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RAPPORTS SOCIAUX DE SEXE ET PSYCHOPATHOLOGIE DU

TRAVAIL
Helena Hirata et Danièle Kergoat

Martin Média | « Travailler »

2017/1 n° 37 | pages 163 à 203

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Rapports sociaux de sexe
et psychopathologie du travail
Helena HIRATA et Danièle KERGOAT

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Résumé :Les auteures présentent d’abord la problématique géné-


rale de la division sexuelle du travail. Elles montrent ensuite pour-
quoi il est nécessaire d’investiguer aussi la sphère hors travail, si
l’on veut rendre compte du travail effectif et de la productivité des
femmes. Vient ensuite une discussion critique du plaisir et de la
souffrance au travail par la psychopathologie du travail. En s’ap-
puyant sur des matériaux recueillis dans les enquêtes sur le travail
des femmes, elles examinent les conséquences de la méconnaissance
des rapports sociaux de sexe sur la problématisation du rapport au
travail, tant au niveau individuel que collectif.
Présentation rapide de cette séance
(D. Kergoat) :

S
i nous nous présentons à deux devant vous aujourd’hui, cela
ne tient pas aux hasards de l’amitié ni au fait que nous appar-
tenions à la même équipe, mais à la volonté partagée de mon-
trer que le problème de la division sexuelle du travail renvoie à une
problématique, et à une problématique générale, « multiterrain »
et ­multidisciplinaire puisqu’elle est tout à fait utilisable en histoire,
en ethnologie, en économie, en sociologie, etc. Tenter de montrer la
richesse et l’ouverture de cette problématique nous semblait d’autant
plus important que nous sommes ici très différents les uns des autres,
et qu’il convenait donc de donner des voies d’accès un peu différen-
ciées à chacun.

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Helena Hirata et Danièle Kergoat

Dans cette perspective, il nous a paru nécessaire de présenter un peu


longuement la problématique (car il n’est pas évident qu’elle soit familière
à tous), avant de prendre des exemples concrets. Cela a conduit à présenter
le plan suivant :
– Problématique de la division sexuelle du travail rapport à la divi-
sion sociale, et problèmes des rapports sociaux (D. Kergoat).
– Entreprise et société : réflexions suscitées par le séminaire autour
des questions de la productivité du travail et du collectif. L’exemple japo-
nais (H. Hirata).

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– La psychopathologie du travail, dans son approche de la souffrance
et du plaisir au travail, peut-elle faire l’économie des rapports sociaux de
sexe ? Quelques exemples précis (D. Kergoat).
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– Tentative de formalisation en termes de convergences / diver-


gences des rapports entre psychopathologie du travail et division sociale
(et sexuelle) du travail (H. Hirata).
Précisons enfin que toutes ces questions ont été rapportées au sémi-
naire et à l’histoire de ce séminaire depuis son début.

La problématique de la division sexuelle du travail -


Rapports sociaux (D. Kergoat)
La problématique de la division sexuelle du travail
On peut structurer cette problématique autour de trois points :
– La division du travail entre les hommes et les femmes fait
partie intégrante de la division sociale du travail. D’un point de vue
­historique, on voit que la structuration actuelle de la division sexuelle
du travail (travail salarié / travail domestique, usine-bureau / famille)
est apparue simultanément au capitalisme, et que le rapport salarial
n’aurait pu se mettre en place en l’absence du travail domestique (à
noter au passage que cette notion de « travail domestique » n’est ni
a-historique ni ­transhistorique ; son apparition au contraire est datée
historiquement).
De la naissance du capitalisme à la période actuelle, les modalités
de cette division du travail entre les sexes, tant dans le salariat que dans
le travail domestique, évoluent dans le temps de façon concomitante aux
rapports de production.

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– La division du travail sont des termes génériques qui renvoient à


toute une série de rapports sociaux (cf. la division internationale du travail,
la division entre travail manuel et travail intellectuel...). La division du
travail entre les sexes renvoie au rapport social hommes / femmes, lequel
traverse et est traversé par les autres modalités de la division sociale du tra-
vail. À propos de cette intrication entre les différents rapports sociaux, j’ai
tenté de démontrer que rapports de classe et rapports de sexe n’étaient pas
hiérarchisables mais co-extensifs ; en d’autres termes, il s’agit de concepts
qui se recouvrent partiellement et non de concepts qui se « recoupent » ou
« s’articulent ».

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– La division sexuelle du travail, si elle prend racine dans l’affecta-
tion prioritaire des femmes au travail domestique, ne peut, en aucun cas,
être considérée comme opératoire qu’en ce qui concernerait les femmes, le
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travail domestique, la sphère du privé ou celle de la reproduction.


Tout au contraire, il s’agit d’une problématique (et non de l’ouver-
ture d’un champ régional nouveau), et d’une problématique qui traverse et
donne sens à l’ensemble des rapports sociaux que recouvrent les termes de
division sociale du travail. D’où une déconstruction / reconstruction néces-
saire 1 de la plupart des concepts utilisés en sociologie. Ce travail ne pou-
vant être par ailleurs que pluridisciplinaire, et transversalisant par rapport
aux cloisonnements traditionnels type sociologie du travail / sociologie de
la famille.
L’exemple du concept de « travail » est sans doute le plus par-
lant : les disjonctions classiques entre travail / non-travail, travail sala-
rié / travail domestique... ont été récusées en tant que reflet idéologique
des rapports sociaux dominants. Au contraire, on s’est efforcé de rétablir
les liens entre ce qui avait été jusqu’ici séparé à travers une définition
plus extensive du travail (le concept de travail recouvrant tant le travail
salarié que le travail domestique) et sa sortie du seul domaine des rap-
ports marchands. Dès lors, le travail domestique et les particularités du
travail salarié des femmes ne sont plus des « exceptions » à un modèle
supposé général, mais cette problématique suppose une tentative pour
refaire un modèle général dont ces mêmes spécificités seraient des élé-
ments ­constitutifs.

1. Ce travail est maintenant relativement avancé puisqu’il y a des années que nous y tra-
vaillons. Mais, au départ, cela correspondait à un tel sentiment de nécessité que j’avais été
amenée à avancer l’expression de « malaise sémantique » pour rendre compte du fait que
nous ne savions plus s’il fallait utiliser les mots en les détournant de leur contenu ou s’il
fallait plutôt forger des mots nouveaux avec le risque de n’être pas comprises par les autres.

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Je vais essayer maintenant de donner un peu de vie à cet ensemble


conceptuel en évoquant rapidement à travers mon itinéraire de recherche,
comment j’ai été amenée à poser ainsi les problèmes.

Parcours personnel et problématique de la division sociale et sexuelle


du travail
Je pense profondément que si l’on est chercheur, c’est qu’on est
interpellé par quelque chose qui vous pose problème, et au niveau person-
nel, et au niveau de la recherche. Dans mon cas, c’était la capacité qu’ont

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les hommes et les femmes, même dans les situations d’extrême domination,
de se battre et de s’opposer. Enfant, adolescente, adulte, cela m’a toujours
interpellée étant donné les pressions intenses qui pèsent sur les individus
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et qui pourraient déterminer complètement leurs pratiques sociales. Or, ça


ne fonctionne pas comme cela : les hommes et les femmes continuent à se
battre, à contourner, à transgresser, et, quelque part, on peut bien parler de
liberté.
Ce qui m’intéressait dès le départ, c’était donc bien la dialectique
entre domination et luttes et je voulais la voir à l’œuvre tant concrètement
que théoriquement ; sur ce plan, le concept de rapport social, ainsi que la
notion corrélative de pratiques sociales sont opératoires, car ils permettent
de rendre compte des contradictions – contradictions entre les groupes
sociaux, contradictions à l’intérieur même des groupes et des individus. Et
ce sont bien la contradiction, l’antagonisme, qui me paraissent avoir valeur
heuristique pour le sociologue et valeur explicative pour le fonctionnement
social.
Ces rapports sociaux, je les ai d’abord observés à l’œuvre dans les
rapports entre classes sociales sur la division sociale du travail et les pra-
tiques revendicatives ouvrières. J’évoquerai rapidement les travaux de cette
période afin de faire apparaître les filiations logiques entre l’approche de
la classe ouvrière et cette problématique de la division sexuelle du travail,
et afin de démontrer que cette dernière doit faire partie de plein droit de
toute approche en termes de division sociale du travail. Car il m’est apparu
au cours des années que raisonner sur le seul rapport social d’exploita-
tion n’était pas suffisant, parce que, même à place sociale apparemment
égale, il n’y a pas symétrie entre les hommes et les femmes. Plus encore :
il fallait passer du constat de non-symétrie à une mise en réciprocité des
différences : le rapport social entre les sexes m’est ainsi apparu peu à peu

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un concept indispensable pour comprendre la constitution et l’évolution du


rapport salarial. Restait à intégrer ces deux rapports sociaux : c’est l’hypo-
thèse de leur coextensivité.
La première partie de mon itinéraire de recherche (1968/1978) s’est
ordonnée autour du problème des pratiques revendicatives ouvrières.
Ce qui m’intéressait était de réfléchir à l’écart entre un groupe
ouvrier que je percevais et théorisais comme « classe ouvrière » et l’évi-
dente hétérogénéité des groupes qui composent cette classe. Petit à petit,
je fus amenée à comprendre la genèse et l’évolution des pratiques reven-

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dicatives ouvrières en mettant en relation le flux et le reflux de la comba-
tivité avec la composition interne des sous-groupes ouvriers (processus de
décomposition-recomposition de la classe ouvrière). Quand je parle d’évo-
lution, il faut être clair : il ne s’agit pas du tout d’une évolution linéaire, qui
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irait vers le grand soir, mais bien au contraire d’une évolution discontinue,
où les temps de progression et de régression alternent et s’entrecroisent
avec des périodes de stagnation.
Il s’agissait donc d’analyser les facteurs concernant la formation de
la demande sociale des groupes différenciés composant la classe ouvrière,
cette analyse étant liée aux changements internes de cette classe. La reven-
dication ouvrière étant donc, dans cette logique, l’aboutissement d’un
processus complexe, et l’expression, à un moment historique donné, des
alliances et oppositions internes à la classe.
La première chose importante que j’ai été amenée à travailler pour
formaliser tout ce qui précède (et que je continue d’ailleurs à travailler),
c’est le problème des clivages qui traversent la classe ouvrière. Il est
apparu rapidement que les clivages les plus apparents (ceux créés par la
division du travail) n’étaient pas suffisamment explicatifs des différences
de combativité entre ouvriers, contrairement à ce qui était couramment
soutenu à l’époque. Ce qui m’a amenée à récuser l’identification entre
place dans le procès de production et degré et forme de combativité (cf.
l’exemple classique des os qui auraient été le « fer de lance » des luttes
des années 1972/1974 parce qu’ils étaient os, ou des ouvriers des indus-
tries de process qui auraient été les porteurs des revendications gestion-
naires). Une fois infirmée cette démarche mécaniste, je me tournai vers
le discours ouvrier lui-même. Mais, là encore, les clés que fournissait
celui-ci pour expliquer les différences dans la combativité (les « jeunes »
sont combatifs, les « ouvriers-paysans » ne le sont pas) apparaissaient
peu opératoires dès qu’on les confrontait à la réalité. Il m’est donc apparu

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clairement dès cette période que l’on ne peut parvenir, à partir du dis-
cours spontané et sans médiation, à la clé explicative des phénomènes
observés.
Et ce fut finalement la mise en relation systématique de variables
afférant à l’univers productif avec des variables afférant à l’univers
reproductif 2, qui m’a permis de reconstituer les groupes porteurs de la
­revendication.
Prenons un exemple concret : en mai 1968, il y a eu à Bulledor 3
un groupe de travailleurs immigrés qui avait repris la production et la

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distribution sous le seul contrôle ouvrier. J’avais été y voir et, en fait d’un
groupe ouvrier immigré porteur de la revendication, je me suis aperçue
que, pour comprendre ce qui s’était passé, il fallait – à l’intérieur de ce
groupe immigré – différencier deux groupes. Ceux-ci n’étaient pas iden-
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tifiables à partir de la seule approche par l’entreprise ou par rapport à la


place dans le procès de travail : ils étaient tous os, ils étaient tous os à
l’embouteillage, ils étaient tous à la chaîne et en plus ils vivaient tous dans
des locaux de l’entreprise. Tous étaient portugais et avaient à peu près le
même âge.
Ce qui est apparu au terme du travail, c’est qu’il fallait cliver ce
groupe ouvrier entre :
– Les os immigrés portugais qui avaient pour projet de retourner
au Portugal : le problème pour eux était donc d’amasser le plus d’argent
possible le plus rapidement possible pour retourner au pays ; ce qui vou-
lait dire accepter les pires conditions d’exploitation : en arrivant au travail
le matin, on ne savait pas à quelle heure on terminerait et on connaissait
encore moins les horaires du lendemain ; et cela pour un salaire proche du
smic.

