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Le Philosophe critique et poète: Deleuze, Foucault et l'œuvre de Michaux

Author(s): André Pierre COLOMBAT


Source: French Forum, Vol. 16, No. 2 (May 1991), pp. 209-225
Published by: University of Nebraska Press
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40551596
Accessed: 06-11-2015 23:39 UTC

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Le Philosophe
critiqueetpoète:
Deleuze,Foucaultetl'œuvrede
Michaux

D'après Gilles Deleuze la forced'une philosophies'évalue en


fonction de sonhabilitéà créerde nouveauxconceptsou à en redéfinir
d'anciens.1Lorsd'unrécententretien, Deleuzea aussiindiquéque pour
lui: "Les grandsphilosophessontaussi de grandsstylistes."2 On peut
déduirede ces deuxremarques qu'un grandphilosopheestquelqu'un
est
qui capable non seulement de créerdenouveauxconceptsmaisaussi
sonproprestyle.Cettedoublecaractérisation pose alorsun problème
crucialpuisqu'ellesuggèrequ'il existerait unerelationétroiteentrela
philosophie et la littérature.
Ce rapport fondéengrandepartiesur
serait
du
l'importance style dansces deux domaines dela pensée.L'admiration
deDeleuzepourlesœuvresdeMichelFoucaultetd'HenriMichauxtelle
qu'elle apparaîtaussi dans Foucault3devraitalors nous permettre
d'analyserle statutdu styleà la foisen philosophieeten littérature.
PourMichelFoucaulttoutd'abord,une théorieest une "boîteà
outils."4Ces outilssontles conceptsmêmesqu'un philosophedoit
utiliserou créerpourmenerà biensontravail.Cette définition
esttrès
proche de la premièrecaractérisation deleuziennedu travaildu
philosophe.Pource qui estdu deuxièmepoint,le problèmedu style,
Deleuze l'a analyséde trèsprèsdansl'œuvrede Proustet sonpropre
travail,aussi bienque celui de l'auteurde L'Archéologiedu savoir,
pourrait aussi se définir commeceluid'un "grandstyliste."5
Que nous considérions le textede MichelFoucaultsurRaymond
Roussel6ou les étudesde Deleuze surProustou AntoninArtaud,7 il
sembleque la création de conceptssoitinséparable de l'invention
d'un
nouveaustyle.De plus,il semblequ'en travaillant avec les œuvresde
Roussel,d'Artaudou de Michauxle philosophedevenuun instant

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critiquelittérairepuisse peu à peu étudiercertainsaspects d'une œuvre


qui autrementresteraientinaccessibles à la représentationclassique
telleque celle-ci a été définiepar Deleuze dans Différenceet répétition
et par Foucault dans Les Mots et les choses? Confrontéà une telle
représentation,le style de l'écrivain fonctionnecomme une faille,
comme une force différenciantedéstabilisatricequi métamorphose
chaque motde notrevocabulaire quotidien.
En empruntant au vocabulaire de Deleuze, on peut préciserque le
but du travail du philosophe-critiquelittéraireserait alors non plus
d'écrire"sur" un auteurou un texte,d'un pointde vue extérieur,mais
au contrairede commencerà écrire"avec" eux, en suivantleurspropres
dérives,leurs"lignes de fuite"particulières.9L'enjeu d'un telprocessus
n'est pas nécessairementd'analyser une certainereprésentation de la
réalitémais plutôtde continuerune expérimentationau point où elle
s'est arrêtéedans un travail donné et d'inventeren même temps de
nouveauxconceptsetde nouveauxmoyensd'expression.Le philosophe
en tantque critiqueet poète serait alors capable de développer son
proprestyle.
Ainsi, bien que la philosophie et la littératurecontinuentde se
développersur deux séries parallèles,il sembleraitque le philosophe,
particulièrement soitconduità redécouvrir
en se faisantcritiquelittéraire,
non seulementle problèmedu stylemais aussi un universde "l'entre-
deux" dans lequel il fautdevenirau moinsen partieartisteetpoète.10Le
philosophe créeraitalors à son tour une ouverturedans le discours
philosophiqueet entreraiten relationavec un universqui sans cela lui
resterait inaccessiblepuisqu'il n'auraitpas les "outils"nécessairesà son
analyse. Deleuze a faitallusion à cet universnon seulementdans son
travail sur Foucault (101-30) mais aussi bien avant, en citant en
particulierune phrase de Proust: "Par l'art seulement,nous pouvons
sortirde nous, savoirce que voitun autrede cet universqui n'est pas le
même que le nôtre et dont les paysages nous seraientrestés aussi
inconnusque ceux qu'il peut y avoir sur la Lune."11
Parallèlement,dans l'œuvre d'Henri Michaux, la créationpoétique
et l'inventiond'un nouveau stylesontinséparablesde l'explorationde
territoiresinconnus,même si quelquefois, comme c'est le cas avec
Ecuador,12ceux-ci correspondentà de véritableslieux géographiques
que le poète connaît très bien. Très tôt dans l'œuvre de Michaux, à
commencerpar son Voyageen Grande Garabagne,13ces explorations

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rendentaccessibleà la fois"le mondedu dedans"et "le mondedu
dehors."Danslestravaux plusrécents dupoète,cettetâcheestpoursuivie
à traversla nécessitéd'explorer"le lointainintérieur" ou "l'infini
turbulent."14Pour ce genredevoyage,iln'estnulbesoindesortir dechez
soi.Toutefois, commedansl'œuvrede Deleuze,de nouveauxconcepts
et un nouveaustyledoiventêtreinventéspourmenerà bien cette
explorationdeterritoires quidemeurent inaccessibles à la représentation
classique.Unprocessusd'invention d'unnouveaulangagepeutalorsse
en marche '
mettreprogressivement grâceà 1 expérimentation denouveaux
rapportsentre les mots et la des
multiplicité points de vue possiblessur
le réel.Ces nouveauxrapportscaractérisent toutd'abordun certain
"style."
Dansuncontexte deleuzien, le stylepeutsedéfinir commeunefaille
tracédansla représentation classiqueparunartiste. Il agitcommeune
forcedifférenciante dansle kaléidoscoped'une œuvredonnée.Cette
définitions'oppose directement à une conceptiondéfinissant le style
commeun "savoirbienécrire"acquis pardes annéesd'un patientet
studieuxapprentissage. AinsipourDeleuze:" [Le style]c 'estla propriété
de ceux donton dit d'habitude'ils n'ontpas de style'"(10). Nous
sommesalorsen droitde nousdemander ce que le problèmedu style
ainsiposé ajouteà la rigueuret à la précisionnécessairesdu travail
philosophique etcomment il nouspermet de découvrir etd'explorerle
"lointainintérieur." Ou encore,de façonplus générale:Dans quelle
mesureles discoursdu critiqueet du philosophepeuvent-ilsêtre
comparables à la création poétiqueetquegagnent-ils à untelrapproche-
ment?

