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Psychologie de Sartre

Jean Mouzet
Dans Revue philosophique de la France et de l'étranger 2015/2
(Tome 140), pages 169 à 186

Article

S artre a vécu pour qu’on le traite avec désinvolture après sa mort comme un
[1]
vivant. « Je prends la plume, je m’appelle Sartre, voici ce que je pense » : cartes
sur table, et que la vie immortalise une pensée translucide, les concepts un
1

mode d’existence. Comprendre une œuvre, c’est entrer dans les vues d’un homme,
d’une « psycho- logie » – d’un « projet ». Libre en situation dans l’univers de la pensée
comme il est libre dans le monde, le philosophe se fait en fonction de ce qu’on a fait
de lui. Chaque pensée neuve, née d’une contingence absolue, tire sa déconcertante
nécessité des choix forcés du philosophe, absolument inexplicables et cependant
compréhensibles. La plupart de ces choix précèdent la pensée. Ne serait-ce que celui-
ci : le choix de la philosophie. Les Mots achevés, on a compris d’où vient l’écrivain
Sartre ; on ne sait toujours pas pourquoi ni comment cet enfant de douze ans est
devenu philosophe. Ni pourquoi ni comment ce philosophe, ni pourquoi ces
[2]
concepts et pas d’autres. Si « le génie c’est d’utiliser le hasard », de retourner la
fatalité contre elle-même en tirant parti de tout pour devenir génial, qu’y a-t-il avant
le génie et comment « n’importe qui » devient-il Sartre ? Nous disposons justement
d’une méthode pour essayer de le comprendre : c’est la psychanalyse existentielle,
une casuistique psycho-philosophique que l’on peut appliquer à son propre
inventeur afin de ressaisir la genèse de son œuvre de psychologie
phénoménologique à travers le portrait psycho-existentiel d’un jeune penseur en
devenir.
1. Penser contre soi : l’initiation à la psychologie

Le début de la fin de son enfance s’engage au moment où s’achèvent Les Mots. Âgé d’à 2
peine douze ans, « Poulou » vient de devenir ce qu’il est : Jean-Paul Sartre, génie
immortel. Il expérimente le bonheur de vivre avec la foi du charbonnier. « Excellent
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à tous égards » selon ses professeurs, le grand écrivain est arraché à ses amis du
lycée Henri-IV par le remariage de sa mère : il déménage à La Rochelle pour sa
rentrée en quatrième (1917). Un soir où il a mal répondu à son beau-père qui tente de
lui inoculer le goût des sciences pour faire de lui un géomètre, sa mère lui lance à
brûle-pourpoint une paire de gifles pour lui apprendre le respect de l’autorité ; et
c’est son faux père qui doit prendre sa défense. Poulou est outré. Il exécute sa
[4]
première « rupture intérieure » : avec sa mère. Nabot strabique de douze ans et
demi en pantalon à plis, il doit jouer au mâle pour plaire aux culottes courtes de
La Rochelle ; après s’être inventé une « poule » restée à Paris, il avoue son célibat et
devient la risée de sa classe. Ses manières efféminées, son langage livresque, sa
[5]
faiblesse ridicule font de lui « l’objet des plaisanteries et des coups, très souvent » :
[6]
« Je fus souffre-douleur à La Rochelle . » Sartre décapite alors le héros qui faisait
[7]
« régner la terreur » dans son dernier roman d’enfant : à la lumière de son ancien
règne familial, il ne peut se satisfaire d’une néantisation imaginaire de sa situation.
Pour triompher dans le réel, il est forcé de renoncer brusquement à sa fuite dans
l’écriture, d’enterrer ses œuvres complètes et de sacrifier le regard de son public
imaginaire à l’urgence de plaire aux camarades : « CAPITAL. J’ai perdu mon
[8]
mandat [d’écrivain] entre la 4e ET LA 1re . » Fou du désir d’être intégré, il brille
soudain par sa médiocrité scolaire, apprend à se battre, vole de l’argent à sa mère
pour s’acheter des amis (en vain) et rompt avec son grand-père qui ne le justifie plus.
Il est forcé, pour s’arracher à la violence d’autrui, de jeter sur son Moi le regard froid
de ses bourreaux et de se faire violence pour cesser d’être ce qu’il est ; il change. C’est
de ce Sartre-là, autant ou plus que du Poulou des Mots, que va surgir le philosophe.

Prendre et donner des coups s’apprend : de retour à Paris pour sa rentrée en 3


première (1920), Sartre a fait passer sa violence apprise dans son langage et sa
manière de penser. Il a quinze ans. Ce nouveau Sartre charme Nizan, qui d’ancien
camarade devient son tout premier ami. Sartre a pris sur lui un retard considérable
en trois ans de malheur et de médiocrité. Entraîné par Nizan, qui lui révèle Proust et
la grande littérature, il devient un monstre de travail et renoue avec l’excellence. Ils
[9]
caracolent bientôt tous deux en tête de classe. « Violente explosion d’orgueil » : le
regard de son ami et celui des sous-hommes qu’ils dominent lui restituent son être.
Sartre se représente à nouveau sa vie, son projet : c’est la fin de la conscience
malheureuse, dépassée dans la mauvaise foi presque absolue de l’immortalité ; il
redevient une essence en puissance dont le progrès vers Soi rejette au néant de
l’erreur ses moments antérieurs. Ses jeunes idées sont des passades sur le chemin de
l’immortalité : « J’ai constaté, dès l’âge de 14 ou 15 ans, que mes pensées avaient
valeur pour moi de vérité quand je voyais qu’elles allaient contre quelque chose que je
[10]
pensais auparavant . » Sartre a pris le pli des ruptures brutales mais ne rompra
jamais avec cette manière de penser qui précède sa philosophie. Ce qu’il pense, ce
qu’il est n’est rien au regard de sa perfection à venir ; et il le prouve en s’arrachant à
soi, faisant de son orgueil l’objet de sa vanité et de Nizan le témoin du progrès.
Sartre érige la transparence totale en norme de ce premier couple dominateur
(avant celui formé avec Beauvoir), exposant et livrant la totalité de son Moi à son
Ami – seul juge accrédité – pour en finir avec le jugement des autres : « J’étais engagé
dans une forme d’existence rayonnante et un peu torride, sans vie intérieure et sans
secrets, où je sentais constamment sur moi la pression totale d’une autre
[11]
présence … » Il a repris la plume ; à dix-sept ans, Nizan réincarne le public qu’il
avait perdu à La Rochelle. Sartre lui montre tout ce qu’il fait, lui dit tout ce qu’il
pense, le laisse juger de tout et s’autocritique âprement : « Jamais d’intimité avec
moi. Toute la postérité pour toujours entre moi et moi. Je n’adhère jamais à moi-
[12]
même : tout ce que je sens je le sens pour autrui . » Car le choix de vivre en
immortel implique la sujétion au regard d’une Postérité = Dieu imaginaire, d’un
public à venir.

