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Guattari
Bernard Bénit
Dans Rue Descartes 2021/1 (N° 99), pages 52 à 62
Article
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N
[1]
otre récente recherche visait à élaborer le sens de la théorie deleuzienne de 1
la pensée sans image qui apparaît dans Différence et répétition. Dans le même
mouvement, en effet, Deleuze opère la critique radicale de l’image de la
pensée, de laquelle surgissent les conditions d’une pensée sans image qui se
substitue à elle. Le problème qu’il s’agissait de résoudre consistait dans le rapport
qu’entretient la pensée avec l’image dans la philosophie du « premier » Deleuze.
Nous voudrions prolonger ici cette recherche en interrogeant le sens du rapport
entre image de la pensée et pensée sans image dans la philosophie de Deleuze-
Guattari : retrouve-t-on le rapport entre image de la pensée et pensée sans image
dans leur philosophie ? S’agit-il du même rapport que dans la philosophie de
Deleuze seul ? Et si oui, sous quelles formes apparaît-il et pour quelles raisons ce
rapport est-il maintenu ? Parallèlement, les termes de ce rapport eux-mêmes se
modifient : pourquoi le vocable « image de la pensée » est-il maintenu, malgré son
ambivalence ? Pour quelles raisons l’image de la pensée comme représentation cède-
t-elle la place à une pluralité d’images de la pensée ? Quant à la pensée sans image,
comment l’atteint-on désormais ? Est-ce encore par le moyen de la critique de
l’image de la pensée ? Enfin, quelles formes la pensée sans image prend-elle alors,
lorsque le vocable disparaît ?
Il s’agit, en somme, de montrer que le rapport entre image de la pensée et pensée 2
sans image, établi par Deleuze, persiste en se métamorphosant dans la philosophie
de Deleuze-Guattari.
Aux deux exigences précédentes, relatives à l’image de la pensée, Deleuze pose une 6
troisième exigence qui consiste dans le surgissement de la pensée sans image elle-
même. Cette dernière est une pensée immanente, à même le sensible, une pensée
pure et sauvage, sans orientation préalable. Loin d’être une pensée spontanée et
naturelle, elle requiert des conditions réelles, non pas abstraites, générales et
préexistantes (conditions de possibilité), mais internes, immanentes, des conditions
propres à un problème posé et nécessaires à sa résolution. Ces conditions ne
préexistent pas à la pensée, mais n’existent pas hors de la philosophie. Pour le
penseur, il s’agit, à partir de ces conditions réelles qu’il a déterminées, de libérer la
pensée sans image, c’est-à-dire de créer son avènement. La destruction de l’image
représentative de la pensée se fait ainsi au profit d’une pensée engendrant son acte
même, autocréation de « penser » dans la pensée. Il faut pour cela que la pensée ait
changé d’élément, que son exercice ait lieu hors de tout modèle, de toute
représentation. À l’image représentative de la pensée, il faut substituer une image
non représentative, « sub-représentative », sans ressemblance, à la manière de l’art
abstrait qui opère une telle révolution dans le domaine de l’art pictural. La peinture
abstraite se libère, en effet, de tout assujettissement à un objet extérieur, pour
conquérir par elle-même « l’être de la peinture » (espace, couleur, forme, matériau,
intensité) en produisant des images non figuratives, non représentatives, mais qui
sont pourtant encore des images. L’art montre ainsi le chemin à la philosophie pour
opérer sa propre révolution : en changeant d’élément, la philosophie peut conquérir
« l’être de la pensée », en effectuant le passage d’une pensée soumise à l’élément de la
représentation vers une pensée libérée de celle-ci, relevant ainsi de l’élément sub-
représentatif.
La « révélation » d’une pensée sans image s’effectue avec le système du simulacre qui 7
remplace les catégories de la représentation par des notions nomades : la
profondeur où s’organisent les intensités, le précurseur sombre qui les met en
communication, les couplages, résonances internes et mouvements forcés, les moi
passifs, les sujets larvaires et les purs dynamismes spatio-temporels, etc. Ces
notions trouvent leur unité dans un chaos informel qui est le sans-fond, le monde
des métamorphoses, des intensités communicantes, des différences de différences,
des individuations impersonnelles ou singularités pré-individuelles. Dans la
représentation, la pensée a pu avoir le pressentiment du sans-fond, mais ne se le
représente que comme un abîme indifférencié, fond obscur sans différence,
dépourvu d’individualité et de singularité. En réalité, le monde du sans-fond
déborde la représentation : c’est le fond qui se détache du fond obscur et remonte à
la surface, qui ne prend pas forme, mais s’insinue entre les formes, les décompose,
en laissant seulement subsister les lignes abstraites comme seules déterminations
adéquates à l’indéterminé. Dès lors, la pensée explore l’Idée (le problème), sans
image préconçue, mais en formant une nouvelle image qui la conditionne.