Dans sonouvragedédiéà l'analysede la penséede Foucault,Gilles


Deleuze indiqueprudemment l'existenced'unpointde métamorphose
à partir la
duquel philosophiedeviendraitpoésie.Unetellemétamorphose
seraiten faitnécessaire:

II se peutque Foucault,danscettearchéologie, fassemoinsundiscoursde sa méthode


que le poème de son œuvreprécédente, et atteigneau pointoù la philosophieest
nécessairement poésie,fortepoésiede ce qui estdit,etqui estaussibiencelledu non-
sensque des sensles plusprofonds. (27, c'est moiqui souligne)15

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Aprèscela, Deleuze admirela "beauté" de nombreuxtextesde Foucault


et il terminesa propreétude par des pages qui elles- mêmes semblent
être "le poème de son œuvre précédente"(128-30). Pour ce qui va
suivre,il fautaussi se rappelerque Deleuze rapprochedans ces mêmes
pages l'œuvrede Foucaultde celle de Michaux. Un problèmeimportant
apparaîtalorspuisqu'il sembledifficiled'évaluerla "beauté"du "poème"
d'une œuvrephilosophique.
Dans les travaux de Deleuze et de Foucault, cette "beauté" est
apparemmentatteintequand le textephilosophiquene se contenteplus
de "parler de" l'exploration qu'il met en branle d'un point de vue
extérieur.A ce stade le textecommence à inventerun stylequi "expli-
que"16les signesetles nouveauxconceptsqui "expriment"17 les rapports
de forcesdu mondequ'il découvre.Ce mouvementcaractérisele texte
produiten tantque "poème" dans le monde des signes ainsi que la
"beauté" du textedans le monde de l'expression.18
L'essentielici pource qui nous concernec'est l'insistancede toutes
ces remarques sur le fait qu'arrivé à une certaine limite,la pensée
conceptuelleseraitobligée de se métamorphoser dans un incessantva-
et-viententrela philosophieet une autresérie créatricetrèsdifférente,
celle de la poésie. Le processus de cette métamorphosecaractérise
justementle premierpas de Deleuze dans Proust et les signes versune
définitiondu styleen tantque tel:

métaphore.Mais la métaphoreest
C'est dire que le style est essentiellement
essentiellement et
métamorphose, indique commentles deux objetschangentleurs
déterminations, mêmele nomquiles désigne,dansle milieunouveauquileur
changent
confèrela qualitécommune.(61)

Ce "nouveau milieu" apparaîtdans une failleentredeux objets ou deux


sériesdans laquelle il se développe grâce aux mouvementsdu styleen
tantque puissance de constantemétamorphose.Le stylen'est donc pas
seulementune ligne de rupturemais aussi un moyen d'expression
capable de créerde nouvelles résonanceset de nouvelles communica-
tionsentredes pointsde vue ou des séries hétérogènes.Pour pouvoir
analyserun tel problèmeen profondeuril fautalors prendreen compte
le pointde vue du poète surcettemêmequestionpuisque nous abordons
ici le domained'une philosophiequi refusede se repliersurelle même
et revendiqueune certainevaleur poétique qui seraitnécessaire à son
développementhorsde la représentation classique.

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Dans sa postfaceà Plume,le poèteHenriMichauxa développéune


penséetoutà faitcomparable à cellede Deleuze.Dans ce texteMichaux
affirme que "le véritable et profond fluxpensantse faitsansdoutesans
penséeconsciente, comme sans image"(218).19Dans de tellescondi-
tions,l'investigation philosophique est constamment menacéeparla
représentation classique avec la fixitéde ses concepts et de l'intelligence
qui a été dénoncée en France non seulement par Deleuze et Foucault
maisaussiparBergson, ProustetBrunschwicg.20 PourMichaux,penser
estuneaffaire deflux.Cettenotionliedirectement l'œuvredupoètenon
seulement auxrecherches de Deleuzeetde Guattari dansdes livrestels
queU Anti-Œdipe etMillePlateauxmaisaussià la physique épicurienne
des fluidesque MichelSerresa appelée"histoireliquide."21 Les con-
cepts et les images seraient alors,respectivement, les outils privilégiés
de la philosophie etde la poésietandisque le pouvoircommunde ces
deuxsériesrésiderait dansle styleentantqueconducteur dumouvement
d'unepenséeinconsciente pure.
Michauxlui-même caractérise les imagesde sa poésiecommedes
"rapports": "Mesimages?Des rapports" (218).Pourlui,la "Philosophie"
n'est rien d'autreque "l'histoiredes faussespositionsd'équilibre
adoptéessuccessivement" (ibid.).Du pointde vuedu poète,à causede
la fixité
de sesconceptstraditionnels, la "Philosophie" nepeutpas saisir
la réalitédynamique des mouvements inconscients de la penséepure.
Seule la poésiepeutespérerdécouvrir le processusde la penséeen tant
que tel.Elle atteint untelbutgrâceà ses imagessuscitant de nouveaux
mouvements dansla pensée(des "fluxdésirants") età sonstylejouant
le rôled'unefailledansla représentation assurantainsila possibilité de
nouvellesinterprétations.22
Commel'a notéMichelFoucault,cetteprolifération infinie de flux
et d'interprétations caractériseen grandepartie penséela moderne
depuis Nietzsche, Marx et Freud(186-89). Comme la poésie, une
philosophie se caractériserait alorsenpartieenfonction de l'"émotion"
(la mise en mouvement)qu'elle provoque dans la pensée et des
problèmes(des rapportsouverts)qu'elle définit, exprimant ainsi un
point de vue précis sur la réalité, ses mouvements, ses devenirs et ses
Ceci en
métamorphoses. expliquerait partie passion la commune de
Foucaultetde Deleuze pourla littérature contemporaine généralet
en
toutparticulièrement pourl'œuvrethéoriqueet littéraire de Maurice
Blanchotainsique pourla poésiede Michauxetd'Antonin Artaud.23