Sous ce regard clinique provisoirement incarné par Nizan, Sartre devient vite le 4
psychologue hors pair de ses états de conscience. Il analyse sous l’influence de
Proust les mécanismes de ses sentiments et médite exclusivement sur l’écriture,
l’écrivain et la littérature ; c’est ainsi qu’il apprend à penser. Mais parce qu’il se veut
romancier, il est encore un piètre philosophe en classe terminale, et même en
khâgne : « Mon refus de la philo (bouquins poussiéreux, l’agrégatif de philo vu
[13]
comme un pauvre gars ). » Il méprise la philosophie comme un amas de vérités
mortes à prétention universelle. L’écrivain doit au contraire lire, écrire et vivre pour
[14]
« tout connaître du monde » d’une manière singulière et concrète. Et puis
[15]
soudain, c’est le choc Bergson. Sartre est « saisi » : « J’y trouvais aussitôt une
[16]
description de ma propre vie psychique . » Ainsi donc il existe une philosophie
concrète. Et d’autres vérités sur la psyché que l’analyse : Sartre espère faire de cette
nouvelle conscience fluide et temporalisée, de ce deuxième genre de connaissance
intuitive de l’homme, un moyen de servir son art : « Ce que je nommais
[17]
“philosophie”, c’était tout simplement de la psychologie . » Saisi mais pas
subjugué, le khâgneux note dans son carnet de pensées littéraires : « J’ai cherché
mon moi : je l’ai vu se manifester dans ses rapports avec mes amis… Mais mon moi
proprement dit, hors des hommes et des choses, mon vrai moi, inconditionné, je ne
[18]
l’ai pas trouvé . » On a connu des bergsoniens plus pénétrés. Sans doute nos
influences sont-elles moins reçues et subies que choisies d’après ce qu’on est (ou
pas) en état de croire : la découverte d’une vérité étrangère est souvent une
récognition différentielle (« J’ai reconnu après avoir lu Nietzsche mon idée sur la
[19]
volonté de triomphe »). Or Sartre à dix-huit ans n’était déjà plus son Ego depuis
longtemps, mais bien cette conscience libre et pleine, intensément tendue vers son
triomphe futur. En plein enthousiasme bergsonien, il est trop dénué de vanité et
trop indifférent à ce qu’il est, à ce qu’il n’est déjà plus, pour embrasser le concept de
« moi ».

2. Objectiver son Moi : la morale de la création

Ce destin du penseur, ce granit de vécu, de goûts et de dégoûts, de traits de 5


caractère et de manières de penser qui précèdent et conditionnent toute
philosophie, Nietzsche l’appelle « fatum spirituel » (Par-delà bien et mal, § 231). C’est
ainsi que Sartre, qui avait subi la violente rencontre du réel à La Rochelle et pris en
haine le petit idéaliste des Mots qui flottait, vaporeux, « parmi les simulacres aériens
[20]
des Choses », se découvre une passion, qu’il motivera plus tard, pour l’éclat du
réel : « C’est donc vrai qu’elles existent [les choses], si vraies, si pleines, si
[21]
catégoriques, si violentes » – si absolues. L’étudiant Jean-Paul Sartre n’a qu’une
idée, « c’est que toute théorie qui ne disait pas que la conscience voit les objets
[22]
extérieurs comme ils sont, était vouée à l’échec ». Cartésien catégorique
philosophant à coups d’épée, ennemi de la molle intériorité du sujet, il était fatal
qu’il reconnaisse plus tard dans l’intentionnalité ses exigences et ses
pressentiments : elle redonne au réel son âpreté, si profondément sentie par Sartre
au moment de quitter l’enfance. Mais l’idéalisme post-critique de Husserl,
dissolvant le réel dans la conscience, ternit l’absoluité des choses quand Sartre exige
au contraire que les êtres soient assez consistants pour être clairement nommés.
C’est ce goût de la dureté du réel, aussi vieux que son apprentissage de la violence au
lycée, qui donne sa griffe d’authenticité psycho-existentielle à sa conviction réaliste.
Elle est d’ailleurs profondément intéressée (motivée), Sartre étant persuadé qu’il
faut aimer l’éclat du réel – et refuser l’existence telle qu’elle est – pour que la vérité
donne sa valeur à l’écriture : être et se faire pur « glissement de lumière à la surface
[23]
de la densité d’être absolue » en vue d’éclairer les choses de nouveaux mots. Si
l’univers est un événement et le monde une qualité seconde du réel (un phénomène :
l’Histoire), la nuit de l’être est en soi et précède l’homme : la Terre ne nous a pas
attendus pour être ; mais l’important pour Sartre est qu’il n’y ait de l’être que pour
nous, partout de la nuit, des zones d’ombre à illuminer, des vérités à dévoiler ; ainsi
il n’est pas né trop tard, il y a encore beaucoup à faire, à créer. Si le réel est tel que
l’homme le dévoile, la création est fondée en vérité. C’est pourquoi le jeune étudiant
exige si tôt une doctrine réaliste. Grâce à sa « tendance à considérer les choses
[24]
perçues comme des absolus » (le phénomène est relatif, mais pas l’être qu’il
manifeste), sa phénoménologie ne sera que la surface de son ontologie. Et c’est en
s’éclatant vers l’être même des réalités objectives que cette conscience, Sartre, cette
singularité psychologique, éclairera le réel de vérités nouvelles.