– Les autres os immigrés, toujours portugais, toujours jeunes, mais


qui voulaient rester en France, beaucoup d’entre eux refusant d’aller effec-
tuer leur service militaire en Angola. Ces hommes avaient donc un projet
totalement différent : rester en France, cela voulait dire à court ou à moyen
terme se trouver un logement indépendant de l’entreprise, passer son per-
mis de conduire et se trouver une petite amie. Mais comment prendre un
rendez-vous quand on est incapable de connaître son emploi du temps du

2. La notion de « reproduction » est utilisée ici dans un sens très large ; elle recouvre des
critères comme l’âge, le sexe, l’ethnie, l’origine rurale ou urbaine, etc.
3. « Bulledor » est un pseudonyme. On peut se reporter à l’ouvrage : Bulledor ou l’histoire
d’une mobilisation collective, Le Seuil, 1973.

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lendemain ? Et c’est à partir de problèmes aussi quotidiens, banals, que


ces gens sont entrés en insoumission totale par rapport à l’organisation du
travail.
On voit bien là qu’il s’agissait d’une recomposition abstraite, théo-
rique, du groupe ouvrier total puisque ces sous-groupes n’étaient pas iden-
tifiables spatialement dans l’entreprise, et d’une recomposition qui tenait
compte à la fois du productif et du reproductif.
Et c’est bien le clivage entre ces deux groupes, puis son dépasse-
ment par le groupe ouvrier lui-même, qui permet de comprendre la dyna-

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mique revendicative observée. Et ce dépassement supposait qu’on avait
pris connaissance du clivage, qu’on en avait conscience (et pas du tout
qu’on le niait) et qu’on voulait le dépasser. Car c’est bien la (re)connais-
sance du clivage qui me paraît déterminante pour qu’un groupe puisse
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accéder au collectif.
Le repérage des clivages ne suffisait donc pas. Encore fallait-il
appréhender leur dynamique, et pour cela tenter de cerner l’apprentis-
sage du changement, le processus par lequel se faisait l’intériorisation
de modèles d’action différents. C’est ce que j’ai tenté de faire à partir du
concept « d’apprentissage collectif ».
Alors, quels sont les « résultats » de cette première phase du travail
qui puissent intéresser le séminaire ? J’en citerai trois :

À propos du lien entre procès de travail et revendication


Dès les années 1970, la connaissance approfondie des procès de
travail m’est apparue indispensable pour comprendre la diversité des pra-
tiques revendicatives et des formes de mobilisation. Précisons cependant
qu’il n’était pas question pour autant de faire du procès de travail (même au
sens extensif où nous l’utilisons ici, c’est-à-dire en tenant compte tant des
aspects techniques que du contrôle social) la clé explicative unique de tout
comportement ouvrier. Plus précisément, nous pensions :
– que l’analyse du procès de travail permet de comprendre, dans un
contexte précis, les divisions imposées à la classe ouvrière, et donc ce qu’elle
doit arriver à dépasser pour que ses luttes aient quelque chance d’aboutir ;
– mais que ces divisions ne sont jamais totalement réductibles
ou superposables aux catégories socioprofessionnelles – manœuvres et
ouvriers spécialisés sans qualification/ouvriers professionnels qualifiés/
techniciens...

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Helena Hirata et Danièle Kergoat

Groupes ouvriers et « apprentissage collectif »


Tout au long de ces travaux, j’ai insisté sur le fait qu’en matière de
revendication, rien n’est définitivement acquis, que le degré de combati-
vité était sans cesse en mouvance, que les typologies avancées ne corres-
pondaient ni aux étapes d’une évolution historique globale de la classe
ouvrière ni à des caractéristiques acquises une fois pour toutes par tel
groupe ouvrier ou tel individu. Bref, que la combativité n’est ni le privilège
permanent d’un groupe particulier au sein de la classe ouvrière ni le signe
d’une rupture décisive et définitive.

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C’est pour rendre compte de ces changements que j’ai avancé le
concept d’« apprentissage collectif ». Constater qu’il y a eu changement
dans les pratiques revendicatives ne signifie pas qu’il y a eu pour autant
« apprentissage ». Pour cela, il faut deux conditions :
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– que le changement observé, au niveau du comportement, soit non


pas définitif, mais relativement stable dans le temps ; on peut dire alors
qu’il y a eu réorientation des modèles d’action propres aux différents
groupes ;
– qu’au changement dans la pratique (collective) corresponde une
modification de la prise de conscience (individuelle).
Par ailleurs, ce concept veut rendre compte de deux choses :
– j’ai pu observer à maintes reprises que l’entrée dans la lutte reven-
dicative précédait la prise de conscience de la complexité de cette entrée
en lutte. Tout se passait comme si un temps de maturation était nécessaire
pour que l’expérience puisse d’abord être intégrée par les groupes sociaux
puis réorienter leur action. Les termes « d’apprentissage collectif » veulent
donc rendre compte à la fois de la réorientation de l’action collective, mais
aussi du temps nécessaire pour que cette réorientation se dessine, puis se
stabilise et induise de nouvelles conduites spécifiques ;
– mais un second type de décalage est tout aussi essentiel : il s’agit
de celui que l’on constate entre le comportement revendicatif collectif tel
que nous pouvions l’observer in vivo, et l’image que nous en renvoyait le
discours recueilli par les entretiens individuels. Là encore, tout se passait
comme si il fallait une période de latence pour que le discours individuel
reprenne et théorise le comportement collectif (alors même que l’individu
interrogé faisait partie de ce collectif). Mais, au-delà, il restait une zone
de non-recouvrement irréductible : à l’évidence, il y avait apprentissage
collectif et cet apprentissage ne pouvait être réduit à la somme des appren-
tissages individuels.

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Classe ouvrière et idéologie naturaliste


Ce que j’évoque à travers ces termes, ce sont les conséquences de la
concurrence imposée aux travailleurs par l’organisation du travail, et plus
précisément les conséquences de cette concurrence sur la représentation
idéologique que les ouvriers se font de leur propre groupe d’appartenance.
Nous l’avons dit, si les os voient clairement les différentes exclusions
dont ils sont victimes, s’ils perçoivent bien que la fonction réelle des agents
de maîtrise est le contrôle social, s’ils sont même parfaitement conscients
qu’il est indispensable pour que le système fonctionne qu’ils soient isolés

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et individualisés au maximum, autant la différenciation inter­individuelle
est intériorisée : les ouvriers vivent profondément – tant intellectuellement
qu’affectivement – les divisions ouvrières et imputent prioritairement ces
divisions non pas à une réussite idéologique du système, mais à la « nature »
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et à la « mauvaise volonté » des groupes opposés au leur.


L’exemple du clivage jeunes / vieux est à cet égard parfaitement
révélateur : les jeunes voient dans les vieux ouvriers non pas des ouvriers
érodés par un système qu’ils ont, contraints et forcés, souvent finalement
accepté, mais voient en eux des vieux, en l’occurrence des individus pos-
sédants et répressifs.
Sur tous ces clivages, chaque groupe étant dans une relation d’oppo-
sition à d’autres groupes produit un discours légitimateur de ses propres
pratiques et donc parfaitement moralisateur à l’égard des pratiques des
autres.
L’origine des différences n’étant pas théorisée comme sociale, celles-
ci sont toujours présentées (représentées) comme si elles correspondaient
à des différences individuelles d’attitudes, d’idéologie, de tempérament,
rapportées à des différences biologiques, « naturelles » (on ne devient pas
un « rural », on naît rural...) qui étaient la cause de ces différences... D’où
une représentation figée, dans et par des antagonismes indépassables, de
la société.
Le problème est d’importance. D’une part, car si cette analyse
sociologique permet de faire les médiations entre procès de travail →
mode de concurrence imposée → clivages → obstacles à la solidarité,
elle permet d’autre part de réfléchir aux implications qu’entraîne cette
transformation du social en biologique, en « naturel », dans la repré-
sentation ouvrière. On sait que la différence biologique, comme cause
de la hiérarchie sociale, reste bien le fondement de l’idéologie fasciste,
et constitue plus g­ énéralement dans les sociétés le meilleur moyen de

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Helena Hirata et Danièle Kergoat

j­ustifier pouvoir et hiérarchie 4 en niant les mécanismes sociaux d’exploi-


tation et de ­domination. Plus particulièrement, je pense à un problème
très actuel comme celui de la montée de la xénophobie et du racisme en
France ces dernières années, ainsi qu’au sexisme, latent ou manifeste, qui
imprègne toute l’histoire de la classe ouvrière : là encore, on explique
les différences constatées entre pratiques masculines et féminines par la
nature, la biologie.
On en arrive là au tournant de mon activité de recherche il y a main-
tenant une dizaine d’années : l’élément déclenchant de ce cheminement
théorique a été les pratiques revendicatives féminines. Mon premier mou-

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vement fut évidemment de les aborder à travers la même grille d’analyse
que celle mise en place pour les hommes. Il fallut vite y renoncer ; car si
les revendications explicites étaient souvent les mêmes, les pratiques, tant
revendicatives que de travail ou hors travail, étaient à l’évidence fonda-
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mentalement différentes. Mais comment traiter ces « différences » alors


qu’aucun appareil conceptuel n’existait pour les organiser ? Je récusais le
renvoi permanent du discours au modèle masculin, car non opératoire pour
expliquer les différences de situations, de comportements et de pratiques
entre hommes et femmes d’une même classe 5 : je le récusais également
pour ses conséquences : puisque les différences observables d’attitudes et
de comportements n’étaient pas rapportables à une analyse matérialiste
de l’oppression et de l’exploitation, le champ était laissé libre aux stéréo-
types les plus éculés sur la « nature féminine » pour « expliquer » ces dif-
férences. J’ai donc dû repasser par une analyse matérielle (matérialiste)
de la condition ouvrière, mais cette fois sexuée, « travailleuse n’est pas
le féminin de travailleur ». Parallèlement, je tentais de dépasser le constat
de l’autonomie relative des pratiques observées par une mise en rapport
de ces pratiques ; d’abord en mettant en place une double articulation :
production / reproduction, rapports sociaux de classe et de sexe ; puis en
tentant de raisonner en termes de coextensivité de ces rapports sociaux.
Pour moi, tout ce travail se situait pour sa plus large part dans la
logique des travaux antérieurs : cf. la nature des clivages, la nécessité pour

4. Cf. en particulier les travaux de Colette Guillaumin sur le racisme : L’Idéologie raciste.
Genèse et langage actuel, Paris-La Haye, Mouton, 1972.
5. Et c’est là que s’enracine ma défiance non pas de « la » théorie, mais « des » théories déjà
existantes et constituées ; celles-ci, sous couvert de discours universel, ne sont la plupart du
temps qu’un discours d’homme pour les hommes, bref, d’un discours de dominants. Plus
courtoisement mais tout aussi fermement, Karen Horney ne disait-elle pas la même chose
à propos de Freud, de la psychanalyse et des psychanalystes ? (cf. en particulier « la fuite
devant la féminité » (Flucht aus der Weiblichkeit), 1926, trad. française dans « la psycholo-
gie de la femme », Payot, 1929).

