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Image de la pensée et pensée sans image chez Deleuze &

Guattari
Bernard Bénit
Dans Rue Descartes 2021/1 (N° 99), pages 52 à 62

Article
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N
[1]
otre récente recherche visait à élaborer le sens de la théorie deleuzienne de 1
la pensée sans image qui apparaît dans Différence et répétition. Dans le même
mouvement, en effet, Deleuze opère la critique radicale de l’image de la
pensée, de laquelle surgissent les conditions d’une pensée sans image qui se
substitue à elle. Le problème qu’il s’agissait de résoudre consistait dans le rapport
qu’entretient la pensée avec l’image dans la philosophie du « premier » Deleuze.
Nous voudrions prolonger ici cette recherche en interrogeant le sens du rapport
entre image de la pensée et pensée sans image dans la philosophie de Deleuze-
Guattari : retrouve-t-on le rapport entre image de la pensée et pensée sans image
dans leur philosophie ? S’agit-il du même rapport que dans la philosophie de
Deleuze seul ? Et si oui, sous quelles formes apparaît-il et pour quelles raisons ce
rapport est-il maintenu ? Parallèlement, les termes de ce rapport eux-mêmes se
modifient : pourquoi le vocable « image de la pensée » est-il maintenu, malgré son
ambivalence ? Pour quelles raisons l’image de la pensée comme représentation cède-
t-elle la place à une pluralité d’images de la pensée ? Quant à la pensée sans image,
comment l’atteint-on désormais ? Est-ce encore par le moyen de la critique de
l’image de la pensée ? Enfin, quelles formes la pensée sans image prend-elle alors,
lorsque le vocable disparaît ?
Il s’agit, en somme, de montrer que le rapport entre image de la pensée et pensée 2
sans image, établi par Deleuze, persiste en se métamorphosant dans la philosophie
de Deleuze-Guattari.

Image de la pensée et pensée sans image dans Différence


et répétition

L’image de la pensée, c’est l’image que la pensée se donne d’elle-même, l’image 3


mentale et implicite qui précède et conditionne la pensée. Autrement dit, avant de
penser, la pensée a déjà une image de ce que signifie penser. C’est cette image que
Deleuze entreprend de critiquer radicalement en montrant que la philosophie, en se
donnant une image implicite, ne peut que se dénaturer et s’y assujettir, incapable de
saisir le sens de l’acte de penser. Tant que cette image est opératoire, la pensée
ignore sa propre nature et les conditions de son exercice. Pourtant, Deleuze s’efforce
déjà en même temps de conquérir une « nouvelle » image de la pensée. C’est que
l’image de la pensée a un double sens : dans un sens négatif comme image
représentative ou représentation, elle équivaut aux conditions de possibilités,
abstraites et générales, préexistantes à l’acte de penser, autrement dit aux
présupposés de la représentation ; dans un sens positif comme nouvelle image, elle
équivaut aux conditions réelles propres à un problème posé à la pensée et
nécessaires à sa résolution. Deleuze assimile ainsi la première image à la
représentation et recherche une pensée sans image qui serait une pensée sans
représentation. En somme, le mouvement de la philosophie de Deleuze est triple :
critique de l’image de la pensée ; construction d’une nouvelle image de la pensée ;
surgissement de la pensée sans image. C’est, pour lui, le mouvement même de la
pensée, en tant qu’elle surgit comme genèse de l’acte de penser dans la pensée
même.

La philosophie sans présupposés, envisagée par Deleuze dans Différence et répétition, 4


répond donc à une double exigence. La première consiste dans la critique des
postulats de l’image de la pensée qui constituent les présupposés les plus généraux
de la pensée philosophique et forment l’image dogmatique de la pensée, supposée
naturelle. En effet, ces présupposés sont les présupposés de l’opinion, dont les
philosophes ne parviennent pas à s’extraire et qu’ils reconduisent à leur insu. En ce
sens, le philosophe en reste à une pensée naturelle, non philosophique. Les
principaux postulats sont les suivants : la bonne volonté du penseur et la bonne
nature de la pensée ; le sens commun comme concorde des facultés et le bon sens
comme garant de la répartition ; le modèle de la recognition, conviant les facultés à
s’exercer sur un objet supposé le même ; l’élément de la pensée comme
représentation.

