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Bergson et le faux-problème de la métaphysique

INTRO

Même quand on a l’impression de traiter des concepts les plus abstraits et les
plus généraux, il y a au cœur de la philosophie un choix qui a un sens et une valeur
politique. Le philosophe peut chercher à fonder l’ordre établi ou à faire s’effondrer
ses fondations. Il peut se mettre au service des principes ou penser contre eux : être
dans la contestation ou la conservation
Dans Différence et Répétition, Deleuze considère l’ironie et l’humour comme
deux manières de contester et renverser les principes.
- L’ironie est un art « de la remontée » vers les principes,
- tandis que l’humour est un « art des descentes » et « des chutes1 » à partir des
principes.

Eirôneia provient de eirôn qui signifie questionner. Le verbe eirein en grec se


traduit par parler et renvoie à la racine indo-européenne wer- qui donne dire. Le latin
« quaero » dit le fait de rechercher, de s’enquérir de quelque chose. Il serait lui-même
issu du grec ereô, ereunaô. Dans le préfixe fra- de l’allemand Fragen se retrouve le
pro- grec et latin (du sanscrit pra-). Pro-blème (qui possède une racine commune avec
la parole au sens de « ce qui est projeté » : parabolé ou en latin, parabola.
Proballein, c’est jeter devant) fait signe vers ce qui est pro-posé au débat, à la
controverse, au lógos. Questions et problèmes constituent donc les deux manières
pour accomplir le mouvement de la pensée dans le langage, Distinguons l’humour en
tant que l’art de créer les vrais problèmes à l’ironie en tant que l’art de poser les
bonnes questions. Art des questions et art des problèmes. Questions et problèmes
sont les éléments de la pensée fidèle à elle-même (penser par soi) : on parcourt le
trajet du problème à la question, ou celui de la question au problème.

La pensée est infidèle à elle-même et à son mouvement naturel dans la mesure


où elle se met au service de puissances extérieures inquestionnées et évidentes, le
Pouvoir, la loi, la morale, la vérité. Cette infidélité de la pensée à elle-même est
cependant son état originel. L’impropriété est première (elle n’est pas le résultat
d’une chute à partir d’un état plus haut). Quand la pensée se met au service de l’ordre
établi et renonce à toute contestation, les philosophes prennent :
- le chemin qui les élève vers le principe anhypothétique (le Vrai, le Bien, etc.)
censé couronner l’ordre de la réalité.
- ou le chemin qui tire les conséquences à partir du principe.
Une telle remontée vers les principes dont le but est leur validation témoigne en
réalité d’un manque d’ironie. La descente censée confirmer la vérité des principes par
l’observation de leurs conséquences témoigne d’un manque d’humour.

Très tôt dans l’histoire de la philosophie, dans son acte fondateur, son envoi
destinal, nous avons une illustration des deux manières impropres de penser où la
pensée n’est pas fidèle à elle-même et à son trajet propre questions-problèmes :
Parménide (établissement du principe d’identité sous forme de commandement à
suivre par la pensée) et son disciple Zénon qui veut établir la vérité du principe du

1
G. Deleuze, Différence et répétition, Puf, Paris, 1968, p. 12.
Maître en montrant que le refus entraîne des paradoxes et des conséquences
inacceptables (Achille qui ne rattrape pas la tortue). Manquer d’ironie, avions-nous
dit, c’est se soumettre à l’impératif du principe. Quant au geste qui consiste à tirer les
conséquences du principe, non seulement il manque d’humour : il est comique.

Comment l’ironie et l’humour procèdent-ils ? Exemple chez Heidegger et


Bergson.

- L’humour en philosophie ne consiste pas à faire rire, mais à savoir poser les
problèmes. Au lieu de prendre le chemin qui va du principe à ses
conséquences, la pensée humouristique fait tomber le principe en le rapportant
à un faux-problème. Le contraire de l’esprit d’humour est la platitude ou la
lourdeur : on essaye artificiellement (et de façon comique) de trouver des
solutions à des problèmes mal posés ou inexistants qu’il a suffi de recueillir
dans une tradition vénérable, au lieu d’en créer de nouveaux.

- Quant à l’ironiste, ce n’est pas celui qui dit le contraire pour dire ce qu’il
pense, mais celui qui questionne la question. Au lieu de voir dans le principe
un impératif, une arché-commandement, la pensée ironique y trouve une
question à problématiser. Heidegger dans Le principe de raison, « Qu’est-ce
que la métaphysique ? » et dans Introduction à la métaphysique. L’attitude
contraire de l’ironie est l’esprit de sérieux. La pensée reproduit naïvement
l’ordre établi : elle a affaire à des impératifs au lieu de questions.

