (Chefs militaires et civils japonais du 12ème au 18ème siècle qui exerçaient
parallèlement aux dynasties impériales un véritable pouvoir) souhaitent alors protéger
le pays de l’influence du christianisme. Au milieu du 19ème siècle, les structures
économiques du Japon restent largement traditionnelles et ses performances économiques
relativement médiocres. D’après Madison (2001), la croissance du PIB du Japon est
seulement de 0,41% sur la période 1820-1870, alors qu’elle atteint 4,2% aux Etats-
Unis, 2,05% au Royaume-Uni, 1,27% en France et 2,01% en Allemagne sur la
même période. Cette séquence historique rappelle que l’ouverture est une condition
nécessaire de la croissance, sans naturellement être une condition suffisante. En
1854, les canonnières américaines du commodores Perry pressent, par la force, le
Japon de s’ouvrir aux échanges internationaux. Le Japon doit concéder l’ouverture
de trois ports : Shimoda, Nagasaki et Hakodate. Il est contraint de signer des «
traités commerciaux inégaux » avec les Etats-Unis (1854) et les puissances
75
Européennes (1858). L’Autarcie est analysée par certains Samouraïs (membres de la
classes des guerriers, dans l’organisation shungunale du Japon d’avant 1868) comme un
facteur explicatif de l’affaiblissement du Japon. Craignant la colonisation par
l’Occident, ils entendent restaurer le pouvoir politique de l’Empereur accaparé par
les shoguns depuis le moyen Age et impulser une politique d’ouverture et de
modernisation. A la suite d’un coup d’Etat, le pouvoir impérial est restauré, Tenno
Mutsuhito est porté au pouvoir en 1868. Jusqu'en 1890, l'empereur promulgue les grandes
réformes structurelles. Après l'octroi de la charte constitutionnelle de 1889, Tenno
Mutsuhito ne légifère plus afin de ne pas user le prestige impérial mais il reste le symbole
de l'unité de la nation et de sa modernisation. Le nom Meiji (Gouvernement éclairé) lui
sera attribué à titre posthume. Au début de son règne, le pays parait cumuler les handicaps
structurels et rien ne laisse présager qu'il peut connaître un développement foudroyant. La
surface agricole est relativement réduite, les ressources minérales et énergétiques sont très
faibles, le risque sismique est permanent, le relief escarpé ne favorise pas l'intégration des
marchés internes.

5.2.2- Le rôle central de l’Etat dans le décollage du Japon

Comme le souligne Gerschenkron dans son ouvrage publié en 1962, « L’Etat japonais
joue un rôle clef dans le processus de rattrapage en mettant en place de nouvelles
institutions et en favorisant le transfert des technologies occidentales ». Il consolide son
système fiscal et accroit constamment ses recettes. L'effort fiscal est d'abord supporté par
les paysans avec la création en 1873 d'un impôt foncier assez élevé (3% de la valeur de la
terre) qui représente alors plus de 90% des revenus gouvernementaux. Les recettes sont
par la suite diversifiées avec le développement d'une taxe sur la consommation et la
création d'un impôt sur le revenu dès 1887 : la part de l'impôt foncier dans les recettes
budgétaires n'est plus que de 35% en 1900. L'Etat joue pleinement son rôle de fournisseur
de bien collectif favorable au développement : réseaux de télégraphe, bureaux de poste,
canaux, routes, aménagements portuaires, chemins de fer, etc. La première ligne de
chemin de fer (Tokyo-Yokohama) est en chantier en 1869, avec l'appui des anglais, et
mise en service dès 1872. Alors qu'auparavant, l'éducation était réservée aux enfants des
samouraïs et des marchands, l'école est ouverte à toutes les catégories sociales sans
76
distinction de sexe. L'école obligatoire est introduite en 1879, passe de trois à quatre ans
de scolarité en 1900, puis à six ans en 1908. Des cours élémentaires et supérieurs sont
institués, des universités sont créées. L'Etat contrôle les programmes avec la volonté
d'intégrer les savoirs occidentaux les plus récents. Par ailleurs, beaucoup de jeunes
japonais sont envoyés aux Etats-Unis et en Allemagne pour observer des institutions et
acquérir de nouveaux savoirs. Un mot d'ordre des nouveaux gouvernants japonais était au
départ « un pays riche, une armée forte ». Un effort colossal est réalisé pour restructurer
et renforcer l'armée : la part des dépenses militaires dans les dépenses publiques atteint
31% en 1900 et 41,9% en l910, elles soutiennent le développement industriel du pays. Le
service militaire est rendu obligatoire. Le nationalisme est exacerbé.

5.2.3- La promotion de l’industrialisation et du transfert technologique

Le Japon axe largement son industrialisation sur le transfert des technologies occidentales,
il importe des biens d'équipement d'abord dans le secteur textile (filature de la soie et du
coton), un peu plus dans l'industrie lourde (aciérie, chantier naval). Pour s'approprier
véritablement les nouvelles techniques de production, le Japon recourt à l'expertise
d'ingénieurs et de techniciens occidentaux : en 1874 le Ministre de l'industrie finance le
séjour de plus de 500 spécialistes étrangers. L'Etat favorise le développement de secteurs
jugés clefs en construisant lui-même des usines pilotes (filatures, entreprises
métallurgiques, ciments produits chimiques) certains de ces entreprises sont privatisées
dans les années 1880 renforçant ainsi des zaibatsu (conglomérats japonais de type familial
fondés sur des réseaux financiers entre une banque et de nombreuses sociétés
commerciales et industrielles) naissants. Ces privatisations permettent l'émergence d'un
grand patronat très lié à l'administration largement dépendant des commandes publiques
et des financements nationaux. Cette modernisation est financée essentiellement par une
épargne interne. Immédiatement après la révolution, le Japon tente d'emprunter des
capitaux à l'étranger mais jugeant les taux trop élevés. Il décide jusqu'en 1898 (date à
laquelle il renverse de nouveau sa politique) de s'interdire l'accès au capital étranger. Les
comportements d'épargne sont valorisés autour de l'ambition nationale de devenir une
grande puissance. Un système financier moderne est mis en place. En 1872, l'ordonnance
sur les banques inspirée du « free banking Act» américain de 1838 autorise les banques
77
agréées à émettre des billets de banque convertibles en or. En 1875, un système d'épargne
postale est mis en place, ces caisses sont autorisées à collecter des dépôts. En 1882, la
banque de Japon est créée (dans un premier temps elle ne bénéficie pas d'un monopole
d'émission). L'Etat encourage l'émergence de banques d'investissement à long terme,
capables de prendre le relais du financement public.

5.2.4- La montée en puissance économique du Japon

Au cours des années 1950-60, les performances de l’économie japonaise sont


exceptionnelles, son PIB progresse en volume de près de 10% par an. La mise en place
d’un modèle de développement original lui permet de s’imposer, au milieu des années
1970, comme la deuxième puissance économique capitaliste. Le caractère foudroyant de
cette réussite due à la rencontre d’une conjonction particulière de facteurs conduit
beaucoup d’observateurs à évoquer « le miracle économique japonais ». Au sortir de la
2nd WW, le Japon cumule les handicaps. Le retour de près de 6 millions de réfugiés accroît
le déséquilibre entre la population et les ressources naturelles. Le pays n’évite la famine
que grâce à l’aide alimentaire américaine. La loi eugénique (de eugénisme, ensemble des
méthodes qui visent à améliorer le patrimoine génétique des groupes humains, en limitant
la reproduction des individus porteurs de caractères jugés défavorables ou en promouvant
celle des individus porteurs de caractères jugés favorables) de 1948 ne fait que freiner une
forte croissance démographique. Les tensions inflationnistes sont extrêmement fortes. Le
Japon est par ailleurs privé de ses possessions extérieures qui jouaient un rôle important
dans la croissance des années 1930 (réservoir de matières premières et débouchés
privilégiés). En 1949, le Japon va aussi s’interrompre ses échanges avec la Chine après la
victoire des communistes. L’industrie lourde japonaise tournée auparavant vers le secteur
militaire apparaît non compétitive. Parmi les grands pays le Japon est le dernier à retrouver
son niveau de production d’avant-guerre : le maximum de 1939 n’est retrouvé qu’en 1954.
Le taux de croissance du PIB du Japon est estimé, par Angus Madison, à 9,29% par an
entre 1950-73. Une approche comparative fait ressortir la fulgurance de cette
accumulation : le rythme de la croissance japonaise est très peu de 2 fois supérieur à celui
de l’Europe de l’Ouest. De son côté, le taux de croissance du PIB par tête progresse de
8,05% sur la même période soit, là encore, le double de l’Europe. Le rattrapage japonais
78
se fonde sur une industrialisation rapide : la croissance de la production industrielle atteint
les 15% dans les années 1960. Un rattrapage en termes de productivité horaire du travail
est également à l’œuvre puisqu’entre 1950 et 1973 celle-ci passe de l’équivalente de 14%
du niveau américain à 46% et de 43% à 65% du niveau Ouest Allemand. Compte tenu de
son poids démographique, ses performances permettent au Japon de se hisser au 2è rang
des puissances capitalistes dès 1973 (la population passe de 83,5 millions en 1950 à 108,6
millions en 1973). L’industrialisation se fonde sur un immense effort national de
formation de capital. Le taux d’épargne des ménages (de l’ordre de 20%) est plus élevé
qu’aux USA et que dans la plupart des pays européens le taux d’investissement ne cesse
de croître, il atteint 30% du PIB vers 1960 puis 35% vers 1970. L’investissement japonais
est fondé sur la mobilisation de l’épargne domestique plus dynamique, il permet
l’absorption des technologies occidentales et le rattrapage progressif des niveaux de
productivité. Les autorités favorisent l’achat de brevets américains et freinent l’ouverture
aux IDE jugés trop dangereux pour l’indépendance nationale. La percée japonaise
s’effectue d’abord sur les bases nationales même si l’aide américaine favorise comme en
Europe de l’Ouest le redressement initial ainsi que les transferts de technologies. La taille
du marché intérieur permet au Japon d’acquérir une compétitivité dans les secteurs de la
mécanique, l’électroménager, l’automobile, puis l’électronique et de s’orienter vers une
croissance plus ouverte à partir des années 1960. L’essor se fonde sur le maintien d’une
durée hebdomadaire élevée du travail (environ 60 heures) et un fort taux d’activité des
personnes âgées : au total le nombre d’heures travaillées passe de 77 289 millions en 1950
à 107 389 millions en 1973. Les dépenses en équipements collectifs et l’investissement
immobilier paraissent être sacrifiées ; ce qui contribue à accroître le coût social de
l’expansion japonaise. Comme lors de la restauration Meiji, la force du Japon est d’avoir
mis en place des institutions centralisées très imbriquées et parfaitement en phase avec les
singularités culturelles japonaises. Trois éléments du modèle japonais peuvent être mis en
exergue : une économie dualiste, l’harmonie sociale et une osmose entre pouvoirs publics
et milieux industriels et financiers. Une grande complémentarité se dégage entre d’un côté
de puissants groupes (les keiretsus, résurgence des zaïbatus) qui orientent l’accumulation
du capital vers des industries d’avenir et de l’autre un secteur de petites entreprises sous-
traitantes mais juridiquement indépendantes qui offrent une flexibilité pour absorber des
79
surplus de main-d’œuvre non qualifiée pour faire face à des ralentissements conjoncturels.
Dans les grands groupes, l’attitude des syndicats maisons est coopérative et les
revendications salariales modérées. La progression salariale s’effectue à l’ancienneté, les
employés perçoivent des prestations sociales spécifiques et ont l’assurance d’une stabilité
de l’emploi. La part relativement importante de rémunération variable permet le cas
échéant de maintenir une flexibilité des salaires. Le dialogue entre l’Etat et les fédérations
patronales (zaikai) est permanent, il est facilité par des liens personnels et des passerelles
en termes de carrières. Le ministère du commerce international et de l’industrie joue un
rôle moteur dans l’importation de technologies, les fusions et les restructurations
d’entreprises. Il coordonne la mise en place d’une politique commerciale active qui
protège le marché intérieur japonais (droits de douanes, protectionnisme gris, sous-
évaluation réelle du Yen, etc.). La Banque du Japon contrôle, quant à elle, étroitement les
structures financières du pays.

