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LE PROCESSUS CREATEUR

LE CORPS DE L’ŒUVRE, GALLIMARD 1981

Didier Anzieu a contribué à partir de l'influence d'autres psychanalystes


comme Mélanie Klein à analyser avec finesse le processus créatif et à
développer le thème du « projectif ». «Je crois que le processus créateur
obéit à des lois générales », dit-il, et ce qui l’intéresse c’est la
découverte de ces lois avant la qualité des idées produites.

Dans le domaine artistique, par exemple, ce qui l’intéresse c’est « la


poïétique », c'est-à-dire ce qui concerne les mécanismes de la
production d’une œuvre par le créateur et non « l’esthétique », c'est-à -
dire l’évaluation de l’œuvre ou son effet sur le public. Peu importe « si ça
marche », regardons uniquement « d’où ça vient ».
Ceci étant, Anzieu ne tombe pas dans le piège qui aurait consisté à faire
« la psychanalyse des créateurs » ou à « mettre en rapport le contenu de
l’œuvre «avec de supposés fantasmes inconscients » . Bien des gens font
cette confusion entre "fantasme imaginaire" et œuvre d’art et on pourrait
citer par exemple un certain Anthony Storr1 qui a écrit un livre intitulé
"Les ressorts de la création" ( ) où il écrit sans hésiter : " les œuvres
créatrices ne sont que des substituts, des succédanés inférieurs de ce que
l'auteur est incapable d'obtenir dans la réalité". Très allègrement il fait
l'amalgame entre "fantasme" et « œuvre créatrice" et se met à disserter
sur cette confusion. Il n’est pas le seul : si Freud a eu assez de prudence
pour ménager entre le fantasme et l'œuvre une différence qualitative par
contre, à propos des collaborateurs et successeurs de Freud, Jean
François Lyotard2 évoque "la passion impérialiste qui les pousse à annexer
le champ artistique à celui des symptô mes, à s'arroger le privilège de
diagnostiquer les processus de production des œuvres. Attitude voyeuriste
qui n’attribue à la création qu’une fonction de simulacre, de substitut,
alors qu’elle est au contraire une fabuleuse rencontre dialectique entre
l’imaginaire et le réel que Lyotard désigne avec perfection bien que dans
un langage un peu précieux comme "l'investissement de l'énergie
libidinale sur les surfaces du dicible".

« L’inconscient auquel j’ai à faire, écrit Anzieu, est une réalité vivante.
Vivante car articulée au corps, réel et imaginaire, à ses pulsions, à ses
fonctions, aux représentations d’abord sensori-motrices et
secondairement verbales que s’en font certaines parties de l’appareil
psychique ».
C’est l’inconscient de l’auteur, réalité vivante et individuelle, qui
donne à une œuvre sa vie et sa singularité.
Insistons sur les idées de : « articulées au corps » et « secondairement
verbales ».

Anzieu établit également une distinction entre le concept de « créativité


» et celui de « création » et j’avoue que j’adore cet éclaircissement qui est
bien rare.
La créativité précise-t-il se définit comme « un ensemble de
prédispositions de caractère » (voilà la notion d’aptitude), qui peuvent se
cultiver (voilà le thème de la pédagogie) et se trouvent sinon chez tous du
moins chez beaucoup (voilà notre slogan « nous sommes tous
créateurs ».
La création, par contre, c’est l’invention ou la composition d’une œuvre
répondant à deux critères : apporter du nouveau et en voir la valeur
reconnue par un public.
Proposer des idées nouvelles et adaptées, on trouve ici les prémisses de la
future définition de Todd Lubbart. J’y vois également un écho à
l’expression « d’imagination créatrice » de Ribot qui désigne
l’imagination transformée en production créatrice.