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D'un côté, d'après l'œuvre de Deleuze, le styleen tantque faille


entreen relationdirecteavec toutun réseau de failleset de fêluresdans
la représentationclassique. Il insiste alors sur le va-et-vientet la
séparationentrela série de la poésie et celle de la philosophiedans les
travauxde Deleuze et de Foucault, le contenuet l'expression dans les
travaux de Kafka,24le signifiantet le signifié dans les travaux de
Lacan,25les "visibilités"et les "énoncés" chez Foucault (55-75). D'un
autrecôté, au-delà d'un certain"point de métamorphose,"toutesces
fêluressemblentêtre liées à une faille majeure ouvrantà la fois la
littératureet la philosophie sur la "pensée du dehors"26qui serait
principalementaccessible par le styleen tantque puissance commune
des discourspoétique et philosophique.
L'analyse de ces deux aspects du styledevraitalors nous aider à
'
mieuxcomprendrepourquoiil estsi important pourDeleuze qu arrivées
à un stadedonnéla philosophieetla critiquelittéraire se métamorphosent
en poésie et comment,par cette conception même, son travail se
rapprochede celuide Michaux.Ceci nouspermettrait alorsde différencier
les manièresdontle poèteetle philosopheaffirment chacunà leurfaçon
la nécessitéd'un "entre-deux"dontla premièretâcheseraitde "fendre"
les mots et les choses et de dissoudre le moi en vue de se connecter,
anonymement, surce que le Voyantappelait"la vie même." Sa seconde
tâcheseraitde développerles mouvementsdes conceptsqu'il crée et de
les mettreà l'épreuve de la pensée.

Le tout premierjour de son séminairesurFoucault,Gilles Deleuze


donna à son auditoire le conseil suivant: "II faut faire confiance à
l'auteurque vous étudiez. Procédez par tâtonnements. Il fautruminer,
et
grouper regrouper les notions. Il fautfairetaire en soi les voix de
l'objection. Il fautle laisserparlerlui."27D'après ce conseil,il fautbien
se garderd'évaluer une œuvrephilosophiqueou même poétique selon
un systèmelogique qui lui seraitétranger. Comme Deleuze l'a remarqué
dans sonhommageà l'œuvrede FrançoisChâtelet:"Quand nous posons
une raisonunique,universelleen droit,nous tombonsprécisémentdans
ce que Châtelet appelle Γ 'outrecuidance,' une sorte d'impolitesse
métaphysique."28 Il faudraiten même tempsse méfierdès le débutdu
bon sens et du sens commun afin de pouvoir se laisser porterpar la
logique internede l'œuvre étudiée.29Les lecteursdoivent suivre une

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dérive,le coursd'unepenséedonnée,afinde voiroù elle conduit.En


d'autrestermes, Deleuzerecommande de lireuneœuvrephilosophique
commeonlitunefiction ou unpoème.En effet, nousdemandons à une
fictionou à un poème d'êtreau moinscohérentspar rapportà leur
logiqueinterne mêmesi quelquefoiscelle-cise développeà rencontre
du bonsensou du senscommun.30
Dans les deuxcas,le problème résidedansnotrehabilitéà suivrele
mouvement particulier d'une œuvresans en êtredétournéspar des
points de vue qui lui sont extérieurs.
Ainsi Deleuze remarqueque
l'œuvrede Foucaulta toujoursétéà la foisréelleet fictive:

D'une certaine façon,Foucaultpeutdéclarer qu'il n'a jamaisécritque desfictions;


c'est
que,nousl'avonsvu,les énoncésressemblent à des rêves,ettoutchange,commedans
unkaléidoscope,suivantle corpusconsidéréet la diagonalequ'on trace.Mais d'une
autrefaçon,il peutdireaussiqu'il n'a jamaisécritque duréel,avecduréel,cartoutest
réeldansl'énoncé,et touteréalitéy estmanifeste. (27)

En utilisantuneexpression de Michaux,nouspouvonsajouterque
si un"énoncé"31 estseulement une"positiond'équilibre"de la pensée,
les textesde Foucaultqui analysent ces "énoncés"nepeuventêtrequ'à
la foisfictifs
etréels.En fait,danscetincessant va-et-vient,c 'estla seule
(double)réalitéqui existerait. CommeDeleuze l'a souventindiquélors
de son séminairesurFoucault,il n'y a pas de véritécachée.Toutest
toujoursdit.Il s'agit de savoirlire ou écouteravec attention et de
développerdes pointsde vue afin de savoiroù ils nousconduisent.32
Commela poésiedanssonsensétymologique, la philosophie etla
critiquelittérairepeuvent ainsi devenir des non
processuscréateurs, pas
dansle sensoù elles élaboreraient de pureschimèresde l'imagination
maisenunsensplusbergsonien oùellesselanceraient dans1' exploration
de mondesvirtuels. D'après cetteinterprétation, la philosophieet son
kaléidoscopedévelopperait des mondes fictifs
et réelsdontautrement
nous n'aurionsjamais connul'existence.Nous pouvonsalors nous
souvenir que Deleuze conçoitla créationde l'œuvred'artdansle texte
proustienselon le même critère,en fonctionde sa puissancede
métamorphose et de sonhabilitéà explorerdes mondesinconnus.De
plus,Deleuzerecommande ausside lireses livresde la manièredonton
liraitunromanpolicier.33 Ce pointmériterait cependant uneétudeà lui
seuletnousentraînerait trop loindu problèmequi nous préoccupeici.