5.3- Dynamisme économique de la Chine

L’économie chinoise a subi de profondes transformations au cours des trente dernières


années. La stratégie économique de l’État se caractérise par la création de voies de
développement distinctes en dehors du secteur public, suivant des règles et principes
différents, afin d’accroître progressivement le champ d’action des forces du marché tout
en éliminant peu à peu la planification centralisée. Ce processus, baptisé « sortir de la
planification par la croissance », a donné de très bons résultats, mais il est de plus en plus
manifeste que sa capacité à faire avancer le développement économique de la Chine est
en train de s’épuiser. Les problèmes structurels de l’économie réelle n’ont cessé de
s’aggraver au cours des années 90, ce qui a conduit à une sous-utilisation croissante du
travail et à un ralentissement prolongé de la croissance réelle. Ces problèmes structurels
sont en grande partie imputables au manque d’intégration des marchés des facteurs, entre
les entreprises et entre les régions.
80
5.3.1-Les obstacles à l’utilisation des ressources dans l’économie rurale

L’agriculture chinoise emploie environ 50 % de la population active du pays et se


caractérise par une relative pénurie de terres par rapport à la main-d'œuvre et par une
production à petite échelle recourant à une faible mécanisation. Comme au Japon et en
Corée, la production par unité de terre est élevée par rapport aux critères internationaux,
mais la production par travailleur est faible. Les cultures intensives, notamment le blé, le
maïs, le soja et le coton se trouvent essentiellement dans la partie septentrionale du pays,
tandis que le riz et le sucre sont principalement produits dans la partie méridionale du
pays. La culture de légumes, qui nécessite une main-d'œuvre abondante, se concentre dans
les provinces côtières et les zones périurbaines. La production de viande est plus
équitablement répartie dans le pays et revêt une forme peu intensive. L’agriculture fournit
moins de la moitié du revenu rural. Le revenu par habitant des ménages ruraux équivaut à
40% de celui des zones urbaines et, principalement en raison d’un meilleur accès aux
emplois non agricoles, il est le plus élevé dans les zones côtières. Les mesures en faveur
de l’économie rurale sont toujours menées dans le cadre de structures distinctes de celles
qui s’appliquent aux autres pans de l’économie. Les limites imposées à l’intégration avec
le reste de l’économie n’ont pas empêché le secteur rural de fournir deux sources clé du
développement de la Chine pendant une grande partie de la période des réformes. La
première provenait d’une transformation majeure des mesures s’appliquant à l’agriculture
au début des années 80. Le système collectiviste soumis à un contrôle strict et qui prévalait
avant la réforme a été remplacé par un système reposant sur les ménages, dans lequel les
agriculteurs louent leurs terres auprès des entreprises collectives, sont en grande partie
autonomes dans leurs décisions de production, et supportent les gains et les pertes de leurs
activités. Les forces du marché se sont en grande partie substituées aux plans et objectifs
fixés par l’État. A l’exception des céréales, l’intervention de l’État dans la production, les
prix et la commercialisation des produits agricoles est limitée. Cependant, la hausse de la
productivité agricole s’est accompagnée d’une migration massive des travailleurs de ce
secteur vers l’industrie. Pour donner un emploi aux travailleurs venus de l’agriculture, les
autorités locales ont été incitées à encourager la croissance d’entreprises rurales non
agricoles Ce sont principalement ces entreprises qui absorbent ce flux de travailleurs. Il
81
s’agit de petites et moyennes entreprises (PME) situées en zone rurale et spécialisées dans
les produits à haute intensité de main-d'œuvre. Avec les entreprises à capitaux étrangers,
elles produisent l’essentiel des exportations chinoises. Non concernées par les restrictions
dues à la planification centralisée, soutenues par les autorités locales, entretenant des
relations commerciales avec les entreprises d’État, bénéficiant d’une plus grande
exposition à la discipline financière par rapport aux entreprises d’État, et ayant accès à une
main-d'œuvre rurale bon marché, les entreprises rurales ont pu prospérer dès la seconde
moitié des années 80. A compter de cette date et jusqu’au début des années 90, ce sont
elles qui ont le plus contribué à la croissance cumulée du PIB et de l’emploi. En 1996,
elles employaient 131 millions de personnes, soit 28% de la main-d'œuvre rurale. Leur
développement a, à son tour, transformé la structure du revenu rural : plus de 40% du
revenu rural proviennent désormais d’activités non agricoles. Ce phénomène a eu pour
effet d’accroître l’interdépendance entre l’économie rurale et urbaine, même si les
distinctions administratives traditionnelles demeurent en grande partie en place.
L’ouverture de la Chine aux marchés internationaux permet de raviver les forces de
croissance de l’économie rurale, mais ne garantit pas que ces possibilités sera exploitée.
Les engagements pris par la Chine pour l’agriculture dans le cadre de l’OMC comprennent
des réductions de droits de douane et une hausse des quotas d’importation, la suppression
de la position privilégiée des entreprises commerciales d’État, et une plus grande marge
de manœuvre des intermédiaires privés pour la commercialisation des produits agricoles.
L’ouverture aux marchés internationaux implique la réorientation des ressources au
détriment des produits nécessitant de vastes étendues de terres, comme les céréales (sauf
le riz) et le coton, et au profit des produits à forte intensité de main-d'œuvre, tels que les
légumes et l’horticulture. Cependant, plusieurs aspects non couverts par l’accord
d’accession de la Chine à l’OMC, en particulier la mainmise de l’État sur l’achat, les prix
et la distribution des céréales, devront être modifiés si cette réorientation se généralise.

5.3.2-Les obstacles structurels à la poursuite du développement industriel

Deux changements structurels liés ont donné l’essentiel du dynamisme au développement


industriel de la Chine pendant la période des réformes. Le premier est le passage d’un
secteur industriel intégralement sous contrôle de l’État au début de la période à un secteur
82
de plus en plus dominé par les entreprises ne relevant pas de l’État, à commencer par les
entreprises détenues collectivement, suivies des entreprises à capitaux étrangers et, plus
récemment, les entreprises chinoises privées. Les entreprises détenues ou contrôlées
entièrement par des entités publiques assurent moins de 30% de la production industrielle,
même si elles emploient près de la moitié de la main-d'œuvre urbaine dans le secteur
formel. Cette transformation de la structure de propriété des entreprises a contribué au
moins de deux manières à la croissance. Premièrement, elle a favorisé une répartition des
ressources au profit des entreprises qui ont su répondre avec plus d’efficience et
d’efficacité aux mutations du marché que la plupart des entreprises publiques. Le fait que
de nombreuses entreprises privées se soient heurtées à des contraintes budgétaires plus
strictes que nombre d’entreprises publiques explique en partie cet écart de performance.
Deuxièmement, la transformation de la structure de propriété a donné un nouvel élan à la
croissance en renforçant la concurrence. L’apparition d’entreprises ne relevant pas de
l’État a engendré une compétition particulièrement vive dans les secteurs d’exportation et
dans ceux fournissant des produits étrangers, auxquels l’État accorde un accès
relativement libre. La concurrence s’est encore intensifiée avec la réduction des
mécanismes de planification centralisée et la libéralisation des prix : près de 90% des prix
de détail sont désormais entièrement déterminés par le marché, les principales exceptions
concernant l’énergie et les autres services publics. L’accroissement de la concurrence a
contribué à ce que l’industrie se tourne davantage vers le profit. La progression de la
concurrence reste toutefois inégale. Les secteurs protégés intégralement ou principalement
réservés aux entreprises publiques comprennent les grands services publics, tels que
l’électricité, l’extraction de gaz/pétrole, mais aussi les mines, l’acier et les autres industries
métallurgiques, la construction automobile, la chimie de base et le tabac. Le deuxième
changement structurel est l’ouverture progressive de l’économie chinoise aux échanges et
aux investissements étrangers. Le tarif douanier moyen appliqué par la Chine est passé de
plus de 40% au début des années 90 à 15% en 2001. Depuis 1979, la Chine a reçu un total
de 350 milliards de dollars de flux d’investissement direct étranger et, ces dernières
années, l’investissement étranger ressortait en moyenne à 4-5% du PIB. Les performances
sont certes inégales : l’essentiel de l’investissement direct étranger provient du Taipei
chinois, de Hong-Kong et d’autres pays asiatiques abritant une importante population
83
chinoise, tandis que la Chine continentale parvient moins bien à attirer l’investissement
direct étranger des pays de l’OCDE. L’investissement direct étranger se concentre
essentiellement dans les provinces côtières, surtout du fait que la plupart des zones
économiques spéciales (ZES) qui accordent un traitement privilégié aux investissements
étrangers se situent dans ces régions. L’ouverture aux échanges et aux investissements
étrangers intensifie la concurrence, dope la croissance des secteurs à forte intensité de
main-d'œuvre, en particulier les entreprises rurales, et permet d’accroître les exportations
chinoises. Les entreprises à capitaux étrangers implantées en Chine contribuent également
au développement des secteurs d’exportation de ce pays, notamment depuis quelques
années car les entrées d’investissement direct étranger se sont recentrées sur les secteurs
d’exportation à forte intensité capitalistique et technologique.

5.3.3-Les obstacles émanant du système financier

Le système financier chinois a réalisé des progrès considérables ces dernières années. La
bourse s’est étoffée de manière impressionnante depuis sa création au début des années
90, et la capitalisation boursière représentait plus de 50% du PIB en 2001. Au cours des
dix dernières années, on a également assisté à la création de nouvelles banques dans tout
le pays, à l’expansion significative du secteur des assurances, au développement d’un
marché monétaire intérieur et, plus récemment, à l’émergence de possibilités de prêts à la
consommation et au logement. La structure de réglementation et de contrôle financier a
été elle aussi soigneusement réorganisée et rationalisée conformément aux meilleures
pratiques internationales. Malgré ces avancées, le système financier ne parvient toujours
pas à exercer plusieurs de ses fonctions de base au sein de l’économie. Même si l’épargne
semble être raisonnablement bien mobilisée, le crédit n’est pas réparti de manière
efficiente. Les entreprises d’État bénéficient de l’essentiel des fonds alloués par le système
financier formel, tandis que les entreprises privées reçoivent une part bien inférieure à
celle requise par leur importance au sein de l’économie. Des principes non commerciaux,
tels que la nécessité de soutenir les entreprises d’État déficitaires, continuent d’influencer
les décisions de prêt des banques. En raison de ces distorsions, conjuguées à la capacité
restreinte à moduler les taux d’intérêt en fonction du risque, le coût effectif du crédit varie
fortement entre emprunteurs de solvabilité comparable. La diversité des établissements
84
financiers et des capacités est limitée. Le marché interbancaire et les autres mécanismes
disponibles ne permettent qu’un transfert restreint de fonds entre établissements financiers
et entre régions. Les entreprises d’assurance et autres investisseurs institutionnels sont
sous-développés, même par rapport à d’autres économies émergentes comme l’Inde et le
Brésil. Le marché obligataire, y compris celui des emprunts d’État, est peu étendu,
fragmenté et manque de liquidité. Malgré sa forte croissance, le marché boursier est freiné
par les restrictions qui pèsent sur son accès et sur les opérations et qui entravent ses
performances. Les instruments financiers permettant de faire face aux fluctuations de la
liquidité, de gérer les risques et de répondre à d’autres besoins spécifiques sont eux aussi
peu abondants. La discipline extérieure conférée par le système financier constitue
également un grand point faible. Des années de crédit soumis à l’autorisation de l’État,
ainsi que l’insuffisance des dispositions visant à faire respecter les contrats et celle des
régimes de faillite ont abouti à une contre-culture du crédit, dans laquelle les banques
n’étaient guère incitées – et encore moins capables – de se conformer à des règles de prêt
strictes et de faire respecter les contrats de prêt. Les obligations imposées par l’État et
l’absence de rigueur des règles de prêts ont engendré un manque de discipline budgétaire
pour de nombreuses entreprises, en grande partie responsable du surinvestissement auquel
on a assisté en 1992-94 et dont les conséquences (excès et inefficience) se font aujourd’hui
sentir dans l’économie chinoise. Le manque global de discipline a été aggravé du fait que
cette discipline n’est pas uniforme d’une entreprise à l’autre. Résultant en partie du
développement limité des marchés de capitaux, mais aussi de l’intervention de l’État dans
les activités des entreprises, le système financier ne dispose pas des moyens pour aider les
entreprises à se restructurer, redéployer les ressources et permettre les prises de contrôle.
Ces carences du système financier montrent, d’une part, que la Chine reste un pays en
développement et, d’autre part, que l’évolution du système financier est en retard sur celle
de l’économie réelle. Malgré la forte croissance du secteur non étatique, le système
financier reste quasiment intégralement la propriété de l’État.