La deuxième exigence consiste à produire, à partir de cette critique radicale, une 5


nouvelle image de la pensée comme ensemble des conditions capables de faire
naître une pensée sans image. L’image deleuzienne de la pensée requiert en effet les
conditions suivantes : la mauvaise volonté du penseur et l’impuissance à penser ; la
pensée, contrainte par la rencontre violente d’un signe, est forcée de penser
l’impensable, c’est-à-dire ce qu’elle ne peut pas penser, mais qu’elle doit penser ;
dans son exercice discordant qui la porte à sa limite, la pensée naît en elle-même,
par la conquête d’une intensité.

Aux deux exigences précédentes, relatives à l’image de la pensée, Deleuze pose une 6
troisième exigence qui consiste dans le surgissement de la pensée sans image elle-
même. Cette dernière est une pensée immanente, à même le sensible, une pensée
pure et sauvage, sans orientation préalable. Loin d’être une pensée spontanée et
naturelle, elle requiert des conditions réelles, non pas abstraites, générales et
préexistantes (conditions de possibilité), mais internes, immanentes, des conditions
propres à un problème posé et nécessaires à sa résolution. Ces conditions ne
préexistent pas à la pensée, mais n’existent pas hors de la philosophie. Pour le
penseur, il s’agit, à partir de ces conditions réelles qu’il a déterminées, de libérer la
pensée sans image, c’est-à-dire de créer son avènement. La destruction de l’image
représentative de la pensée se fait ainsi au profit d’une pensée engendrant son acte
même, autocréation de « penser » dans la pensée. Il faut pour cela que la pensée ait
changé d’élément, que son exercice ait lieu hors de tout modèle, de toute
représentation. À l’image représentative de la pensée, il faut substituer une image
non représentative, « sub-représentative », sans ressemblance, à la manière de l’art
abstrait qui opère une telle révolution dans le domaine de l’art pictural. La peinture
abstraite se libère, en effet, de tout assujettissement à un objet extérieur, pour
conquérir par elle-même « l’être de la peinture » (espace, couleur, forme, matériau,
intensité) en produisant des images non figuratives, non représentatives, mais qui
sont pourtant encore des images. L’art montre ainsi le chemin à la philosophie pour
opérer sa propre révolution : en changeant d’élément, la philosophie peut conquérir
« l’être de la pensée », en effectuant le passage d’une pensée soumise à l’élément de la
représentation vers une pensée libérée de celle-ci, relevant ainsi de l’élément sub-
représentatif.
La « révélation » d’une pensée sans image s’effectue avec le système du simulacre qui 7
remplace les catégories de la représentation par des notions nomades : la
profondeur où s’organisent les intensités, le précurseur sombre qui les met en
communication, les couplages, résonances internes et mouvements forcés, les moi
passifs, les sujets larvaires et les purs dynamismes spatio-temporels, etc. Ces
notions trouvent leur unité dans un chaos informel qui est le sans-fond, le monde
des métamorphoses, des intensités communicantes, des différences de différences,
des individuations impersonnelles ou singularités pré-individuelles. Dans la
représentation, la pensée a pu avoir le pressentiment du sans-fond, mais ne se le
représente que comme un abîme indifférencié, fond obscur sans différence,
dépourvu d’individualité et de singularité. En réalité, le monde du sans-fond
déborde la représentation : c’est le fond qui se détache du fond obscur et remonte à
la surface, qui ne prend pas forme, mais s’insinue entre les formes, les décompose,
en laissant seulement subsister les lignes abstraites comme seules déterminations
adéquates à l’indéterminé. Dès lors, la pensée explore l’Idée (le problème), sans
image préconçue, mais en formant une nouvelle image qui la conditionne.
Autrement dit, la condition (la nouvelle image) et le conditionné (la pensée sans
image) sont à la fois distincts et inséparables. Cela signifie que le chaos n’est pas
déjà là, préalable, préexistant à toute pensée, abîme indifférencié, comme le soutient
la représentation. Le chaos surgit avec la nouvelle image de la pensée, tel un ciel
illuminé par le surgissement de l’éclair lors d’un orage. En effet, l’éclair s’oppose à
quelque chose qui ne peut s’en distinguer (le ciel noir). Il se distingue du ciel noir en
le traînant avec lui, comme s’il se distinguait de ce qui ne se distingue pas. Le chaos
est davantage pensé que donné, car il ne semble pas y avoir d’expérience du chaos.
C’est l’image qui le conditionne, en même temps qu’il lui échappe.

