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LA PASSION DE HUSAYN MANSÛR AL-HALLAJ

Soraya Ayouch

L’Esprit du temps | « Topique »

2010/4 n° 113 | pages 133 à 147


ISSN 0040-9375
ISBN 9782847951806
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La passion de Husayn Mansûr Al-Hallaj
Soraya Ayouch

Il est difficile de parler du martyr sans évoquer Al-Hallaj, première figure


d’un martyr mystique, un des plus célèbres mystiques de tous les temps. Poète et
philosophe perse également, bien qu’il soit presque totalement inconnu en
Occident.
C’est à Louis Massignon 1 que l’on doit la redécouverte, en islam, des textes
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oubliés d’Al-Hallaj, dont il fut le premier traducteur en langue européenne. Il a
consacré à cet homme qu’il admirait les quatre volumes de son œuvre maîtresse,
La Passion d’Al-Hallâj, 2 et traduit aussi l’originalité de son œuvre littéraire. Par
la suite, Sami Ali a publié chez Sindbad (1998) une traduction des Poèmes
mystiques 3 avec une remarquable introduction sur La poétique de Hallâj. Bien
que la documentation historique sur Al-Hallâj soit considérable, on ignore une
bonne partie de sa vie. Ce sont les années à Bagdad, les séjours à la Mecque,
l’histoire de sa mort violente et la beauté de sa poésie avec ses accents mystiques
que la tradition a retenus.
C’est dans le cadre des Interactions de la psychanalyse au sein des
Humanités, telle que les définit Sophie de Mijolla-Mellor 4, que s’inscrit cette
contribution permettant de nourrir la réflexion interdisplinaire, illustration de la
vie et de l’œuvre du parcours d’un homme d’exception, et de son destin. Nous
ferons une biographie de cet auteur, dont nous évoquerons les traits saillants de

1 : A occupé la Chaire de sociologie religieuse au Collège de france, Directeur d’études à


l’EPHE.
2 : La Passion de Husayn Ibn Mansûr Hallaj, Étude d’histoire religieuse, Louis Massignon,
gallimard, 1975 (4 volumes).
3 : Poèmes mystiques, Albin Michel, 1998.
4 : Le Besoin de croire. Métapsychologie du fait religieux, Paris, Dunod, 2004.

Topique, 2010, 113, 133-147.


134 TOPIQUE

son histoire, ainsi que de ce qui lui valut d’être le martyr d’un des plus grands
courants mystiques de son temps.

BIOgRAPHIE D’AL-HALLAJ

Mansûr Al-Hallaj plus précisément Abû `Abd Allah Al-Husayn Mansûr Al-
Hallaj est né vers 857 (ou 244 de l’Hégire) en Iran, et mort le 26 mars 922 (ou
309 de l’Hégire) à Bagdad, à 65 ans. Il est né en fars près de Tur, près du bourg
d’Al Bayda, centre très arabisé, petit camp sur la route militaire allant de Basra
au Khorasan, provinces limitrophes d’Irak et d’Iran. Son grand-père, selon la
tradition, était un zoroastrien et descendait de Abu Ayub, un compagnon de
Mahomet. Quand sa mère tomba enceinte de lui, elle fit vœu de l’offrir comme
serviteur à des « fuqara » (religieux pauvres volontaires). Et elle le nomma
Hussein, en souvenir du fils martyrisé de fatima, la fille bénie du prophète. De
253 à 262, son père, probablement cardeur alla travailler dans le milieu textile de
l’Ahwaz et s’installa à Wasit, sur le Tigre, en Irak. Al-Hallâj est d’ailleurs un
surnom qui lui vient du métier de ce dernier, « cardeur de coton ».
Wasit était une grande cité en majorité sunnite de rite hanbalite (socle tradi-
tionaliste), avec cependant une minorité shiite extrémiste dans les campagnes,
près de paysans araméens. Elle était renommée pour son école réputée de
lecteurs du Coran, connue aussi pour des convertis célèbres arabisés (Salman et
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Bilal). L’enfant, jusqu’à 12 ans, apprit le Coran par cœur, et devint un « Hafiz »
(apprenant) ; il reçut un enseignement traditionnel et une éducation religieuse
complète en langue arabe. Dès l’adolescence, il fut attiré par une vie ascétique,
s’avéra très pieux et troublé par des épisodes extatiques.
Dans une recherche de la dimension symbolique de l’enseignement transmis,
il fréquenta des maîtres du soufisme. Après avoir été le disciple de Sahl at-
Tustari, son premier maître en mystique, Hallaj, à 20 ans (262), alla brusque-
ment à Basra, entrant dans une communauté soufie, où les Harithiya étaient liés
à l’honorable tribu des B. Mullahab azdites, pour recevoir l’habit monastique de
soufi, de la main de Amr ibn ‘Uthman al-Makki, s’affiliant à une généalogie de
maîtres dans la filiation d’Abraham. Celui-ci le consacrant comme shaykh soufi,
avec licence d’enseigner.
Quelque temps après, en 264, Halladj se maria avec Um Al Husayn, fille du
Maître soufi al-Aqta’Basri, mariage qui suscita une certaine rivalité spirituelle
avec son maître Amr Makki. foyer uni jusqu’au bout, de trois fils dont une fille,
qui établit Hallaj à Basra, dans le quartier Tamim, du clan B.Mujashi, réputé
comme révolutionnaire, avec des apparences shiites qui a pu le marquer, dans
son apologétique. Il rencontra ensuite son troisième maître gunayd, dont il resta
disciple pendant 18 ans. En 272-273, le conflit s’amplifiant entre son directeur
spirituel (Makki), et son beau-père (Aqta), Hallaj, après avoir patienté un bon
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moment sur conseil du célèbre sufi Junayd qu’il était allé consulter à Bagdad,
se lassa, et partit pour la Mecque. Son départ coïncida avec l’écrasement d’une
rébellion populaire, le peuple abbasside à l’époque étant en pleins tumultes.
Hallaj entreprit son premier pèlerinage à la Mecque, allant chercher le sens
du « secret » issu de l’enseignement de la pratique du soufisme. Toujours vêtu
de noir, « car c’est l’habit qui convient à celui dont les œuvres sont réprouvées »
(Akhbar, 24 5) montrant l’exemple du dépouillement, de l’ascèse et de la rigueur
morale. Sa présence pendant une année près de la Kaaba, assis sur le parvis du
lieu saint, pratiquant le jeune et la prière, exacerba encore son mysticisme et son
intransigeance envers ceux dont il estimait la dévotion superficielle ou insuffi-
sante.
Hallaj retourna vivre à Basra, dans sa famille, d’une vie ascétique fervente
et toujours sunnite : il jeûnait tous les ramadans, et le jour de fête (rupture du
jeune), s’adonnait à la méditation et à la prière. Il était néanmoins attiré par le
rayonnement de Bagdad, où il fréquenta le cercle mystique et ascétique présidé
par son dernier maître Abû al-Qasim Junayd, mais à la longue, il n’arriva pas à
s’entendre avec ce dernier. Selon S. Ruspoly 6 : « tout d’ailleurs les opposait, le
tempérament, l’âge, et surtout l’approche de la vie mystique, méthodique,
progressive et contrôlée chez Junayd, intuitive, émotive et prophétique chez
Hallâj ». Le conflit entre les deux se développa jusqu’au jour où Junayd lui dit :
« Qui sait si ta tête n’ornera pas un jour le gibet ». À 36 ans, vers 280, naquît son
troisième fils, ce qui correspondait à son 2e pèlerinage à la Mecque.
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LES vOyAgES ET LA QUÊTE