En établissant cette claire différenciation entre « la créativité » au sens


d’aptitude, qui correspond à ce que j’appelle « l’expression imaginaire » et
« l’invention » ou « la création » au sens de production,(ce que de
Brabandère appelle « la trouvaille »), il critique l’amalgame qui est parfois
fait entre ces deux notions par une affirmation provocatrice : « la plupart
des individus « créatifs » ne sont jamais « créateurs ». Formulé
autrement, la pensée divergente à elle seule n’est pas une mesure de la
création, ce n’est qu’une mesure de la fluidité (verbale ou graphique ou
sonore ou gestuelle). Ce qui est intéressant c’est le passage « de la
créativité » à la « création », ce qui nous conduira à explorer la zone
« d’émergence » de la création, dont nous parlerons plus loin.

La création fait suite à une crise :


« Travail du rêve, travail du deuil, travail de la création ont en
commun qu’ils constituent des phases de crise pour l’appareil
psychique, note Anzieu, et comme dans toute crise il y a un
bouleversement intérieur, une mise en question des structures
acquises, une régression à des sources inemployées et c’est la
fabrication hâtive d’un nouvel équilibre, le dépassement créateur ».
En peu de mots tout est dit : une crise, une mise en question de l’existant,
une régression à des sources inemployées, la fabrication d’un
nouvel équilibre, un dépassement.
Poursuivant son travail d’explorateur du processus créatif, Anzieu décrit
« les cinq phases du travail créateur ».

« J’ai vérifié l’existence et la nature de ces cinq phases essentiellement


chez des écrivains et des penseurs… mais j’ai des raisons de croire que ce
processus se retrouve avec des aménagements à préciser, dans les autres
créations scientifiques et artistiques ainsi que chez les fondateurs d’écoles
philosophiques ou de systèmes politiques.. Bien entendu l’importance
relative de chaque phase varie selon les auteurs et les genres ».
Nous allons nous attarder à cette description qui rejoint explicitement
l’objet de notre recherche.

Phase 1 : le « saisissement créateur »


« C’est laisser se produire au moment opportun une crise intérieure, une
dissociation ou une régression, partielles, brusques, profondes ».
Cette crise peut se produire comme l’aboutissement d’un intense travail
préparatoire d’incubation ou comme l’aboutissement d’un désir de créer
jusque-là déçu.
Pendant cette phase qui présente les caractères d’une dissociation ou
d’une régression partielle et temporaire la conscience reste active, il y a
un dédoublement vigilant et auto observateur… Le créateur entre dans un
état d’illusion ou une partie de lui est endormie et une autre éveillée… on
peut parler d’une régression contrô lée au service du Moi… Il y a là une
situation paradoxale signalée par Winnicott à propos de l’objet
transitionnel, à la fois placé là par l’entourage et inventé par l’enfant…
.. .le décollage créateur opère enfin mise en forme : les idées rationnelles,
la pensée verbale, les concepts élaborés sont abandonnés pour les images
la pensée figurative, les modes de communication primaires.

Notons à ce stade le thème de la transformation des idées vagues du


décollage en images qui correspond bien à la technique que nous
employons dans les groupes de créativité où nous invitons les participants
à transformer les stimulations vagues de la phase d’éloignement en
dessins figuratifs ou abstraits.

Plutô t que de dissociation qui a une connotation psychiatrique je préfère


parler de « saisissement » qui me paraît mieux convenir en raison de sa
diversité de sens : tantô t « être saisi par le froid, par l’émotion » avec une
dimension sensorielle ; tantô t « saisir un objet, empoigner, s’emparer,
prendre d’un coup » qui s’applique à la conscience qui embrasse un objet
par la perception ou le raisonnement…
C’est le moment où l’on saisit au vol une idée naissante.
Ou bien où l’on est saisi par elle, presque malgré soi (on retrouve ici la
notion d’auto organisation déjà notée3 qui est bien décrite par Borgés4 ) :
« En marchant dans la rue je sens que quelque chose se prépare à
prendre possession de moi. Ce quelque chose peut être un conte ou un
poème. je n’interviens pas, je le laisse faire ce qu’il veut. De loin je le sens
prendre forme. Je vois vaguement sa fin et son début mais pas le trou
noir entre les deux. Ce milieu, dans mon cas, m’est donné graduellement.