Avec Guattari, Deleuze estimera lui-même poursuivre le questionnement portant 8


sur l’image de la pensée, en pluralisant et en historicisant celle-ci, la transformant
en plan d’immanence, tout en prolongeant la recherche d’une pensée sans image.
[2]
Cette dernière prend désormais la forme d’un certain exercice de la pensée : à la
pensée sans image, est substituée la notion de Corps sans Organes, qui est ensuite
rendu équivalent au chaos. Dès lors, deux axes de questionnement paraissent
prioritaires : d’abord, comment l’image de la pensée, rapprochée du plan
d’immanence, conserve-t-elle un rapport non seulement avec les autres images de la
pensée, mais aussi avec une pensée sans image ? Ensuite, par quelles
métamorphoses conceptuelles passe la pensée sans image et comment l’identifier
comme telle ?
De l’image de la pensée aux plans d’immanence

[3]
Dans un article de 1988, recueilli dans Pourparlers , Deleuze revient longuement sur 9
l’image de la pensée, sur le fait qu’elle a hanté ses premières œuvres et refait surface,
plus tardivement, dans ses œuvres avec Guattari. En réalité, elle réapparaît dès
l’introduction de Mille plateaux qui présente le rhizome comme la nouvelle image de
la pensée, sous celle des arbres. C’est à partir de l’image du rhizome qu’ils critiquent
l’image classique de l’arbre. Puis, Deleuze prolonge l’analyse dans Cinéma 1 et 2 :
selon lui, les cinéastes cherchent à établir des rapports entre les images
cinématographiques et la pensée. Artaud soutient même que le cinéma a pour objet
le fonctionnement de la pensée, la construction d’une image de la pensée : il
construit lui-même une nouvelle image de la pensée, révélant l’impuissance à penser
au cœur de la pensée. Selon Deleuze, le cinéma a toujours voulu construire une
image de la pensée, des mécanismes de la pensée passant, d’Eisenstein à Resnais,
d’une image classique à une nouvelle image de la pensée.

Dans Dialogues, Deleuze donne les raisons de la poursuite de la recherche d’une 10


nouvelle image de la pensée dans son travail avec Guattari. Il confirme notamment
qu’ils n’ont pas cessé de rechercher une pensée sans image, rendue nécessaire par la
critique de l’image de la pensée. Ils en montrent la nécessité en procédant à la
critique de l’histoire de la philosophie : ils présentent cette dernière comme un
appareil de pouvoir de la pensée qui lui donne une image à laquelle on se soumet.
Cette image recouvre toute la pensée. L’histoire de la philosophie a toujours été
l’agent du pouvoir d’État dans la pensée : elle a joué un rôle de répresseur, d’école
d’intimidation. En somme, avec l’histoire de la philosophie, s’est historiquement
[4]
constituée une image de la pensée qui empêche de penser . En envisageant de
devenir la langue officielle d’un pur État, la pensée philosophique rend conforme
son exercice aux buts de l’État réel, aux exigences de l’ordre établi, ainsi qu’aux
significations dominantes.

