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« Vers le désir, sur l’éthique au sens de Lacan »

Clotilde Leguil
Cours 11 : 13 février 2023

« Le nouveau champ de das Ding »

Retranscription : Clotilde Scordia


Relecture : Ivan Lampin

Au second semestre, nous allons poursuivre notre élaboration autour de l’éthique de la


psychanalyse. Le titre du cours est toujours « Vers le désir, sur l’éthique au sens de Lacan » et
nous allons aborder la seconde partie notamment du Séminaire, « Le problème de la
sublimation » et « Le paradoxe de la jouissance ». Je ne prends pas leçon par leçon, j’attrape plutôt
les choses qui appartiennent au concept. Le titre que je vous propose pour le propos
d’aujourd’hui et je poursuivrai la suite est le suivant, peut-être un peu énigmatique mais que je
vais expliquer : « Le nouveau champ de das Ding ».
On a déjà commencé à aborder ce concept de das Ding, au premier semestre, concept que Lacan
introduit dans le Séminaire VII afin de renouveler son approche de la psychanalyse. Lacan va se
servir de son concept de das Ding, terme allemand qu’on traduit en français par la Chose, va se
servir de ce concept de das Ding pour redéfinir la question des pulsions en psychanalyse mais aussi
la question éthique, c’est-à-dire que ce qui est nouveau c’est que Lacan va nous proposer une
approche de la question du bien et du mal depuis cet étrange concept de das Ding, de la Chose.
J’annonce, et nous y reviendrons ultérieurement, que ce concept bien qu’il le présente dans la
première partie du Séminaire, à partir de phrase de « L’esquisse de la psychologie psychique » de
Freud, ce concept, il l’emprunte et le développe essentiellement à partir d’Heidegger et à partir
d’un article d’Heidegger que vous trouvez dans ce volume Essais et conférences, je ne sais pas s’il
est facile à trouver mais vous pouvez toujours le consulter en bibliothèque, un article d’Heidegger
qui s’intitule tout simplement « La Chose ». Vous allez voir que Lacan fait là une rencontre avec
cet article, évidemment il en a fait autre chose comme toujours, mais néanmoins il emprunte un
certain nombre de développements et de thèses à la philosophie d’Heidegger pour penser la
Chose.
Das Ding, le mal et le malaise
Nous allons voir aussi en quel sens ce concept de das Ding est une façon pour Lacan de poser le
problème du mal. Le problème du mal en plusieurs sens, relatifs à l’expérience de la psychanalyse,
c’est-à-dire à la fois le mal que l’on peut se faire à soi-même, le mal que l’on peut faire à l’Autre,
mais aussi la rencontre dans l’expérience de l’analyse de cette étrange pulsion de destruction que
Freud a nommé dans le Malaise dans la civilisation, la « pulsion de mort ». Au fond, das Ding est le
concept heideggérien à partir duquel Lacan va relire le Malaise dans la civilisation pour donner un
statut à la question du mal. On va voir que cette question est posée par Lacan aussi bien à
l’échelle de la civilisation dans une certaine critique du progrès, qu’on a déjà abordé au premier
semestre et dans une certaine critique du discours de la science et aussi à l’échelle, là je dis de
l’individu, l’individu au sens où Freud parle de l’individu dans le Malaise dans la civilisation, je veux
dire aussi à l’échelle de l’existence du sujet lui-même. Et donc, dans ce Séminaire sur l’éthique de
la psychanalyse, Lacan pose cette question de la pulsion de destruction depuis ce concept de das
Ding dans la civilisation et dans l’individu. On va le voir das Ding est aussi une façon de repenser
le statut de l’inconscient. J’y reviendrai par la suite. Ce concept de das Ding ne conduit pas

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seulement Lacan à tenir un propos sur le Malaise dans la civilisation, ne conduit pas seulement à
diagnostiquer le malaise présent, présent qui est pour lui dans les années 1950, mais cela le
conduit à infléchir aussi l’enjeu d’une cure analytique, c’est-à-dire qu’il va aussi nous montrer ce
qu’est ce champ de das Ding dans la cure analytique. J’emploie ce terme de champ, évidement
d’abord parce que Lacan l’emploie lui-même dans le Séminaire VII, « champ de das Ding » mais si
j’en fais ici un titre, c’est parce que l’écrit fondateur de l’enseignement de Lacan, 1953, s’intitule
« Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » et donc, le champ désigne une
extension, un territoire au sein duquel une expérience se déroule. Philippe Soupault, à propos du
surréalisme a écrit Les Champs magnétiques. Ce terme de « champ » était aussi à la mode dans le
surréalisme. Lacan ne cherche plus seulement à délimiter le champ de l’expérience analytique
depuis la parole et le langage mais il cherche à montrer que le champ de l’expérience analytique a
aussi à voir avec l’extension et le territoire de das Ding, de la Chose, a aussi à voir avec le champ
des pulsions.