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les étudier de travailler, simultanément sur les champs productifs et repro-


ductifs, la représentation « naturaliste » de ces clivages et sa répercussion
sur l’attitude idéologique et pratique envers la division du travail entre les
sexes, le thème de la mouvance dans le temps et dans l’espace et, plus
généralement, le raisonnement en termes de rapport social.
Depuis 1978-1979, les recherches suivantes, qui toutes tentent de
prendre en compte rapports de classe et rapports de sexe, exploitation,
domination et résistances... ont été menées :
– sur les « départs volontaires » à la rvi de Caen (rapports
hommes / femmes au travail et à l’emploi) ;

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– sur des jeunes travailleurs : en partant des différentes modalités
de l’articulation travail productif / travail reproductif, nous avons analysé,
pour les jeunes travailleurs hommes et femmes, comment la place dans la
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structure de classe jouait sur cette articulation ; comment le capitalisme


utilisait, pour se renforcer, les rapports de sexe et vice versa ;
– « les ouvrières » :
• l’évolution des formes d’emploi et l’activité des femmes : procès
de décomposition / recomposition du salariat féminin ;
• les pratiques sociales des femmes envers le travail à temps
p­ artiel  ;
• comment l’on devient et comment l’on reste os quand on est
un homme et quand on est une femme (il s’agit de la recherche
menée avec J. Boutet).
Ce sera à ces différents travaux que je référerai en cours d’exposé
pour prendre des exemples précis.

Une problématique en termes de rapports sociaux


Ce thème a été développé dans un des articles distribués avant cette
séance 6. Je le reprendrai ici davantage par rapport aux discussions qui se
sont déroulées dans le séminaire.
Alors pourquoi cette insistance sur « les rapports sociaux » ? C’est
parce qu’à mon sens, il ne suffit pas, pour comprendre les pratiques sociales
de telles ou telles formes, d’étudier simultanément famille et usine. Cette
juxtaposition de terrains présente le danger de figer les rapports sociaux à

6. « Plaidoyer pour une sociologie des rapports sociaux » in Le Sexe du travail, Ouvrage
collectif, Presses universitaires de Grenoble, 1984.

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Helena Hirata et Danièle Kergoat

un moment donné et donc de privilégier une analyse en termes de détermi-


nisme : le système se reproduirait de lui-même à l’infini des temps, compte
tenu de ses seuls impératifs de valorisation (et les ouvrières sont à cet égard
un terrain d’élection, doublement enserrées qu’elles sont dans les rapports
de production et dans les rapports de reproduction...)
Raisonner ainsi conduirait à considérer les gens comme des marion-
nettes, à poser que l’intériorisation des rapports sociaux se ferait à l’insu
des individus qui seraient alors agis par des forces extérieures.
Tout au contraire, c’est contre cette conception figée de la struc-

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ture sociale que s’inscrit en faux le raisonnement en termes de rapports
sociaux (avec leur corollaire : les pratiques sociales) : rapport signifie
contradiction, antagonisme, lutte pour le pouvoir, refus de considérer que
les systèmes dominants (capitalisme, patriarcat) sont totalement détermi-
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nants. Bref, ce qui est important dans la notion de rapport social – défini
par l’antagonisme entre groupes sociaux –, c’est la dynamique qu’elle
réintroduit puisque cela revient à mettre la contradiction, l’antagonisme,
entre groupes sociaux au centre de l’analyse, et qu’il s’agit bien d’une
contradiction vivante, perpétuellement en voie de modification, de re-
création.
Et nous échapperons d’autant plus au danger de déterminisme que
nous ne pensons pas que la prise en compte d’un seul rapport social (celui
d’exploitation selon les uns, celui d’oppression selon les autres) suffise à
donner du sens à la société actuelle et à ses transformations dans l’histoire.
Dans la mesure où nous pensons que ces deux rapports sociaux sont fon-
damentaux, nous posons – je dirais par définition – qu’il existe des marges
d’indétermination entre les mailles que tissent ces rapports sociaux (la
métaphore est un peu facile, mais j’essaie d’aller vite...), et du même coup
qu’il y a réaménagement possible de marges de liberté pour les acteurs
collectifs et individuels. Et cela d’autant plus qu’il y a parfois contradiction
entre les rapports sociaux dominants (je pense par exemple aux nécessités
de la valorisation du capital qui entrent parfois en conflit avec le paterna-
lisme du système).
Les rapports sociaux ne sont donc pas pour moi le déterminisme,
mais au contraire une manière de penser et de travailler la liberté. Mais une
vraie liberté non pas posée a priori, mais qui se déploie entre les mailles
des déterminismes sociaux. Reste que, pour penser cette liberté, il faut
encore être bien sûr que l’on a travaillé toutes les modalités des rapports
sociaux. Or, l’étude des relations hommes / femmes est encore bien loin
d’être épuisée, y compris – et peut‑être même surtout – dans le travail. On

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a fait comme si « le travail » était réductible aux modes de gestion du per-
sonnel, à l’emploi, à l’organisation du travail, aux conditions de travail.
Mais reste à construire la relation entre les individus – et cette relation pour
moi est sexuée par définition. Ainsi, les notions de « ­solidarité », de « tra-
vailleur collectif »... n’ont pas de sens si, a­ uparavant, on n’a pas analysé en
profondeur les effets de la variable sexe.
J’ai donc la volonté de trouver des régularités qui permettent d’éta-
blir des typologies 7, mais en tenant compte simultanément de la notion
(ou d’une notion) de sujet – et cela précisément pour ne pas enfermer les
individus dans la norme, ce qui rendrait invisibles les contradictions, les

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transgressions et les luttes.
Reste que le problème du choix, de la liberté, se décèle bien au
niveau du sujet, pas immédiatement au niveau du groupe (il y a en effet
disjonctions entre les pratiques sociales qui sont collectives et les vécus,
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l’« intériorisation » de ces mêmes pratiques, qui sont individuels).


Pour moi, même si je comprends bien le sens du débat entre psy-
chique et social, individu et collectif, il me semble que je ne pose pas les
problèmes ainsi : par exemple lorsque je m’intéresse aux comportements
individuels devant la maladie, je ne les réduis pas au résultat de la logique
des rapports sociaux ou interindividuels ni à celle de l’histoire psychique
de l’individu, mais je considère que l’histoire des relations infantiles de
l’individu, histoire qui renvoie à une logique de l’organisation mentale, que
cette histoire est aussi sociale :
– l’image du père et de la mère ne sont pas du tout les mêmes dans
le sous-prolétariat et dans le prolétariat ;
– la relation aux enfants est différente selon qu’on est un homme ou
une femme ;
– la « scène » de l’école et ce qui s’y est joué (et qui ensuite est
« re-joué » dans la formation quand on est adulte 8 est marquée par l’ap-
partenance de classe et de sexe, par le rang dans la fratrie, etc. (même
si rien de tout cela n’est cependant déterminant en soi au niveau de
l’­individu).
7. À mes yeux, des typologies pertinentes doivent pouvoir regrouper en faisceaux diffé-
rents modes d’articulation, et avoir valeur heuristique (c’est-à-dire sinon valeur prédictive,
du moins valeur compréhensive des comportements se déployant sur d’autres terrains que
travail / famille). Dans chaque étude, je suis ainsi passée des typologies « visibles » des
catégories du sens commun (qui elles sont terriblement enfermantes, aliénantes) à des typo-
logies « heuristiques » reconstruites par le sociologue.
8. Cela est apparu nettement lorsque nous avons travaillé sur le projet de « vie » et particu-
lièrement dans le cas des hommes os.

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Helena Hirata et Danièle Kergoat

Il y a transmission sociale de la névrose diront certains. Ce qui est


sûr, c’est qu’il y a transmission sociale de normes de classe et de sexe,
et simultanément transmission de modes de transgression de ces normes.
Tout cela étant véhiculé très différemment selon qu’il s’agit de la mère
(« culture populaire ») ou du père (« culture ouvrière ») 9.
De ce qui précède nous voudrions tirer quelques conclusions par-
tielles :
– le groupe n’est pas qu’extérieur au sujet, il lui est aussi intérieur ;
– le contexte référentiel de ma tentative d’interprétation est toujours

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synchronique, certes, mais aussi diachronique (d’où l’importance de la
méthodologie) au niveau de l’individu (histoire de vie) et au niveau de
l’entreprise (suivi sur une longue période) ;
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– à propos enfin de la « sociologie du dévoilement » (termes que


je ne reprendrai pas à mon compte, mais qui ont été beaucoup utilisés
lors de la dernière séance), il me semble impossible de prendre le dis-
cours, produit individuellement ou collectivement, comme un en-soi : il
est toujours accompagné d’une mise en scène au bénéfice du sociologue.
Prenons l’exemple du « salaire d’appoint ». Les femmes reprennent fré-
quemment cette expression à leur compte, même quand elles gagnent plus
que leur mari. Mais, lorsqu’on va voir des luttes sur les salaires menés
par les femmes, on s’aperçoit vite qu’en fait de salaire d’appoint, il s’agit
bien d’un vrai salaire pour elles. C’est ainsi que j’ai été amenée à parler
« d’attitudes de conformisation » : pour avoir la paix avec leurs maris et
les hommes en général, elles trouvent bien plus facile de faire comme si
elles reprenaient à leur compte les stéréotypes sur le salaire des femmes.
Reste qu’elles n’en pensent (ou plutôt qu’elles n’en font...) pas moins !

9. Ces deux termes un peu lapidaires renvoient à l’analyse que j’ai faite des ouvrières. Il
est impossible de dire abruptement et sans médiation : « Les femmes ouvrières et (ce qu’on
entend généralement par) la classe ouvrière, c’est la même chose. Parce que les ouvrières
vont et viennent dans et hors le marché du travail quand elles s’y fixent (activité continue),
elles ont toute une série d’emplois qui ont beaucoup de points communs : déqualifiés, mal
payés, mal considérés (concierge, gardienne d’enfants, femmes de ménage, travail dans les
grandes surfaces, ouvrières, femmes de service, etc.). Mais, pour autant, peut-on parler de
culture ouvrière ? Par contre, il en va différemment des ouvriers hommes qui restent la plu-
part du temps non seulement dans le salariat, mais à l’intérieur même du salariat industriel.
À mon sens, le père et la mère ne transmettent donc pas le même type de culture parce que
la conscience de classe – et il est certain que les femmes en ont ! – ne peut être la même
quand elle s’est forgée en passant chez un Leclerc, puis dans une usine, puis en étant femme
de ménage, que dans le cas d’un homme qui est manœuvre puis os, puis pl, même si c’est
dans des entreprises différentes. Il me semble qu’il y a là un champ de réflexion qui mérite
d’être approfondi.

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– On en arrive ainsi à l’idéologie défensive que, dans ce cas précis,


j’aurais tendance à appeler « idéologie défensive de sexe ». Nous y revien-
drons ultérieurement.

Entreprise et société : réflexions suscitées par


le séminaire autour des questions de la productivité
du travail et du collectif. L’exemple japonais (H. Hirata)
Moi je vais un peu parler de mon cheminement, mais de façon plus

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courte, car vous pourrez retourner aux exemples qui ont été donnés dans
les textes distribués. Je vais donc plutôt essayer d’approfondir deux ou
trois questions.
J’ai commencé avec un projet de recherche classique de sociologie
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du travail, que j’ai rédigé en 1979, en termes d’organisation du travail,


technologie et politiques du personnel ; il portait sur les aspects culturels et
techniques de l’organisation du travail en entreprise, et était sous-tendu par
une comparaison entre filiales et maisons-mères d’entreprises françaises et
japonaises au Brésil.

Vertus et limites d’une approche par l’entreprise


Avec un thème semblable, le terrain tout naturel était l’entreprise.
Mais il faut expliquer que je partais de deux postulats critiques :
1 – Le déterminisme technologique.
2 – Le « one best way » taylorien : je partais de l’idée qu’il n’y avait
pas une rationalité unique et universelle, qu’il fallait interroger cette idée
qu’il y aurait une manière et une bonne manière de faire des choses. La
meilleure façon de mettre à l’épreuve ce postulat était l’approche compa-
rative internationale. Partant ainsi de l’entreprise comme la sociologie des
organisations et la sociologie industrielle, j’ai pu voir cependant de plus en
plus clairement que l’entreprise n’était pas une entité isolable, analysable
en soi et qu’une approche uniquement par l’entreprise nous laissait sans
aucune explication devant toute une série de phénomènes – d’où la néces-
sité de faire intervenir le hors-travail, les structures familiales, le travail
domestique, les rapports sociaux hommes / femmes, etc. ; faute d’intégrer
ces éléments, les analyses de sociologie des organisations et de sociologie
industrielle débouchent en général sur des apories. Peu à peu donc, les
limites sont devenues de plus en plus claires au point de me faire quitter

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Helena Hirata et Danièle Kergoat

l’entreprise pour aller vers le domicile ouvrier. C’est ce que j’ai mis en
œuvre dans ma dernière enquête qui porte sur le chômage et la division
sexuelle du travail. L’hypothèse de fond est la suivante : si l’on pense que
le chômage est une situation transitoire et qu’il y a des comportements
différenciés des hommes et des femmes face au licenciement, si donc on
considère d’emblée les trajectoires sexuées, les trajectoires différenciées
des hommes et des femmes, on ne peut pas rester sur le seul terrain de
l’entreprise sous peine de ne pas comprendre ce qui se passe, ni quant aux
stratégies des ouvriers et des ouvrières ni quant à la politique de l’emploi
ou à l’articulation entre le marché de travail et le terrain de l’entreprise et

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de ses ouvriers(ères).
Que cette entrée par l’entreprise soit limitée et qu’il faille passer à
un autre niveau d’enquête, à un autre type d’enquête et sur d’autres lieux,
nous (moi et John Humphrey) en avons eu la confirmation au cours d’une
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série d’études antérieures.