Comment, dès lors, soustraire la pensée au modèle de l’État ? Par une contre-pensée, 11
affirment Deleuze et Guattari dans Mille plateaux. Ces contre-pensées refusent
l’assujettissement à l’État et à la pensée dominante, elles détruisent même l’image
de la pensée. Ces contre-pensées mettent la pensée en rapport avec des forces
extérieures et font de la pensée une machine de guerre. Elles témoignent de
penseurs solitaires, mais dont la solitude est extrêmement peuplée, nouant ainsi le
fil avec « un peuple à venir ». Toutefois, cette forme d’extériorité de la pensée n’est
pas une autre image, mais une force qui détruit l’image et la possibilité même de
subordonner la pensée à un modèle. La pensée est sans image : elle n’a pas d’image
pour faire une copie ou constituer un modèle, mais elle a des relais, des relances.
Lancée telle une flèche dans le monde, la contre-pensée est ramassée et jetée plus
loin par un autre penseur. Dès lors, la pensée est comprise comme processus : aux
prises avec des forces extérieures, la pensée procède, telle une pensée nomade, en se
déployant dans un milieu sans horizon (espace lisse) et sans sujet pensant universel
(tribu qui peuple le désert). En tant qu’agent du pouvoir d’État dans la pensée,
l’histoire de la philosophie ne peut qu’écraser tout ce qui appartient à la pensée sans
image et dénoncer les contre-pensées comme des nuisances. En somme, à l’image
dogmatique de la pensée de Différence et répétition qu’il s’agissait de détruire, au profit
d’une pensée sans image, Deleuze et Guattari substituent, dans Mille plateaux, des
pensées nomades, sans image, en rapport avec les forces du dehors : ce sont des
machines de guerre, destinées à résister à la pensée dominante assujettie à l’État.
Un nouveau domaine de recherche peut alors être exploré : la « noologie » ou l’étude
des images de la pensée qui constituent les prolégomènes à la philosophie.

Une nouvelle transformation a lieu dans le deuxième chapitre de Qu’est-ce que la 12


philosophie ? Deleuze et Guattari opèrent un rapprochement de l’image de la pensée
avec le plan d’immanence, esquissé dans l’article de Pourparlers de 1988. Le plan
d’immanence constitue ce que la pensée peut revendiquer en droit, ce qu’elle
sélectionne et enveloppe, c’est-à-dire le mouvement infini. En effet, dans leur
dernière œuvre commune, Deleuze et Guattari définissent le plan d’immanence
comme l’image de la pensée, « l’image que la pensée se donne de ce que signifie
[5]
penser, faire usage de la pensée et s’orienter dans la pensée ». Désormais, l’image
de la pensée est entendue positivement, comme plan d’immanence qui coupe le
chaos. Toute philosophie consiste dans l’art de fabriquer des concepts : ceux-ci, nés
d’un coup de dés, résonnent néanmoins entre eux sur un seul et même plan. Le plan
d’immanence, construit par la pensée, procure de la consistance aux concepts, tout
en étant infiniment ouvert, tel un milieu fluide requis par la vitesse infinie de la
pensée. La pensée trace le plan, l’instaure comme le sol absolu de la philosophie. Dès
lors, toute philosophie originale se donne une image particulière de la pensée, et
tout grand philosophe dresse son propre plan d’immanence. En somme, l’image de
la pensée se pluralise et s’historicise : chacune correspond à un penseur majeur ou à
une période historique de la pensée qu’il ouvre. La critique de l’image de la pensée
ne se fait plus selon une perspective d’élimination, de destruction, mais de
transformation de celle-ci dans l’histoire. L’image de la pensée est présentée, non
plus comme « présupposé non philosophique », mais comme « compréhension pré-
philosophique » qui est un réquisit nécessaire à toute philosophie. Pour déterminer
les conditions de la philosophie, il s’agit pour Deleuze et Guattari de mettre à jour les
images de la pensée des philosophes. En effet, les philosophes ne se font plus la
même image de la pensée que leurs prédécesseurs. En réalité, l’image se transforme
selon une double contrainte : les déterminismes socio-historiques (externes) et le
devenir (interne) de la pensée. Par exemple, depuis Nietzsche, on ne cherche plus le
vrai mais le sens, en se débattant dans le non-sens.