Autrement dit, la condition (la nouvelle image) et le conditionné (la pensée sans
image) sont à la fois distincts et inséparables. Cela signifie que le chaos n’est pas
déjà là, préalable, préexistant à toute pensée, abîme indifférencié, comme le soutient
la représentation. Le chaos surgit avec la nouvelle image de la pensée, tel un ciel
illuminé par le surgissement de l’éclair lors d’un orage. En effet, l’éclair s’oppose à
quelque chose qui ne peut s’en distinguer (le ciel noir). Il se distingue du ciel noir en
le traînant avec lui, comme s’il se distinguait de ce qui ne se distingue pas. Le chaos
est davantage pensé que donné, car il ne semble pas y avoir d’expérience du chaos.
C’est l’image qui le conditionne, en même temps qu’il lui échappe.
[3]
Dans un article de 1988, recueilli dans Pourparlers , Deleuze revient longuement sur 9
l’image de la pensée, sur le fait qu’elle a hanté ses premières œuvres et refait surface,
plus tardivement, dans ses œuvres avec Guattari. En réalité, elle réapparaît dès
l’introduction de Mille plateaux qui présente le rhizome comme la nouvelle image de
la pensée, sous celle des arbres. C’est à partir de l’image du rhizome qu’ils critiquent
l’image classique de l’arbre. Puis, Deleuze prolonge l’analyse dans Cinéma 1 et 2 :
selon lui, les cinéastes cherchent à établir des rapports entre les images
cinématographiques et la pensée. Artaud soutient même que le cinéma a pour objet
le fonctionnement de la pensée, la construction d’une image de la pensée : il
construit lui-même une nouvelle image de la pensée, révélant l’impuissance à penser
au cœur de la pensée. Selon Deleuze, le cinéma a toujours voulu construire une
image de la pensée, des mécanismes de la pensée passant, d’Eisenstein à Resnais,
d’une image classique à une nouvelle image de la pensée.
Comment, dès lors, soustraire la pensée au modèle de l’État ? Par une contre-pensée, 11
affirment Deleuze et Guattari dans Mille plateaux. Ces contre-pensées refusent
l’assujettissement à l’État et à la pensée dominante, elles détruisent même l’image
de la pensée. Ces contre-pensées mettent la pensée en rapport avec des forces
extérieures et font de la pensée une machine de guerre. Elles témoignent de
penseurs solitaires, mais dont la solitude est extrêmement peuplée, nouant ainsi le
fil avec « un peuple à venir ». Toutefois, cette forme d’extériorité de la pensée n’est
pas une autre image, mais une force qui détruit l’image et la possibilité même de
subordonner la pensée à un modèle. La pensée est sans image : elle n’a pas d’image
pour faire une copie ou constituer un modèle, mais elle a des relais, des relances.
Lancée telle une flèche dans le monde, la contre-pensée est ramassée et jetée plus
loin par un autre penseur. Dès lors, la pensée est comprise comme processus : aux
prises avec des forces extérieures, la pensée procède, telle une pensée nomade, en se
déployant dans un milieu sans horizon (espace lisse) et sans sujet pensant universel
(tribu qui peuple le désert). En tant qu’agent du pouvoir d’État dans la pensée,
l’histoire de la philosophie ne peut qu’écraser tout ce qui appartient à la pensée sans
image et dénoncer les contre-pensées comme des nuisances. En somme, à l’image
dogmatique de la pensée de Différence et répétition qu’il s’agissait de détruire, au profit
d’une pensée sans image, Deleuze et Guattari substituent, dans Mille plateaux, des
pensées nomades, sans image, en rapport avec les forces du dehors : ce sont des
machines de guerre, destinées à résister à la pensée dominante assujettie à l’État.
Un nouveau domaine de recherche peut alors être exploré : la « noologie » ou l’étude
des images de la pensée qui constituent les prolégomènes à la philosophie.
