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{( Le temps approche où il ne sera guère possible d'écrire un livre de

philosophie comme on en fait depuis si longtemps: Ah ! le vieux style . ..


La recherche de nouveaux moyens d'expression philosophiques fut inau-
gurée par Nietzsche, et doit être aujourd'hui poursuivie en rapport
avec le renouvellement de certains autres arts, comme le théâtre et le
cinéma. »
Gilles Deleuze
Différence et répétition, 1969

{( Le baptême\du concept sollicite un goût proprement philosophique


qui procède avec violence ou avec insinuation, et qui constitue dans la
langue une langue de la philosophie, non seulement un vocabulaire,
mais une syntaxe atteignant au sublime ou à une grande beauté. Or,
quoique datés, signés et baptisés, les concepts ont leur manière de ne pas
mourir, et pourtant sont soumis à des contraintes de renouvellement, de
remplacement, de mutation qui donnent à la philosophie une histoire
et aussi une géographie agitées, dont chaque moment, chaque lieu se
conservent, mais dans le temps, et passent, mais en dehors du temps. »
Gilles Deleuze & Félix Guattari
Qu'est-ce que la philosophie ?, 1991

Disons-le d'emblée. Rares sont les philosophies qui intègrent la


question du style à une démarche strictement philosophique. Plus
rares encore sont les philosophies qui ressaisissent dans le « pro-
blème d'écrire» les linéaments d'une réflexion apte à dire ce que
fait le concept. La pensée de Gilles Deleuze, peut-être plus qu'une
autre, se prête sans doute à cette démarche croisée, ne justifiant
en contrepoint la nécessité d'une stylistique de la pensée qu'à ce
qu'elle remet en jeu sous les plis d'une pensée du style. Les raisons

5
LES STYLES DE DELEUZE

n'en tiennent pas seulement à la manière bien particulière qu'avait


Deleuze de nouer le rapport constructif et relativement complexe
avec les Inodes d'énonciation conceptuels ou non-conceptuels de la
philosophie; elles concernent surtout la spécificité mêlne de l'acte
de création qui, bien que variant selon qu'il s'actualise dans les arts,
les sciences ou les philosophies, n'en exige pas moins que son indi-
viduation soit signée. Si cet aspect, peu étudié jusqu'à aujourd'hui
de l'œuvre de Deleuze, pourrait avoir une véritable portée dans la
réévaluation de sa pensée, c'est sans doute en ce qu'il contribue
à nouveaux frais à la cOlnpréhension de la voix qui fut la sienne
dans le débat philosophique de la fin du siècle dernier. Néanmoins,
dans ce choix, on ne verra pas une insidieuse tentative de tirer le
travail de Deleuze du côté d'on ne sait quelle littérarisation de la
philosophie. Bien plutôt, au croiselnent de multiples champs où
la question du style vient se nouer, c'est tout un maniérisme du
concept qui trouve son volume.
De l'histoire de la philosophie, pratiquée dès lors comme col-
lage pictural et assortie de ses portraits noétiques expressionnistes,
ou de l'empirisme supérieur hissé à une espèce très particulière de
« roman policier» et de « science-fiction », les décrochages sty-
listiques de la pensée de Deleuze nous déportent vers les vitesses
virtuelles du concept et ses ralentissements teintés d'affect, en
passant par le n1aniérisITle des intensités en leurs contrepoints
artistiques en compagnie de Leibniz, Bacon ou Boulez, et par la
pragmatique de l'expression et la cartographie intensive de la syn-
taxe qui viennent relancer en littérature les procédés de minoration
irnpersonnelle à la limite du « non-style ». Qu'on ne s'y méprenne
pas toutefois: si la diversité de ces préoccupations philosophiques et
esthétiques fait qu'il paraît difficile, à première vue, de dégager un
fil conducteur autour duquel devait s'organiser une stylistique chez
Deleuze, on aurait tort de croire celle-ci confuse dans ses objectifs.
Plus qu'une systématisation, en effet, c'est une rernise en question
des continuités discursives que produit la pensée deleuzienne, de
Différence et répétition à Qu)est-ce que la philosophie? et Critique et

6
INTRODUCTION

clinique, se déployant sur plus d'un plan à la fois, passant avec le


rnême bonheur de Spinoza à Leibniz, de Proust à Carmelo Bene,
de Nietzsche à Kafka. Ce faisceau de gestes et de relais théoriques
converge vers une même direction: la nécessité de désenclaver le
concept et la pratique du style des poncifs où il s'est embourbé, '
pour le penser en retour sous le signe d'une philosophie pratique.
Car, non seulement le style demande à être appréhendé dans la
singularité irréductible de ses modes d'énonciation noétiques et
esthétiques; mais il exige également qu'il soit examiné à l'aune
des fonctions proprement pratiques et opératoires qui lui sont à
chaque fois assignées. Peut-être est-ce là un des enjeux les plus
troublants de la question chez Deleuze, et ce qui peut justifier
qu'on maintienne l'idée des styles de son œuvre.

Si l'interrogation sur la théorie et la pratique du style se met ici


au pluriel, nous ofFrant d'un mêlne geste et une ouverture précieuse
sur la rnanière dont la pensée de Deleuze procède et une possibilité
de savoir en quel sens le philosophe sait, lui aussi, ce que parler veut
dire, elle n'en appelle pas rnoins en revanche à une lecture nuancée
et non réductrice de ses textes, qu'on aborde souvent en pensant
savoir par avance ce qu'ils ont à nous dire. Entre théorie et pra-
tique du style, ou plutôt dans l'oscillation malaisée qui soumettrait
chacune aux exigences de l'autre, le propos du présent ouvrage
est de fàire jouer les perspectives, examiner les prémisses de cette
articulation et en peser sérieusement les attendus. Et ce, en lisant
deux fois Deleuze.

Que fait donc le style en philosophie, le style à la philosophie?


Le premier moment de lecture, alliant réflexions et études de cas,
propose de relever quelques stratégies énonciatives de Deleuze et
d'en mesurer aussi bien l'originalité que les paradoxes. Fonction-
nant en accords discordants, produisant par coupures, pliages et
raccords ce qui, non seulement n'appartient à aucun des codes
constitués de la machine textuelle, mais se refuse au cloisonnement

7
LES STYLES DE DELEUZE

des forn1es d'expression, les diverses facettes du seul style prati-


qué par Deleuze se prêtent pourtant m~l à l'ordinaire sémantique
conceptuelle. Elles seront ici examinées du triple point de vue de
leurs modes de fonctionnement discursif: de la fonction argumen-
tative qu'elles y assument, et de leur ilnplication dans la pédagogie
du concept.

Si Deleuze conserve parfois le sens daté du style comine façon


particulière de dire les mêmes choses, détachant ainsi le fond et la
forme, il faut convenir que l'une des originalités de sa démarche
en histoire de la philosophie ne tient pas tant aux distorsions d'une
philologie hasardeuse qu'au refus du cOlnmentaire, s'échappant du
sillage auctorial et favorisant plutôt l'intervention créatrice dans les
systèmes. Et si c'est d'un seul et mêIne mouvement qu'il relit les
philosophes en « comlnentateur », ou reformule un problème mal
posé, ou encore crée ses propres concepts, la fonction performative
qu'il confie chaque fois au style est éminemment philosophique;
elle ne se conquiert que dans l'état d'une pensée hors d'elle-même,
qui n'est puissante qu'au point extrême de son impuissance. La
contextualisation par Philippe Mengue de la logique qui fédère
cette variation, ne la situe pas seulement dans la différence des
styles deleuziens - différence bien sensible depuis Empirisme et
subjectivité jusqu'aux derniers textes, en passant bien sûr par le très
polémique Anti-Œdipe de 1972 -, mais aussi dans les variations
à l'intérieur de l'unité d'un même style, dans les modulations que
Deleuze introduit dans sa propre prose philosophique. On y verra
aussi que, dans la manière dont il réoriente aussi bien la pratique
que la conception de la philosophie, rnainte lumière surgit des
portraits noétiques et machiniques que Deleuze enfile en miroir,
et con1ment cela produit une stylistique qui effeuille tous les plans
qu'elle recoupe comme autant de pièces définitives dont les effets
de sens ne cessent pourtant de se renouveler en fonction des agen-
cements énonciatifs dans lesquels elles sont prises.

8
INTRODUCTION

Qui parle cependant? Bien que sa pratique de pensée le tienne


en Inarge des clivages disciplinaires et des dilemmes terriens des
lectures « historiennes)} de la philosophie, on ne se méprendra pas
sur le caractère Inobile, ouvert, des monographies universitaires
que Deleuze en historien de la philosophie avait consacrées à Spi- '
noza, Hume, Kant, Nietzsche, Bergson. Que ce soit en réactivant
une lignée de penseurs qui, comme il l' explique dans Pourparlers,
« avaient l'air de faire partie de l'histoire de la philosophie mais qui
s'en échappaient d'un côté ou de toutes parts », ou en détournant
des bribes de théories de toute nature pour les utiliser à d'autres
fins, ou encore en, dramatisant un concept en le rapportant à ses
vraies conditions, c'est-à-dire aux forces et aux dynamismes intui-
tifs qui le sous-tendent, ou enfin, plutôt qu'à critiquer de front un
thème ou une notion, à l'aborder par le biais d'une « conception
tout à fait tordue)} - comme c'est le cas avec sa Présentation de
Sacher Masoch en 1967 -, l'exercice de l'histoire de la philoso-
phie ne vaut aux yeux de Deleuze que par sa capacité de relance,
d'actualisation et de créativité de problèmes. L'étude de Charles
Ramond propose un examen attentif et original, à ras du texte,
des traces deleuziennes sur celles de Spinoza, pour montrer en quoi
l'usage des formules prescriptives - patent aussi bien dans la thèse
complémentaire de 1969 sur Spinoza et le problème de l'expression
que dans le petit opus de 1981, Spinoza. Philosophie pratique
permet de mettre au jour une « tentation de l'irnpératif» rnoins
apparente que d'autres traits stylistiques, lnais bien présente dans
la pratique, sinon dans la conception de l'histoire de la philosophie
écrite par Deleuze. Le relais est pris ici par Isabelle Ginoux qui
revient sur les lectures deleuziennes de Nietzsche et la philosophie
en analysant comment l'ejJèt de style, s'il produit une démultiplica-
tion polyphonique de l'énoncé deleuzien, s'apparente davantage à
la distribution d'ironies et d'humours par laquelle une répartition
d'intensités, vécues en rapport avec l'extériorité d'un rnasque ou
d'un nom propre, saute hors du texte.

9
LES STYLES DE DELEUZE

Si donc le style recoupe, à hauteur de dignité équivalente,


les deux plans intensifs de la philosophie et de l'histoire de la
philosophie, cela suffira-il pourtant à justifier que soit ouvert le
chantier d'une stylistique proprement deleuzienne ? Il faudra, en
d'autres termes, vérifier si et dans quelle rnesure la philosophie
de Deleuze elle-même contient le principe de réalisation concrète
d'une telle stylistique. En réponse à cette question, on lira l'étude
de Jérôme Rosanvallon qui pointe trois démarches stylistiques chez
Deleuze, correspondant respectivement aux trois types de vitesse
qui animent son style d'énonciation philosophique avant, avec et
sans Félix Guattari. La contribution d'Arnaud Villani, qui clôt ce
prernier volet, explore les jalons d'une pratique peu cornmune du
concept chez Deleuze, en développant l'hypothèse d'une stylistique
transcendantale, discrètement balisée par les développements de la
« méthode de dramatisation» dans Différence et répétition et ensuite
mise en œuvre en 1991 avec Félix Guattari, dans Qu'est-ce que la
philosophie? Moins cloisonnée que celle que chaque discipline pra-
tique souvent de façon quelque peu solipsiste, mais indispensable à
la vie stylistique du concept, la dramatisation ferait de la tournure
non seulement l'objet de cette stylistique, mais sa rnéthode et sa
texture même.

Le deuxième rnoment de lecture, faisant le chemin inverse


pour étudier cette fois-ci la contribution de Deleuze à une pensée
du style, se rejoint dans l'examen de quelques cartographies esthé-
tiques et leurs rnises en pratique cliniques. Sous les trois angles
de vue qui, là encore, resserrent respectivernent l'investigation -
savoir, celui de l'individuation intensive; celui de la pragmatique
du langage et des régimes sémiotiques de l'énonciation; et enfin
celui de la clinique des modes d'existence -, il ne s'agit pas tant
de chercher une définition univoque du style que de dégager un
aperçu différencié des problèmes auxquels ce concept se rattache
chez Deleuze, ainsi que des enjeux épistémologiques dont son trai-
tement thématique semble chaque fois porteur.

10
INTRODUCTION

L'élucidation par Deleuze des pratiques artistiques et de leurs


maniérismes exige en effet de placer l'effet stylistique en deçà du
partage sédentaire, établi seulement dans le donné, entre un sens
propre et un sens figuré. Le privilège qu'il accorde, depuis 1964
avec Proust et les signes jusqu'aux textes réunis en 1993 dans Critique
et clinique, à la littérature dans cette pensée du style s'explique évi-
demment par la capacité éthologique qu'a le langage de joindre le
geste à la pensée dans un même champ problématique; et c'est
ce qui rattache la cartographie deleuzienne du style aux virtua-
lités de son empirisme supérieur. Le traitement syntaxique de
la langue, auquel Deleuze se veut très sensible dans les textes de
Beckett ou de Wolfson, parce qu'il aborde conjointernent l'élé-
ment génétique du langage et de la pensée, permet de retrouver les
facteurs d'individuation intensive qui nous font penser et parler,
mais qui sont en eux-mêmes impensables et ineffables dans les
conditions empiriques. Comme pour le vivant, le style intervient
toujours comme acte éthologique d'individuation.

La question de savoir en quoi cette théorie de l'individuation


intensive transforme la stylistique tout en se répercutant en
linguistique, en littérature et dans tous les champs de l'art fait
l'objet de l' article d'Anne Sauvagnargues, qui se demande en
quoi l'opération de « dépersonnalisation », commandant pareille
cartographie du style, s'ordonne nécessairement suivant trois
directions: les modes collectifs impersonnels, imperceptibles et
intensifs. Tirant parti de Hjelrnslev, des rnatières et formes de
contenu et d'expression, et connaissant la psycholinguistique de
Gustave Guillaume, Deleuze n'hésite pas en effet à s'ernparer du
point d'où les théories linguistiques de Benveniste, Chomsky ou
Austin deviennent critiquables pour construire une pragmatique
des régimes de signes, capable de renouveler l'approche du style,
une pragmatique généralisée dont l'usage créateur, soustractif et
productif, est le thème inépuisable. Et c'est là qu'il convient de
situer, en opposition à la norme majeure, les ricochets du style

Il
LES STYLES DE DELEUZE

« rnineur », style dont la machine kafkaïenne donne la formule


avec les procédés de « variation continue» et de « modulation»
que son expérimentation littéraire du langage est censée mettre
en œuvre. La contribution de Guillaume Sibertin-Blanc s'efforce
dans cette perspective de Inettre en lumière les trois aspects qui,
en 1975, ont déterminé chez Deleuze et Guattari la construction
d'un concept objectifde « littérature mineure» : à savoir le repérage
sociolinguistique du matériau langagier dont dispose Kafka; le
procédé stylistique inhérent au travail spécifique effectué par
l'écrivain dans ce matériau; et le coefficient politique, censé évaluer
la façon dont un procédé d'écriture réussit à produire de nouveaux
effets sémiotiques et de nouvelles visibilités sur le champ social,
en rapport avec l'émergence de nouveaux énoncés et de nouvelles
organisations de pouvoir.

Si par ailleurs l'usage non-conventionnel du discours indirect


libre caractérise les textes ultérieurs de Deleuze coécrits avec Félix
Guattari, avant de devenir un thème de prédilection pour lui, c'est
parce que cet usage conduit à concevoir le style non plus comme
un Inixte empirique de direct et d'indirect qui supposerait des
sujets préconstitués, mais comme un mode d'intercession énoncia-
tive où se compliquent des voix distinctes quoique indiscernables,
une énonciation impersonnelle qui préside à la differenciation des
sujets. La contribution de Jean-Claude Dumoncel se propose de
restituer le cadre clinique de cette question chez Deleuze, entre la
grammaire sophistiquée de Bakhtine et le « discours indirect libre»
de Pasolini d'une part, et d'autre part le « tenseur binaire» de Gus-
tave Guillaume, pour revenir sur la terra incognita du bégaiement
asyntaxique. En continuité avec ce cadre d'analyse, l'étude de
Véronique Bergen s'attache à déplier, dans toute leur extension,
les enjeux de l'équation deleuzienne du style et du non-style, en
privilégiant toute source de tension stylistique pour en peser l'effet
pragmatique produit dans le réel selon les deux coordonnées carac-
téristiques d'une clinique du style chez Deleuze: à savoir le rapport

12
INTRODUCTION

à la langue étrangère et sa tension vers sa limite interne, l'ouvrant


à un dehors qui n'est plus d'aucune langue comn1e le Inontrent les
études réunies dans Critique et clinique.

Le traitement que reçoit le problème du style en peinture, en


musique ou dans le cinén1a est-il si différent de l'investissement
que lui réserve la littérature? Pas nécessairement, car ce qui change
d'un champ à l'autre, ce sont les variétés qui, battant sur différents
rythmes selon la spécificité de chaque matériau investi, vont sou-
mettre les éléments a priori du style à un nouveau diagramme que
seule la pratique active de l'expérimentation serait en mesure de
produire. L étude finale d'Isabelle Ost, poursuivant cette interro-
gation du côté des textes en prose de Beckett et de la lecture que
Deleuze en a proposée en 1992 dans L'Épuisé, s'attache à montrer
d'une part que la création d'une syntaxe nouvelle de l'épuisement
et de la sobriété ne va pas sans mettre en jeu l'espace, l'irnage et la
111usique, moins comme un ornement à la parole que comme la
nécessité de frayer une ligne de fuite, et que, d'autre part, à force
d'assèchement et de sobriété, d'ascèse stylistique et de soustraction
créatrice, ce n'est pas tant la parole du sujet beckettien qui est
affectée du bégaiement, mais l'écrivain lui-même qui se fait bègue
et affecte le langage d'un « Inai dire ».

S'il ne peut donc prétendre à l'exhaustivité, cet ensemble


aborde quelques aspects remarquables de la pensée de Deleuze, dont
certains autres, faute de temps, n'ont pas pu être retenus ici. Venues
de spécialistes de Deleuze représentant au moins deux générations
de chercheurs - ceux qui ont été ou auraient pu être ses élèves,
et ceux qui l'ont découvert comme une figure importante de la
philosophie contemporaine -, les dix études ici réunies voudraient
témoigner de la variété des réflexions auxquelles une interrogation
philosophique sur le style peut donner lieu, et contribuer également
à la compréhension d'un ton de pensée intempestif. Pour que la
voix de Deleuze puisse encore être entendue aujourd'hui, fût-ce

13
LES STYLES DE DELEUZE

en contrepoint de ces textes qui lui sont consacrés, nous avons


cru « intéressant» - c'est son Inot _. d'offrir au lecteur quelques
« fulgurations» de son ton singulier: ce dont témoignent ses cinq
lettres inédites, réunies en clôture de ce volume 1•

Que tous ceux qui ont accompagné un temps la réalisation de cet « agencement
collectif d'énonciation» en soient ici remerciés. Lattention de David Fournier et
l'amitié de Jean-Claude Dumoncel ont été déterminantes dans la constitution du
volume. Je remercie Fanny Deleuze ainsi qu'Arnaud Villani pour l'autorisation de
publication des lettres inédites de Gilles Deleuze; sans oublier René Schérer, venant
avec sa liberté de ton et de conclusion apporter un vif témoignage en écho à cet
ensemble d'études. Que Benoît Peeters et l'équipe des Impressions Nouvelles soient
finalement remerciés de leur précieuse aide et de l'accueil chaleureux réservé au
projet.

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OU PLUSIEURS STYLES?

Il semble difficile de dire que l'écriture de Deleuze présente


plusieurs sortes de styles, qu'il y ait donc des styles de Deleuze, au
sens très général du terme, et entendant par là toute « manière»
personnelle d'utiliser un moyen d'expression, toute« façon» singu-
lière de s'exprimer. On a le sentiment que toutes ses œuvres, depuis
son écrit sur Hume jusqu'à Critique et clinique, sont écrites dans le
mêlne style, rigoureux et philosophique, alliant les concepts tech-
niques et les images, le sens de la formule. Toujours on retrouve
une même unité d'ensemble qui s'exprime aussi bien dans ses trai-
tés (Différence et Répétition, Logique du sens) ou ses essais dans le
domaine de l'histoire de la philosophie (sur Nietzsche, Bergson,
Kant ou Leibniz, etc.). Cette unité se rencontre jusque dans son
style parlé, du moins tel qu'il nous est restitué dans ses interviews
(voir Pourparlers, L'île déserte, ou Deux régimes de fous). Même
quand Deleuze aborde la littérature avec Proust ou Sacher-Masoch,
ou même les arts avec Francis Bacon, peut-on dire qu'à chaque fois
nous avons affaire à un style d'écriture différent? Il ne le semble
pas, du moins quant à l'allure d'ensemble, quant au maniement
des concepts et des images, même si on peut constater des diffé-
rences de ton, des intentions différentes, des affects plus ou moins
contenus à l'égard de ce qu'il dit, conçoit ou décrit. La variété
deleuzienne n'est pas dans la différence des styles l, mais dans les

Deleuze ne se sera pas, comme l'a fait si brillamment Derrida, engagé dans
un mimétisme par lequel il en vient à se mouler sur le style de l'auteur étudié,

17
LES STYLES DE DELEUZE

vanatIons à style,
lations qu'il introduit dans son propre _style et soudain, le font
brusquement bondir ou au contraire couler sereinement au
démonstration, d'une argurnentation rigoureuse, d'une description
vivante, colorée, etc. Ces difl(~rentes modulations font partie inté-
grante de la beauté de son style, unique, singulier, éminemment
reconnaissable. S'il y a une exception, ce serait peut-être les pre-
rnières pages de L'Anti-Œdipe qui ont introduit un ton nouveau
dans la philosophie, le ton « révolutionnaire» (entre guillemets,
soit au sens qu'on donnait à ce terme dans les milieux intellectuels
du post-soixante-huit) et qui ont tant choqué, du moins certains
qui faisaient les bégueules et jouaient au sérieux du philosophe poli
et universitairement bien lissé.
« Ça fonctionne partout, tantôt sans arrêt, tantôt discontinu. Ça
chie, ça baise. 2 »
Évidemment on ne trouverait pas ce type de phrase, grossière
et populaire dans sa thèse universitaire Spinoza et le problème de
l'expression. Mais, de là à dire qu'il y a changement de style dans
cette œuvre, il y a une marge. Finalement, à part la surprise et la
provocation de ce début - qui claque un peu comme un coup
de fouet pour réveiller l'université traditionaliste, ou comme un
étendard portant les nouveaux mots d'ordre de la psychiatrie maté-
rialiste -, cette annonce s'intègre immédiatement dans l'analyse et
la construction conceptuelle que supporte l'écriture deleuzienne
classique, habituelle. Bien évidemment, il faudrait nuancer et exa-
miner les choses de plus près. Il est vrai que l'on sent la force d'une
tension et la souplesse d'une écriture plus relâchée, plus libre, plus
vivante, moins retenue qu'avant. On entend vibrer les affects d'une
colère critique à l'encontre du familialisme, la joie d'une libération
et d'une rencontre dans une écriture à deux, et la jouissance d'un

témoignant d'une variété de styles hétérogènes, véritable maître en analyse stylistique


et rhétorique. Deleuze parle de l'écriture des écrivains dans son style à lui, sans
parodie ni imitation, aussi véridiques et respectueuses soient ces dernières.
2 L'Anti-Œdipe, p. 7.