5.3.4- La montée en puissance économique de la Chine

Les performances de la Chine sont d’autant plus remarquables que les réformes y sont
progressives et que ce pays se développe en dépit du contrôle important, bien que
85
déclinant, exercé par l’État sur le capital des entreprises et de l’intervention des pouvoirs
publics dans l’économie. Plutôt qu’une nouvelle orientation, l’accession de la Chine à
l’Organisation mondiale du commerce (OMC), au début des années 80, constitue une
étape importante sur le chemin de la réforme dans lequel ce pays s’est engagé depuis plus
de trente ans. Depuis le milieu des années 80, la Chine libéralise sa politique relative aux
échanges et aux investissements internationaux. Son économie est aujourd’hui aussi
ouverte que celle de certains membres actuels de l’OMC. Même si la Chine aura beaucoup
à gagner de l’ouverture de ses marchés d’exportation que permettra son adhésion, elle s’est
engagée à libéraliser l’accès à son économie de façon plus poussée et plus large que ce qui
avait été convenu avec les membres précédents de l’OMC. Cette volonté montre que
l’ouverture aux marchés internationaux encourage la discipline de marché, l’accès à la
technologie et d’autres bienfaits qui constituent des objectifs majeurs des réformes
économiques nationales. A cet égard, l’entrée à l’OMC est un aspect complémentaire de
la prochaine phase de réformes en Chine. L’économie chinoise a atteint un stade où
d’importants changements sont nécessaires dans la mise en œuvre des réformes.
L’économie étant de plus en plus exposée aux forces du marché et les différents secteurs
étant de moins en moins capables de se développer de façon autonome, les problèmes
rencontrés sont de plus en plus interdépendants. Certaines composantes, telles que les
marchés du travail en zone rurale, l’industrie, le système financier et le développement
régional, sont désormais autant ou davantage tributaires des évolutions qui se produisent
dans d’autres domaines économiques que des évolutions et des mesures qui les concernent
spécifiquement. Les différences entre les pans de l’économie qui ont bénéficié de
traitements différents s’estompent. Cette interdépendance crée plusieurs « cercles vicieux
» dans lesquels les problèmes de certains segments interagissent en se renforçant
mutuellement pour freiner les avancées du processus de réforme global. Il est
particulièrement difficile de rompre le cercle vicieux responsable des médiocres
performances de nombreuses entreprises chinoises et des problèmes du système bancaire.
Étant donné la situation actuelle de la Chine, les résultats des différentes réformes
dépendent de plus en plus de l’interaction entre les décisions prises par les principaux
acteurs économiques (les pouvoirs publics, les entreprises, les travailleurs et le système
financier) qui agissent sur des marchés dont le fonctionnement dépend de cadres généraux
86
tels que ceux régissant la concurrence, les droits de propriété intellectuelle et le
gouvernement d’entreprise. Plutôt que de mettre l’accent sur des secteurs particuliers, les
réformes doivent désormais se concentrer sur des mesures touchant l’ensemble de
l’économie, afin de promouvoir une allocation plus efficiente des ressources, de renforcer
l’efficacité des marchés.
87
Chapitre 6 : L'HISTOIRE DE LA MONDIALISATION ECONOMIQUE
ET L'ESPRIT DU CAPITALISME
Une histoire de la mondialisation doit faire ressortir les éléments de continuité et de
rupture de notre temps et apporter des éléments de réponse à certaines questions
fondamentales. La mondialisation est-elle un phénomène économique nouveau ? Quelles
sont ses forces motrices? Est-elle un processus irréversible ? Il convient donc de distinguer
trois, voire quatre, périodes dans l’histoire de la mondialisation. La mondialisation n'est
pas un phénomène économique nouveau. Dès l'Antiquité, puis au Moyen âge, les cités
marchandes développent des réseaux d'échanges à longue distance autour de la
Méditerranée, vers l'Océan indien, à travers l'Europe, voire l'Afrique. La découverte de
l'Amérique (1492) et le premier tour du monde (1522) marquent le jalon décisif vers une
économie mondialisée au sens propre du terme. Les flux transatlantiques contribuent alors
directement à la formation des grandes économies nationales européennes, en relations
étroites avec leur empire. Au seuil du 19è siècle, la révolution industrielle conduit à
l'internationalisation des économies nationales, en donnant naissance à une division
mondiale du travail entre pays industrialisés et pays pourvoyeurs de produits bruts. Mais,
à travers le 20è siècle, l'intensification des flux internationaux de toute nature, l'intégration
des processus de production eux-mêmes et l'industrialisation de nouveaux pays de tous les
continents bouleversent la nature du commerce international, remettant en question
l'existence même d'économies nationales. L'internationalisation des échanges fait que le
cadre national n'est plus pertinent pour une régulation macroéconomique et un nouveau
cadre se dessine cherchant à corriger les errements de l'entre-deux guerres et les suites de
la 2ème Guerre mondiale sur le double plan monétaire et commercial.
6.1- La première mondialisation (1850-1914)
La première guerre mondiale marque la rupture d’un processus d’intensification des
échanges internationaux entamé un siècle auparavant, la fin de ce qu’il est convenu
d’appeler la première mondialisation de l’histoire contemporaine. Cet épisode est riche
d’enseignements sur les ressorts et les implications du processus de mondialisation. La
première mondialisation peut donc se résumer en cinq points essentiels : l’expansion des
échanges commerciaux (1), l’intensification de la mobilité internationale des capitaux (2),
l’interdépendance des économies et la transmission internationale des crises (3), la mise
88
en œuvre des politiques d’ouverture (4) et enfin une ouverture économique croissante et
un dynamique d’intégration (5).
6.1.1- L’expansion des échanges commerciaux
Le commerce mondial, après son effondrement pendant les guerres de la Révolution
française et de l'Empire, a connu au XIXe siècle une formidable expansion : son volume
est environ multiplié par 20 entre 1815 et 1913. Cet essor a pour origine directe la
Révolution industrielle, qui confère un quasi-monopole pour les exportations
manufacturières à quelques pays. Une véritable division mondiale du travail s'instaure :
les produits industriels des pays avancés sont échangés contre les denrées alimentaires et
les matières premières des « pays neufs » et des économies coloniales. Ces produits
primaires représentent vers 1913 plus de la moitié de la valeur du commerce mondial.
L'expansion du trafic commercial est soutenue par des innovations et surtout une baisse
de long terme des coûts de transport, qui s'accélère au milieu du XIXe siècle avec la
révolution des transports. Le chemin de fer connaît un développement très rapide : en
Europe la longueur du réseau passe de 175 km en 1830 à 104 900 km en 1870 et 362 700
km en 1913. Le rail unifie le marché national, tout en assurant la desserte des grands ports.
Le coût du transport maritime diminue, quant à lui, régulièrement du fait notamment de
l'émergence de la navigation à vapeur au milieu du XIXe siècle et du percement des
isthmes de Suez (1869) et Panama (1914). Après le dépôt du brevet du télégraphe en 1844
par Samuel Morse, la première ligne télégraphique transmanche est posée dès 1851 et le
premier câble transatlantique en 1865.En 1913, la longueur des réseaux télégraphiques
représente onze fois le tour de la terre, et le téléphone est déjà en plein essor : un pas
décisif vers la transmission instantanée de l’information est franchi, il ouvre notamment
la voie à une intensification de la mobilité des capitaux.
6.1.2- L’intensification de la mobilité internationale des capitaux
En fin de période (1880-1913) les indicateurs de l'intégration financière internationale
convergent pour faire apparaître un très haut degré d'intégration des marchés de capitaux.
Le stock d'investissement direct à l'étranger est élevé, culminant selon Paul Bairoch en
1913 à 20-22 % pour l'Europe occidentale, l'Angleterre « banquier du monde » finance
des projets de développement dans la plupart des zones. Les calculs de Flandreau et
Rivière (1999) montrent qu'à l'époque le lien entre épargne nationale et investissement
89
national est relativement distendu ce qui donne à penser que les investissements nationaux
étaient largement financés par l'épargne étrangère. Enfin, selon Obtsfeld et Taylor (2004)
en valeur absolue les soldes courants des pays les plus avancés sont historiquement élevés
fin XIXe siècle, la forte mobilité des capitaux semblant autorisée un relâchement de la
contrainte de soutenabilité des déficits courants des économies nationales à l'exemple de
l'Argentine dont les soldes représentent en moyenne 18,7% du PIB sur la période 1870-
1889 et encore 6,2% entre 1890 et 1913. Le degré d'intégration financière internationale
atteint avant 1913 ne sera vraisemblablement dépassé qu'au milieu des années 1990.La
finance de l'époque est qualifiée de finance de développement au sens où les mouvements
internationaux de capitaux financent largement des projets d'infrastructures et la mise en
place d'unités de production. Par opposition la finance actuelle est souvent qualifiée de
finance de diversification au sens où la mobilité internationale des capitaux vise à réduire
les risques à travers la diversification des portefeuilles.
6.1.3- L’interdépendance des économies et la transmission internationale des crises
L'internationalisation des crises, depuis les crises anglo-américaines de 1825 et 1836
jusqu'à la crise Baring d'origine argentine en 1890 et la Roosevelt Partie de 1907, est
révélatrice d'une interdépendance croissante entre les économies nationales. Ainsi la crise
de 1857 débute à New York lorsque l'on apprend le détournement par un employé de la
plus grande partie du capital de l’Ohio Life and trust Company of New York. Cette banque
avait emprunté à d'autres banques de la place qui elles-mêmes étaient débitrices en
Angleterre. Par ricochet des banques tombent en faillite à Philadelphie (Etats-Unis),
Liverpool (Angleterre), Glasgow (Ecosse) puis en Scandinavie (Danemark, Norvège,
Suède, Finlande, Irlande) et, de là, à Hambourg (Allemagne). De même les répercussions
mondiales de la guerre civile américaine (1861-1865) témoignent de cette
interdépendance. La hausse soudaine du prix du coton brut affecte aussitôt les industries
textiles européennes, mais elle a aussi pour effet de déclencher un boom cotonnier mondial
: la culture du coton s'étend en Australie (Queensland), en Inde (autour de Bombay, région
de Maharastra) et surtout dans toute la Basse Egypte où la culture du coton occupe environ
40 % de la surface cultivée. L'économie égyptienne connaît quelques années fiévreuses,
avec une flambée des prix, des salaires, de la valeur des terrains, des taux d'intérêt. Mais
les cours du coton chutent dès la fin de la guerre, et la retombée est brutale : panique
90
financière en Australie, hécatombe parmi les banques de Calcutta (Inde) et Bombay
(Inde), tandis que l’Egypte surendettée doit renoncer à la tentative de modernisation
globale dont le boom cotonnier a été le catalyseur. L’épisode a néanmoins des
conséquences irréversibles comme le recul des cultures vivrières en Egypte.
6.1.4- La mise en œuvre des politiques d’ouverture
Les vicissitudes de la politique commerciale ont eu un impact réel mais relativement limité
sur l'ouverture des économies au XIXe siècle. Le choix du libre-échange par l'Angleterre
(démantèlement des corn laws en 1846, suppression des actes de navigations en 1849...),
puis par les principaux pays d'Europe (dans un cadre négocié après la signature du traité
commercial entre l'Angleterre et la France en 1860) accélère l'intensification des échanges.
Mais le processus d'ouverture dans ses diverses dimensions - depuis les achats de matériel
ferroviaire jusqu'au flux des touristes américains - était déjà bien engagé depuis 1850 au
moins. Quant au durcissement du protectionnisme en Allemagne (dès 1879), puis en
France (avec notamment la loi Méline de 1892) et dans la plupart des pays d'Europe sauf
le Royaume-Uni, loin de s'identifier à un effondrement de l'économie internationale
comme plus tard après 1929, il n'exerce qu'un freinage temporaire sur la croissance du
commerce mondial et n'entrave pas la dynamique d'ouverture. Le protectionnisme favorise
en Allemagne, aux États-Unis et au Japon l'émergence d'économies nationales puissantes
et leur industrialisation rapide, qui leur permet de participer largement au nouvel élan des
échanges mondiaux au seuil du XXe siècle. Ces exemples nationaux tendent à prouver la
pertinence d'une stratégie de contrôle de l'ouverture pour des pays initialement en retard
de développement. Les flux migratoires intercontinentaux atteignent un maximum
historique qui ne sera jamais plus retrouvé.
6.1.5- Une ouverture économique croissante et une dynamique d’intégration
À l'époque les mouvements de personnes qui obéissent à des motifs essentiellement
économiques ne font pas l'objet de contrôle. Entre 1860 et 1914 plus de 40 millions
d'Européens émigrent principalement vers les États-Unis ; au cours de certaines décennies
en Irlande (1881-1890) ou en Italie (1901-1910) les taux d'émigration dépassent largement
les 10 %. Les avancées de l'intégration financière internationale influencent les flux réels
: les investissements directs à l'étranger sont par la suite à l'origine de flux de
marchandises. Le coefficient d'ouverture des économies nationales donne une expression
91
synthétique de cette dynamique globale. Pour l'Europe occidentale à prix courants le ratio
passe de 11,2 % en 1860 à 18,3 % en 1913 et à prix constants il fait plus que doubler sur
la même période passant de 6,3% à 13,9%. Il atteint vers 1913 un point culminant qui
n’est dépassé qu’à la fin du XXe siècle (la seconde mondialisation). La réduction des
écarts de prix permet également d’appréhender de manière synthétique la dynamique
d'intégration à l'œuvre à l'époque. Une tendance de fond à la réduction des écarts est
observable : selon O'Rourke et Williamson (1999) les écarts entre les prix des grains en
Angleterre d'un côté et en Suède et au Danemark de l'autre passe de 30-40 % en 1870 à
environ 10 % en 1913, de même en 1870 le blé était vendu 57 % plus cher à Liverpool
qu'à Chicago, en 1913 la différence n'était plus que de 15%. Entre 1873 et 1913 l'écart sur
le prix de la jute entre Londres et Calcutta passe de 35 % à seulement 4 %. Le différentiel
de prix du coton entre Londres et Bombay chute, sur la même période, de 57 % à 20%.
6.2- La Seconde mondialisation (1945-1970)
L’équilibre dynamique du XIXe siècle (formation d’économies nationales dominantes
autocentrées, mais de plus en plus ouvertes) subit une première rupture avec la guerre de
1914 et la mise en place d’économie de circuit totalement contrôlée par des Etats qui
entament une montée en puissance. D’autres ruptures suivront, encore plus marquées : la
crise de 1929, la Seconde Guerre mondiale. D’une mise en perspective historique, ressort
d’emblée l’extrême violence des chocs du XXe siècle.
6.2.1- Le repli des Etats d’entre-deux-guerres
Le protectionnisme radicalement nouveau des années 1930 (contingentements,
contrairement à celui des années 1880, une dislocation de l’économie internationale, une
véritable crise de la mondialisation. La contraction des échanges, presque aussi brutale
pour la France que pour les pays qui ont choisi l’ « autarcie », annule en quelques années
toute la progression du demi-siècle précédent. Les flux migratoires, les flux de capitaux
(émissions internationales ou crédits bancaires) à l’exception partielle des investissements
directs, se sont quasiment taris au cours des années 1930. L’intégration financière