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La puissanced'unepenséepeutseulement êtreévaluéeenfonction
de ses habilitésà créerde nouveaux"énoncés,"de nouveauxconcepts
et un nouveaustyle.C'est seulementà cetteconditionqu'elle peut
espérerse "connecter" surles "flux"de la vie etde la penséepurequi
débordent en permanence de la représentation classique.A ce pointil
devientpossibleà uneœuvred'entrer enrapport à la foisavecl'inouïet
l'exprimable.34
Les signes,les idéeselles-mêmes seraient desformes de transition,
des positionsd'équilibremomentanées de la pensée.Aprèsla distinc-
tionsaussurienne entrele signifiantetle signifié, aprèsl'insistancede
Lacan surla barrede l'algorithme qui les sépare,le problème principal
se développerait pourDeleuze etMichauxdansl'entre-deux, avec les
forcesdifférenciantes qui "fendent" une fois pour toutes l'unitédu
représentantetdureprésenté, des propositions etétatsde choses.C'est
précisément danscet"entre-deux" que la poésied'HenriMichauxse
glisse,unepoésiedontles images,en tantque "rapports," doiventêtre
confrontées auxconceptsmisenplaceparles philosophies de Deleuze
etde Foucault.

D'après HenriMichauxla poésie se situeaux limitesde ce qu'il


appelle la "Philosophie."Dès le départ,elle rejettela conception
classiquede l'unitédumoi.Ce rejetconstitue
unedénonciation de toute
croyanceen la puissancecréatricede l'unitédu sujetconscientse
proclamant "auteur"d'un livre.Les différents
élémentsde la pensée
demeurent multipleset inaccessibles
au conscient:

Ses intentions[cellesde l'auteur],ses passions,sa libidodominandis, sa mythomanie,


sa nervosité,sondésird'avoirraison,de triompher, de séduire,d'étonner, de croireet
de fairecroirece qui luiplaît,de tromper,
de se tromper, de se cacher,ses appétits
etses
dégoûts, sescomplexesettoutesa vieharmonieuse sansqu'il le sache,auxorganes, aux
glandes,à la vie cachéede soncorps,à ses déficiences physiques, toutluiestinconnu.
(219)

entreunteltexteetl'articlede Foucault"Qu'est-ce
Les similarités
qu'un auteur" sontfrappantes.Elles insistent surla proximitéde deux
problématiques. PourMichauxcommepourFoucaultla notiond'auteur
elle-même constitueuneillusionde l'espritoupourle moinsunesimple
commodité d'expressionà l'intérieur classique.En
de la représentation

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ANDRÉ PIERRE COLOMBAT 217
faitMichauxn'hésitepas à affirmer qu'il n'est pas l'auteurde ses
poèmes dans le sens où l'unitéde son moi est purement illusoire:
"Lecteur, tutiensdoncici,commeil arrivesouvent, unlivrequen'a pas
quoiqu'unmondeyaitparticipé.
faitl'auteur, Etqu'importe?" (220).En
effet,qu'importe?Ainsi que Deleuze l'a écriten paraphrasant une
expression de Foucault:"II a de
n'y pas quoipleurer" ( 1 Le
38).35 poème
lui-mêmedevientun rapportde forces,un champ de bataille,et
seulement sousces conditions ilpeutatteindre la penséepureetexplorer
le "lointainintérieur"ou "l'infiniturbulent" dontparleMichaux.Ces
deuxnotionssontalorstoutà faitcomparables au "dehors"de Foucault
etde Blanchotainsiqu'au "chaosmos"dansl'œuvrede Deleuze.
Cetteprise de consciencede l'existenced'un universintensif
inconnujoue unrôlefondateur danstoutel'œuvrede Michaux:

1914à 1918,Bruxelles
Cinq ans d'occupationallemande.
Premièrecompositionfrançaise.Un choc pour lui. Tout ce qu'il trouveen son
imagination!Un chocmêmepourle professeur qui le pousseversla littérature.
Mais il
se débarrassede la tentation d'écrire,qui pourraitle détournerde l'essentiel.Quel
Le secretqu'il a depuissa première
essentiel? enfancesoupçonnéd'existerquelquepart
etdontvisiblement ceuxde sonentourage nesontpas au courant.(PubliédansL'Herne:
12)

Pourle poète,la prochaine étapene consistera surtoutpas à devenirun


auteuretà "fairede la littérature."Il commenceses travauxcommeon
se cherchedesalliés,enlisantdesécrivains "sur"lesquelsiln'écrirapas
mais"avec"lesquelsil pourradévelopper cettevie secrètedontil a pris
conscienceet qui le conduirapeu à peu vers son œuvrepoétique:
"Lecturesen toutsens.Lecturesde recherche pourdécouvrir les siens,
éparsdansle monde,ses vraisparents, pas toutà faitparentsnonplus
cependant,pourdécouvrir ceuxqui,peut-être 'savent'"(ibid.).Beaucoup
plus tard,à partirde 1956, Michaux pousserases explorations aux
limitesdeΓ aliénationetdelamortdansl'espoird'enrapporter quelques
témoignages d'unebeautéfulgurante. Il n'y auracependant jamaisde
romantisme révolutionnaire, de la drogueou de la foliechezMichaux,
pas plus que chez Deleuze ou Foucault.Le poèteet les philosophes
saventtrèsbienque sile droguépeutentrevoir unbrefinstant "uninfini"
qui "pénètre et dévaste tout fini," son expérience se solde
irrémédiablement parunéchecpuisquel'individuy demeureunaliéné

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qui,dansla plusgrandedouleur, "nepeutplussuivrequ'uncheminà la


fois."36Pour le poète commepour le philosophe,il resteencoreà
déterminerdansquellemesurela vieestpossibleà la limitedu"dehors."
Nous avonsatteint ici ce pointoù la philosophieet la poésiesont
nécessairement conduitesversl'explorationde territoires inconnus,
souventmenaçants, en constante métamorphose, toujours"entre,"et
danslesquelsla représentation classiquene peutplusfonctionner. Les
mots,les images,les conceptsetles propositions se connectent surles
forcesdu "dehors"auxquelleselle donnentune formed'expression
temporairedansle butde pouvoirvivredansce que Michaux,Foucault
et Deleuze appellentles "plis" (Deleuze 136).37Le butprincipalici,
commedans l'œuvrede Rimbaudest de "réinventer la vie" touten
échappant à la ligne de mort qui menace toujours de telles
expérimentations:38