Après sa rupture avec ses maîtres et le premier pèlerinage à La Mecque, de


284 à 289 de l’hégire, Al-Hallaj va faire plusieurs grands voyages apostoliques,
de l’Orient vers l’extrême Orient en Asie jusqu’en Inde. Poèmes et oraisons
enrichissent son itinéraire spirituel. Hallaj prêche, rassemble des fidèles au cours
de périples qui vont le mener au Khorasan, et au Turkestan. Il parcourt les villes
du Jibal (province arabe regroupant des montagnes du centre ouest de l’Iran,
frontière entre l’Irak et la Perse correspondant à l’Azerbaïdjan de l’ouest), le
Kurdistan et Lorestan. L’ancienne province perse du Khorasan incluait des terri-
toires situés aujourd’hui dans le Nord Est de l’Iran, partie orientale de l’empire
sassanide, aujourd’hui en Afghanistan, Tadjikistan, Turkménistan et Ouzbé-
kistan. Il va jusqu’en Inde (province du Pendjab-Qashmir) et jusqu’aux

5 : Akhbar Al-Hallaj, recueil d’oraisons et d’exhortations du martyr mystique de l’islam,


Troisième édition reconstruite et complétée par Louis Massignon. J. vrin, collection Études
musulmanes, 1957. Édition bilingue.
6 : Stéphane Ruspoli, Le message de Hallâj l’Expatrié – Recueil du Dîwân, Hymnes et prières,
Sentences prophétiques et philosophiques, Paris, Cerf, coll. « Patrimoines – Islam», 2005.
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frontières de la Chine où il rencontre les Bouddhistes du Turkestan oriental


(actuelle Xinjiang). Le Turkestan (littéralement le pays des Turcs), est l’ancien
nom donné à une région d’Asie centrale délimitée au nord par les steppes du
Kazakhstan, à l’est par la Mongolie et la Chine, au sud par l’Inde, le Pakistan,
l’Afghanistan et l’Iran… Selon Massignon, il aurait amené l’Islam en Inde.
À son retour et dans les pays du voyage, ses disciples le considèrent comme
un véritable prophète. Il est l’« Intercesseur », « le Shaykh cardeur de
conscience », « Abdallah l’ascète », « le Pourvoyant », etc. 7 Par métaphore, ses
disciples vont l’appeler le « cardeur des pensées secrètes (Hallâj al-Asrâr), ou
encore l’homme des mystères (ou des secrets). Des récits et légendes où se
mêlent le merveilleux et le miraculeux sont autant d’anecdotes de ses voyages
telle la légende Al Samarkand. Ses prédications enthousiasment (dont des Prédi-
cations publiques en Ahwaz – capitale de la province iranienne du Khuzestân).
Il connaîtra cependant plusieurs altercations. S’il est populaire, il intéresse aussi
les laïcs, les scribes, les financiers et les hauts fonctionnaires. Il va aussi en
Transoxiane, « au-delà du fleuve Oxus », extrémité nord est de la culture hellé-
nistique, correspondant à l’Ouzbékistan moderne et à une province du
Kazakhstan.
Il effectuera trois voyages à la Mecque, avec de longs séjours sur place. Lors
de son dernier pèlerinage, qui dure deux ans, en 291, alors qu’il va vers ses 46
ans, se serait révélée sa vocation de « pilier mystique », de « martyr spirituel » ; il
aurait exprimé le désir de se « substituer » à l’offrande légale des victimes que
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l’on dédie à Arafa pour le pardon général annuel de la communauté dans le
souvenir du sacrifice d’Abraham. Il proclamera ensuite publiquement à Bagdad
son vœu de se faire tuer à la guerre sainte de l’amour divin, treize ans au moins
avant son supplice.