internationale atteint un creux à partir de 1929 et dans le même temps les échanges
commerciaux se restreignent. Ces mouvements simultanés traduisent la multiplication des
obstacles et contrôles. Les politiques de relance cherchent une issue à la dépression dans
le cadre national. Mais leur succès limité, surtout aux Etats-Unis et en France, où les pics
92
d’activité de 1929 ne se sont toujours pas retrouvés en 1938, conduit à faire de la
réouverture sur l’extérieur une priorité pour les gouvernements occidentaux dès la fin de
la Seconde Guerre mondiale.
6.2.2- La réouverture des économies au XXe siècle
La nouvelle expansion du commerce international se singularise, depuis la fin des années
1940, par sa durée et sa régularité. Le rebond de l’immédiat après-guerre est suivi d’une
accélération continue, avec une croissance moyenne du volume des exportations
mondiales de 6,1% par an sur 1953-1958, 7,4% sur 1958-1963, 8,3% sur 1963-1968, 9,2%
sur 1968-1973, presque le double du taux de croissance (pourtant exceptionnel) du PIB
mondial durant les Trente Glorieuses ; et cet écart de 2 à 1, synonyme d’ouverture
croissante, se maintiendra par-delà le ralentissement global des années 1970. La continuité
du processus implique qu’on ne peut assigner sans arbitraire une date précise au début de
la « seconde mondialisation ». Mais il est clair que la reprise du commerce international a
devancé celle des investissements directs (notamment américains) dans les années 1960
et la libération des flux de capitaux au seuil des années 1980 ; l’essor global des échanges
s’accompagne de mutations structurelles. Ce sont d’abord les échanges de produits
manufacturés entre pays avancés (européens notamment) qui forment la composante la
plus dynamique du commerce mondial. Puis la mise en place d’une division internationale
des processus de production, sous l’égide des multinationales, accélère l’érosion des
avantages comparatifs et entraîne, pour nombre de biens industriels, l’inversion des soldes
commerciaux au profit des économies émergentes. Les réseaux des firmes multinationales
transcendent les frontières, échappant aux régulations nationales. Après 1945, une
dynamique de réouverture commerciale des économies capitalistes s'enclenche. Les flux
internationaux de marchandises et de services connaissent une véritable envolée : entre
les années 1950 et le début du XXIe siècle, la valeur du commerce mondial a connu une
croissance deux fois supérieure à celle de la valeur du PIB mondial. Cette nouvelle
expansion du commerce international se singularise par sa durée et sa régularité. La
continuité du processus implique qu'on ne peut assigner sans arbitraire une date précise au
début de la « seconde mondialisation ». Mais il est clair que la reprise du commerce
international a devancé celle des investissements directs dans les années 1960 et la
libération des flux de capitaux au seuil des années 1980 seulement. La dynamique des
93
coefficients d'ouverture permet d'affirmer que la phase actuelle de mondialisation dépasse
en intensité tous les précédents historiques. D'après les calculs de Madison, en 1998 pour
l'Europe occidentale le rapport exportations de marchandises sur PIB atteint à prix
constants 35,6 %. Sous l'impulsion des États-Unis les nouvelles institutions internationales
promeuvent le libre-échange et le multilatéralisme. Sous l'égide du GATT, créé en 1947
huit rounds de négociations internationales permettent le recul des pratiques les plus
nocives (dumping, quotas) et un abaissement très important des droits de douanes : de
l'ordre de 40 %, en moyenne, en 1947, ils se situent à 5 % en 1994. À partir de 1995,
l'OMC prend le relais pour accentuer ce désarmement douanier. Les plans d'ajustement du
FMI imposent, quant à eux, un volet libéralisation des échanges et la multiplication des
accords commerciaux régionaux accélère, de fait, le développement du libre-échange.
L'amélioration des infrastructures de transports concourt aussi à l'intensification des
échanges. Les coûts moyens de transport: représentaient 7,6% de la valeur des
importations mondiales en 1953, contre seulement 3% en 2000. De manière toute aussi
frappante, depuis la fin des années 1940, le coût du transport aérien a baissé de 85%. Cet
essor global des échanges s'accompagne bien entendu de mutations structurelles. Ce sont
d'abord les échanges de produits manufacturés entre pays avancés qui forment la
composante la plus dynamique du commerce mondial. La contribution des services est
restée faible et constante : ceux-ci ne représentent depuis les années 1950 qu'entre 20 et
25% des exportations mondiales. La tertiarisation des économies semble ainsi, par un
simple effet de structure, borner l'ouverture commerciale des économies. Les firmes
multinationales (FMN) sont devenues des acteurs clefs de la mondialisation, le commerce
intra-firmes c'est-à-dire entre filiales d'une même entreprise représente aujourd'hui un tiers
des échanges extérieurs des pays développés. On compte environ 70 000 FMN dans le
monde, qui disposent d'un total d’environ 1.000.000 filiales. Des réseaux transnationaux
se constituent, échappant de plus en plus au contrôle des Etats. La question de l'attractivité
des sites nationaux se pose avec beaucoup plus d'acuité. La mise en place d'une division
internationale des processus de production sous l'égide des FMN illustre la faiblesse des
coûts de transport et accélère l'érosion des avantages comparatifs. Pour de nombreux biens
industriels, elle entraîne l'inversion des soldes commerciaux, au profit des économies
émergentes notamment asiatiques. La réouverture financière des économies est beaucoup
94
plus tardive que leur réouverture commerciale. Au sein du système de changes fixes de
Bretton Woods, les entraves aux mouvements de capitaux sont maintenues. Les autorités
redoutent les effets déstabilisant des mouvements de capitaux et souhaitent pouvoir
combiner stabilité des cours de change et autonomie des politiques monétaires. Le coup
d'envoi de la réouverture financière des économies est donné en 1979 : à la suite du
Sommet des cinq pays les plus industrialisés de Tokyo, la Grande-Bretagne de Margaret
Thatcher lève les contrôles des opérations de change. La vague de libéralisation s'étend
dans les années 1980, parfois sous la pression d'institutions financières internationales
comme le Fonds Monétaire International. Les mouvements de capitaux s'intensifient.
L'évolution du simple montant quotidien des opérations de ces mouvements de capitaux
constituent un facteur d'accélération de la croissance mondiale mais aussi un puissant
facteur d'instabilité. L'intensification de la mondialisation entraîne une réduction des
marges de manœuvre de politique économique pour les États. Au niveau des politiques
structurelles les États doivent rendre attractive leur économie, attirer les capitaux
étrangers, favoriser l'implantation de firmes multinationales. Pour cela il convient parfois
de baisser le coût du facteur travail, de réduire la fiscalité et d'introduire plus de
concurrence et de flexibilité sur les marchés. De ce fait au Nord certains acquis sociaux
peuvent être remis en cause. Au niveau des politiques conjoncturelles l'ouverture
commerciale des économies rend moins efficace la politique budgétaire. Les relances
traditionnelles échouent car elles profitent de plus en plus aux importations qui dans le cas
de la France représentent aujourd'hui plus de 25% du PIB et dans celui de la Belgique
environ 80% du PIB. Les avancées de l'intégration financière ont aussi des conséquences
dans les domaines de la politique monétaire et du change. Si l'on se réfère à la notion de
triangle des incompatibilités. Dès lors que la mobilité des capitaux est extrêmement forte
et s'impose comme une donnée, les autorités ont un choix restreint, soit elles conservent
des marges de manœuvre de politique monétaire et acceptent du subir l'instabilité des
cours de change, soit elles assurent la stabilité du change mais alors elles doivent se priver
de la possibilité d'utiliser le taux d'intérêt pour stabiliser les prix ou soutenir
l'investissement et la consommation.
95
6.3- La troisième mondialisation (depuis 1970)
L’actuelle mondialisation, entamée depuis les années 1970, constitue une caractéristique
saillante du capitalisme. Sur le plan commercial et sur le plan financier elle atteint
aujourd’hui une intensité record. En effet, pour caractériser l'intensification des échanges
entre espaces nationaux et le sentiment que les contraintes spatiales et temporelles se
distendent, de nombreux concepts sont avancés.
6.3.1- Le choix des mots
Certains néologismes ont vu le jour pendant la troisième mondialisation. Le terme «
village global » a été utilisé en 1962 par Marshall Mac Luhan pour décrire l'essor des
médias et leur influence croissante sur la société et s’est depuis chargé d’une cotation plus
large et globale. A l'heure de l'émergence d'internet, Henri Bourguinat proposait en 1998
le terme « cybermonde » pour insister sur le fait que le phénomène concernait une
proportion de plus en plus grande de la population mondiale. Le concept d ' « économie-
monde » de Fernand Braudel (1979) et son disciple américain Immanuel Walterstein a un
contenu plus analytique car constituée d'un espace organisé autour d'un centre, polarisé,
traversé de flux matériels, technologiques et humains, borné et non homogène.
6.3.2- L’importance des mots
Plusieurs termes sont utilisés en analyse économique pour désigner la montée des
interdépendances économiques et l'intensification des échanges : ouverture,
internationalisation, mondialisation, globalisation et intégration. Cependant, les cinq
termes désignent pour l'essentiel un même processus mais peuvent être distingués à la fois
par leur connotation et leur degré d'exigence en termes d'avancement de ce processus.
L'ouverture renvoie seulement à l'idée d'une perméabilité de principe à l'échange avec le
reste du monde et s'oppose ainsi à l'autarcie. Ainsi, peut-on parler à juste titre de
l’ouverture de l’économie japonaise à la suite de la Restauration Meiji (1868). La phrase
du dirigeant chinois Deng Xiaopping en 1982 est éclairante « Pas un seul pays au monde,
quel que soit son système politique, n’a réussi à se moderniser avec une politique de porte
fermée ». L'internationalisation désigne une intensification des relations économiques
avec le Reste du monde mais le cadre national continue de faire son sens et le processus
reste sous contrôle des Etats-Nations. La mondialisation se définit comme un processus
de mise en communication, d'interconnexion de plus en plus poussée des économies
96
nationales mesuré par trois dimensions que sont le commerce, la finance et les
mouvements des populations, le processus échappant au contrôle des Etats-Nations. La
globalisation renvoie au même processus d'intensification des échanges mais se
caractérise en plus par l'activation d'une dynamique d'homogénéisation des modes de vie
à l'échelle globale (notamment les comportements de consommation). La globalisation est
dans certaines régions du monde assimilée à une « américanisation » du monde. La
globalisation désigne aussi l’apparition d’enjeux planétaires en matière d’environnement
par exemple. L'intégration, c'est-à-dire une fusion des parties dans un tout, désigne un
processus avancé de convergence des économies mais aussi une configuration
hypothétique d'achèvement de ce processus. Dans un monde pleinement intégré, la
structure des prix relatifs devrait être la même partout dans le monde ce qui suppose
l’homogénéité des structures.
6.3.3- L’esprit du capitalisme
L’usage du terme capitalisme s’est développé au XIXe siècle sous la plume de socialistes
français (Pierre Proudhon) pour désigner le système économique et social de l’époque, en
termes polémiques. Le capitalisme est d’abord caractérisé par une logique d’accumulation
du capital. Le capital constitue la capacité productive de l’entreprise et la finalité du « jeu »
capitaliste à travers la recherche du profit. C’est un système économique caractérisé aussi
par la propriété privée des moyens de production et la décentralisation des décisions de
ses unités élémentaires. Ces décisions sont juridiquement autonomes et mis en rapport par
des procédures d’échange qui impliquent l’institution de contrats librement consentis. Sur
le marché, les mécanismes de prix régulent la répartition des ressources. Depuis qu’il s’est
constitué, le capitalisme se transforme. Un capitalisme marchand et bancaire s’épanouit
au XVIe siècle et au XVIIe siècle autour du commerce intercontinental. Le capitalisme
industriel émerge au XIXe siècle en Occident avec l’essor des grandes manufactures. Au
XXe siècle, alors qu’il devait affronter la concurrence d’un autre système (le socialisme
des économies de type soviétique), le capitalisme est apparu relativement stable et plus
protecteur vis-à-vis des individus (développement de l’Etat providence). Depuis les
années 1980, un capitalisme actionnarial ou « financier » émerge, plus concurrentiel,
dominé par des réseaux commerciaux et financiers transnationaux mobiles. La
mondialisation est un phénomène pleinement en phase avec la nature du capitalisme. En
97
effet, les deux singularités culturelles du capitalisme que sont le rationalisme et
l'individualisme poussent les acteurs les plus entreprenants, les plus joueurs, les plus
aventureux vers l’ailleurs. Ainsi, l'entrepreneur souhaite pouvoir explorer de nombreux
marchés afin d'allonger les séries produites et d'exploiter des économies d'échelle pensant
ainsi améliorer ses performances. La firme multinationale souhaite pouvoir localiser sa
production là où le compromis coût de production, proximité de la demande et des
approvisionnements et qualité des biens collectifs est le meilleur. L'épargnant souhaite
pouvoir placer ses capitaux dans des contrées lointaines pour y trouver un rendement plus
élevé, sous réserve que le risque ne soit pas trop grand. Enfin, l'humain espère un sort
meilleur à travers l'émigration car il paraît rationnel pour lui de rechercher ailleurs
l'amélioration de sa situation matérielle.
6.3.4- Les obstacles à l’actuelle mondialisation
Deux facteurs freinent le mouvement de la mondialisation et l’esprit du capitalisme qui
est supposé « naturel » : l’un est de nature endogène (les de déplacement), l’autre de nature
exogène (l’intervention des pouvoirs publics). Les coûts de déplacement (dits aussi de
transaction) apparaissent historiquement comme un frein endogène à la mondialisation. Si
pour une marchandise les coûts de transport et d’assurance sont tels qu’à l’arrivée, son
prix de vente double ou triple, il y a peu de chance qu’elle soit en capacité de concurrencer
la marchandise locale, ainsi les échanges internationaux vont être réduits. Si le
déplacement des capitaux est très couteux (frais d’intermédiation, accès à l’information),
les mouvements internationaux vont être réduits. Si pour un individu candidat à
l’émigration le coût de transport représente plusieurs années de revenu, il se trouve de fait
bloqué. En permanence, à travers l’histoire, des innovations sont apparues afin de faire
fondre l’obstacle du déplacement. Les coûts de transport sont aujourd’hui relativement
faibles. L’intervention des pouvoirs publics constitue le second obstacle aux échanges, il
peut être considéré comme exogène. Les politiques commerciales (instauration des droits
des douanes, prohibitions, quotas, …) ont vocation à atténuer les échanges de
marchandises et de services. Les contrôles des mouvements des capitaux (taxes,
réglementations diverses, …) ont pour but de freiner l’intégration financière
internationale. Le contrôle aux frontières pour les personnes encadre les mouvements
migratoires.
98
Chapitre 7 : ROLE ET PLACE DE L’AFRIQUE DANS LA REVOLUTION
INDUSTRIELLE ET LE DEVELOPPEMENT DU CAPITALISME