II seraitbienécrivain,caril a de continuelles
inventionsmaisil voudraitles voir,non
écrites,mais réalisées,et que nos conditionsd'existencechangentdu toutau tout,
au reboursde l'écrivain,il veutvoir
peude ses inventions,
suivantelles.Il se gargarise
l'impossiblemiracle, c'est-à-direleurpassagedansla vie.(C'est doncplutôtà la magie
qu'il aspire.)39

unefoisde plussoussondoubleaspect.
A ce stade,le styleapparaît
de la représentation
En tantque faille,il brisela rigidité classiqueetil
donneune formed'expressionà une confrontation inconsciente de
forcesvitales.En ce sens,il aideà déplier(à "expliquer")unenouvelle
vie auxlimitesde la représentation classiqueetdu "dehors"absolu.La
poésie etla philosophie seraientalorscapables,chacunedansla sériequi
lui est propre,de développerun nouveaulangageet une nouvelle
pensée.
Ces processuscommuns peuvent maintenant nousaiderà analyser,
dans un autremouvementde va-et-vient, quelques similaritéset
différences entreles travauxde Michaux,Deleuze et Foucault.Tout
d'abord,commedenombreux autresniveauxdudiscours, la philosophie
et la poésieutilisent un certainlangage,des concepts,des signes,des
symboles, desimagesetautresformes d'expression traditionnellement
combinéesparl'intelligence. Le problème en
pourl'artisteconsisterait
grandepartie à éviterles piègesde la représentationqui prétend rendre
comptede la seuleet uniqueréalitéen utilisant le langagesurlequel
précisément cettereprésentation a été élaborée.On peut alors se

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ANDRÉ PIERRE COLOMBAT 219
demander dansquellemesureunenouvellephilosophie, littératureou
poésiepeutespérerréussirdanscettetâche.Il semblerait alorsque la
poésie offreune ouverture toute
particulière versdes solutions possibles
à ce problème.
Le poète,etMichauxenparticulier, se placed'embléeà la limitede
ce qui a étéditavantluietde ce qui peutêtreditau moment où il parle.
C'est aussi dans ce contexteque pour utiliserune expressionde
Foucault,lestextesdupoète"rassemblent le langage"(citéparDeleuze
139).Il s'agitunefoisencorede "fendre" la représentation,les motset
leschoses,fairesurgir de nouvellesalliances,de nouvellesimagesetde
nouvellesconnections qui métamorphosent en permanence l'ordrede
notrediscours.Dans les premières œuvresde Michaux,ce mouvement
se traduitsouventparle surgissement brutalde l'incongru, de l'animal,
de l'absurde,ou de l'inexplicabledans le récitd'une existencepar
ailleurstoutà faitbanale (voir Plume). A partirde là une vie est
entièrement métamorphosée:

Quoiquecomprenant mal,sa femme, sonfils(il n'a que huitans)etsa petitefille,unpeu


plusâgée,sont prisde la sale que leurvie,mal suspendue,
impression "bouge."
Plusd'appuis.("Portrait d'homme,"L'Herne:335)

Par-dessustout,le poèteestun"opérateur" qui prenddes risquesà


la limitedel'inouïetdel'exprimable,dansunerégionoùildoitaffronter
nonseulement de puresintensitésmaisaussiunelignede morttoujours
présente dansl'ouvragedeDeleuzesurFoucault( 102, 106). La première
faillerencontréefendla représentationclassiqueetporteunemenacede
morten même tempsqu'une promessede vie. Il n'est nullement
questionicide métaphore maisd'undangerbienréel.Undesproblèmes
lesplusimportants que le philosopheetle poètedoiventaffronterestde
tenter de séparercettepromessede la menacequi pèse surelle et de
développer leurstravauxtouten échappantà la folie,à l'alcoolisme,à
la drogueou au suicide.40
Untrèsbrefexamende la philosophie de Deleuzepeutindiquerson
lienétroitavec unetelleproblématique. Une grandepartiede l'œuvre
de Deleuze se situedirectement en marged'une certainetradition
et
philosophique s'oppose à Platon,Hegel ou Freud.Cependant,les
alliancessontbeaucoupplus importantes avec les œuvresde Hume,
et
Leibniz,Spinoza,Nietzsche Bergson. Ellespermettentau philosophe

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220 FRENCH FORUM

de créersa proprephilosophie. Cettetentative pourcréerunenouvelle


penséea étécritiquée pourses"dualismessimplistes." De telleslectures
sontcependantdéveloppéesd'un pointde vue extérieur largement
fondéessurles notionshégéliennes de contradiction etde négationqui
sontétrangères aufonctionnement nietzschéendelapenséedeleuzienne.41
Les dualismesdans les travauxde Deleuze (proposition/état de
chose,actif/réactif, ironie/humour,
affectivité/spontanéité, répétition/
différence,schizoïde/paranoïaque, molaire/moléculaire) sontdesposi-
tionsthéoriques qui permettent de briserde faussesunités,de fendreà
la foisles motset les chosesen vue de soulignerdans une optique
bergsonienne les différences qualitativeslà où on ne voyaitque des
différences Ace pointdevue,iln'yapas decontradiction/
quantitatives.
négationentredifférents pointsmais seulementdes résonances,des
confrontations, des differentiations et des rapportsde forcesentre
différentsvecteurs, sériesetdevenirs. Unefoisbriséeles faussesunités
de l'objet,dufaitetdumoi,Deleuzecaractérise des sérieshétérogènes
entrelesquellesse constituentdesrapports deforcesetcirculent desflux
qui s'actualisentdansunereprésentation donnée.Nous retrouvons ici
encoreles deux aspectsdu styleà la foiscommelignede rupture et
commemoyend'exploration etd'expressionde l'"inouï."
Ainsi,pourle poètecommepourle philosophe, l'essentielesttout
ce quipasseetse passe"entre." Ala question:"qu'est-cequipasseentre
les formesde représentation et les signesdu langage?"la postface
d'HenriMichauxà Plumerépondque,menacéeparunelignede mort,
c'est la vie elle-même:"Signes, symboles,élans, chutes,départs,
rapports,discordances, toutyestpourrebondir, pourchercher, pourplus
loin,pourautrechose.Entreeux,sanss'y fixer, l'auteurpoussasa vie"
(220). Le poèteva mêmejusqu'à inviter son lecteurà l'accompagner
danssonvoyage:"Tu pourraisessayer,peut-être, toiaussi?"(ibid.).
En termesdeleuziens,le problèmepourla critiquelittéraire serait
alors d'apprendreà connecterses analysessur les textesétudiés,
d'écrire"avec" eux, de les faireproliférer et de les ouvrirsur de
nouvellesexplorations eninventant sespropres machines, de nouvelles
alliances, de nouveaux rapports,des communications aberrantes
provoquéespar le textedu poète ou du philosophe. Elle se trouverait
ainsienmesurede pénétrer dansununiversde combinaisons infiniesà
partird'un ensemblefinide singularités ou, en d'autresmots,de
découvrir ce que Deleuze appellele "fini-illimité" (140).