En 292, à son retour du pèlerinage, il passe par Jérusalem et dira :

« Oui va-t’en prévenir mes amis que je me suis embarqué pour la haute
mer, et que ma barque se brise ! « C’est dans l’instance suprême de la
Croix que je mourrai ! Je ne veux plus aller ni à La Mecque ni à Médine »
Muqatta’ a 56. Diwan.

Tout au long de ces années, Al-Hallâj a des rapports complexes avec l’ortho-
doxie musulmane et avec le pouvoir en place. Les relations avec les shiites et
les sunnites s’exacerbent, et il est suspecté d’influence sur les foules.

7 : La Passion de Husayn Ibn Mansûr Hallaj, martyr mystique de l’Islam exécuté à Bagdad
le 26 Mars 922. Tome I : La vie de Hallaj, gallimard, 1975.
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BAgDAD DU TEMPS D’AL-HALLAJ

Hallaj vécut à cette époque unique de la floraison de l’Islam, où la société


arabe à Bagdad, au confluent des cultures du monde, araméenne, grecque, au
croisement des tribus sur la route de la soie, devint le centre intellectuel de la
civilisation au Xe siècle de notre ère. La pensée arabe eut alors ses grands savants
classiques en théologie, de Jahid et Ibn Sina (Avicenne) en philosophie, d’Abu
nuwas et Ibn Rumi en poésie, de Khalil à Ibn Jinni en philologie, Razi parmi les
médecins et autres mathématiciens de renom.

Jusqu’au vIIe-vIIIe siècles, l’histoire du monde est arabe : Arabe le calife,


successeur du prophète et lieutenant de Dieu sur terre ; arabes les pratiques de
la dynastie, celle des Umayyades, installée à Damas, puis les Abbassides à
Bagdad ; arabe la langue de communication de cet immense empire. Boulever-
sement avec les années 750 de notre ère : le califat se déplace à Bagdad, aux
mains d’une nouvelle dynastie, arabe toujours, des Abbassides mais d’autres
peuples haussent le ton, Iraniens en tête, demandant à ce que l’islam et l’arabe
fassent droit à d’autres traditions. Puis les Perses demandent droit de cité et
rêvent d’un islam rassemblant des ethnies et cultures diverses.

Au début du IIIe siècle de l’hégire se produit une sorte de fermentation intel-


lectuelle ; Hallaj paraît représentatif de la crise morale et intellectuelle des tradi-
tionalistes, mémoire fidèle et cœur fervent de la communauté. Les différents
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courants de l’islam se confrontent, dans la naissance de leur développement.
Règne cependant une atmosphère de grande agitation : le peuple vilipende le
califat abbasside et a le désir d’un grand gouvernement musulman.

Hallaj apparaît dans les souks de Bagdad, prêchant Dieu comme l’Unique
désir et l’Unique vérité, à la fin du IXe siècle de notre ère, troisième siècle de
l’hégire, époque pour l’islam, d’une floraison de renaissance. L’un des premiers
parmi les théologiens mystiques, plus fermement qu’al ghazali, Hallaj comprend
la valeur inestimable d’une méthode d’introduction, pour une règle de vie
intégrant les actes externes aux intentions du cœur. Il est par ailleurs proche du
pouvoir et de la cour califale et participe à une réflexion sociale et religieuse sur
les injustices du pouvoir et les injustices fiscales. Ce qui ne sera pas toujours
bien perçu.

LA DOCTRINE D’AL-HALLAJ

Originalité de ce mystique qui n’a pas toujours suivi la prudente « discipline


de l’arcane » des initiés au soufisme. Complexe de définir la doctrine
d’Al-Hallaj, un des plus subtils des mystiques du soufisme, auteur d’une œuvre
138 TOPIQUE