Le poids de l’histoire pèse lourdement sur les facteurs explicatifs de la non-transmission


de la révolution industrielle à l’Afrique. En effet, au moment où la diffusion spontanée de
la révolution aurait dû la toucher, la plupart des pays du continent étaient tombées sous
domination coloniale, plus ou moins directe selon les cas. Les interventions extérieures
(traite des noirs, colonisation, pacte colonial) ont donné à l’Afrique un trait spécifique
dont les conséquences se sont prolongées jusqu’à la période actuelle.

7-1- La traite des noirs et l’économie de traite

La traite nègrière, intervenue approximativement entre 1450-1850 (environ 4 siècles)


atteignant son apogée les années 1750-1850 avec un flux annuel estimé à quelques 60 000
à 100 000 esclaves, est sans doute la forme de pillage de ressources qui a affecté l’Afrique
le plus que tout autre région du monde. Elle était destinée à fournir aux colonies
d’Amérique une main d’œuvre noire en remplacement de la main d’œuvre locale, décimée
par le travail forcé. Au plan économique, la traite des noirs peut se définir comme un
système économique basé sur l’utilisation à peu de frais de la force de travail des esclaves
africains produisant des produits tropicaux agricoles dans les plantations du Brésil, de
l’Amérique du nord et des caraïbes. Ces produits étant ensuite exportés pour être
consommés en Europe. Jusqu’au début du 18è siècle, ces besoins ne pouvaient être
satisfaits que par le recours à la main d’œuvre des esclaves. L’Afrique a ainsi été utilisée
comme source de main d’œuvre non salariée avec un flux commercial net en direction de
l’Europe qui assure la gestion du processus.

7.1.1-Les formes de la traite nègrière

A l’origine, la traite s’est faite au profit de l’Afrique du Nord mais, la forme la plus
significative, tant par son volume que par ses implications, est celle qui a été menée dans
le cadre du « commerce triangulaire ». A la fin du 17è siècle, il a existé entre la France,
l’Afrique et les Antilles un commerce bien particulier. Les bateaux partaient de quatre
ports français (La Rochelle, Bordeaux, Le Havre et surtout Nantes) vers l’Afrique pour y
99
échanger des produits contre des esclaves qui vont être échangés à leur tour aux Antilles
contre du sucre, de la vanille, du cacao et d’autres produits tropicaux très prisés en Europe.
Les esclaves ainsi échangés travaillaient dans les plantations des plantes tropicales (café,
coton et canne à sucre). Ce commerce était d’abord très fructueux pour les négriers et
ensuite pour les propriétaires des esclaves. Dans le triangle pacifique (Europe – Asie –
Amérique), l’échange porte d’une part sur les produits exotiques en provenance d’orient
et les métaux précieux en provenance d’Amérique d’autre part tandis que dans le triangle
atlantique (Europe – Afrique – Amérique), l’échange porte sur les matières premières et
la force de travail en provenance de l’Afrique d’une part, et sur les métaux précieux en
provenance de l’Amérique d’autre part.

7.1.2-Les conséquences de la traite négrière

L’énormité des profits réalisés dans les plantations conduit à l’augmentation constante de
la demande d’esclaves noirs : pour le seul 18ème siècle, leur nombre est estimé à près de
6 millions. L’estimation par période indique un flux annuel d’environ 10 000 entre 1625
et 1650, date à partir de laquelle il y a une augmentation rapide avec un flux annuel
d’environ 30 000 par an en 1700 et 60 000 par an en 1800. Il faut attendre les années
1850 pour assister au retournement de tendance d’une part du fait des mouvements
contestataires qui sont développés en Afrique et en Amérique mais aussi du fait de
l’évolution économique qui a rendu moins productif, le recours à l’esclave. Certains
historiens évaluent à quelques 100 000 le nombre des africains emmenés chaque année
vers l’Amérique. Il faut y ajouter les pertes dues au transport (15% environ) et plus encore
celles qui survenaient lors des razzias des négriers. Les historiens hésitent sur le chiffre
global du 16ème au 19ème siècle : certains estiment le flux entre 8 et 10 millions, et d’autres
entre 15 et 20 millions. L’Europe a pu financer sa révolution industrielle grâce en partie
aux bénéfices tirés de ces échanges tandis que l’Afrique et l’Amérique ont été durablement
et profondément orientées dès cette époque vers le rôle de pourvoyeurs de force de travail
et de matières premières. Certains auteurs pensent que c’est le pillage opéré par l’Europe
sur le Tiers-Monde et particulièrement pour l’Afrique qui a mis fin au progrès de
nombreuses civilisations africaines et les a fait basculer dans un processus régressif. Alors
que ce pillage a concerné l’or et l’argent pour ce qui est de l’Amérique, les profits du
10
0
commerce avec l’Inde orientale pour les Pays-Bas, les tributs dus par l’Inde à la Grande
Bretagne (thé et opium), l’ouverture de la Chine, c’est le commerce des esclaves et les
productions par les esclaves qui ont affecté l’Afrique le plus qu’aucune région du Tiers-
Monde. En Afrique même, la demande d’esclaves crée de toute pièce, dans une société
idéalement égalitaire, les conditions de la dépendance : il existe, dans la plupart des
sociétés africaines comme dans les sociétés asiatiques, des dépendants, réduits à travailler
au service des autres, pour de multiples raisons. Le fait nouveau réside dans la
« déportation sans retour » au-delà de l’Océan. La demande désorganise les sociétés
africaines, même si certaines trouvent dans cette déportation la solution aux problèmes
que posent les asociaux. La complicité de certains royaumes côtiers facilite, en outre, la
collecte des esclaves. L’évaluation de l’impact de la traite sur l’histoire future de l’Afrique
varie en fonction des approches. Cependant, l’on peut estimer que le trafic a durablement
désorganisé le continent jusque dans les régions les plus centrales, notamment par la peur
qu’il engendrait. De plus, face au trafic négrier, les seuls appuis pour un individu face à
une razzia se trouvaient parmi les membres de sa propre ethnie et l’exaltation des liens
ethniques que connait encore aujourd’hui l’Afrique serait ainsi une conséquence directe
de la traite. Enfin, l’extension de l’emploi des esclaves dans le sud actuel de s Etats-Unis
pour la culture du coton va créer dans ces pays une situation de conflit qui deviendra l’un
des plus grands problèmes sociaux et politiques du monde moderne.

7.1.3-L’économie de traite

A la faveur de la révolution industrielle et du développement du capitalisme, on assiste à


l’abandon des formes anciennes de pillage du monde par les puissances occidentales et à
l’adoption d’une forme nouvelle de rapport entre pays, basé sur l’échange. Cette nouvelle
forme d’échange est basée sur le principe du schéma manchestérien selon lequel les
grandes puissances importent les matières premières et certains produits alimentaires en
les achetant à des prix relativement faibles à leurs colonies. Ces produits de base sont
transformés en biens manufacturés vendus soit aux colonies elles-mêmes soit à des pays
en voie d’industrialisation comme les USA ou l’Australie. Les colonies, et à un moindre
titre certains dominions blancs, ont été contraints à produire des biens primaires, même
s’ils étaient déjà engagés dans un processus de production manufacturière. Les restrictions
10
1
imposées à l’industrialisation des colonies infirment la thèse d’une spécialisation libre-
échangiste mutuellement avantageuse. Dès lors, les pays d’Europe deviennent de
véritables ateliers de transformation des produits de base ou semi-ouvrés livrés par le reste
du monde et qui sont en partie exportés. Par contre, la part des pays colonisés dans les
produits manufacturés décline entre 1830 et 1938. Les pays capitalistes européens fondent
ainsi donc leur développement sur un type de spécialisation ne répondant pas
nécessairement à une « vocation naturelle » mais aux exigences de l’accumulation
capitaliste.

7.2-La prise de conscience abolitionniste de la traite négrière

L’abolitionnisme se définit comme la doctrine des partisans de l’abolition de l’esclavage.


Les courants abolitionnistes apparaissent à partir du 18è siècle dans la « Philosophie des
Lumières » et sont issus de la « Pensée libérale ». Ils se développent selon les continents
et selon les pays.

7.2.1- En France

Tout d’abord, les philosophes, en particulier Charles Secondât Montesquieu dans son livre
« De l’esclavage des nègres », dénoncent le caractère odieux de la traite des noirs. Leurs
arguments seront repris par Victor Riqueti Mirabeau et Marie Jeanne Antoine Caritat
Condorcet au moment de la révolution française. L’esclavage est donc interdit par une
Convention nationale dans les colonies françaises mais un sénatus-consulte de 1802 pris
par le Roi Bonaparte le rétablit, puis suite à la condamnation de la traite au Congrès de
1815, il ne continuera que vers l’Amérique à grande échelle. En 1820, on dénombre 40.000
Noirs transportés sous pavillon français aux Etats-Unis. L’esclavage ne sera
définitivement aboli en France que le 27 avril 1848 par la proclamation d’un Décret pris
sous l’instigation de Victor SCHOELCHER, député de la Martinique et de la Guadeloupe
député.
10
2
7.2.2- En Angleterre

Condamné par la philosophie et par la politique, l’esclavage ne l’est pas moins par la
science économique, qui lui préfère le travail salarié. Le britannique Adam Smith, Chef
de file de l’Economie politique, déclarait dès le 18è siècle que l’esclavage était à
proscrire : « l’ouvrier libre étant supérieur à l’esclave car la contrainte ne rend l’homme
ni inventif, ni zélé, ni intelligent ». En fait, c’est surtout la révolution industrielle qui, en
permettant d’accroitre la productivité de manière considérable par une mécanisation de
plus en plus importante, a consacré le déclin de l’esclavage en réduisant progressivement
le besoin de la main d’œuvre. C’est aussi pour cette raison que, à la suite des USA, tous
les grands pays aboliront l’esclavage. Les Anglais, en 1833, firent voter une loi qui
transformait les esclaves en apprentis travailleurs et dédommageait les propriétaires.