Une pensée sans image persiste-t-elle chez Deleuze et


Guattari ?

Dans la philosophie de Deleuze-Guattari, la pensée sans image ne disparaît pas, bien 13


que le vocable disparaisse après Mille Plateaux : elle se transforme, tout en
conservant certaines caractéristiques. La première métamorphose de la pensée sans
image s’effectue avec le Corps sans Organes. Dans Logique du sens, Deleuze a déjà
amorcé ce déplacement. Au système du simulacre de Différence et répétition, Deleuze a
substitué le Corps sans Organes, emprunté à Artaud. Le Corps sans Organes, c’est la
pensée sans image sous l’angle de l’organicité, du côté de l’inorganique. Le Corps
sans Organes opère dans la profondeur, là où l’organisation de surface, garantissant
le sens et la distinction entre le corps et les mots, a disparu. C’est la révélation qu’il
n’y a plus de surface, plus de frontière entre les choses et les propositions. Le corps
n’est plus que profondeur, happant les choses dans sa béance. Sans surface,
l’intérieur et l’extérieur n’ont plus de limite et s’enfoncent dans l’universelle
profondeur. En somme, Deleuze « décrit » un certain exercice de la pensée, libérée
de tout modèle et de toute ressemblance : c’est la pensée sans image. La pensée
s’exerce de telle façon qu’en déterminant ses conditions réelles, la pensée sans
image peut naître dans la pensée. Par-là, surgit un monde sub-représentatif, cet
impensable que la pensée ne sait pas penser, mais qu’elle doit penser, pour se libérer
des significations dominantes.

Dans L’Anti-Œdipe, l’analyse du Corps sans Organes (que nous désignerons par CsO) 14
opère un premier déplacement, lié à la critique de la psychanalyse et de sa
conception du désir : avec Guattari, Deleuze envisage désormais le CsO au-delà de
l’organisme. Il n’est plus une entité proprement schizophrénique, mais le corps du
désir dont le schizophrène fait l’expérience extrême, en souffrant de l’interruption
du processus du désir. Dès lors, L’Anti-Œdipe déploie une nouvelle métaphysique,
dans laquelle le CsO devient un œuf, « traversé d’axes, de seuils, de latitudes et
longitudes, de géodésiques, gradients, qui marquent des devenirs et des
[6]
passages », une surface glissante ou un fluide amorphe et indifférencié, dans
lequel rien n’est représentatif, mais tout est vie et vécu.
Dans Mille plateaux, Deleuze et Guattari reprennent à nouveau l’analyse du CsO, en 15
interrogeant le corps du CsO et en procédant à un second déplacement. Le corps,
dont il est question ici, n’est ni le vécu corporel ordinaire que décrivent les
phénoménologues, ni le vécu rare, atteint à l’aide de substances chimiques
(drogues), encore moins le corps propre, constituant l’intériorité du Moi. En réalité,
le corps du CsO, c’est la limite du corps vécu, limite atteinte lorsqu’il est traversé par
des affects ou des devenirs : le corps est la puissance invivable du désir qui ne se fige
jamais dans des formes. À ce titre, il n’y a pas à proprement parler d’expérience du
CsO. Au regard des organes, le CsO est à la fois répulsion (il est la condition, afin que
l’organisme ne se sédimente pas) et attraction (il est ce sur quoi les organes
s’inscrivent comme des états intensifs). La production du réel est donc l’articulation
fragile de la répulsion (qui frôle l’autodestruction) et l’attraction (les organes comme
états intensifs). S’opère ici la substitution de la pensée sans image (monde sub-
représentatif et chaos informel) en CsO (limite du corps traversé par les devenirs et
les affects sub-représentatifs, et puissance invivable et informelle). Deleuze et
Guattari reprennent également l’idée que le CsO est un œuf qu’on apporte avec soi,
comme son propre milieu d’expérimentation. Tandis que Différence et répétition
établissait que le système du simulacre (subreprésentatif) était un œuf (un milieu
d’intensité pur), Mille plateaux montre que le CsO est peuplé des seules intensités,
passant et circulant. Le CsO fait passer des intensités, en les produisant et les
distribuant dans un spatium intensif qui n’est ni un espace, ni dans l’espace : il est
l’énergie, la matière intense, non formée, non stratifiée. Il est la production du réel
comme grandeur intensive. Il y a ici encore une étroite proximité avec les caractères
de la pensée sans image de Différence et répétition.