abondante tendant à renouer avec la pure origine du Coran, expression même de


la pensée divine. Sa poésie est considérée comme une recherche de l’Absolu et
de ses lettres originelles, dans la quête de l’alphabet équatorial.
Surnommé Al-Hallâj al-Asrar, L’homme des Mystères (ou des secrets)... Al-
Hallâj est un mystique qui avait au point de départ de sa quête un intense désir de
Dieu : « J’avais le cœur plein de désirs dispersés, et depuis que l’œil t’a vu, les
voici rassemblés. » 8 Dans sa théorie des origines, deux thèmes principaux ont
joué un rôle dans la structure de la doctrine religieuse : la chute de Satan et
l’ascension nocturne de Muhammad (sws) qu’il développera dans ses œuvres de
Tawasin (864-846). Parmi ses grands développements : la science des cœurs et
l’aspiration à l’union divine par l’amour ; la recherche de la synthèse et du fonde-
ment spirituel propre à toutes les religions ; et la question de l’expérience.
La Science des cœurs est posée par le texte du Coran qui en pose les bases,
science approfondie par les soufis. C’est par son cœur que l’homme entre dans
la contemplation du divin. L’homme a différentes enveloppes successives qu’il
lui faut traverser et qui correspondent au degré de purification de l’âme. Pour
Hallaj, trois phases dans la voie, ou l’ascension : phase de pénitence, ou ascèse
des sens ; phase de purification massive (on se détache de son moi subjectif) ou
s’instaure une réciprocité de l’amour et du désir entre Dieu et sa créature ; et
enfin phase de l’ascèse de l’esprit qui débouche sur l’union avec le divin. Le
soufi a alors conquis le droit de dire le « je » qui l’unit à la source même de la
parole divine car il atteint alors le stade de l’union transformante avec Dieu.
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Différents poèmes donnent à voir sa science des cœurs et la question d’ascèse
vers l’union :

« Mon regard, avec l’œil de la science a dégagé le pur secret de la médita-


tion » ;
« Une lueur a jailli, dans ma conscience » ;
« J’ai vu mon bien-aimé avec l’œil de mon cœur. Et je lui dis : Qui es-tu ?
Il me répond :Toi ! » ;
« Je suis devenu celui que j’aime et celui que j’aime est devenu moi » ;
« Je suis devenu toi tout comme tu es devenu moi » ;
« Tu m’as rapproché de toi et j’en suis venu à croire que tu es moi » ;
« Comment pourrais-je m’amuser et être insouciant si vraiment moi c’est
Lui » ; « On dirait que l’interlocuteur, c’est moi-même m’adressant par
mon essence à mon essence » Qasida vII 9.

Hallâj emploie le mot amour, « mahabbah », pour désigner les rapports du

8 : Diwan, traduit de l’arabe et présenté par Louis Massignon, Éd. Lettres persanes, 2009.
9 : Ibid.
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Créateur et de sa créature. Pour lui, l’amour primordial est l’amour de l’essence


divine pour elle-même, l’amour se consomme et s’assouvit, lors de la connais-
sance parfaite « ma`rifah ». Al-Hallâj distingue entre la foi et les rites : celui qui
veut se consacrer à l’amour de Dieu, va développer au plus profond sa foi
intérieure ; les rites et les dogmes seraient secondaires, la religiosité l’écarterait
de l’essentiel.

J’ai abandonné aux gens leur usage et leur religion pour me dédier à ton
amour, toi ma religion et mon usage.10
D 46

O témoin splendide, quoique tu te caches


En Ton invisibilité, si Ta personne
S’est cachée, Ton mémorial subsiste
Muqatta 1 11

Dans sa recherche, il ira à Qom, centre du shiisme imâmite duodécimain où


il tentera de développer toute une réflexion sur la doctrine de l’Imamat et de
l’absence. Hallaj se veut un lieu où doit se réaliser une synthèse, cherchant de
façon intuitive une source d’universalité :

« Sache que judaïsme, christianisme et islam, comme les autres religions,


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ne sont que dénomination et appellation, le but recherché à travers elles
jamais ne varie, ni ne change. »

« J’ai longuement réfléchi aux diverses religions en tâchant de les


assimiler, puis je les ai ramenées à un seul fondement ayant maintes
ramifications. Ne demandez pas à l’homme de s’en tenir à un culte déter-
miné, car cela l’écarterait certainement du fondement divin assuré. »12

S’il a sa propre pensée, celle-ci s’est certainement enrichie de ses contacts


avec le milieu sabéen, païen et antimystique, ainsi que celui des révolutionnaires
qarmates (gnostiques et hermétiques). De même, la rencontre avec le
bouddhisme et la pensée indienne a pu influencer son vocabulaire philosophique.
Sa quête pouvait prendre des aspects extrêmes, parfois plus qu’il n’en faut pour
jeter sur lui l’anathème.
Enfin, la question de l’expérience est dans sa doctrine aussi importante. Al-
Hallâj, le mystique qui s’est plongé dans la méditation de Dieu, se trouve conduit

10 : Ibid.
11 : Ibid.
12 : Ibid.
140 TOPIQUE

non seulement à un «ittisâl » (contact entre l’âme de l’homme et Dieu), mais à un


véritable hulûl (inhabitation), l’Esprit de Dieu habitant sans confusion de nature,
l’âme purifiée du mystique.

« L’aimé à l’amant qui le chérissait s’est uni, tendrement tous deux se sont
souri. Leurs formes se sont étreintes d’un seul élan, et ils ont succombé
dans le monde évanescent. »
« Mon cœur a banni tout amour, car un autre que le tien m’est interdit. Tu
es pour moi esprit et vin, tu es la rose et le parfum, tu es toute joie et tout
souci, guérison et maladie. Et couronnant désir après désir, en toi on
trouve une paix. » 13

La lecture de ses œuvres donne valeur à l’expérience : un de ses disciples


raconte qu’il l’a vu dans le souk pleurer et crier :

« Ô gens, sauvez-moi de Dieu. Car Il m’a ravi à moi-même, et Il ne me


rend pas à moi-même.
Quant à moi, voici qu’il n’y a plus de voile entre Lui et moi, pas même un
clin d’œil, le temps que je trouve le repos, afin que mon humanité périsse
en Sa divinité, pendant que mon corps se consume aux flammes de Son
omnipotence : pour qu’il n’en reste plus ni trace, ni vestige, ni descrip-
tion. »
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Qasida II 14

« Pour la science, il y a des vocations ;


Pour la foi, une progression ;
Et pour les sciences comme pour
Les savants, il y a des expériences.