Dans les deux cas, l’évidence et la divinité des principes doivent succomber à
la mise en question des problèmes (humour), ou à la problématisation des questions
(ironie). Dans les deux cas, il s’agit d’ôter aux principes leur impériosité et leur
solidité.

Justement, la question « pourquoi quelque chose plutôt que rien ? » est


entendue par toute la tradition comme le commandement suprême qui nous somme de
trouver une raison à la totalité de l’étant : il faut que tout ait une raison. Comme le
montre Heidegger, ce qui est en question dans la question n’est lui-même pas entendu.
C’est pourquoi, il est nécessaire de problématiser la question et d’en creuser le fond
(Grund). On met en cause la prétention des principes à fonder quelque chose dans
l’ordre de la connaissance ou dans celui de l’être, puisqu’au final : pourquoi le
pourquoi ? Il se révèle que les fondements ne reposent eux-mêmes sur rien : la raison
fondatrice est sur un abîme (ab-Grund en allemand), elle est elle même sans raison.

Tout comme Heidegger le fera après lui, Bergson s’oppose fermement à l’idée
d’un fondement explicatif de l’étant dans son ensemble : l’idée qu’il y a une raison
pourquoi tout existe. Il n’y voit qu’un procédé consistant à généraliser une opération
pratique dans la vie. En effet, lorsque la question pourquoi, qui nous sert au quotidien
(pourquoi l’eau est chaude ?, pourquoi le sol est mouillé ?, etc.), est appliquée au
Tout (pourquoi le monde existe ?), cela revient à hypostasier une raison fondatrice
destinée à conjurer le vertige et l’angoisse d’un questionnement qui va à l’infini
(pourquoi le pourquoi le pourquoi… ?)

Si en problématisant l’impensé de la question traditionnelle pour tourner la


pensée vers le tout autre de l’étant (être-néant), Heidegger entend libérer l’angoisse
que dans son assurance rationnelle la métaphysique a constamment refoulée, il semble
que ce soit l’exact opposé que cherche Bergson en s’attachant à montrer que l’idée de
néant est source de faux problèmes : nous libérer de l’angoisse consubstantielle à ce
genre de problèmes. Mais de telles considérations ne sont pas correctes : il y a un lien
profond entre l’angoisse heideggérienne et la tonalité fondamentale du philosopher
chez Bergson : la joie, cette émotion qui s’éprouve devant le spectacle de « la création
continue d’imprévisible nouveauté qui semble se poursuivre dans l’univers2 ».

En effet, libérer l’angoisse ce n’est pas vivre angoissé et dans un état de


stupeur constante : ce sentiment, il faut le rapprocher de celui de l’émerveillement, du
thaumazein devant le il y a, en allemand es gibt, ça donne, càd devant un mouvement
et un processus – devant le se-faisant de la réalité plutôt que le tout-fait, devant une
activité plutôt que devant les choses. Ce n’est pas l’ekpleksis devant tel ou tel
étant particulier mais le sentiment qui accompagne le mouvement de surgissement
ininterrompu qui donne lieu à chaque instant à des événements. C’est la joie devant le
nouveau, celle du créateur-artiste, celui qui se crée lui-même.

Certes, chez Heidegger, le néant est thématisé au cours d’une tentative de


réveiller la question de l’être progressivement occultée par la question de l’étant : le
néant se comprend comme différence ontologique : être au sens de l’acte d’être,
verbe, n’est pas un étant au sens de quelque chose qui est, nom. C’est du non-étant.
Du néant. Pour Bergson, le néant constitue un faux problème qui empêche
d’éprouver dans sa plénitude l’immensité mouvante d’un être qui n’admet rien de
négatif. Toutefois, c’est la même notion traditionnelle du néant que Bergson et
Heidegger mettent chacun de leur côté en cause.

1. Le problème du néant

La question directrice de la métaphysique « pourquoi quelque chose plutôt


que rien ? » est issue du pseudo-problème de l’idée du néant comme illusion de
l’intelligence. Ce problème se dissout dès l’instant où l’on procède à l’analyse de ses
termes, c’est-à-dire que le fantôme du néant est chassé grâce aux armes de la logique
– même si l’intuition permet de rappeler en creux l’idée d’un être plein et continu.
L’illusion intellectualiste est balayée par les moyens mêmes de l’intelligence :
(humour de Bergson).