18
Mille

affaire à un nouveau
habituelle propre au
férocité féline, ses
l'espace de la pensée, le pn~SSé:ntJlIll\~nt permanent d'un
précurseur sombre à tout moment le champ des
concepts, etc. Je y stridence particulière aux
écrits de Deleuze, avec une accentuation l'intensité intempestive
et un renforcenlent Soit tous les traits
qui déjà s'affirmaient prf~ced.ell1ts etqui concernaient
principalement (mais qu'on ne pouvait
jJ.uU.VÙVIJ.UJl'-'

encore déceler sous le et neutre, mais déjà per-


Uh>la.U'--JL'-'

sonne!, qu'il avait adopté universitairep.


À mon sens, cette diversité des styles
appropriés aux différents texte est importante et même
surprenante. En effet, l'apologie de la diversité et
des différences, des variations et variétés dans le contenu de sa
pensée - elle se dit mult~ple -, se trouve
dans l'unité du côté encore appeler forme
ce qui relève du style concept de style serait
en effet d'invalider, OPPOSltl.on formel contenu,
cornme on le verra). contenu: le multiple

3 Seul, Logique du sens avait introduit non pas une nette rupture de ton et
de style mais une libération de ce qui se tenait auparavant comme contenu. Cet
ouvrage, par son audace conceptuelle, son sens du jeu et de l'humour, laissait
pressentir l'allure, la manière qui allait prédominer avec L'Anti-Œdipe et par la suite.
J'insiste sur cette profonde continuité qui me semble déterminante au détriment des
ruptures factuelles qu'on pourrait déceler en surface du texte et suivant les périodes.
La diversité qu'on croit déceler ici ou là, à mon avis obéit à des motifs secondaires et
peut concerner, et encore, quelques articles et interviews de circonstance.

19
LES STYLES DE DELEUZE

pas multiple mais profondément un,


est, du moins -au prernier abord, l'étonne-
que susciter sa ~hi!osophie su:~out ~i on l~ ~olnp.are à
uns des grands predecesseurs qu rI avait adrnlres. Nletzs-
par exemple, a recours à la poésie avec son Zarathoustra, et la
Généalogie de la morale échappe aux déploiements des styles que
nous offre une pensée en fragments comme celle du Gai savoir.
Même chose si on compare le texte deleuzien à Spinoza, dont les
grands genres de style sont dans l'Éthique, nettement marqués,
spatialement inscrits dans la découpe même du texte. Dans Pour-
parlers, Deleuze, indique lui-même les trois grands styles utilisés
par Spinoza suivant qu'on prend l'Éthique au niveau des théorèmes
et de ses démonstrations (<< prerrüère Éthique» du concept, comme
un grand fleuve serein), ou bien au niveau des scolies (<< seconde
Éthique» de l'affect, « constituant une chaîne volcanique brisée »).
Ou bien enfin au niveau du cinquième livre qui nous donne une
Éthique du percept (<< troisième éthique », Spinoza réussissant à
« parler par percepts purs, intuitifs et directs ») qui « procède par
éclairs perçants, déchirants », ni fleuve ni volcan, mais « feu é.

STYLE COMME TENSION

Il n'y a donc pas chez Deleuze de pluralité de styles marquée par


des ouvrages ou des parties d'ouvrage. Mais, inversement, on n'ira
pas jusqu'à dire qu'il n'ait pas de style, Deleuze. D'un bout à l'autre
de son œuvre il y a une unité de style qui le rend immédiatement
reconnaissable. « C'est du Deleuze! ». À quoi le reconnaissons-
nous? Voilà sans doute une des importantes questions qui se lève
quand on interroge les styles de Deleuze. La difficulté est grande.
Comment qualifier conceptuellement un style? C'est impossible.
Le style comme singularité irréductible par définition échappe au
concept. Certes on peut former un concept (général, abstrait) du

4 POUlparlers, p. 224.

20
LOGIQUES DU STYLE

style, mais un style est toujours un individuel concret dont il ne


peut y avoir, en tant que tel, science ou savoir conceptuel. L/'-_1'-"l-'.LA__

fonne un concept du style en général, justement quand il en vient


à examiner le style de Spinoza et les trois registres qui sont
siens:
« Le style en philosophie est tendu vers ces trois pôles, le concept
ou de nouvelles manières de penser, le percept ou de nou-velles
manières de voir et d'entendre, l'affect ou de nouvelles manières
d'éprouver. C'est la trinité philosophique, la philosophie comme
opéra: il faut les trois pour foire le mouvement. 5 » _)
Dans cette définition Deleuze rappelle les trois « ailes 6 » ou
les trois pattes de la pensée en général, concept, affect, percept,
et définit le style comme une tension. On remarquera que la ten-
sion propre à la pensée n'est pas celle qui se tourne vers le vrai
mais le mouvement qui apporte de la nouveauté. C'est le nou-
veau, et non le vrai, qui fait tendre le mouvement de la pensée.
« Du neuf: sinon j'étouffe )}, est le cri de Deleuze, des territoires
nouveaux, non encore balisés ou parcourus : voilà le désir ou la
tension deleuzienne à l'état pur, dans son imrnédiateté brute, sa
force insensée, préjustificative (car sans fondement ou justification
à donner), son élan instinctuel, sa pulsion, sur laquelle vont se
greffer et la construction des concepts et les affects et les intuitions
percepts. C'est cette force-ci que l'on sent dans son écriture et qui
tend son style. Bien des passages viennent corroborer cette décla-
ration en faveur du nouveau, et bien des problèmes sont soulevés,
imrnenses, par cette latéralisation de la vérité au profit du neuf: du
remarquable, de l'intéressant, etc. - auquel il faudra bien un jour
s'attaquer pour de bon. Lessentiel, présentement pour notre sujet,
me semble, à l'intérieur du présupposé qu'on vient de dégager, de
suivre la définition deleuzienne du style et à quoi elle nous conduit.
Les trois pôles, nous en avons une connaissance philosophique

Ibid
6 Ibid., p. 225.
7 Voir Qu'est-ce que la philosophie ?, p; 80, p. 106.

21
DE

conceptuelle, comme ces conditions,


pourquoi Deleuze, sa limpidité et
vivacité, recourt-il à ce vue on ne que prendre
pour des métaphores? Spinoza, Deleuze
en effet, comme on vu, a recours à la géophysique:
le fleuve serein (l'eau), le feu souterrain (la
u v u . . U .. V .... AH•• ,...U'....u,1l

terre et le volcan), ciel, l' éclair). Pourquoi


redoubler, par ces irnages terre, air), les trois pôles
du concept, de l'affect,

'U',Il,~PJLUl,V DE FEU

Ces « images» ne sont pas métaphores ordinaires, car elles


ne relèvent pas de la simple rhétorique, de l'ornement. Deleuze
veut donner une compréhension non-philosophique du style phi-
losophique en tant que cette compréhension non-philosophique
fait entièrement partie de la pensée et de la connaissance philoso-
phique en général. Qu'entendre par là ? Une compréhension qui
ne passe pas par le concept (propre à la compréhension philoso-
phique) mais se fait par affect et percept. philosophie ne peut se
passer de ce type de compréhension, soit, si on veut, d' « images»
qui concentrent en elles des pointes de percepts et d'affects. Et
comment les forces à l'œuvre dans la pensée se donneraient-elles
sinon dans un style ? Spinoza est caractérisable par sa
nette répartition tripartite: propositions de démonstration, sco-
lies qui les interrompent, intuitions finales qui en accélèrent leur
portée. Mais quand on dit cela, quand on définit le style en général,
on ne fait qu'indiquer, ou décrire, des forces ou des composants
sans les capter dans leur dans ce qu'ils font dans le texte
de Spinoza. On les prend COlume références, avec la distance et
la neutralité indifférente est solidaire de l'approche théorique,
référentiante, dénotante. s'il capter les forces à l' œuvre
dans l'Éthique et la pensée il faut recourir à autre chose.

22
LOGIQUES DU STYLE

À quoi? À un style, car c'est sa propre.


un style pour pouvoir capter les forces dans la pensée
style Deleuze, qui n'est celui Spinoza, mais le sien
parlant du style de à lui, d'images géologiques
et géophysiques: le l'éclair. Ces images,-Q.I.''-'-.!..!L

la force du concept à Spinoza, ainsi que la force ln,.'.... r ...· p

aux affects spinozistes, et enfin la teneur particulière ses intui-


tions qui fusent comme des éclairs. Par ce recours aux {( images »,
Deleuze nous donne une compréhension non-philosophique du
style même de Spinoza: il nous le fait voir ou entendre, il nous le
fait sentir dans les affects que véhiculent ces images. Le style n'est
plus conçu, il est perçu et ressenti: « un style, un oiseau de feu »8.
Pour le concept, le style est tension entre trois pôles (c'est son
essence), pour le percept et l'affect, il est « oiseau de feu» (c'est sa
réalité concrète, singulière). Quand Deleuze écrit {( oiseau de feu »,
il tente de nous faire sentir, de nous pénétrer de la force particulière
à l'œuvre dans la pensée de Spinoza.
Si donc maintenant, nous tournant vers Deleuze lui-même,
nous voulons rendre les forces à l'œuvre dans son texte, afin d'ac-
céder au plus près de son style, nous devons en donner aussi une
compréhension non-philosophique, en tentant de saisir les per-
cepts et les affects que sa propre œuvre suscite en son destinataire.
Conlment rendre la manière propre à Deleuze d'être tendu entre
les trois pôles ? Voilà la détermination exacte du problème posé
par le style de Deleuze. Quelles images utiliser pour caractériser
cette tension et les forces propres aux concepts, affects et percepts
deleuziens ?

Deleuze nous dit donc : il y a un devenir oiseau de feu de


Spinoza. Mais - question qui rompt l'analyse deleuzienne et prend

8 Pourparlers, p. 225.

23
LES STYLES DE DELEUZE

un recul réflexif sur elle - ne serait-ce pas plutôt le devenir


Deleuze lisant Spinoza? Deleuze a non seulement capté à la fois le
feu brùlant des passions affirmatrices et le feu froid des concepts
du style métallique de Spinoza, mais il introduit l'oiseau. L'oiseau
est l'être qui prend son envol, il vole, il file. Mais c'est surtout
Deleuze qui sait s'envoler. Ce devenir-oiseau est proprement celui
de Deleuze: partir, s'envoler, fuir, et non celui de Spinoza. La
flèche du désir de Spinoza est plus ivre de coïncider avec la sub-
stance, de toucher l'être, y pénétrer et s'en pénétrer tout entier dans
une fusion éclairante, illuminante, « adéquate ». Éclair d'illumina-
tion certes, mais qui n'est pas l'envol de l'oiseau. C'est Deleuze qui
vole, s'envole, line offiight, COlnme a si bien traduit intuitivement
Brian Massumi, le traducteur américain de L'Anti-CEdipe. Deleuze
n'est pas tendu vers l'adéquation, vers la vérité adéquate, intuitive
ou conceptuelle. Il est tout entier pris dans un désir de fuite et
d'envol à la fois. Deleuze-oiseau.
Nietzsche aussi est oiseau. Il nous fait planer par son style: il
s'élève et plonge, hauteur / profondeur, vertige dans les airs, l'aigle
qui plane sur l'abîme ... toutes ces images qui naissent du lexique
comme de la syntaxe de Nietzsche font son style. Deleuze, dans
son devenir-oiseau, ne devient pas l'aigle planant nietzschéen. Il
y a trop peut-être de grandeur et pas assez de mineur dans une
telle figure. L'oiseau deleuzien, c'est simplernent, modestement un
petit oiseau qui prend son vol, il part, il sait partir9 , une hirondelle
d'automne, par exemple, qui part pour les pays chauds, et non
celle d'Aristote qui revient et fait le printemps. L'oiseau deleu-
zien, si petit soit-il, sait casser, rompre, quitter, abandonner, mais
en emportant une paille du nid, la paille de la discorde, du sain
refus ... Brusque, sauvage et insaisissable: il est bien oiseau de feu,
mais c'est le feu des réacteurs, de l'envol, de la fuite, ou bien du
feu mis à la nappe du repas consensuel des banquets philosophi-
ques. La tension deleuzienne ne vise pas à illuminer l'être, mais à

9 Comme les écrivains anglo-américains (à la difference des Français), cf. les


chapitres II et III de Dialogues.

24
LOGIQUES DU STYLE

filer hors du nid confortable des oppositions acquises dont l'être


ferait partie. La tension deleuzienne ne résout rien, elle laisse les
problèmes ou contradictions en l'état. Elle ne surmonte pas.
n'est pas non plus la tension d'un engagement: elle vise à fuir, à
filer, à se désengager, à se faufiler dans le dédale des oppositions.
gauchisme qui tente de s'emparer de Deleuze lui courra toujours
après, car il lui faudrait voler au-delà ou en-deçà des contradictions
et des rapports d'antagonisme dont il Eüt ses délices (de taureau, de
bête à cornes, comme dirait Nietzsche à son propos, front contre
front, etc.) Le lllouvement deleuzien, qui est produit dans son
écriture, c'est juste un « filer entre ... » qui n'est ni un refuge, ni
une échappatoire vis-à-vis de la réalité. Regardez-le s'échapper des
dualités les plus évidentes et des antinomies établies par la tra-
dition, empirisme/rationalisme, monisme / dualisrne, etc. Certes,
lui-même pose, fomente des dualités, des couples d'opposés, mais
c'est uniquement pour mieux filer entre. Deleuze nous file entre
les doigts dès qu'on veut le saisir. C'est ça, sa tension propre. Et si
jamais on croit le saisir par un bout, il se retourne et griffe comme
un chat, Gilles le félin 1o • Loiseau-chat, comme il y a des poissons-
chats. Souplesse, vélocité, fuite qui glisse sur les contradiction, file
dans les interstices, fait rhizome dans la forêt des arbres conceptuels
en traçant des chemins latéraux, semant ses petits cailloux blancs
de petit Poucet, comme des points de suspension des antinomies
établies par la rigidité de la raison raisonneuse, discutailleuse.

RIGUEUR ET SOBRIÉTÉ, LE GRAND STYLE NIETZSCHÉEN

Deleuze prônait par-dessus tout la sobriété. La sobriété est la


valeur du mineur en matière de style. Ce qui ne l'empêche pas,
paradoxalement, de participer à sa manière au « grand style ». On

10 C'est le titre d'un de mes articles (<< Gilles le félin, philosophe exalté ») paru
dans la revue Élucidation n° 10, printemps 2004, Verdier, sous le titre général « Vies
épinglées ».

25
LES STYLES DE DELEUZE

sait que cette expression vient de Nietzsche et lui sert à désigner


l'essence de l'art dans son accomplisse:ment ultime ll . Ce qui s'en
rapproche le plus est le style classique 12 • Il se définit comme affron-
tement du chaos intérieur, COITlme chez Deleuze, mais il implique
pour Nietzsche, plus clairement que pour Deleuze, une maîtrise
de ce chaos. Le style classique s'oppose au chaos des affects et des
intelligences 13 • Ce fragment du Printemps 1888, intitulé «
musique - et le grand style », le caractérise ainsi:
« La grandeur d'un artiste ne s'évalue pas aux "beaux sentiments"
qu'il suscite: cela, c'est ce que croient les bonnes femmes. Mais, à
la mesure dans laquelle il approche du grand style, dans laquelle
il est capable du grand style. Ce style a ceci de commun avec la
grande passion qu'il dédaigne de plaire; qu'il oublie de persuader,
qu'il commande, qu'il veut ... Maîtriser le chaos que l'on est:
contraindre son chaos à devenir forme [n.s.] ; devenir nécessité dans
la forme; devenir logique, simple, non équivoque, mathémati-
que; devenir loi - : c'est là la grande ambition ... 14 »
Cette maîtrise consiste en deux traits qui se rejoignent: la
mise en équilibre des puissances 15 et l'idéalisation. « Idéaliser, ce
n'est pas abstraire à partir de traits infimes ou inférieurs, mais
mettre violemment en relief les traits principaux de sorte que les

Il Voir M. Heidegger qui met au centre unificateur de son interprétation de


l'esthétique de Nietzsche la question du « grand style », Nietzsche, tome l, p. 116 et
sq., trad. fr. P. Klossowski, Paris, Gallimard, rééd. 1996 : « C'est dans le grand style
que l'essence de l'art devient réelle» (p. 128).
12 Entre autres, en comparant le paragraphe Il de« Divagation d'un "inactuel")}
(p.115), in Crépuscule des idoles, à son manuscrit (p. 467) on voit « grand style»
remplacé par « style classique» (F. Nietzsche, Œuvres Philosophiques Complètes).
13 F. Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, Fr. posth, XIII, 11 [31]. « Le
goût classique: c'est la volonté de simplification, de renforcement» (ibid.).
14 Ibid., fr. posth, XIV, 14 [61], p. 48.
15 Ibid., fr. posth, XIII, 9[166] « Pour être classique, il faut avoir tous les dons et
toutes les convoitises, forts, apparemment contradictoires; mais de telle sorte qu'ils
aillent ensemble, sous un seul joug ... » ; le classique tend à cet équilibre des forces
(ibid).

26
LOGIQUES DU STYLE

autres s'estompent!6 ». Lidéalisation puise sa force


conçue comme sentiment de la surabondance des forces; les traits
accentués qui forment l'idéalisation le sont parce qu'on se
jette soi-rnême dans les choses: « c'est cette plénitude qui pousse
à mettre de soi-rnême dans les choses, c'est-à-dire à les idéaliser
[... ]. On enivre tout de sa propre plénitude!7 », et dans cet
artistique par excellence, on transfigure les choses de façon qu'elles
reflètent la perfection ou puissance propre de l'être qui les trans-
figure. L'équilibre classique n'est donc pas la neutralisation des
différences, ou leur égalisation. Au contraire il suppose le joug
d'une puissance dominante qui force les choses « à contenir ce
qu'on y ITlet!8 » et sous laquelle l'équilibre est engendré.
Ce détour nietzschéen, qui paraît par certains côtés aux anti-
podes de la conception deleuzienne de la littérature mineure, doit
cependant nous permettre de mieux comprendre ce que Deleuze,
dans ses textes sur Carmelo Bene et Beckett, nous dit du mineur.
Car il ne faudrait pas faire le contresens de croire qu'il suffit d'ap-
pauvrir la langue, de supprimer des tours syntaxiques, bref de
décharner et d'assécher une langue pour faire du style et pour aller
au mineur. Le bégaiement de la langue dont nous parle Deleuze,
n'est pas le résultat d'une simple soustraction des phrases réduites à
des répétitions de rnots, entrecoupées de vide et d'hésitation. Il faut
rendre à ces notions de mineur, de bégaiements, de soustraction
créative, etc., leur dynamisme et leur force affirmatrice. Ce ne sont
pas des négations. À la suite des passages précédents, Nietzsche
écrit que de tels procédés seraient anti-artistiques :
« Il serait licite d'imaginer un état contraire, un caractère spé-
cifiquement anti-artistique de l'instinct, une manière d'être qui
appauvrisse les choses, les vide de leur substance, les anémie. Et

16 Ibid, Fr. posth 1888, V1II, notes et variantes de la p. 113 (p. 465) ; voir § 8 de
«Divagations d'un inactuel» in Crépuscule des idoles.
17 Ibid
18 F. Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, V1II, p. 113, « Divagations d'un
inactuel» in Crépuscule des idoles, §8.

27
LES STYLES DE DELEUZE

de fait l'Histoire est riche en semblables anti-artistes, insatiables


voraces, en affamés de la vie. 19 »
L'art ne puise pas sa force de création dans une vie anémiée,
pauvre et languissante, nous disent Nietzsche et Deleuze à sa suite,
comme on va le voir.

MINEUR ET LE GRAND STYLE

Deleuze, aussi paradoxal que cela puisse paraître, surtout


si l'on pense à un texte comme L'Épuisé, semble défendre une
conception du mineur qui s'oppose à la conception nietzschéenne.
Quand Deleuze parle de mineur et de minoration, ou de soustrac-
tion corrlme opérations à produire dans la langue, d'amputation
d'un élément, ou plusieurs, comme dans la pièce de Shakespeare,
Richard III, minorée par Carmelo Bene, il semblerait aller à l'en-
contre de l'affirmation nietzschéenne puisqu'il semble partager une
manière d'appauvrissement des choses et de la vie. Ces œuvres
paraissent justement comme une manifestation « anti-artistique
de l'instinct» qu'évoquait Nietzsche à l'instant. On croit pou-
voir situer aux extrêmes, d'un côté, un vecteur d'abolition de vie
auquel conduirait l'entreprise de minoration et que semble drainer
la conception deleuzienne de l'art, et de l'autre, un style pensé par
Nietzsche comme acmé de la puissance de vie, comme effet de la
surabondance de puissance et qui conduit à un mouvement d'em-
bellissement de la réalité, de transfiguration reconnaissante, et dont
le prototype sera un artiste comme Raphaël. Pourtant, ce serait en
rester à la superficie des choses. Pour la bonne raison que la ligne
de partage entre Nietzsche et Deleuze ne passe pas par l'opposition
de la vie et de la non-vie. En effet, en ce qui concerne l'art mineur,
le style mineur, les opérations de soustraction et d'arrIputation qui
les caractérisent ne peuvent selon Deleuze trouver leur raison d'être
uniquement en elles-mêmes. Un but extrinsèque est visé. C'est

19 Ibid., § 9.

28
LOGIQUES DU STYLE

« pour dégager les devenirs», les capacités de devenir dans ce qui est
figé, qu'il faut minorer, imposer un traitement mineur 20 • Qu'est-ce
qui, en effet, est retranché? Les éléments de pouvoir21 , soit ce qui
fixe, bloque, stabilise, bref territorialise et ernpêche les devenirs
déterritorialisant. Sur son autre face, la minoration deleuzienne
est donc éminemment positive puisqu'elle permet l'écoulelnent
des flux de vie antérieurement bloqués. Concernant l'opération de
« Ininorer », Deleuze écrit:
« Vous commencez par soustraire, retrancher tout ce qui fait
élément de pouvoir, dans la langue et dans les gestes, dans la repré-
sentation et dans le représenté. Vous ne pouvez même pas dire que
c'est une opération négative, tant elle engage et enclenche déjà des
processus positifs. 22 »
Le style mineur coïncide donc avec la mise en variation conti-
nue de la langue 23 puisque ce qui s'y oppose, les constantes, la
stabilité, sont mises de côté. Et ce second mouvement, de variation,
vient recouvrir en quelque sorte le premier mouvement négatif,
comme son envers positif. La mise en variation, qui s'oppose à
la fixation, est le mouvement qui ouvre ce qui est clos, stabilisé,
il « fait naître et proliferer quelque chose d'inattendu24 ». Il s'agit
d'ouvrir les mots, casser les structures syntaxiques pour dégager les
lignes de variation qui sont présentes en toute langue, cornme en
toute institution. Tel est le vrai balbutiement, la langue mineure
ne comportant qu'un « minimum de constantes et d'homogénéités
structurales 25 » (qui appartiennent à la langue majeure, au « vieux

20 Superpositions, p. 97.
21 Le pouvoir est absolument à distinguer de la puissance, comme puissance de
devenir et d'intempestivité. Le pouvoir est défini comme pouvoir de « fixation », il
est ce qui fixe, et partant il est l'antithétique de la mobilité de la vie et du devenir, de
la libre puissance de création ou de connexion qu'est le désir.
22 Ibid., p. 103.
23 Ihid. p. 105.
24 Ibid. p. 89.
25 Ibid. p. 100.

29
LES STYLES DE DELEUZE

style »). salut, « le but: la continuité la variation26 », « faire


valoir le travail souterrain d'une variation libre et présente27 » : tel
est le programme de l'art mineur, et tel est aussi la définition exacte
du style selon Deleuze. « Ce qu'on appelle un style, qui peut être
la chose la plus naturelle du monde, c'est précisément le procédé
d'une variation continue. 28 »
quoi le style mineur est-il en résonance avec le grand art,
le style classique? En ce que principalement, comme on vient de
le montrer, la puissance de variation est ce qui commande, détient
l'autorité et permet: qu'il y ait composition sans laquelle il ne sau-
rait y avoir d' œuvre. Comme dans le grand style, il faut qu'une
puissance commande, ait autorité et subjugue, trie, soustraie ce qui
ne peut entrer en résonance avec cette conduction hégémonique
ou élimine ce qui fait obstacle au flux de la puissance.