Pour moi l’orphelin, j’ai un Père en qui j’ai recours.


Les preux « ahl al Kahf» 15
Savent ce que je sais, ce sont mes compagnons,
Car celui qui est doué de vertus
S’associe de compagnons. »

13 : Akhbar Al-Hallaj, recueil d’oraisons et d’exhortations du martyr mystique de l’Islam,


Troisième édition reconstruite et complétée par Louis Massignon. J. vrin, collection Études
musulmanes, 1957. Édition bilingue.
14 : Diwan, Husayn Mansûr Hallaj. Traduit et présenté par Louis Massignon-Édition
Bilingue : français-persan. Lettres persanes, 2009.
15 : Les gens de la caverne reprenant la légende des vII Dormants d’Ephèse.
SORAyA AyOUCH – LA PASSION DE HUSAyN MANSûR AL-HALLAJ 141

Et, pour terminer : « Je suis le vrai ! Et le vrai, est rendu vrai par le vrai, j’ai
revêtu son essence, plus de séparation désormais. » Tous ces textes expliquent,
amènent le fameux « Ana al haqq » de Hallâj (je suis la vérité, je suis Dieu). Ou
je suis le réel vrai, c’est-à-dire Dieu, qui sera condamné par la suite comme un
inadmissible péché d’orgueil. Affirmation, qui, si elle ne doit être rendue
publique, n’est pas incongrue dans le milieu soufi dans lequel le mystique est
« fondu » dans l’« océan de la divinité », et qui renverrait à un rang spirituel
élevé. Les traductions de Louis Massignon viennent appuyer cette thèse, la
plupart des versets du Diwan de Hallaj traitant de la science de l’Unité (Tawhid).

LIEN COMPLEXE À L’ORTHODOXIE

On va voir comment la doctrine, qui a pu parfois être poussée à certains


paroxysmes a pu se trouver en contradiction avec l’interprétation d’une ortho-
doxie plus classique.
Le cœur de la foi musulmane est la profession de foi en Un seul Dieu Unique,
qui n’a pas d’associé, transcendant, au-dessus de toute créature, de qui rien n’est
égal, et à qui rien ne ressemble. Selon les gardiens de l’orthodoxie, l’amour ne
peut se comprendre, dans le cas des relations Homme/Dieu, que métaphorique-
ment. Ce qui doit être offert à Dieu, c’est la formule même de louange qu’il a
prescrite par révélation ; l’essentiel est de l’offrir avec foi. Pour l’orthodoxie
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musulmane, en ce troisième siècle de l’hégire où s’établit la doctrine musulmane
dans le monde arabo-musulman et en Asie, malgré le verset coranique selon
lequel Dieu dit : « Nous sommes plus près de lui (l’homme) que la veine de son
cou », il y a une distance infranchissable. Il n’est pas question d’un amour
réciproque entre Dieu et l’homme, le seul lien est celui de l’adoration et de la
soumission conformément au sens du mot islam, s’en remettre à ses comman-
dements et au don par la foi.
Souvent l’union à Dieu par l’acquisition des « étapes » et états spirituels,
maqâmât et ahwâl, paraissent s’inscrire dans un au-delà de toute Loi religieuse.
Cela dit, l’un des plus orthodoxes jurisconsultes Ibn Khafif, concernant la
doctrine de l’Unité (Tawhid) dit : « S’il n’était pas lui [Al-Hallâj], un croyant au
Dieu unique, alors il n’y en a pas un seul au monde. » D’autre part, cette théorie
serait en cohérence avec la doctrine universaliste de l’islam pour qui le message
que les juifs ou les chrétiens ont reçu provient du même Livre (Mère du Livre)
gardé dans le Ciel. Mais, il faut rappeler que, pour le Coran et l’islam, chaque
peuple sur terre a reçu son messager pour lui rappeler le décret divin.
Muhammad est un « avertisseur » qui vient confirmer ou clôturer… Enfin, des
chercheurs ont trouvé un rapprochement avec la conception chrétienne de
l’amour de Dieu.
142 TOPIQUE

LE PROCèS EN HÉRÉSIE

Les arrestations :

Al-Hâllaj sera arrêté en 295(909), une première fois. Il sera recherché


pendant plusieurs années par la police, notamment sous les ordres du fermier
banquier général Hamid, du pouvoir exécutif. De 299(913) à 301, il sera arrêté
de nouveau à Suse et conduit à Bagdad où il sera emprisonné jusqu’à son exécu-
tion en 309(922). Pendant huit années, il restera en prison mais avec différents
transferts d’un lieu à l’autre, bénéficiant même des faveurs du khalifat : régime
pénitentiaire allégé, appartement privé avec un disciple à son service (pouvant
même parfois être interné au palais). Il a aussi la possibilité de recevoir des
visites. Il entretient une correspondance étendue, il écrit ses œuvres, les fait lire
à ses visiteurs.