Bergson revient sur cette question à trois reprises 3 . Cette critique est
inséparable de celle des idées du désordre et du possible. Il s’agit de montrer que
l’idée de néant est la source de tous les problèmes dont la métaphysique doit faire
l’économie pour aller de l’avant. C’est une forme d’aliénation qui nous incite à poser
ce genre de « problèmes angoissants et insolubles ». La question Pourquoi quelque
2
PM, p. 1331/ 99.
3
L’Évolution créatrice, in Œuvres, éd. du Centenaire, Puf, Paris, 1959 (noté EC), pp. 728-747/ 275-
298 ; La Pensée et le Mouvant in Œuvres, op. cit, (noté PM), « De la position des problèmes », pp.
1303-1307/ 65-69 ; et « Le possible et le réel », pp. 1335-1339/ 104-109. Outre les références à
3
l’Édition
L’Évolution
du Centenaire,
créatrice, innous
Œuvres,
indiquons
éd. du àCentenaire,
chaque foisPuf,
également
Paris, 1959
la pagination
(noté EC), correspondant
pp. 728-747/ 275-
aux
298 ; La Pensée et le Mouvant in Œuvres, op. cit, (noté PM), « De la position des problèmes », pp.
1303-1307/ 65-69 ; et « Le possible et le réel », pp. 1335-1339/ 104-109. Outre les références à
l’Édition du Centenaire, nous indiquons à chaque fois également la pagination correspondant aux
éditions de 1939-1941.
chose plutôt que rien ?, Bergson la compare au geste d’un fou qui ne peut s’empêcher
de revérifier sans cesse s’il a bien fermé la fenêtre avec l’angoisse de l’avoir ouverte
lors de chacune de ses vérifications4. Une telle question nous entraine de même dans
une course vertigineuse à l’infini, puisque nous ne trouvons jamais de cause ultime,
mais toujours une cause de la cause, sans possibilité de repos :

Nous remontons donc de cause en cause, et si nous nous arrêtons quelque


part, ce n’est pas que notre intelligence ne cherche plus rien au-delà, c’est que notre
imagination finit par fermer les yeux, comme sur l’abîme, pour échapper au vertige5.

Quand on applique la question « pourquoi ? » à l’être, on tombe


immanquablement sur la pseudo-idée du néant : ce qui montre qu’on n’admet
l’existence que sur la base de la possibilité contraire : on suppose qu’il y a quelque
chose à condition qu’il aurait pu ne rien exister. Ce que Bergson conteste avant tout,
c’est précisément cette idée d’une préexistence (en droit et non de fait) du néant à
l’être :

nous croyons nous figurer, que l’être est venu combler un vide et que le néant
préexistait logiquement à l’être : la réalité primordiale – qu’on l’appelle matière,
esprit ou Dieu – viendrait alors s’y surajouter, et c’est incompréhensible6.

Cette croyance naturelle de l’intelligence dans le néant tient l’être et l’exister


pour une conquête sur le rien ; de même qu’elle considère le possible comme
précédant et fondant le réel et qu’elle tient l’ordre pour le réarrangement d’un
désordre primitif.

Dans cette perspective, il y a l’idée que l’être est un supplément, un plus qui
vient combler un vide primordial. Du coup, le néant est compris comme étant moins
que l’être. Il suffirait pour le concevoir d’arriver jusqu’au terme d’une opération de
soustraction en partant d’une pluralité d’étants réels.

Bergson va s’attacher à montrer, à l’inverse que l’idée de néant implique un


plus par rapport à l’être du point de vue de son contenu : l’idée du Tout, plus
l’acte intellectuel par lequel on a supprimé tour à tour les étants. En effet, pour
construire l’idée logique de néant, on a dû poser au départ un être homogène qu’on
cherche en vain à nier en bloc. Il est en effet impossible de concevoir un vide absolu,
quelque soit notre effort en ce sens, nous sommes obligés de procéder par
suppressions successives. Ces suppressions se réduisent en fait à des opérations
cachées de substitution, c’est-à-dire que nous remplaçons une chose par une autre, en
détournant à chaque fois l’attention de celle qui a pris sa place : à ce qui n’est plus et
qu’il importait de trouver, se substituera toujours autre chose qui ne nous intéresse
pas. C’est ainsi que dans la pratique, nous disons rien lorsque nous ne trouvons pas ce
que nous espérions comme quand je rentre dans une pièce pour chercher mon
parapluie et que je dise : il n’y a rien. Le mot rien dans ce contexte a un sens : le
rien équivaut à une présence qui déçoit notre attente