CŒUVRE D'ART COMME COMPOSITION

Peu importe, dit Deleuze, parallèlement à Nietzsche, que


l'auteur « se comporte au besoin d'une manière autoritaire, très
autoritaire. Ce serait l'autorité d'une variation perpétuelle, par
opposition au pouvoir ou au despotisme de l'invariant29 ». La dis-
tinction capitale entre puissance (potentia) et pouvoir (potestaspO
permet donc de comprendre en quoi Nietzsche et Deleuze s'accor-
dent un moment : tous deux sont les philosophes de la puissance
et non du pouvoir. Or le grand style est le style qui à la fois sim-
plifie ou soustrait et en même temps ordonne et conduit les flux

26 Ibid. p. 114.
27 Ibid. p. 123.
28 Mille Plateaux, p. 123. Par là on comprend que le « vieux style» n'est pas le
style classique de Nietzsche, ni le style mineur de Deleuze.
29 Ibid. p. 125.
30 Voir Superpositions, p. 125, où l'art est dit être une puissance et non un
pouvoir, comme la philosophie (Exergue de Pourparlers).

30
DU STYLE

ou
essentiellement ce calme, cette
rac:co'urc;}, cette concentration. - plus haut sentiment
sance est concentré dans le type dassique3 1 ».
Une œuvre est avant tout ce qui se tient, ce a de la tenue.
C'est pourquoi toute œuvre est cornposée, fait appel à une com-
position: « Composition, composition, c'est la seule définition
l'art. composition est esthétique, et ce qui n'est pas co:mt,m;e
n'est pas une œuvre d'art 32 ». On retrouve donc chez Deleuze la
même critique que celle de Nietzsche concernant l'informel, la
« grisaille », le « marais »33 de ce qui, dissolu, éparpillé, a perdu
toute composition. Composer, c'est faire tenir ensemble, c'est une
question de consistance. L'œuvre doit pouvoir tenir, se dresser,
tout seule par elle-même34 • Le style, c'est la pointe qui se tient, se
dresse, bref le stylet dans sa fermeté 35 • Et toute cornposition, lui
dit Nietzsche en écho, se fait sous l'autorité d'un principe qui fait
style, qui permet de « tendre» ensemble les hétérogènes et élénlents
en variation. On trouvera dans l'étude sur le peintre Francis Bacon

31 F. Nietzsche, Crépuscule des idoles, Œuvres philosophiques complètes, VIII,


p. 467 qui cite la variante de la page 115, § Il de « Divagations d'un "inactuel" ».
32 Qu'est-ce que la philosophie ?, p. 181.
33 Pour ces termes voir son étude sur Francis Bacon. Logique de la sensation,
mentionnée à la note 37, respectivement p. 101, et p. 66, pour « marais» ; pour
« gâchis» voir p. 71.
34 Qu'est-ce que la philosophie ?, p. 155 : « L'artiste crée des blocs de percepts et
d'affects, mais la seule loi de la création, c'est que le composé doit tenir tout seul.
Que l'artiste le fasse tenir debout tout seul, c'est le plus difficile ».
35 Le « stulos » en grec c'est la colonne; le verbe qui est formé sur ce terme
signifie soutenir, à l'aide de poteaux par exemple (comme dans une mine de charbon
ou autre). Le style implique donc fermeté, il offre appui et rigueur. Il est donc bien ce
qui se tient (et par là il possède déjà une des qualités de l'œuvre d'art, selon Deleuze,
Qu'est-ce que la philosophie ?, p. 155). Le style comme colonne tient ou porte le reste
de l'édifice, ou de l'œuvre. Nietzsche conseille: « imite la vertu de la colonne» (cité
dans l'article de J-.N. Vuarnet, Nietzsche aujourd'hui, l, Colloque de Cerisy, Paris,
Minuit, 1974, p. 344). Le stylet, le stylo est un bâton pour écrire dans la cire. Sur
la « pointe» de style, et les « éperons », le voile, la femme, voir le subtil article de J.
Derrida, « Les styles de Nietzsche» (Ibid., p. 235).

31
LES STYLES DE DELEUZE

cette critique du chaos des sensations auquel trop souvent abou-


tissent les œuvres d'art contemporaines3G • Après Nietzsche 37 , et sa
critique du style décadent 38 , c'est un leitmotiv de Deleuze que de
dire que si l'art et la pensée sont dans un rapport de confrontation
avec le chaos, ils ne se réduisent pas à ce chaos, puisqu'ils en sont
au contraire la cornposition, la mise en forme ou en variation,
en modulation, exactement ce que déjà Nietzsche avait annoncé,
comme on l'a vu, sous l'appellation de grand art, de style classique.
Cette composition, puisqu'elle est la connexion des hétérogènes,
« la synthèse des disparates », laisse la possibilité « qu'on en fasse
trop, qu'on en rajoute» et qu'on aboutisse à un « fouillis de lignes
ou de sons », à un « gribouillage effaçant toutes les lignes, un
brouillage effaçant tous les sons» : « c'est le brouillage qui empêche
tout événement39 ».

36 Cf Francis Bacon, Logique de la sensation, p. 67. Avec ce que Deleuze appelle


diagramme - et qui renvoie à une catastrophe dans l'ordre pictural, à un ensemble
de traits, de lignes, hachures aveugles, non signifiantes et non représentatives, qui
n'obéissent plus à l'ordre des repères figuratifs ou autres, engendrant un chaos - le
peintre « affronte là les plus grands dangers ». Il faut que cette « catastrophe nécessaire
ne submerge pas rout » (p. 71), que « le diagramme reste localisé dans le temps et
dans l'espace », il ne faut pas « qu'il gagne tout le tableau» (p. 101). Même principe
dans Mille Plateaux, p. 424.
37 Voir sa critique du chaos dans le fragment déjà cité, des Œuvres philosophiques
complètes, XIV, Il [31] et la nécessité de la contrainte. « Donner du style à sa vie»
ou à son caractère, c'est l'essentiel (cf. Gai savoir, § 290) c'est s'opposer à toutes les
formes de relâchement, c'est hiérarchiser une pluralité qui tend par elle-même, sans
la ferme nécessité qui la discipline, à la dissolution.
38 Voir par exemple, dans Le Cas Wagner § 7 (Œuvres philosophiques complètes,
VIII, p. 33), la décadence du style en littérature et en musique caractérisée par
l'atomisation, la désagrégation d'une vie qui n'anime plus l'ensemble, l'absence
d'une puissance qui ne soumet plus la diversité à sa loi.
39 Mille Plateaux, p. 424 ; cf: « Sobriété, sobriété: c'est la condition ... » pour
créer une ligne de fuite.

32
LOGIQUES DU STYLE

DE

grand style, ou le style mineur, ne s'exprime pas seulelnent


dans l'écriture, mais dans la vie. La question du style, chez l'un et
chez l'autre, comme chez Foucault40 , engage aussi celle de l'exis-
tence. La création ne débouche pas seulement sur des œuvres d'art
et de philosophie, mais elle est aussi « style de vie» : la vie comme
une œuvre d'art. Peut-être que, quand Nietzsche dans la Volonté
de puissance énonce le précepte: « Sois le maître et le sculpteur de
toi-même », il heurte Deleuze, non pas sur le point d'une esthéti-
que de l'existence, principe qui est acquis, mais sur celui du rôle
prédOlninant accordé au sujet individuel, au moi et à sa maîtrise.
Limportant est que cette rnaÎtrise de soi concerne plutôt « une pro-
duction de soi », un processus de subjectivation 41 - et non le résultat
stabilisé, tel individu, le « moi, je ... ». Le processus peut opérer
selon des modes divers et se passe d'un sujet centre d'organisation
et point de réference ultime. « Une chose est nécessaire 42 », dit
Nietzsche, « Donner du style à son caractère43 ». Cette sournission
au style n'est pas opérée chez Deleuze en vue de renforcer le moi,
son unité; au contraire, il s'agit principalernent de dé-subjectiver
le moi molaire et central, de l'ouvrir aux composantes moléculai-
res qui le traversent sur le corps-sans-organe. De mêrne que chez

40 Cf M. Foucault, Dits et écrits, t. IV, Paris, Gallimard, rééd. 2002, p. 309


(le style de vie « homo », comme choix d'existence) ; p. 629 (style de vie artiste ou
révolutionnaire, avec réference à Burckhardt, qui a influencé Nietzsche sur le rôle
des condottiere à la Renaissance et à son article sur l'esthétique de l'existence) et 698
(difficulté philosophique du concept de style d'existence). Le style d'existence répond
à l'absence de « moral» (voir l'article intitulé « Une Esthétique de l'existence »,
pp. 730-735). « Ce qui m'étonne, dit Foucault, c'est que, dans notre société, l'art
n'ait plus de rapport qu'avec des objets, et non pas avec les individus ou avec la vie et
aussi que l'art soit un domaine spécialisé, le domaine des experts que sont les artistes.
Mais la vie de tout individu ne pourrait-elle pas être une oeuvre d'art? » (Ibid.,
p.617).
41 Pourparlers, p. 155.
42 F. Nietzsche, Le Gai savoir, § 290, titre du paragraphe.
4.3 Ibid.

33
LES STYLES DE DELEUZE

Deleuze, ce qui est principalement visé, chez Foucault et Nietzsche,


c'est l'émergence de nouvelles formes. de soi ou de subjectivité. À
travers les luttes de Mai 68, il s'agissait de « la production d'une
nouvelle subjectivité» sans identité 44, et donc de ce que Deleuze
appelle une« individualité non personnellé 5 », individualité d'une
heccéité, d'un événement. Soit l'invention de nouvelles possibili-
tés de vié 6 dont Nietzsche s'est le premier réclamé dans ce qu'il a
théorisé comme esthétique de l'existence.
Si nous condensons nos analyses précédentes nous aboutissons
à l'idée que le style rrlÎneur, comme style deleuzien par excellence,
consiste dans une tension entre éléments hétérogènes et impli-
que « le travail souterrain d'une variation libré 7 », le but étant
de mettre tout ce qui est fixe en variation continue, de créer un
continuum de variation qui trace une ligne de fuite pour échapper
à la fixité des pouvoirs. Autrement dit, le style est l'autre nom de la
variation libre, de la tension qui implique une consistance interne
et qui est propre à toute ligne de fuite. « Écrire c'est tracer des
lignes de fuité 8 » ou de variation, et le style est cette « pointe» de
déterritorialisation, pointe en fuite, pointe de fuite. Non pas un
style en fuite, ni une fuite de style, ni même une fuite dans le style
(comme Flaubert ou Mallarmé) mais un style de fuite, un style qui
fait fuir. Il implique une tension continue qui fuit, comme un stylo.
Un stylet qui fuit donc et pas seulement en répandant de l'encre sur
la page, rrlais qui en traçant (<< il trace ! », i. e : il va vi te, il file), en
s'évadant, fait évader la langue. Ou bégayer.

44 Foucault, p. 123, note 45 ; voir Pourparlers, p. 156 : « s'il y a sujet, c'est un


sujet sans identité » ; Deleuze, insiste sur le fait qu'il y a « un champ d'intensités qui
individue sans sujet » (Ibid. p. 157). Soit ce qu'il appelle une héccéité.
45 Pourparlers, p. 193.
46 Ibid., p. 125 ; cf. aussi p. 137, ce que Deleuze appelle éthique, dans sa
differenciation de la morale, devient une esthétique (des modes de vie) pour Foucault
(Ibid., p. 155).
47 Superpositions, p. 123.
48 Dialogues, p. 54.

34
LOGIQUES DU STYLE

Essayons, maintenant que nous avons accédé à la définition


générale et essentielle du style selon Deleuze, de saisir le style
concret pratiqué par Deleuze quand il nous parle du style ou
tout autre chose. Quelle est non plus l'essence mais la puissance à ,
l' œuvre dans l'écriture deleuzienne ? Nous avons vu que Deleuze-
oiseau voulait un style qui « file ». Comrnent écrire ainsi, de telle
sorte que la pensée-écriture sache partir comrne un oiseau qui
s'envole, sache « fuir» ?

AIGLE PLANE AU-DESSUS DE L'ABÎME

La meilleure approche pour saisir le style propre à Deleuze est


peut-être encore de continuer à le confronter à celui de Nietzsche.
La parenté Deleuze-Nietzsche concernant le rôle de la composi-
tion, de la sobriété, du « grand style» qui est en même temps style
mineur, leur mêrne dégoût du laisser-aller 49 ne doivent pas nous
faire oublier tout ce qui les sépare.
Certes ils ont tous deux pour idéal de gagner une certaine
« vitesse» dans la pensée. Le style lapidaire de Deleuze rejoint
l'aphorisme nietzschéen. Qu'est-ce qu'il fait avec un aphorisme,
Nietzsche? Ce que Deleuze lui-rnême cherche pour la pensée.
Deleuze et Nietzsche veulent envoyer la pensée dans l'espace à
vitesse absolue, comme une flèche qui sera reprise par un autre
pour la lancer plus loin 50. Mais plus que tout ce que Deleuze adrnire
c'est la vitesse de la flèche, la vitesse du style de Nietzsche: « [ ... ]
Nietzsche, n'est-ce pas ce qu'il arrive à faire avec un aphorisme?
Que la pensée soit lancée comme une pierre par une machine de
guerre 5! ». L'aphorisrne nietzschéen qui décoche flèche et jet de
pierre, et le trait deleuzien qui fuse et qui fuit, ne cherchent ni l'un

49 F. Nietzsche, Par-delà le Bien et le mal, § 188, 262.


50 Pour Nietzsche, voir Schopenhauer éducateur, Troisième Intempestive, §7, et
pour Deleuze, Pourparlers, p. 160, 210.
51 Dialogues, p. 39.

35
LES STYLES DE DELEUZE

ni l'autre le« bon mot d'auteur)} (ce qu'est souvent la maxime 52 ).


L'objectif réside plutôt dans une forme de pensée lapidaire, non
pas au sens où, grâce à sa concision, elle pourrait être gravée et
immobilisée dans l'éternité de la pierre, du rnarbre, mais au sens où
la pensée serait jetée comme une pierre, jetée à la volée, une pierre
qui file, et fait mouche, intempestive et non éternitative ou éterni-
taire. Pensée-pierre, pensée-flèche, pensée-jet, voilà la profondeur
commune de leur style au-delà de tout ce qui les différencie.
Le style aphoristique, sec et tendu du Gai savoir et le style poé-
tique et pathétique du Zarathoustra communiquent profondément
quant au plan du contenu, de ce qui est dit. « Par-delà le Bien et le
Mal dit la même chose que Zarathoustra mais différemment », dit
Nietzsche dans une lettre à Burckhardt53 • La différence concerne
donc le style. Mais cette différence reste de simple surface, car le
style de Nietzsche, même quand il est poétique, est éminemment
pénétré, vivifié, tendu par l'aphorisme implicite, sous-jacent qu'il
contient comme son cœur vivant. Même Zarathoustra n'échappe
pas à cette loi, vu que ses chapitres « sont en fait composés de
brèves sentences irnitant des versets évangéliques 54 ». La présence
constante d'un mêrne noyau dans l'écriture de Nietzsche, qu'elle soit
poétique, dissertative (cornme dans la Généalogie de la morale) ou
aphoristique, est appréhendée à partir du sentinlent éprouvé qu'il
y a toujours une maxirne interne, plus ou moins cachée, explicite
ou non qui donne à tous les textes leur force propre. L'aphorisme
est un concentré de pensée qui peut se déployer comme un éclair,
fulguration, ou bien au contraire se décliner en un texte argumen-
tatif de plusieurs pages, plus tranquille et serein, mais en sous-main
prêt à fulgurer. C'est aussi parce qu'un aphorisme gît cornme son
ressort et sa dynamique intérieure dans chaque chapitre du Zara-

52 Mille Plateaux, p. 467 (à la différence de la maxime, l'aphorisme « attend


toujours son sens d'une nouvelle force extérieure »).
53 Nietzsche, Lettre du 22 septembre1886, cité dans l'article de Marc de Launay,
« Le Style de l'esprit libre », in Cahier de l'Herne: Nietzsche, Paris, 1998, p. 70.
54 Dit Marc de Launay dans l'article cité à la note précédente.

36
LOGIQUES DU STYLE

thoustra qu'au-delà de la difference des styles de Nietzsche on


sentir un seul et même style comme nervure de sa pensée, comme
le stylet qui la tient dans son élan ou son traçage, lui fournit le
ressort de sa vitesse.
résultat de la stylistique, de la rhétorique et de la sémanti-
que confondues de Nietzsche, réside, à 1110n sens, dans un effet de
vertige des hauteurs. La flèche de la pensée nietzschéenne monte
ou descend. Hauteur et profondeur sont les dimensions spatiales
valorisées de Nietzsche. La flèche de la pensée pour l'essentiel tour-
noie et plane; elle n'est pas le trait qui fuse de la corde tendue de
l'arc qui est la flèche deleuzienne. La pensée de Nietzsche est captée
dans sa force comrne aigle, prêt à fondre, qui plane au-dessus de
l'abîme. Par ce sens de la verticalité, Nietzsche diffère de Deleuze
dont la dimension majeure réside dans l'horizontalité, l'imma-
nence pure qui développe, déplie son expressivité. Pure ligne de
dépliement-déploiement qui file et connecte, entraîne les autres
fils hétérogènes dans sa continuité de variation. Comment est
construit un aphorisme? Nietzsche crée un effet de vertige en met-
tant en place une contradiction, en exposant le pour et le contre et
en laissant l'antagonisme en l'état (ou bien en donnant le point de
vue contraire dans un autre aphoris111e). Il s'ensuit un mouvernent
de balancier dans la pensée, une oscillation, supervisée, mise sous
une interrogation sous fonne d'énigrne. Ou plutôt, de ce tournoie-
ment, Nietzsche attend que fuse l'éclair du mystère. Il n'attend
pas la synthèse, ou un dépassement supérieur, qu'il laisse comme
Deleuze à la dialectique. Il attise l'antagonisme pour faire surgir
une saillie, une image, un mot, une formule en forme souyent de
provocation ou de taquinerie, d'astuce, d'allusion, généralement
énoncé sur un ton exclamatif (!) ou faussement interrogatif (?).
Cette saillie, ce « bon mot» n'est pas là pour lui-rnême, ni pour
condenser définitivement une vérité certaine. Il n'est là que pour
maintenir l'énigme, la préserver, la laisser planer au-dessus de nos
têtes. La vérité de Nietzsche ne se trouve jamais saisissable dans
une proposition déterminée, cernable, arrêtable, ce que suppose la

37
LES STYLES DE DELEUZE

maxime classique. C'est une vérité vertigineuse: on ne peut la saisir


qu'à travers un flux, une ronde d'images, de symboles, de Inythes,
et toujours allusivement, à demi-mot. Le mot de Nietzsche, au
ressort de l'aphorisme, n'est ni le « dernier mot» ni le « bon mot »,
plein de son assurance et complet. Un mi-dire, donc, un demi-
mot, un mi-mot. Le style suit ce mouvement tournoyant autour
du noyau de vérité, suggéré, en porte-à-faux, loin de nos clichés et
stéréotypes, leur faisant quand même écho par l'inquiétude ou le
déplacement joyeux, taquin, qu'il induit en eux.
Bref, le mi-mot nietzschéen diffère totalelnent du « mot d'or-
dre» deleuzien. Dans le culte de la vitesse de la pensée, comme jet
d'écriture, flèche ou pierre, qu'ils partagent tous deux, on opposera
l'aphorisme nietzschéen et le télégramme deleuzien.

UN-HANS-DEVENIR-CHEVAL

Pour Deleuze aussi il ne faut pas céder à la dialectique de type


hégélien, et c'est Nietzsche le premier qui le lui a appris 55 • Mais sa
manière à lui d'y échapper ne sera pas celle de Nietzsche. Lopé-
rateur anti-dialectique n'est pas le balancement-tournoiement des
antagonismes comme on vient de le voir pour Nietzsche. C'est le
ET. Le « ET ... ET ... ET », bref ce qu'il appelle le bégaiement dans
la pensée, dans la langue (et non simplement dans la parole). Le
multiple est constitué par ce ET. Qu'est-ce à dire? Si j'ai un terme
et un autre, je n'ai pas seulement deux choses, car j'ai le ET entre
les deux. Il n'est ni l'un ni l'autre. C'est une relation extérieure à
ses termes, et par là même un espace médian, celui du ENTRE, du
milieu. Lempire du milieu, et non celui du non, de la négativité
hégélienne, sartrienne. C'est par ce « entre », ce mince filet que
Deleuze espère fuir les antagonismes et la dialectique. Non plus
OUI opposé et nié par NON, mais des « oui. .. non» posés comme

55 C'est un des acquis capitaux du Nietzsche et la philosophie très tôt assumé, dès
1962.

38
LOGIQUES DU STYLE

des segmentarités dures, en face à face, mais traversés au


par une ligne de fuite, celle du qui les connecte et les sépare,
ouvrant une brèche entre les deux, au milieu ... Deleuze se faufile
dans le ET, c'est sa manière à lui d'esquiver les lourds antago-
nismes, les thèses et antithèses, les dualismes ainsi que le surplomb
du EST de l'être. On n'ouvre donc pas les dualismes par en haut,
vers une interrogation plus haute (cf. Nietzsche), mais comme il
dit « du dedans» :
« C'est pourquoi il est toujours possible de défaire les dualismes du
dedans, en traçant la ligne de fuite qui passe entre les deux termes
ou les deux ensembles, l'étroit ruisseau qui n'appartient ni à l'un
ni à l'autre, mais les entraîne tous deux dans une évolution non
parallèle, dans un devenir hétérochrone. 56 )}

Dans ces conditions comment écrire au plus près de cette


ligne de fuite qui se glisse entre les massives et grosses opposi-
tions ? On comprend donc déjà que pour Deleuze (cornme on
vient de le voir pour Nietzsche), il faille se tenir loin de la maxime
à la romaine, conçue COITlme condensant avec force et nervosité
la pensée d'un écrivain où brille sa pertinence ultime (elle se veut
le .« dernier mot »). Pareillement à l'égard de la « sentence» en
tant que jugenlent juste et définitif, et de même du « bon mot»
d'auteur. Comment alors se faufiler, écrire, en gardant la vitesse de
la pensée que donnait l'aphorisme à la Nietzsche? La pensée dans
sa grandeur à elle, dans sa vitesse absolue et dans toute sa force, se
tient paradoxalement dans quelque chose d'aussi surprenant que
des formes d'expression apparemment peu propices et peu respec-
tables, comme la consigne, le mot d'ordre, le télégramme, la petite
annonce. C'est, pour Deleuze, la voie qu'il crée pour échapper,
partir, s'envoler, bref quitter le terrain molaire de la philosophie,
tout jalonné des oppositions figées, segmentarisées.
Quelle est la nécessité qui commande ce style télégraphique?
D'abord l'impératif de vitesse qui est propre au devenir. En effet,
les devenirs, ou le traçage des lignes de fuite, n'appartiennent pas

56 Dialogues, p. 43.

39
LES STYLES DE DELEUZE

au temps chronologique. Donc par rapport à ce temps ils sont


extrêmement rapides étant illocalisables en lui, de tout temps ou
d'aucun. Ou bien ils sont très lents en raison même de leur mou-
vement qui échappe au temps (cf. Dialogues, p. 40). Il faut filer,
d'un trait, sans s'embarrasser ni atermoyer auprès des oppositions
duelles. Vite. « C'est d'une seule traite qu'il faut lire: la-bête-
chasse-à-cinq-heures 57 ». Style qui pulse, fonce. En deuxième lieu,
il faut supprimer les personnes et les sujets qui ne sont jamais
qu'adjacents à la ligne qui se dessine et fuit entre les segments
durs. Le sujet est une entité molaire qui ne peut qu'écraser les
devenirs moléculaires, emprisonner les lignes de fuite. Exit donc
aussi les pronoms personnels. L action est réduite à son essentiel ;
pas de sujet, pas de temps: juste l'acte condensé, purifié. C'est le
verbe à l'infinitif. On a quitté le temps de Chronos; on est dans
le temps pur de l'Aiôn 58 , celui où sont recueillis et présents de
manière intempestive et non historique les actes purs, les événe-
ments qui échappent à la dialectique, soit ce que Deleuze appelle
les devenirs. Le devenir est un condensé d'action, un bloc. Seul
un tel télégramme peut être à la hauteur d'une telle tâche: « Le
télégramme est une vitesse d'événement, pas une éconornie de
moyens 59 ». Pour écrire un télégramme il faut: un article indéfini,
un nom propre, un verbe à l'infinitifDO, et cela suffit; c'est déjà
peut-être de trop. Composons donc le télégramme ou la petite
annonce typé l de Deleuze et qui porte son style à son aClné :
« UN-HANS-DEVENIR-CHEVAL62 ». Ajoutons des majuscules63

5ï Mille Plateaux, p. 32l.