7.2.3- Aux Etats-Unis

Aux USA, diverses influences se sont fait sentir en faveur de l’émancipation des esclaves
noirs employés dans les grandes plantations des Etats du sud. En 1852, Harriet Beecher
STOWE soulève l’opinion mondiale en faisant paraître « La case de l’Oncle Tom » qui
donne une description des conditions de vie des esclaves. La polémique à ce sujet prend
rapidement un aspect politique, qui aboutit en 1860 à l’élection d’Abraham LINCOLN
comme Président des USA, anti-esclavagiste convaincu. Les mesures qu’il prend alors
pour émanciper les noirs se heurtent à l’hostilité des 11 Etats du sud et sont le point de
départ d’une guerre civile particulièrement sanglante. Réélu en 1864, il poursuivit son
combat pour l’abolition de l’esclavage contre la farouche opposition des Etats du Sud. En
1865, la victoire des fédéraux du nord, dans la guerre de sécession, marque l’effondrement
des partisans de l’esclavage même si la même année Abraham LINCOLN est assassiné
par un jeune fanatique. Le problème de l’esclavage aux Etats-Unis trouva sa solution lors
de la Guerre de Sécession (1861-1865). Au Brésil, l’abolition de l’esclavage n’intervient
complètement qu’en 1888.
10
3
7.2.4- La Communauté internationale

Rivales et avides dans leur chasse aux territoires, les puissances européennes commencent
à avoir une politique plus humaine en abolissant l’esclavage dans leurs territoires conquis
ou dominés et en réprimant la traite négrière. Déjà, dans le cadre du Congrès de Vienne,
la Déclaration du 8 février 1815 condamnait cet odieux trafic. La répression était organisée
sur mer par divers traités, notamment la Convention de Londres de 1841. L’œuvre est
parachevée par la Conférence anti-esclavagiste de Bruxelles qui réunit en 1889 les
puissances européennes ayant des possessions en Afrique et aboutit à une convention de
1890 qui permet d’atteindre les négriers dans leurs repaires de la mer Rouge et de
Zanzibar. Enfin, les articles 22 et 23 du Pacte de la Société des Nations (SDN) prévoit sa
suppression, laquelle est réaffirmée par l’article 4 de la Déclaration universelle des droits
de l’Homme de l’Organisation des Nations Unies (ONU) du 10 décembre 1948, A noter
que le Conseil de sécurité de l’ONU a également condamné le travail forcé qu’il considère
comme une forme clandestine d’asservissement.

7.3-Le partage de l’Afrique et le pacte colonial

Un autre événement historique qui a affecté l’Afrique, la marquant de manière indélébile,


hormis la traite des noirs, est le phénomène colonial entre 1880-1914 qui a conduit au
partage de l’Afrique entre les grandes puissances européennes. L’impérialisme des
puissances européennes refoulées hors d’Amérique se porte sur d’autres continents. Le
19ème siècle est par excellence le siècle des empires coloniaux. A la formule de l’annexion
coloniale largement pratiquée par la France, l’Angleterre, l’Allemagne et l’Italie, se
substituent parfois d’autres procédés. Aux Républiques boers vaincues après une guerre
cruelle, la Grande-Bretagne offre la formule de l’autonomie dans le cadre fédéral du
Dominion d’Afrique du sud (1910). En Tunisie (1881-1883), puis au Maroc (1912), la
France utilise le procédé de protectorat qui, d’abord pratiqué à Madagascar (1890), y est
remplacé par l’annexion coloniale en 1896. Un seul Etat indépendant apparait en Afrique
à la fin du siècle, l’Abyssinie qui a maintenu son indépendance contre les visées et les
tentatives italiennes. L’Egypte, vassale de la Turquie, est occupée militairement par la
Grande Bretagne depuis 1882. Quant à l’Etat indépendant du Congo (actuel RDC), qui a
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4
succédé en 1885 à l’Association internationale Africaine, il est propriété personnelle du
Roi des Belges avant de devenir, en 1908, une colonie de la Belgique. Entre les puissances
européennes avides de territoires. Les rivalités sont vives et pour éviter ou diminuer les
incidents, une conférence se réunit à Berlin (15 novembre 1884 – 26 février 1885). Elle
pose le principe de l’occupation effective des territoires, instaure dans le Bassin du Congo
l’égalité économique et proclame la liberté de navigation sue les deux grands fleuves, le
Congo et le Niger. Divers traités de partage des zones sont conclus par les puissances
européennes. Abandonné en Europe, le principe de partage en commun des territoires se
trouve largement pratiqué en Afrique et, après la Conférence de Berlin, divers traités le
consacrent. Au début du 19è siècle, le commerce des esclaves est progressivement
remplacé par le commerce florissant des produits de l’Ouest africain tel l’huile de palme,
l’arachide, le bois, l’ivoire, le coton, etc. Les termes de l’échange sont favorables aux pays
d’Afrique de l’Ouest jusqu’aux environs de 1850, date à partir de laquelle les conditions
économiques commencent à se détériorer. Il en résulta une tension entre les compagnies
européennes et les commerçants africains d’une part, d’autre part entre les grandes
puissances européennes de l’époque elles-mêmes : tension qui va précipiter le partage du
continent.

7.3.1- La colonisation de l’Afrique

Le partage de l’Afrique est donc consacré par la Conférence de Berlin de 1884-1885


réunissant les plus grandes puissances sous la présidence du Chancelier Otto Von
BISMARK, pour définir les règles pour l’acquisition des colonies en Afrique. Ainsi, en
1914, tout le continent a été partagé excepté l’Ethiopie et le Liberia. Lorsque le partage
fut achevé, par ordre d’importance en termes de superficie, la répartition était la suivante :
France (Tunisie, Algérie, Maroc, Afrique Occidentale Française, Afrique Equatoriale
Française, Congo français, Somalie français), Grande Bretagne (Union d’Afrique du sud,
Botswana, Nigeria, Egypte, Soudan, Ghana, Somalie), Allemagne (Afrique de l’Est, sud-
ouest Africain, Cameroun, Togo), Belgique (Congo belge), Portugal (Guinée-Bissau,
Guinée Equatorial, Cap Vert, Angola), Italie (Erythrée, Somalie, Libye), Espagne (petites
îles).
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5
7.3.2- Le Pacte colonial

Le pacte colonial intervient comme « le refus de l’industrialisation dans les colonies,


lesquelles doivent se contenter de fournir des matières premières et des biens de
consommation bon marché ». En fait, il s’agit d’une modalité de la division internationale
du travail entre Centre et Périphérie, celle-ci étant pratiquement dépendante au sens
juridique de celle-là. Au sens restreint, il y a pacte colonial « lorsque la contrainte
administrative intervient pour empêcher des activités industrielles non indispensables à la
production pour l’exportation ». Au sens large, c’est « toute stratégie dont l’objectif est
d’imposer l’extraversion économique ». Le pacte colonial, ou plus généralement le refus
de l’industrialisation de la périphérie, a pour déterminant le taux de sous-emploi dans les
économies centrales. Cette opposition n’est ni un fait conjoncturel, ni un fait appartenant
au passé, elle persiste de nos jours et demeure un fait d’actualité.

7.3.3- Les exemples concrets du Pacte colonial

D’abord dans le cas de l’Angleterre, Maurice DOBB (1981) a signalé qu’au 17è siècle
déjà, des mesures avaient été prises pour interdire la fabrication des produits manufacturés
dans les colonies parce qu’ils pouvaient concurrencer les exportations des industries
anglaises et pour empêcher l’exportation vers d’autres marchés que ceux de l’Angleterre,
d’un certain nombre de produits des colonies. Dans un Acte de 1699 organisant le
commerce entre la Grande Bretagne et ses colonies, on relève un certain nombre de
mesures visant à détériorer l’avantage comparatif des colonies et à favoriser la Grande
Bretagne (interdiction aux colonies américaines d’exporter de la laine, le sucre et le tabac
des colonies qui sont recensés pour être exportés uniquement sur l’Angleterre ou dans les
autres colonies anglaises, une subvention à l’exportation pour certains produits anglais,
une abrogation des droits à l’importation de certaines matières premières telles les
teintures, le chancre, le bois). Dans le même sens, on peut signaler la stratégie mise en
place par la Grande Bretagne en 1636 et qui visait à décourager au maximum les débuts
d’un commerce de textile dans la zone sous influence anglaise. Ensuite, il en est de même
de l’expérience de division de travail entre le Sénégal et la France autour de l’arachide,
qui montre comment la puissance coloniale s’est longtemps opposée (jusqu’à la 2è WW)
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à la trituration industrielle de l’arachide du Sénégal. Cette expérience confirme le refus
d’industrialisation des colonies durant la période du capitalisme concurrentiel, le rôle de
la puissance coloniale qui, dans la lutte entre les capitalistes français de la métropole et
ceux de la colonie, prend fait et cause pour les capitalistes de la métropole. Diverses
mesures de restriction ont été prises dans ce sens : refus d’agrément aux capitalistes pour
la trituration locale, droits de douanes et contingentement lorsque la trituration a
commencé tout de même à se développer dans les années 1930. La Conférence
économique coloniale de Marseille tenue en 1935 durant plusieurs mois n’avait pas autre
objet que de remettre en cause les progrès réalisés dans le domaine de la trituration locale.
Il faut attendre 1945 voire 1955 pour que la trituration locale de l’arachide soit autorisée
au Sénégal. Au total, de 1857 à 1960, on peut distinguer trois phrases dans la division
internationale du travail autour de l’arachide entre la France et le Sénégal : exportation
d’arachide brute du Sénégal vers la France, avec transformation en France (1857-1945),
période de transition avec tendance au développement de la trituration sur place (1945-
1955) et principe de la valorisation de l’arachide sur place acquis mais avec de limites
nouvelles fixées pour cette industrialisation naissante du fait de la dépendance
commerciale, financière et technique (à partir de 1955).

7.3.4- L’impact du Pacte colonial

En deux points essentiels : la dimension politique des Etats africains au moment et après
les indépendances, la dimension économique basée sur un développement extraverti et sur
un découplage et enracinement résument les conséquences de la colonisation et du pacte
colonial. Le fait historique majeur de l’évolution économique de l’Afrique tient en ce que
le secteur moderne de l’économie ne s’y est pas constitué à partir d’une transformation
progressive de l’économie locale, mais s’y est implanté à l’initiative de l’étranger, pour
répondre à une demande extérieure. De plus, ce secteur a généralement, au départ, recouru
de façon intensive à des facteurs étrangers de production, principalement des cadres
gestionnaires et des capitaux. Né d’une économie étrangère, le secteur économique
moderne en est le prolongement au-delà des mers, témoin de son dynamisme et trouve sa
cohérence et sa rentabilité à travailler pour elle : c’est donc une enclave d’Europe en terre
africaine. En ce qui concerne le commerce extérieur, le cas du Nigeria est caractéristique ;
10
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un pays dont les ressources publiques et le commerce extérieur sont pour l’essentiel le
pétrole. Les statistiques officielles indiquent que la production du pétrole intervient pour
1/3 à 1/2 du PIB, dépendant du niveau du prix mondial du baril mais le revenu du pétrole
semble avoir un impact limité sur l’économie non pétrolière, celle qui génère les revenus
pour la majorité des nigérians les plus pauvres. En outre, par l’effet du « mal hollandais »,
les exportations de produits agricoles ont chuté du fait de la surévaluation du Naira.
L’arachide (dans le nord) et l’huile de palme (dans le sud) ne sont plus exportées et la
production du cacao est stagnante. Tandis que certaines zones sont excédentaires, d’autres
sont déficitaires et le système de commercialisation est incapable de transférer les surplus
vers les zones déficitaires. Pourtant, en plus des problèmes d’écoulement, il y en a ceux
de stockage et de transformation pour les productions des zones excédentaires.
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8
Chapitre 8 : CHRONIQUE DES LUTTES POUR LES INDEPENDANCES
EN AFRIQUE

Rétrospectivement, le caractère inéluctable des indépendances paraît évident. Mais dans


les années 1950, seuls quelques esprits particulièrement éclairés ou radicaux métropoles
le percevaient ainsi – alors sur le continent africain. Ce décalage explique pour une part
la lenteur et les difficultés du cheminement vers l’indépendance. Le premier pays
colonisé à y accéder est la Gold Coast, en 1957, le dernier est la Namibie, en 1990 si on
exclut le cas du Soudan du Sud qui relève d’une Sécession et non d’une décolonisation.