Le tout savoir de la science vs le désir de savoir dans l’analyse


Alors, pour commencer en introduction pour faire voir aussi comment Lacan a l’idée de donner
cette place à das Ding dans ce Séminaire sur l’éthique, je vais reprendre cette critique proposée par
Lacan aussi bien au début du Séminaire qu’à la fin, critique à la fois du discours de la science et
critique du progrès. Je reprends cela du point de vue de das Ding. Vous vous souvenez qu’au
premier semestre, nous avions commencé à attraper cette question du désir, désir que Lacan en
fait la finalité de l’expérience analytique, nous l’avons attrapé, c’est ce que je me suis proposé, en
tenant ensemble le début du Séminaire et la fin du Séminaire, je n’avais pas envie de suivre de
façon purement chronologique chaque leçon. J’avais envie aussi de partir de la fin, du point
d’arrivée. Et nous avions vu que le point d’arrivée du Séminaire, bien sûr que c’est cette
magnifique analyse que Lacan va proposer de la pièce de Sophocle, Antigone, mais c’est aussi la
dernière leçon, une critique de la science, une critique du progrès que Lacan émet en parlant d’un
« effondrement de la sagesse ». La question du désir en psychanalyse en tant qu’il prend une
valeur éthique a à voir avec la recherche d’une nouvelle sagesse, une nouvelle sagesse que le
discours de la science ne serait pas à même de nous désigner et à la fin de ce Séminaire, Lacan
parle de la passion du savoir comme ce qui a contribué à une forme d’aveuglement. Ça peut
surprendre. Cela surprend si on ne distingue la « passion du savoir » et le « désir de savoir ».
C’est une distinction qui est très bien montrée par Éric Laurent dans l’article que je vous avais
cité dans le dernier numéro de Mental, sur « Écologie lacanienne ». Éric Laurent propose un
commentaire circonstancié de la dernière leçon du Séminaire VII, aussi la leçon dont je suis partie
dans le cadre de ce cours et il montre très bien que pour comprendre ce que dit Lacan concernant
cet effondrement de la sagesse qu’incarnerait le discours de la science, il faut distinguer la
« passion du savoir » et le « désir de savoir ». Comme si la passion du savoir, la passion de tout
savoir, de déployer un savoir sur tout, la passion du savoir absolu, cette passion-là faisait obstacle
à un désir de savoir de chacun qui prend son élan de la rencontre d’un manque. Il faut à un
moment rencontrer un manque qui est aussi un manque de savoir pour que s’éveille le désir de
savoir.
La passion du savoir serait, elle, du côté d’un savoir visant le tout et l’absolu et ne prenant en
compte aucun manque, se déployant de façon à recouvrir tous les champs, tous les domaines.
Cette critique du discours de la science est un invariant chez Lacan, elle n’est pas juste un
développement propre à la fin des années 1950, c’est une critique qu’il va déployer jusqu’à la fin
notamment en critiquant aussi ce qu’il appelle le « discours du maître » et le « discours de la
science » dans le Séminaire XVII qu’il définit du côté d’un rapport au tout. Et de développer du
côté de la science un savoir de tout, ce qui n’est pas encore su est considéré comme pouvant
devenir savoir, tout peut se savoir. Or justement, l’expérience de la psychanalyse, c’est que « pas-
tout » peut se savoir. Et qu’il faut faire une place à ce « pas-tout », à ce réel en tant qu’il ne peut
pas se savoir. J’y reviendrai. Juste pour vous dire que cette critique de la science est là en

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différents endroits. Il s’agit pour Lacan de critiquer dans la science une forme de point aveugle, le
point aveugle c’est la question du but vers où se dirige-t-on avec le progrès du savoir scientifique.
Cette question du but n’est pas posée par les savants, tant qu’on peut, on avance, on continue,
comme si le fait de progresser dans le savoir était nécessairement un bien.

La forclusion de la pulsion de mort dans le discours de la science


Ce que pointe Lacan dans le Séminaire VII, notamment dans la deuxième partie qu’on va
aborder, ce qu’il pointe c’est dans le discours de la science, quelque chose comme un « n’en rien
vouloir savoir de la pulsion de mort ». Cette passion du savoir, de tout savoir, d’arriver à un
savoir absolu sur la nature, l’être humain, cette passion-là repose sur un « ne rien vouloir savoir de
la pulsion de mort ». C’est ce que Lacan appelle « la forclusion de la pulsion de mort dans la
science ». Vous savez que le terme de forclusion, Verwerfung en allemand, est un intraduisible.
Depuis Lacan maintenant on emploie de temps en temps le terme de forclusion et le verbe de
forclore mais disons que ce n’est pas un terme de la langue courante. Verwerfung est un terme que
l’on trouve chez Freud, dans la psychose, et donc Lacan définit le discours de la science à partir
de la Verwerfung. Vous trouvez cela page 157 du Séminaire VII. Je vous lis la citation de Lacan :

« Le discours de la science est déterminé par cette Verwerfung et c’est probablement pourquoi ce
qui est rejeté du symbolique reparaissant selon ma formule dans le réel, il se trouve débouché sur
une perspective où c’est bien quelque chose d’aussi énigmatique que la Chose qui se profile au
terme de la physique. »

Que nous dit Lacan ici ? Comment introduit-il cette référence à das Ding par rapport à la
physique ? Là, nous ne sommes pas encore dans l’expérience de la psychanalyse, nous sommes à
l’échelle du Malaise dans la civilisation que Lacan déchiffre depuis une certaine emprise du discours
de la science. Vous savez que Lacan, en lisant Freud, a définit la psychose depuis ce qu’il appelle
la « forclusion du symbolique ». Ce qui est forclos du symbolique, resurgit dans le réel sous la
forme d’hallucination. Ce que le sujet psychotique n’a pu symboliser du point de vue de ce qui
aurait pu le confronter à la castration, ce qu’il n’a pu symboliser, n’a pas disparu mais resurgit
dans le réel sous la forme d’hallucinations auditives. Je ne plonge pas dans cette lecture du
phénomène hallucinatoire mais j’y fais simplement référence pour vous dire que Lacan reprend ce
concept de forclusion ici pour définir la science, le discours de la science. Il y a quelque chose que
le discours de la science rejette. Et rejette au sens de la forclusion. C’est-à-dire rejette au sens de
« ne rien vouloir en savoir ». Le discours de la science ne se laisse pas diviser par ce qui mettrait
une limite à son savoir. Ce que nous dit Lacan, on avait commencé à travailler là-dessus au
premier semestre, le discours de la science et notamment de la physique, débouche sur cette
confrontation avec tout ce qu’il a rejeté dans le réel et cette confrontation dans le réel, c’est qu’il
retrouve la Chose. Qu’est-ce que c’est ici que la Chose ? C’est notamment pour Lacan la bombe
atomique qui vient révéler la vérité de la physique. Le discours de la science qui veut progresser
vers toujours plus de savoir, au fond, a rendu possible ce surgissement de la Chose dans le réel,
de cette Chose qui peut anéantir toute l’humanité. Et nous avions vu que si Lacan a décidé de
faire référence à la bombe atomique, c’est bien parce que Freud achève le Malaise dans la civilisation
en faisant part de cette possibilité maintenant présente dans l’humanité de s’exterminer
totalement les uns les autres. Cette référence à la bombe atomique, Lacan la tient d’Heidegger. Je
vous lis le passage, c’est frappant. Heidegger, dans son article sur « La Chose » pose la question
qui peut sembler simple : « Qu’est-ce qu’une chose ? ». Au cours des réponses, il évoque
l’invention de la bombe atomique. Vous trouvez cela au tout début de l’article. Voici ce qu’écrit
Heidegger, page 195 dans mon édition Gallimard :