Au Brésil, il y a eu une crise économique pendant les années 1981-
1984, puis une reprise économique, un « boom » de l’emploi très impor-
tant entre 1984-1986. Durant cette seconde période, les ouvriers hommes
sont revenus vers l’entreprise pour 90 % d’entre eux, tandis que seulement
40 % des femmes le faisaient (sur un échantillon de 140 personnes, 83
hommes et 57 femmes). Restaient donc 60 % de femmes qui ne revenaient
plus vers l’entreprise au moment de la reprise économique, mais qui fai-
saient soit du travail domestique rémunéré, soit restaient dans le secteur dit
« informel » où elles étaient entrées au moment du licenciement, soit enfin,
pour une partie très importante des femmes mariées, devenaient « inac-
tives » (ce qu’on appelle « inactivité » en économie et qui est tout à fait
questionnable). Toute cette population risquait de rester invisible si l’on
ne prenait pas d’autres entrées que celles de l’entreprise, puisqu’elle était
absolument non enquêtable sur le vécu du chômage, sur les expériences
successives d’emploi et de vie après le licenciement.
Évidemment, j’ai insisté ici sur les limites d’une approche par l’en-
treprise. Cela ne veut pas dire que l’entreprise ne soit pas en même temps
une médiation puissante dans l’accès à des objets qui seraient autrement
difficilement sociologisables. Je crois que, de la même manière que la
psychopathologie du travail pour qui le travail est une sorte de médiation
entre inconscient et champ social, pour les sociologues l’entreprise peut
être un peu la médiation pour observer et analyser d’un point de vue
sociologique des phénomènes, par exemple, d’oppression d’un homme
sur une femme (qu’il est possible de traiter sociologiquement au niveau

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de phénomènes comme le harcèlement sexuel sur le lieu de travail), phé-


nomènes qui ne seraient pas traitables autrement comme rapport social
brut d’oppression d’un homme sur une femme ; et de la même manière,
je pense, les rapports entre un père et un fils, les rapports entre une mère
ou un père et une fille, les rapports parents / enfants, sont très difficiles
à traiter à un niveau s­ ociologique et je crois que dans le cadre de l’en-
treprise, par exemple par le biais de l’étude des politiques paternalistes,
cela devient possible de les traiter sociologiquement. Donc l’entreprise
peut constituer un lieu de médiation puissante dans ce cas-là, parce qu’on
a avec elle une superposition (ou une « coextension » si vous voulez)

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entre ce rapport social spécifique, des rapports hiérarchiques et des rap-
ports entre catégories sociales (ouvriers, encadrement, etc., au sein de
­l’entreprise).
Cette parenthèse sur les défauts et les vertus de l’entrée par l’entre-
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prise pour montrer qu’elle peut être un départ, qu’elle peut même être un
cadre précis d’étude ; si je dis qu’il y a eu des limites progressives qui
devenaient visibles dans ce type d’approche, c’est que, en fait, à partir
des études sur la productivité, la qualification, la promotion, etc., j’ai eu
l’impression que, si l’on ne faisait pas intervenir d’autres dimensions, il
était difficile de comprendre des aspects que, en économie et en sociologie
traditionnelles, on essayait d’expliquer par des éléments intrinsèques ou
endogènes aux lieux de travail, de production.

Autour de la productivité
Je passe maintenant à quelques exemples. Je commencerai par celui
de la productivité du travail, exemple qui permettra aussi un rapproche-
ment, d’un certain point de vue, avec la psychopathologie du travail. C’est
à mon avis un des exemples qui montre comment il faut aller à contre-
courant des analyses économicistes et objectivistes (telles que les propose
l’économie politique à propos de la productivité) si l’on veut jeter une nou-
velle lumière, ou donner des explications là où il pourrait être très difficile
d’avancer des explications de type intrinsèque.
Comment la question de la productivité du travail est-elle posée
en économie politique ? D’abord, il y a des explications par le progrès
technique, l’efficacité plus grande des moyens de production qui sont
employés ; un deuxième type d’explication en économie politique, c’est
tout le changement introduit dans l’organisation du travail, sous-entendu
ici, des changements introduits par la direction (les collectifs organisés
par les travailleurs eux-mêmes ne sont pas inclus généralement dans cette

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Helena Hirata et Danièle Kergoat

explication) ; un troisième type de données est lié à l’intensité accrue du


travail professionnel, à l’accroissement de la quantité de travail par unité
de temps, au rendement accru à travers la diminution de la porosité de la
journée de travail, etc.
Je pense que l’intérêt d’une explication telle qu’elle est faite dans
les papiers introductifs à ce séminaire sur la productivité du travail, c’est
qu’elle pose ce problème de façon très originale, en des termes qui intro-
duisent la subjectivité, ou l’intersubjectivité ou des aspects qui ne sont
pas du tout pris en considération traditionnellement par l’analyse écono-
mique. Quand on dit que ce sont des procédures défensives qui peuvent

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être exploitées au profit de la productivité par le truchement de l’auto-accé-
lération et de la coopération ouvrières (l’auto-accéleration liée à la frustra-
tion et étant compulsive, et la coopération étant liée à l’effet de peur), il
y a là une introduction de la subjectivité, et de notions comme la peur ou
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la frustration, qui ne sont pas couramment exploitées pour expliquer des


phénomènes considérés comme éminemment économiques. Ce qui est pris
en compte en économie, ce sont les effets, par exemple l’intensification, le
rendement, l’intensité accrue du travail, mais le pourquoi de cette intensi-
fication n’est pas toujours analysé, ou alors on met tout cela à la rubrique :
ce que le management, la maîtrise, ont réussi à faire, et non pas ce qui est
du domaine du travailleur lui-même.
Je crois que ce déplacement du terrain d’explication vers la subjecti-
vité et vers un collectif de travail qui n’est pas créé par la direction de l’en-
treprise, que ce déplacement produit une explication tout à fait heuristique
et nouvelle dans le sens où on postule que la souffrance individuelle peut
avoir des conséquences sur l’économie. Et je crois qu’il y a une similarité
de la démarche, même si je pense que l’explication de la psychopathologie,
tout en étant extrêmement originale avec ce déplacement, reste encore dans
le cadre de l’organisation du travail au niveau de l’entreprise, c’est-à-dire
qu’elle reste dans le cadre de l’entreprise, et c’est une intensité accrue de
l’activité sur un poste de travail provoquée par la peur ou la frustration.
C’est-à-dire, il reste encore à faire une interprétation de la productivité et
de l’intensité du travail salarié par rapport aux structures familiales, orga-
nisation du travail hors entreprise et, plus généralement, rapports sociaux
de sexes en vigueur dans la société. Essayer de faire cette articulation, cela
permet d’introduire un autre type d’explication – je ne pense pas que ce
soit concurrent parce que c’est un autre domaine d’articulation qui peut
éclairer des points laissés obscurs par l’économie politique tant qu’elle en
reste aux seules données du progrès technique, du changement de l’organi-
sation du travail salarié ou de l’intensité du travail professionnel.

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Travailler, 2017, 37 : 165-203

Mon point de départ a été une enquête dans plusieurs branches indus-
trielles et en particulier dans la sidérurgie : alors que les technologies étaient
similaires, on pouvait voir que les résultats quant à la productivité n’étaient
pas les mêmes si l’on comparait des unités de ­production i­mplantées dans
des pays différents. Et, à la question : qu’est-ce qui explique ce décalage ?
L’économie politique n’apporte pas d’arguments convaincants parce qu’au
niveau des éléments dont la comparabilité était maîtrisée, il n’y avait pas
la possibilité d’expliquer pourquoi les résultats sur le plan productif étaient
inégaux ; en effet, les conditions techniques, technologiques et de manage-
ment, étaient au départ à peu près similaires, s’agissant de maisons-mères

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et de filiales des mêmes groupes industriels.
Ma thèse est que ces différences entre Japon et usines filiales au Bré-
sil sont liées (au moins en partie) aux modalités différentes d’articulation
entre le travail domestique et le travail salarié, entre le temps industriel et
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le temps hors industrie et hors travail. C’est en ce sens qu’on peut donc dire
que cette productivité élevée au Japon ne s’explique pas exclusivement sur
le terrain de l’entreprise, uniquement par des innovations technologiques,
même si ces innovations sont importantes pour l’essor de la productivité,
mais qu’elle est liée à plusieurs facteurs :
– au fait qu’il y a toute une série d’activités directement ou indi-
rectement productives qui sont effectuées en dehors des heures de travail
(par exemple : les cercles de contrôle de qualité), non comptabilisées par
l’entreprise et par les études de l’oit (Organisation internationale du tra-
vail) par exemple, et qui néanmoins contribuent aux statistiques qui sont à
la base des calculs de la productivité du travail ;
– il y a un autre facteur qui n’est pas comptabilisé non plus dans ces
statistiques, qui est toutes les heures supplémentaires qui ne sont pas rému-
nérées par l’entreprise et qui peuvent être de l’ordre de 5, 6 heures par jour,
donc de 30 heures par semaine dans une semaine de 6 jours, pour toutes les
catégories en dehors de l’ouvrier, à partir de chef de section ;
– il y a des suppressions volontaires de vacances, ce qui fait que, en
général les ouvriers hommes, les employés et les cadres ne prennent réel-
lement que 4, 5 jours de vacances par an, alors que ce qui est comptabilisé
dans les statistiques officielles, ce sont les jours de vacances officiels qui
sont de 20 jours par an pour les salariés qui sont restés 15 ans dans une
même entreprise ;
– il y a enfin un facteur qui est le temps de loisir et de cohabitation
dans le cas des couples, qui est un temps sacrifié au profit de l’organisa-
tion du travail salarié et de la productivité ; il y a , en effet, dans le cas

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Helena Hirata et Danièle Kergoat

des grandes entreprises japonaises employant régulièrement une main-


d’œuvre masculine (parce que dans le cas de la main-d’œuvre féminine, ça
se pose de manière tout à fait différente, le temps de vie dans les grandes
entreprises étant très court pour les femmes – en moyenne de 4 à 6 ans –)
donc, dans le cas des employés réguliers hommes, on peut dire qu’il y a un
sacrifice de la vie dite « privée » au profit de l’entreprise (nous nous réfé-
rons aux entreprises de grande taille, celles que nous avons étudiées) dans
la mesure où il y a donc une sorte de recouvrement d’une bonne partie de
la vie dite « hors travail » par l’entreprise. Nous en reparlerons ultérieure-
ment, mais je pense qu’il y a une place de l’entreprise et une prééminence