La seconde métamorphose de la pensée sans image s’effectue dans la substitution 16


du chaos au Corps sans Organes. En effet, pour Deleuze et Guattari, la pensée ne
peut pas être réduite à une activité naturelle et spontanée : penser est une activité
qui met en situation d’affronter le chaos. Le chaos menace sans cesse le plan
d’immanence, d’effondrement, d’émiettement. Le plan d’immanence étant une
coupe sur le chaos, la coupe nécessite, à la fois, de parvenir à s’enfoncer dans le
chaos et de s’en extraire : il ne suffit pas de se protéger du chaos, comme le fait
l’opinion, il faut l’affronter. Pour cela, le philosophe doit consolider le plan en lui
donnant de la consistance par la création de concepts, sans toutefois perdre l’infini
dans lequel la pensée a plongé. Le problème de la philosophie est donc d’acquérir de
la consistance. Penser commence par l’effectuation d’une coupe et l’instauration
d’un plan d’immanence. Ce plan est préphilosophique : c’est l’ensemble des
conditions internes de la philosophie. Et Deleuze et Guattari le distinguent du
champ d’immanence. À la différence du plan d’immanence, conçu comme image de
la pensée, le champ d’immanence est LE plan, le donné pur, non pas l’expérience
possible qui nous protège du chaos (le reconnu), mais l’expérience réelle qui
enveloppe ou implique le chaos : c’est le non-pensé de chaque plan d’immanence. En
instaurant LE plan ou champ d’immanence, la pensée accomplit la conversion à
l’immanence pure. LE plan est l’impensé que la pensée ne sait pas penser mais doit
penser, ce dont la pensée peut seulement s’approcher, car coïncider avec lui, c’est
être englouti par le chaos. LE plan unique est non transcendant, il est celui qui
reconnaît le chaos comme dehors de tous les plans. En réalité, chaque plan
d’immanence est une variation, hiérarchisable en fonction de la quantité d’illusions
de transcendance qu’il laisse subsister ou, à l’inverse, de la plus ou moins grande
part d’immanence qu’il enveloppe et qui le rapproche de l’immanence pure. Aussi
chaque philosophie, en tant que variation, tente-t-elle d’englober le chaos pour
sauver le mouvement infini, en créant des concepts qui lui donnent de la
consistance. Mais aucun plan ne peut épuiser le chaos, à moins de dresser un plan
qui inclurait le chaos. C’est la tentative menée par Deleuze et Guattari dans Qu’est-ce
que la philosophie ?. Le chaos, c’est un vide, non pas un néant, mais un virtuel. Le
chaos contient toutes les particules possibles et tire toutes les formes possibles qui
surgissent pour disparaître aussitôt : il est une « vitesse infinie de naissance et
[7]
d’évanouissement », avec laquelle toute forme, à peine ébauchée, se dissipe. Le
chaos n’a donc pas de consistance. Pourtant, paradoxalement, le chaos est ce qui ne
peut pas être pensé (virtualité chaotique) mais qui doit être pensé (virtualité
devenue consistance). Autrement dit, chaque philosophe trace un plan d’immanence
qui coupe le chaos et, par la création de concepts, porte à l’infini les événements,
sous l’action de personnages conceptuels, sauvant ainsi le mouvement infini. Il
donne par-là de la consistance à la virtualité chaotique.
17