Aussi, quelle modestie faut-il pour s’en tenir au relatif, aux phénomènes ! Qu’est-ce 6
qu’un philosophe ? L’orgueil d’une vérité absolue qui fait problème. À dix-huit ans,
Sartre découvre la vérité du réel, unique prédicat univoque de l’être et du néant.
C’est en tout cas ce qu’on dit de la Contingence pour simplifier : on arrive mal à
comprendre qu’un concept, même identique dans sa formulation, soit pris dans un
devenir psycho-philosophique qui peut en modifier radicalement le sens avec le
temps. En réalité, la révélation originelle de la contingence ne s’applique d’abord
qu’au dehors, qu’aux choses et aux autres : échappent à la contingence Sartre et le
[25]
sens de sa vie, l’art. Ayant retenu de Bergson que « l’esprit est [une] tension » libre,
active et positive, il est saisi par le fait qu’« un film, avec son cortège de sons, est une
[26]
conscience comme la nôtre », tendue avec un art implacable vers sa fin
mélodique. Et voici l’intuition de la contingence : « Il y a trop de différence entre les
[27]
deux tensions, la nôtre et celle du dehors . » La nôtre charme par son énergie
(l’intense durée du film étant à l’image de la conscience du spectateur), tandis que la
tension du dehors est si lâche, si détendue, si molle qu’elle écœure comme une
femme laide traînant au hasard des rues à l’heure où Sartre sort d’une séance des
Mille et une nuits. Activement tendu vers l’avenir, justifié par sa future biographie
comme le comédien de son idéal personnel par son rôle, il découvre que les autres
êtres existent mollement sans raison d’être ; ils évoluent dans les rues comme cette
indolente ordinaire, mimant sur le bitume la vie nocturne des algues à l’instant
même où notre héros franchit héroïquement la porte du cinéma. Ces injustifiables
figurent la liberté obscure de l’indétermination. Mais cette vision glauque est bien
loin de l’illumination mystique : Sartre en est si peu ébranlé qu’il tend de plus en
plus son énergie, pénètre à l’École normale supérieure (1924), compulse les Vies de
ses frères en Postérité, dont Nietzsche en diagonale, commence à se réjouir
immodérément d’être le génie qu’il sera et fonde enfin sa morale (1927) : « Un seul
[28]
mot : la Force. Il était musclé et pensait vigoureusement . » Boxeur et canuleur en
chef, romancier à ses heures, heureux comme un pape, il sort alors avec une jeune
fille de mœurs légères et s’efforce de donner forme aux idées qui s’accordent à
[29]
« cette force qui fait tout son être ». Quant à la contingence des autres, quelle
importance ? Il la regarde par la fenêtre de sa thurne où la petite culotte de Simone
Jollivet posée sur sa lampe diffuse une lueur violette sur des manuscrits en désordre.

Pourtant, avec Nizan déjà, ils conspiraient une théorie « simple et violente qui serait 7
[30]
la philosophie du XXesiècle ». La Force impose à présent les œillères de l’orgueil,
l’esprit borné à l’Idée unique dont procéderont les puissances épanouies de l’œuvre.
« Il me dit le sort qu’il rêve pour sa théorie de la contingence » notera Beauvoir deux
ans plus tard, « et qu’elle devienne au cœur des hommes vivants comme le Destin
[31]
des Grecs . » Entre-temps, Sartre rompt avec sa première Simone. Il a vingt-
quatre ans et sa « douleur poignante » d’amant trompé lui dessille l’œil sur les
[32]
faiblesses qui rongent son « cœur d’airain » . « Intérieur », triste et mélancolique,
[33]
rattrapé par sa première nature de « petite vieille fille » sentimentale, Sartre ose
même se dorloter en dérogeant pour un soir à sa condamnation des journaux
intimes. Il se reprend ; et s’arrache à son état en pensant contre soi (« mes pensées à
[34]
moi meurent comme les amants tragiques ») : trop affaibli pour l’entretenir, il
répudie tout à coup sa morale de la Force et s’efforce sourdement d’oublier sa cruelle
maîtresse. Quitte à n’être pas fort, il se lave du blâme de mollesse en diluant ses
valeurs de la veille dans une langueur générale, dans l’impuissance universelle à
être. Le voici faible et mou, contingent comme un homme ; mais nul échec ni
manque n’entreront en Sartre qu’ils ne se soient insinués d’abord au cœur de
[35]
l’Homme : s’il doit changer, il faut que tout change. « Tout est trop faible … »
décide-t-il pour finir, sans plus s’exclure de ce manque universel de nécessité. Du
[36]
moins en théorie ; car cette période « de basse tension » est de courte durée. Si
l’homme ne peut être, ni Sartre exister sans morale, il est forcé de s’en recomposer
[37]
une : son but sera de « créer le nécessaire », cette œuvre inhumaine, le Beau. La
beauté seule a de l’être et sa nécessité rejaillira sur son créateur. Toute existence est
bien entendu un lent ratage amorphe, mais la création impose à l’écrivain qui ne vit
que pour écrire le nouvel impératif d’« abandonner sa loque au hasard » et de
[38]
« traîner son corps aux quatre coins du monde », dans les roses et la « merde » ,
car son œuvre le veut. Sartre réinvente ainsi l’inhumanisme : tout le monde
s’affaisse d’un cran, pas de salut pour les médiocres, mais c’est parce que la création
de nouveaux mondes, de nouveaux êtres, esquivant seuls la nullité universelle des
existants, est devenue l’unique fin absolue de l’homme.

