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Merci d’abord aux gens du CEPP qui ont organisé ce colloque, spécialement à monsieur
Couture et à Louis, qui m’ont invité à y parler. Je tiens avant tout à dire que je ne suis pas
du tout spécialiste de la pensée de Deleuze, j’en suis à peine un lecteur, puisque je n’ai lu,
de ses livres, que Différence et répétition, et encore qu’une seule fois et récemment. Je ne
viens donc pas vous parler comme un représentant de Deleuze, ou de sa pensée, ou même
de mon interprétation de sa pensée. Je viens vous présenter la façon dont deux problèmes,
celui de la représentation et celui du style en philosophie, qui se posaient à moi quand j’ai
lu Différence et répétition, se sont reposés d’une façon différente par cette lecture.
1
Deleuze, Gilles, La philosophie critique de Kant, Paris, PUF, 1963, p. 11.
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Re-présentation désigne donc une reprise active, sous forme de synthèse dans l’idée, du
réel foisonnant qui se présente. Le monde de la représentation se fait ainsi d’images fixes.
Au nom de la différence, toute l’entreprise philosophique du livre Différence et répétition
peut donc se comprendre comme une critique de la représentation. Deleuze identifie dans
l’ouvrage la quadruple racine de la représentation : l’identique, le semblable, l’analogue
et l’opposé, et affirme : « c’est toujours par rapport d’une identité conçue, d’une analogie
jugée, d’une opposition imaginée, d’une similitude perçue que la différence devient objet
de représentation. »2 Autrement dit, c’est par l’une ou l’autre de ces quatre racines que la
différence est rapportée à autre chose qu’à elle-même, pour s’y confondre. Ainsi, quatre
réactions possibles devant la différence : 1) on conçoit qu’elle est le même qu’autre chose
et qu’il y a donc avec cette autre chose une identité, et donc qu’à partir de cette identité,
elles reviennent au même; 2) on juge que la différence, par sa forme, se rapproche d’autre
chose et qu’elle lui est donc analogue, même si ce rapprochement ne se trouve pas dans
leur nature, par exemple on parlera du rugissement d’une chute d’eau, par analogie avec
le rugissement des grands félins, sans qu’il n’y ait de rapprochement quant à la nature de
l’un et de l’autre ; 3) on imagine que la différence est opposée à autre chose, comme une
photographie sur pellicule qui suppose son négatif et s’oppose à lui; 4) enfin, on perçoit
dans la différence les qualités déjà perçues d’autre chose, qui lui serait donc assimilable.
Bref, quatre racines, par lesquelles la différence est arrachée à elle-même et rapportée à
autre chose, d’après une généralisation qui rend la différence étrangère à la singularité de
son propre mouvement. Par la représentation, la différence, qui était, en elle-même, pure
différence, devient seulement différente de, d’après une représentation finie et fixe.
2
Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 180.
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où il travaille avec des concepts, avec des images, avec des métaphores et des références,
on dirait que Deleuze se tient lui-même dans le monde des représentations. D’autant plus
qu’il utilise, non seulement des concepts, mais encore ce qui ressemble étrangement à des
maîtres mots, à commencer par celui de différence. Mais il reste clair quant à sa volonté
de libérer, pourrait-on dire, les étants irreprésentables, de dégager le mouvement pur du
verbe des noms auxquels il se rapporte. Comment penser ce paradoxe apparent?
Voici ce que je propose : je propose de saisir le texte de Différence et répétition, non pas
au niveau de son contenu conceptuel, mais plutôt au niveau de son style. Je crois en effet
que le paradoxe dont je viens de parler est résorbé dans la pratique, par Deleuze, d’une
écriture non-représentative. J’invite autrement dit à distinguer, dans le texte de Différence
et répétition, le travail conceptuel, de la pratique de l'écriture; le travail philosophique, de
l’expression poétique. Je veux montrer que, par son style, qui puise à la source littéraire
(Blanchot, Borges, Camus, Joyce, Proust), Deleuze écrit, non pour représenter sa pensée,
ou des objets réels, dans un texte, mais plutôt, il écrit afin d’indiquer l'indescriptible, pour
intensifier l’agitation de la différence. Autrement dit, l’écriture deleuzienne ne pointe pas
du doigt en nommant; elle provoque, par son relief, ses couleurs, son rythme et son art de
l’agencement lexical, l’intuition d’un contact immédiat avec la différence, s’inspirant par
là de Kierkegaard et de Nietzsche, parmi d’autres :
3
Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 16.