58 Ibid., pp. 320 et 322.
59 Dialogues, p. 78.
60 Mille Plateaux, p. 322.
61 Dialogues, p. 78 : « Les vraies propositions sont des petites annonces ».

62 lvlille Plateaux, p. 324.


63 Comme dans par exemple: « UN CHEVALIER DORMIR SUR SA
MONTURE» (Dialogues, p. 90).

40
LOGIQUES DU STYLE

à l'énoncé de base, qui ne sont pas toujours présentes 64 , non pour


la grandeur et le respect, mais pour compactifier et mieux faire bloc
indivisible de vitesse. Ce qui implique donc, en plus, des traits dits
d'union (voir télégramme précédent de Mille Plateaux, p. 321), ou
bien des tirets, comme souvent Deleuze les utilise dans ses télé-
gral11mes 65 • Bloc, vitesse, bloc de vitesse qui file, non pas dans le
temps et l'histoire, mais comme devenir intemporel, sans passé ni
avenir, dans l'indéfini de LAiôn. Voilà le style propre selon lequel
on s'exprime quand on est pris dans les devenirs, dans les lignes
de fuite. « La vitesse, c'est être pris dans un devenir 66 », soit une
ligne de fuite même lente selon la chronologie. Pour dire l'heccéité,
le singulier absolu de l'événement, du devenir, la pensée est au
bord du bégaiement, parle petit nègre: elle crée une langue dans
la langue comme télégramme, style télégraphique, éminemment
approprié au contenu dénoté, réferencié. Langue pulvérisée en mot
d'ordre, ou plutôt réduite au mot d'ordre pure qu'elle est toujours
en tant que langué?, langue étrangère.

POURQUOI CETTE ENVIE DE MOURIR?

Nous venons de voir que le style deleuzien est en parfaite adé-


quation avec le contenu de sa pensée et en fait partie. Il nous reste
à comprendre ce qui fait sa beauté particulière; et par là le lien que
ce style entretient avec le réel de l'abîme.
La grande question des lignes de fuite, de la déterritorialisa-
tian, des devenirs, est celle du vide et de la mort. On sait que l'idéal
serait de n'être « plus qu'une ligne abstraite, comme une flèche qui

64 Comme dans le télégramme de la bête qui chasse à cinq heures déjà cité (Mille
Plateaux, p. 321).
65 Voir par exemple: « UN-VAMPlRE-DORMIR-]OUR-ET-SE-REVEILLER-
NUIT» (Dialogues, p. 114).
66 Ibid., p. 40.
67 Mille Plateaux, le plateau « Les Postulats de la linguistique ».

41
LES STYLES DE DELEUZE

traverse le vide» (MP, p. 244). UNE-PURE-FLÈCHE-DANS-LE-VIDE.


Mais quel désir est-ce là ? Pourquoi ce désir de quasi évanouisse-
ment inhérent à la ligne de fuite (n'être plus qu'une ligne), et ce
ton si sombre, si mélancolique?
« Pourquoi ce ton désespéré ?68 »
« Mais pourquoi la ligne de fuite, même indépendamment de ses
dangers de retomber dans les deux autres, comporte-t-elle pour
son compte un désespoir si spécial, malgré son message de joie,
comme si quelque chose la menaçait jusqu'au cœur de sa propre
entreprise, une mort, une démolition au moment même où tout
se dénoue ?69 »
Question majeure, en effet, et inévitable, mais que je ne crois
pas soluble dans le système de Deleuze, du moins tel qu'il se présente
en surface. Dans un système du plein, où la ligne de fuite est posée
comme éminemment active (<< Rien de plus actif qu'une fuiteY° »),
voulant éradiquer toute velléité de « castration» ou de pulsion de
mort, le poids de la mort ou du vide, de l'autodestruction devient
à la fois impensable et omniprésent. Retour du Réel? Pourquoi
la musique nous donne-t-elle tant envie de mourir?
« La musique n'est jamais tragique, la musique est joie. Mais il
arrive nécessairement qu'elle nous donne le goût de mourir, moins
de bonheur que mourir avec bonheur, s'éteindre [... ] la musique
a soif de destruction [... Fi »
Qu'y a-t-il donc dans la ligne de fuite pour qu'elle tende si
fortement, si constamment (toute belle musique donne envie de
mourir, et ce goût est inhérent à sa beauté), à l'abolition? La place
de la mort n'est pas rien, une anecdote ou un simple danger adja-
cent, un accident de parcours, comme on voudrait le faire croire.
Quelque chose qui revient si inéluctablement ne peut être de
l'ordre d'un danger extérieur ou contingent. Ce qui revient tou-

68 Ibid., p. 244.
69 Ibid., p. 251.
70 Dialogues, p. 47.
71 Mille Plateaux, p. 367.

42
LOGIQUES DU STYLE

jours (à sa place) n'est autre que le Réel 72 • Les lignes de fuite sont
traversées par quelque chose qui n'est plus la simple joie inno-
cente du jeu des formes et des sensations mais par un quelque
chose de terrible qu'on ne cesse de conjurer. Certes la peinture
est joie, joie des couleurs et des formes, comme la musique celle
des sons, mais elle donne envie de mourir et Bacon peint le cri,
cri d'angoisse horrifié des différents portraits d'Innocent X. Pour-
quoi le cri? Deleuze veut croire qu'Innocent X, tel un voyant,
crie aux puissances de l'avenir, soit donc aux nouvelles forces poli-
tiques, puisque, n'est-ce pas, « tout est politique» et qu'il ne peut
y avoir d'autre « puissance» de terreur. Il n'y aurait pas d'angoisse,
ni chez Hans, ni chez le Pape, seulement des peurs, et des peurs
ayant des objets bien déterminables même s'ils sont pour l'heure
indéterminés, soit donc la montée des répressions présentes ou à
venir! Après de si belles analyses des sensations de peintures et de
musique, des devenirs et des différentes sortes de lignes dans Mille
Plateaux, on ne peut s'empêcher de trouver cette logique de la
sensation soudain singulièrement amputée, raccourcie. Comme si
la reconnaissance du réel insymbolisable, ininscriptible, Autre du
réel, entrait en concurrence et venait annuler ou amputer le poids
et l'importance de la réalité politique. On dirait, dans le système
de Deleuze-Guattari, qu'il ne faut surtout pas dire ou voir ce que
ces lignes portent en elles comme effet de réel, parce que ce serait
par trop occulter les horreurs des réalités politiques. Toujours donc
cette peur d'être complices. Deleuze et Guattari font une sorte de
dichotornie qui n'a pas lieu d'être entre le Réel (irnpossible) et la
réalité politique (possible) : ou bien vous affirmez le Réel et alors
vous niez les horreurs politiques, ou bien reconnaissez les urgences
politiques et alors plus de Réel.
L'œuvre d'art est pourtant porteuse d'un effet de réel qui est
tout son style. Certes, comme le veut Deleuze, l'œuvre d'art capte

72 J. Lacan, Séminaire XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse,


Paris, Seuil, rééd. 1997, p. 49 : « Le réel est ici ce qui revient toujours à la même
place». .

43
LES STYLES DE DELEUZE

les puissances invisibles infernales. Mais cette captation n'est pas


maîtrise. En les « captant» elle porte trace, trace dont elle est
l'écho, de l'abîme, Chaos, enfer, où sont ces « forces ». Si bien que
c'est l' œuvre d'art qui est tout autant captée, prisonnière, assujettie
à cette puissance invisible, de l'Ombre. D'où le fait que l'œuvre
d'art résulte surtout d'un réel incessamment conjuré, ajourné,
reporté, mais d'une façon telle (c'est l'œuvre d'art elle-même qui
le veut) que le Réel soit encore plus que jamais présent dans son
éviction, dans son ajournement. Le style et ses différentes lignes
de variation sont une réponse au réel entrevu et les plus belles, les
plus libres, comme les lignes de fuites pures, sont celles qui s'en
approchent le plus, se servant de la beauté cornme d'un voile qui
s'arrête juste au bord de l'horreur. La déterritorialisation « dégage
un devenir qui n'a plus de terme, parce que chaque terme est un
arrêt qu'il faut sauter73 ».
Pourquoi ce « il faut» ? D'où vient-il? Pourquoi faut-il sans
cesse sauter et dépasser chaque état posé comme un arrêt ou un
obstacle du processus et non comme un accomplissement? Le
mauvais infini, celui de l'entendement, l'indéfini, que Hegel ne
cesse de critiquer, ne pointe-t-il pas à l'horizon? Cette répétition
de la négation qui lève la limite, la frontière, et puis recommence
car la lirnite réapparaît aussitôt que niée, la négation précédente
étant identique à son surgissement, et cela indéfiniment, n'est-elle
pas lassante, la monotonie même, l'ennuyeuse répétition rnécani-
que qu'on croyait avoir chassée? Dans cette hypothèse (critiquée
par Hegel comme manque de dialectique), on ne sortirait pas de
la représentation et du primat du même. La ligne de fuite resterait
conditionnée par ce qu'elle fuit, le territoire ou la limite qu'elle lève
indéfiniment et qui ne peut que revenir vu que la négation (ou la
déterritorialisation) est la négation de la limite et a besoin d'elle
pour être 74 • La différence deviendrait indifférente, et la lassitude

73 Dialogues, p. 88.
74 Voir Hegel, Science de la logique, I, p. 250 qui se réfère à Kant. On pourrait,
à partir de Hegel, lire les choses ainsi : La dérerritorialisation est le processus du

44
LOGIQUES DU STYLE

et l'épuisement seraient son lot. De quoi « l'épuisé)} l'est-il ?


serait-ce pas de cette impuissance devant la limite toujours niée et
renaissante? Surtout pas.

STYLE COMME EFFET DE

Si donc il faut rompre avec la logique de la représentation et du


mauvais infini qui la gouverne, il faut au rIloins qu'il y ait quelque
chose comme un foyer de non-sens, un point d'aphanisis du sens
qui soit posé cornme antérieur au processus de territorialisation-
déterritorialisation et qui joue cornme moteur de la fuite (attirance
et répulsion). Il ne reste pas d'autre choix que de se tourner vers la
position d'un réel irréductible à la réalité (politique), un réel qui
ne soit pas l'envers d'une « misère )}, qui ne soit pas toujours rernis
à demain pour sa reconnaissance: « Ah, la misère de l'imaginaire
et du symbolique, le réel étant toujours rerrlÎs à demain »75. C'est
curieux, juste avant ce passage, quelques lignes plus haut, Deleuze
venait d'en appeler à « la Réel-littérature76 ». Mais qu'entendre par
ce Réel? Un passage de Mille Plateaux nous renseigne. Il y va du
Réel politique: « Mais il n'y a pas moins de Réel-social sur une
ligne que sur l'autre 77 ». Dans le Francis Bacon, Deleuze assigne à
l'art la tâche de rendre visibles les forces invisibles. Quelles sont
ces forces invisibles? Le Pape, dit Deleuze, hurle aux « puissances
de l'avenir » :

devenir autre, mais cet autre que l'on devient est lui-même une territorialisation
nouvelle qui entre pareillement dans un devenir autre et ainsi de suite à l'infini. Voir
Hegel, Encyclopédie des Sciences philosophiques, Science de la logique, l, p. 208, §44.
75 Dialogues, p. 63.
76 Ibid., p. 62. Pas la littérature réelle, puisque Réel est au masculin, et avec une
majuscule. Soit donc, une littérature qui soit en connexion directe avec le Réel, où le
style y est inséré comme en écho.
77 Mille Plateaux, p. 262.

45
LES STYLES DE DELEUZE

« Bacon fait la peinture du cri parce qu'il met la visibilité du cri, la


bouche ouverte comme un gouffre d'ombre, en rapport avec des
forces invisibles qui ne sont plus que celles de l'avenir [ ... J. Les
forces invisibles, les puissances de l'avenir, ne sont-elles pas déjà
là, et beaucoup plus insurmontables que le pire spectacle et même
la pire douleur ?ï8 »
Ces puissances de l'avenir qui sont déjà là, peuvent-elles être
simplement celles qui, politiques et sociales, aussi monstrueuses
soient-elles, frappent à la porte du présent? S'il en était ainsi, cet
inconnu serait seulement du non encore visible, soit un visible qui
va l'être dans l'avenir. Juste une question de temps (Chronos) ou
d' histoire et non plus de devenir. Cet inconnu tombe en droit dans
le champ du connu, du savoir, du discours, de l'histoire qui les
prendra pour objet. Dans ces conditions, la référence à un Dehors,
à une altérité irréductible, n'a plus de sens. En quoi ce réel mérite
la majuscule d'une dimension autre (que celle du langage, du dis-
cours, de l'histoire, de la pensée ... ?). Laltérité de l'autre, du réel,
est réduite dans le cadre du fantasme politique 79 • La réalité dont
il est porteur comIne fantasIne assure par sa « présence» (même
future) la protection vis-à-vis du Réel, du réel-abîme. La réalité des
forces politiques ne doit-elle pas rester la réference ultime de peur
de rencontrer autre chose, la Chose cornme Autre?
Il est donc légitime de se dernander qui rernet le réel à demain,
si ce n'est Deleuze avec Guattari. Pourquoi chaque terme est-il un
arrêt qu'il faut sauter sinon parce que le processus tout entier est
sous l'appel-conjuration de ce qui, Autre, Réel, ne se laisse pas
inscrire, territorialiser, symboliser? La fuite comme telle n'est autre
que le réel de Lacan, soit ce qui fait rupture dans le sens et le fait
fuir comme un tonneau 80 • Et le texte avec ses réseaux rhizomatiques

78 Francis Bacon. Logique de la sensation, pp. 41 et 42.


79 Il ne peut y avoir d'autre réel que le « réel-social» à partir du moment où
« tout est politique» (Mille Plateaux, pp. 260 et 249).

80 On remarquera combien sont proches Lacan et Deleuze avec cette


idée de fuite, de fuite du sens, énigme ou paradoxe de la logique du sens:

46
LOGIQUES DU STYLE

de fils dont il est tissé, vaut surtout par ses accrocs, par les vides qui
ouvrent sur le réel non symbolisable parce qu'il en est la réponse
ou l'effet. Le style, quand il n'est pas le grand style dialectique qui
produit de l'altérité à l'intérieur d'une identité qui s'avance vers
elle-même pour s'accomplir, mais le « grand» style mineur, est
celui qui s'affronte au Dehors pur, le Chaos, autrement dit au pur
Réel dont il est l'écho, la réponse.
On ne peut seulement se contenter du remarquable et l'in-
téressant, on ne peut se passer de la « vérité» ou de son équivalent,
vérité mise entre guillemets par Nietzsche vu son lien abyssal avec
le réel sl . Nietzsche le savait. Il faisait de chaque style l'écho, la
résonance ou la réponse au réel intenable du chaos auquel l' œuvre
est confrontée. Le style, la fernrne s'y entend, comme à l'égard de
la « vérité» qui piège encore les philosophes naïfs, dogmatiques 82 •
Le style en tant qu'il est « inséparable d'un point spécifié de réel »,

« Le sens du sens dans ma pratique se saisit (Begriffi de ce qu'il fuie; à


entendre comme d'un tonneau, non d'une détalade. C'est de ce qu'il fuie
(au sens: tonneau) qu'un discours prend son sens, soit: de ce que ses effets
soient impossibles à calculer. Le comble du sens, il est sensible que c'est
l'énigme. » Le tonneau a remplacé le tuyau et le réel est celui de la fuite du
sens. Deleuze et Guattari semblent faire écho à ces textes qui sont d'avant le
Kafka. Pour une littérature mineure (qui est de 1975), et qui déconnectent le
signifiant de ses effets de signifié, pour le ramener du côté de la jouissance et
du réel. Il y a ligne de fuite, fuite intensive du sens qui fuit, non comme un
tonneau, mais comme un tuyau, diront-ils en 1975 dans le Kafka: « Kafka
traçait des lignes de fuite; mais il ne fuyait pas "hors du monde", c'était bien
plutôt le monde et sa représentation qu'il faisait fuir (au sens où un tuyau
fuit) et qu'il entraînait sur ces lignes» (Kafka. Pour une littérature mineure,
p. 85). Ce point paradoxal est celui que Deleuze a nommé antérieurement le
Sens (dans Logique du Sens, justement) et qui, à l'inverse de la signification,
est constitutivement pris dans un rapport avec le non-sens, l'énigme et le
paradoxe, comme chez Lacan. « L'écriture, la lettre, c'est dans le réel, et le
signifiant, dans le symbolique» (Séminaire XVIII, D'un discours qui ne serait
pas du semblant, p. 122).
81 Voir J. Derrida, « La question du style », in Nietzsche aujourd'hui, op.dt.
82 Voir Nietzsche, l'Avant-propos du Gai savoir, et en particulier les § 60, 64,
ainsi que la Préface de Jenseits. .

47
LES STYLES DE DELEUZE

est dans le détail, dans le Il particolaré 3• C'est pourquoi, le style


a un nom, un nom d'auteur. Car l'auteur n'est pas une catégorie
invoquée pour la cause de l' œuvre, mais pour marquer un « effet »,
soit l'indicible d'un style dont l' œuvre et l'auteur ne sont que le
retentissement 84 • Du réel intenable l'auteur en lâche la plume ou
le stylet. Ce n'est plus lui qui écrit. Style-Deleuze, dont Deleuze
n'est point l'auteur (pas plus que Guattari) mais l'effet, la cause
étant du côté du bout de réel qui l'a happé, interpellé, avec son
mot d'ordre, « fuis », « trace des lignes de fuite », « crève le tuyau,
vite! ». Un style ne peut être référencié que par un Nom propre:
« C'est du Deleuze! ».
Une signature, un nom propre: « Deleuze ».
Un effet de réel, en effet.

83 Voir Hervé Castanet, Prologue du numéro 1 de la revue Il Particolare, dont il


est le créateur et le directeur de publication. « Le style [ ... ] est inséparable d'un point
spécifié de réel» p. 7.
84 « [ ... ] écrire, donner à voir, théoriser font surgir un réel qui -l'œuvre y fait
réponse - produit tel écrivain, tel poète, tel peintre, tel théoricien », écrit toujours H.
Castanet (Ibid. p. 7). Voir aussi les numéros 19-20, sur « l'effet de poésie », comme
réel de la contingence (article intitulé « Le Sinthomme », p. 7).

48
Chacun sait la place que Deleuze fait à Spinoza, particuliè-
rement les lecteurs et interprètes de Spinoza, qui ont tous lu et
médité avec passion aussi bien le Spinoza et le problème de l'expres-
sion de 1968 que le Spinoza. Philosophie pratique de 1981. C'est
par exelnple à partir d'options de lecture très proches au départ de
celles développées par Deleuze dans le prerrlier de ces ouvrages,
notamment l'attention portée d'abord sur tout ce qui relève du
quantitatif et du qualitatif dans la philosophie de Spinoza, que j'ai
pu développer depuis une quinzaine d'années une lecture finale-
ment divergente, privilégiant, pour le dire d'un mot, une vision
extensive plutôt qu'intensive du spinozisme l . Mon propos ne sera
pas ici de revenir directement sur le fond de la lecture deleuzienne
de Spinoza, mais, puisque le sujet général du présent recueil porte
sur « les styles de Deleuze », de tenter une lecture de la façon
assez particulière dont Deleuze écrit sur Spinoza, en laissant pour
d'autres travaux ou d'autres occasions la question de savoir si ces
observations et ces analyse pourraient ou non être généralisées à la
façon dont Deleuze écrit sur les autres philosophes ou sur l'histoire
de la philosophie - intuitivement, et en l'attente de vérifications
poussées, je donnerais d'ailleurs une réponse plutôt positive à une
telle question, tant Deleuze est lui-rnême dès qu'il s'agit de Spi-
noza.

Cf: notamment C. Ramond, Qualité et quantité dans la philosophie de Spinoza


(Paris, PUF, 1995), traduction du Traité Politique (Paris, PUF, 2005), et Dictionnaire
Spinoza (Paris, Ellipses, 2007).

49
LES STYLES DE DELEUZE

Pour Deleuze, la philosophie est une affaire de ({ vitesses» - tout


particulièrement celle de Spinoza, et surtout dans l'Éthique-. Lécri-
ture de Deleuze, à son tour, entraîne souvent le lecteur dans une
philosophie à grande vitesse, dans une sorte d'ivresse du flux. Pour
tenter d'apercevoir le style de Deleuze lorsqu'il écrit sur Spinoza,
un puissant effort de freinage s'est donc avéré nécessaire. Il a fallu
arrêter le regard sur ce qui pouvait sembler des détails stylistiques
(fonnes rhétoriques, emploi des majuscules, des guillemets, des
italiques, voire des crochets droits), sachant que l'attention extrême
portée par Deleuze à la question du « style» interdisait a priori
toute hiérarchisation entre « fond» et « forme », et légitimait au
contraire la prise en COITlpte de tous ces éléments de style à titre
de dimension constitutive de la création philosophique. Lexamen
attentif, à ras du texte, des traces deleuziennes sur celles de Spinoza,
pouvait ainsi conduire - tels du moins furent le pari et l'ambition
de la présente étude à former une irnage assez précise du « per-
sonnage conceptuel» que fut et reste Gilles Deleuze. On trouvera
dans les pages qui suivent l'essai de cette reconstitution.
La première chose qui frappe, dans la façon dont Deleuze écrit
sur Spinoza, est la présence constante de fonnules injonctives ou
interdictives, dans des exposés qui pourtant sembleraient appeler
un autre type de formulations. On reconnaît assez facilement un
passage de Deleuze à la présence de telles formules, qui de ce fait

2 Spinoza. Philosophie pratique, p. 152, n. 4 : « Le livre V se présente comme


un accéléré ou un précipité de démonstrations. [ ... ] Les démonstrations n'y ont
pas le même rythme que dans les livres précédents, et comportent des raccourcis,
des éclairs. En effet, il s'agit alors du troisième genre de connaissance, comme une
fulguration. Il ne s'agit même plus ici de la plus grande vitesse relative, comme au
début de E., mais d'une vitesse absolue qui correspond au troisième genre» (c'est Deleuze
qui souligne). Formules reprises dans le texte « Spinoza et nous» (Ibid., p. 170).
Voir aussi le célèbre passage pp. 42-43 : « l'Éthique est un livre simultané écrit deux
fois: une fois dans le flot continu des définitions, propositions, démonstrations et
corollaires, qui développent les grands thèmes spéculatifs avec toutes les rigueurs de
la tête; une autre fois dans la chaîne brisée des scolies, ligne volcanique, discontinue,
deuxième version sous la première, qui exprime toutes les colères du coeur et pose les
thèses pratiques de dénonciation et de libération ».