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ANDRÉ PIERRE COLOMBAT 221

Commela philosophie deGillesDeleuze,la poésiedeMichauxtend


à abolirl'imageclassiquede la penséeselonlaquelleil suffirait
de se
débarrasser des contradictionset des erreurs
logiquespourdécouvrir
une vérité.42Aucunmoi ne pourraitréussirconfronté à cettetâche
fondamentale de la penséeclassiqueparceque, selonMichaux:

II n'estpas unmoi.Il n'estpas dixmoi.Il n'estpas de moi.Moi n'estqu'uneposition


d'équilibre(Une entremilleautrescontinuellement possiblesettoujoursprêtes.)Une
moyenne de"moi,"unmouvement defoule.Aunomdebeaucoupje signece livre.(2 17)

Avec l'unique et toutpuissantego sontaussi détruites les notions


traditionnelles d'auteuret de lecteur.C'est aussi pourquoiune telle
poésieetunetellephilosophie requièrentque nouspartions à la dérive
avecelles,que noussuivionsleurspropresmouvements afinde voiroù
ils nousportent ou peut-être dansquelleimpasseils nousconduisent.
C'est aussien ce sensque, pourutiliseruneexpressionde Heidegger,
nouspourrions caractériser en mêmetempsla poésieetla philosophie
commedes "risques"de "l'êtresansabri."43
Les philosophies de Deleuze et de Foucaultatteindraient alorsun
pointde rupture à partir duquelleurlogiqueinterne se sépareraitdubon
sens et du sens communpourtenterd'inventer de nouvellesformes
d'expressionfondéessur des rapportsde forcespris dans les plis
("enveloppés")denosviesquotidiennes. Dès 1968,Deleuzeinsistait en
effetsurle faitque: "La recherche de nouveauxmoyensd'expression
philosophiquesfutinstauréepar Nietzsche,et doitêtreaujourd'hui
poursuivie enrapport avecle renouvellement de certains autresarts,par
exemple le théâtre ou le cinéma" et
(Différence répétition 4). La
philosophie deviendrait alors un certaintype de poésie, au sens
étymologique du mot,dontla tâcheconsisterait à créeretà évaluerde
nouveauxconceptstandisque la poésie, dans son sens littéraire,
travailleraitdanslesdirections quiluisontpropres, créantetévaluantde
nouvellesimagesnouspermettant de développer de nouveauxmondes
possibles.
Toutefois,si le styleestunepuissancecommuneà la philosophie et
à la poésiepermettant à Foucault de "le
composer poème de son œuvre

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222 FRENCH FORUM

précédente," il n'effacejamais les différences qui séparentces deux


séries.Il existeen effetun styleproprement philosophique définipar
Deleuzecommeun"mouvement duconcept"("Signesetévénements,"
19) etunstyleproprement poétiqueque nouspourrions définircomme
un"mouvement de l'image."Ce que nousavonsessayéde caractériser
danscet essai c'est lestyle lui-mêmeen tantque "mouvement de la
se
penséepure"qui développe à la foisdans les stylesphilosophique et
poétique.En tantque failleou que forcede "déconstruction," il détruit
enpartieou totalement la représentation classique afinde conduire à la
découverte de la "penséedudehors."Mais enmêmetemps,entantque
forced'expression de cettepenséedu dehors,surles côtésde la faille,
le stylepermetle développement de nouveauxpointsde vue sur
différentes séries,philosophique, poétiqueou autres.Ces deuxaspects
sontinséparables et ils caractérisent en grandepartiele "rapport-non
rapport" qui existe entre la philosophieet la poésie dans l'œuvrede
Deleuze.
Dansuneperspective deleuzienne le philosophe entantquecritique
littérairedoitsuivrela spécificité du textequ'il aborde.Sa première
tâcheestd'identifier etd'évaluerles forcesqui distinguent uneœuvre
de toutesles autres,qui en fontunevéritable création.De cettefaçon,
ensuivant la failledustyled'unartiste, le critique estconduitauxlimites
de ce qui peut êtredit sur une œuvredonnéeà l'intérieurde la
représentation classique.Pourallerplus loinet évaluertotalement la
singularité des forces qui constituent un texte en tantque processus
allantau-delàdes conceptsde la représentation classique,le critique
etle philosophe
littéraire doiventeux-mêmes devenirdesartistes créant
de nouveauxconceptset leurspropresstyles.

