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INTRO
Même quand on a l’impression de traiter des concepts les plus abstraits et les
plus généraux, il y a au cœur de la philosophie un choix qui a un sens et une valeur
politique. Le philosophe peut chercher à fonder l’ordre établi ou à faire s’effondrer
ses fondations. Il peut se mettre au service des principes ou penser contre eux : être
dans la contestation ou la conservation
Dans Différence et Répétition, Deleuze considère l’ironie et l’humour comme
deux manières de contester et renverser les principes.
- L’ironie est un art « de la remontée » vers les principes,
- tandis que l’humour est un « art des descentes » et « des chutes1 » à partir des
principes.
Très tôt dans l’histoire de la philosophie, dans son acte fondateur, son envoi
destinal, nous avons une illustration des deux manières impropres de penser où la
pensée n’est pas fidèle à elle-même et à son trajet propre questions-problèmes :
Parménide (établissement du principe d’identité sous forme de commandement à
suivre par la pensée) et son disciple Zénon qui veut établir la vérité du principe du
1
G. Deleuze, Différence et répétition, Puf, Paris, 1968, p. 12.
Maître en montrant que le refus entraîne des paradoxes et des conséquences
inacceptables (Achille qui ne rattrape pas la tortue). Manquer d’ironie, avions-nous
dit, c’est se soumettre à l’impératif du principe. Quant au geste qui consiste à tirer les
conséquences du principe, non seulement il manque d’humour : il est comique.
- L’humour en philosophie ne consiste pas à faire rire, mais à savoir poser les
problèmes. Au lieu de prendre le chemin qui va du principe à ses
conséquences, la pensée humouristique fait tomber le principe en le rapportant
à un faux-problème. Le contraire de l’esprit d’humour est la platitude ou la
lourdeur : on essaye artificiellement (et de façon comique) de trouver des
solutions à des problèmes mal posés ou inexistants qu’il a suffi de recueillir
dans une tradition vénérable, au lieu d’en créer de nouveaux.
- Quant à l’ironiste, ce n’est pas celui qui dit le contraire pour dire ce qu’il
pense, mais celui qui questionne la question. Au lieu de voir dans le principe
un impératif, une arché-commandement, la pensée ironique y trouve une
question à problématiser. Heidegger dans Le principe de raison, « Qu’est-ce
que la métaphysique ? » et dans Introduction à la métaphysique. L’attitude
contraire de l’ironie est l’esprit de sérieux. La pensée reproduit naïvement
l’ordre établi : elle a affaire à des impératifs au lieu de questions.
Dans les deux cas, l’évidence et la divinité des principes doivent succomber à
la mise en question des problèmes (humour), ou à la problématisation des questions
(ironie). Dans les deux cas, il s’agit d’ôter aux principes leur impériosité et leur
solidité.
Tout comme Heidegger le fera après lui, Bergson s’oppose fermement à l’idée
d’un fondement explicatif de l’étant dans son ensemble : l’idée qu’il y a une raison
pourquoi tout existe. Il n’y voit qu’un procédé consistant à généraliser une opération
pratique dans la vie. En effet, lorsque la question pourquoi, qui nous sert au quotidien
(pourquoi l’eau est chaude ?, pourquoi le sol est mouillé ?, etc.), est appliquée au
Tout (pourquoi le monde existe ?), cela revient à hypostasier une raison fondatrice
destinée à conjurer le vertige et l’angoisse d’un questionnement qui va à l’infini
(pourquoi le pourquoi le pourquoi… ?)
1. Le problème du néant
Bergson revient sur cette question à trois reprises 3 . Cette critique est
inséparable de celle des idées du désordre et du possible. Il s’agit de montrer que
l’idée de néant est la source de tous les problèmes dont la métaphysique doit faire
l’économie pour aller de l’avant. C’est une forme d’aliénation qui nous incite à poser
ce genre de « problèmes angoissants et insolubles ». La question Pourquoi quelque
2
PM, p. 1331/ 99.
3
L’Évolution créatrice, in Œuvres, éd. du Centenaire, Puf, Paris, 1959 (noté EC), pp. 728-747/ 275-
298 ; La Pensée et le Mouvant in Œuvres, op. cit, (noté PM), « De la position des problèmes », pp.
1303-1307/ 65-69 ; et « Le possible et le réel », pp. 1335-1339/ 104-109. Outre les références à
3
l’Édition
L’Évolution
du Centenaire,
créatrice, innous
Œuvres,
indiquons
éd. du àCentenaire,
chaque foisPuf,
également
Paris, 1959
la pagination
(noté EC), correspondant
pp. 728-747/ 275-
aux
298 ; La Pensée et le Mouvant in Œuvres, op. cit, (noté PM), « De la position des problèmes », pp.