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Ainsi, Deleuze active une langue qui donne à pressentir, qui laisse deviner, qui instille le
doute d’un mouvement chaotique de l’existence. Loin d’être fioriture, le style anime ici
l’appareil conceptuel et nous amène, nous qui lisons le texte, à frôler la différence et ses
répétitions. Le style est ici passage à l’acte des concepts. C'est d’ailleurs la raison pour
laquelle on ne peut pas substituer au texte de Deleuze un autre texte qui voudrait, sans le
style, faire parler ses concepts. Le texte de Deleuze, comme celui de Nietzsche ou celui
d’autres grands stylistes, peut effectivement émouvoir par son style, provoquer un vertige
et possiblement changer la vie, comme il l’a fait pour plusieurs depuis plus de cinquante
ans, tandis que le propos d'un commentateur, moi, par exemple, qui reprend les concepts
sans le style, peut laisser complètement indifférent. De l’un à l’autre, la différence se joue
dans une certaine pratique de l'écriture, qui fait de Deleuze un maître.
Mais alors comment se joue-t-elle dans le texte, cette pratique de l’écriture? Si soumettre
le langage à des fins de représentation revient pour Deleuze à usurper la différence, en lui
faisant porter le masque d’un concept unifié, comment on en sort? Comment parvient-on
à sentir cette existence sub-représentative, infra-subjective, de la différence, libérée de la
monarchie de l’image qui prétend la saisir? Comment, par le style, faire l’expérience d’un
langage qui abolit les images dogmatiques, pour laisser la différence exister (littéralement
se tenir dehors, sistere ex, sans tenter de la ramener vers un intérieur)? Deleuze aborde ce
problème dans son abécédaire, à S pour Style :
Moi, je crois que le style, il y a deux choses dans un style. [...] On fait subir à
la langue dans laquelle on parle et on écrit, on fait subir un certain traitement
à cette langue. Pas un traitement artificiel, volontaire, etc. Un traitement qui
mobilise tout : la volonté de l’auteur, mais aussi ses envies, ses désirs, ses
besoins, ses nécessités. On fait subir à la langue un traitement syntaxique
original. Ça peut être [...] faire bégayer la langue [...] ou, ce qui n’est pas la
même chose, faire balbutier la langue. [...] Un styliste, c’est quelqu’un qui
crée dans sa langue une langue étrangère [pour reprendre une formule de
Marcel Proust]. [...] Et deuxièmement, en même temps que le premier aspect,
à savoir, on fait subir à la syntaxe un traitement déformateur, contorsionnant,
mais nécessaire, qui constitue comme une langue étrangère dans la langue
dans laquelle on écrit, eh bien, en même temps, le deuxième point c’est que,
par là même, on pousse cette fois-ci tout le langage jusqu’à une espèce de
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Bref, le style donne l’intuition de ce qui, dans le texte, est présent, sans représentation. Il
met en acte la différence en nous ramenant, par le texte, à ce qui est en train de se passer
en dehors du livre, c’est-à-dire la différence. Si, en lui-même, le concept de différence est
une carte indiquant la voie de sortie de la représentation, c’est plutôt le style qui ramène à
la vie. La vie, dont il est question ici, n’est donc pas positivable, au sens où elle serait à
l’extérieur et observable comme une chose. Tout comme le style ne peut se séparer des
concepts mis en mouvement. La vie est ce qui meut, dans l’acte d’écriture et de lecture, à
4
Lettre-préface, Mireille Buydens, Sahara. L’esthétique de Gilles Deleuze, Paris, Vrin, 2005, p. 7
5
Gilles Deleuze, Pourparlers (1990), Éditions de Minuit (« Reprise »), Paris, 2003, p. 196.
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la fois le texte, le sujet qui lit ou écrit, comme sujet de pensée et comme sujet de désir, et
les choses autour. Deleuze l’écrit lui-même très clairement dans une lettre à un ami :
Je crois que les grands philosophes sont aussi de grands stylistes. Et, bien que
le vocabulaire en philosophie fasse partie du style, parce qu’il implique tantôt
l’invocation de mots nouveaux, tantôt la valorisation insolite de mots
ordinaires, le style est toujours affaire de syntaxe. Mais la syntaxe est un état
de tension vers quelque chose qui n’est pas syntaxique ni même langagier (un
dehors du langage). En philosophie, la syntaxe est tendue vers le mouvement
du concept. Or le concept ne se meut pas seulement en lui-même
(compréhension philosophique), il se meut aussi dans les choses et en nous :
il nous inspire de nouveaux percepts et de nouveaux affects, qui constituent la
compréhension non philosophique de la philosophie elle-même. [...] Le style
en philosophie est tendu vers ces trois pôles, le concept ou de nouvelles
manières de penser, le percept ou de nouvelles manières de voir et d’entendre,
l’affect ou de nouvelles manières d’éprouver. C’est la trinité philosophique, la
philosophie comme opéra : il faut les trois pour faire le mouvement.6
6
Gilles Deleuze, « Lettre à Réda Bensmaïa sur Spinoza », Pourparlers, Paris, Éditions de Minuit, p. 223-
224.