4
PM, p. 1304-1305/ 66-67.
5
PM, p. 1303/ 65.
6
PM, p. 1304/ 65.
Les faux-problèmes surgissent lorsque l’intelligence se met à spéculer sur le
tout : elle est conduite à absolutiser ce rien tout relatif et tombe immanquablement
dans des absurdités logiques. Ce qui avait encore un sens dans la pratique devient
alors un pur flatus vocis. Pourquoi ? Parce que lorsqu’elle cherche à savoir « pourquoi
tout existe et non pas rien ? », la pensée ne peut rien substituer au tout sinon… le
tout lui-même ! L’idée d’une suppression du tout est un carré rond.

Bergson vise ainsi à établir une origine psychologique à l’idée du néant, mais
à mon avis, il laisse ouverte l’éventualité pour penser le néant autrement que du
point de vue de l’entendement. L’entendement découvre le néant dans une
opposition massive par rapport à un être homogène posé une fois pour toutes dans une
éternité actuelle et immobile. Comment y parvient-il ?

2. Rétrojection, abolition et négation : les trois opérations à l’origine de la


pseudo-idée du néant.

On peut résumer les cibles de la critique de la pseudo-idée du néant. Bergson


met en cause 3 thèses sur le néant et les trois opérations qui sont censées y conduire :
1. La préexistence du néant à l’être, établie par une opération de rétrojection
de l’avenir dans le passé.
2. La spatialité du néant en tant que réceptacle ou substrat de l’être auquel on
parviendrait par une opération d’abolition du tout à partir de ses éléments.
3. Le caractère négatif du néant comme étant moins que l’être, obtenu par la
négation logique.
Bergson met ainsi en cause ces trois opérations : rétrojection de l’avenir dans
le passé, abolition du tout à partir de ses éléments et négation de l’être. Pour
Bergson, le néant ne peut être mis avant l’être, au-dessous de lui ou en opposition à
lui – car il est à venir (dans la création), il implique la totalité de l’existence, ou
l’existence de la totalité, et au fond il est identique à la représentation de l’être (il
n’y a pas moins dans notre représentation du néant que dans celle de l’être).

1. Le néant ne préexiste pas à l’être : le philosophe qui s’étonne devant l’être


et qui se demande « pourquoi quelque chose existe et non pas rien ? », suppose qu’il
aurait pu ne rien exister et donc que l’être survient à un néant originaire. C’est ce fait
de considérer que le néant précède l’être, conduit à l’idée d’un être tout fait, non
soumis au devenir, éternel.

Il y a chez Bergson un refus du problème de l’origine des choses en termes de


chose toute-faite. Tant qu’on en reste au niveau du tout-fait, on est entraîné vers une
chose toute faite : matière, esprit, Dieu. La raison a besoin d’une raison, etc. Quand
on demande pourquoi il y a de l’être ?, on se forme naturellement cette idée d’un
fondement tout-fait, autrement on ne comprendrait pas comment quelque chose
pourrait survenir au néant. Parce qu’on se figure un néant absolu qui précède en droit
tout ce qui est, il faut donc que l’être puisse avoir triomphé du néant de toute éternité,
tel un axiome logique (Fichte : A = A) ou une définition géométrique (Spinoza :
l’essence du cercle) d’où les choses puissent sortir comme des applications logiques
ou des conséquences mathématiques. C’est pourquoi le néant précède l’être seulement
en droit, l’être étant pensé comme immobile et éternel. Voilà qui est tout à fait
étrange !
Il s’ensuit dès lors que la réalité constitue un système dans lequel toute
causalité libre est impensable et la création impossible : rien de nouveau ne peut
surgir et le mouvement de croissance de l’évolution n’a rien de créateur : il
consisterait simplement en un déroulement nécessaire à partir d’un principe unique
selon un déterminisme rigoureux qui régit le rapport d’une cause à ses effets. Or, pour
Bergson, la substance de la réalité c’est le changement. Il n’y a de l’être que du
devenir. La réalité offre le spectacle d’une création continue d’imprévisibles
nouveautés. Dans la durée mouvante, le mouvement de création n’est pas un
mouvement qui va du vide au plein, mais toujours du plein au plein, dit Bergson : pas
de place pour le néant apparemment. Sauf que cette plénitude n’est pas celle du tout-
fait. C’est celle d’un tout qui se fait. Or, ce qui se fait doit pouvoir admettre une
forme de néant. Non pas ce néant qui serait de toute éternité avant l’être, mais le néant
qui est devant lui : le « vrai » néant ne se décline au passé comme précédant
l’existence, mais il est à venir. Ce néant d’avenir est celui par lequel la vie s’élance en
avant d’elle-même – celui de l’évolution créatrice, de la volonté libre.