Écho tardif d’une métaphysique de l’Esprit créateur, conçue pour son mémoire de 8
fin d’études (1927), cette nouvelle morale de la création absolue s’harmonise aux
idées de Sartre sur l’image, motivées dès l’origine par son obsession pour la liberté
créatrice : « Une personne est là, on lui dit : “Où est votre ami Pierre ?”, il est à Berlin,
par exemple, et elle imagine où il est. Il y a là un décrochage de la pensée qui ne peut
pas s’expliquer par le déterminisme. Le déterminisme ne peut pas passer à
[39]
l’imaginaire . » Pour le jeune normalien, la conscience, l’imagination et la pensée
ne sont qu’une même extériorisation de soi, à grands flots continus d’images, d’un
Esprit non-substantiel absolument libre-pour-créer. Les concepts eux-mêmes sont
des images, insensibles et imperceptibles, nouveautés radicales et sans passé. Et
Sartre s’opiniâtre à arracher les images au corps (sensations, perceptions) même
lorsqu’elles en dérivent encore (émotions, sentiments…), l’imaginaire étant l’univers
par excellence de la liberté pure : « La liberté pour moi c’était la signification de la
création. Il n’y a rien et puis il y a quelque chose : donc vous avez créé, donc vous êtes
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libre (déterminé par rien ). » Ainsi ses travaux de psychologie et de
phénoménologie procèdent de son projet originel d’enfant, le désir d’être Soi par la
création d’une œuvre immortelle (liberté) ; quant à la révélation de sa jeunesse,
l’absence funèbre de toute justification à l’existence (contingence), c’est d’elle que
naîtront ses œuvres ontologiques et La Nausée, lorsque la contingence aura cessé
d’être une Idée pour devenir un problème. D’ici-là, le jeune normalien ne peut que
bâcler des écrits médiocres (Er l’Arménien, 1928 ; Légende de la vérité, 1931). Sauf en
psychologie. Car c’est justement l’époque où Sartre, tout au bonheur d’exister justifié
par sa morale de la création absolue, discipline ses idées autour de l’évidence
récemment radicalisée de son vécu d’adolescent : qu’il n’est et ne sera que ce qu’il
aura extériorisé. À Berlin, en 1933, Sartre profite de son séjour d’études pour
renommer « conscience » son Esprit créateur. Puis il rentre en France sans Ego,
persuadé d’avoir découvert ce qu’il a reconnu et réinventé : que l’esprit n’est qu’une
tension vers les autres, le dehors et l’avenir ; que l’on n’est pas son caractère mais
autre chose, pas une chose, il ne saurait dire quoi (une visée – rien) ; que l’éclat du réel
appelle une lumière qui l’éclaire d’images et de mots, qu’il ne faut pas s’aimer et
encore moins parler de soi ; que l’orgueil ne repose sur rien et que lui seul, à force
d’arracher Sartre à soi, au Moi, pourrait mener à tout. Qu’est-ce que la vérité ?
L’adéquation secrète du concept au fatum, la joie troublante d’un monde nouveau,
unheimlich. L’échappée hors de soi, vers les idées des autres, d’un rien qui ignore le
squelette translucide de sa psychologie, de son « projet » : l’horreur d’être – englué
dans son être – freiné dans son progrès vers Soi.

3. Éliminer la sensibilité : le sépulcre blanchi

Sartre est un aigle de la réflexion pure. Parce que l’introspection suppose une 9
conscience de survol qui s’arrache à l’Ego ou psyché, son objet, Sartre ne peut se
convaincre qu’« il ne suffit pas de dénoncer une constante psychologique pour la
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modifier ». Non ; se voir, c’est se changer : « Les auteurs que j’ai étudiés
(Baudelaire, Genet) sont des réflexifs comme moi. Mais leur réflexion vise à boucler
la boucle, à se reprendre. La mienne tend à m’éloigner de moi… C’est que je la veux
[42]
créatrice » d’un Lui-autre à venir, détaché de son ombre. Car si, par impossible, il
demeurait aveugle à sa propre mauvaise foi, il resterait le même, figé par vanité
dans son petit Ego ou dans l’orgueil de son projet originel. Mais sa lucidité
extrospective, ce Je formel dont l’orgueil est le Moi, c’est à ses doubles qu’il la doit :
au regard de sa mère, sa réflexivité (« Je répétais à voix haute ce commentaire
[43]
perpétuel : “Je marche, maman, je bois un verre d’eau, je m’assieds ” ») ; à celui de
Nizan, l’abolition du Je dans le Nous irréfléchi qui les explique tous deux ; au regard
de Beauvoir, enfin, il doit de s’être fait l’impersonnelle pythie de sa psyché, le grand
transformateur de ses sentiments d’huître en « sensations exemplaires, bonnes à
[44]
insérer dans un livre relié ». Sartre n’a jamais cessé de vivre exclusivement pour-
autrui. C’est un effet de son projet originel : le désir d’être par le regard imaginaire
de la Postérité (passagèrement incarné par l’indulgence de ce petit juge : l’ami). Pas
d’intériorité : tout ce qu’il sent est public par avance ; il y a en Sartre une pure
conscience impersonnelle dont les mots expriment sans arrêt les états de l’Ego : « Je
ne sentais (sépulcre blanchi) que pour comprendre pourquoi je sentais cela plutôt
[45]
qu’autre chose », pour en parler, pour en écrire. Sépulcre blanchi ? Une allusion
biblique : « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! parce que vous
ressemblez à des sépulcres blanchis, qui paraissent beaux au dehors, et qui, au-
dedans, sont pleins d’ossements de morts et de toute pourriture » (Matthieu 23:27).
Cette image conceptualise la réflexivité d’un mort : Sartre.

Qui fallait-il être, en effet, pour avoir ne serait-ce que l’idée d’expulser les sentiments 10
hors de la conscience ? Car c’est le sens du premier article original de Sartre : « Le
sentiment “colle” au Moi. Si l’on attire le Moi dans la conscience on attire le
sentiment avec lui. Il nous a paru au contraire que le Moi était un objet
[46]
transcendant . » Assoupis par l’attitude naturelle des phénoménologues, le
sérieux, ou régressant avec Deleuze au solipsisme d’un monde sans autrui, on
manquerait aisément la nouveauté de cet article : Sartre invente la situation
fantôme, effet absurde de l’illusion d’être soi. Il avait noté dès la khâgne la
transcendance du Moi et se passait déjà fort bien en 1927 d’un producteur
d’intériorité substantielle, le Je, « dans » la spontanéité créatrice ; mais l’affectivité
lui semblait alors la matière d’une conscience irréfléchie d’images. À présent la
réflexivité pure peut repousser les spectres, les pseudo-êtres fantomatiques de la
réflexion sale. Car si l’homme met tous ses efforts à se penser comme un être, à
s’adorner d’une personnalité, à se donner des sentiments, le champ transcendantal
nous rend au monde et la réflexion pure à ce rien que nous sommes : un sentiment
n’existe qu’autant qu’on le laissera ramper dans la molle inertie passéiste et passive
de l’Ego. Sartre vient ainsi de fonder l’éducation sentimentale de ses vingt-quatre
ans, au moment de sa rupture avec Simone Jollivet : le refus de souffrir. « Une colère
d’orgueil le saisit. Il se jura de n’avoir plus même un désir ; et, comme un feuillage
emporté par un ouragan, son amour disparut » (Flaubert). Que doit être l’homme
pour que cette liberté vertigineuse soit possible ? Justement une conscience
impersonnelle qui peut à tout instant survoler d’assez haut les états de son Moi,
sentiments compris. Et que devait être Sartre pour pousser jusqu’à ce point
d’insensibilité la libération de soi-même, l’arrachement à son Moi, à son « être »,
jusqu’au mépris de ses sentiments ? Peut-être un sépulcre blanchi : « Je fais illusion,
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j’ai l’air d’un sensible et je suis un désert… Je ne suis qu’orgueil et lucidité . »