« L’homme ne peut détacher sa pensée des suites que pourrait avoir l’explosion de la bombe
atomique. L’homme ne voit pas ce qui, depuis déjà longtemps est arrivé. Ce qui s’est produit

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comme ce qui projette hors de soi la bombe atomique et son explosion mais dont ce n’est encore
là que la dernière éjection. Pour ne rien dire de cette unique bombe à hydrogène dont la
détonation initiale, pensée dans ses possibilités les plus éloignées, pourrait suffire à éteindre toute
vie sur terre. Qu’attend encore cette angoisse désemparée alors que l’effroyable a déjà eu lieu ? Ce
qui terrifie est ce qui fait sortir tout ce qui est de son être antérieur. Quelle est cette Chose qui
nous met hors de nous ? »

« Quelle est cette Chose qui nous met hors de nous ? » Heidegger vise là que l’être humain a
fabriqué une chose qui force l’être. Dans le vocabulaire heideggérien, une chose qui par
l’explosion qu’elle peut produire, anéantit au fond l’être qui se tenait là. Évidemment, pour Lacan,
cette formulation résonne aussi avec l’expérience de l’analyse parce que dans l’expérience de
l’analyse, on peut aussi rencontrer cette Chose, notre bombe intérieure, ce qui fait qu’en nous-
même, nous avons affaire à une énergie qui peut aller dans le sens de tout détruire, de nous
mettre hors de nous, de forcer les limites du vivant, forcer jusqu’au trou, jusqu’à nous anéantir.
Vous voyez que la question de l’éthique pour Lacan touche aussi bien la civilisation que le sujet.
L’éthique a à se reformuler depuis cette question de la Chose comme lieu de la pulsion de mort.
Pulsion de mort qui resurgit toujours lorsqu’on ne veut rien en savoir, lorsque finalement on
récuse toute responsabilité dans ce qui nous arrive. Toute responsabilité dans le mal que nous
pouvons rencontrer, le mal qui a aussi à voir avec les mauvaises rencontres, avec l’Autre, mais qui
a aussi à voir avec la façon dont nous y répondons, la façon dont nous pouvons y céder, la façon
dont nous pouvons laisser en nous-même quelque chose se déchaîner. Donc c’est très beau cette
analogie que fait Lacan entre ce qui se produit au niveau de la civilisation du discours de la
science et de cette vérité de la physique qui est la bombe atomique comme Chose, chose horrible
qui finalement se manifeste à l’extérieur et cette expérience que le sujet fait de rencontrer sa
propre pulsion de mort. Mais effectivement ça suppose un certain nombre d’années d’analyse de
pouvoir apercevoir le point où on y est pour quelque chose dans la façon dont on souffre, ce
n’est pas immédiat. Et donc, cette critique de la science, on la retrouve chez le dernier Lacan,
dans une déclaration de 1973, paru en 1974 dans la revue Le coq héron où il énonce ceci, j’adore
cette phrase : « l’air de la science a des conséquences irrespirables pour le sujet ». Ce texte est
reparu dans La Cause du désir n°101.

« L’air de la science a des conséquences irrespirables pour l’humanité », Lacan nous indique ici
que le discours de la science ne fait pas de place au sujet, le discours de la science asphyxie le
sujet. Il ne laisse pas le sujet trouver sa place, respirer justement. Et donc il se présente comme un
air que le sujet est forcé de respirer, dès lors que la civilisation lui impose ce discours. Ce discours
pour parler de lui-même, c’est le point où on en est aujourd’hui. Point que déjà Lacan notait en
1953 dans son Fonction et champ de la parole et du langage, lorsqu’il notait déjà ce qu’il appelait
une « aliénation du sujet » par le discours scientifique qui l’invite à s’objectiver lui-même. A parler
de lui comme un objet sur lequel on pourrait faire une expérimentation

Une étudiante : quand vous avez parlé d’air, j’ai compris l’ère, comment intervient le ….

Clotilde Leguil : vous avez tout à fait raison, c’est l’équivoque que Lacan fait entendre. Parce
qu’on attend l’ère de la science, l’époque de la science mais en l’écrivant air, Lacan nous montre
que c’est aussi quelque chose qui vient toucher au corps vivant et qui vient rendre irrespirable le
monde pour le sujet.

Une étudiante : (inaudible)

Clotilde Leguil : Alors sur cette question, il y a une référence précieuse d’un philosophe et
mathématicien qui d’ailleurs est venu vous parler, pour ceux qui étaient là l’année dernière au

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Séminaire sur les normes, Olivier Rey, qui a écrit un essai dans lequel il cite d’ailleurs cette phrase
de Lacan, que je vous invite à lire, Quand le monde s’est fait nombre. Aujourd’hui il n’y a pas
beaucoup de philosophes qui sont aussi mathématiciens, il a une approche à la fois depuis les
mathématiques et depuis la philosophie.

Le discours de la science, un discours qui n’oublie rien


Dans cet essai, il s’interroge sur les conséquences de la révolution scientifique du XVIIème siècle
sur l’humanité. Et donc, ce à quoi il est attentif, c’est à ce moment où le territoire de l’humain, de
l’intime lui-même se voit coloniser par les nombres. Dans le premier temps, la révolution
scientifique c’est la nature qui est colonisée par les nombres, c’est la nature qui devient, selon la
formule de Galilée, un « grand livre écrit en langage mathématique ». Mais ce que montre Olivier
Rey c’est qu’en passant par le XIXème siècle, la révolution industrielle et l’invention de la
statistique, c’est ensuite le politique qui se voir coloniser par les nombres, le politique qui va
gouverner des populations, populations dont on va pouvoir connaitre les traits à partir de la
statistique. Et au XXème et au XXIème siècle encore davantage, c’est ce qui relevait du temps de
Freud du psychisme, du temps de Lacan du sujet, qui se voit coloniser par les nombres, c’est-à-
dire par une approche scientifique qui va mettre en équation la souffrance humaine. C’est cela
que vise Olivier Rey et il cite cette phrase de Lacan parce qu’elle est aussi relative à cette
colonisation par les nombres, colonisation du sujet par les nombres. Alors j’en veux pour preuve
un très joli passage que l’un d’entre vous a cité dans son devoir et que je n’avais pas encore
commenté mais du coup je l’ai repris, très joli passage page 277 du Séminaire VII. Un passage où
Lacan nous montre que le propre du discours de la science est qu’il ne fait aucune place à l’oubli,
il n’oublie rien. Ce serait bien qu’il nous oublie un peu, qu’il nous laisse tranquille, mais il ne nous
oublie pas, il étend son empire sur la totalité de l’existence. Ce passage :