2. Le néant n’est pas le vide d’être : on conçoit le néant sous la forme d’un
réceptacle qui limite les contours de l’être. L’idée que l’existence consiste à combler
un vide comme l’eau remplit le verre suggère qu’il suffirait de vider l’univers pour
atteindre le néant, en abolissant tour à tour la somme des étants. Voilà qui est
impossible : qu’il s’agisse d’un néant de matière dans une perception extérieure ou
d’un néant de conscience dans la perception intérieure, mon esprit est condamné à
osciller entre deux néant relatifs sans jamais parvenir à une abolition complète7.
Même si j’arrive à supprimer un état de conscience et que je me fixe sur son souvenir,
un autre état présent s’y substitue en vertu du retard de la conscience sur elle-même ;
si je supprime une chose, une autre aura pris sa place, ne serait-ce que cette place vide
qu’elle laisse derrière sa disparition. L’absence elle-même est imperceptible : je
perçois un autre objet que celui que j’attendais et dont je me souviens. L’idée d’une
abolition partielle ou d’un néant relatif se ramène à une substitution objective et à une
préférence subjective qui me donne le sentiment d’un désir ou d’un regret. Dans le cas
de la conscience ou des choses, le vide est relatif à un esprit capable d’attente et de
mémoire. Nous avons donc toujours une représentation pleine et il est impossible de
parvenir à effectuer un vide absolu. Puisque l’annihilation ne peut s’effectuer que sur
une partie, l’idée d’une abolition du tout renferme une incohérence et une
contradiction.

En fait, si on creuse davantage cette idée de vide absolu, on se rend compte


que c’est une représentation pleine qui n’implique pas moins de chose que l’idée de
tout ce qui existe. Bergson invoque l’argument ontologique de Kant : la représentation
d’un objet inexistant ne consiste pas à lui retirer un attribut : il n’y a aucune différence
du point de vue du concept entre 100 euros possibles et 100 euros réels : que je les ai
ou pas en poche, du point de vue du concept c’est la même chose : il n’y a pas moins
au niveau du concept dans le possible que dans le réel, dans l’inexistant que dans
l’existant8. Au contraire, en déclarant un objet inexistant, je rajoute quelque chose à
son idée : d’abord la réalité en général, ensuite l’objet qui le remplace et auquel je ne
fais pas attention (je n’ai pas besoin de m’en soucier). Je ne peux dire d’une chose

7
EC, p. 730/ 278.
8
EC, p. 736/ 284-285.
qu’elle est irréelle si je ne pose d’abord la réalité dont je veux l’exclure. C’est ainsi
que l’idée d’un objet inexistant implique un plus et non un moins par rapport à l’idée
du même objet en tant qu’existant puisque j’ajoute à l’idée de son existence la
représentation de son expulsion par le réel, c’est-à-dire l’idée de la totalité. Je ne peux
donc penser l’inexistence d’une chose sans penser en même temps le tout de ce qui
est.

Que si maintenant nous analysons cette idée de Rien, nous trouvons qu’elle est,
au fond, l’idée de Tout, avec, en plus, un mouvement de l’esprit qui saute
indéfiniment d’une chose à une autre, refuse de se tenir en place, et concentre toute
son attention sur ce refus en ne déterminant jamais sa position actuelle que par
rapport à celle qu’il vient de quitter. C’est donc une représentation éminemment
compréhensive et pleine, aussi pleine et compréhensive que l’idée de Tout, avec
laquelle elle a la plus étroite parenté9.

Par de tels sauts, qui consistent à chaque fois à quitter un étant pour un autre,
le néant est raté : on n’a affaire qu’à la totalité de ce qui est.