Mais si l’incertain sentiment n’a d’être qu’autant que lui en abandonne la lucidité 11
suspendue d’une liberté mortuaire, il paraît au moins que les émotions s’emparent
de la conscience et la bouleversent sans que la liberté y puisse rien. Car l’émotion est
le mode d’existence certain d’une conscience émue. Dans le monde magique de
l’affectivité, les êtres dévoilent de nouvelles qualités secondes qui manifestent leur
être, les Simone sont aimables et les vivants charmés, même au fond du cafard,
d’esquiver la difficulté du monde. Toute émotion envoûte en effet la conscience et la
précipite dans la fuite du réel, métamorphosant le rapport de l’homme au monde
pour lui épargner la nécessité de l’affronter. Mais si rien ne peut déterminer la
conscience, bien qu’elle se complaise d’ordinaire à se persuader du contraire,
l’émotion ne peut être qu’un laisser-aller : on s’avachit dans le magique, par vertige de
l’échec ou présomption d’un bien-être imminent, on se jette dans la facilité pour
n’avoir plus à se tenir dans la tension de nos exigences. Tout cela fascine Sartre, et
l’exaspère. Cuirassé de son avenir de grand écrivain, endurci contre la mélancolie et
les crises de conscience, il s’avère inapte à prendre l’émotion au sérieux : « Espérez-
vous que je vais m’attendrir devant cette attitude intéressante qu’il vous a plu de
composer à vos propres yeux d’abord, aux miens ensuite ?… La tristesse va avec la
mollesse. […] Redressez votre corps, cessez la petite comédie, occupez-vous, écrivez :
[48]
c’est le grand remède . » L’émotion est une complaisance, une conduite inférieure,
une faiblesse de la conscience qui s’appauvrit le monde et se dégrade par
[49]
impuissance à le changer : « Absence de colère : trouver une solution adaptée » –
« car la colère n’est qu’une tentative aveugle et magique pour simplifier les
[50]
situations trop complexes . » Engluée dans un corps incontrôlable, la conscience
émue se prend vite au sérieux. Bientôt notre ébranlement physique démontrera
notre sincérité de mauvaise foi. Incapable de commencer à écrire, la jeune fille
s’émeut, s’énerve, se navre et s’autorise enfin du dégoût d’elle-même ou des livres
pour ne rien faire ; elle s’abandonne à sa situation fantôme et s’effondre en sanglots.
C’est bien la preuve qu’elle est trop émue pour se mettre au travail ; mais pourquoi a-
t-elle commencé à pleurer, si ce n’est justement pour se donner l’excellente excuse
de l’impossibilité physique ? Sartre a peut-être du ridicule un sens plus aigu qu’on ne
[51]
le dit : « Les autres ne voient que le style, moi je ne vois que la faiblesse . » Sa
psychologie répugne aux justifications, sa morale de la Force survit dans ce dégoût
méprisant pour toutes les formes de complaisance. Sans qu’aucun motif strictement
conceptuel ne l’explique, puisque l’émotion vraie est la libre conscience émue, il la
conçoit comme un objet originellement transcendant (d’abord extérieur à la
conscience et donc contrôlable) car toujours sollicitée par la situation fantôme et le
regard de l’Autre. On n’est ému que pour l’Autre : les émotions « se présentent
comme des sollicitations vertigineuses : en une occasion de colère il faut se mettre en
colère pour se conformer à l’idée de justicier (colère sacrée) que l’autre a constituée
de nous. […] Comme si quelqu’un (qui serait Moi-Autre) placé derrière moi, regardait
la situation pour moi et, par exemple, valorisait telle figure, telle conduite de telle
personne en digne de colère. […] Je me mettrai en colère pour réaliser cette
[52]
répugnance objective que je ne ressens pas assez … ».

4. Souffrir la Contingence : le passage à l’ontologie

Telle serait donc l’esquisse de la psychologie de Sartre. Elle date pour l’essentiel des 12
années 1920 et sera publiée tout au long de la décennie suivante. On ne comprendra
qu’avec L’Être et le Néant que toute phénoménologie (toute psychologie aussi bien) ne
vaut qu’à la surface d’un plan présupposé par le choix plus profond « d’être celui par
qui le monde se dévoile comme magique ou rationnel », de « se donner l’existence
[53]
magique ou l’existence rationnelle ». On comprend mal l’Esquisse d’une théorie des
émotions si l’on ne voit pas qu’elle se déploie tout entière au niveau superficiel d’une
conscience libre qui a déjà fait le choix de l’émotion et se laisse dès lors entraîner par
la force d’inertie psycho-physiologique de la complaisance envers soi. Quant aux
choix ordinaires de Sartre, on devine de quelle force ils procèdent : « Ma vie
psychologique : tension, action, penser contre soi, se dépister – viser un grand but et
[54]
le grouillement psychologique en dessous . » Tant qu’il plane dans l’éther du
bonheur d’être celui qu’il sera, il se divertit à s’analyser. Mais pour aboutir à
l’ontologie qui entraînera dans ses profondeurs toute sa psychologie, peut-être
devra-t-il d’abord plonger jusqu’à l’homme, en crever la surface et croupir en-
dessous, expérimentant à la fin qu’il n’est pas Soi mais l’autre, rien qu’un homme : ce
néant. Pour cela, il manquait seulement que la liberté tourne au problème et cesse de
se répéter comme une thèse d’article universitaire en ouvrage universitaire, pour
s’affronter enfin à sa vérité ennemie ; il fallait que la contingence elle-même
devienne problématique. Comment s’expliquer autrement qu’entre 1924 et 1938
Sartre n’ait daigné ou pu consacrer la moindre œuvre à son Idée fondamentale,
celle-là même dont il désirait empoisonner le cœur des hommes depuis plus de dix
ans ? « Ce que j’ai appris : on peut avoir toutes les idées du monde et jouer avec. Elles
n’ont de réalité que lorsqu’elles sont vécues, c’est-à-dire lorsque la situation les réveille
[55]
et les réalise en chacun comme un moyen de la vivre . » Quel genre d’homme faut-
il être, en effet, pour croire qu’il s’agisse d’abord de jeux de concepts dans la pensée,
de pensée pure ? Sartre, c’est dans le noir qu’il y voit clair. La Nausée sera son seul
livre à crier directement depuis les profondeurs. L’Être et le Néant, ce monstre
herculéen, en prodiguera plus tard le sens philosophique.