8.1- Les différents modes d’accession aux indépendances

8.1.1- Les indépendances négociées

L’après-guerre se caractérise par un contexte de moins en moins favorable à la


colonisation, du moins dans sa forme classique, connue depuis la fin du XIXe siècle. La
Charte de l’Atlantique (1941) qui, reconnaissant le droit des peuples à choisir leur forme
de gouvernement, était une pierre dans le jardin colonial. Or, la Déclaration universelle
des droits de l’homme (1948) repend ce principe, que les peuples colonisés entendent
bien appliquer. Par ailleurs, la bipolarisation du monde rejette quelque peu dans l’ombre
la vieille Europe, et les Etats-Unis comme l’URSS se montrent d’autant plus
anticolonialistes que tous deux cherchent à gagner de l’influence en Afrique. L’après–
guerre marque également une apogée du mouvement communiste dans le monde et sa
doctrine anticoloniale influence aussi bien ses sympathisants occidentaux que les
mouvements de libération des pays colonisés. Enfin, l’accès de certains pays asiatiques à
l’indépendance (Inde et Pakistan, 1947 ; Indonésie, 1949) stimule la dynamique
nationaliste d’Afrique noire et de Madagascar en instaurant le suffrage universel, en
instituant un collège électoral unique et en accroissant le pouvoir législatif de chaque
territoire. Un pas supplémentaire est franchi en 1958, avec la création de la Communauté
Française. Dans ce cadre, les colonies qui le souhaitent peuvent choisir l’autonomie
interne, mais avec un contrôle de la France sur la politique extérieure, l’économie et la
défense. A l’exception de la Guinée, menée par Sékou Touré qui promeut une
indépendance immédiate, tous les territoires africains acceptent par référendum de faire
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partie de la communauté (septembre 1958). Moins de deux ans plus tard, tous accèdent à
l’indépendance, et deviennent des Etats souverains passant des accords bilatéraux avec la
France : il n’y a plus de structure politique ou économique commune. Le cas de la Gold
Coast, indépendante dès 1957, révèle à la fois le pragmatisme britannique et la spécificité
sociopolitique des colonies anglaises d’Afrique occidentale. Les revendications
nationalistes y ont été les plus précoces et dès les années 1920, des Africains avaient été
associés à l’exercice du pouvoir dans des conseils législatifs. D’abord en petit nombre, ces
représentants africains y deviennent majoritaires après la Seconde Guerre mondiale.
Cependant, si les Britanniques acceptent le principe d’une autonomie partielle, ils
prévoient une longue période de transition avant l’indépendance. Or les revendications
nationales se radicalisent très rapidement notamment sous l’impulsion du CPP fondé par
Nkrumah en 1949, qui réclame bientôt l’indépendance de la Gold Coast. Il est d’abord
emprisonné, mais l’intransigeance britannique est désavouée par les élections de 1951 qui
voient la victoire du CPP : Nkrumah est non seulement libéré mais nommé à la tête d’un
gouvernement autonome. Pendant encore quelques années, les Britanniques tentent de
reculer l’indépendance, mais celle-ci est acquise en 1957. La liesse qui l’accompagne, et
dépasse les frontières du pays, est à la hauteur de l’événement : la Gold Coast est le
premier pays africains colonisé à se défaire de la domination étrangère. Le contexte étant
un peu différent au Nigéria (absence d’un parti unificateur et persistance de fortes
tendances régionalistes), celui-ci n’accède à l’indépendance qu’en 1960 mais dans des
conditions assez similaires à celle du Ghana (nouveau nom de la Gold Coast). Puis c’est
au tour de la Sierra Leone, dont l’indépendance est proclamée en 1961.

8.1.2- Les indépendances mixtes

La Belgique considérait le Congo comme une colonie « modèle » et vers le milieu des
années 1950, n’envisageait aucune remise en cause de sa domination, malgré un contexte
socio-économique en pleine mutation. Un plan élaboré en 1955, prévoyant une évolution
vers l’émancipation sur une période de trente ans, parut même à certains d’une incroyable
audace. Pourtant, au même moment les nationalistes congolais commencent à se
radicaliser (création par Patrice Lumumba du Mouvement National Congolais, fin
1958).En janvier 1959, des émeutes urbaines à Léopoldville (actuel Kinshasa), qui
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s’étendent au reste du pays, jettent la Belgique dans un tel désarroi qu’elle promet très
rapidement l’indépendance. Acquise en juin 1960 mais préparée dans la précipitation,
celle–ci se solde par des troubles immédiats dans le pays. Au Kenya, avant même que ne
soient élaborées de claires revendications politiques, naît le mouvement mau-mau, qui
culmine en 1952-1953. Si du point de vue miliaire le mau-mau est un échec,
politiquement, le bilan est plus favorable. Le mouvement mau-mau, par sa détermination
même, a amené la Grande-Bretagne aux premières réformes (prises dès 1954). En même
temps, les plus modérés des colons se faisaient à l’idée d’une participation politique
éventuellement majoritaire des Noirs. Enfin, le mau-mau a pour effet de propulser sur le
devant de la scène politique Jomo Kenyatta, nationaliste de longue date que le pouvoir
soupçonne (à tort) d’être le chef clandestin du mouvement comme Nkrumah en Gold
Coast, Kenyatta devient du fait même de son incarcération un héros national fédérateur.
Libéré en 1961, il est alors le principal interlocuteur des Britanniques, qui reconnaissent
l’autonomie interne du Kenya en 1961. Les élections de 1963 voient la victoire de la
KANU (Kenyan Africain National Union) dirigée par Kenyatta. Celui-ci promet de
garantir le droit de toutes les communautés minoritaires (Européens et Asiatiques,
notamment). Il est promu Premier ministre avant même l’indépendance, obtenue en
décembre 1963. Le cas Kenya, où la négociation succède à un conflit armé, n’est pas sans
rappeler celui de Madagascar (insurrection de 1947, indépendance en 1960) ou celui du
Cameroun français (insurrection en 1955, indépendance en 1960). Dans les colonies de
peuplement, la Grande-Bretagne doit faire face à deux revendications contradictoires.
Celle des Africains qui, après avoir réclamé en vain une juste représentation politique,
exigent l’indépendance et celle des colons, minoritaires, qui exigent le maintien de la
domination blanche. La question politique se complique donc d’une donnée « raciale »
et les Britanniques hésitent à accorder l’indépendance sans avoir de garantie sur l’avenir
et les droits de chaque communauté. La création de la Fédération d’Afrique Centrale,
regroupant les deux Rhodésie et le Nyassaland (1953), répond à ce souci. Dans son
principe, le système politique, avec une assemblée fédérale et trois assemblées
territoriales, est fondé sur « l’association des races » et se veut multiracial. Mais dans les
faits, faute d’une représentation proportionnelle, l’essentiel du pouvoir politique demeure
aux mains des Blancs, qui concentrent également le pouvoir économique. La réponse
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1
africaine ne se fait pas attendre, et prend une double forme : mouvement insurrectionnels
et bataille menée par différents partis contre la Fédération derrière Kenneth Kaunda
(Rhodésie du Nord) ou Robert Mugabe (Rhodésie du Sud). Contrainte d’admettre l’échec
de cette tentative politique, la Grande-Bretagne dissout la fédération en 1963. La Rhodésie
du Nord (Zambie) accède à l’indépendance un an plus tard et le Nyassaland (Malawi) en
1965. Le cas de la Rhodésie du Sud est plus complexe. Refusant une indépendance
négociée entre Britanniques et Noirs, les colons se groupent derrière leur leader Ian Smith,
qui proclame unilatéralement l’indépendance en 1965 et calque son régime sur celui de
l’Afrique du Sud. Pour les Africains, l’enjeu change : il ne s’agit plus de lutter pour
l’indépendance, mais pour la libération. La lutte est menée par deux organisations
concurrentes, la Zimbabwe Africain Peole’s Union « ZAPU) et la Zimbabwe Africain
National Union (ZANU), qui mènent la guérilla jusqu’au cessez-le feu (janvier 1980) et
voit la victoire de l’aile radicale du mouvement menée par Robert Mugabe (févier 1980).
8.1.3- Les indépendances conquises par la lutte armée

Les guerres d’indépendance concernent essentiellement l’Afrique australe, à savoir les


territoires sous domination portugaise et sud-africaine. Elles sont d’autant plus longues
qu’elles se compliquent de divisions internes aux mouvements nationalistes pouvant
confirmer ou mener à la guerre civile. Dans l’après-guerre, sous l’égide d’Antonio de
Oliveira Salazar, la Portugal poursuit une politique coloniale faite de conservatisme et de
dictature. Les mouvements nationalistes nés dans les années 1950 doivent faire face à une
répression brutale (arrestations, incarcérations, tortures, disparitions).Radicalisés par cette
répression, les militants sont contraints à la clandestinité puis à l’exil, ainsi d’ailleurs que
les populations civiles (au moins 500 000 Angolais réfugiés dans les pays frontaliers vers
1960). C’est donc depuis des capitales étrangères, et avec l’appui des pays concernés, que
les mouvements nationalistes mènent la lutte armée contre le pouvoir colonial : le siège
du FRELIMO (Front de Libération du Mozambique) est installé au Tanganyika (actuel
Tanzanie) et celui du FNLA (Front National pour la Libération de l’Angola) au Zaïre
(actuel République Démocratique du Congo). Cette « aide » étrangère a pour effet de
diviser les mouvements indépendantistes et à bien d’égards. Les colonies portugaises ont
servi de zones de conflits indirects entre diverses puissances, voire entre les deux blocs
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Est et Ouest. La lutte ouverte contre le pouvoir colonial débute en 1961, avec les émeutes
qui éclatent à Luanda (capitale de l’Angola), relayées par une insurrection massive en
milieu rural. En dépit d’une répression qui fait plusieurs milliers de morts, la guérilla se
poursuit et le mouvement s’étend même aux autres colonies portugaises dans les années
suivantes. Mais le régime salazariste ne lâche pas prise et dépense des sommes
considérables dans les guerres coloniales, politique qui lui vaut une impopularité
croissance dans l’opinion publique métropolitaine et le discrédite au niveau international.
Ce n’est qu’après le renversement de Salazar (1974) que s’ouvrent les négociations,
menées par le ministre socialiste Mario Soares. Après des années de conflits sanglants,
l’indépendance est rapidement négociée pour chaque colonie : la Guinée-Bissau y accède
en 1974, l’Angola et le Mozambique l’année suivante (1975), ce qui entraîne un départ en
masse des colons portugais. Après la Première Guerre mondiale, le Sud-Ouest africain
(actuel Namibie) a été confié sous mandat à l’Afrique du sud. Mais devant l’évolution
politique de celle-ci, l’ONU lui retire son mandat en 1966, alors que depuis plusieurs
d’années, divers partis politiques, dont la SWAPO (South West Africa Peole’s
Organization), luttent pour se débarrasser de la tutelle sud-africaine. Devant le refus de
Pretoria (Capitale de la République Sud-Africaine), et les atermoiements de la
communauté internationale, une armée de libération de la SWAPO lance l’offensive en
1969 : la lutte armée dure 20 ans, faisaient au moins 20 000 morts et débouchant
finalement sur l’indépendance de la Namibie en 1990.

8.2- Les soleils des indépendances

Par ce titre de roman à double sens, l’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma exprimait à
la fois l’enthousiasme qui accompagne une aube nouvelle, celle de la souveraineté
politique, et les désillusions qui lui ont rapidement succédé.

8.2.1- L’hésitation entre euphorie et désillusion

De nombreux Etats tiennent à marquer symboliquement la rupture avec la période


coloniale. Comme celle-ci s’est notamment inscrite dans la toponymie, on procède à des
changements de noms, qui interviennent parfois des années après l’indépendance (la
Haute-Volta, indépendante en 1960, ne devient le Burkina Faso qu’en 1984). On ne
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comptait plus les villes, rues ou lacs à la gloire des colonisateurs, administrateurs
coloniaux et têtes couronnées européennes. Les noms de pays eux-mêmes en étaient
dérivés (Cecil Rhodes ayant donné son nom à la Rhodésie) ou avaient été attribués
arbitrairement par les Blancs. Désormais, on en appelle à l’histoire africaine : le Soudan
français devient le Mali, en référence à l’empire médiéval qui avait pour le haut Niger.
Pour les besoins de la cause, on détourne même l’histoire : Ainsi, la Gold Coast est
rebaptisée le Ghana alors même que ce brillant Etat du XIe siècle était situé beaucoup
plus au nord-ouest. On remet à l’honneur les résistants à la conquête, qui donnent leur
nom aux grandes avenues, quand celles-ci ne sont pas renommées « de l’indépendance ».
Enfin, on réintroduit la toponymie locale et les noms vernaculaires. L’indépendance est
synonyme d’espoir : le régime colonial disparu, la voie semble ouverte pour la justice
sociale, la participation politique, le développement économique. Les premières années
de l’indépendance se caractérisent donc par une véritable ferveur doublée d’une grande
effervescence politique et sociale, surtout là où l’indépendance a été négociée
pacifiquement (Afrique française et nombreux Etats ex-britanniques). La plupart des partis
au pouvoir se déclarent favorables à une démocratie parlementaire et plusieurs d’entre
eux disposent d’atouts économiques importants (ressources pétrolières au
Nigeria, aurifères au Ghana). Malgré les réserves de certains analystes (L’Afrique noire
est mal partie, publié par l’économiste français René Dumont dès 1961), l’optimisme
prévaut. Cependant, les nouveaux Etats sont rapidement confrontés à une question
centrale : quelle relation entretenir avec le pays dont ils viennent de se libérer ? La rupture
brutale avec l’ancienne puissance tutélaire, rare au demeurant, n’apparaît pas comme une
très bonne voie (cas du Congo belge) en proie à la guerre civile ou de la Guinée française,
précipitée dans le marasme économique). Aussi les pays souverains continuent-ils
souvent à entretenir des relations privilégiées avec l’ancienne métropole, concrétisées par
de nombreuses conventions bilatérales (plusieurs centaines signées par la France et les
Etats africains dans les années soixante). Ces accords, qui présentent l’avantage de
garantir une certaine stabilité et continuité, montrent néanmoins les limites de
l’indépendance. Sous couvert de l’aide économique, d’assistance technique, de
collaboration militaire ou de coopération culturelle, l’influence des métropoles persiste.
En outre, de nombreux éléments s’inscrivent dans le prolongement de l’époque coloniale :
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les structures administratives sont conservées intactes, afin d’assurer une continuité des
rouages de l’Etat ; les langues nationales demeurent celles des anciennes puissances
coloniales, pour éviter de favoriser tel ou tel groupe linguistique africain ; les frontières
coloniales, pourtant sujettes à caution, sont déclarées intangibles en 1964 par l’OUA
(Organisation de l’Unité Africaine), pour éviter les conflits interétatiques. Aujourd’hui
encore, le processus d’indépendance se révèle inachevé. En outre, se sont ajoutées de
nouvelles formes de dépendance, dans le cadre de la guerre froide, puis de l’hégémonie
des Etats-Unis, de la mondialisation et du néolibéralisme.