3. Le néant n’est pas la négation de l’être : reste à détruire l’illusion selon


laquelle la négation logique, en accolant un non à un contenu de pensée, nous donne
la puissance de créer des idées négatives sur le modèle de l’affirmation. L’affirmation
est un acte intellectuel complet alors que la négation est la moitié d’un acte
intellectuel auquel s’ajoute un élément extra-intellectuel. Nier exprime une attitude
de l’esprit face à une affirmation possible qu’il s’agit d’écarter, autrement dit le
jugement négatif ne porte pas sur l’objet table quand je dis « la table n’est pas
blanche » mais sur le jugement affirmant « la table est blanche » : en niant la
blancheur de la table, je dis quelque chose à propos du jugement affirmant la
blancheur. C’est donc une affirmation de second degré, une affirmation sur une
affirmation, par laquelle je veux faire la leçon aux autres en les prévenant par avance
d’une erreur éventuelle. La négation est donc une puissance de contradiction qui
vise quelqu’un, et, à ce titre, elle est pour Bergson « d’essence pédagogique et
sociale10 ». Son rôle est de corriger quelqu’un. Tout comme l’éclat de rire que
provoque en nous Don Quichotte lorsqu’il voit des géants là où nous ne voyons que
des moulins à vent. Simplement, au lieu de le corriger en disant « Ce n’est pas un
géant », nous rions11. Le jugement négatif indique la nécessité de substituer une autre
affirmation à celle qu’il a posée mais il ne dit pas laquelle. C’est ainsi que la
proposition négative est un acte intellectuel incomplet dans la mesure où elle ne
précise pas l’affirmation correcte. Par conséquent, il n’y a pour Bergson que des
affirmations directes sur des choses, ou indirectes sur les jugements, mais il n’y a
jamais de négation susceptible de produire des idées négatives, un non-géant pour moi
ou un non-moulin pour le héros de Cervantès. En montrant « ce que la négation a de
subjectif, d’artificiellement tronqué, de relatif à l’esprit humain et surtout à la vie
sociale12 », Bergson conteste la symétrie du point de vue de la logique formelle entre
l’acte de présenter un rapport de convenance et celui de souligner un rapport de
disconvenance entre sujet et prédicat.

9
EC, p. 745/ 295.
10
EC, p. 739/ 288.
11
Bergson, Le rire, in Œuvres, op. cit (noté R), p. 475/ 140-141.
12
EC, p. 741/ 291.
Entre l’abolition et la négation, il y a cette différence que l’une exprime un
contraste entre passé et présent (la déception d’un individu qui regrette le passé en se
représentant le contraste de ce qui a été avec ce qui est), tandis que l’autre représente
le contraste du passé, de l’avenir et du possible (ce qui a été, ce qui sera et « tout ce
qui aurait pu être13 ».) Si l’abolition se temporalise par le passé (La table n’est plus
dans la salle), la négation se temporalise par l’avenir (tu ne diras pas que la table est
blanche). L’une constitue ainsi la généralisation de l’état psychologique par lequel je
m’attardais sur le passé pour le regretter parce qu’il n’est plus là (et qu’autre chose a
pris sa place). L’autre ne parle du présent qu’en s’attachant à une parole possible.

Dans la négation je me mets à la place de l’autre que je veux corriger par


avance, mais dans l’abolition je reste isolé en moi-même. Ces deux attitudes trouvent
une illustration dans l’histoire de la philosophie : le sceptique est celui qui nie l’être
alors que le solipsiste est celui qui abolit le tout.

Dans un cas comme dans l’autre, le chemin vers l’idée d’un néant absolu
consiste dans la généralisation pour le tout d’une opération qui s’applique
quotidiennement sur les choses et à l’intention des autres hommes.

3. Le rien de la création

Pourrait-on dire pour autant du néant qu’il n’est rien du tout ? On sait que le
néant ne peut être impliqué par la négation logique ou par l’abolition de la somme de
l’étant. En nous disant ce que le néant n’est pas, Bergson laisse dans une relative
indétermination ce qu’on pourrait substituer à cette idée.

Une phrase se trouvant au début de la conférence sur « Le possible et le réel »,


juste avant que Bergson n’engage la critique de la pseudo-idée du néant, laisse
explicitement entendre un autre sens du rien, qu’on ne saurait réduire à une locution
rhétorique et qu’il serait malencontreux de séparer de la critique qui
suit immédiatement dans le texte : « La réalité apporte avec elle un imprévisible rien
qui change tout14. » Je lis tout le passage :

« Je voudrais revenir sur un sujet dont j’ai déjà parlé, la création continue
d’imprévisible nouveauté qui semble se poursuivre dans l’univers. Pour ma part, je
crois l’expérimenter à chaque instant. J’ai beau me représenter le détail de ce qui va
m’arriver : combien ma représentation est pauvre, abstraite, schématique, en
comparaison de l’événement qui se produit ! La réalisation apporte avec elle un
imprévisible rien qui change tout. »