Retour au Havre : l’automne 1934 marque la fin des vacances de Sartre à Berlin et le 13
début de la longue agonie de Dieu. Dix ans plus tôt, à l’École Normale, le jeune
Sartre avait expérimenté quatre ans d’un état de béatitude parfaite, scandé de
grandes joies éternelles. Il se savait immortel. Son génie discutable, encore
nullement démontré par ses œuvres, était reconnu d’avance par le souverain regard
[56]
de « la Postérité = Dieu ». Sartre vivait sur le pari et dans la pure attente de Soi,
dans un avenir imaginaire où la garantie de son Être était de tout temps arrêtée :
« On peut vivre dans la mauvaise foi, ce qui ne veut pas dire qu’on n’ait pas de
[57]
brusques réveils de cynisme ou de bonne foi … » Dès sa nomination au lycée
du Havre, à vingt-six ans (1931), le soupçon affleure que ses chances s’estompent
d’avoir une grande vie héroïque à la Stendhal. Sartre éprouve depuis plusieurs
années, par petits chocs, la « crainte grandissante de n’avoir pas la vie de l’écrivain.
[…] Être professeur c’était n’avoir pas la vie du grand homme donc ne pas écrire de
[58]
grands livres ». Il a toujours eu la hantise de finir en « homme moyen » : « Refus
d’être un moyen… Être une fin absolue, avoir une fin absolue, en proposer une
[59]
absolue . » L’ homme moyen vit au petit bonheur : pour lui tout est possible sauf le
génie. Or, aux yeux de Sartre, ébloui par ce choix de l’imaginaire, l’éclat aveuglant
qui filtre par la porte étroite de l’absolu devait fatalement plonger tout le reste,
même le petit bonheur de l’existence commune, dans une atmosphère noire d’échec
absolu, comme un bonheur terrestre sans l’espoir de la grâce doit paraître abject au
mystique. Pour que « médiocre » et « petit » arrivent – s’attribuent – au simple
bonheur de la situation de professeur, il faut avoir aspiré furieusement à tout autre
chose ; pour Sartre, à la grandeur. Et saurait-on renoncer comme cela à une
aspiration de vingt ans, à son « projet originel » ? « J’entrepris de me persuader que
toute vie était d’avance perdue. Cela m’était d’autant plus facile que je l’avais toujours
dit (mais sans le croire)… C’eût été trop affreux pour moi d’imaginer que cette vie
[60]
d’homme illustre était possible .» Par cette abjuration, Sartre commence à réaliser
sa contingence, qu’il était parvenu à fuir jusqu’alors par la radicalisation de sa
morale de la création absolue (1928) en morale du salut par l’art (1931). Passe encore
jusqu’à Berlin. Mais, au retour, sa situation objective (professeur à vie !) lui devient
absolument intolérable. Adieu les voyages aux quatre coins du monde et l’invention
de chefs-d’œuvre ; il prépare ses cours et donne cours, rédige une petite nouvelle une
ou deux fois par an… « Melancholia », la version initiale de La Nausée, est refusée par
Gallimard. Sartre est un petit professeur de lycée qui se prenait pour un grand
écrivain. Pour fuir à tout prix cette réalité avilissante, il est désormais prêt à mettre
sa peau sur la table.