50
DELEUZE ET SPINOZA

peuvent être considérées (en première approximation) comme des


marqueurs de l'écriture deleuzienne. Toutes ces formules ont en
commun d'exprÎlner des devoirs ou des interdictions en rnatière
d'histoire de la philosophie ou d'interprétation des textes.
Selon une progression du plus neutre au plus caractéristique-
ment « deleuzien », on trouve d'abord, des formules en « il faut /
il ne faut pas» :
(1) « Il fout prendre à la lettre une métaphore de Spinoza qui
montre que le monde produit n'ajoute rien à l'essence de Dieu. 3 »
(2) « C'est chacun de ces points qu'il fout analyser. 4 »
(3) « Le philosophe peut habiter divers États, hanter divers lieux,
à la manière d'un ermite, d'une ombre, voyageur, locataire de
pensions meublées. C'est pourquoi il ne fout pas imaginer Spinoza
rompant avec un milieu juif supposé clos. 5 »
(4) « Il fout comprendre en un tout la méthode géométrique, la
profession de polir des lunettes et la vie de Spinoza. 6 »
(5) « Pour saisir [... J il ne suffit pas de [... J ; ilfout plutôt [ ... J. »
On trouve ensuite des formulations, bien plus nombreuses,
en « nous devons / nous ne devons pas» (parfois « on doit / on ne
doit pas ») :
(6) « De toute façons, il ne suffit pas de dire que le vrai est présent
dans l'idée. Nous devons demander encore: qu'est-ce qui est pré-
sent dans l'idée vraie ?8 »
(7) « Nous devons demander comment Spinoza s'insère dans la
tradition expressionniste, dans quelle mesure il en est tributaire,
et comment il la renouvelle. 9 »

3 Spinoza et le problème de l'expression, p. 87 (je souligne dans tous les cas, sauf
indications contraires).
4 Ibid., p. 114
5 Spinoza. Philosophie pratique, p. Il.
6 Ibid., p. 23.
7 Ibid., p. 27.
8 Spinoza et le problème de l'expression, p. Il.
9 Ibid., p. 13.

51
LES STYLES DE DELEUZE

(8) « :Lexpression se présente comme une triade. Nous devons dis-


tinguer la substance, les attributs, l'essence. 10 »
(9) « Parmi les nombreux sens du mot "formel", nous devons tenir
compte de celui par lequel il s'oppose à "éminent" ou à "ana-
logue". Jamais la substance ne doit être pensée comme comprenant
éminemment ses attributs. Il »
(10) « Nous avons une idée de Dieu: nous devons donc affirmer
une puissance infinie de penser comme correspondant à cette
idée; or la puissance de penser n'est pas plus grande que la puis-
sance d'exister et d'agir ; nous devons donc affirmer une puissance
infinie d'exister comme correspondant à la nature de Dieu. 12 »
(11) « On ne doit donc pas s'étonner que la preuve a posteriori
[... ].13 »
(12) « Surtout l'on ne doit pas se hâter de considérer l'ordre et la
connexion [... ] comme strictement synonymes. 14 »
(13) « C'est pourquoi nous devons attacher de l'importance aux
termes "mode" et "modification". 15 })
(14) « D'une part nous devons attribuer à Dieu une puissance
d'exister et d'agir identique à son essence formelle ou correspon-
dant à sa nature. Mais d'autre part, nous devons également lui
attribuer une puissance de penser, identique à son essence objec-
tive ou correspondant à son idée. 16 })
(15) « Reste que nous devons distinguer deux points de vue. 17 »
(16) « Là comme ailleurs, nous ne devons pas confondre absolu-
ment ce qui s'exprime et l'exprimé. 18 »

10 Ibid., p. 2I.
Il Ibid., p. 50.
12 Ibid., p. 76.
13 Ibid., p. 77.
14 Ibid., p. 95.
15 Ibid., p. 98.
16 Ibid., p. 103.
17 Ibid., p. 108.
18 Ibid., p. 127 (derniers mots soulignés par Deleuze).

52
DELEUZE ET SPINOZA

(17) « Quelles sont les conséquences de cette théorie spinoziste


la vérité? Nous devons d'abord en chercher la contre-épreuve dans
la conception de l'idée inadéquate. 19 »
(18) « Nous devons distinguer deux aspects dans l'idée inadé- ,
quate. »
(19) « Nous devons donc demander. 20 »
(20) « Une essence de mode s'exprime éternellement dans un rap-
port, mais nous ne devons pas confondre l'essence et le rapport dans
lequel elle s'exprimeY »
(21) « C'est pourquoi nous ne devons surtout pas confondre les
essences et les rapports, ni la loi de production des essences et la
loi de composition des rapports. 22 »
(22) « Nous devons encore demander. 23 »
(23) « Comment opéra la lente conversion philosophique qui le fit
rompre avec la communauté juive, avec les affaires, et le condui-
sit à l'excommunication de 1656 ? Nous ne devons pas imaginer
homogène la communauté d'Amsterdam. 24 »
(24) « Quand Spinoza parle de la nocivité des révolutions, on
ne doit pas oublier que la révolution est conçue en fonction des
déceptions que celle de Cromwell inspira. 25 »
(25) « Le conatus ne doit surtout pas être compris comme une
tendance à passer à l'existence. 26 »
Enfin, toujours dans le même sens, les formulations les plus
caractéristiques de l'écriture de Deleuze (telle qu'on peut l'analyser
dans ses deux ouvrages sur Spinoza) consistent en l'usage fréquent
du futur de l'indicatif, à entendre comme un impératif, le plus sou-

19 Ibid., p. 130.
20 Ibid., p. 177.
21 Ibid., p. 191.
22 Ibid., p. 193.
23 Ibid., p. 287.
24 Spinoza. Philosophie pratique, p. Il.
25 Ibid., p. 17.
26 Ibid., p. 135.

53
LES STYLES DE DELEUZE

vent sous forrrle négative: « On ne confondra pas / on ne dira pas


/ on ne s'étonnera pas / on ne croira- pas / on évitera de », etc. :
(26) « Spinoza dit que les attributs sont "conçus comme réel-
lement distincts". Dans cette formule on ne verra pas un usage
afEübli de la distinction réelle. [... ] Pas davantage on ne croira que
Spinoza fasse de la distinction réelle un usage seulement hypothé-
tique ou polémique. 27 »
(27) « On ne confondra pas l'existence de l'essence avec l'existence
de son corrélat. 28 »
(28) « Dès lors on ne pourra pas penser que Dieu contienne la
réalité ou perfection d'un effet sous une forme meilleure que celle
dont dépend l'effet. 29 »
(29) « On ne s'étonnera pas qu'il y ait des points communs fon-
damentaux dans la réaction anticartésienne de la fin du XVIIème
siècle. 30 »
(30) « Dès lors, on ne pourra pas dire que Dieu produise le monde,
l'univers ou la nature naturée, pour s'exprimer. 31 »
(31) « On ne se hâtera pas de dénoncer les incohérences du spino-
zisme. Car on ne trouve d'incohérence qu'à force de confondre,
chez Spinoza, deux principes d'égalité très différents. 32 »
(32) « Tel est le premier privilège de l'attribut pensée [... ]. On ne
confondra pas ce premier privilège avec un autre, qui en découleY »
(33) « À cet égard, on ne verra nulle différence entre l'Éthique et le
Traité de la Réforme de l'Entendement. 34 »

27 Spinoza et le problème de l'expression, p. 28.


28 Ibid., p. 35.
29 Ibid., p. 59.
30 Ibid., p. 63.
31 Ibid., p. 87.
32 Ibid., p. 106.
33 Ibid., p. 109.
34 Ibid., p. 115.

54
DELEUZE ET SPINOZA

(34) « Spinoza reconnaît que [ ... ]. On n'y verra pas une insuffisance
de la méthode, mais une exigence de la méthode spinoziste. 35 »
(35) « En quel sens l'idée de Dieu est-elle "vraie" ? On ne dira pas
d'elle qu'elle exprime sa propre cause: formée absolument, c'est-
à-dire sans l'aide d'autres idées, elle exprime l'infini. 36 »
(36) « On ne s'étonnera donc pas qu'il arrive à Spinoza de dire
que. 3? »
(37) « On ne croira pas qu'en réduisant ainsi les créatures à des
modifications ou à des modes, Spinoza leur retire toute essence
propre ou toute puissance. 38 »
(38) « On évitera de croire que l'extension soit un privilège de
l'étendue. [... ] On ne s'étonnera donc pas que, outre l'infini qua-
litatif des attributs qui se rapportent à la substance, Spinoza fasse
allusion à deux infinitifs quantitatifs proprement modaux. 39 »
(39) « On ne confondra pas la théorie spinoziste [sur les essences]
avec une théorie cartésienne en apparence analogue. 4o »
(40) « On évitera de donner des essences particulières spinozistes
une interprétation leibnizienne. 41 »
(41) « On ne confondra pas "infinité de façons" et "très grand
nombre de façons".42 »
(42) « On évitera de prêter à Spinoza des thèses intellectualistes
qui ne furent jamais les siennes. 43 »
(43) « On ne dira donc pas que les notions plus universelles expri-
ment Dieu mieux que les notions moins universelles. On ne dira
surtout pas que l'idée de Dieu soit elle-même une notion com-

35 Ibid., p. 122.
36 Ibid., p. 126 (la dernière expression est soulignée par Deleuze).
37 Ibid., p. 129.
38 Ibid., p. 150.
39 Ibid., p. 174.
40 Ibid., p. 176.
41 Ibid., p. 18l.
42 Ibid., p. 198.
43 Ibid., p. 200.

55
LES STYLES DE DELEUZE

mune, la plus universelle de toutes: en vérité, chaque notion nous


y conduit, chaque notion l'exprime, les moins universelles comme
les plus universelles. 44 »
(44) « On ne croira pas que dans sa période quasi professorale
Spinoza fût [sic] jamais cartésien. 45 »
(45) « Quoi qu'il y ait dans toute rencontre des rapports qui se
composent, et que tous les rapports se composent à l'infini dans
le mode infini médiat, on évitera de dire que tout est bon, que
tout est bien. 46 »
(46) « Une chose finie existante renvoie à une autre chose finie
comme cause. Mais on évitera de dire qu'une chose finie est sou-
mise à une double causalité, l'une horizontale constituée par la
série indéfinie des autres choses, l'autre verticale constituée par
DieuY»
(47) « On ne confondra pas les privilèges réels de l'attribut pensée
[... ] avec les ruptures apparentes [ ... ].48 »
(48) « On ne confondra pas [les deux puissances d'exister et de
penser] avec les deux attributs infinis que nous connaissons. 49 »
(49) « On ne les identifiera donc pas aux attributs et modes infinis.
Ce serait à la fois trop large et trop étroit. 50 »
Les listes ci-dessus, à très peu près, donnent une idée com-
plète de ce que l'on peut trouver dans les deux livres consacrés par
Deleuze à Spinoza. Les tournures remarquables y apparaissent avec
une grande régularité, sauf dans les chapitres 15 (<< Les trois ordres
et le problème du mal »), et 16 (<< Vision éthique du monde ») de
Spinoza et le problème de l'expression, où Deleuze semble soudain
écrire dans une sorte d'enthousiasme positif (qui le conduit, à la

44 Ibid., p. 278.
45 Spinoza. Philosophie pratique, p. 16.
46 Ibid., p. 76.
47 Ibid., p. 78.
48 Ibid., p. 97.
49 Ibid., p. 135.
50 Ibid., p. 162, note 17.

56
DELEUZE ET SPINOZA

fin du chapitre 16, à copier des passages de plus en plus longs de


Spinoza, dans une sorte d'osmose avec lui), et où, toute dimension
négative ayant presque disparu, on cesse aussi de rencontrer ces
injonctions qui rythmaient les autres chapitres. Mais en général
le retour très régulier de ces injonctions, positives ou négatives,
installe chez Deleuze une certaine ambiance d'écriture que je
voudrais maintenant essayer de caractériser.
On sera peut-être étonné, d'abord, de lire de l'histoire de la
philosophie à l'Ï1npératif. Un certain nombre d'explications ou
d'atténuations viendront donc, sans doute, à l'esprit. L'histoire de
la philosophie, pensera-t-on, restitue la logique des thèses et des
positions, cherche à établir ou à rétablir des liens logiques (c' est-
à-dire nécessaires) entre les arguments esquissés ou développés par
les auteurs. Or, tout particulièrement lorsqu'il s'agit d'une philo-
sophie démontrée more geometrico comme l'est celle de Spinoza, le
vocabulaire de la nécessité logique est parfois impossible à distin-
guer de celui de l'irnpératif Ne trouve-t-on pas, à la fin de chaque
démonstration de l'Éthique, la formule Quod erat demonstrandum,
« Ce qu'il fallait démontrer », sans voir là la rnoindre trace d'un
« devoir» ? En ce sens, les fonnules relevées, y compris dans l'uti-
lisation du verbe « devoir », rapprocheraient le style d'historien de
Deleuze du style géométrique de Spinoza, ce qui serait au fond
assez logique et naturel. Par exemple, la citation (14) :
(14) « D'une part nous devons attribuer à Dieu une puissance
d'exister et d'agir identique à son essence formelle ou correspon-
dant à sa nature. Mais d'autre part, nous devons également lui
attribuer une puissance de penser, identique à son essence objec-
tive ou correspondant à son idéeY »
Cette citation peut et doit se comprendre d'un point de vue
logique: « Nous devons attribuer à Dieu» signifie ici « il est néces-
saire logiquement d'attribuer à Dieu », etc. De même, bon nombre
des tournures en « on ne s'étonnera pas» consistent à souligner le
caractère logique et nécessaire de la liaison entre deux thèlnes ou

51 Spinoza et le problème de l'expression, p. 103.

57
LES STYLES DE DELEUZE

deux arguments. De ce fait, exactement comme chez Spinoza, le


travail philosophique consistera à dépasser l'étonnement initial de
celui qui n'a pas compris la nécessité de l'ordre des choses. C'est
rnanifesternent le sens des citations (11), (29), (36) et (38). Dans
la citation (11), par exemple:
(11) « On ne doit donc pas s'étonner que la preuve a posteriori
[ ••• ]. 52 »

:Lexpression « on ne doit donc pas s'étonner que» est équiva-


lente à « il n'est donc pas surprenant que », ou, plus simple et plus
net, à « par conséquent ». On pourrait assez facilement multiplier
les exemples, et soutenir que cette façon de s'exprimer « à l'im-
pératif» est en réalité une façon « seulernent rhétorique », pour
Deleuze, d'exprimer la nécessité logique, ou encore, faire l'hypo-
thèse qu'il s'agirait là d'un sirnple « tic» d'écriture chez Deleuze, si
brillant et maître de ses énoncés soit-il en général.
Mais quand bien même on accorderait tout cela, aurait-on
vraiment progressé? Sommes-nous vraiment autorisés ici à dis-
tinguer entre un « sens véritable» des énoncés, et leur « mise en
forme» qui serait « seulement rhétorique» ? Une telle distinction,
naïve en général, serait tout particulièrement inappropriée chez un
auteur comme Deleuze, théoricien du « plan d'immanence» et du
« style» cornme démarche philosophique à part entière. Et pour
ce qui serait des « tics» d'écriture, en bonne analyse, un « tic» ne
constitue pas, mais au contraire demande, une explication. Sans
doute la nécessité logique peut-elle se dire à l'irrlpératif. Mais elle
peut aussi s'exprimer autrement. La question revient donc toujours:
pourquoi Deleuze choisit-il, ou adopte-t-il, de façon constante et
régulière, cette façon d'écrire plutôt qu'une autre?
De façon très frappante, cette question de la différence entre
un discours descriptif~ logique, neutre moralement, et un discours
injonctif, et moral en son fond, est si peu ignorée par Deleuze qu'il
y revient souvent avec une insistance toute particulière, comme
l'un des points décisifs soulevés par Spinoza. Bien loin en effet de

52 Ibid., p. 77.

58
DELEUZE ET SPINOZA

se satisfaire du fait que, souvent, la distinction entre la description


et l'injonction est impossible ou indécidable, comme par exemple
lorsqu'on écrit:
(28) « Dès lors on ne pourra pas penser que Dieu contienne la
réalité ou perfection d'un effet sous une forme meilleure que celle
dont dépend l'effet. 53 »
Bien loin, donc, de souligner l'intérêt de, d'insister sur, ou de
se tenir délibérément en ce lieu rhétoriquement indécis, Deleuze
revient à plusieurs reprises sur la distinction conceptuelle pro-
fonde, voire infranchissable, introduite à ses yeux par le passage du
descriptif au prescriptif: distinction dont le mérite sinon la gloire
devraient selon lui être attribués à Spinoza. Il s'agit d'Adam. Selon
l'interprétation que propose Spinoza, Dieu aurait révélé à Adam
que le fruit défendu était mauvais pour lui (que, lit Deleuze, ce
fruit était pour AdaIn une « mauvaise rencontre », qu'il « empoi-
sonnerait» Adam 54 ). Dieu a donc révélé à Adam une loi naturelle,
il lui a révélé ce qui était, il a fait à Adam une description partielle
de l'ordre des choses. Or AdaIn a mal compris, il a cru que cette
description était un ordre, un commandement. Il a pris pour une
interdiction, pour un impératif négatif (<< tu ne mangeras pas de ce
fruit ») ce qui n'était qu'un énoncé nécessaire (<< ce fruit est mau-
vais pour toi»). Deleuze ne cesse de revenir sur cet exernple et sur
cette distinction, auxquels il attache la plus grande importance en
soi et pour la compréhension de Spinoza. Surtout, Deleuze déva-
lorise constamment et avec vigueur, dans sa lecture de Spinoza, la
confusion par laquelle on perçoit ou exprinle sous la forme d'un

53 Ibid., p. 59.
54 Cf: Spinoza. Philosophie pratique, p. 144: « [ ... ] Dieu révèle à Adam que le
fruit l'empoisonnera parce qu'il agira sur son corps en en décomposant le rapport ;
mais, parce que Adam a l'entendement faible, il interprète l'effet comme une
sanction, et la cause comme une loi morale, c'est-à-dire comme une cause finale
procédant par commandement et interdit (Lettre 19, à Blyenbergh). Adam croit que
Dieu lui fait signe. C'est ainsi que la morale compromet toute notre conception de
la loi, ou plutôt que la loi morale défigure la droite conception des causes et vérités
éternelles (ordre de composition et de décomposition des rapports) ».

59
LES STYLES DE DELEUZE

« impératif» ce qui relève de la raison, de la logique, ou des lois


de la nature. Il découvre en effet avec bonheur chez Spinoza une
forme de production sans commandement parce que sans volonté:
(50) « Dieu ne produit pas parce qu'il veut, mais parce qu'il est. 55 »
Limpératifest alors mis du côté des confusions et des illusions
de la moralité:
(51) « Limpératif n'est pas une expression, mais une impression
confuse qui nous fait croire que les vraies expressions de Dieu, les
lois de la nature, sont autant de commandements. 56 »
(52) « Il suffit de ne pas comprendre pour moraliser. Il est clair
qu'une loi, dès que nous ne la comprenons pas, nous apparaît sous
l'espèce morale d'un "il faut"Y»
Deleuze dénonce donc, à travers et avec Spinoza, les super-
positions du descriptif et du prescriptif, au moment mêrne où il
pratique régulièrement lui-rnême, dans ses textes sur Spinoza, de
telles superpositions. Comment, dès lors, ne pas voir dans l'écriture
de Deleuze le retour de ce que les thèses de Deleuze refoulent ou
censurent par ailleurs vigoureusernent ? La tentation de l'impé-
ratif. .. Pourquoi sinon, en effet, l'irruption de ce vocabulaire du
« devoir» ou plutôt du « ne pas devoir» ou du « devoir ne pas », au
moment où l'on discute de la vérité d'une doctrine, de son ordre,
de sa logique, de ce qu'elle est?
Si Deleuze recourt au type de formulations que nous avons
relevées, au moment même où par ailleurs il dénonce les confu-

55 Spinoza et le problème de l'expression, p. 92.


56 Ibid., p. 165.
57 Ibid., p. 36. Spinoza renvoie, dans les lignes qui suivent, à l'exemple de la
« quatrième proportionnelle », que les ignorants peuvent trouver en appliquant une
règle qu'ils ne comprennent pas et qu'ils perçoivent donc comme un impératif, et
à l'erreur de compréhension et de formulation d'Adam concernant le fruit qu'il ne
tallait (devait) pas manger. Cf. également ibid., p. 48 où, à propos du Traité Théologico-
Politique, Deleuze distingue la Parole divine qui relève du « commandement» ou de
« l'impératif», de celle qui relève de « l'expression» et qui concerne 1'« essence» :
« En vérité, l'Écriture est bien Parole de Dieu, mais parole de commandement :
impérative, elle n'exprime rien [je souligne, CR], parce qu'elle ne fait connaître aucun
attribut divin ». Dans tous les cas, « l'impératif» est critiqué.

60
DELEUZE ET SPINOZA

sions qu'elles enveloppent, c'est en effet, très vraisemblablement,


parce que ces fonnulations sont les mieux adaptées, voire les
seules qui puissent convenir, à une certaine position ou posture
existentielle de philosophe et d'historien de la philosophie qui est
la sienne et que nous essayons de cerner ici. Tous ces énoncés ont
en comrrlun, d'abord, d'être orientés vers le futur. Sans doute, là
encore, il s'agit parfois d'un futur « rhétorique », comme lorsque
Deleuze écrit: « on pensera peut-être que 58 » ou « on objectera
que 59 ». Mais dans tous les cas, il est au moins certain que ce type
de formulations ne vise pas un passé précis, ayant existé. Deleuze
évoque des objections que l'on pourrait soulever, ou être tenté de
soulever. Il évoque des erreurs qu'il faudrait éviter de commettre
(<< on ne confondra pas », « on ne s'étonnera pas », « on évitera
de », « on ne dira pas que », etc.). Mais, sauf exception rarissime,
Deleuze ne dénonce, ne relève, ou ne rectifie jarnais d'erreurs ayant
été effectivernent commises, c'est-à-dire commises au passé, figu-
rant dans des livres effectivement publiés, chez des éditeurs ayant
effectivement existé, par des auteurs ayant effectivement rédigé tel
texte plutôt que tel autre, à telle page et à telle ligne plutôt qu'à
telle autre. Toutes les erreurs, comme tous les livres, appartiennent
au passé. Mais Deleuze, il l' a souvent répété, n'est pas intéressé par
les « discussions ». On comprend donc que son temps d'historien
de la philosophie, paradoxalernent, soit le futur, qu'il s'agisse d'un
futur telnporel ou d'un futur logique (c'est-à-dire de ce qui est
seulement virtuel, ou potentiel). De ce point de vue, et malgré les
rapprochements que nous avons pu être amené à faire supra, il y a
une grande différence entre les formulations deleuziennes relevées
au début du présent texte, et les formules par lesquelles Spinoza,
ou tout autre géomètre, conclut ses démonstrations. Lorsqu'on
écrit, en effet, Quod erat demonstrandum, « Ce qu'il fallait démon-
trer », à la fin (après, à l'issue) d'une démonstration, on vise, rnalgré
l'emploi du verbe « falloir », le passé, et non pas le futur (en latin

58 Spinoza et le problème de l'expression, p. 117.


59 Ibid., pp. 119-120.

61
LES STYLES DE DELEUZE

comme en français, ces sentences sont à l'imparfait). On désigne


ce que l'on vient de faire, la démonstration effectivement écrite,
offerte de ce f;:üt à la lecture et à la discussion. C'est tout autre chose
que de dire « on ne croira pas que », « on ne s'étonnera pas que »,
« on ne se hâtera pas de », sans viser aucune « croyance », aucun
« étonnement », aucune « hâte» effectifs, assignés précisément et
explicitement à tel ou tel auteur dans tel ou tel texte qui existe,
c'est-à-dire qui appartiennent à la fois au présent et au passé.
Le refus de discuter, enveloppé dans le futur de l'indicatif,
est également présent à sa façon dans la dimension impérative
(au sens d'irnpérieuse), jamais tout à fait absente, des formules
deleuziennes. Les fonnules à l'impératif négatif appartiennent tra-
ditionnellernent au genre des « commandements» : « tu ne tueras
point », « tes père et mère honoreras », etc. Cette dimension, sans
doute, n'est pas la seule dans les formules deleuziennes, elle n'est
rnême pas toujours dominante, nous l'avons reconnu. Cependant,
elle est assez souvent présente, par exemple dans « on ne doit pas
se hâter» (12), « nous devons encore demander» (22), « on évitera
de» (38), (40), (42). Cette note quelque peu impérieuse n'est pas
toujours facile à entendre, car elle est le plus souvent mêlée à, voire
recouverte par, d'autres. Mais elle s'accorde avec suffisamment de
dimensions de l'écriture de l'histoire deleuzienne de la philosophie
pour nous permettre ici d'essayer de la dégager et de la rendre
perceptible.
Le discours du comrnandement à l'impératif négatif, sans être
nécessairement celui du prophète, est celui du « guide », au sens
large. Il s'agit d'amener les gens en un certain endroit, et de leur
éviter, pour cela, certaines difficultés ou certains « dangers» :
(53) «Comment arrivons-nous à notre puissance d'agir ?Tant que
nous en restons à un point de vue spéculatif, ce problème reste
insoluble. Deux erreurs d'interprétation nous semblent dangereuses
dans la théorie des notions communes : négliger leur sens biolo-

62
DELEUZE ET SPINOZA

gique au profit de leur sens mathématique; mais surtout négliger


leur fonction pratique au profit de leur contenu spéculatiPo »
quel « danger» peut-il ici être question? Un guide de haute
montagne doit éviter à ses clients les « dangers» des crevasses et du
mauvais teInps : dangers pour leur vie. Mais de quels « dangers»
un historien de la philosophie doit-il protéger, ou prémunir, ses
lecteurs? Question assez mystérieuse. Bien sûr, on pensera que le
« danger» ici est celui de « se tromper ». Et pourquoi en effet ne pas
considérer « se tromper» comme une activité « dangereuse», fût-ce
en un sens assez large? Pour autant, est-ce le rôle d'un historien
de la philosophie que de protéger ses lecteurs (voire l'auteur qu'il
comlnente) contre d'éventuelles erreurs? Quoi qu'il en soit, c'est
la posture adoptée par Deleuze, jusque dans le choix de ses rnodes
et de ses temps, et c'est certainement une posture possible en his-
toire de la philosophie, puisque c'est également celle de Martial
Guéroult61 et d'Alexandre Matheron (pour citer deux éminents
interprètes de Spinoza qui publient exactement à la même période
que Deleuze) - et à ce titre elle mérite qu'on s'y attarde un peu.
Dans ses ouvrages sur Spinoza, Deleuze, sans aucune exception,
déploie donc toute son intelligence et tous ses efforts intellectuels
pour « protéger », non pas seulement les lecteurs de Spinoza des
erreurs d'interprétation qu'ils pourraient commettre, mais, de
façon plus inattendue, la doctrine même de Spinoza contre toutes
les erreurs d'interprétation dont elle pourrait être victime. Le
résultat général de cette inlassable activité de protection se résume
facilement: la philosophie de Spinoza ne peut jamais être prise en

60 Ibid., p. 260.
61 J'ai toujours été frappé de la proximité des thèses de Deleuze sur l'histoire de
la philosophie, notamment sur l'impossibilité de discussions utiles en cette matière,
avec les thèses développées par Martial Gueroult dans sa Philosophie de l'histoire de
la philosophie (Aubier, 1979), où Gueroult soutient que, en dépit d'un espoir très
ancien, aucune discussion philosophique ne peut espérer être tranchée par réference
au monde, parce qu'il n'existe pas de monde avant la philosophie, parce que de ce
fait il n'y a pas de monde commun, tant et si bien que les diverses philosophies sont
comme des mondes distincts, séparés, sans réfùent commun possible.