Dans L’Anti-Œdipe, l’analyse du Corps sans Organes (que nous désignerons par CsO) 14
opère un premier déplacement, lié à la critique de la psychanalyse et de sa
conception du désir : avec Guattari, Deleuze envisage désormais le CsO au-delà de
l’organisme. Il n’est plus une entité proprement schizophrénique, mais le corps du
désir dont le schizophrène fait l’expérience extrême, en souffrant de l’interruption
du processus du désir. Dès lors, L’Anti-Œdipe déploie une nouvelle métaphysique,
dans laquelle le CsO devient un œuf, « traversé d’axes, de seuils, de latitudes et
longitudes, de géodésiques, gradients, qui marquent des devenirs et des
[6]
passages », une surface glissante ou un fluide amorphe et indifférencié, dans
lequel rien n’est représentatif, mais tout est vie et vécu.
Dans Mille plateaux, Deleuze et Guattari reprennent à nouveau l’analyse du CsO, en 15
interrogeant le corps du CsO et en procédant à un second déplacement. Le corps,
dont il est question ici, n’est ni le vécu corporel ordinaire que décrivent les
phénoménologues, ni le vécu rare, atteint à l’aide de substances chimiques
(drogues), encore moins le corps propre, constituant l’intériorité du Moi. En réalité,
le corps du CsO, c’est la limite du corps vécu, limite atteinte lorsqu’il est traversé par
des affects ou des devenirs : le corps est la puissance invivable du désir qui ne se fige
jamais dans des formes. À ce titre, il n’y a pas à proprement parler d’expérience du
CsO. Au regard des organes, le CsO est à la fois répulsion (il est la condition, afin que
l’organisme ne se sédimente pas) et attraction (il est ce sur quoi les organes
s’inscrivent comme des états intensifs). La production du réel est donc l’articulation
fragile de la répulsion (qui frôle l’autodestruction) et l’attraction (les organes comme
états intensifs). S’opère ici la substitution de la pensée sans image (monde sub-
représentatif et chaos informel) en CsO (limite du corps traversé par les devenirs et
les affects sub-représentatifs, et puissance invivable et informelle). Deleuze et
Guattari reprennent également l’idée que le CsO est un œuf qu’on apporte avec soi,
comme son propre milieu d’expérimentation. Tandis que Différence et répétition
établissait que le système du simulacre (subreprésentatif) était un œuf (un milieu
d’intensité pur), Mille plateaux montre que le CsO est peuplé des seules intensités,
passant et circulant. Le CsO fait passer des intensités, en les produisant et les
distribuant dans un spatium intensif qui n’est ni un espace, ni dans l’espace : il est
l’énergie, la matière intense, non formée, non stratifiée. Il est la production du réel
comme grandeur intensive. Il y a ici encore une étroite proximité avec les caractères
de la pensée sans image de Différence et répétition.
Notes
[1] Bernard Bénit, Deleuze. La critique de l’image représentative de la pensée (1) ; Deleuze. La
pensée sans image (2), L’Harmattan, 2018.
[4] D, p. 19-20.
Résumé
Français« Comme toute grande philosophie, celle de Deleuze avant Guattari et avec
Guattari renouvelle la définition de la pensée. Depuis Différence et répétition, la pensée
n’est pour Deleuze ni naturelle ni spontanée, elle est le produit d’une genèse :
Deleuze part d’une critique de l’image représentative de la pensée qui lui permet de
dégager le vrai commencement de la pensée, ses conditions réelles. Avec cette
genèse, grâce à laquelle la pensée se cherche un sol autre que la représentation en
renonçant en même temps à tout fondement, Deleuze résout, pour son propre
compte, le problème du commencement en philosophie, en faisant surgir une
pensée sans image. Par la suite, Deleuze et Guattari construisent ensemble une
nouvelle métaphysique qui semble se passer, en apparence seulement, des notions
d’image de la pensée et de pensée sans image. En réalité, à l’unique « Image de la
pensée » qu’il s’agissait de détruire dans Différence et répétition, Deleuze et Guattari
substituent, dès Mille plateaux, une pluralité d’images de la pensée, chacune étant
historiquement et singulièrement déterminée. Ils esquissent même dans cet
ouvrage l’idée d’une « noologie » qu’ils prendraient pour objet d’étude. Ces images
deviendront les plans d’immanence de Qu’est-ce que la philosophie ?. Quant à la pensée
sans image, nous montrerons que, loin de disparaître, elle prend différentes formes,
notamment celle du chaos, dans leur dernier ouvrage. Notre hypothèse est donc que,
sous des vocables changeants, ces deux idées, comme leur relation mise à jour par
Deleuze, ne disparaissent pas de leur métaphysique commune. »
Plan
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Auteur
Bernard Bénit
Cairn.info