S’il se trouve qu’il ne m’est pas révélé par les Dieux, mon moi conscient
doit s’en mêler et ces bouche-trous inévitables sont mes pages les plus
faibles ».

Phase 2 : la prise de conscience


Roger Caillois, note Anzieu, a résumé le passage de la première à la
seconde phase dans une formule concise : « fixer des délires ». « Quand
Rimbaud écrit je fixais des délires », c’est le mot « fixer » qui définit la
tâ che du créateur ».
En effet, si l’on en reste au niveau des idées vagues qui tournent dans la
tête (et qui ne sont même pas encore des idées mais des ébauches
d’idées), on en reste « au niveau du jeu et à la créativité ».
Mais si ces pistes entrevues deviennent organisatrices de la complexité
des images et des stimulations qui tournent dans la tête, « le sujet
s’achemine vers une véritable création ». L’intuition vague « se fixe » en
paroles ou s’écrit sur un post-it.
Cette seconde étape du travail créateur est souvent freinée par des
inhibitions, un sentiment de gêne, la peur « de dire des bêtises, des
choses impossibles, folles, incrédibles ». A ce niveau, note Anzieu, la
solitude devient un handicap et un moyen de surmonter ce frein est la
rencontre d’un confident, d’un interlocuteur privilégié, « d’un ami ».
Nous voyons ici une intéressante reconnaissance du rô le de ce nous
appelons « le groupe de créativité », qui pour nous est une sorte
« d’ami » symbolique et qui constitue la clé de notre fonctionnement.
Jusqu’ici on avait tendance à considérer le groupe dans sa fonction
dynamique, (un outil pour mobiliser l’énergie des participants) ou comme
une source d’information enrichie par la multiplicité des compétences.
La remarque d’Anzieu renvoie vers une autre fonction du groupe jouant le
rô le de « l’ami » : celui d’une oreille attentive, bienveillante, capable
d’accueillir les « délires personnels » et donc de les encourager. La
recherche psychanalytique s’est intéressée à ce rô le de l’ami en insistant
sur sa fonction catalytique. En accueillant les premières ébauches de
l’œuvre (dans notre cas de l’idée), « l’ami » procure au futur créateur le
soutien indispensable pour transformer sa réalité subjective en une réalité
externe (l’œuvre créée, l’idée exprimée). L’ami contrebalance l’effet
généralement négatif d’un autre personnage imaginaire que l’on a appelé
« le public intérieur », celui qui juge du dedans. L’ami, (le groupe) en
autorisant les « délires » est l’accoucheur de l’idée.

Phase 3 : Faire prendre corps, instituer un code


Ce qu’a saisi le créateur à la phase précédente est une information
marginale, étrangère, annexe. « Le retournement que constitue l’acte
créateur transforme en noyau générateur d’une œuvre d’art ou de pensée
ou d’une innovation, ce qui aurait pu rester au niveau de la simple
intuition vague… De périphérique, anecdotique, aléatoire, ce représentant
psychique est instauré comme central, nécessaire, source
d’enchaînements rigoureux, structurants ».
« Il fournit le dynamisme organisateur de toute série de processus
secondaires .. qui pourra prendre des formes variées : matrice, modèle,
structure, etc. J’ai choisi de l’appeler « code » dans la mesure où ce mot
comprend une multitude sens qui recouvre l’éventail des ressorts logiques
à l’œuvre dans une production créatrice ».