L’autorité souveraine et sa délégation à un tribunal :

Il y a un premier procès en 298(910) où Halladj est emprisonné. Il réchappe


une première fois à la sentence grâce à des adeptes influents. Son procès, inter-
minable, va durer jusqu’à sa mort en 922. Il fut considéré comme un des plus
grand procès politiques et posa un cas de conscience pour le khalifat abbasside,
autorité légitime de l’époque. Les appuis étaient importants, notamment celui
de la reine mère au début du procès.
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Certes les accusations contre lui ne manquaient pas. Dénoncé comme agita-
teur politique, organisateur de réunions secrètes. De plus, son exaltation, les
sacrifices qu’il s’inflige, exacerbent la vindicte des autorités religieuses. Mais
ont pu s’entremêler des raisons sociales et politiques, des conflits d’intérêts entre
des partis, des antagonismes entre les différents appuis et les équilibres…
Après 8 ans d’interruption, le procès reprend brusquement. Le tribunal est
présidé par le calife ou son représentant. Les textes juridiques et dogmatiques se
multiplient. Différents théologiens prennent parti pour ou contre lui, avec
certains qui apparaissent décisionnels. Des enjeux de pouvoirs apparaissent et il
pourra être trahi par des clans qu’il avait défendus.
Le travail remarquable de Louis Massignon décrit bien la personnalité des
jurisconsultes et les effets de leur propre histoire relationnelle sur la condamna-
tion finale, les pleins pouvoirs alors des vizirs, gouverneurs. Des conspirations
réformatrices, des projets de vizirats d’une obédience plus qu’une autre auraient-
ils eu quelques effets ? À son procès, toutes les forces islamiques sont représen-
tées : imâmites, sunnites ; foqahas et sufis sont présents. Il y a eu des coups de
théâtre politique ; à quoi s’ajoutent la crise politique et les émeutes sociales de
308. La question du pain s’est posée pour le peuple, avec des spéculations de
banquiers.
SORAyA AyOUCH – LA PASSION DE HUSAyN MANSûR AL-HALLAJ 143

Hallaj avait la sympathie des vizirs des villes, des moulouks (propriétaires
terriens en Irak, à Jazirah, au Jibal et dans les pays voisins). Le public populaire
de Bagdad lui était largement favorable même si des dissensions pouvaient se
faire jour entre les différents clans, ou encore entre les artisans urbains et les
paysans.
Les interrogatoires se multiplient ; certains sont décisifs tel celui de la fille
d’Al Samarri, où la fascination, voire la séduction qu’opère sur elle la person-
nalité d’Al-Hallaj n’ont pas été sans effets. Il semble que la passion ou la folie
d’Al-Hallaj se soit emparée de tous. Le point culminant du procès est ce qui a
pu apparaître comme un cri apocalyptique : « ana al haqq » (je suis le vrai) qu’Al-
Hallaj, pris dans sa trajectoire mystique, n’a pas voulu renier publiquement.

Les accusations majeures et la sentence finale :

- Publicité de miracles et magie. Dans sa dernière prédication, Al-Hallâj


présente ses miracles comme des « mu’djizât », terme réservé à des faits
immédiats de Dieu, signes d’une mission prophétique et non plus comme de
simples karamât, grâces individuelles et privées que Dieu donne sans bruit à ses
saints ;
- Usurpation du pouvoir suprême de Dieu (da`wat ar-rubûbiyya). « Les gens
vont au pèlerinage, et moi je vais en pèlerinage vers ma demeure. On offre les
victimes animales. Moi j’offre en sacrifice ma vie et mon sang » ;
- Crime de zandaqa (« hérésie »), hérésie attentant à la sûreté de l’état. C’était
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le nom donné aux manichéens ;
- Dénigrement de la Loi : il aurait minimisé l’importance des pratiques
cultuelles et leur codification.
La sentence prévue est la peine capitale : confiscation des biens, effusion de
sang et présomption de damnation éternelle en enfer.

LE MARTyRE

Il y a les récits officiels et les récits officieux, les récits synthétiques de l’exé-
cution et tous les épisodes successifs et les sentences isolées des témoins
présents, génératrices de légendes multiples : récit de la dernière nuit ; ses
dernières paroles ; ce qu’il a transmis à ses proches ; l’arrivée sur l’esplanade ;
les récits posthumes… Il y a aussi les récits d’autres soufis qui ont reparlé
longtemps de son supplice, tel Rumi. Son supplice est fait sur la place publique,
devant les habitants, l’atrocité de sa mort devant marquer les esprits.