« Le développement soudain prodigieux de la puissance du signifiant, du discours surgit de petites


lettres des mathématiques et qui se différencie de tous les discours tenus jusqu’alors devient une
aliénation supplémentaire. En quoi ? En ceci que c’est un discours qui par structure n’oublie rien.
C’est par là qu’il se différencie du discours de la mémorisation première qui se poursuit en nous à
notre insu, du discours mémorial de l’inconscient dont le centre est absent, dont la place est
située par le ‘il ne savait pas’ qui est proprement le signe de cette omission fondamentale où le
sujet vient se situer. L’homme a appris à un moment à lancer et à faire circuler, dans le réel et
dans le monde, le discours des mathématiques qui lui ne saurait procéder à moins que rien ne soit
oublié. Il suffit qu’une petite chaine signifiante commence à fonctionner sur ce principe pour que
les choses se poursuivent tout comme si elles fonctionnaient toutes seules. Au point où nous
nous en sommes, nous pouvons nous demander si le discours de la physique engendré par la
toute-puissance du signifiant va confiner à l’intégration de la nature ou à sa désintégration. »

Voilà. Je trouve que c’est un passage qui est magnifique sur tout ce qui sépare le discours de la
science du discours de la psychanalyse. Et Lacan attrape les choses par la question de l’oubli, ce
qui est très freudien et très profond. Parce que l’oubli ce n’est pas un phénomène qui est valorisé
dans la civilisation, dans la psychologie cognitivo-comportementale. L’oubli est présenté comme
une défaillance de la mémoire. Et là c’est vraiment beau parce que ce que Lacan nous dit c’est que
d’une certaine façon, le propre de l’humain c’est l’oubli. C’est qu’à la fois, il est pris dans cette
mémorisation première, c’est-à-dire que ce qui lui est arrivé et qui l’a marqué, il le garde en lui
quelque part sous forme de trace, mais de trace oubliée. Vous savez que Freud dans la
Psychopathologie de la vie quotidienne a donné toute sa dignité à l’oubli en analysant son propre oubli,
un oubli de nom propre. Il oublie le nom du peintre Signorelli. Lacan reprend cette question de
l’oubli pour distinguer le discours de la science du discours de la psychanalyse pour montrer que
cette puissance du signifiant sous sa forme mathématique, c’est-à-dire sa puissance du discours
des petites lettres mathématiques, des équations mathématiques, a à voir avec le fait de ne rien

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oublier. Rien n’est oublié et rien ne s’oublie. Ce dont on fait l’expérience en analyse c’est que le
plus important, on l’a oublié. Ce qui nous a le plus marqué et qui est à l’origine de notre destin
symptomatique est aussi ce que nous avons oublié. Les traces les plus décisives qui ont été
laissées par certains évènements, ces traces-là sont d’abord des traces oubliées. Freud l’avait déjà
dit en parlant à propos des symptômes hystériques de réminiscences dans les Cinq leçons sur la
psychanalyse dont il explique très simplement aux Américains ce qu’est l’hystérie, il dit que les
hystériques souffrent de réminiscence. C’est joli comme formule et curieux en même temps. Elles
souffrent de quelque chose qui revient dans leur corps mais qu’elles ont oublié. La réminiscence
est un terme de la philosophie antique qui vient aussi de Platon, la réminiscence chez Freud c’est
le retour dans le corps de ce qui a été oublié par le sujet. Chez Freud on a ce statut de l’oubli,
d’abord comme formation de l’inconscient, l’oubli de nom dans la Psychopathologie de la vie
quotidienne, on a un statut de l’oubli à travers les symptômes hystériques, les réminiscences, et puis
ce que Lacan reprend ensuite c’est l’étymologie même du mot vérité en grec, du mot vérité tel
qu’Heidegger à nouveau le déchiffre et l’aletheia est à la fois la vérité et ce qui a été oublié, en un
seul mot. On n’a pas de mot comme ça en français, un mot qui dirait en même temps la vérité et
l’oubli.
Oui c’est un autre statut de la vérité que la vérité scientifique, ce n’est pas la vérité des équations
mathématiques qui vont permettre de se rendre maître et possesseur de la nature comme le disait
Descartes. Ce qui fait que l’être humain n’est pas maître et possesseur de son être comme Freud
l’a dit plus simplement « le moi n’est pas maître dans sa propre maison » mais au fond ce dont
nous ne sommes pas maître c’est de cette vérité de notre être en tant qu’oublié. Et au fond voilà
quelles sont les conséquences irrespirables du discours de la science pour le sujet, le discours de la
science ne fait pas de place à l’oubli. Ce n’est pas parce que nous ne pouvons pas dire ce dont
nous souffrons de façon claire qu’il n’y a pas là un réel oublié.
Dans son écrit « La méprise du sujet supposé savoir », Lacan reprend cette question de l’oubli,
matrice pour lui du phénomène de l’inconscient, en nous montrant que l’inconscient ce n’est pas
ce qu’on ne sait pas c’est ce dont on ne se rappelle pas que ça nous concerne. C’est vraiment
magnifique. En fait on le sait, c’est là quelque part, on n’arrive pas du tout à penser que ce qu’on
savait là depuis toujours ça nous concernait et donc la question de l’oubli est corrélative aussi de
cette expérience que l’on peut faire en analyse de se rappeler, on se rappelle tout d’un coup, on se
rappelle à soi-même. Su et insu. On se rappelle et Lacan emploie aussi la métaphore qui vient du
registre de l’escalade quand on dit « un rappel » c’est ce qui permet de remonter en haut de la
montagne, ce qui permet de se hisser. Lacan montre donc que le rappel dans l’expérience de
l’analyse, le fait de se rappeler a aussi structure de rappel, c’est-à-dire que le sujet se sort de là où il
était tombé, il se rappelle à lui-même, il retrouve quelque chose de lui-même. Voilà toute la
puissance de cette expérience de l’oubli et du rappel dans l’analyse. Si on ne fait pas de place à
l’oubli dans un discours qu’on tient sur un sujet, on le prive de cette mémorisation première qui
est là mais dont il ne se rappelle pas. Et en effet, la fin d’une séance peut correspondre à ce
moment où soudain on se rappelle ce dont on ne s’était jamais rappelé. La structure de rappel on
la trouve aussi dans la séance lorsqu’un sujet avait prévu de dire quelque chose dans l’analyse et
au moment de la séance, il ne se souvient plus de ce qu’il voulait dire. Et tout d’un coup, il s’en
rappelle. Cette structure est très profonde pour Lacan pour situer la place du sujet. La place du
sujet est en ce lieu du « il ne se rappelait pas ». Et ici page 277 du Séminaire VII ce que Lacan
introduit pour situer la place du sujet c’est le « il ne savait pas ». Le « il ne savait pas » désigne un
lieu nous dit Lacan. C’est le signe de cette omission fondamentale où le sujet vient se situer, le
sujet vient se situer non pas là où il savait lui-même mais là où il ne savait pas. Il ne savait pas
qu’il était là. Lacan reprend aussi lorsqu’il reformule le cogito cartésien, non pas comme un « je
pense donc je suis » mais un « je pense là où je ne suis pas donc je suis là où je ne pense pas ».
Cette reformulation fait valoir le fait que le sujet se rencontre là où il ne souvenait pas être, là où
il ne se rappelait pas être, là où il ne pensait pas qu’il était, là où il ne savait pas. C’est profond
cette idée que le sujet est justement là où il ne savait pas, il y a un trou dans le savoir.