Il faut distinguer entre un néant vu comme une possibilité de l’être dans


l’optique de la logique, de la conversation et de la fabrication, càd de l’intelligence, et
un néant comme futurition de l’être dans la perspective de la création et l’intuition. La
critique du néant qui vise l’idée d’une négativité intellectuelle toute relative aux
nécessités de la fabrication, ne préjuge pas de la question du rien impliqué par la
création et dans l’advenue de l’absolument nouveau :

13
EC, p. 744/ 294.
14
PM, p. 1331/ 99.
« Le peintre est devant sa toile, les couleurs sont sur la palette, le modèle pose ;
nous connaissons tout cela, et nous connaissons aussi la manière du peintre :
prévoyons-nous ce qui apparaîtra sur la toile ? Nous possédons les éléments du
problème ; nous savons d’une connaissance abstraite comment il sera résolu, car le
portrait ressemblera sûrement au modèle et sûrement aussi à l’artiste, mais la solution
concrète apporte avec elle cet imprévisible rien qui est le tout de l’œuvre d’art. Et
c’est ce rien qui prend du temps. Néant de matière, il se crée lui-même comme
forme15 ».

Ce rien qui change tout de l’action créatrice n’est pas la même chose que la
résultat de l’abolition de tout par la pensée qui cherche le vide absolu.
Il y aurait ainsi comme deux points de vue sur le néant : celui déprimé et faux
de l’intelligence et celui stimulant et valable de l’élan de volonté.

Il faut comprendre ce que les idées négatives ont de déprimant, pour l’action
et pour la pensée. Au fond, elles témoignent de notre inaptitude à recueillir en nous-
mêmes l’élan créateur. C’est la rançon de l’intelligence humaine décrite dans les 2
Sources : l’angoisse, l’inquiétude. L’homme sait qu’il va mourir. L’exercice
souverain de notre vouloir suppose de nous débarrasser de ces idées transposées de la
pratique quotidienne dans la spéculation théorique qui finit par gêner nos actions.
L’angoisse devant l’univers à l’origine de l’idée intellectuelle du néant s’accompagne
d’une insatisfaction par rapport au réel imprévisible (l’idée du possible) et d’une
incompréhension de la vie (l’idée du désordre).

Ce que Bergson met en cause dans la tradition philosophique, c’est précisément


le fait que la pseudo-idée du néant est toute entière au service d’une conception d’un
Être intemporel et empêche dans l’ombre d’accéder à l’intuition de la durée, celle
qu’il a été le premier à thématiser :

« Les philosophes ne se sont guère occupés de l’idée de néant. Et pourtant elle


est souvent le ressort caché, l’invisible moteur de la pensée philosophique. » 16

Ce à quoi, Jean Beaufret, disciple de Heidegger, croyait légitime de rétorquer : « Peut-


être est-ce bien plutôt la philosophie de Bergson qui ne s’est jamais beaucoup occupé
de la pensée des philosophes17. » Dans un texte d’hommage intitulé « Avec l’âme
toute entière » 18 , c’est justement ce courage de commencer absolument sans
préliminaires, que Vladimir Jankélévitch louait dans la pensée de Bergson : l’attitude
de celui qui serait seul au monde comme s’il n’y avait pas eu de philosophes avant lui,
Comparable à Descartes penseur du commencement radical, qui a aussi pensé la
création de manière radicale : la création continuée : à chaque instant Dieu recrée le
monde.

Mais c’est en Socrate que Bergson trouve un prédécesseur. En accord avec la


conception maïeutique de la philosophie qui fait du penseur une sage-femme assistant

15
EC, p. 783/ 340.
16
Cf. EC, p. 728/ 275.
17
J. Beaufret, Approche de Heidegger I, « Philosophie grecque », éd. de Minuit, coll. « Arguments »,
Paris, 1973, p. 60.
18
Bulletin de la Société Française de Philosophie, 1960, 54, 1, pp. 55-62.
l’accouchement des âmes, l’intuition bergsonienne accompagne à sa manière la
naissance et les jaillissements d’une origine aux foyers multiples. Pour la pensée du
mouvant, il s’agit de penser ce processus de surgissement ininterrompu et de
croissance continue, celui-là même dont Héraclite nous apprenait, à l’aube de la
philosophie, qu’il aime à se cacher19. Seule une co-naissance (un naître-avec) nous
permet d’accéder à l’éclosion du devenir, pour intégrer la réalité et nous accroître en
même temps qu’elle. Nous pourrons nous fondre dans le Tout si nous nous abstenons
de prendre sur lui des vues extérieures en cherchant à l’arrêter, que ce soit en le
faisant sortir du néant (modèle ex nihilo) ou en rapportant sa matière à un modèle
préexistant (modèle démiurgique)20.