1303-1307/ 65-69 ; et « Le possible et le réel », pp. 1335-1339/ 104-109. Outre les références à
l’Édition du Centenaire, nous indiquons à chaque fois également la pagination correspondant aux
éditions de 1939-1941.
chose plutôt que rien ?, Bergson la compare au geste d’un fou qui ne peut s’empêcher
de revérifier sans cesse s’il a bien fermé la fenêtre avec l’angoisse de l’avoir ouverte
lors de chacune de ses vérifications4. Une telle question nous entraine de même dans
une course vertigineuse à l’infini, puisque nous ne trouvons jamais de cause ultime,
mais toujours une cause de la cause, sans possibilité de repos :
nous croyons nous figurer, que l’être est venu combler un vide et que le néant
préexistait logiquement à l’être : la réalité primordiale – qu’on l’appelle matière,
esprit ou Dieu – viendrait alors s’y surajouter, et c’est incompréhensible6.
Dans cette perspective, il y a l’idée que l’être est un supplément, un plus qui
vient combler un vide primordial. Du coup, le néant est compris comme étant moins
que l’être. Il suffirait pour le concevoir d’arriver jusqu’au terme d’une opération de
soustraction en partant d’une pluralité d’étants réels.
4
PM, p. 1304-1305/ 66-67.
5
PM, p. 1303/ 65.
6
PM, p. 1304/ 65.
Les faux-problèmes surgissent lorsque l’intelligence se met à spéculer sur le
tout : elle est conduite à absolutiser ce rien tout relatif et tombe immanquablement
dans des absurdités logiques. Ce qui avait encore un sens dans la pratique devient
alors un pur flatus vocis. Pourquoi ? Parce que lorsqu’elle cherche à savoir « pourquoi
tout existe et non pas rien ? », la pensée ne peut rien substituer au tout sinon… le
tout lui-même ! L’idée d’une suppression du tout est un carré rond.
Bergson vise ainsi à établir une origine psychologique à l’idée du néant, mais
à mon avis, il laisse ouverte l’éventualité pour penser le néant autrement que du
point de vue de l’entendement. L’entendement découvre le néant dans une
opposition massive par rapport à un être homogène posé une fois pour toutes dans une
éternité actuelle et immobile. Comment y parvient-il ?
2. Le néant n’est pas le vide d’être : on conçoit le néant sous la forme d’un
réceptacle qui limite les contours de l’être. L’idée que l’existence consiste à combler
un vide comme l’eau remplit le verre suggère qu’il suffirait de vider l’univers pour
atteindre le néant, en abolissant tour à tour la somme des étants. Voilà qui est
impossible : qu’il s’agisse d’un néant de matière dans une perception extérieure ou
d’un néant de conscience dans la perception intérieure, mon esprit est condamné à
osciller entre deux néant relatifs sans jamais parvenir à une abolition complète7.
Même si j’arrive à supprimer un état de conscience et que je me fixe sur son souvenir,
un autre état présent s’y substitue en vertu du retard de la conscience sur elle-même ;
si je supprime une chose, une autre aura pris sa place, ne serait-ce que cette place vide
qu’elle laisse derrière sa disparition. L’absence elle-même est imperceptible : je
perçois un autre objet que celui que j’attendais et dont je me souviens. L’idée d’une
abolition partielle ou d’un néant relatif se ramène à une substitution objective et à une
préférence subjective qui me donne le sentiment d’un désir ou d’un regret. Dans le cas
de la conscience ou des choses, le vide est relatif à un esprit capable d’attente et de
mémoire. Nous avons donc toujours une représentation pleine et il est impossible de
parvenir à effectuer un vide absolu. Puisque l’annihilation ne peut s’effectuer que sur
une partie, l’idée d’une abolition du tout renferme une incohérence et une
contradiction.
7
EC, p. 730/ 278.
8
EC, p. 736/ 284-285.
qu’elle est irréelle si je ne pose d’abord la réalité dont je veux l’exclure. C’est ainsi
que l’idée d’un objet inexistant implique un plus et non un moins par rapport à l’idée
du même objet en tant qu’existant puisque j’ajoute à l’idée de son existence la
représentation de son expulsion par le réel, c’est-à-dire l’idée de la totalité. Je ne peux
donc penser l’inexistence d’une chose sans penser en même temps le tout de ce qui
est.