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Un étudiant : (inaudible)

Clotilde Leguil : oui. Il y a cette disjonction entre le fait de se rencontrer dans un « je suis » et de
faire l’expérience du « je n’y pensais pas ». Le « il ne savait pas » est un énoncé que Lacan a
beaucoup commenté dans le Séminaire VI, Le désir et son interprétation, qui est issu d’un rêve que
vous trouvez dans L’interprétation des rêves qui est donc le rêve du père mort, rêve très court, très
ramassé qui tient en une seule phrase que rapporte Freud dans L’interprétation des rêves à propos
des rêves qu’il dit absurdes. Ce rêve est donc celui d’un fils en deuil de son père, qui fait donc un
rêve qui suit la mort de son père et qui est le suivant, « mon père était là comme avant, il me
parlait comme d’habitude, pourtant il était mort mais il ne le savait pas ».
Je ne vais pas déplier maintenant l’interprétation que Lacan propose de ce rêve après Freud mais
simplement vous indiquer que ce « il ne savait pas » il l’extrait de ce rêve et il en fait le paradigme
même de l’expérience de l’inconscient. Cette phrase dans le rêve du père mort devient le propre
de l’expérience de l’inconscient. Le propre de l’expérience de l’inconscient est de s’apercevoir
qu’il y a une place pour le « je ne le savais pas ». Toute l’analyse de Lacan consiste à montrer dans
ce rêve que « il ne savait pas » est « je ne savais pas », quelque chose que le sujet ne pouvait pas
savoir. Je voulais reprendre ce point pour vous faire saisir que la réponse qui est proposée par
Lacan à cet « irrespirable du discours de la science », cet irrespirable qui est une place à l’oubli,
une place au non-savoir, quelle est-elle comme réponse ? Qu’est-ce que Lacan propose ? Pour
Lacan la réponse est le désir, c’est pour ça que je vous disais « vers le désir ». Vers le désir ce n’est
pas vers le tout savoir. La réponse de Lacan est que seule la place du désir peut venir contrer cet
irrespirable. C’est le fait de faire une place au désir dans l’existence qui peut venir aussi donner
une respiration, le désir au sens propre pour Lacan c’est l’expérience du manque-à-être, c’est
persévérer dans l’être mais le désir c’est un souffle, c’est le souffle qui fait être. Et on l’éprouve
dans son corps quand on sent dans l’analyse qu’on assume quelque chose de son désir, on
éprouve dans son corps que ça change quelque chose au vivant du corps. La rencontre du désir
au sens de Lacan a un effet sur le vivant du corps.

Un étudiant : (inaudible)

Clotilde Leguil : c’est très intéressant ce que vous dites par rapport à la question de l’oubli parce
qu’effectivement chez Platon on trouve une critique de l’écriture, pas l’écrit au sens de Lacan,
mais de l’écriture comme étant finalement ce qui va contribuer à l’oubli alors que si on est dans
cette mémorisation orale de l’épique comme vous dites, il y a quelque chose qui fait une place à
l’oubli et au « ne pas oublier ». C’est ce que m’évoque votre remarque. Vous pourrez peut-être
trouver un passage, une référence peut-être chez Homère sur cette question. Il y a cette place qui
est faite de pouvoir se rappeler. Pouvoir se rappeler parce qu’on oublie. Si le savoir est déjà là il
n’y a pas de nécessité de se rappeler quoi que ce soit. C’est l’idée que le savoir se perd, qu’il y a
quelque chose comme dit Lacan dans le Séminaire XI, il dit « le champ freudien est quelque chose
qui par nature se perd. » Quelque chose qui s’efface et peut-être qu’un jour, ça se perdra
définitivement. Si personne n’est là pour se souvenir et faire une place à l’oubli, le champ
freudien se perd. La découverte de l’inconscient est la découverte de quelque chose qui se perd,
quelque chose qui à la fois peut se retrouver mais aussi est de l’ordre de traces qui se perdent. La
preuve en est qu’on peut très bien traverser toute une existence sans s’intéresser à son
inconscient. Le rapport à l’inconscient repose aussi sur ce désir de savoir qui n’est pas la passion
de tout savoir. Sur ce premier point, cette Verwerfung de l’oubli qui a aussi à voir avec la Verwerfung
de la pulsion de mort, parce que je vous rappelle que l’oubli de nom qu’analyse Freud le
confronte à la question de la mort. S’il a oublié le nom de Signorelli c’est qu’il y a quelque chose
de la mort qu’il a voulu refouler en présence de son compagnon de voyage dans le train. Il y a
quelque chose de très actuel dans cette critique du discours de la science que déploie Lacan à la