63
LES STYLES DE DELEUZE

défaut, ses interprètes, toujours. On peut difficilement être plus


protecteur.
Le schéma est invariable. Une difficulté semble surgir à la lec-
ture de Spinoza. Mais un examen plus attentif des textes révèle
que la difficulté, ou la contradiction, etc., étaient illusoires. Il n'y
a donc ni difficultés ni contradictions chez Spinoza. La réponse de
Spinoza aux objections de Tschirnhaus « risque[rait] »-t-eUe « de
décevoir» le lecteur? En réalité, « nous ne sommes déçus que
parce que nous confondons des problèmes très divers soulevés par
la méthodé 2 ». Ce sujet collectif (<< nous confondons ») n'est pas
désigné : le « nous », comme auparavant le « on » des irnpératifs
négatifs (<< on ne se hâtera pas de », etc.) désignent un lecteur ou un
objecteur éventuels, virtuels --personne en particulier. Lhypothèse
selon laquelle certains lecteurs pourraient ne pas se tromper n'est
pas évoquée: à la différence de l'auteur, tout lecteur est susceptible
de se tromper. La « confusion» revient à l'objecteur, la doctrine en
est indetnne. Le Court Traité pourrait-il être vu comme un texte
hétérogène, imparfait, hésitant? « Il ne semble pas qu'il en soit
ainsi », répond aussitôt Deleuze: « Les textes du Court Traité ne
seront pas dépassés par l'Éthique, mais plutôt transformés 63 ». Donc
même les œuvres de jeunesse, rnême les œuvres inachevées de Spi-
noza, ne peuvent être critiqués, sont « indépassables ». À propos des
premières démonstrations de l'existence de Dieu dans l'Éthique,
on pourrait croire un instant être « en droit de s'étonner» de voir
Spinoza procéder apparemment « par l'infiniment parfait» ; le
lecteur pourrait même se croire « en droit de réclamer une démons-
tration plus profonde et préalablé 4 ». Deleuze ne conteste pas ce
« droit» à son lecteur, mais le rassure tout de suite: « Ce que le
lecteur est en droit de demander, Spinoza l'a précisément fait 65 ».
La réclamation n'était donc pas recevable. Suivent alors, dans le

62 Spinoza et le problème de l'expression, p. 16.


63 Ibid., p. 33.
64 Ibid., p. 64.
65 Ibid.

64
DELEUZE ET SPINOZA

texte de Deleuze, huit lignes entièrement en italiques, qui corres-


pondent typographiquement à une insistance toute particulière,
comparable au fait de crier ou d'élever nettement la voix. C01nme
si le lecteur était fermement invité à ne pas abuser à l'avenir de ce
« droit» à « réclamer », et à bien retenir, une fois pour toutes, ce
qu'il en est de la façon de lire correctement Spinoza. Sorrlmes-nous
« déconcertés» par le début de la seconde partie de l'Éthiqué 6 ?
« Risqu[eriJons-nous à cet égard de« confondre» certains points de
la doctriné 7 ? La réponse (voire la réplique) ne tarde pas à arriver:
« On ne se hâtera pas de dénoncer les incohérences du spinozisme.
Car on ne trouve d'incohérence qu'à force de confondre, chez
Spinoza, deux principes d'égalité très différents 68 » ; et finalernent
« Il n'y a là, semble-t-il, aucune contradiction, mais plutôt un fait
ultime 69». Il n'y a donc « aucune contradiction» dans le spino-
zisme (<< Les pseudo-contradictions du parallélisme s'évanouissent
si l'on distingue 70 », etc.), et la conclusion est donnée une fois de
plus 71, sous la forme d'un résumé de quatre lignes entièrernent
en italiques d'insistance - procédé qui revient d'ailleurs assez fré-
querrlment dans Spinoza et le problème de l'expression. Spinoza
lui-même « reconnaît »-il, dans le Traité de la Réforme de l'Enten-
dement, « qu'il ne peut pas immédiatement exposer "les vérités de
la nature" dans l'ordre dû n » ? Il peut parfaitement le reconnaître,
sans la moindre crainte: « on n'y verra pas une insuffisance de la
méthode, mais une exigence de la méthode spinoziste73 ». Il ne peut
pas y avoir « d'insuffisance» de la rnéthode spinoziste.

66 Ibid., p. 99.
67 Ibid., p. 103.
68 Ibid., p. 106.
69 Ibid., p. 107 (c'est Deleuze qui souligne).
70 Ibid., p. 112.
71 Ibid.,p.l07.
72 Ibid., p. 122.
73 Ibid.

65
LES STYLES DE DELEUZE

Il arrive à Deleuze, à propos des « vitesses» dans l'Éthique,


de sembler faire un imperceptible -reproche au « livre V », c'est-
à-dire à la « Cinquième Partie» de l'Éthique. « Le livre V », écrit
en effet Deleuze, « se présente COlume un accéléré ou un précipité
de dénlonstrations. On croirait même pa10is que le livre V n'est
qu'une ébauche ». Il est difficile de savoir si ce « on » (( on croirait
même parfois») désigne seulement Deleuze, ou d'autres commen-
tateurs - car l'idée d'un inachèvement de la Cinquième Partie de
l'Éthique est un thème assez connu chez les lecteurs de Spinoza.
Quoi qu'il en soit, le recul intervient immédiatement: « Mais
plutôt, c'est que les démonstrations n'y ont pas le même rythme
que dans les livres précédents, et comportent des raccourcis, des
éclairs. En effet, il s'agit alors du troisième genre de connaissance,
comme une fulguration. Il ne s'agit même plus ici de la plus grande
vitesse relative, comme au début de l'Éthique, mais d'une vitesse
absolue qui correspond au troisième genre74 ». Ce qui pourrait sembler
une faiblesse du texte (il ne serait qu'une « ébauche ») est iInmé-
diatement non seulement défendu, mais survalorisé en « éclairs »,
« fulgurations », « vitesse absolue ». On perçoit ici une sorte d'effroi
devant la tentation d'avoir critiqué le Texte (qui senlble se Inettre à
jeter des éclairs menaçants), suivi d'une profession de foi renouve-
lée, ostensible, exagérée, exaltée ... , pour effacer jusqu'au souvenir,
jusqu'à la possibilité, de cette tentation75 •

74 Spinoza. Philosophie pratique, p. 152, note 4 (c'est Deleuze qui souligne). Thèses
« Spinoza et nous» (Ibid, p. 170).
reprises dans le texte
75 On trouve un mouvement quasiment semblable en ibid., pp. 156-157 :
l'introduction de la théorie des « notions communes », dans l'Éthique, est jugée par
Deleuze comme un « progrès » par rapport aux ouvrages précédents de Spinoza,
ce qui implique nécessairement la possibilité d'une critique, même légère, de ces
derniers, dans lesquels subsisteraient encore des « ambiguïtés» concernant les « êtres
géométriques ». La critique n'est tout de même pas dévastatrice. Mais c'est encore
trop, et le mouvement de recul intervient immédiatement : « Mais une fois que
Spinoza a inventé le statut des notions communes », écrit Deleuze, « ces ambigüités
s'expliquent [... ] ; si bien qu'en dégageant la notion commune on libère du même
coup la méthode géométrique des limitations qui l'affectaient et qui la forçaient
à passer par des abstractions» : comme s'il y avait une sorte d' effè~t rétroactif des

66
DELEUZE ET SPINOZA

Cette infaillibilité des auteurs ne s'arrête pas à Spinoza. Deleuze


l'étend, dans Spinoza et le problème de l'expression, à Descartes, en
négligeant le fait que Descartes est l'objet de critiques profondes
et violentes dans toute l' œuvre de Spinoza. Parlant des « Secondes
Réponses» de Descartes, Deleuze écrit en effet:
(54) « Ce texte, qui n'existe que dans la traduction française de
Clerselier, suscite de graves difficultés: F. Alquié les souligne dans
son édition de Descartes (Garnier, t. II, p. 582). Nous demandons
toutefois, dans les pages suivantes, si le texte ne peut pas être
interprété à la lettre. 76 »
On voit ici les conséquences poussées à l'extrême de l'attitude
de Deleuze selon laquelle il ne saurait y avoir de véritables « diffi-
cultés » chez un auteur, et selon laquelle l'histoire de la philosophie
est une activité fondamentalement protectrice, sinon réparatrice.
Deleuze déclare en effet ici, de façon tout à fait stupéfiante, qu'il
n'existerait pas de texte latin des « Secondes Réponses », alors que
le passage même auquel il renvoie dans l'édition Alquié consiste
en la mise en évidence, par Alquié, de « contresens» possibles
de Clerselier par comparaison explicite avec le texte latin de Des-
cartes, donné en note, et qui figure en outre parfaitement au
tome VII de l'édition Adam-Tannery. Comrnent interpréter ce
fait plus qu'étonnant, à vrai dire incornpréhensible de la part de
Deleuze, sinon par une sorte d'impossibilité de sa part à envisager
qu'il puisse exister de réelles et « graves difficultés» chez un phi-
losophe comme Descartes, « difficultés» qui se rnanifesteraient
lorsqu'on compare le français et le latin, bref lorsqu'on fait un
effort de traduction et d'interprétation, c'est-à-dire de discussion?
D'où sa proposition elle-même étonnante d'argumenter en faveur
de l'inexistence de telles difficultés chez Descartes en « interpré-
tant le texte à la lettre », c'est-à-dire justement en ne l'interprétant
pas, cornme si le texte d'un « philosophe» avait quelque chose de
sacré, d'intouchable, de toujours fiable, quand bien même on n'en

« notions communes» sur les ouvrages où elles n'apparaissaient pas encore.


76 Spinoza et le problème de l'expression, p. 141 (je souligne).

67
LES STYLES DE DELEUZE

disposerait (comme Deleuze le croit à tort) que dans une traduc-


tion peu fiable. Dans Qu'est-ce que-la Philosophie ?, p.35, Deleuze
mettra des guillemets au mot « critique» lorsqu'il écrira (deux
fois dans la page, deux fois avec des guillemets) : « Kant "critique"
Descartes ». Le mot « critique », même à propos de Kant, ne peut
même pas être vraiment prononcé, repris, sans précautions. Il y
faut la barrière prophylactique des guillernets. Personne ne peut
« critiquer» Descartes, puisque Kant lui-même ne le peut pas, ne
peut que le « "critiquer" » entre guillemets 77 • Il n'y a pas de philo-
sophie critique ...
On peut facilement irnaginer, sur de telles bases, le sort que
Deleuze réserve aux « interprètes» de Spinoza. Deleuze est géné-
ralement défavorable, voire hostile, à tout ce qui peut se présenter
cornme « interprétation» d'un texte. Il n'y a pas à discuter les
auteurs, parce qu'ils ont toujours raison, et il n'y a pas à discuter les
interprètes, parce qu'ils ont toujours tort. Dans les deux ouvrages
sur Spinoza, la très importante et très riche littérature secondaire,
ou critique, sur Spinoza est traitée avec un dédain ostensible. Dans
les premières pages de Spinoza et le problème de l'expression, Deleuze
fait une allusion aux « meilleurs commentateurs» de Spinoza qui,
pourtant, n'auraient pas tenu compte de « l'importance» de la
notion d'expression 78 • Mais si quelques rares noms de COInmen-
tateurs sont alors cités (par exemple Lasbax, censé faire partie en
1968 des « interprètes récents» avec sa thèse de 1919 ; un peu plus
loin Darbon, Lachièze-Rey79), aucun passage particulier d'un com-
rnentaire n'est cité ou discuté. Un peu plus loin 80 , Deleuze évoque
l'hypothèse d'une « lacune» qui serait supposée dans le Traité de la
Réforme de l'Entendement par, écrit-il, « la plupart» des traducteurs

77 Lobjection fàiœ par Kant à Spinoza dans la Critique de la Faculté de Juger (§


73) « ne semble pas légitime» à Deleuze (Ibid., p. 113).
78 Ibid., p. 13.
79 Ibid., p. 28.
80 Ibid., p. 122 et note 24.

68
DELEUZE ET SPINOZA

(dont seul le nom de Koyré est cité)81. Deleuze contre-attaque aus-


sitôt: « il ne nous semble pas qu'il y ait la moindre lacune; [ ... ]
et loin que l'Éthique corrige ce point, elle le maintient rigoureu-
sement ». Nous avons déjà rencontré ce schéma. Ce qu'il y a ici
de nouveau et de remarquable (du point de vue d'une étude sur
l'écriture ou le style de Deleuze), c'est que tout le passage cité figure
non seulement en note, mais entre crochets dans la note. Pratique
d'écriture très rare, puisqu'écrire en notes est déjà une manière
d'écrire entre crochets. Deleuze relègue ici les interprètes dans un
statut deux fois subalterne, comme si le texte du philosophe devait
être protégé par une double barrière (note, et crochets dans la note)
de l'éventuelle contamination de toute discussion interprétative.
Le même phénomène se produit dans la note suivante, à propos de
« beaucoup de traducteurs» dont aucun n'est cité. Évoquant plus
loin certaines difficultés du Traité de la Réforme de l'Entendement,
Deleuze écrit:
(55) « Il arrive que les interprètes déforment ces textes. Il arrive
aussi qu'on les explique comme s'ils se rapportaient à un moment
imparfait dans la pensée de Spinoza. Il n'en est pas ainsi. 82 »
Il ne peut pas y avoir de « moment imparfait» chez Spinoza,
et « les interprètes» (sans plus de précisions), comme « les traduc-
teurs» plus haut, « déforrnent» les « textes »83. Dans l'article « Esprit
et corps (parallélisme) » de son « Index des principaux concepts de

81 Cette discussion sera reprise dans Spinoza. Philosophie pratique, p. 151 et


note 3, p. 152 et note 5. Deleuze écrit, dans le texte, qu'« on a pris tellement l'habitude
de croire que Spinoza devait commencer par Dieu que les meilleurs commentateurs
conjecturent des lacunes dans le texte du Traité, et des inconséquences dans la pensée D

de Spinoza» (je souligne). La note ne cite que Koyré (Lagneau sera cité précisément
un peu plus loin, p. 158, note 12), et, tout en déclarant une phrase du Traité de la
Réforme de l'Entendement: « généralement déformée par les traducteurs» (je souligne),
ne cite pas d'autre traduction que celle de Koyré.
82 Spinoza et le problème de l'expression, p. 122.
83 Ibid., p. 187, note 10 : « Nous ne voyons pas pourquoi A. Rivaud, dans son
étude sur la physique de Spinoza, voyait ici une contradiction », etc. Il n'y a pas de
contradictions chez Spinoza. Thèse reprise dans le corps du texte (Ibid., p. 188 et
suivantes).

69
LES STYLES DE DELEUZE

l'Éthiqur;84 », Deleuze déclare que « le mot "âme" n'est pas employé


dans l'Éthique, sauf dans de rares occasions polémiques }), et que
« Spinoza y substitue le mot mens-esprit ». C'est négliger délibé-
rélnent les nombreuses et riches discussions sur ce point, et pour
commencer celles de Guéroult, que Deleuze pouvait difficilement
ignorer, puisqu'il a fait le compte rendu du livre de Guéroult dans
la Revue de Métaphysique et de Morale - livre dont le deuxième
tome s'appellera Spinoza, 2. Lame (et non pas « L'esprit »). Ce
dédain hostile affiché à l'égard des textes des cornmentateurs n'est
que l'envers de la confiance dans l'intégrité de la doctrine, jusqu'à
l'intégrité presque sacrée de son texte, pour un seul et unique geste
de protection et de défense.
Replacées dans un contexte plus général, les formules que
nous avons relevées chez Deleuze au début de la présente étude
(<< on ne confondra pas }), « on évitera de croire », « on ne se hâtera
pas de », « on ne s'étonnera pas », etc.), tout comme certaines
pratiques typographiques (italiques, guillernets, crochets droits)
s'avèrent ainsi particulièrement adaptées à la posture un peu parti-
culière d'historien de la philosophie, adoptée par Deleuze dans ses
ouvrages sur Spinoza. L'histoire de la philosophie y est pratiquée
autant comme un moyen de protéger les textes philosophiques
que comme un moyen de les comprendre. Certains historiens de
la philosophie (on peut penser, à propos de Spinoza, à Ferdinand
Alquié) cherchent à mettre en évidence les fragilités ou les diffi-
cultés des philosophies dont ils traitent, en estimant, à la suite
d'une longue tradition d'histoire philosophique de la philosophie,
que l'histoire de la philosophie n'est féconde que dans la mesure
où elle peut déceler les impasses des systèmes, et en rendre raison.
Ce serait plutôt ma propre position, et ma propre pratique. Mais
chez Deleuze, l'histoire de la philosophie est conçue comme une
défense, et non pas une critique, des textes étudiés. Or, se placer
en position de protecteur ou de défenseur, c'est se chercher autant
des alliés que des raisons. C'est choisir un camp. C'est fàire preuve,

84 Spinoza. Philosophie pratique, p. 92 et sq.

70
DELEUZE ET SPINOZA

si nécessaire, de l'autorité, voire de l'agressivité d'un chef, cornme


on le voit très clairement dans un passage du dernier ouvrage
Deleuze et Guattari, Quest-ce que la philosophie ?, dans lequel les
auteurs s'en prennent avec violence aux « critiques» ou à tous ceux
qui cherchent seulement à « discuter» :
(56) « Ceux qui critiquent sans créer, ceux qui se contentent de
défendre l'évanoui sans savoir lui donner les forces de revenir à
la vie, ceux-là sont la plaie de la philosophie. Ils sont animés par
le ressentiment, tous ces discuteurs, ces communicateurs. Ils ne
parlent que d'eux-mêmes en faisant s'affronter des généralités
creuses. 85 »
Il y aurait eu bien d'autres choses à dire encore, dans cette
approche « par l'écriture» ou « par le style» des livres de Deleuze
sur Spinoza: le brio de tant de passages, de tant de formules, le
sourire, voire le rire aux éclats, d'un humour ciselé 86 , qui appar-
tiennent autant au « style» qu'au personnage et au créateur que fut
Deleuze. Si nous n'avons pas insisté sur ces traits, c'est parce qu'ils
sont tout de même bien connus, qu'ils vont de soi - tandis que
l'analyse des formules prescriptives si régulièrement présentes dans
Spinoza et le problème de l'expression comme dans Spinoza. Philoso-
phie pratique, ainsi que de quelques traits stylistiques plus discrets
encore, nous a permis, du moins nous l'espérons, de dégager cette
« tentation de l'impératif» et cette position de guide protecteur,

85 Qu'est-ce que la philosophie ?, pp. 32-33.


86 Voir par exemple Spinoza. Philosophie pratique, pp. 87-88, « Index des
principaux concepts de l'Éthique », article « Éminence» : « On prête à Dieu des traits
empruntés à la conscience humaine [... ] ;' et, pour ménager l'essence de Dieu, on
se contente de les élever à l'infini, ou de dire que Dieu les possède sous une forme
infiniment parfaite que nous ne comprenons pas. Ainsi nous prêtons à Dieu une
justice et une charité infinies; un entendement législateur et une volonté créatrice
infinis ; ou même une voix, des mains et des pieds infinis » ( je souligne). Deleuze
atteint là à un sens de l'absurde très spinoziste (<< mouches infinies », « tables qui
parlent », « hommes vivant pendus au gibet », etc.) - mais on doit préciser que
« voix », « mains », et surtout « pieds infinis» sont des créations de Deleuze (tout
est dans l'enchaînement vers le plus absurde), et ne se trouvent pas chez Spinoza,
quoiqu'ils l'illustrent admirablement.

71
LES STYLES DE DELEUZE

moins apparentes, mais bien présentes dans la pratique, sinon dans


la conception, de l'histoire de la philosophie écrite par Deleuze sur
Spinoza.

72
« Si l'on na pas trouvé ce qui fait rire dans un aphorisme, quelle
distribution d'humours et d'ironies, et aussi bien quelle répartition
d'intensités, on na rien trouvé. 1 »
Gilles Deleuze

Que signifient les idéaux stylistiques en histoire de la philo-·


sophie? L'inflexion nietzschéenne de la question induit le pluriel
perspectiviste de la réponse : le style, cornme toute autre chose,
« a autant de sens qu'il y a de forces capables de s'en ernparer 2 ».
Après Nietzsche, la question du style s'est développée en un crescendo
polémique chez les penseurs de la différence 3 • À la pointe de cette
gradation critique, le Colloque de Cerisy fut, en 1972, le théâtre
d'une confrontation opposant stratégie d'écriture selon Derrida et
politique du style selon Deleuze. Cette altercation philosophique
à propos des enjeux critiques et créateurs du style après Nietzsche
constituera ici, en toile de fond, le prisme diffractant l'interpréta-
tion pluraliste.

« Pensée nomade », in Nietzsche aujourd'hui ?, Paris, U.G.E., 1973, p. 171


(repris dans L'île déserte. Textes et entretiens 1953-1974, pp. 351-364).
2 Nietzsche et la philosophie, p. 5.
3 On retiendra plus particulièrement ici Heidegger, le penseur de la difference
ontologique, et Derrida le penseur de la différance dont se démarque Deleuze le
penseur de la différence d'intensité.