« Tristesse du métier : ce que je redoutais est donc arrivé… Il faut longtemps pour 14
[61]
devenir fou. Et puis l’occasion . » Pour Sartre, la folie est, par excellence, un choix
qu’on ne peut faire qu’à condition de refuser de croire de toutes ses forces qu’on est
en train d’en faire le choix. On devient fou par vertige, forcé (non pas déterminé), au
pied du mur, par une situation réelle ou psychique intolérable. À l’origine de tout
type de fuite en spirale, il y a le laisser-aller. Et l’occasion : contre les psychologues
classiques que n’étonnait pas l’idée d’une perception comme hallucination vraie,
sans qu’ils puissent fonder en retour sa différence de nature avec l’image, la théorie
de Sartre, inventée précisément pour cela, menace d’achopper sur le problème
inverse, l’hallucination comme mixte d’image et de perception. Il doit prouver que
l’hallucination ne réfute pas sa théorie d’une antinomie radicale de l’imaginaire et
du réel. C’est un problème de philosophie pure. Mais loin d’assouvir comme à
l’ordinaire son goût du concret dans les observations des psychologues, dont il peut
toujours démolir après coup les interprétations sans avoir besoin de refaire pour
cela leurs expériences, Sartre a l’idée d’aller se droguer à Sainte-Anne. Il sait
parfaitement que la mescaline peut provoquer d’horribles visions, qu’il se complaît
d’ailleurs à redouter d’avance ; mais il décide de se faire piquer malgré tout en
février 1935 et, inévitablement, « voit » par vertige (imagine) sous l’effet de la drogue
tout ce qu’il pressentait : un enfer de serpents, de pieuvres et de crapauds, une tête
scalpée, de la chair en putréfaction sur le squelette d’une main recroquevillée.
Quelques heures abominables plus tard, les effets cessent et le laissent dévasté ;
soulagé, mais funèbre. Le retour à la réalité fait si peu son affaire que moins d’un
mois plus tard il essaie de se persuader qu’il est fini, foutu : il s’invente une psychose
hallucinatoire chronique, dont il sait pourtant qu’elle touche essentiellement les
vieilles femmes solitaires. Pour les médecins, cette « folie » imaginaire n’a rien à voir
avec la mescaline. On lui défend seulement l’isolement. Il s’isole. « Lorsqu’il
[62]
hallucine » écrit Sartre, le malade « est seul, il se laisse aller », déréalise sa
perception et passe au monde imaginaire.
Si Sartre pouvait être certain d’être un grand écrivain, s’il n’avait jamais douté de lui, 15
d’être Soi, il besognerait docilement dans l’ombre. Car il croit encore en sa morale
du Salut, version noire et sentie de sa morale de la création absolue : « Je m’attachais
avec une espèce d’acharnement à écrire. Le seul but d’une existence absurde, c’était
[63]
de produire indéfiniment des œuvres d’art qui lui échappaient aussitôt . » Mais
justement rien ne lui échappe : Sartre est un écrivain qui ne publie rien. Assis sur les
ruines grises de son petit bonheur, il s’imagine devenir fou malgré lui plutôt que de
rester ce plumitif du dimanche, à demi chauve et déjà vieilli. C’est encore un trucage
pour préserver la mauvaise foi de son projet originel : certain d’être médiocre, il
n’aurait plus la moindre raison d’être. Ce serait une condamnation à la lucidité
interminable d’une existence ratée. Fou, il serait perdu à jamais et déchargé de tout.
Terrorisé à l’idée de cette chute en spirale dans l’inconscience qui l’horrifie et qui le
tente, refusant la psychose de toutes ses forces, il s’abandonne à ses hallucinations à
force de s’en défier : « L’espèce de peur que j’ai de moi-même “Qu’est-ce que je vais
encore voir”, “Qu’est-ce que je vais pouvoir inventer” ressemble beaucoup à celle
[64]
qu’on a dans les cauchemars . » Lui qui abhorre les crustacés depuis l’enfance est
poursuivi par des langoustes hallucinées. Que cette folie imaginaire soit une fuite
devant l’existence, Sartre le reconnaîtra plus tard en affirmant que les fous sont
[65]
originellement libres : « L’objet irréel ne peut pas exercer d’action causale »,
autrement dit déterminer une conscience. Tous les efforts des fous visent à s’affecter
d’une folie irréelle – au contraire des malades réels qui s’efforcent de guérir. Jusqu’à
l’éradication complète de leurs derniers accès de lucidité, ils souffrent surtout de
n’être jamais assez tyrannisés par la folie. « Je me rappelle la crise que j’ai eue
autrefois », raconte une « folle » citée par les psychiatres Albert Borel et Gilbert
Robin en 1925 : « J’ai dit que j’étais la reine d’Espagne. Dans le fond je savais bien que
ce n’était pas vrai. J’étais comme une enfant qui joue à la poupée et qui sait bien que
sa poupée n’est pas vivante mais qui veut s’en persuader… tout me paraissait
enchanté… j’étais comme une comédienne qui aurait joué un rôle et qui se serait
mise dans la peau de son personnage. J’étais convaincue… pas tout à fait. Je vivais
[66]
dans un monde imaginaire . » Sartre à son tour s’isole de plus en plus. Les
langoustes le poursuivent où qu’il aille. À la grisaille de son petit bonheur se
substitue alors une dépression noire, funèbre, trouée de crises d’angoisse qui
prennent la folie pour objet : « Je me suis trouvé receler en moi une bulle d’angoisse
absolument pure […] fixée sur le mot : Fou, qui est devenu rapidement intolérable,
[67]
sans images ni représentations . » Par miracle, Sartre se découvre une passion à
l’été 1935 pour une lycéenne farouche qui le distrait de ses langoustes et du désespoir
noir de sa folie imaginaire. Ils n’ont en commun que leur haine de la vie telle qu’elle
est. Il sait d’avance qu’elle ne l’aimera jamais. Dans le doute, pour que cette nouvelle
fuite puisse se poursuivre à l’infini, il se défend de l’aimer ou de la désirer : il exige
seulement d’elle une sorte d’amitié exclusive que lui interdit justement
l’impérialisme de sa jalousie maniaque. Sa vie de trentenaire en désagrégation est
une conduite d’échec hautement sophistiquée. Il désire retrouver le sens du réel en
vivant tout entier dans le chaos d’instants d’une passion malheureuse. En vain : la
passion est encore un état de sentiments-actions visant un objet irréel ; Sartre danse
sous le regard de son Olga imaginaire pour oublier celui de la Postérité, qui pesait
encore trop sur lui en dépit de tous ses efforts pour (ne pas) être fou. Sartre cesse
bientôt de vivre pour son public à venir, il n’existe plus que pour cette passion folle
qu’il a délibérément voulue impossible. Olga jette à terre sa morale du salut : elle ne
trouve pas qu’un vieux laid de petit bourgeois rangé soit excusé de vivre pour avoir
créé quoi que ce soit. « La folie de refus. La passion de substitution. À ce moment-là,
je crois pour de bon à la vie gâchée. Je suis enfermé en moi : petit professeur… À la fin,
[68]
la mort n’a plus d’importance. Vraiment désespéré . » Le désespoir, c’est le doute
sur Soi, ou la lucidité sur l’existence. Pendant quelques mois, les seuls de sa vie,
Sartre existe au petit malheur, abandonné de toute espèce de justification. Il sent
pour la première fois ce que la Contingence a d’absolu. Le sens de La Nausée sourd du
fond noir de cet anéantissement fugitif.

5. La vérité absolue

« Mon cher Sartre, j’ai fini [La Nausée]… Je trouve cela épatant, génial… Je sens sa 16
[69]
vérité comme si le livre m’était adressé . » Sartre est enfin parvenu à exprimer trois
vérités : la Nausée, l’Angoisse et l’Ennui métaphysique, appréhensions existentielles
de la facticité, de la liberté et de la Contingence. Si toute philosophie peut sembler
réductible à la psychologie de son auteur, comme à de joyeuses jongleries d’idées et
de concepts, c’est qu’il suffit de ne pas sentir personnellement les vérités de son
œuvre, ou d’avoir cessé de les vivre. Les autres diront de Sartre ce qu’il dit à peu près
de Genet : son génie – son œuvre – est la face conceptuelle de sa psychologie et de sa
vie. La profondeur de L’Être et le Néant vient de cet orgueil fou du philosophe, d’avoir
osé se demander ce que doit être l’homme pour que ce qu’il en découvre en lui-
même et hors de lui soit possible. Cette question même eût été impossible sans la
[70]
vérité de La Nausée : « La contingence… c’est l’absolu . » L’invention du concept de
salaud atteste la réalisation par Sartre de son Idée : son devenir-problème. Car le
salaud désigne tout simplement le négateur de l’absolu. Cherchez l’insulte d’un
philosophe (sophiste ! athée ! insensé ! ignorant ! bourgeois ! esclave ! nihiliste !
renégat ! fidéiste !…) et vous isolerez la vérité absolue surgie de son problème
psycho-philosophique.
Notes

[1] Situations X, Paris, Gallimard, 1976, p. 145 ; pp. 105-108, 141-147. Sauf indication
contraire, tous les ouvrages cités sont de Sartre.