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fin des années 1950, quelque chose de très actuel que l’on retrouve à certains égards chez le
philosophe et épistémologue qui vient de mourir, Bruno Latour. Toujours dans la revue Mental
sur « Écologie lacanienne », vous trouvez un entretien avec Bruno Latour, c’est le dernier
entretien qu’il a donné, il est mort quelques mois plus tard, où justement il donne le cristal de sa
pensée.
Bruno Latour et la critique des discours hors-sol
Il y a plusieurs textes à lire de lui mais par exemple un petit texte Où atterrir ? Comment s’orienter en
politique ? Je ne sais pas si Bruno Latour connaissait un peu Lacan mais quand j’ai lu ce sous-titre
Comment s’orienter en politique ? Ça m’a quand même évoqué cette idée de l’orientation lacanienne
qui a été mise en avant par Jacques-Alain Miller comme titre général de son enseignement. Un
petit mot sur Bruno Latour et sur la façon dont les thèses de Lacan dans le Séminaire VII
préfigure déjà une philosophie comme celle de Bruno Latour. Bruno Latour nous montre que
nous sommes arrivés à un moment décisif de la civilisation où nous avons changé le monde.
Nous sommes arrivés à un moment où l’épuisement des ressources naturelles, l’exploitation du
terrestre a atteint un point qui nous confronte à une forme de menace de destruction. J’aime bien
cette question « Où atterrir ? » parce que pour certains, comment va-t-on répondre à cette
question ? Voilà ! On va atterrir sur une autre planète. Pour Bruno Latour c’est là la folie du
monde. Quand Lacan dit « la bombe atomique c’est la vérité de la physique », eh bien nous on
pourrait dire aujourd’hui « ce projet d’atterrir sur une autre planète, c’est aussi la vérité de tout ce
progrès des sciences », c’est-à-dire qu’on a tant et si bien anéanti les ressources de la planète que
maintenant l’idée est d’aller atterrir ailleurs pour en détruite une autre. Bruno Latour montre
qu’on a besoin d’atterrir, atterrir sur une autre planète, atterrir et sortir de tous ces discours qu’il
appelle « hors-sol ». Souvent les discours hors-sol sont ceux qui ne tiennent pas compte des
limites des ressources de la planète. Quand Bruno Latour dit qu’on a changé de monde, ce qu’il
dit c’est qu’une longue séquence qui a commencé au XVIIème siècle avec Descartes, avec la
Révolution française, une longue séquence est arrivée à destination. Nous ne sommes plus dans la
même séquence au XXIème siècle. Nous ne pouvons plus penser que nous sommes maîtres et
possesseurs de la nature. Nous ne pouvons plus penser que la nature est un grand livre écrit en
langage mathématique. Nous sommes ramenés à notre condition d’être humain sur terre. Que
découvre-t-on aujourd’hui ? Ben que sans la terre, il n’y a pas d’être humain. La terre est la
condition de possibilité de l’humanité, ça parait un truisme mais c’est une redécouverte. Bruno
Latour réinvestit, je trouve cela très joli, le sens, ce mot grec, ce terme de nature a désigné aussi la
façon dont on a instrumentalisé la terre ; la nature c’est ce dont on s’est rendu maître et
possesseur, ce dont on a joui et ce qu’on a exploité en forçant toutes les ressources de cette
nature. Bruno Latour nous dit où atterrir. Il nous dit d’abord le seul enjeu politique maintenant
c’est la terre. C’est la terre.
Tenir compte du fait que les ressources de la planète ont des limites. Le terme qu’il propose, très
joli, c’est le terme grec Gaia, pas pour en faire une espèce de déesse mystique, mais pour dire que
ce mot grec désigne la terre à l’origine et nous indique qu’on ne peut plus simplement se référer
simplement à une nature qu’on domestiquerait, à une nature qu’on exploiterait, à une nature
qu’on détruirait. Il y a quelque chose qui s’appelle gaia et qui fait partie de ce qui rend possible
l’humanité. Il y a une exposition qui est assez jolie d’ailleurs en ce moment, c’est original, si jamais
vous avez l’occasion d’y aller, c’est à la Fondation Cartier, d’un artiste que je ne connaissais pas
du tout, mais qui apparemment est mondialement connu, Fabrice Hyber. C’est assez joli, ça
résonne vraiment avec la pensée de Bruno Latour. Toute une réflexion sur cette interconnexion
des vivants entre eux et sur le fait qu’on le veuille ou pas, que l’être humain fait partie de cette
terre et il fait même une œuvre qui est assez rigolote, L’Homme terre, comme un ver de terre, il fait
un personnage en terre, il y a ce qui est en-dessous et il montre comment est-ce que l’homme est
aussi pris dans cet échange des organismes vivants entre eux. Bien sûr que nous en psychanalyse,
on s’intéresse à la parole et au langage. En analyse, on ne va pas tenir un discours écologique sur
la terre mais en analyse, on s’intéresse aussi à ce que Lacan a appelé le « plus-de-jouir », c’est-à-

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dire à ce qui fait que la jouissance obéit à une logique de l’excès, du toujours plus, une logique de
la recherche du plus pour répondre à la perte. Et on retrouve la question de la perte. Dans le
Séminaire XVI, D’un Autre à l’autre, Lacan articule la perte de jouissance et le plus-de-jouir. Plus-
de-jouir, une catégorie que Lacan forge sur le modèle de la catégorie de la plus-value marxiste
mais qu’il forge pour indiquer une certaine logique de la jouissance et la jouissance si finalement
on ne suit qu’elle, elle nous conduit toujours, non pas vers le désir, mais elle nous conduit vers le
toujours plus de jouissance, vers l’accélération, vers une course à la jouissance. Comme si c’était la
seule façon de répondre à la perte. On peut aussi lire ce que dit Bruno Latour sur la nécessité
d’atterrir comme aussi un discours qui fait valoir en d’autres termes, la nécessité de trouver un
autre fil que le fil du progrès et du plus-de-jouir pour donner une autre logique à la civilisation.