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sur l’individu qui est extrêmement importante.
Quand je parle de sacrifice du temps de loisir, c’est facile à com-
prendre, parce que si le type commence le travail à 7 h au lieu de 8 h et
rentre à 22 h au lieu de 17 h, ça fait déjà beaucoup de temps... auquel
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s’ajoutent les samedis et les dimanches, où, soit on a des activités exté-
rieures à l’entreprise mais pour l’entreprise, soit on a des activités d’inté-
gration qui sont des activités de loisir du type « golf » (et cela est vrai
même pour les catégories de salariés de niveau relativement bas), et aux-
quelles on va sans la famille. En revanche, il semble nécessaire de revenir
sur le problème de la cohabitation.
Les hommes passent, en tant qu’employés réguliers, un très grand
nombre d’années dans une même entreprise et il y a une mobilité interne,
utilisée comme une forme de promotion, de formation professionnelle,
puisqu’ils effectuent des expériences et des activités nouvelles, dans des
fonctions différentes et dans de nombreux établissements du même groupe
industriel ; ces déplacements, ou cette mobilité intra-entreprises a aussi la
fonction de rendre les restructurations industrielles plus aisées : tous les
ouvriers, les contremaîtres et ingénieurs qui sont nécessaires pour l’im-
plantation d’une nouvelle unité sidérurgique par exemple, pour laquelle
il est difficile de recruter une main-d’œuvre locale, tous ces hommes
sont simplement transférés d’une région à l’autre, à une distance qui peut
atteindre 2 000 km ; on « délocalise » donc l’homme sans la famille dans
la mesure où les femmes s’occupent de l’éducation des enfants et restent
dans un endroit fixe, étant donné les problèmes du système scolaire au
Japon. La distance étant plus ou moins grande entre les différents établis-
sements du même groupe, ils n’ont pas la possibilité de voir leur femme
plus d’une fois par mois ou une fois tous les deux mois, ce qui fait que,
dans une vie active de 30 ans, on peut passer 15-20 ans (tant que les enfants
sont petits et non indépendants) à faire le « sacrifice » de la cohabitation.
Et il s’agit là de quelque chose de régulier et de très répandu. Quand il

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Travailler, 2017, 37 : 165-203

s’agit de firmes multinationales où les cadres vont être transférés pour des
raisons d’implantation de nouvelles unités de production à l’étranger et des
raisons de promotions, impossibles dans le cadre des frontières nationales,
ce sont des dizaines d’hommes qui sont déplacés sans leur famille ; dans
un ­établissement enquêté au Brésil, ils avaient, sur une période de 4 ans,
la possibilité de rentrer une fois, c’est-à-dire au bout de la seconde année
– pour rester un mois avec la femme, les enfants ; le reste du temps, ils
avaient une vie qui évidemment était consacrée en grande partie à l’entre-
prise, puisqu’une bonne partie des liens affectifs, émotionnels, se faisaient
à une très grande distance, dans le cas du Brésil et du Japon.

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Il y a ainsi sacrifice des loisirs et de la cohabitation à partir du temps
individuel, le corollaire étant que les femmes se chargent des travaux
domestiques et de l’éducation des enfants quand il y a cette mobilité : je
crois donc que toutes les sources hors entreprise de la productivité sont
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extrêmement claires dans le cas du Japon.


Bien sûr, quand on fait des analyses de la productivité, si on la cal-
cule à partir des statistiques des entreprises, cela ne peut donner qu’une
productivité du travail extrêmement plus élevée dans le cas du Japon que
dans des pays comme la France où l’articulation ne se fait pas de la même
manière entre le public et le privé, entre la vie dans l’entreprise et la vie
extérieure à l’entreprise. Cet exemple montre aussi que tout ce qui est rap-
ports sociaux de sexe apporte une contribution fondamentale ; il est en
effet évident que ce type de gestion du personnel et d’organisation du tra-
vail productif est rendu possible par les rapports hommes / femmes dans la
société ; sinon, toute une série de pratiques d’entreprises qui sont considé-
rées courantes et normales au Japon seraient impensables et impossibles.

Individu et groupe
Dans le cas du Japon, je crois que le fait déterminant est le type de
hiérarchisation individu / groupe, qui fait que l’individu n’est pas consi-
déré comme prééminent, même dans les rapports amoureux : il n’y a pas
de choix individuels, le choix du partenaire est encore dicté par la famille,
le groupe professionnel, l’entreprise, etc. (même aujourd’hui, dans 40 %
des cas, les mariages sont des « mariages arrangés ») ; ce qui fait que l’on
n’a pas les mêmes types de liens et donc pas les mêmes motifs de sépara-
tion (la non-cohabitation n’étant pas un motif de divorce, comme dans les
pays occidentaux) ; d’autres dimensions peuvent prendre la prééminence,
par exemple l’éducation des enfants ou le rapport parent / enfants, par rap-
port à ceux entre hommes / femmes dans le couple. Je pense justement à

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Helena Hirata et Danièle Kergoat

la notion de rapports amoureux à la base du mariage tel qu’on le conçoit


dans les pays occidentaux, d’individu : il est difficile de penser les rapports
amoureux sans que l’individualité ne soit posée comme quelque chose de
très fort.

Le collectif de travail
Par rapport à ces problèmes-là, je crois qu’il est intéressant de passer
à un autre exemple, celui du collectif de travail au Japon.

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Je pense qu’en introduisant par cet exemple la place de l’individu
et du collectif, je peux un peu faciliter l’introduction aux caractéristiques
du collectif de travail au Japon. Parce que ces caractéristiques sont très
difficiles à comprendre si l’on ne signale pas cette primauté du groupe
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dans la société japonaise elle-même ; parce qu’il est, je pense, très dif-
férent de parler d’un collectif de travail ou d’un collectif de défense,
dans le cadre de rapports individualisés, des rapports hiérarchiques, tels
qu’on les connaît en France, et de parler de collectif de travail là où
l’individu est secondaire, là où il y a une primauté avouée, et à tous les
niveaux, du groupe et du social : au niveau du langage, au niveau de tout
le fonctionnement des institutions. Ce qui veut dire que, quand on dit
que l’individu est secondaire, cela signifie que le désir et la pensée de
l’individu sont aussi secondaires et secondaires socialement : ils doivent
donc être refoulés, on ne peut pas dire ce qu’on pense parce que ce qu’on
pense a la marque de l’individuel, et au niveau de la parole et au niveau
du contenu de ce qu’on dit (l’importance de se conformer à cette règle,
j’ai eu l’occasion de la saisir pendant mon expérience d’enquête sur le
terrain au Japon).
Le responsable de mon groupe de travail était un homme qui était
plus âgé, qui était plus ancien, et qui donc forcément avait plus de savoir
que moi. Le contester, et le contester sur des terrains où il ne faut jamais
contester un homme même occidental, c’était vraiment un motif justifié
d’exclusion. J’ai donc pu faire l’expérience par moi-même, ce qui m’a per-
mis de voir plus clair dans les généralisations qu’on pouvait faire sur les
collectifs et sur l’importance des collectifs au Japon. C’est vrai qu’il y a
un investissement affectif tel de ce que sont les collectifs qui remplacent
d’une certaine façon tout ce qu’il peut y avoir d’affectif dans les rapports
interindividuels, ou dans les rapports intersubjectifs, que cela a des réper-
cussions quasi directes sur toutes les pratiques collectives, et sur les gens à
l’intérieur d’un groupe. Je crois important de signaler que ces collectifs (et

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Travailler, 2017, 37 : 165-203

j’entre ici dans les caractéristiques des collectifs de travail au Japon) sont
immédiatement hiérarchisés au point qu’il est impossible de penser à un
collectif qui ne soit pas hiérarchisé. Je ne pouvais en 1982 faire une étude
sur les systèmes défensifs et sur les défenses collectives, et peut-être que
je ne serais pas capable non plus de le faire aujourd’hui, mais à l’époque
je n’en avais pas même la notion, de sorte que je n’ai pas pu réfléchir
­directement en observant les collectifs au Japon. Mais je crois que, même
dans un collectif de défense au Japon, il y aurait une certaine hiérarchie,
du moins ce serait mon hypothèse. Car tout est entièrement, d’emblée, hié-
rarchisé au Japon. De la même façon, il y a une hiérarchie dans la famille.

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Dans l’occupation même de l’espace, on trouvera des signes spé-
cifiques de la hiérarchie. La place que chaque individu occupe, dans un
espace, est une place hiérarchisée. Au niveau de l’entreprise, il n’y a pas
de distinction vestimentaire, tous les hommes sont par exemple en bleu
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de travail. Qu’ils soient cadres ou directeurs d’entreprises, aussi bien que


manœuvres, et même les femmes qui sont secrétaires ou qui servent le thé,
sont uniformisées au niveau vestimentaire. On ne peut donc pas savoir,
simplement en regardant les gens, quel est leur statut dans la société ou
dans l’entreprise. Mais on le voit immédiatement si l’on connaît l’agence-
ment des places dans l’espace. Par exemple, si quelqu’un est à gauche de
celui-ci ou à droite de celui-là, ou si quelqu’un est à ma gauche, ou à ma
droite, moi étant visiteuse dans une entreprise, alors je saurais immédiate-
ment quelle est leur place dans la hiérarchie de l’entreprise. Mais ça ne se
dit pas.
En revanche, il y a des choses qui se disent, et que l’on est obligé d’in-
térioriser, d’incorporer, d’apprendre en profondeur, depuis l’école, depuis
que l’on commence à parler, et qui passent par le langage que l’on utilise
entre égaux. Mais il faut signaler qu’il est extrêmement difficile de savoir
comment se déterminent les égaux. Est-ce le même âge ? Est-ce le même
temps passé dans l’entreprise ? Est-ce la même origine scolaire ? Est-ce
la même origine sociale ?..., mais il n’y a pas pratiquement de possibilités
d’utiliser ce langage d’égal à égal... Il y a un langage moins informel, il y
a aussi un langage respectueux et il y a le langage honorifique. Chacun de
ces langages est en outre clivé sexuellement, c’est-à-dire que l’on n’utilise
pas les mêmes mots pour dire « je » selon que l’on est un homme ou une
femme. Tous ces langages hiérarchisés sont utilisés de façon différente, et
il convient de savoir qu’il s’agit vraiment de langages, voire de langues dif-
férentes, et non de terminaisons ou de suffixes simplement transformés par
le sexe. Pour dire la même chose, on utilise des mots différents en fonction
de l’interlocuteur auquel on s’adresse. Cela détermine immédiatement, me

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Helena Hirata et Danièle Kergoat

semble-t-il, d’une certaine manière, la constitution du collectif, car il y


a ainsi des collectifs hiérarchisés et des collectifs comme ceux que l’on
observe dans les cercles de contrôle de qualité, qui ont une certaine carac-
téristique, exigeant la participation de tout le monde sans exception. Sinon
cela n’a plus aucun sens. Tout ce qui ne participe pas de ce groupe, qui n’y
est pas intégré, subit un processus de m­ arginalisation. Marginalisation qui
touche à tous les rapports sociaux, y compris les rapports d’amitié, ou les
pratiques banales de la vie quotidienne comme de prendre le thé ensemble.
Celui qui ne participe pas au cercle de contrôle de qualité sera totalement
marginalisé.

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Et je crois qu’il y a une grande différence par rapport à une non-hié-
rarchisation dans les collectifs défensifs et dans les collectifs de travail. Je
pense, en revanche, que l’usage du collectif est différent, dans la mesure
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où les fins de l’entreprise sont différentes parce que le sens du travail est
donné par d’autres systèmes de référence et d’emploi, c’est-à-dire que je
crois qu’un collectif hiérarchisé peut fonctionner de manière à incorporer les
devoirs comme principe de fonctionnement. Donc à ne pas utiliser une cer-
taine coercition extérieure par la souffrance, ce qui serait un petit peu le cas
du Brésil, parce que, si l’on peut incorporer un peu le devoir dans la mesure
où il y a tout de même un système d’emploi qui n’est pas fondé sur la préca-
rité (comme c’est le cas au Brésil), c’est-à-dire qu’il y a un système d’emploi
qui est tendanciellement un système d’emploi à vie. Pour les hommes à sta-
tut régulier dans les grandes entreprises (je ne parle pas ici des femmes ni des
gens qui ont des statuts précaires ni de ceux qui travaillent dans les petites et
moyennes entreprises, mais je parle des grosses entreprises qui constituent
l’axe dynamique de l’accumulation et du mode de fonctionnement social
au Japon), ce système d’emploi, donc, est fondé sur l’ancienneté, et sur un
presque interdit du chômage ou du licenciement par l’entreprise. On donne
plutôt la préférence à des systèmes de remaniements intérieurs, de déplace-
ments, comme ceux que j’ai cités à propos des mobilités internes à l’entre-
prise, donc, ce qui du système est lié à toute une série de caractéristiques de
l’organisation du travail, en rupture dans une certaine mesure avec le taylo-
risme, et avec des coexistences de formes de gestion qui ne sont pas de type
taylorisé, où l’on essaye quand même de mettre en valeur les fonctions de
rotation, les fonctions de polyvalence, qui dépassent le simple enrichisse-
ment des tâches, et qui dépassent les formules néo-tayloriennes. Cela fait que
ce type de fonctionnement qui se pérennise sans répression permanente, sans
que ce soit fondé uniquement sur la coercition, rende possible sinon de façon
harmonieuse, du moins sans antagonisme suffisant, un certain mécanisme