Le jour de son exécution, l’historien Ibrahim Ibn fâtik raconte :


144 TOPIQUE

« Lorsqu’on amena Al-Husayn Ibn Mansûr pour le crucifier, il regarda le


gibet et les clous et rit si fort que les larmes lui en vinrent aux yeux. Puis
il se tourna vers la foule dans laquelle il aperçut Al-Shiblî. Il lui dit alors :
« Ô Abû Bakr, as-tu avec toi ton tapis de prière ? » Al-Shiblî répondit :
« Parfaitement, maître. » Al Husayn dit : « Étends-le pour moi. » Al-Shiblî
l’étendit, et Al-Husayn ibn Mansûr accomplit sa prière.
Et dès qu’il eut clos sa prière, il proféra des choses dont je n’ai point
souvenance, mais dont j’ai retenu ceci : « Mon Dieu… Tes serviteurs se
sont réunis pour me tuer, par zèle pour ton culte et par désir de se rappro-
cher de Toi.
Pardonne-leur ! Car si Tu leur avais dévoilé ce que Tu m’as dévoilé, ils
n’eussent pas agi comme ils ont agi ; et si Tu avais dérobé à mes regards
ce que Tu as dérobé aux leurs, je ne subirais point l’épreuve que je subis.
Louange à toi pour ce que tu fais, et louange à Toi pour ce que tu
décides !
Et c’est l’ivresse, puis le dégrisement ; puis le désir, et l’approche ; puis
la jonction ; puis la joie. Et c’est l’étreinte, puis la détente ; puis la dispa-
rition et la séparation ; puis l’union ; puis la calcination. ET c’est la
transe, puis le rappel…»

Puis il récita : « tuez-moi donc, et brûlez moi, dans ces os périssables ; ensuite
quand vous passerez près de mes restes parmi les tombes abandonnées, vous
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trouverez le secret de mon Ami, dans les replis des âmes ‘survivantes’». «Tuez-
moi donc, mes féaux camarades, c’est dans mon meurtre qu’est ma vie, ma mort,
c’est de survivre, et ma vie, c’est de mourir. » (Qasida X) 16.
Il est flagellé, attaché au gibet, puis supplicié et crucifié selon une forme
inspirée de la manière sassanide, qui est rapide, violente et spectaculaire. Une
émeute a failli éclater dans la foule présente, des maisons furent brûlées… Pour
Mansûr Al-Hallaj, le mystique est un témoin, un shah id, qui témoigne de Dieu
(shah id a en arabe le double sens de témoin et de martyr).
C’est la relation à l’Unique qui fait d’Hallâj un poète... comme il le dira lui-
même au moment de son supplice, et ce sera l’une de ses dernières phrases :

« Ce qui compte pour l’extatique, c’est que l’Unique le réduise à l’unité. »

Au lendemain de l’exécution, son cadavre est brûlé, et ses restes ensuite jetés
dans le Tigre. Après avoir été exposée à la vue du public, la tête de Al-Hallâj sera
exposée au musée des fortes têtes du calife. On relata des épisodes posthumes à
l’exécution. Le retentissement moral sur la population fut grand. Peurs et

16 : Diwan, op.cit.
SORAyA AyOUCH – LA PASSION DE HUSAyN MANSûR AL-HALLAJ 145

rumeurs populaires enrichirent la légende. La crue du Tigre enfla plus que


d’habitude avec d’étranges tempêtes… Différentes visions apparurent après sa
mort, et l’on crut à une substitution.

CONCLUSIONS

Malgré toutes les dissensions dont sa personne a été l’objet des années
durant, et les effets sur un des courants mystique de l’islam un temps par la suite,
il reste et est reconnu musulman par les musulmans. Durant le procès, la
sentence finale ne rencontra pas l’adhésion unanime des jurisconsultes musul-
mans

L’œuvre d’Al-Hallâj devait être considérable. Presque tous ses livres ont
disparu avec lui, ils auraient été brûlés avec sa dépouille, si l’on croit les deux
historiens Ibn Bakuyeh et Ibn Khafîf. Le reste a été refondu clandestinement par
les écoles hallâgiennes, repris par les historiens et les auteurs soufis, quelques
décennies après sa mort. finalement cinq types de textes nous sont parvenus :
une collection d’oracles et d’invocations composés à la Mecque vers 900, des
fragments théologiques, des Hymnes et prières, le livre philosophique du
Tâwasîn, et le plus célèbre de ses écrits le Dîwân (= le Registre), un recueil
poétique.
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Hallaj est l’un des premiers mystiques apparu dans les premiers siècles de
l’hégire, là où le développement de l’islam vit les plus grandes heures de son
histoire, à une époque où le califat abbasside subissait les affluences d’un désir
d’un gouvernement islamique. Pour lui, la voie mystique est plus une méthode
pour tenter d’atteindre la vérité là où la philosophie et la théologie n’auraient pas
abouti. Mais a-t-il trouvé l’équilibre entre la Loi (sharia) et la voie ? Il avait un
idéal social de la construction de la Cité (ou communauté) éternelle. Bagdad
avait la réputation d’être la cité de la paix.
La traduction de ses œuvres permet de reconstituer sa doctrine de l’amour,
de la souffrance et du sacrifice. On y retrouverait le Cantique des Cantiques, la
mystique de St Jean de la Croix ou Thérèse d’Avila. Sa théologie n’est pas
statique, mais expérience intériorisante de dénudation des images, assez
semblable à celle d’Eckhart, l’amenant à dépasser l’antinomie dualiste au moyen
d’un « devenir » en puissance.
« Le procédé hallâgien aboutit à une involution de la raison en son objet, qui
est l’essence pure, et non le contingent. Selon Al-Halladj, il faut nous rappro-
cher d’une chose non en nous, mais en elle. » Ainsi son cri de deuil, « je suis à
vous, alors que je vais mourir », serait-il saisissement d’une présence sacrée, qui
pose le Désir entre l’Autre et Lui, par les larmes qui s’en feraient le voile ? Sur
146 TOPIQUE

l’autel du sacrifice dans le miroir de l’autre, aurait-il de nouveau produit du


« sacré » au sens où l’écrit véronique Donard? 17

Légende de martyre, nimbée en islam d’une auréole de sainteté, « Hallaj a


réalisé le mythe du calvaire » disait à une chrétienne, non sans ironie, un homme
d’état turc Mahmoud Mokhtar Katirjoglu, pour qui comme pour la majorité
musulmane, Jésus n’a pu souffrir, ni mourir en croix. Mais déjà, nous dit Louis
Massignon, dans l’introduction au Diwan, « n’est-ce pas encore un mythe que
le Calvaire, tant qu’il ne devient pas, par la compassion, un assistant, un partici-
pant, un substitué».18