Ce que Lacan dit de la planète


Lacan parle-t-il de la planète ou est-ce qu’il réserve cela aux écolos ?
Non, Lacan parle déjà de la planète dans le Séminaire VII. Il parle de la planète comme support de
l’humanité, vous trouvez cela page 125. « La planète est notre support », support dans tous les
sens du terme. Ce qui nous soutient, ce qui nous supporte et au fond, ce qui se produit sur la
planète a à voir avec le discours qui va exercer une certaine emprise sur l’activité humaine, ce qui
va faire que l’air va être respirable ou non sur la planète, c’est aussi pour Lacan relatif au discours
qui nous tient, au discours auquel on tient. Et c’est pourquoi Lacan tient un discours sur le désir
et le désir fait limite pour Lacan, c’est ce qu’on verra dans le Séminaire VII, le discours permet de
penser une limite à la pulsion de mort. Alors évoque-t-il la planète ? Effectivement par rapport à
cette arme de destruction massive qu’est la bombe atomique. Lacan évoque page 125 du Séminaire
VII « quelque chose dont le monde sentirait la menace, une arme qui pourrait mettre en cause la
planète comme support de l’humanité ». Cette arme ne met pas seulement en cause l’être humain,
elle met en cause le support même de l’être humain.
Pour Lacan, l’ère dans laquelle nous sommes, et l’ère à laquelle il fait référence dans le Séminaire
VII n’est pas du tout une ère qui a pu être qualifiée par un philosophe dans les années 1990 d’une
« ère du vide », le philosophe Gilles Lipovetsky qui avait écrit un essai qui avait eu beaucoup de
succès à l’époque, qui s’appelait L’ère du vide. Essai sur l’individualisme contemporain. Un essai que j’ai
re-feuilleté et que j’avais lu il y a longtemps et qui a tout son intérêt mais il y a quelque chose dans
le titre aujourd’hui qui ne va pas. Si on a une interprétation lacanienne du Malaise dans la civilisation.
Ce qui est intéressant dans l’essai de Gilles Lipovetsky c’est qu’il fait valoir la montée en
puissance d’une nouvelle forme de narcissisme, quelque chose de l’ordre de la perte des grands
idéaux, tout ce qu’il met au compte au fond de l’individualisme contemporain. Est-ce qu’on dirait
aujourd’hui que nous sommes dans l’ère du vide ? Avec Lacan pas du tout. Évidemment, j’ai
repensé à ce titre parce que Lacan va faire une place à la question du vide dans le Séminaire VII,
pour nous montrer que le vide c’est peut-être ce qui peut répondre à la Chose. C’est peut-être en
ménageant une place pour le vide, qu’on peut faire le poids face à das Ding. Il va le montrer
notamment à travers un propos sur la sublimation et sur l’art, il va nous montrer comment la
création fait toujours une place au vide, il le dit à propos de l’art, page 155, j’y pense en réponse à
ce diagnostic posé à la fin des années 1990 par Lipovetsky, Lacan dit :

« Dans toute forme de sublimation, le vide sera déterminatif ». On dit plutôt déterminant mais il
dit déterminatif. Et il continue : « Tout art, se caractérise par un certain mode d’organisation
autour de ce vide ».

Reprenons ce point par rapport à ce que Lipovetsky a appelé « l’ère du vide ». L’ère du vide est ce
qu’il appelle l’ère du vide d’idéaux, l’ère de la perte de sens mais avec Lacan, on ne nommerait pas
cela le vide au Séminaire VII, on nommerait plutôt cela « l’ère du trop », « l’ère du trop d’objet »,
« l’ère du trop de gadget », « l’ère du trop de lathouses » comme les a appelés Lacan à la fin de son
enseignement. Les objets qui viennent se patcher sur le manque. L’ère du trop de jouissance. C’est

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ce que vise aussi Bruno Latour. Où atterrir quand on est pris comme ça dans une jouissance
effrénée qui va jusqu’à nous indiquer qu’il faut changer de planète parce que là on a tout épuisé.
Dans le Séminaire VII en définissant le nouveau champ de das Ding, Lacan va nous montrer la
valeur du vide, non pas le vide au sens de vide de sens, de signification mais le vide comme
réponse à das Ding, comme réponse à l’exigence pulsionnelle. L’expérience de l’analyse est aussi
une opération de vidage, on vient à l’analyse aussi, confrontés que nous sommes à un trop de
jouissance. On est amenés à l’apercevoir. Il y a un trop de jouissance qui se présente d’abord
comme un trop de souffrance, mais un trop de jouissance qui ne fait pas de place au désir. Pour
faire une place au désir, il faudra aussi faire une place au vide. Il faudra aussi faire une place à ce
que Lacan appelle dans le Séminaire VII le « service des biens ». Lorsque le sujet est trop pris dans
« le service des biens », il en perd son propre désir, son désir qui ne s’identifie pas à ce service des
biens, son désir qui ne s’identifie pas à ce registre de l’avoir, son désir qui a à voir avec l’être.