[2] Cahiers pour une morale, Paris, Gallimard, 1983, p. 37.

[3] M. Contat & M. Rybalka, Les Écrits de Sartre, Paris, Gallimard, 1970, p. 22.

[4] Sartre, un film réalisé par A. Astruc & M. Contat, Paris, Gallimard, 1977, p. 17.

[5] Entretiens avec Jean-Paul Sartre, in S. de Beauvoir, La Cérémonie des adieux, Paris,
Gallimard, 1981, p. 213.

[6] Les Mots et autres écrits autobiographiques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 2010, p. 1182.

[7] M. Contat & M. Rybalka, Écrits de jeunesse, Paris, Gallimard, 1990, p. 13.

[8] Les Mots…, op. cit., p. 919 ; pp. 916-918.

[9] Ibid.

[10] Cité in F. Jeanson, Sartre dans sa vie, Paris, Seuil, 1974, p. 285.

[11] Carnets de la drôle de guerre, in Les Mots…, op. cit., p. 560 ; pp. 561-562.

[12] Les Mots…, op. cit., p. 942 ; et pp. 1155, 1238-1239.

[13] Id., p. 924.

[14] Cité in Simone de Beauvoir, op. cit., p. 277.

[15] Sartre, un film, op. cit., pp. 40-41.

[16] A. Cohen-Solal, Sartre (1905-1985), Paris, Gallimard, 1985, p. 121.

[17] Id. p. 200

[18] Écrits de jeunesse, op. cit., pp. 471-472.

[19] Id., p. 475 ; voir aussi « Intuition rationnelle », p. 456.

[20] Les Mots, op. cit., p. 32.


[21] Écrits de jeunesse, op. cit., p. 220.

[22] In Simone de Beauvoir, op. cit., pp. 226-227.

[23] Vérité et Existence, Paris, Gallimard, 1989, p. 63.


[24] Carnets de la drôle de guerre, op. cit., p. 366.

[25] Écrits de jeunesse, op. cit., p. 494.

[26] Id., pp. 388-396 ; p. 446.

[27] Ibid.

[28] Id., p. 208.

[29] Id., p. 215.

[30] In S. de Beauvoir, op. cit., p. 214.

[31] S. de Beauvoir, Cahiers de jeunesse, Paris, Gallimard, 2008, p. 799.

[32] Écrits de jeunesse, op. cit., pp. 296-298, 308-309, 24-25.

[33] Lettres au Castor, I, Paris, Gallimard, 1983, pp. 10-11.

[34] Écrits de jeunesse, op. cit., pp. 302-303.

[35] Id., p. 434.

[36] Id., p. 218.

[37] Id., p. 434.

[38] Id., p. 330.

[39] Sartre, un film, op. cit., p. 38.

[40] Les Mots…, op. cit., p. 956.

[41] Carnets de la drôle de guerre, op. cit., p. 351.

[42] Les Mots…, op. cit., pp. 907-908.

[43] Ibid., p. 118.

[44] Carnets de la drôle de guerre, op. cit., p. 342.

[45] Les Mots…, op. cit., p. 913.

[46] La Transcendance de l’Ego, Paris, Vrin, 1966, p. 76.

[47] Carnets de la drôle de guerre, op. cit., p. 342.

[48] Lettres au Castor, I, op. cit., pp. 24-25.

[49] Cahiers pour une morale, op. cit., p. 15.


[50] Saint-Genet, comédien et martyr, Paris, Gallimard (Tel), 1952, p. 44.

[51] Carnets de la drôle de guerre, op. cit., p. 351.

[52] Cahiers pour une morale, op. cit., pp. 424-425

[53] L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1943, pp. 489-490.

[54] Les Mots…, op. cit., p. 941.

[55] Id., p. 915.

[56] Id., p. 1238.

[57] L’Être et le Néant, op. cit., p. 84.

[58] Les Mots…, op. cit., p. 908.

[59] Id., p. 1154.

[60] Carnets de la drôle de guerre, op. cit., p. 360.

[61] Les Mots…, op. cit., pp. 909-910.

[62] L’Imaginaire, Paris, Gallimard, 1940, p. 295, nous soulignons.

[63] Carnets de la drôle de guerre, op. cit., p. 360.

[64] Les Mots…, op. cit., p. 1232.

[65] L’Imaginaire, op. cit., p. 274.

[66] Id., p. 285.

[67] Lettres au Castor, II, op. cit., p. 171, et Carnets…, op. cit., p. 623.

[68] Les Mots…, op. cit., p. 910.

[69] B. Parain, in Lettres au Castor, I, op. cit., p. 133.

[70] La Nausée, in Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la


Pléiade », 1981, p. 155.

Résumé
FrançaisEn appliquant la méthode de la psychanalyse existentielle à son propre
inventeur, il s’agit de comprendre la genèse concrète de la psychologie
phénoménologique de Sartre à partir des événements existentiels et intellectuels qui
ont jalonné son adolescence et sa jeunesse. La psychologie singulière de ce
philosophe en devenir éclaire l’originalité de ses créations conceptuelles.

EnglishEnglish abstract on Cairn International Edition

Plan
1. Penser contre soi : l’initiation à la psychologie

2. Objectiver son Moi : la morale de la création

3. Éliminer la sensibilité : le sépulcre blanchi

4. Souffrir la Contingence : le passage à l’ontologie

5. La vérité absolue

Auteur
Jean Mouzet

Université Paris-I-Panthéon-Sorbonne

jean.mouzet@gmail.com
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/05/2015
https://doi.org/10.3917/rphi.152.0169

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