Bergson compare volontiers le travail philosophique à celui du tailleur. Il nous


invite à tailler un vêtement à la mesure du réel, en commençant par faire l’expérience
du jaillissement continu d’événements sans cesse nouveaux et singuliers. Il y a l’idée
qu’il faut renoncer à l’idéal d’un système philosophique achevé avec un principe
général qui serait la clef à tous les problèmes. Plutôt que de poser des principes dans
lesquels tout le possible et le néant pourraient être compris, nous devons apprendre à
sympathiser avec le surgissement des choses. Philosopher : c’est étudier le
surgissement continue d’imprévisibles nouveautés. C’est se soucier de la naissance.
L’intuition nous apprend à voir combien chaque instant du temps est absolument
nouveau : il ne préexistait pas à lui-même même sous forme de possible. Dans le
temps réel, la durée, le possible est créé en même temps que le réel : ce n’est que
rétrospectivement qu’on peut dire d’une chose qu’elle était possible. Avant sa
naissance, elle ne l’était pas. Si on n’admet pas cela, on n’admet pas l’idée de
création. Ou alors on a une fausse idée de la création, fondée sur la distinction entre
choses : chose qui crée et chose qui est créée.

« Tout est obscur dans l’idée de création si l’on pense à des choses qui seraient créées
et à une chose qui crée, comme on le fait d’habitude, comme l’entendement ne peut
s’empêcher de le faire… Il n’y a pas de choses, il n’y a que des actions… J’exprime
simplement cette similitude probable quand je parle d’un centre d’où les mondes
jailliraient comme des fusées d’un immense bouquet, pourvu toutefois que je ne
donne pas ce centre pour une chose, mais pour une continuité de jaillissement. » (EC).

Le monde n’est pas une somme de choses, c’est le foyer actif des naissances,
c’est-à-dire la vie, l’élan vital : c’est une multiplicité d’actions, de jaillissements, de
surgissements. Une vie incessante. Arrêtons-nous sur cette expression : continuité de
jaillissement. La continuité va du passé au présent, mais le jaillissement introduit une
discontinuité par rapport à l’avenir. De même que la durée n’est pas du pur
indivisible mais ce qui se divise sans cesse en changeant de nature, de même cette
continuité du temps est continuité d’une discontinuité. Ce qui est continu c’est la
discontinuité.

19
Héraclite, DK 123.
20
EC, p. 699/ 241 : « Le mystère répandu sur l’existence de l’univers vient pour une forte part, en effet,
de ce que nous voulons que la genèse s’en soit faite d’un seul coup, ou bien alors que toute matière soit
éternelle. Qu’on parle de création ou qu’on pose une matière incréée, dans les deux cas c’est la totalité
de l’univers qu’on met en cause. »
CONCLUSION

Le néant est dans ces ruptures continues qui font qu’il y a toujours quelque
chose de nouveau, qu’à chaque instant des événements ne cessent de surgir. De ce
qu’une chose n’était pas avant d’être, il ne s’ensuit pas que l’être surgit du néant. Il
faut renverser la proposition de l’entendement : c’est le néant qui surgit de l’être, c’est
le rien qui survient à l’être. A tout instant, dans chaque événement (le sucre qui fond
dans le verre) on assiste à une refonte radicale du Tout. Le monde comme totalité
ouverte (et non close) en devenir renaît dans chaque événement aussi insignifiant soit-
il. L’expérience de cette continuité de création, de ce rien imprévisible, dans tous les
domaines de la vie ne peut pas nous laisser de glace. Elle doit transfigurer l’existence.
Au final, la philosophie n’a pas d’autre but que celui de réchauffer la vie, c’est-à-dire
d’en intensifier l’élan, cet être-en-avant-de-soi au bout duquel Heidegger trouvait
l’horizon de la mort. Mais du point de vue de Bergson, qui n’a pas ignoré la finitude
de l’élan (l’élan finit tôt ou tard par s’épuiser, vaincu par tout les obstacles matériels,
qui constituent, par inversion, ses propres retombées), ma naissance n’est au fond pas
moins à venir que ma mort : tant que je suis vivant, cet événement virtuel peut se
réactualiser : il est possible de se créer soi-même. Création de soi par soi par
élargissement de la personnalité (intuition), approfondissement de la personnalité
(mémoire) et intensification de la personnalité (élan de volonté). C’est la promesse de
Bergson. La création cesse alors d’être un mystère pour devenir expérience.

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