Le sublimation et le vide
Et donc, on peut se demander pourquoi Lacan va s’intéresser à la sublimation dans le cadre d’un
séminaire sur l’éthique, qu’est-ce que l’art a à voir avec la sublimation. Et par ailleurs quand on
fait une analyse, on n’est pas destiné à devenir tous artiste. Ce n’est pas comme ça que Lacan
pense la fin de l’analyse, ce n’est pas le devenir artiste de tous les analysants. Lacan s’intéresse à la
sublimation parce que justement elle est une façon de répondre à das Ding, la sublimation nous dit
quelque chose de ce qu’on peut faire avec les pulsions pour qu’elles aient une autre fonction dans
notre existence qu’une fonction destructrice. Si le discours de la science ne fait aucune place à
l’oubli, c’est qu’il ne fait plus de place non plus au vide dans sa dimension si pulsionnelle. Mais en
revanche, l’art pour Lacan fait une place au vide. Et même Lacan va encore plus loin en disant
que tout art se caractérise par un certain mode d’organisation autour de ce vide. Ça c’est Lacan
qui l’apporte, il l’apporte aussi depuis la Chose d’Heidegger, conférence dans laquelle Heidegger
s’intéresse à l’art du potier, qu’on retrouvera dans le Séminaire VII. Cette chose, la plus
élémentaire qui est à l’origine de toute civilisation qui est le vase, le vase qui est d’abord une
organisation de matière autour d’un vide. On va voir comment Lacan décline ce statut du vide
dans l’art et dans l’expérience de l’analyse. Pour terminer aujourd’hui, je ferai référence à une
pièce que j’ai eu l’occasion de voir la semaine dernière que vous pouvez aller voir, la pièce de
Beckett, En attendant Godot, mise en scène par Alain Françon au théâtre de la Scala.
Magnifiquement jouée. Je trouve que c’est une pièce, quand j’étais en train de préparer ce cours,
j’ai vu En attendant Godot, je me suis dit c’est merveilleux parce que c’est vraiment une pièce qui
nous montre comment est-ce qu’on peut faire une place à ce vide. C’est une pièce sur le vide
puisque les deux personnages principaux, Vladimir et Estragon, sont deux clochards, ils ne font
rien d’autre que d’attendre. Ils attendent Godot. On ne sait pas qui est Godot. Godot s’écrit
quand même en anglais comme God. Donc, c’est une sorte de subversion au fond de rapport à
Dieu qui là devient ce rapport à l’être fantomatique qui ne vient jamais et qui est Godot. Sans
cesse, ils se demandent tous les deux « Ben qu’est-ce qu’on fait ? », « ben on attend », « ah oui
c’est vrai, on attend Godot », ils ne font qu’attendre Godot sans savoir s’il viendra un jour ou pas.
En tout cas, nous, nous ne savons pas qui est Godot mais ce qui est très joli c’est que cette
attente de Godot est une occasion de conversation ininterrompue entre eux. Ils parlent de cette
attente de Godot et ils disent qu’ils continuent à parler pour surtout, ne pas penser, ne pas être
angoissé. Je trouve que Beckett nous montre là à travers un conte ironique sur la civilisation, un
conte raconté du point de vue de ceux qui sont les plus aux marges de la civilisation mais il nous
montre en fait comment est-ce que ce vide vient prendre une place pour animer la parole elle-
même. Ils parlent chacun depuis ce vide. Cette pièce nous donne l’idée de ce qu’est l’attente de
rien. Je vais terminer là-dessus pour aujourd’hui. Prenons un peu de temps maintenant pour les
questions.

Une étudiante : (inaudible)

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Clotilde Leguil : On pourrait dire que là il y a quelque chose de la passion du savoir qui rejoint la
passion de l’ignorance. C’est pourquoi la formule de Lacan sur la passion de l’ignorance est
compliquée parce qu’elle peut désigner sous un versant, valoriser le fait d’avoir une posture où on
est passionné par le non-savoir mais elle peut aussi désigner l’inverse, la passion de ne rien
vouloir savoir. Elle se manifeste toujours sous les espèces d’un « je sais tout ».

Une étudiante : (inaudible)

Clotilde Leguil : Vous parlez de ces chercheurs d’or. Il y a eu un grand article dans le Monde sur
cette tribu Yanomami mise en péril par leurs conditions même d’existence par ces chercheurs
d’or qui détruisent leur territoire. Quel est le lien entre le mercure et les chercheurs d’or ?

Une étudiante : le mercure est utilisé pour sélectionner l’or

Clotilde Leguil : Ce que vous dites me fait plutôt penser à la façon dont Lacan accroche les
choses dans le Séminaire XI, ultérieurement, à partir des zones érogènes et de l’objet a. Il n’est pas
question encore ici de l’objet a mais il est question de cette Chose. Lacan nous dit qu’elle est au
centre du monde subjectif mais elle est en même temps un centre exclu. Le terme dont Lacan va
se servir pour décrire cette Chose, ce lieu, c’est le terme d’extimité. Elle est au plus intime et en
même temps, elle resurgit à l’extérieur. C’est pourquoi il donne cet exemple de la bombe
atomique qui peut être lâchée par un homme et au fond qui renvoie à ce mal le plus intime qui
serait incarné dans l’intention de tout détruire.

Un étudiant : inaudible

Clotilde Leguil : La question de la science on peut l’aborder de différentes façons. Là je ne fais


pas référence à ce que Lacan appelle le sujet de la science au sens cartésien et dont il se sert aussi
pour définir le sujet de la psychanalyse. Je ne fais pas référence non plus à l’ambition de Lacan qui
a été de créer un certain nombre de mathèmes pour logifier l’analyse, là je fais référence au
discours de la science animé par ce désir, plutôt d’ailleurs une pulsion, de mettre en équation
l’univers pour pouvoir le maitriser et l’instrumentaliser.

Un étudiant : (inaudible)

Clotilde Leguil : C’est une phrase de Descartes que j’ai citée, Lacan ne la reprend pas.

Un étudiant : (inaudible)

Clotilde Leguil : Certes. Quand on fait de la philosophie et quand on travaille sur ce texte, on
commente beaucoup ce « comme ». Il se trouve qu’au XXIème siècle, on en est à un point où le
« comme » a été enjambé et où il y a quand même quelque chose de l’appropriation qui a eu lieu.

Une étudiante : (inaudible)

Clotilde Leguil : Je pense que quand Lacan dit paroles vides et paroles pleines, il dévalue le vide
puisqu’il dit que c’est la parole vide de sens, c’est un peu la parole de l’ère du vide au sens de
Lipovitsky, vide de signification symbolique, là dans le Séminaire VII, il introduit le vide pour lui
donner un autre statut qui n’est pas par rapport au sens mais qui est justement par rapport à la
pulsion et au fond comme modalité de réponse à ce trop-plein pulsionnel.

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Une étudiante :

Clotilde Leguil : et en même temps, ils consacrent leur existence à faire une place à ce vide
puisqu’ils ne parlent que de ça. C’est une interprétation qui m’est venue là en réfléchissant à ce
que dit Lacan.

Un étudiant : une remarque plutôt, quand vous avez parlé de problème écologique et je pensais
aussi à la question de la guerre, problème de consentir à la perte, il y a toujours l’idée de récupérer
et d’essayer de récupérer quelque chose, de fermer cette perte, il y a dans la rhétorique en Russie
l’idée qu’il faut ne pas perdre l’influence, les territoires etc…Avec l’idée qu’il ne faut pas perdre
l’Ukraine, c’est vraiment le territoire traité comme une rhétorique de jouissance. Impossibilité de
consentir à quelque perte, l’effort de tenir toujours la totalité.

Clotilde Leguil : merci pour cette remarque d’actualité qui nous mènera aussi à nous interroger
sur la guerre comme manifestation de la pulsion de mort parce que c’est ce que nous montre
Freud dans le Malaise dans la civilisation. Merci beaucoup.

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