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Travailler, 2017, 37 : 165-203

d’intégration par le sens du devoir. Ces instances subjectives, au Brésil, sont


purement et simplement niées, c’est-à-dire qu’il y a toute une série de formes
de sanction, de coercition, d’humiliation, etc.
Mais, lorsqu’on parle ainsi, on gomme les énormes différences
qu’il y a entre les hommes et les femmes, et on peut se demander s’il y a
lieu véritablement de parler de collectif fonctionnant pour les femmes au
Japon ? Je pense que Danièle développera ce point dans une des parties
de son exposé. Je dirais, pour ma part, que dans le cadre des cercles de
contrôle de qualité qui constituent les collectifs de travail sur lesquels j’ai
essentiellement réfléchi, les collectifs de femmes sont très différents du

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fonctionnement des groupes d’hommes. Aucune place n’est faite dans les
groupes de femmes à l’inventivité ou à la proposition de résolution des pro-
blèmes relatifs au lieu de travail, c’est-à-dire qu’aucune place n’est accor-
dée à la question de la liberté des travailleuses, alors même qu’il y a toute
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une hiérarchie masculine, qui d’ailleurs participe aux cercles de contrôle


de qualité, et qu’il y a finalement une division sexuelle dans le sens où
ce sont les hommes qui se chargent de la gestion de l’argent consacré à
l’activité des cercles, alors que les femmes n’ont pas accès aux décisions
concernant l’usage de l’argent. Quant à elles, leur rôle est de s’intéres-
ser aux problèmes « bêtes » de qualité du travail accompli, c’est-à-dire de
contrôle statistique de la qualité, de diminution des fautes, des erreurs et
des retouches, et très peu aux modifications concernant les transformations
des équipements de travail, ou les outils de travail. Il y a donc un énorme
décalage entre le mode de fonctionnement des collectifs de travail féminin,
par rapport aux collectifs de travail masculin. Au point que, dans le cas des
femmes, il est peut être difficile de parler de collectif de travail.

La psychopathologie du travail dans son approche


de la souffrance et du plaisir au travail peut-elle faire
l’économie des rapports sociaux de sexe ? Quelques
exemples précis (D. Kergoat)
À partir de la problématique de la division sexuelle du travail, il
s’agit maintenant de poser quelques questions directement au séminaire,
et à la psychopathologie du travail. Pour ce faire, je reprendrai quelques
thèmes du papier « Division sexuelle du travail et psychopathologie du
travail », en me contentant de les illustrer rapidement (points 1 et 2) avant
d’interroger le thème des rapports entre biologique et social du point de
vue de la problématique (point 3).

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Helena Hirata et Danièle Kergoat

1 - À propos de la nature et de l’intensité de la souffrance


et du plaisir au travail selon qu’il s’agit d’hommes ou de femmes,
et de l’utilisation différentielle de cette souffrance
Je veux simplement illustrer ces thèmes par un exemple : celui de la
lutte contre la paresse. Les modalités de cette lutte ne se développent pas
du tout de la même façon qu’il s’agit d’hommes ou de femmes. D’abord
pour des raisons objectives : l’organisation du travail sanctionne beau-
coup plus une femme qu’un homme, dès qu’elle lève le nez de son tra-
vail, dès qu’elle ose prolonger la pause, et qu’elle se met à bavarder avec
sa voisine. On rejoint là les observations faites par Helena Hirata. Mais

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pour d’autres raisons aussi : dans le cas des femmes, la lutte contre la
paresse doit se mettre en place, et dans le travail salarié, et hors du travail
salarié, c’est-à-dire dans le travail domestique. On observe très fréquem-
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ment, lorsqu’on va dans les familles ouvrières, des attitudes compulsives


vis-à-vis de la propreté ; il en va souvent de même de l’organisation des
activités domestiques. Bref, il y a un trait féminin de la classe ouvrière
qui est que l’on n’a pas le « droit » de perdre son temps. Attitudes com-
pulsives envers la propreté et attitudes compulsives envers l’utilisation
du temps. Cette lutte perpétuelle contre la paresse me semble avoir de
lourdes conséquences sur le collectif de travail féminin. Ainsi, j’ai pu
observer que l’instauration du travail à temps partiel dans une entreprise
clive en profondeur les ouvrières entre elles : une ouvrière qui prend le
temps partiel sans être malade ou avoir au moins trois enfants est traitée
de « paresseuse » ; et c’est tout un système d’exclusion du groupe ouvrier
qui se met alors en place.

2 - « Virilité » et « féminité » marquent très fortement les pratiques


et les représentations ouvrières
Je prendrai ici l’exemple de routiers (ce qui permet de faire un lien
avec la séance de l’année prévue avec S. Bouchard). J’ai eu, en effet, l’oc-
casion de rencontrer par deux fois ce groupe professionnel et les représen-
tations qu’il a, et donne, de lui-même :
– À Bulledor d’abord. Le chef du personnel comparait les chauffeurs
à « une horde de chevaux sauvages ». Cela m’avait beaucoup frappée, car
il s’agissait, à l’évidence, d’un jugement très positif sur un groupe qui était
perçu par l’encadrement comme rebelle à toute discipline. Et les chauf-
feurs eux-mêmes jugeaient positivement leur travail, alors que la durée et
les conditions de travail étaient très dures ;

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Travailler, 2017, 37 : 165-203

– Dans un fjt (Foyer jeunes travailleurs) ensuite, où le « projet de


vie » des jeunes travailleurs manuels était fréquemment d’être routier, ce
qu’ils justifiaient par une apologie très romantique de la « liberté » que ce
métier permettrait.
Il me semble qu’ici l’idéologie de métier est bien la reprise, en posi-
tif, d’une procédure défensive ; pour reprendre les termes de Christophe
Dejours, on l’érige en valeur et on la fait fonctionner comme si il s’agissait
d’une expression du désir. Mais, à l’évidence, ces images de puissance
(liées au camion), de vitesse, de liberté – images qui organisent la repré-
sentation emblématique de ce métier –, ces images sont liées au fait que les

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routiers sont des hommes et elles ont pour fonction d’exalter la « virilité »
de cette profession. J’avancerai donc l’hypothèse que les routiers « com-
pensent » par la virilité l’exploitation que leur font subir les rapports de
classe, ce qui permet en même temps de former un groupe spécifique au
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sein de l’entreprise et, plus largement, au sein des professions.

3 - Entre le biologique et le social. Construction du sujet


et corps sexué
J’ai déjà abordé ce problème tout à l’heure à propos de ce que j’ai
appelé le « naturalisme ouvrier ». Je le reprendrai de points de vue diffé-
rents, volontairement non unifiés afin de laisser la discussion ouverte.
À propos de l’identité du sujet, lors de la séance qu’avait animée J.
Boutet, C. Dejours avançait la proposition suivante : le sujet se construit
dans un mouvement de subversion de ce qu’il est au départ comme ordre
biologique, mais aussi contre le social, contre les déterminismes sociaux.
Je partirai de cette proposition et poserai les questions suivantes : ce mou-
vement de subversion est-il de même nature chez les hommes et chez les
femmes ? Est-ce que l’idée de nature qu’il y a derrière l’ordre biologique
a la même prégnance pour un homme et pour une femme ? Cette idée de
nature n’est-elle pas utilisée stratégiquement par les uns pour légitimer
leur domination sur les autres ? Peut-on aussi facilement séparer le vécu
de ces deux ordres, ordre biologique et ordre social, pour les femmes, que
l’on peut le faire pour les hommes ? Il me semble qu’il s’agit d’une série
de questions qui vaut la peine qu’on s’y arrête quelque peu.
Certes, il est clair que cette double tentative est nécessaire pour que
le sujet se constitue. Mais on ne peut faire l’économie de ce que ces deux
déterminismes se présentent différemment dans le cas des hommes et dans
celui des femmes : le déterminisme social des femmes est légitimé par un

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Helena Hirata et Danièle Kergoat

prétendu déterminisme biologique qui serait « naturel ». Du coup, le vieux


débat nature / culture n’est pas vécu existentiellement de la même façon
selon que le devenir-sujet est un homme ou une femme. Selon C. Dejours,
il y aurait une recherche de rupture avec le social, jamais définitivement
acquise, et toujours à reconquérir. Reste que cette recherche de rupture, si
on peut la constater plus fortement chez les ouvrières femmes, est à mon
sens totalement pervertie par les rapports sociaux et qu’elle est un frein à la
constitution du collectif.
Pour expliciter mon propos, je dirai que, chez les hommes, la consti-
tution du collectif se fait à partir des clivages et de ce que j’ai dit de l’appren-

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tissage collectif qui dépasse ou ne dépasse pas ces clivages. En revanche,
chez les femmes, le collectif de travail 10 est moins clivé entre différents
sous-groupes qu’atomisé entre individus : l’égalitarisme y est posé a priori
et entraîne le rejet des différences.
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On en arrive à un problème qui me semble essentiel, c’est que les


femmes en niant le groupe, se nient elles-mêmes comme sujets. Les femmes
os comme les hommes dévalorisent leurs connaissances (on l’a bien vu lors
de la séance consacrée à l’ergonomie), dévalorisent leur savoir-faire, et du
coup s’autodévalorisent ; l’exemple du robot est constamment repris dans
le discours ouvrier tandis qu’une ouvrière me disait qu’un enfant de 6 ans
pourrait faire son travail, ce qui est tout de même sérieusement dévalorisant.
On fait un travail bête, donc on est bête. Cela, les hommes et les femmes le
disent.
Mais, à cela, s’ajoute dans le cas des femmes une autodévalorisation
en tant que sexe. Tout se passe, en effet, comme si c’était en se différenciant
des autres femmes (premier temps : les femmes sont jalouses ; deuxième
temps : moi, je ne suis pas jalouse) qu’elles arrivent à affirmer leur identité
individuelle : moi, je ne suis pas comme les autres. Cela dit, on ne peut pas
ne pas s’interroger sur ce que veut dire affirmer son identité de cette manière.
Si l’on transpose ce discours dans le cadre d’un syllogisme, on obtient :

10. Je précise ici qu’il s’agit du collectif de travail. En effet, un collectif ouvrier féminin de
luttes obéit à une tout autre logique : l’égalitarisme n’y est plus posé a priori ; c’est l’égalité
dans la participation à la lutte qui est proposée comme but à atteindre par le groupe. Alors
que les hommes, au cours d’une lutte, auraient tendance à nier les différences, les femmes
les posent au contraire comme problème à résoudre : il y en a qui sont mariées, et dont les
maris ne veulent pas qu’elles viennent faire l’occupation, tandis que les célibataires peuvent
venir occuper la nuit. Il y en a qui ont des gosses, et il y en a qui n’en ont pas. Comment
fait-on ? Et il y a mise en place d’une stratégie, ou plutôt d’une pratique sociale, qui tend
vers l’égalitarisme, c’est-à-dire qui tend à ce que tout le monde puisse participer à la grève
de façon égale, et surtout que tout le monde puisse continuer à contrôler ce qui se passe au
niveau de la grève.