Que si maintenant nous analysons cette idée de Rien, nous trouvons qu’elle est,
au fond, l’idée de Tout, avec, en plus, un mouvement de l’esprit qui saute
indéfiniment d’une chose à une autre, refuse de se tenir en place, et concentre toute
son attention sur ce refus en ne déterminant jamais sa position actuelle que par
rapport à celle qu’il vient de quitter. C’est donc une représentation éminemment
compréhensive et pleine, aussi pleine et compréhensive que l’idée de Tout, avec
laquelle elle a la plus étroite parenté9.
Par de tels sauts, qui consistent à chaque fois à quitter un étant pour un autre,
le néant est raté : on n’a affaire qu’à la totalité de ce qui est.
9
EC, p. 745/ 295.
10
EC, p. 739/ 288.
11
Bergson, Le rire, in Œuvres, op. cit (noté R), p. 475/ 140-141.
12
EC, p. 741/ 291.
Entre l’abolition et la négation, il y a cette différence que l’une exprime un
contraste entre passé et présent (la déception d’un individu qui regrette le passé en se
représentant le contraste de ce qui a été avec ce qui est), tandis que l’autre représente
le contraste du passé, de l’avenir et du possible (ce qui a été, ce qui sera et « tout ce
qui aurait pu être13 ».) Si l’abolition se temporalise par le passé (La table n’est plus
dans la salle), la négation se temporalise par l’avenir (tu ne diras pas que la table est
blanche). L’une constitue ainsi la généralisation de l’état psychologique par lequel je
m’attardais sur le passé pour le regretter parce qu’il n’est plus là (et qu’autre chose a
pris sa place). L’autre ne parle du présent qu’en s’attachant à une parole possible.
Dans un cas comme dans l’autre, le chemin vers l’idée d’un néant absolu
consiste dans la généralisation pour le tout d’une opération qui s’applique
quotidiennement sur les choses et à l’intention des autres hommes.
3. Le rien de la création
Pourrait-on dire pour autant du néant qu’il n’est rien du tout ? On sait que le
néant ne peut être impliqué par la négation logique ou par l’abolition de la somme de
l’étant. En nous disant ce que le néant n’est pas, Bergson laisse dans une relative
indétermination ce qu’on pourrait substituer à cette idée.
« Je voudrais revenir sur un sujet dont j’ai déjà parlé, la création continue
d’imprévisible nouveauté qui semble se poursuivre dans l’univers. Pour ma part, je
crois l’expérimenter à chaque instant. J’ai beau me représenter le détail de ce qui va
m’arriver : combien ma représentation est pauvre, abstraite, schématique, en
comparaison de l’événement qui se produit ! La réalisation apporte avec elle un
imprévisible rien qui change tout. »
13
EC, p. 744/ 294.
14
PM, p. 1331/ 99.
« Le peintre est devant sa toile, les couleurs sont sur la palette, le modèle pose ;
nous connaissons tout cela, et nous connaissons aussi la manière du peintre :
prévoyons-nous ce qui apparaîtra sur la toile ? Nous possédons les éléments du
problème ; nous savons d’une connaissance abstraite comment il sera résolu, car le
portrait ressemblera sûrement au modèle et sûrement aussi à l’artiste, mais la solution
concrète apporte avec elle cet imprévisible rien qui est le tout de l’œuvre d’art. Et
c’est ce rien qui prend du temps. Néant de matière, il se crée lui-même comme
forme15 ».
Ce rien qui change tout de l’action créatrice n’est pas la même chose que la
résultat de l’abolition de tout par la pensée qui cherche le vide absolu.
Il y aurait ainsi comme deux points de vue sur le néant : celui déprimé et faux
de l’intelligence et celui stimulant et valable de l’élan de volonté.
Il faut comprendre ce que les idées négatives ont de déprimant, pour l’action
et pour la pensée. Au fond, elles témoignent de notre inaptitude à recueillir en nous-
mêmes l’élan créateur. C’est la rançon de l’intelligence humaine décrite dans les 2
Sources : l’angoisse, l’inquiétude. L’homme sait qu’il va mourir. L’exercice
souverain de notre vouloir suppose de nous débarrasser de ces idées transposées de la
pratique quotidienne dans la spéculation théorique qui finit par gêner nos actions.
L’angoisse devant l’univers à l’origine de l’idée intellectuelle du néant s’accompagne
d’une insatisfaction par rapport au réel imprévisible (l’idée du possible) et d’une
incompréhension de la vie (l’idée du désordre).