LoyolaCollege

1Deleuze a clairement formulé ce pointpourla première foisen 1968 dansSpinozaet le


problèmede l'expression(Paris: Minuit,1968): "La forced'une philosophiese mesureaux
conceptsqu'elle crée,ou dontellerenouvelle le sens,etqui imposent unnouveaudécoupageaux
chosesetauxactions"(299). Plusrécemment, à la questionde Catherine Clément:"MillePlateaux
Deleuze a répondu:"Philosophie,
est-ilde la littérature?" Quandon se
rienque de la philosophie.
demandece que c'est la peinture, la réponseestrelativement simple.Un peintre,c'estquelqu'un
quicréedansl'ordredeslignesetdescouleurs(bienque leslignesetlescouleursexistent aussidans
la nature).Eh bienunphilosophe, c'estpareil,c'estquelqu'unqui créedansl'ordredesconcepts,

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ANDRÉ PIERRE COLOMBAT 223
quelqu'unqui inventede nouveauxconcepts."L'Arc49 (1980): 101. Voiraussi"Entretien avec
GillesDeleuze,"L'AutreJournal8 (octobre1985): 13.
2
"Signesetévénements," MagazineLittéraire 257 (1988): 19.
3Voir
parexemple:Foucault(Paris:Minuit,1986) 130,où toutela lecturedeleuziennede
Foucaultconvergefinalement versuneévocationde "la vie dansles plis" selonMichaux.
4Cette
expression de Foucaulta étéutiliséeau moinsà deuxreprises parDeleuze,dansson
entretien avec Foucaultintitulé "Les Intellectuelset le pouvoir,"L'Arc49 (1980): 5, et aussià la
dernière page de Rhizome(Paris:Minuit,1976),écritavec Guattari.
5VoirProustetles
signes(Paris:PUF, 1964; 1979) 61-65,134-39,192-203.L Anti-Œdipe
(Paris: Minuit,1972) a aussi été loué dès sa parutionparce qu'il inventait un nouveaustyle
philosophique. A ce sujet,voirla noticede MichelContât,"Le Succèsd'unlivre,"Le Monde(10
octobre1980).
6 Roussel(Paris:Gallimard,1963).
Raymond
7Les textesde Deleuzeetde Guattari surArtaudse trouvent dansLogiquedusens
principaux
(Paris:Minuit,1969) 101-14,L Anti-Œdipe,14-59,etMillePlateaux(Paris:Minuit,1980) 185-
87.
8Dans etrépétition (Paris:PUF, 1968),Deleuze remarque que "s'il y a, comme
Différence
Foucaultl'a si bienmontré, un mondeclassiquede la représentation, il se définitparces quatre
principes dela raison:1' identitéduconceptquiseréfléchit dansuneratiocognoscendi; l'opposition
du prédicatdéveloppéedansuneratiofiendi;l'analogiedujugement, distribuée dansuneratio
essendi;la ressemblance de la perception,qui détermine uneratioagendi"{331).Quelquespages
plus loin Deleuze ajoute:"L'histoirede la longueerreur, c'est l'histoirede la représentation,
l'histoiredes icônes"(385).
9"Entretien avec GillesDeleuze,"L'AutreJournal8 (octobre1985): 12.
wCettenotiond un univers entre dinérentessénés ou "plateaux de la pensée est
développéedans l'ensemblede l'œuvrede Deleuze et toutparticulièrement dansDifférence et
répétition (218-87),Logiquedu sens(63-91) etMillePlateaux(285-380).
11A la recherche du temps perdu3: 895,citéparDeleuzedansProustetlessignes(56). Cette
citationet son emploiparDeleuze ontété analyséspar VincentDescombesdans son ouvrage
intituléProust(Paris:Minuit,1987) 54-60.
12HenriMichaux,Ecuador.Journalde voyage(Paris:La NouvelleRevueFrançaise,1929).
13HenriMichaux,
Voyageen GrandeGarabagne(Pans: Gallimard,1936).
14HenriMichaux, (Paris:Mercurede France,1957).
L'Infiniturbulent
15Sauf indicationcontraire, les citationsde Deleuze sontprisesde son ouvrageintitulé
Foucault.
16Dans Proustet les
signesaussi bienque dans l'œuvrede Deleuze en général,le verbe
"expliquer"estutiliséen son sensétymologique de "déplier."Une des principales fonctions du
stylepourDeleuze serad'"expliquer"ou de déplierles signesde façonà atteindre les limitesd'un
pointdevueetà le multiplier enuneprolifération dedifférents pointsdevueà l'intérieur d'untexte
ou d'uneœuvre:"II [le style]estnon-style,parcequ'il se confondavec Tinterpréter' puretsans
sujet,et multiplieles pointsde vue surla phrase,à l'intérieur de la phrase.... Le styleest
l'explicationdes signes"{Proustet les signes199).
17La notion à Γœuvrede Spinozajoue unroleclé dansla pensée
d'"expression,empruntée
deleuzienne.Elle permetprincipalement au philosophede définirune relationparticulière,
l'incessantva-et-vient entrel'unique et le multiple,sans opposerces deux termesde façon
contradictoire. Deleuze a analyséen profondeur la notiond'expressiondanssonlivreSpinozaet
le problèmede l'expression.
18Cettedistinction entreles signeset les expressionsrenvoieà la lecturedeleuziennede
Spinozaselonlaquelle:"L'essentiel, pourSpinoza,c'estde séparerle domainedessignes,toujours
équivoque,etceluides expressions" {Spinozaet le problèmede l'expression307).
19Saufindication contraire,les citationsde Michauxsontextraites de sa postfaceà Plume
(Paris:Gallimard,1985).