73
LES STYLES DE DELEUZE

Il ... TA'......... T"' DEGRÉS DU STYLE

1. Considérons comme degré zéro dont l'interprétation plu-


raliste surgit en s'en démarquant, la critique historique des textes
nietzschéens. Celle-ci suffit à révéler l'irréductibilité du statut
conféré par Nietzsche au style à dix ans d'intervallé.
Vers 1874, la perspective est celle du philosophe ITlédecin de
la civilisation qui combat l'hypertrophie de la mémoire et du sens
historique comme signe de déracinement et de déclin de la culture
allemande à la fin du XIXème siècle. S'agissant de faire de la for-
mation du philosophe et de l'artiste le but même d'une culture
enracinée dans la vie, l'effet critique et créateur du style à l'égard
de l'histoire de la philosophie tient de l'antidote: le recul intem-
pestif ou inactuel du philosophe à l'égard de la science historique
mobilise, pour rendre tout son effet libérateur, rnoins l'éradication
que l'établissement d'un autre rapport monumental et anecdotique
à l'histoire de la philosophie5•
À partir de 1884, la perspective généalogique radicalise l'enjeu
du style. Il s'agit désormais de mettre fin à l'histoire d'une longue
erreur qui commence avec Platon. Le style n'est donc plus invoqué
en riposte à l' hégélerie du Philistin de la culture, mais au Platonisme
dont le nihilisme se développe historiquement en une dévaluation

4 F. Nietzsche, Considérations inactuelles, Œuvres philosophiques complètes, II,


vol.1 et vol.2, Paris, Gallimard 1990 et 1988 ; Par-delà bien et mal et La généalogie de
la morale, Œuvres philosophiques complètes VII, Paris, Gallimard 1971 ; Crépuscule
des Idoles, Œuvres philosophiques complètes, VIII, Paris, Gallimard, 1974.
5 Ce rapport monumental est décrit dans la seconde Considération inactuelle
et mis en œuvre dans Schopenhauer éducateU1: F. Nietzsche, « De l'utilité et des
inconvénients de l'histoire pour la vie » in Considérations inactuelles II, Œuvres
philosophiques complètes, II, vol. 1, Paris, Gallimard 1990 ; « Schopenhauer
éducateur », Considérations Inactuelles 111, Œuvres philosophiques complètes, II, vol.
2, Paris, Gallimard 1988. Cette troisième Considération inactuelle renvoie également
au rapport anecdotique à l'histoire exposé et appliqué aux Présocratiques dans les
textes posthumes sur « La philosophie à l'époque tragique des Grecs », in F. Nietzsche,
Écrits posthumes 1870-1873, Œuvres philosophiques complètes, II, Paris, Gallimard
1975. Ce sont là des réferences auxquelles Deleuze reviendra constamment de 1962
à 1991.

74
EFFETS DE STYLE EN HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE

progressive de la hiérarchie dualiste idéaliste opposant l'être au


devenir, l'un au multiple, la vérité à!' art la connaissance à la vie.
À la clef de ce dualisme idéaliste, le règne de l'Idéal ascétique dont
le train de préjugés moraux gouvernait secrètement la volonté de
vérité des philosophes depuis Platon. En invoquant l'idéal esthé-
tique du grand style, il s'agit d'éradiquer le foyer du nihilisme par
une transvaluation de toutes les valeurs qui confère, à rebours de
Platon, plus de valeur à l'art (au devenir, à la multiplicité des appa-
rences sensibles) qu'à la vérité (à l'Être, à l'Un) dès lors que la vie,
cornme volonté de puissance, s'affirme au principe de toute inter-
prétation du sens et de toute évaluation des valeurs.
2. Avec Heidegger, la signification du style se transforme
intégralement du fait d'être envisagée au second degré d'une her-
méneutique onto-historiale qui n'interprète plus le sens des textes
en fonction des sources historiques et des intentions de Nietzsche
même, mais pour y faire résonner l'oubli de la différence ontologique
comme le véritable foyer impensé du nihilismé. Ce déplacement
de la perspective généalogique à l'herméneutique onto-historiale
suffit à donner à l'idéal esthétique du grand style un sens inverse à
celui que lui attribuait Nietzsche. Non plus l'affirmation créatrice
d'un contre-rnouvernent au nihilisme, mais au contraire l'expres-
sion nihiliste extrême de l'oubli métaphysique de la vérité de l'être
à l'époque de l'arraisonnement technique du monde.
3. Avec Derrida s'ouvre un troisième degré où le style retourne
sa pointe contre l'herrnéneutique onto-historiale du nihilisme?
Tout se passant comme s'il suffisait de considérer le nihilisfile
comme un phono-Iogocentrisme (subordination de l'écriture à la
voix comme à la présence à soi du logos) pour que s'inversent les
positions respectives de Nietzsche et de Heidegger dans la clô-
ture de la métaphysique. Ainsi, Derrida confère-t-il au grand style
nietzschéen la force d'impact de l'écriture et du jeu de la diffirance
en-deçà desquelles seraient derneurée la pensée heideggérienne de

6 M. Heidegger, Nietzsche, Paris, Gallimard 1971.


7 J. Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967.

75
LES STYLES DE DELEUZE

la différence ontologique et sa lecture pré-textuelle de Nietzsche.


Mais seule la pratique textuelle permet de faire jouer au style un rôle
déconstructeur qui n'apparaît, ni à la lumière de la critique histo-
rique des textes, ni dans l'horizon herméneutique de la question
du sens de l'être. À défaut de lecture textuelle, l'inversion nietzs-
chéenne « reste dogrnatique et, comme tous les renversements,
captive de l'édifice métaphysique qu'elle prétend abattre8 ».
Dans « La question du style », Derrida a commis le double
geste d'une lecture qui déconstruit l'un par l'autre le texte nietzs-
chéen et sa lecture heideggérienne 9 • Le premier temps consiste à
échanger, dans le texte de Nietzsche, la « question du style» et
la « question de la femrne ». Par cet échange, la femme se révèle
simulacre indécidable jouant dans le texte nietzschéen un rôle
comparable à celui du pharmakon chez Platon ou de l'hymen chez
Mallarmé. Telle que Nietzsche la mobilise, de façon contradictoire
donc sans la maîtriser, la femme caractérise autant l'effet négatif de
l'idéal ascétique au cœur de la volonté de vérité du philosophe que
l'affirmation du mensonge vital à l' œuvre dans la création artistique.
Mais si la femme peut jouer ce rôle ambigu, c'est parce qu'elle est
elle-même sans essence. L'action à distance qui définit le charme
féminin dérobe l'identité propre de la femme et met en abîme
la vérité de la non-vérité 10 • Ne se donnant jamais sans se donner

8 Ibid., p. 33. D'une part, il s'agit bien de recourir au style pour crever l'horizon
herméneutique sous lequel Heidegger subordonne l'écriture à la quête du « signifié
transcendantal » celé en un « nom propre » de l'Être là où il revient à Nietzsche
de faire de l'écriture et de la lecture des « opérations originaires. » Mais d'autre
part, pour « sauver Nietzsche d'une lecture de type heideggérien », il ne faut pas
chercher à « soustraire Nietzsche à la lecture heideggérienne mais au contraire l'y
offrir totalement, souscrire sans réserve à cette interprétation; d'une certaine manière
et jusqu'au point où le contenu du discours nietzschéen étant à peu près perdu pour
la question de l'être, sa forme rettouve son étrangeté absolue, où son texte enfin'
appelle un autre type de lecture, plus fidèle à son type d'écriture ... »
9 J. Derrida, « La question du style », in Nietzsche aujourd'hui? (Le texte de la
conference a ensuite été publié à part sous le titre: Éperons. Les styles de Nietzsche,
Paris, Flammarion, 1978).
10 Ibid., p. 244.

76
EFFETS DE STYLE EN HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE

pour (donc en recouvrant la maîtrise de son pouvoir de séduc-


tion), la femme échappe à la structure oppositionnelle (actif/passif,
vérité/mensonge, etc.) hors de laquelle le discours philosophique se
défait. Aussi, le coup de don (se donner/se donner pour) excède-t-il
la question de la vérité de l'être. Pour perforer l'horizon hermé-
neutique d'un coup d'éperon ou de stylet, il ne reste plus à Derrida
qu'à accompagner la lecture heideggérienne de Nietzsche jusqu'à
la limite où celle-ci s'avère avoir fait l'irnpasse sur l'écriture qui, en
y inscrivant la femme indécidable, soustrait le texte nietzschéen
à la question de la vérité de l'être ll . Ainsi, Derrida re-marque-t-il
dans le commentaire minutieux de Heidegger l'oubli symptoma-
tique du devenirjemme de l'Idée par lequel Nietzsche caractérise
le passage de la prernière étape, platonicienne, à la seconde étape
chrétienne du nihilisme 12 • Inscription de l'indécidable differance
à l'origine dérobée du sens, l'impact du style ne peut être réduit à
l'Inversion des valeurs de l'art et de la vérité. Il neutralise le schème
même du dualisme dans l'équivocité indécidable de l'écriture 13 •
4. Avec Deleuze, enfin, s'ouvre un quatrième degré redéfinis-
sant les enjeux du style dans l'optique d'un vitalisme absent de la
pratique textuelle de Derrida.

11 Ibid., p. 264 « Sans stratégie d'écriture ... sans le style, donc, le grand, le
renversement revient au même dans la déclaration bruyante de l'anti-thèse. »
12 Le texte concerné. est: « Comment pour finir le "monde vrai" devint fable.
Histoire d'une erreur», Crépuscule des Idoles, op. cit., pp. 80-81.
13 J. Derrida, « La question du style», op. cit., p. 270 : « Dès lors que la question
de la femme suspend l'opposition décidable du vrai et du non-vrai, instaure le régime
époqual des guillemets pour tous les concepts appartenant au système de cette
décidabilité philosophique, disqualifie le projet herméneutique postulant le sens vrai
d'un texte, libère la lecture de l'horizon du sens de l'être ou de la vérité de l'être, des
valeurs de production du produit ou de présence du présent, ce qui se déchaîne,
c'est la question du style comme question de l'écriture, la question d'une opération
éperonnante plus puissante que tout contenu, toute thèse et tout sens. L'éperon style
traverse le voile ... défait l'opposition à soi, l'opposition pliée sur soi du voilé/dévoilé,
la vérité comme production, dévoilement-dissimulation du produit. »

77
LES STYLES DE DELEUZE

STYLE DANS DE LA VIE

S'il est une formule susceptible de faire converger, en une


même optique vitaliste, les objectifs du philosophe médecin de
1874 et ceux du généalogiste de 1884, c'est probablernent celle que
Nietzsche utilisa pour caractériser rétrospectivement sa Naissance
de la tragédie. Examiner la science (l'histoire) dans l'optique de
l'artiste, mais l'art dans l'optique de la viel 4•
Adoptant comme pierre de touche la transitivité de cette for-
mule, l'on constate que l'herméneutique heideggérienne en inverse
le sens dès lors qu'elle examine la vie-dans-l' optique-de-l' art (la
volonté de puissance en tant qu'art) dans l'optique de l'histoire
(de l'oubli de l'Être). À son tour Derrida dé construit cette her-
méneutique en considérant l'histoire (phono-Iogocentrique) dans
l'optique de l'art (l'écriture), mais sans envisager l'art dans l'optique
de la vie. De ce fait même, la pratique textuelle se solde par une
agglutination du style et de l' écriture!5.
En revanche, Deleuze n'a cessé de faire jouer au style le rôle
d'une charnière à double détente permettant certes d'opérer la cri-
tique de l'histoire dans l'optique de l'art, mais sans conférer à ce
dernier d'autre finalité que de mettre la création au service d'une
plus haute afIirrnation de vie.
Ce retour au vitalisme nietzschéen n'a rien d'un repli sur le
degré zéro de la critique historique. De fait, dès 1962, Deleuze
formule les enjeux du style en faisant coexister synchroniquement
la double optique du philosophe médecin et du généalogiste que

14 F. Nietzsche, La naissance de la tragédie, « Essai d'autocritique» § 2, Œuvres


philosophiques complètes, l, Paris, Gallimard, 1971, p. 27.
15 Derrida définit l'opération textuelle comme un « mouvement inachevé [qui]
ne s'assigne aucun commencement absolu, et qui, entièrement consumée dans la
lecture d'autres textes, ne renvoie pourtant, d'une certaine façon, qu'à sa propre
écriture» (Positions, Paris, Minuit, 1972, p. 11).

78
EFFETS DE STYLE EN HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE

la perspective diachronique de l'historien situe au deux extrémités


de la trajectoire nietzschéenne!6.
À l'origine du sens et de la valeur, la généalogie découvre
un style de vie comme point de vue d'appréciation dont dépen-
dent l'interprétation du sens et l'évaluation des valeurs!7. Mais,

16 cet égard, comment ne pas être frappé, en filigrane de la préface de 1983


à l'édition américaine de Nietzsche et la philosophie, par la résistance de Deleuze
au « tournant philologique » accompli par la nouvelle génération de nietzschéens
apparue en Italie, en Allemagne et en France, dans le sillage de l'édition critique de
Colli et Montinari et du démantèlement de la « légende de la Volonté de puissance »
qui en a découlé. Cf la « Préface pour l'édition américaine de Nietzsche et la
philosophie» [1983], in Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, pp. 187-
193. Il apparaît nettement que, pour Deleuze, l'on ne peut prétendre s'en tenir,
suivant le vœu de Montinari, au degré zéro d'une stricte lecture philologique de
Nietzsche sans méconnaître le sens le plus novateur de la méthode et des concepts
nietzschéens. En soulignant les deux grands axes, « sémiologique» (suivant l'axe des
rapports de forces) et « éthique-ontologique» (suivant l'axe des qualités de la volonté
de puissance) de la pensée nietzschéenne, Deleuze en expurge les sources historiques
dans la métaphysique, la physique et la biologie du XIXème siècle sur lesquelles
s'appuyaient notamment les interprétations fascistes ou la lecture heideggérienne
de Nietzsche en dernier métaphysicien, avant de susciter le regain d'intérêt pour
la critique historique des sources biologiques des fragments posthumes consacrés à
la volonté de puissance - notamment chez W Muller-Lauter, Nietzsche, Physiologie
de la Volonté de Puissance, Paris, Éd. Allia, Paris 1998 ; B. Stiegler, Nietzsche et la
biologie, Paris, PUF 2001 ; P. Montebello, Nietzsche. La Volonté de Puissance, Paris,
PUF 2001. Mais précisément, les deux axes mobilisés dans Nietzsche et la philosophie
permettaient de donner à la généalogie et à la transvaluation des valeurs une cohérence
systématique (Nietzsche est philosophe au sens plein du terme et non « poète »),
tout en conferant à cette systématicité conceptuelle la portée d'une philosophie de
la difference infirmant la thèse heideggérienne de la cohérence métaphysique des
concepts nietzschéens. Autant dire que non moins qu'au-delà du degré philologique
zéro, la lecture deleuzienne de Nietzsche nous situe, dès 1962, au-delà du second
degré herméneutique de Heidegger seul grand commentateur de Nietzsche cité et
discuté par Deleuze dans Nietzsche et la philosophie.
17 Nietzsche et la philosophie, pp. 1-2 : « Les évaluations rapportées à leut élément
ne sont pas des valeurs, mais des manières d'être, des modes d'existence de ceux qui
jugent et évaluent, servant précisément de principes aux valeurs par rapport auxquelles
ils jugent. C'est pourquoi nous avons toujours les croyances, les sentiments, les pensées
que nous méritons en fonction de notre manière d'être ou de notre style de vie. Il y a
des choses qu'on ne peut dire, sentir ou concevoir, des valeurs auxquelles on ne peut
croire qu'à condition d'évaluer "bassement", de vivre et de penser "bassement". Voilà
l'essentiel : le haut et le bas, le noble et le vil ne sont pas des valeurs, mais représentent

79
LES STYLES DE DELEUZE

selon Deleuze, cette généalogie des valeurs mobilise la trinité du


philosophe-médecin, du philosophe-artiste et du philosophe-légis-
lateur - c'est-à-dire le cumul des deux perspectives que Nietzsche
a tour à tour mobilisées à dix ans d'intervalle.
Pour que le généalogiste puisse, en législateur, juger de la
qualité affirmative ou négative des styles de vie, il faut que le phi-
losophe-artiste en ait établi la typologie. Et cette typologie dépend
elle-lnême de coordonnées topologiques que seul le philosophe-mé-
decin est en mesure de diagnostiquer en traitant les phénornènes
cornme des signes et des symptômes dont le sens est relatif à la
qualité (active ou réactive) des rapports de force qui s'y rnanifes-
tent 18 • Ainsi, Deleuze déploie-t-illes étapes du nihilisme comme
une galerie de portraits où les types réactifs se succèdent suivant
la topologie variable de leurs rapports de forces. Et la critique de
l'Irnage morale de la pensée que la généalogie décèle au fondement
impensé de la volonté de vérité des philosophes et des savants, doit
sa radicalité à la détermination topologique du Type ou style de
vie qui la soutient 19 •
Lorsqu'il en fait un élérnent intégrant de la méthode généalo-
gique, Deleuze traite la notion de topologie en un sens suffisarnment
large pour lui faire correspondre l'invocation des anecdotes vitales
que Nietzsche substituait, à!' époque de ses Considérations inactuel-
les, à la présentation systématique de l'histoire de la philosophie20 •
Les coordonnées anecdotiques (l'heure, le lieu, l'élément) servent

l'élément différentiel dont dérive la valeur des valeurs elles-mêmes. »


18 Ibid., pp. 1-9.
19 Ibid., p. 120 : « Le concept de vérité ne se détermine qu'en fonction d'une
typologie pluraliste. Et la typologie commence par une topologie. Il s'agit de savoir
à quelle région appartiennent telles erreurs et telles vérités, quel est leur type, qui les
formule et les conçoit. Soumettre le vrai à l'épreuve du bas, mais aussi soumettre le
faux à l'épreuve du haut. »
20 Voir les deux préfaces, de 1874 et de 1879, du texte posthume de 1872, « La
philosophie à l'époque tragique des Grecs », in F. Nietzsche, Écrits posthumes 1870-
1873, op. rit. ; La naissance de la philosophie à lëpoque de la tragédie grecque, Paris,
Gallimard, 1938, pp. 21-22.

80
EFFETS DE STYLE EN HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE

donc de critères topologiques à la Typologie des styles de vie 21 •


Aussi, le style aphoristique et poétique qui dérnarque l'écriture
nietzschéenne de celle de tout autre philosophe devient-il pour
Deleuze davantage qu'un moyen de communication oblique des
styles de vie. Laphorisme est à la fois l'instrument et l'objet de
l'interprétation pluraliste. Il fout atteindre le point secret où la même
chose est anecdote de vie et aphorisme de la pensée2 2 •
Que devient l'impact critique et créateur du style dès lors
que celui-ci est déterminé par la réversibilité d'un type d'écriture
(aphorisn1e et poème) et d'un « style de vie» campé en trois anec-
dotes?
À la clef du nihilisme et de son dépassement, il en va pour
Deleuze de l'unité de la pensée et de la vie2 3 • Lenjeu critique du
style consiste donc à dénouer le rapport négatif que la connaissance
entretient avec la vie sous le signe de l'idéal ascétique. Son enjeu
créateur, à nouer, suivant l'idéal de l'art, un rapport où l'affirn1a-
tion de la pensée créatrice redouble les plus hautes puissances du
faux de la vie.
La généalogie requiert d'abord le recul inactuel qui permet
d'envisager en extériorité le style typique du platonisme pour y
découvrir la limitation réciproque d'une vie réduite à ses forces
réactives et d'une pensée limitée à sa part rationnelle 24 • Inverse-

21 Nietzsche et la philosophie, p. 126. Nous trouvons ici le point de départ


d'un procédé que Deleuze utilisera d'abord dans la typologie des trois images de
philosophes dans Logique du sens, avant de lui donner son aboutissement avec
les « traits personnalistiques » des personnages conceptuels dans Qu'est-ce que la
philosophie? (pp. 66-71).
22 Logique du sens, p. 153. Dans l'opuscule de 1965, Deleuze fait de cette
réversibilité du style aphoristique et de l'anecdote vitale, la clef de voûte du
pluralisme interprétatif olt se marque la rupture nietzschéenne à l'égard de l'histoire
de la philosophie. Cf. Nietzsche, pp. 17-18.
23 Ibid., pp. 18-19.
24 Nietzsche et la philosophie, p. 114 : « La connaissance s'oppose à la vie, mais
parce qu'elle exprime une vie qui contredit la vie, une vie réactive qui trouve dans
la connaissance elle-même un moyen de conserver et de faire triompher son type.
(Ainsi la connaissance donne à la vie des lois qui la séparent de ce qu'elle peut,

81
LES STYLES DE DELEUZE

ment, c'est dans la création d'un nouveau style de vie alliant les
ressources créatrices d'une vie active et d'une pensée affirmative
que Deleuze condense l'enjeu de la référence nietzschéenne à l'idéal
de l'art à la clef du renversement esthétique du platonisrne et de
son Image morale de la pensée 25 •

DEVENIR ACTIF DES FORCES À

Dans sa conférence de 1972, Deleuze affirme comme droit


au contresens et mouvement de décodage absolu, ce qu'il présentait
dans Nietzsche et la philosophie comrne pluralisme interprétatif et
sélection d'un devenir-actif des forces nouant une nouvelle alliance
de la vie et de la pensée.
Ce changelnent de lexique est révélateur d'une transformation
de l'horizon polémique du nietzschéisme deleuzien. Au dangereux
amalgame phénornénologique auquel il s'agissait, en 1962, de sous-
traire la philosophie nietzschéenne de la valeur, s'est substituée, en
1972, l 'horrible synthèse néo-structuraliste qui requiert désormais
de séparer le décodage absolu produit par l'écriture aphoristique
nietzschéenne et l'entreprise de recodage inhérente à la linguisti-
que, au marxisme et à la psychanalyse 26 • En ligne de mire, donc, la

qui lui évitent d'agir et lui défendent d'agir, la maintenant dans le cadre étroit des
réactions scientifiquement observables: à peu près comme l'animal dans un jardin
zoologique) »
25 Ibid., pp. 115-118.
26 Comparer à cet égard la conclusion de Nietzsche et la philosophie et les
premières pages de « Pensée Nomade ». Notons aussi que dans son entretien de
février-mars 1968 avec J.-N. Vuarnet, Deleuze salue encore la « trinité Nietzsche-
Marx-Freud» à la source du renouvellement radical de l'interprétation du sens et
de l'évaluation des valeurs. À la veille de Mai-68, peur-on lire, dans la formule sur
laquelle s'achève l'entretien, un présage de la métamorphose prochaine de la belle
trinité alliant vitalité politique et philosophique en horrible synthèse néfaste à la
création politique de nouveaux styles de vie ? « La vitalité philosophique est très
proche de nous, la vitalité politique aussi. Nous sommes proches de beaucoup de

82
EFFETS DE STYLE EN HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE

lecture textuelle de Nietzsche pratiquée par les élèves de Derrida


réitérant le double geste déconstructeur à grand renfort de castra-
tion, de métaphore et de métonymù?7.
Ainsi, le droit au contresens qui permet de donner au style
aphoristique de Nietzsche l'impact politique d'un décodage absolu
est-il défini à l'encontre de toute pratique textuelle. Il ne s'agit
plus, déclare Deleuze, de lutter au niveau des textes, mais bien de
considérer le texte con1me un « petit rouage» dans une pratique
extra-textuelle seule apte à produire l'intensité d'un sens neuf que
le texte ne comportait pas en intériorité ni en tant que signifié
livré à l'herméneutique, ni davantage à titre de signifiant décodé
par une pratique textuelle 28 •
Dira-t-on que la différence entre lecture intensive et textuelle,
entre incodable difference d'intensité et indécidable differance, est
telle qu'elle confine davantage à l'indifference qu'au different tel
l'impossible dialogue de l'Ours polaire et de la Baleine des mers du
Sud? Il n'est pourtant que de considérer, dans Dialogues, l'invoca-
tion conjuguée du style et du channe, pour y entendre la riposte
différée à la capture ludique de Nietzsche dans les rets de la décons-
truction derridienne.

choses et de beaucoup de répétitions décisives et de beaucoup de changements »


(<< Sur Nietzsche et l'Image de la pensée », L'île déserte et autres textes, pp. 187-197).