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– premier terme : toutes les femmes sont jalouses ;


– deuxième terme : moi, je ne suis pas jalouse ;
– troisième terme, appelé logiquement par les deux premiers : donc,
je ne suis pas une femme.
Et c’est bien en quelque sorte ce qu’elles disent. Mais, alors, de quel
prix payent-elles ce type d’affirmation ?
C’est pourquoi je dis que l’autodévalorisation en tant que sexe est
plus complexe que l’autodévalorisation en tant qu’ouvriers (ères), parce
que cela revient quelque part à se nier soi-même ; j’irai jusqu’à dire qu’il

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y a là quelque chose de schizoïde : la personnalité est cassée, clivée, et
la douleur qui est ainsi secrétée ne peut qu’avoir des conséquences sur la
santé mentale.
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Ces considérations m’ont conduite à orienter mon travail de


recherche sur l’oppression et la violence intériorisées par les sujets
sexués. L’hypothèse est la suivante : oppression et violence subies tant
dans l’appareil productif que dans le reproductif n’ont aucune issue ins-
titutionnelle pour les femmes ; d’où le retournement de cette violence
contre elles-mêmes, en tant qu’individus, mais aussi en tant que groupe
sexué. Cela étant mis en relation directe avec les pratiques sociales
des femmes dans le champ du productif, c’est-à-dire dans le rapport
au travail, à l’emploi, à l’activité, dans le rapport avec la solidarité et
les « jalousies », et dans la constitution d’un travailleur collectif sexué.
Si l’on récuse les explications naturalistes quant au rapport spécifique
qu’entretiennent les femmes au travail et à la qualification, cette média-
tion par la violence (médiation se jouant au double niveau individuel et
collectif) apparaît indispensable.
Le cas des hommes est tout autre : l’oppression qu’ils exercent tant
dans l’appareil productif que dans la sphère reproductive, jointe à l’ex-
ploitation qu’ils subissent, les conduit à extérioriser cette violence (qu’ils
exercent et dont ils sont l’objet), en particulier par un rapport agressif au
travail et à la qualification.
Pour aborder le second volet de mon propos, je repartirai de ce qu’a
écrit C. Dejours (texte introductif au séminaire, fin 1985) : « L’analyse
de la décompensation (c’est-à-dire de la maladie mentale avérée) relève
en toute légitimité de la psychopathologie générale et non de la socio-
logie ». Une telle affirmation me pose problème, à propos en particulier
de certaines « dépressions nerveuses » féminines. Celles-ci apparaissent
en effet avec des régularités vérifiables : cas de chômages longue durée

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Helena Hirata et Danièle Kergoat

par exemple, à la suite de licenciements à répétition ; ou bien dépres-


sions nerveuses apparaissant chez des femmes s’étant occupées de leurs
enfants et qui, ceux-ci « élevés », ne retrouvent pas de travail.
Que la décompensation soit individuelle, c’est l’évidence, mais
leur régularité d’apparition permet à mon sens de parler de phéno-
mène social. Il en va de même de ce que j’ai appelé « l’issue troisième
enfant ». Je parle là du cas de femmes chômeuses, ayant connu une suc-
cession de pertes d’emploi et qui, après une période dépressive plus ou
moins ouverte, mettent en route un troisième enfant.

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Il peut sembler paradoxal de faire l’hypothèse qu’une décision de
ce type est régulée socialement, et surtout qu’elle est en rapport avec le
travail, l’activité et l’emploi. Et, cependant... !, l’analyse comparative
des itinéraires féminins permet bien, dans certains cas, de parler de ce
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troisième enfant comme d’une « pratique défensive ». Reste que, si l’on


reconnaît le bien-fondé de cette hypothèse, on est contraint de remar-
quer que cette pratique reste (nécessairement) individuelle, y compris
même au niveau des représentations.
Et l’on en revient là à la constitution du collectif féminin : les
femmes ont le plus grand mal à se reconnaître une contrainte pathogène
commune (dans l’exemple précédent : l’emploi), car la société les ren-
voie sans cesse à l’individuel, au biologique, mais aussi parce qu’elles
ne se reconnaissent pas dans le groupe sexué. Elles ont, donc, en tant
que femmes, le plus grand mal à avoir des postures défensives com-
munes qui ouvrent sur des pratiques collectives.

Questions à la psychopathologie du travail


Quant à « l’idéologie défensive de métier »
Les idéologies défensives décrites jusqu’ici l’ont été essentielle-
ment à propos d’hommes : n’est-ce pas un concept fortement sexué ? Y
a-t-il des défenses collectives de métier pour les femmes ?
Quant au problème de la sublimation et du rapport entre désir
d’une part et couple souffrance / plaisir d’autre part
J’évoquerai ici rapidement le cas des « vraies » ouvrières quali-
fiées (c’est-à-dire de celles qui ont une réelle qualification acquise par
l’expérience ou la formation, et qui sont classées par ailleurs P2, P3
ou at). On peut réellement parler de sublimation à leur propos puisque
toute l’activité du travail se trouve vectorisée au profit de la s­ tructuration

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de l’être. Cela dit, ces ouvrières, pour se constituer en tant que sujet
intégrant la scène du travail, sont toutes passées par des étapes de souf-
france aiguë : somatisations multiples, ulcère de l’estomac, dépression
nerveuse avec tentative de suicide, actes manqués en série. Par a­ illeurs,
l’économie (au sens de l’économie libidinale) mise en place par ces
femmes au niveau du rapport au travail est en étroite relation avec la
mise en place progressive d’un rapport original à la division du travail
entre les sexes, tant au niveau productif qu’au niveau reproductif, cela
allant même jusqu’à la façon de vivre sa sexualité. C’est ainsi que j’ai
pu avancer des typologies qui rendent compte de façon simultanée de

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rapports positifs à la qualification et d’un rapport particulier au couple
et à la sexualité, rapports qui sont très différents de ceux entretenus par
les autres ouvrières.
Quant au concept de travail et à la centration de la psychopatho-
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logie du travail sur la seule organisation du travail


Je crois avoir montré antérieurement pourquoi on ne pouvait se
limiter à l’analyse du seul travail salarié. Je n’y reviendrai pas.
En ce qui concerne maintenant l’organisation du travail : rappe-
lons d’abord qu’elle est posée, par définition, comme volonté extérieure
qui s’oppose au désir. Cela est vrai, mais n’est pas si simple : l’appa-
rition du plaisir ou de la souffrance dans le travail reste un phénomène
très mystérieux. J’ai ainsi pu constater que, dans une même population
ouvrière – en l’occurrence des PI femmes – faisant le même travail dans
la même entreprise et au même poste de travail, cela entraîne de la souf-
france pour les unes, du plaisir pour les autres. À l’évidence donc, toute
vision tant soit peu mécaniste, causale, des effets de l’organisation du
travail sur les individus, reste insuffisamment explicative, les mêmes
causes ne produisant pas les mêmes effets.
À mon sens il est donc nécessaire :
• De faire fonctionner plus finement la dimension organisation du
travail en distinguant par exemple beaucoup plus systématique-
ment les niveaux du contrôle technique et du contrôle social.
• De considérer que, dans la scène du travail, d’autres variables
que l’organisation du travail peuvent s’opposer au désir. Et, là,
je pense à tout ce qui concerne les questions de l’emploi et du
rapport salarial, tout ce qui touche au problème de l’activité et
du travail domestique. Ainsi Damien Cru, lorsqu’il avait présenté
son exposé, avait parlé du pouvoir thérapeutique du travail. Il

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Helena Hirata et Danièle Kergoat

r­ envoyait au travail de métier comme ayant un pouvoir structurant


et historicisant. Or, pour les femmes, il me semble que, plus que
le travail, ce serait l’activité qui pourrait avoir un tel effet théra-
peutique (je pense à une femme qui disait : « le travail, c’est mon
­médicament »), tandis que l’inactivité et la perte d’emploi peuvent
entraîner la maladie. On peut donc avancer l’hypothèse (qui reste à
travailler) que le plaisir, dans le cas des femmes, serait lié d’abord
à l’activité, alors que, pour les hommes, plaisir et souffrance se rat-
tachent plus immédiatement au travail et à l’organisation du travail.
D’où la nécessité de distinguer – pour moi sociologue, prenant en

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compte les rapports sociaux de sexe – le rapport au travail, le rapport à
l’emploi, le rapport à l’activité. L’étude réalisée sur le travail à temps par-
tiel a repris cette typologie et l’a fait fonctionner en la croisant avec la
place dans la production (en l’occurrence : femmes de ménage, vendeuses,
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ouvrières, employées de bureau). On voit alors très bien comment on peut


mettre en place des modèles combinatoires qui, dans le contexte, permet-
taient d’expliquer la relation (positive ou négative) au temps partiel, mais
qui peuvent tout aussi bien permettre de réfléchir sur souffrance et plaisir
au travail.
Toutes ces questions, que j’ai présentées ici de façon volontairement
éclatées, conduisent à la synthèse qu’Helena Hirata va proposer mainte-
nant quant aux liens et aux divergences épistémologiques entre psychopa-
thologie du travail et division sexuelle du travail.

Psychopathologie du travail et division sexuelle :


convergences et différences (H. Hirata)
Des convergences dans la démarche psychopathologique et par
la division sexuelle du travail
La contradiction à l’œuvre dans la division du travail, entre le carac-
tère social du travail et l’appropriation privée du profit, n’a pas un caractère
d’exclusivité ni de prééminence : la psychopathologie du travail montre
l’importance d’une autre contradiction, celle entre le caractère social du
travail et le caractère singulier de la maladie mentale, introduisant ainsi la
notion d’une subjectivité agissante, impliquée dans le procès de travail. De
la même manière, une sociologie « dévoilant » les rapports d’oppression
et de domination entre hommes et femmes dans l’univers du travail salarié
et dans la famille tend à indiquer l’existence d’autres contradictions en
dehors de celle créée par le rapport d’exploitation. Elle rejoint la démarche

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psychopathologique dans l’affirmation de rapports intersubjectifs non


marchands, essentiels pour la reproduction même du circuit de l’échange
marchand 11. Dans les deux cas, il y a une critique implicite des démarches
objectivistes, dans un cas « plaidant » en faveur d’une analyse en termes
de rapports sociaux (cf. texte de D. Kergoat dans Le Sexe du travail, Pug,
1984), et dans l’autre en faveur d’une analyse des phénomènes psychiques
« dans une problématique relationnelle » (cf. C. Dejours, Le Corps entre
biologie et psychanalyse, Payot, 1986, p. 185).
Un deuxième rapprochement semble pouvoir être fait entre ces deux
démarches. Il s’agit de ce mouvement visant à questionner ce qui, dans

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chacune des deux disciplines, se présente comme des formes de raison-
nement dominantes. Cette « révolution copernicienne 12 » qui découvre les
contradictions de sexes sous la stabilité apparente des catégories sociolo-
giques universelles, en fait masculines, est symétrique du « renversement
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épistémologique 13 » qui interroge avec étonnement plutôt l’équilibre et la


santé dans les conditions de travail données que la maladie... Doublant
ce « renversement », les approches psychopathologiques et par la division
sexuelle du travail instaurent, dans le même mouvement, une éthique. En
inversant les valeurs traditionnellement établies, elles essaient de faire
reconnaître ce qui avant n’était considéré que négativement : c’est, à notre
avis, le troisième rapprochement significatif entre les deux disciplines.
En effet, à partir d’une problématique des rapports sociaux
hommes / femmes, on peut essayer de rendre visible ce qui était auparavant
invisible, en conférant au travail domestique des femmes le statut de tra-
vail, au même titre que le travail professionnel. Contre cette idée répandue
que les femmes au foyer « ne travaillent pas » ou « ne font rien », on peut
soutenir, en le démontrant, que le travail domestique exige du temps, une
dépense d’énergie et un effort – même physique – considérables. Et que
ce n’est que dans la prise en charge simultanée, domestique et salariée, du
travail, qu’on peut voir naître la valeur.
La similitude nous paraît frappante avec la démarche de la psy-
chopathologie du travail consistant à dire que le travail des os, considéré
11. Nous considérons le rapport hommes / femmes tant dans sa dimension de rapport entre
groupes sociaux que dans sa dimension de rapport intersubjectif. Il n’est donc pas réduc-
tible au rapport d’exploitation, qui présuppose le concept de force de travail qui, dans son
abstraction, part d’une suppression de cette différence entre les sexes.
12. Christine Delphy et Danièle Kergoat « Les études et recherches féministes et sur les
femmes en sociologie », Actes du Colloque « Femmes, Féminisme et Recherches », Affer,
Toulouse, 1984.
13. Cf. séminaire n° 1, « Souffrance et plaisir au travail. L’approche par la psychopathologie
du travail », Tome I, pages 15-25.