Au terme de cette étude, récapitulons les résultats obtenus. Il s’agissait d’examiner


les transformations survenues dans le passage de la métaphysique de Deleuze à celle
de Deleuze et Guattari. Nous avons suivi l’évolution des rapports qu’entretiennent
l’image de la pensée et la pensée sans image lors de ce passage. L’image de la pensée
est d’abord critiquée, avant d’être transformée, pluralisée et historicisée, en plans
d’immanence. Quant à la pensée sans image, elle se métamorphose d’abord en
Corps sans organe, pour devenir ensuite le chaos. En réalité, Deleuze et Guattari
maintiennent jusqu’à leur œuvre ultime le rapport entre l’image de la pensée et la
pensée sans image, mais ce rapport se transforme également : ce dernier passe de la
critique, menée par Deleuze seul, de l’image dogmatique de la pensée au profit du
surgissement d’une pensée sans image, à la noologie, ou l’étude des images de la
pensée conçues comme plans d’immanence, hiérarchisés en fonction de leur plus ou
moins grand rapprochement de l’Immanence pure, c’est-à-dire en fonction de la
consistance des concepts permettant de s’approcher au plus près du chaos. En ce
sens, Deleuze et Guattari renouvellent la définition même de la pensée et invitent
désormais à penser une immanence pure ou intégrale.

Notes

[1] Bernard Bénit, Deleuze. La critique de l’image représentative de la pensée (1) ; Deleuze. La
pensée sans image (2), L’Harmattan, 2018.

[2] D, p. 23 : il ne s’agit plus seulement de « décrire cet exercice de la pensée », mais de


l’accomplir, « d’exercer la pensée de cette façon-là ». Voir aussi MP, p. 185-204,
« Comment se faire un Corps sans Organes ? ».
[3] P, p. 202-204.

[4] D, p. 19-20.

[5] QPh, p. 39-40.

[6] AŒ, p. 25 et p. 15.

[7] QPh, p. 111-112.

Résumé

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Français« Comme toute grande philosophie, celle de Deleuze avant Guattari et avec
Guattari renouvelle la définition de la pensée. Depuis Différence et répétition, la pensée
n’est pour Deleuze ni naturelle ni spontanée, elle est le produit d’une genèse :
Deleuze part d’une critique de l’image représentative de la pensée qui lui permet de
dégager le vrai commencement de la pensée, ses conditions réelles. Avec cette
genèse, grâce à laquelle la pensée se cherche un sol autre que la représentation en
renonçant en même temps à tout fondement, Deleuze résout, pour son propre
compte, le problème du commencement en philosophie, en faisant surgir une
pensée sans image. Par la suite, Deleuze et Guattari construisent ensemble une
nouvelle métaphysique qui semble se passer, en apparence seulement, des notions
d’image de la pensée et de pensée sans image. En réalité, à l’unique « Image de la
pensée » qu’il s’agissait de détruire dans Différence et répétition, Deleuze et Guattari
substituent, dès Mille plateaux, une pluralité d’images de la pensée, chacune étant
historiquement et singulièrement déterminée. Ils esquissent même dans cet
ouvrage l’idée d’une « noologie » qu’ils prendraient pour objet d’étude. Ces images
deviendront les plans d’immanence de Qu’est-ce que la philosophie ?. Quant à la pensée
sans image, nous montrerons que, loin de disparaître, elle prend différentes formes,
notamment celle du chaos, dans leur dernier ouvrage. Notre hypothèse est donc que,
sous des vocables changeants, ces deux idées, comme leur relation mise à jour par
Deleuze, ne disparaissent pas de leur métaphysique commune. »
Plan
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Image de la pensée et pensée sans image dans Différence et répétition

De l’image de la pensée aux plans d’immanence

Une pensée sans image persiste-t-elle chez Deleuze et Guattari ?

Auteur
Bernard Bénit

Mis en ligne sur Cairn.info le 24/06/2021


https://doi.org/10.3917/rdes.099.0052

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