7
On pourrait dire une voix pré-olympienne, une voix qui arrive de l’époque des titans, cette époque des
divinités archaïques, nées directement du ciel et de la terre, cette période où Chronos, le temps, coupe le
pénis de son père tyrannique, devient maître du ciel et bouffe ses enfants à leur naissance, époque d’avant
la révolte de Zeus, qui amène l’ordre olympien. Bref, une voix titanesque. Sur le plan de la constitution de
la conscience du sujet, on pourrait dire qu’il s’agit du moment pré-œdipien.
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La bêtise n'est pas l'animalité. L'animal est garanti par des formes spécifiques
qui l'empêchent d'être « bête ». On a souvent établi des correspondances
formelles entre le visage humain et les têtes animales, c'est-à-dire entre des
différences individuelles de l'homme et des différences spécifiques de
l'animal. Mais ainsi on ne rend pas compte de la bêtise comme bestialité
proprement humaine. Quand le poète satirique parcourt tous les degrés de
l'injure, il n'en reste pas aux formes animales, mais entreprend des régressions
plus profondes, des carnivores aux herbivores, et finit par déboucher dans un
cloaque, sur un fond universel digestif et légumineux. Plus profond que le
geste extérieur de l'attaque ou le mouvement de la voracité, il y a le processus
intérieur de la digestion, la bêtise aux mouvements péristaltiques. C’est
pourquoi le tyran n'est pas seulement à tête de bœuf, mais de poire, de chou
ou de pomme de terre.8
Le style donne ici l’intuition d’un tel « fond universel digestif et légumineux », universel
pour ce qui vit, universel comme mouvement de la vie elle-même, mouvement sans cesse
reconduit, malgré la mort des corps qui en sont incidemment sujets. Un fond où s’affirme
la différence dans un mouvement qui transgresse sans cesse les limites de la chronologie,
de l’identité et de l’espace : la tête devient animal, qui devient poire, sans haut, ni bas, ni
demain, ni hier. Mais sans jamais pourtant appartenir à l’animalité : on reste ici dans et au
plus près de la vie proprement humaine du langage. C’est vers cette vie que le style nous
amène. C’est de cette vie que la représentation nous éloigne. Dans le texte de Différence
et répétition, la représentation, c’est donc ce qui est fixe, mort, indifférent, atone. Tandis
que le style, c’est mouvant, c’est vivant, ça s’insère dans la différence, et ça fait entendre
la voix qui est en train de parler par le texte. C’est la puissance non-organique du texte.
Pour terminer, je m’adresserai à nous, qui sommes ici, à l’université, dans un colloque sur
Deleuze. Il écrivait, en 1985, « ce qui importe, c’est de retirer au philosophe le droit à la
réflexion « sur ». Le philosophe est créateur, il n’est pas réflexif. »9 Je me demande et je
nous demande ce que ça prend pour qu’on ne tienne pas des propos « sur » Deleuze, pour
qu’on ne réfléchisse pas « sur » lui, mais qu’on crée à partir de ce qu’il a écrit, ce qui veut
dire aussi, me semble-t-il, qu’on développe sa pensée comme un travail sur des concepts
et en même temps comme l’expression d’un nouveau style. Et je me demande quelle est,
8
Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 196.
9
Gilles Deleuze, « Les intercesseurs », Pourparlers, Paris, Éditions de Minuit, p. 166
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en ce sens, la part que doit prendre l’institution pédagogique dans le développement d’un
style chez les étudiants et les étudiantes. Si on admet que le travail sur le style, c’est aussi
le travail de la pensée, ne pourrait-on pas alors aménager, dans le cursus, des ateliers qui
permettraient de travailler le style, au lieu de laisser ce travail à faire comme un à côté de
la recherche, comme un supplément de charme pour qui veut s’y consacrer (quand on dit,
à propos d’un bon mémoire ou d’une bonne thèse « et en plus, c’est bien écrit »)? Loin
d’une simple expression dépouillée d’intelligence, le style n’est-il pas une pensée mise en
mouvement? On s’imagine mal en effet une écriture singulièrement belle qui serait idiote.
Alors, quelles sont donc les conditions de développement d’un style et peut-on les trouver
dans une formation en philosophie, ou en sciences humaines et sociales?
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