15
EC, p. 783/ 340.
16
Cf. EC, p. 728/ 275.
17
J. Beaufret, Approche de Heidegger I, « Philosophie grecque », éd. de Minuit, coll. « Arguments »,
Paris, 1973, p. 60.
18
Bulletin de la Société Française de Philosophie, 1960, 54, 1, pp. 55-62.
l’accouchement des âmes, l’intuition bergsonienne accompagne à sa manière la
naissance et les jaillissements d’une origine aux foyers multiples. Pour la pensée du
mouvant, il s’agit de penser ce processus de surgissement ininterrompu et de
croissance continue, celui-là même dont Héraclite nous apprenait, à l’aube de la
philosophie, qu’il aime à se cacher19. Seule une co-naissance (un naître-avec) nous
permet d’accéder à l’éclosion du devenir, pour intégrer la réalité et nous accroître en
même temps qu’elle. Nous pourrons nous fondre dans le Tout si nous nous abstenons
de prendre sur lui des vues extérieures en cherchant à l’arrêter, que ce soit en le
faisant sortir du néant (modèle ex nihilo) ou en rapportant sa matière à un modèle
préexistant (modèle démiurgique)20.
« Tout est obscur dans l’idée de création si l’on pense à des choses qui seraient créées
et à une chose qui crée, comme on le fait d’habitude, comme l’entendement ne peut
s’empêcher de le faire… Il n’y a pas de choses, il n’y a que des actions… J’exprime
simplement cette similitude probable quand je parle d’un centre d’où les mondes
jailliraient comme des fusées d’un immense bouquet, pourvu toutefois que je ne
donne pas ce centre pour une chose, mais pour une continuité de jaillissement. » (EC).
Le monde n’est pas une somme de choses, c’est le foyer actif des naissances,
c’est-à-dire la vie, l’élan vital : c’est une multiplicité d’actions, de jaillissements, de
surgissements. Une vie incessante. Arrêtons-nous sur cette expression : continuité de
jaillissement. La continuité va du passé au présent, mais le jaillissement introduit une
discontinuité par rapport à l’avenir. De même que la durée n’est pas du pur
indivisible mais ce qui se divise sans cesse en changeant de nature, de même cette
continuité du temps est continuité d’une discontinuité. Ce qui est continu c’est la
discontinuité.
19
Héraclite, DK 123.
20
EC, p. 699/ 241 : « Le mystère répandu sur l’existence de l’univers vient pour une forte part, en effet,
de ce que nous voulons que la genèse s’en soit faite d’un seul coup, ou bien alors que toute matière soit
éternelle. Qu’on parle de création ou qu’on pose une matière incréée, dans les deux cas c’est la totalité
de l’univers qu’on met en cause. »
CONCLUSION
Le néant est dans ces ruptures continues qui font qu’il y a toujours quelque
chose de nouveau, qu’à chaque instant des événements ne cessent de surgir. De ce
qu’une chose n’était pas avant d’être, il ne s’ensuit pas que l’être surgit du néant. Il
faut renverser la proposition de l’entendement : c’est le néant qui surgit de l’être, c’est
le rien qui survient à l’être. A tout instant, dans chaque événement (le sucre qui fond
dans le verre) on assiste à une refonte radicale du Tout. Le monde comme totalité
ouverte (et non close) en devenir renaît dans chaque événement aussi insignifiant soit-
il. L’expérience de cette continuité de création, de ce rien imprévisible, dans tous les
domaines de la vie ne peut pas nous laisser de glace. Elle doit transfigurer l’existence.
Au final, la philosophie n’a pas d’autre but que celui de réchauffer la vie, c’est-à-dire
d’en intensifier l’élan, cet être-en-avant-de-soi au bout duquel Heidegger trouvait
l’horizon de la mort. Mais du point de vue de Bergson, qui n’a pas ignoré la finitude
de l’élan (l’élan finit tôt ou tard par s’épuiser, vaincu par tout les obstacles matériels,
qui constituent, par inversion, ses propres retombées), ma naissance n’est au fond pas
moins à venir que ma mort : tant que je suis vivant, cet événement virtuel peut se
réactualiser : il est possible de se créer soi-même. Création de soi par soi par
élargissement de la personnalité (intuition), approfondissement de la personnalité
(mémoire) et intensification de la personnalité (élan de volonté). C’est la promesse de
Bergson. La création cesse alors d’être un mystère pour devenir expérience.