Des siècles après sa mort, d’innombrables écrits sur l’œuvre poétique, des
bibliographies, des thèses, des approfondissements sur sa vie mystique n’ont
cessé de croître, dans les différents domaines des sciences humaines. Une biogra-
phie a été faite par son fils Hamd. Louis Massignon dans la Bibliographie sur
Al-Hallaj, répertorie 932 ouvrages de 636 auteurs (633 plus précisément : 3 sont
écrits en deux langues différentes) : 351 arabes (516 ouvrages), 75 persans (102
ouvrages), 5 de Malaisie (6), 6 hindis (7), 2 syriaques (4), 2 hébreux (2), 50 turcs,
136 européens (225 ouvrages). La légende savante existe en langue arabe,
persane, turque, hindoustanique, malaise et javanaise, ainsi qu’une légende
populaire …
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« Survie de ce saint excommunié, pendant trente générations musulmanes, à
travers les chaînes de témoins ‘al asanid’ se passant son souvenir comme un
viatique d’espérance».19

Le sens symbolique de son œuvre est multiple. Halladj « Al Asrar », l’homme


des secrets, dans le voilement et la « démonstration », le témoignage, celui qui
se fait « témoin », au prix de sa vie et de sa mort, martyr pour un autre dévoile-
ment du mystère de l’Autre, «Al Gharib» ou «Al Gha’ib», l’étrange, l’inconnu
ou l’absent.

Soraya AyOUCH
24, rue Censier
75005 Paris
sorayaayouch@orange.fr

17 : Du meurtre au sacrifice. Psychanalyse et dynamique spirituelle, Ed. du Cerf, 2009.


18 : Diwan, op. cit.
19 : Tome III et Iv : Survie d’Al-Hallaj et Bibliographie – La Passion de Husayn Ibn Mansûr
Hallaj, martyr mystique de l’islam –Étude d’histoire religieuse. gallimard, 1975.
SORAyA AyOUCH – LA PASSION DE HUSAyN MANSûR AL-HALLAJ 147

Soraya Ayouch – La passion de Husayn Mansûr Al-Hallaj

Résumé : Il est difficile de parler du martyr sans évoquer Al-Hallaj, l’un des plus
grands mystiques musulmans, condamné à mort après un procès qui dura près de dix ans.
Il fut le premier martyr mystique en Islam. Celui que Louis Massignon a fait découvrir
dans une œuvre magistrale, La passion d’Al-Hallaj (gallimard, Paris, 1975, 4 vol.), est
aussi connu pour son œuvre poétique. Nous présentons Al-Hallaj, dans sa biographie, ses
voyages et sa quête, mettant en relief des traits saillants de son histoire et de son itiné-
raire. Certains de ses textes mêlent la langue poétique à l’expérience mystique : « Ce qui
compte pour l’extatique, c’est que l’Unique le réduise à l’unité » ; ou encore « va préve-
nir mes amis que je me suis embarqué pour la haute mer… C’est dans l’instance suprême
de la croix que je mourrai. » Tous ces textes expliquent, amènent le fameux «Ana al haqq»
de Hallâj (« je suis la vérité, je suis Dieu ») qui avait choqué les théologiens et qui lui a
valu l’expérience du martyre.
Mots-clés : Martyr – Soufisme – Hallaj – Procès – Bagdad – Abbassides – Islam –
Itinéraire spirituel – Hérésie – Amour mystique – voyages – Autre – Compagnons –
Secret.

Soraya Ayouch –The Passion of Husayn Mansûr Al-Hallaj

Summary : It is difficult to discuss the question of martyrdom without speaking of Al-


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Hallaj, one of the greatest Muslim mystics, sentenced to death after a trial lasting nearly
ten years. He was a great poet and the first mystic martyr of Islam and his story his elo-
quently told by Louis Massignon in his masterpiece, La Passion d’Al-Hallaj (gallimard,
Paris, 1975, 4 vol.). This article traces the portrait of Al-Hallaj, through his biography,
voyages and spiritual quest and highlights the distinguishing features of his life story.
Some of his writings use poetry as a means of expressing the mystic experience, ‘What
the mystic aspires to is that the One and Unique god reduce him to unity’ or ‘Tell my
friends that I have left for sea… It is in the supreme instance of the Cross that I will die.’
These texts are the foundation of Hallaj’s celebrated Ana al haqq (‘I am the Truth, I am
god’) which so shocked the theologians it led to Hallaj’s martyrdom.
Key-words : sMartyr – Sufism – Hallaj – Trial – Bagdad – Abbasids – Islam –
Spiritual Itinerary– Heresy – Mystic Love – Journeys – Other – Companions – Secret.

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