Il s’agit de ce don propre au créateur de passer directement d’une


imagerie mentale à un ordre symbolique par un processus que Freud a
appelé « la condensation ».
L’originalité des grandes découvertes scientifiques, poursuit Anzieu, réside
dans la simplicité et le caractère opérationnel du code mais aussi dans
l’adéquation du code au matériau dans lequel il est exprimé.
Dans la création artistique, il y a un rapport entre « le code » et « le
corps » de l’œuvre, le « challenge » du créateur est d’incarner le code
qu’il a généré dans un support.
Picasso a un imaginaire délirant mais c’est aussi un fabuleux dessinateur.
Un imaginatif qui ne trouve pas le code de son expression et qui ne
maîtrise pas une forme d’expression est un fou.
Comme l’écrit Michel Foucault, « la folie c’est l’absence d’œuvre ».
Anzieu prolonge sa présentation par une lecture psychanalytique : « c’est
dans la troisième phase du travail créateur que va se jouer le conflit
spécifique au créateur entre le Moi idéal et le Surmoi. Si l’œuvre n’est que
l’application correcte et laborieuse d’un code déjà établi avec un matériau
familier : elle est banale. (Le Moi s’est conformé au système de pensée du
Surmoi).
Si l’œuvre infléchit l’utilisation du code dans le sens des revendications
grandioses du Moi idéal, elle fait dérailler le fonctionnement, elle tire du
code des conséquences imprévues, elle peut affirmer la singularité et
l’individualité de l’auteur en construisant une œuvre absolument originale.

Phase 4 : la composition de l’œuvre


L’œuvre une fois conçue, le travail créatif n’est pas terminé : « l’œuvre
requiert un travail de composition proprement dit, à partir de
tâ tonnements, d’ébauches, de projets de brouillons, d’études
préliminaires, de reprises… Travail du style, retouches, documentation,
etc. » .
Nous entrons là dans une activité d’accompagnement de la création qui
n’est plus en tant que telle créatrice, encore qu’elle serve parfois de
relance au travail créateur. et qui relève des tâ ches de rédaction,
« d’écriture » au sens large du terme.. Cela suppose que le créateur n’a
pas d’inhibitions dans ce corps à corps avec le matériau qu’il a choisi… où
il retrouve la pression d’un Surmoi exigeant et régulateur en matière de
travail à fournir… C’est le moment où se situe activement le conflit
fondamental entre le Moi Idéal du créateur et son Surmoi exigeant »

Phase 5 : produire l’œuvre au dehors


Enfin il faut communiquer sa création !
« La résistance revient en force avec le cinquième et dernier moment du
travail de la création : déclarer l’œuvre terminée, la détacher
définitivement de soi, l’exposer à un public, affronter les jugements, les
critiques… accepter ce risque qu’elle mène désormais sa une vie
propre… »
Bien des créateurs note Anzieu, « gardent leurs manuscrits dans un tiroir,
brû lent leurs tableaux, cassent leur sculptures » par peur de les faire voir,
jugeant leurs œuvres inachevées »…
Ce n’est pas un risque que nous courrons, dans le contexte où je me
situe, celui de la production des idées, où le créateur doit satisfaire une
commande, répondre à la demande exigeante, et où le risque principal est
de ne pas avoir produit « son œuvre » dans les délais prescrits.
Dans ce cas, le problème principal consiste à savoir communiquer sa
création, savoir la présenter, l’adapter au langage du récepteur, savoir la
valoriser, prévoir à l’avance les objections, mettre en valeur ses
arguments.

En résumé :
Notons les éléments de clarté que Didier Anzieu apporte à la réflexion sur
le processus créatif,
• en distinguant bien ce qui se rapporte au processus psychologique de la
création, distinct de la production qui en résulte, et sans tomber
dans l’analyse de l’œuvre comme pourrait le faire un critique… ou un
psychanalyste ;
• en distinguant bien « la créativité » en tant qu’aptitude individuelle « qui
peut se cultiver » ; et la création (ou l’invention) qui se traduit par
la composition d’une œuvre « nouvelle et présentable ».
• en insistant sur le rô le du groupe comme « oreille attentive ».

Concernant la description en cinq phases du processus créatif, nous


retrouvons, formulés dans un autre langage, des éléments qui nous sont
familiers et qui rejoignent nos pratiques :
 Phase 1 : « Le saisissement créateur »
 Phase 2 : « La prise de conscience »
 Phase 3 : « Faire prendre corps, instituer un code »
 Phase 4 : « La composition de l’œuvre »
 Phase 5 : « Produire son œuvre au dehors »
1_ Anthony Storr
2_ Jean François Lyotard
3_ voir page xx
4_ Borgés. postface à son recueil de contes « Le rapport de Brodie ».1970

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