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Helena Hirata et Danièle Kergoat

par tous comme un travail « facile » et « déqualifié », demande en réalité


une énergie colossale. Contre l’évaluation courante du travail répétitif,
monotone, parcellisé, comme sans valeur, parce qu’aisé à accomplir, la
psychopathologie du travail montre tout l’effort psychique nécessaire pour
arriver à se soumettre à l’organisation scientifique du travail. Un exemple
très illustratif de ce même type de démarche en sociologie consiste dans
l’analyse des origines de la déqualification féminine, effectuée par Danièle
Kergoat : les femmes considérées déqualifiées, et donc dévalorisées socia-
lement, auraient en fait des canaux non reconnus de qualification – en
dehors des circuits de formation professionnelle courants : les ouvrières

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spécialisées (os) seraient ainsi très qualifiées pour le type de travail qu’on
leur assigne. Le retournement est là, évident, entraînant une remise en
question complète des valeurs, cette remise en question se faisant dans le
même sens, dans les deux cas.
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Masculinité et féminité : les identités sexuelles « exploitées » par le


travail
Nos enquêtes sur le terrain, faites dans le cadre de l’entreprise,
ont montré clairement qu’il y avait des usines de femmes et des usines
d’hommes, et que les qualités requises des ouvrières et des ouvriers
étaient presque opposées, au point de rendre difficile toute comparaison.
L’enquête dans un établissement de construction électrique a indiqué à
quel point les aptitudes requises étaient contrastées. On demandait aux
ouvriers hommes de la force physique et de l’endurance pour effectuer un
travail plus lourd, plus sale et plus dangereux, et aux ouvrières l’exécution
de travaux considérés plus faciles, plus légers et plus propres. À partir
de là, les ouvrières et les ouvriers disaient eux-mêmes que le travail des
femmes était « meilleur » et celui des hommes « pire ». Dans la mesure où
ces derniers supportaient la pénibilité, le risque (acceptation du danger)
et une plus grande responsabilité, ils étaient considérés comme méritant
une rémunération plus élevée tant par les hommes que par les femmes
interrogés.
Ces attributs des tâches masculines et féminines dans l’univers du
travail, loin d’être particuliers à celles étudiées dans l’établissement cité,
semblent être très répandus. On pourrait affirmer qu’il existe une éthique
et une esthétique de la soumission féminine auxquelles correspondent une
éthique et une esthétique de la force physique, de la résistance aux travaux
sales et insalubres et du courage pour les tâches dangereuses, qui défi-
nissent la masculinité.

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Travailler, 2017, 37 : 165-203

À partir de la considération sociale de tels attributs physiques et


de telles attitudes comme étant positifs et essentiels à la définition d’une
identité virile découle l’acceptation de la part des ouvriers hommes de
­conditions pénibles et insalubres (comme dans l’étude de cas cité), condi-
tions que n’importe quelle ouvrière refuserait et que les gestionnaires
excluent aussi comme étant incompatibles avec la « fragilité » des femmes.
Évidemment, quand cela est nécessaire, une telle résistance disparaît
et les femmes peuvent remplir des tâches lourdes et insalubres (comme
dans la branche textile). Les frontières de la masculinité et de la féminité
sociales sont relativement mobiles et semblent jusqu’à un certain point

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dépendre des exigences du système productif à chaque période historique.
Cependant, le capital lui-même semble s’opposer à une transitivité totale
des attributs sexuels plus ou moins rigides par ateliers et par postes. Une
des raisons d’une telle ségrégation serait – selon une hypothèse issue de
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l’enquête citée – de créer une situation de non-comparabilité entre les


fonctions masculines et féminines à l’intérieur de l’usine, en évitant ainsi
l’essor de revendications d’égalité.
Curieusement, les opinions exprimées par les ouvriers pendant
l’enquête montraient qu’ils ne reconnaissent pas la dextérité, la patience,
la minutie, comme étant des qualités spécifiquement féminines. C’était
comme si le rapport de domination des hommes sur les femmes réappa-
raissait à l’intérieur même des éthiques sexuées, donnant aux hommes la
sensation de supériorité dans les compétences. Ils pouvaient, selon eux,
bien exécuter les tâches qui leur seraient dévolues, mais aussi celles des
femmes (ce qui n’était pas l’opinion de l’encadrement des usines mixtes
en général). Ils parlaient comme s’ils n’avaient pas conscience de jusqu’à
quel point le travail féminin de montage constitue une menace potentielle
à leur virilité : un travail où la force physique dont ils sont porteurs est
inutile, et exigence, en même temps, d’un attribut dont ils ne sont pas por-
teurs : la dextérité manuelle.
Ce qui nous paraît important dans tout cela pour la psychopathologie
du travail, c’est qu’il s’agit là d’une représentation sociale de la virilité et
de la féminité, ce qui conforte cette représentation étant, en plus, considé-
rée – au moins pour les hommes – comme étant source de plaisir. Ainsi
une enquête dans une entreprise multinationale française produisant du
verre au Brésil a montré que le plaisir dans le travail était associé :
– à l’idée d’un travail viril, d’une tâche considérée « dangereuse »
par les autres – ceux qui n’avaient pas leur expérience – « il n’y a que les
hommes et (là), il faut être un Homme avec un H majuscule » ;

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Helena Hirata et Danièle Kergoat

– au travail effectué au sein d’un collectif, le poste étudié – « déta-


cher » le verre plat à la sortie du four – étant tenu par trois ouvriers qui
effectuaient les tâches (« détacher », « émarger », « emballer », « stocker »
dans un cadre support) par roulement et contrôlaient la répartition de leur
temps ;
– à la satisfaction liée à l’accomplissement du rôle de pourvoyeur,
étant donné que l’entreprise rémunérait les ouvriers affectés à ce poste dan-
gereux bien au-dessus de la moyenne salariale de cette région industrielle
et des établissement du même type : « Ici, l’homme souffre plus, mais la
famille vit mieux. »

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Ce travail, considéré par l’entreprise comme « dangereux et insa-
lubre », est ainsi analysé comme « satisfaisant » et source de « plaisir »
selon la parole des ouvriers. Ce paradoxe est résolu en termes d’une
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« idéologie défensive » par la psychopathologie du travail. Nous serions


tentés d’accepter cette interprétation. En effet, sans avoir fait une enquête
portant spécifiquement sur les thèmes de la psychopathologie du travail,
nous étions étonnés d’entendre très souvent les 26 ouvriers interviewés sur
leur travail parler en termes de plaisir et de satisfaction là où les conditions
d’exécution de leurs tâches semblaient plutôt pénibles et dangereuses.
Cela dit, il est moins évident de comprendre pourquoi ce qui est à la base
même du paradoxe – l’acceptation de ce type de travail par les hommes, et
uniquement par eux – est passé sous silence par cette discipline. C’est en
termes, donc, de questionnements sur le point de départ de certaines ana-
lyses de la psychopathologie du travail que nous conclurons.

La division sexuelle méconnue


L’analyse psychopathologique des activités de travail
Nous pouvons énumérer essentiellement trois points de désaccord
ou de différences dans notre démarche avec celle de la psychopathologie
du travail.
Premièrement, la non-prise en compte de la dimension sexuée de
la division du travail, c’est-à-dire, le fait que le travail est immédiatement
posé comme travail masculin ou féminin.
Or, tant l’analyse du travail monotone et répétitif que l’analyse des
collectifs de travail dans l’industrie pétrochimique et dans le btp ne partent
pas de cette constatation fondamentale : que le travail monotone et répéti-
tif est très majoritairement affecté aux femmes dans n’importe quel pays
industrialisé, et que les industries de processus continu et le btp n’emploient

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Travailler, 2017, 37 : 165-203

p­ ratiquement que des hommes. Il y a méconnaissance du sexe des personnes


concernées par les activités de travail étudiées par la ­psychopathologie du
travail. Or, c’est selon celui-ci que l’entreprise élabore et applique sa poli-
tique de gestion, en particulier sa politique de contrôle, qui est de nature
très différenciée pour les femmes et pour les hommes. Comment peut-on
parler de la souffrance et du plaisir au travail avant de considérer le type de
contrôle auquel sont assujettis les travailleurs (euses) ?
Deuxièmement, la non-prise en considération des implications psy-
chopathologiques de la représentation sociale de la virilité et de la fémi-
nité. Or, comme nous l’avons dit plus haut, cette représentation peut avoir

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un rapport direct avec le vécu du plaisir dans le travail et peut aussi être à
la base des idéologies défensives de métier.
Ne pas avoir peur ne signifie pas la même chose pour un homme
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élevé dès la petite enfance dans l’éthique du courage et pour une femme
qui devra être faible et dépendante, et cet impératif ne peut donc être mobi-
lisé de la même manière pour le travail pour la création de collectifs de
défense selon les sexes.
La psychopathologie du travail, dans ses constructions théoriques,
telles que les « idéologies défensives de métier », fait pourtant l’économie
de la référence première aux identités sexuées. Une conceptualisation en
termes de masculinité et de féminité sociales est absente de ses élabora-
tions, ce qui ne veut pas dire que « virilité » et « viril » ne soient pas utili-
sés, à plusieurs reprises, en référence au comportement, par exemple, des
ouvriers du bâtiment.
Il semble clair qu’une introduction, dans l’analyse du collectif (cf.
D. Cru, C. Dejours), d’une problématique en termes de rapports sociaux de
sexes aboutirait à la déconstruction de la formalisation du collectif et de la
caractérisation des idéologies défensives telles qu’elles sont présentées par
la psychopathologie du travail.
Troisièmement, la démarche psychopathologique fait l’économie
d’une analyse articulant structures familiales et système productif, travail
domestique et travail professionnel. Elle est encore très fortement centrée
sur le lieu de travail et sur l’exercice de l’activité professionnelle. Or, pour
nous, les statuts professionnels et les situations familiales des hommes et
des femmes sont inextricablement liés et leur analyse est indissociable.
L’activité professionnelle et le vécu du travail ou du chômage sont
très contrastés selon qu’il s’agit d’un travailleur(euse) père de famille et
pourvoyeur, femme mariée, jeune homme célibataire habitant avec sa

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Helena Hirata et Danièle Kergoat

famille d’origine, mère célibataire, etc. Dans l’analyse extrêmement inté-


ressante du chômage sous l’angle de la psychopathologie du travail faite
par C. Dejours, il ressort très clairement des différences dans les liens entre
travail-non travail / désir / sublimation selon les classes sociales ; cepen-
dant, elle ne considère pas les implications différentielles des situations
familiales sur l’expérience de rupture involontaire d’activité.
Notre enquête sur crise économique et division sexuelle du travail au
Brésil a montré que les hommes ayant des responsabilités familiales res-
taient moins longtemps au chômage que les femmes, acceptant des condi-

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tions de travail plus pénibles et précaires. Elle a montré également que la
paternité ou la maternité n’ont pas les mêmes effets sur le vécu du chô-
mage : ce sont les ouvriers hommes ayant un « rôle » de pourvoyeurs qui
mentionnent le plus souvent les souffrances du chômage liées à la paternité
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et à la famille, citant l’impossibilité de faire un cadeau d’anniversaire à leur


fils ou d’assurer la continuité de leurs études, outre les problèmes finan-
ciers les plus immédiats (loyer, gaz, électricité, santé, etc.).
Finalement, l’expérience vécue du chômage semble être – au-delà
de l’épreuve matérielle que cela représente – un moment de questionne-
ment de leur identité sociale, dans la mesure où la virilité est associée étroi-
tement au statut professionnel, le rapport entre féminité et emploi n’étant
pas du même ordre. Le silence de la psychopathologie du travail sur cette
question est d’autant plus énigmatique qu’elle semble mieux placée et
mieux armée que la sociologie pour l’aborder...

Mots clés : Division sexuelle du travail. Rapports sociaux de sexe.


Souffrance. Plaisir.
Social Gender Relations and Psychopathology of Work
Abstract: The authors first present the general problematic of the
gender division at work. They are demonstrating why it is important
to investigate outside of the work environment in order to realize
actual work and the productivity of women. A critical discussion
follows, from the standpoint of psychopathology of work related to
pleasure and suffering at work. Based on material collected from
surveys related to work conducted by women, the authors investi-
gate the consequences of lack of knowledge of social gender rela-
tions related to the problematization in connection to relation to
work on an individual and collective level.

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Keywords: Gender division at work. Social gender relations.


­Suffering pleasure.
Relaciones sociales de sexo y psicopatología del trabajo
Resumen: Las autoras presentan en primero el problema general
de la división sexual del trabajo. Posteriormente, ellas demuestran
por qué es necesario investigar también la esfera fuera del trabajo,
si se quiere entender lo que es el trabajo real y la productividad de
las mujeres. Siguiendo, viene una discusión crítica del placer y del
sufrimiento en el trabajo para la psicopatología del trabajo. Sobre

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la base de los materiales recogidos en las encuestas sobre el trabajo
de las mujeres, ellas examinan las consecuencias de la ignorancia
de las relaciones sociales de sexo en la problematización de la rela-
ción al trabajo, tanto individual como ­colectivo.
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Palabras claves: División sexual del trabajo. Relaciones sociales de


sexo. Sufrimiento placer.

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