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224 FRENCH FORUM
20VoirHenri
Bergson,L'Evolutioncréatrice(Paris:Alcan,1907) et Essai surles données
immédiates de la conscience(Paris:PUF, 1982); Léon Brunschwicg Les Agesde Vintelligence
(Paris:Alcan,1947).DeleuzeécritdansProustetlessignes:"Elle [Γintelligence] nouspousseà la
conversation, où nouséchangeons etcommuniquons desidées.Elle nousinciteà Γamitié,fondée
sur la communauté des idées et des sentiments. Elle nous inviteau travail,par lequel nous
arriverons à découvrir de nouvellesvéritéscommunicables. Elle nousconvieà laphilosophie. . ."
(40). Il estimportant ici de remarquer que Deleuze lui-même reprend la critiquede l'intelligence
tellequ'elle a été formulée parBergsonet Proust.L'auteurde La Recherchea expriméainsile
paradoxedéveloppédanssonContreSainteBeuve(Paris:Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
1971):"Bienque chaquejourj'attachemoinsde prixà l'intelligence, c'est aujourd'huià elleque
je meconfiepourécrireuneœuvretoutecritique"(216).
21MichelSerres, La Naissancede la physiquedansle textedeLucrèce(Paris:Minuit,1977).
22Surce
pointvoir"GillesDeleuze: 'fendreles mots,fendre les choses,'"Libération(2 et3
octobre1986).
23Avantla findu XIXesiècle,un texteet ses étaientliés à des rapports très
interprétations
différents que Foucaulta analysésde façondétailléedansLes Motsetleschoses(Paris:Gallimard,
1966) et de façonplus succinctedans son article"Nietzsche,Freud,Marx" dans Cahiersde
Royaumont. Nietzsche(Paris:Minuit,1967) 185.
24Voirdans
Κάβα (Paris:Minuit,1975)le chapitre intitulé "Contenuetexpression" (7-16).
25Voirl'essai de Deleuze "A le structuralisme?" dansLa Philosophieau
quoi reconnaît-on
XXesiècle(Verviers, Belgique:Marabout,1979) 302-03,318-24.
26MichelFoucault,La Penséedu dehors FataMorgana,1986).
(Montpellier:
27Séminairedu mardi22 octobre1985.Université de Vincennesà SaintDenis.
2*Périclèset Verdi(Paris:Minuit,1998) 17.
29La desnotions desenscommun etdebonsensa étédéveloppéetoutparticulièrement
critique
parOeleuzedansNietzscheetla philosophie(Paris:PUF, 1962) US, Différence etrépétition 173-
75, 178,182,289-93et dansLogiquedu sens94-96,119.
^L'analysede l'œuvrede LewisCarrollparDeleuzefournit unexempleprécisd unelecture
qui se développeensuivantla logiqueinterne d'untextecontraire au bonsensetau senscommun.
VoirprincipalementLog^we dusens7-62,70-114,142,167,273-78.Si le texteétudiése fondesur
le senscommunetle bonsens,l'approchede Deleuze consistera alorsà rechercher les faillesqui
indiquent surla belleapparencelogiqueque "quelquechosed'autre"estenjeu etpoussel'auteur
à écrire,à constituer unecertainereprésentation de la réalité.Un exempletypiquede ce genre
d'analysenousestencorefourni lorsqueDeleuzeremarque que soudainement, danssonmonumen-
talPsychopathia sexualis(citéparDeleuze),Krafft Ebingperdle contrôlede sonimmuableton
scientifique pourexprimer violemment son indignation devantla perversité des "coupeursde
nattes."Présentation de Sacher-Masoch(Paris:Minuit,1967) 29n5.
31La notiond'"énoncé" dansFoucault.Elle ydemeure
joue unrôletrèsimportant cependant
trèsmystérieuse. En effet, de nombreuses pagesde ce livresemblent chercher uneréponseà la
question"qu'est-cequ'un énoncé?"Le seul exempledonnépar Foucaultétant"AZERT," les
premières lettresd'unclavierfrançais de machineà écrirequandon les recopie{Foucault12,21;
MichelFoucault, L'Archéologie dusavoir[Paris:Gallimard, 1969] 109,114-17).Unetellenotion
neseraitalorsqu'indirectement liéeauxnombreuses connotations qui l'accompagnent souventen
français, principalement danslesdomainesdesmathématiques (l'énoncéd'unproblème), dudroit
(l'énoncéd'uneloi) ou de la linguistique.
32Ce
pointa étéclairement développéà la foisdansles travauxde Deleuze etdansceuxde
Foucaultà partir de la formule nietszchéenne:"II n'ya que desinterprétations." Voirenparticulier,
pourDeleuze,Nietzscheetlaphilosophie4-5,26-27,59-69,etpourFoucault,"Nietzsche, Freud,
Marx,"187-192.
33"Un livrede
philosophiedoitêtrepourune partune espèce trèsparticulière de roman
policier, pouruneautrepartunesortede science-fiction," Différence etrépétition 3. Voiraussi:"Ce
livreestunessai de romanlogiqueetpsychanalytique" {Logiquedu sens7).

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ANDRÉ PIERRE COLOMBAT 225
34Ces
conceptsontdeux originesdifférentes dans la philosophiede Deleuze. L'"inouï"
renvoieà la célèbrelettreécriteparRimbaudà PaulDemenyle 15mai 1871, unedesdeux"lettres
duVoyant." L'exprimable renvoieà la penséestoïcienne.Surla premièrenotionvoirFoucault141,
surla secondevoirLogiquedu sens 161, 167-73.
35Cette faitéchoà celle de Foucault:"Retenonsnos larmes. . .," dans"Qu'est-
expression
ce qu'unauteur?" Bulletinde la SociétéFrançaisedePhilosophie3 (juillet-septembre1969): 101.
MExtraitsde Connaissance
par les gouffrescitéspar StéphaneLupasco, Michauxet la
folie,"L'Herne.HenriMichaux,2eéd. (1983): 97; 99.
37Voiraussid'HenriMichauxLa Viedansles
plis (Paris:Gallimard,1969)etde DeleuzeLe
Pli: Leibnizet le baroque(Paris:Minuit,1988).
38La menaced'une
lignedemortsurdetellesexpérimentations estanalyséedanspresquetous
les ouvragesde Deleuze. Elle a étébrièvement décritedansDifférence etrépétition
148,333-34
etdansDialoguesavec ClaireParnet(Paris:Flammarion, 1977) 50.
39"Portraitd'homme,"Mesure2 (avril1936). CitédansL'Herne:335.
wSurcettenotionde lignede mortrepriseen partiede 1 œuvrede MauriceBlanchot,voir
aussiDifférence etrépétition 148-49,333,Logiquedu sens 188-89etDialogues 50.
41Surce dernier
pointvoirNietzscheet la philosophie223-26.
42Cette
critiqueestdéveloppéeparDeleuze dansNietzscheet la philosophie118-20.
43Martin
Heidegger, "Pourquoides poètes?"dansCheminsqui nemènent nullepart(Paris:
Gallimard,1980) 376-77.

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