8.2.2- Les régimes politiques

Une fois l’indépendance obtenue, la question se pose autour de la forme à donner aux
nouveaux Etats, et notamment du régime et du mode de gouvernement. En fait, les choix
politiques ne sont guère dissociables des options économiques adoptées par les Etats
indépendants. C’est ainsi qu’à une économie capitaliste correspond généralement un
régime de démocratie libérale (Sénégal) – qui n’exclut pas des dérives autoritaires
ultérieures (Côte-d’Ivoire). A l’inverse, certains Etats (Guinée, République populaire du
Bénin) optent pour le modèle soviétique dans toute son orthodoxie (dictature du
prolétariat et économie socialiste). Enfin, un nombre non négligeable de pays tentent un
« socialisme africain », souvent assez éloigné du marxisme-léninisme et variant d’ailleurs
selon les États. Nkrumah, au Ghana essaie de combiner socialisme et unité africaine,
tandis que Nyerere, en Tanzanie, veut appuyer le socialisme sur la solidarité
communautaire, notamment en milieu rural. Au début des indépendances, dans la majorité
des pays le pouvoir était déjà fortement concentré entre les mains d’une classe sociale très
minoritaire : la bourgeoisie intellectuelle, qui tendait à reprendre à son compte les
structures et le fonctionnement de l’Etat colonial. Or, cette tendance à l’accaparement du
pouvoir s’accentue avec le temps, quel que soit par ailleurs le type de régime concerné.
On assiste peu à peu à la mise en place de pouvoirs personnels, accompagnée d’un
véritable culte de la personnalité : on glorifie les « pères fondateurs » ou « pères de la
nation », hérauts (celui qui annonce la venue de quelqu’un ou de quelque chose) et héros
(celui qui se distingue par son courage, sa qualité ou ses exploits exceptionnels) de
l’indépendance (Nkrumah en Gold Coast, Kenyatta au Kenya. Houphouët-Boigny en
11
5
Côte-d’Ivoire, Nyerere en Tanzanie, Senghor au Sénégal). Mais on assiste également à
une confiscation du pouvoir par l’imposition progressive du parti unique, y compris dans
les régimes dits libéraux : en 1983, l’Afrique noire comptait 18 Etats à parti unique qui
mènent en fait dans de nombreux cas à des régimes autoritaires, voire dictatoriaux. Jusqu’à
une période récente, l’Afrique noire se caractérise par une forte instabilité politique : on
relève une bonne douzaine d’assassinats de chef d’Etat ou de Gouvernement et une
soixantaine de coups d’Etat en trente ans. Dans bon nombre de cas, il s’agit de putschs
militaires. Mais si les régimes militaires sont fréquents en Afrique postcoloniale, tous ne
sont pas de même nature. Certains se relèvent plus progressistes que les gouvernements
auxquels ils succèdent (coup d’Etat de Thomas Sankara au Burkina Faso en 1983).
D’autres se veulent provisoires et leurs instigateurs passent en effet la main après
amélioration de la situation du pays (premier coup d’Etat de Rawlings au Ghana en 1979).
Mais dans de nombreux cas, les coups d’Etat mettent à bas des régimes progressistes
(renversement de Milton Obote par Idi Amin Dada en Ouganda en 1971) et se terminent
bien en dictatures. Parmi bien d’autres cas, on peut retenir les dictatures instaurées par
Sékou Touré en Guinée (1958-1984), Idi Amin Dada en Ouganda (1971-1979), ou Jean
Bedel Bokassa en République centrafricaine (1966-1979). Leurs régimes se distinguent,
à des degrés divers, par leur caractère répressif, fondé sur la liquidation (y compris
physique) des opposants et l’usage de la terreur d’Etat. Leur légitimité, plus que douteuse,
prétendait reposer sur une plus grande efficacité que les régimes libéraux, souvent
impuissants à résoudre les crises économiques et politiques. Mais le marasme dans lequel
est plongé l’Ouganda sous Amin Dada, par exemple, montre que l’incurie des systèmes
dictatoriaux n’avait rien à envier aux faiblesses des autres régimes occidentaux à la veille
des années 1960. Se font de nouvelles tendances, souvent rassemblées sous l’expression
de « processus démocratique ». D’une part, après l’effritement du bloc soviétique, les
régimes socialistes de toutes obédiences semblent être sur le déclin. D’autre part, la remise
en cause du pouvoir autoritaire par les sociétés civiles africaines, évidente dès les années
1970 dans certains pays, a connu une nouvelle vigueur. Les revendications politiques,
souvent menées par les jeunes en milieu urbain (nombreuses grèves dans les universités
et les lycées, parfois relayées par des émeutes), portent à la fois sur les fins et sur les
moyens de démocratisation du système (organisation d’élections libres, respect des droits
11
6
de la personne, justice sociale, retour au multipartisme et au gouvernement civil). Au
début des années 1990, dans plusieurs pays, sont réunies des « conférences nationales »
pour étudier les modalités de la marche vers une démocratie libérale (Bénin en 1990 ;
Guinée-Bissau en 1991, Tchad en 1993, etc.). Les revendications portent leurs fruits dans
bien des cas : le multipartisme est obtenu notamment au Mali, au Cameroun, au Bénin,
en Angola, au Tchad, au Togo, en Zambie. Depuis sont organisées des élections (plus ou
moins libre selon les pays). En outre, dépassant le strict cadre des « conférences
nationales » et des changements de constitutions internes, une quarantaine de pays
africains réunis à Dakar (1992) rédigent une déclaration par laquelle ils reconnaissent la
nécessité d’une démocratisation. Mais celle-ci risque d’être un processus long, comme le
prouvent le cas de la Sierra Leone (coup d’Etat militaire en 1997) ou celui du Zaïre
(interdiction des partis en 1997).

8.3- Les Etats postcoloniaux

8.3.1-La question de l’Etat

La volonté de construire des Etats-nations en Afrique noire date de la lutte pour


l’indépendance. En effet, la mobilisation nationaliste s’inscrit dans le cadre des frontières
coloniales : c’est donc dans cette structure territoriale non contestée que naisse la
première forme d’identité nationale, cimentée par la revendication indépendantiste. Une
fois ce ciment disparu, apparaissent parfois des forces centrifuges ou séparatistes
(sécession du Katanga au Congo Kinshasa en 1960, proclamation de la république
indépendante du Biafra, au Nigéria, en 1967). Mais les tentatives de sécession sont
immédiatement réprimées par le pouvoir central et se soldent par une réunification (en
1965 au Congo, plusieurs années de guerre civile dans les années 1970 au Nigeria, où la
guerre civile s’est doublée d’un blocus contre les séparatistes, entraînant une famine
dramatique). Les Etats indépendants, dans leur volonté de construire un Etat-nation et
leur rejet de la « balkanisation » stigmatisent toute tendance séparatiste ; ils y voient la
marque du « tribalisme » lui-même perçu comme produit de manipulations coloniales. Le
terme d’ethnie désigne un peuple caractérisé par des traits culturels communs. Mais
popularisé par les anthropologues du début du siècle, ce terme est surtout utilisé pour
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l’Afrique, comme si l’ethnie était une spécificité africaine. Par ailleurs, une idée reçue
évacue ainsi les dimensions économiques et politiques. En poussant cette logique à son
terme, on en arriverait presque à une définition raciale de l’ethnie, réalité qui serait
éternelle, immuable et inéluctable. Mais des historiens ont montré que l’ethnie et
l’identité ethnique ne sont pas une réalité a historique : les ethnies et l’identité ethnique
sont mouvantes, évolutives, en recomposition permanente au gré des rapports de forces et
des changements historiques. Elles sont donc le résultat de la construction dans le temps
et l’espace. On connaît d’ailleurs des exemples « d’invention ethnie » correspondant à
un besoin d’affirmation culturelle ou identitaire. Nombreux aussi sont les cas de
manipulation de l’ethnicité, le cas du Rwanda en est l’exemple le plus tragique puisque
le génocide y a fait un million de morts en 1994. Or, ces « massacres ethniques » ont été
largement orchestrés par le pouvoir, selon une idéologie raciste, alors même que les
ethnies hutu et tutsi ont été définies par les gouvernements coloniaux allemands puis
belge. La remise en cause de la notion d’ethnie comme une donnée invariable ne signifie
pas que les ethnies soient inexistantes et encore moins que l’identité ethnique soit
inopérante. On ne peut pas ignorer le facteur ethnique dans une histoire de l’Afrique
contemporaine mais il faut garder une claire conscience de son caractère historique et des
enjeux divers qui peuvent se cacher derrière ce concept. Il est vrai que l’articulation entre
origine ethnique et appartenance nationale pose parfois problème : ainsi, au Ghana, les
Ewé sont-ils souvent considérés comme des « étrangers » sous prétexte que le peuple éwé
est plus important de l’autre côté de la frontière, au Togo. A un autre degré, l’identité
ethnique peut jouer contre la cohésion nationale, comme l’attestent les nombreux cas de
conflits interethniques, au demeurant d’intensité variable. Mais l’identité ethnique n’est
pas incompatible avec le sentiment d’appartenance à une nation, qui se manifeste
d’ailleurs de façon plus ou moins pacifique. On songe aux différents exemples d’un
nationalisme exacerbé et appuyé sur la xénophobie Entre ethnie et nation, on a donc
affaire à deux logiques identitaires qui se chevauchent ou se recoupent et rencontrent
parfois des difficultés à coexister. A l’inverse des tendances séparatistes, on a vu des
tentatives réussies de regroupement national : ainsi, le Tanganyika et l’île de Zanzibar,
qui s’unissent en un seul Etat, sous le nom de Tanzanie (1964) ; ou encore, la réunification
des deux Cameroun (francophone et anglophone) en un Etat (1972).
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8.3.2- L’Afro pessimisme

Créée en Mai 1963, l’OUA rassemblait 30 Etats (50 en 1991 et 94 aujourd’hui). Elle a
pour siège Addis-Abeba (Ethiopie) et pour buts la promotion de la solidarité et de l’unité
entre Etat africains, la lutte contre toute forme de colonialisme et une politique de non-
alignement. L’euphorie qui accompagne sa création ne cache pas entièrement les
divergences déjà présentes dans le courant panafricain entre partisans de l’unité politique
la plus large et tenants de l’Etat-nation. Ces derniers l’emportent à la Conférence du
Caire (1964) où est affirmé le principe d’intangibilité des frontières coloniales. Enfin,
l’OUA mène des activités culturelles et socio-économiques et a promulgué en 1979 la
Charte africaine des droits de l’homme. Cependant, les mouvements de rapprochement
entre Etats et les essais de fédération se soldent le plus souvent par des échecs (dissolution
de la fédération rassemblant Sénégal et Mali dès 1960), tandis que les conflits entre Etats
voisins soulignent la difficulté à s’entendre sur la question des frontières (guerre entre
Ouganda et Tanzanie en 1971, entre Sénégal et Mauritanie en 1989-1990, entre la Libye
et le Tchad durant trois décennies). Il existe donc dans les Etats africains postcoloniaux
une dynamique contradictoire, à la fois centrifuge et centripète. Cette difficulté, qui n’est
pas propre à l’Afrique, ne serait pas inquiétante si elle ne s’ajoutait pas à de nombreuses
autres. Mais outre que l’Etat ne paraît pas toujours à même de régler les crises
(économiques, sociales, politiques), il en génère lui-même : confiscation du pouvoir,
corruption, népotisme, clientélisme ; inefficacité, criminalité d’Etat. La liste semble si
longue structure mal selon une idée répandue, l’Etat, il faut rappeler que si ces
phénomènes y sont particulièrement répandus, ce l’afro pessimisme, il convient de
comprendre pour quelles raisons l’Etat en Afrique tend aujourd’hui à se distinguer par la
« population du ventre » qui consiste à confondre l’exercice du pouvoir avec la
satisfaction d’un appétit personnel.

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