27 Témoin, l'importance du thème de la castration dans les conférences de


Derrida, de B. Paunat et de J.M. Rey au Colloque de Cerisy, Nietzsche aujourd'hui?
Voir aussi le rôle crucial des figures rhétoriques (métaphore, métonymie) dans la
lecture sémiologique de Nietzsche proposée par les élèves de Derrida. B. Pautrat,
Versions du soleil, Paris, Seuil, 1971 ; J.-M. Rey, L'enjeu des signes, Paris, Seuil, 1972 ;
S. Kofman, Nietzsche et la métaphore, Paris, Ed. Payot, 1972.
28 «Pensée Nomade », Nietzsche aujourd'hui ?, p. 68. Voir aussi la réponse
deleuzienne à une question posée après sa conférence : « Quant à la méthode de
déconstruction des textes, je vois bien ce qu'elle est, je l'admire beaucoup, mais elle
n'a rien à voir avec la mienne. Je ne me présente en rien comme un commentateur de
textes. Un texte pour moi n'est qu'un petit rouage dans une pratique extra-textuelle.
Il ne s'agit pas de commenter le texte par une méthode de déconstruction, ou par une
méthode de pratique textuelle, ou par d'autres méthodes, il s'agit de voir à quoi cela
sert dans la pratique extra-textuelle qui prolonge le texte» (Nietzsche aujourd'hui ?,
p.186).

83
LES STYLES DE DELEUZE

Dans l'échange derridien du style et du charme, l'écriture s'af-


firme sans autre origine ou fin que l~ tracé de sa différance -laquelle
ne peut que se lire et s'écrire. Tout au contraire, en élucidant l'un par
l'autre le style selon Proust et le charme selon Nietzsche, Deleuze
fait valoir que le style est ce par quoi l'écriture na pas sa Jin en elle-
même, mais dans la création d'une intensité de vie qui n'excède pas
moins le cadre du texte que l'intériorité subjective et historique
de son auteur 29 • Au style comme écriture de la différance s'oppose
le style comme beau contresens qui creuse une langue étrangère
dans le langage. Au charme comme action à distance suscitant la
fascination de la pensée en proie au vertige devant l'abîme de l'in-
décidable, s'oppose le charme comme bond de joie que fait la vie
créatrice lorsqu'une pensée advient au philosophe ou à l'artiste.
La politique du style commence là où s'arrête la stratégie décon-
structrice. De fait, l'enjeu crucial du style, pour Deleuze, est de
sortir, de s'évader, de fuir à l'extérieur -de l'ordre de la représenta-
tion, de l'histoire, du Capitalisme œdipien. Aussi, la ligne de fuite
qui perce le rnur ou qui franchit l'horizon, la déterritorialisation
à la vitesse absolue de la pensée, sont-elles des leitmotive deleu-
ziens 30 • Or, ce mouvement de fuite au dehors inverse la direction
de la « circulation entre le dedans et le dehors» qu'opère la décon-
struction 31 • Non plus marquer dans le texte ce qui le gouverne du
dehors. Mais faire sauter hors du texte une intensité indécodable3 2 •

29 Dialogues, p. 12 : « C'est à la fois que le charme donne à la vie une puissance


non personnelle, supérieure aux individus, et que le style donne à l'écriture une fin
extérieure, qui déborde l'écrit. Et c'est la même chose: l'écriture n'a pas sa fin en soi-
même, précisément parce que la vie n'est pas quelque chose de personnel. :Lécriture
a pour seule fin la vie, à travers les combinaisons qu'elle tire. »
30 Ibid., p. 56 : « Perdre le visage, franchir ou percer le mur, le limer très
patiemment, écrire n'a pas d'autre fin. C'est ce que Fitzgerald appelait vraie rupture:
la ligne de fuite ... »
31 J. Derrida, Positions, op. cit., pp. 14-15.
32 « Pensée nomade », in Nietzsche aujourd'hui ?, p. 168 : « Toujours un appel
à de nouvelles forces qui viennent de l'extérieur, et qui traversent et recoupent le
texte nietzschéen dans le cadre de l'aphorisme. C'est cela, le contresens légitime:
traiter l'aphorisme comme un phénomène en attente de nouvelles forces qui viennent

84
EFFETS DE STYLE EN HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE

Faire du style, une politique de déterritorialisation nomade, revient


donc à risquer un pas au-delà de la dite clôture infranchissable
l'histoire, sans écouter Derrida railler la naïveté d'un tel projet33 •

AU RIRE

Quel est donc le procédé de style qui permet de faire sauter


hors du texte une intensité dont Deleuze précise qu'elle ne peut
être vécue qu'en rapport d'extériorité avec un « nOIn propre» - tel
Zarathoustra, Dionysos ou le Crucifié dans le cas de Nietzsche 34 ?
La formule énigmatique annonce le thème du personnage concep-
tuel que devient le philosophe pour pouvoir créer des concepts qui
sortent et retombent, sans s'y réduire, dans l'histoire de la philo-
sophie 35 • Il évoque d'autre part, la réversibilité de l'anecdote vitale
et de l'aphorisme de la pensée, et la description topologique des
Types actifs et réactifs dans la monographie de 1962. En revanche
le procédé stylistique de la distribution d'ironies et d'humours invo-

le "subjuguer", ou le faire fonctionner ou bien le faire éclater. »

33 Voir les remarques de Derrida à propos de l'archéologie du silence de Foucault,


dans « Cogito et histoire de la folie », in L'écriture et la dijférence, Paris, Seuil, 1967.
Voir aussi son attitude vis-à-vis de Deleuze lors d'un débat à Cerisy, in Nietzsche
aujourd'hui ?, pp. 113-114.
34 « Pensée nomade », in Nietzsche aujourd'hui ?, p. 169 : « Lintensité a à voir avec
les noms propres, et ceux-ci ne sont ni représentations de choses (ou de personnes),
ni représentations de mots. Collectifs ou individuels, les présocratiques, les romains,
les juifs, le Christ, l'Antéchrist, Jules César, Borgia, Zarathoustra, tous ces noms
propres qui passent et reviennent dans les textes de Nietzsche, ce ne sont ni des
signifiants ni des signifiés, mais des désignations d'intensité, sur un corps qui peut
être le corps de la Terre, le corps du livre, mais aussi le corps souffrant de Nietzsche:
tous les noms de l'histoire, c'est moi. Il y a une espèce de nomadisme, de déplacement
perpétuel des intensités désignées par des noms propres, et qui pénètrent les unes
dans les autres en même temps qu'elles sont vécues sur un corps plein. Lintensité
ne peut être vécue qu'en rapport avec son inscription mobile sur un corps, et avec
l'extériorité mouvante d'un nom propre, et c'est par là que le nom propre est toujours
un masque, masque d'un opérateur. »
35 Qu'est-ce que la philosophie ?, pp. 62-81.

85
LES STYLES DE DELEUZE

qué par Deleuze dans la conférence de 1972 ne peut être expliqué


en référence à Nietzsche et la philosophie ou à Quest-ce que la phi-
losophie?
En 1962, le rire exprimait certes, avec le jeu et la danse, la
sélection du devenir-actif des forces par transmutation de la néga-
tion en affirmation redoublée de la différence - et par conséquent
aussi la création d'un nouveau style de vie. Mais il n'était pas pour
autant thématisé comrne une distribution d'ironies et d'humours
apte à faire jaillir un nouveau contresens résultant du couplage en
extériorité de deux degrés d'intensité.
Dans la formule de 1972, le pluriel suggère que la transvalua-
tion (ou décodage absolu) par le rire requiert de jouer de la diversité
des nuances de l'ironie et de l'humour. Et c'est ce que corroborent
les trois textes où Deleuze a traité de l'ironie et de l'humour, entre
1967 et 1969. D'une part, en effet, les deux figures sont toujours
associées l'une à l'autre - comme si elles ne pouvaient rendre tout
leur effet qu'en conjuguant leurs actions. D'autre part, un visage
classique en fonction duquel l'ironie et l'humour constituent le
style par excellence du platonisme à renverser, est donné en prélude
à la face moderne par laquelle l'ironie et l'hurnour renversent leurs
figures classiques.
Dans Présentation de Sacher-Masoch, Deleuze envisage la
version platonicienne de l'ironie et l'humour cornme « pensée
de la loi », avant de nlOntrer comment celle-ci est renversée par
la version moderne de l'ironie selon Sade et de l'humour selon
Sacher-Masoch. L'ironie platonicienne consiste à destituer la loi de
son statut de prernier principe en la fondant sur une Idée de Bien
qui l'excède - comme elle outrepasse toute représentation. Mais
le corrélat d'une telle destitution ironique de la loi n'est autre que
l'humour prescrivant l'obéissance aux lois conlme un « mieux»
relatif à l'irnage du Bien absolu 36 • Anticipant le lexique de 1972,
l'on dira donc que l'ironie et l'humour sont, chez Platon et dans le
christianisme, les instruments de codage qui ne remontent au-delà

36 Présentation de Sacher-Masoch, p 71.

86
EFFETS DE STrLE EN HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE

des lois que pour mieux en fonder la légitimité politique comme la


conséquence Inême de leur secondarité à l'égard du Bien absolu. Et
c'est relativement à un tel codage que l'ironie et l'humour peuvent
apparaître, chez Sade, Sacher-Masoch ou Kafka, COlnme un
décodage de la Loi, du contrat et de l'institution à l'heure du post-
kantisme. Le tournant kantien tient au renversement par
il n'est plus possible de fonder la légitirnité des lois de la Cité en
référence à un Bien absolu. Il faut désormais au contraire fonder le
Bien sur la seule Loi morale - dont la forme pure est, selon Kant,
indépendante de tout contenu empirique. Avec pour double corol-
laire de ce formalisme éthique, primo le caractère insaisissable de
l'objet de la Loi; secundo l'impossibilité de lever la culpabilité de
qui ne peut connaître la Loi que par le biais des châtiments qu'elle
inflige. « Il n'y a plus que l'indétermination de la loi d'un côté, la
précision du châtiment de l'autre 37 • »
Tels sont précisément les deux paralnètres qui déterminent
l'ironie et l'hurnour à devenir deux procédés complémentaires de
renversement de la Loi chez Sade et Sacher-Masoch. Avec l'iro-
nie sadique, la Loi est dépassée vers un plus haut principe « mais
ce principe n'est plus un Bien qui la fonde; c'est au contraire
l'Idée d'un Mal, être suprême en méchanceté, qui la renverse.
Renversement du platonisme, et renversement de la loi même 38 ».
Avec l'humour masochiste, l'apparente soumission aux lois et
aux contrats n'a d'autre effet que d'inverser, par un excès de zèle,
l'impact de l'humour platonicien. Au lieu de justifier l'obéissance
aux lois par la caution d'un Mieux relatif: l'humour renverse les
conséquences prévues par la loi du fait même de surenchérir sur la
rigueur de cette dernière. La sévérité du châtiment que se fait infli-
ger le masochiste, en une stricte application des termes du contrat
signé avec quelque Vénus à la fourrure, n'a d'autre conséquence
que de permettre d'éprouver le plaisir que la loi était censée inter-
dire. Le schème de cet humour masochiste est donc: décodage de

37 Ibid., p. 75.
38 Ibid., p. 76.

87
LES STYLES DE DELEUZE

la loi et du contrat par détournement des conséquences au terme


d'une surenchère où l'obséquiosité-extrême s'avère dérision inso-
lente et la totale soumission, insubordination foncière du désir39 •
Passons outre la distribution d'ironies et d'humours mobilisée
par le renversement de l'Image morale de la pensée dans Difference
et répétition. Nous y reviendrons par la suite.
Logique du sens établit une première correspondance entre le
procédé de distribution d'ironies et d'humours et le style anecdo-
tique de l'aphorisme permettant de déterminer la typologie des
styles de vie suivant leur dimension topologique. C'est en effet
d'abord en réference à la méthode nietzschéenne de l'anecdote
vitale valant comme aphorisme de la pensée que Deleuze définit
trois Images (ou Types) de philosophes en fonction des directions et
dimensions qu'ils tracent dans la pensée 40 • Et ce style anecdotique/
aphoristique a pour effet d'abolir l'optique historique au profit
d'un point de vue géographique sur la philosophie 41 • Dans cette
optique géographique, Deleuze distingue les trois Types de philo-

39 Ibid., pp. 77-78. Dans un entretien de 1967 avec Madeleine Chapsal,


Deleuze associe Nietzsche à Sacher-Masoch pour énoncer ce qui sonne déjà comme
l'équation politique du style où création = joie = force libératrice. « Le fond de l'art,
en effet, c'est une espèce de joie, c'est même ça le propos de l'art. Il ne peut pas y
avoir d'œuvre tragique parce qu'il y a nécessairement une joie de créer: l'art est
forcément une libération qui fait tout éclater, et d'abord le tragique. Non, il n'y a
pas de création triste, toujours une vis comica. Nietzsche disait: "le héros tragique
est gai". Le héros masochiste aussi, sur son mode à lui, inséparable des procédés
littéraires de Masoch » (<< Mystique et Masochisme », Lïle déserte et autres textes,
p.186).
40 Logique du sens, p. 153 : « Nietzsche dispose d'une méthode qu'il invente:
il ne faut se contenter ni de biographie ni de bibliographie, il faut atteindre à un
point secret où la même chose est anecdote de la vie et aphorisme de la pensée. C'est
comme le sens qui, sur une face, s'attribue à des états de vie et, sur l'autre face, insiste
dans les propositions de la pensée. Là il y a des dimensions, des heures et des lieux,
des zones glaciaires ou torrides, jamais modérées, toute la géographie exotique qui
caractérise un mode de penser, mais aussi un style de vie. »
41 Ibid.: « Quand on demande "qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ?", il
apparaît que la pensée présuppose elle-même des axes et des orientations d'après
laquelle elle se développe, qu'elle a une géographie avant d'avoir une histoire, qu'elle
trace des dimensions avant de construire des systèmes. »

88
EFFETS DE STYLE EN HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE

sophes suivant la dimension (Hauteur, Profondeur ou Surface) où


se déploient leur pensée.
Cette typologie géographique peut paraître sommaire par
rapport à ce que deviendra en 1991 la géo-philosophie des per-
sonnages conceptuels. Mais ce qui reste inédit en 1969 c'est la
correspondance établie entre cette typologique des styles de vie et
la distribution des styles ironique, tragique ou humoristique per-
Inettant d'établir qui parle en philosophie. À question généalogique,
réponse stylistique. Déterminer qui parle, c'est déceler en deçà des
données historiographiques, le style du philosophe - notamment
la nuance de l'ironie, de l'humour ou du tragique qui pennet de
camper, en trois anecdotes vitales, l'Image ou le Type du philoso-
phe considéré en fonction des mouvements, éléments, dimensions
et directions que dessine sa pensée. Non pas qu'il s'agisse d'une
subjectivité, individu ou personne, qui s'exprimerait avec plus ou
moins d'ironie ou d'humour. Ce sont les nuances du style ironi-
que, humoristique, satyrique ou tragi-comique qui expriment la
distribution des singularités impersonnelles et des intensités pré-
individuelles tantôt pour elle-même, tantôt en l'enfermant dans les
limites d'une subjectivité individuelle ou personnelle, tantôt en les
engloutissant dans un sans-fond indifférencié42 •
En 1972, le contexte restreint de la conférence ne perrnet-
tait pas à Deleuze de faire valoir autrement que sous une forme
lapidaire et programmatique l'aptitude du procédé de distribution
d'ironies et d'humour à opérer un décodage absolu attestant l'impact
critique et créateur maximal du style en histoire de la philosophie.
Tout se passe en revanche comme si, cinq ans plus tard, son entre-
tien avec Claire Parnet avait donné à Deleuze l'occasion de répéter
en lui donnant la force d'impact d'un acte de langage, ce procédé
de style cumulant l'effet de l'anecdote vitale et de la distribution
d'ironies et d'humours.

42 Voir en particulier les 15 èmc , 18 èmc et 19èmc séries dans Logique du sens.

89
LES STYLES DE DELEUZE

Ouvrons Dialogues. En 1977, la collaboration avec Guattari


a déjà ernporté la philosophie deleuzienne loin des contraintes de
l'histoire de la philosophie. Il n'en reste pas moins qu'avec la publi-
cation d'un entretien chez Flammarion, Deleuze prenait le risque
d'être insidieusement pris à revers par l'histoire de la philosophie
dont L'Anti-Œdipe l'avait émancipé avec tant d'éclat. C'est dire
que le cadre de l'entretien appelait une parade stylistique. Aussi,
est-ce sans surprise qu'avant de concerner la littérature, l'invoca-
tion du style qui ouvre le premier chapitre de Dialogues a pour
enjeu explicite le délnantèlement du dispositif historiographique
de l'entretien.
Le procédé stylistique capable de faire sortir l'entretien de ses
gonds historiques est explicité, dans le lexique de Mille Plateaux,
comme agencement collectifd'énonciation, et « méthodiquement»
mis en œuvre à partir du second chapitre où l'identité des interlocu-
teurs devient indiscernable du fait de l'effacement des signatures 43 •
Reste que ce procédé ne résout en rien le problème du style mis
en œuvre dans les vingt-six pages initiales dont Deleuze demeure
le seul signataire.
Or, il ya bien, dès le début de l'entretien, un effet de style pro-
duisant une démultiplication polyphonique de l'énoncé deleuzien.
Mais le procédé de ce bégaiement de la langue ne correspond pas à
celui qui est thématisé dans Dialogues. Il s'apparente davantage à
la distribution d'ironies et d'humours par laquelle une répartition
d'intensités, vécues en rapport avec l'extériorité d'un masque ou
d'un nOin propre, saute hors du texte.

43 Dialogues, p. 26 : « C'est le moment où jamais d'exercer la méthode: toi et


moi, nous pouvons nous en servir dans un autre bloc ou d'un autre côté, avec tes
idées à toi, de manière à produire quelque chose qui n'est à aucun de nous, mais
entre 2, 3, 4 ... n. Ce n'est plus "x explique x, signé x"', "Deleuze explique Deleuze,
signé l'interviewer", mais "Deleuze explique Guattari, signé toi", "x explique y signé
z". L'entretien deviendrait ainsi une véritable fonction. Du côté de chez ... Il faut
multiplier les côtés, briser tout cercle au profit des polygones. »

90
EFFETS DE STYLE EN HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE

Pareil effet de style saute aux yeux dès les premières lignes de
l'entretien où, en place du philosophe, c'est un singulier Dyslexi-
que menacé d'aphasie qui prend la parole en déclarant éprouver
des difficultés à s'expliquer et n'avoir carrément plus rien à dire
dès qu'on lui pose une question, même qui le touche - a fortiori,
lorsque la question est générale ou lorsqu'on lui fait une objection.
Pire: ses difficultés ne se limitent pas à l'expression verbale et il
serait vain de l'inviter à la réflexion à un ou à plusieurs. Incapable
de méditation, le singulier aphasique risque en effet de se révéler
aussi acéphalé 4 •
Pareille ouverture d'un entretien est manifestement ironique.
Sans doute ne peut-on pas vraiment parler ici d'ironie verbale
au sens strict de la prétérition - puisque Deleuze ne dit pas le
contraire de ce qu'il veut dire. Néanmoins, le style de ce premier
paragraphe met clairement en œuvre la feinte et la dissirnulation
inhérentes à l'ironie comme procédé permettant une mise à dis-
tance critique par un effet de dédoublernent polyphonique - tel un
« personnage dissimulé» dans l'énoncé. En ce sens premier qui fait
du style, davantage qu'un effet rhétorique, un art théâtral du cos-
tume et du masque, du dédoublement et du déguisement, l'ironie
est aussi le moyen par excellence de la communication oblique, par
le biais de pseudonymes, de masques et de personnages, chez les
philosophes de la répétition45 •
En l'occurrence, au début de Dialogues) sur quoi peut bien
porter la cornmunication indirecte? De toute évidence, sur le
hiatus entre début et commencement, mouvement abstrait de la
représentation et mouvement réel de la répétition en philosophie.

44 Ibid., p. 7 : « C'est très difficile de "s'expliquer" - une interview, un dialogue,


un entretien. La plupart du temps, quand on me pose une question, même qui me
touche, je m'aperçois que je n'ai strictement rien à dire ... Même la réflexion, à un,
à deux ou à plusieurs, ne suffit pas. Surtout pas la réflexion. Les objections, c'est
encore pire. Chaque fois qu'on me fait une objection, j'ai envie de dire: "D'accord,
d'accord, passons à autre chose." Les objections n'ont jamais rien apporté. C'est
pareil quand on me pose une question générale. »
45 Différence et répétition, Introduction.

91
LES STYLES DE DELEUZE

Aussi, le propos manifeste par lequel Deleuze, « en chair et en


os », marque un recul critique devant les conditions de son inter-
view, signale aussitôt un sens latent qui nous ramène aux pages de
Différence et répétition consacrées à la critique détaillée de l'Image
morale suivant laquelle la philosophie n'a cessé de présupposer, au
principe de son exercice, les conditions réelles de son commence-
ment. On se souvient de l'argument: depuis le début socratique
de l'histoire de la philosophie, les philosophes se sont réclamés
d'un commencement conquis par l'élimination de tout présup-
posé. Mais cette rupture inaugurale avec la doxa n'a jamais été
consomrnée sans reste, les philosophes n'éliminant pas le contenu
du savoir établi à leur époque sans en garder la forme et le modèle
pré-philosophique de la pensée comme récognition et représenta-
tion. Deleuze diagnostique donc, en généalogiste nietzschéen, le
socle de préjugés (la dite Image morale) en vertu duquel les philo-
sophes (de Platon à Descartes et de Hegel à Husserl ou Heidegger)
prétendent atteindre le fondement et l'origine d'une vérité qu'ils se
sont d'ores et déjà donnée implicitement - que ce soit par innéité,
réminiscence, Urdoxa ou pré-compréhension ontologique. Mais
plutôt que d'accomplir directement avec Nietzsche la liquidation
à coups de marteau de cette Image morale de la pensée, Deleuze
réclame d'en radicaliser les exigences pour en faire celles d'une
pensée sans image (c'est-à-dire sans présupposés implicites) en rup-
ture non seulement avec le contenu du savoir établi mais aussi avec
la forme même de la « pensée naturelle» - cette droiture intrinsèque
qui oriente spontanément la pensée vers la vérité.
Ainsi, là où Nietzsche descendait jusque dans les bas-fonds de
l'édifice solennel de la métaphysique pour en saper les fondernents
en y révélant l'œuvre de préjugés moraux, Deleuze procède-t-il
avec une ironie sadique lorsqu'il remonte à l'Image rnorale pour la
destituer de sa position principale en y dévoilant le cercle vicieux
de présupposés implicites. Et c'est sur la base de cette contestation
ironique du Cogito cornme « bon sens devenu philosophique» que
Deleuze peut exiger l'abolition de tout présupposé implicite et la

92
EFFETS DE STYLE EN HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE

pensée sans image comine condition du cornmencement philoso-


phique.
S'il faut de l'ironie sadique pour remonter au-delà de l'Image
morale, il faut, en revanche, de l'humour pour faire se lever une
pensée sans image. Celle-ci s'annonce, en effet, au revers de la des-
truction de l'image morale de la pensée, sous le jour d'un affolement
de celle-ci - cornlne par un effet de surenchère qui porte à l'absolu
les exigences et les règles de la Inéthode cartésienne. Faut-il com-
mencer par douter pour atteindre l'évidence? Soit, doutons, mais
sans tricher en suivant l'ordre méthodique qui, telle fil d'Ariane,
nous fera vite sortir du labyrinthe dubitatif en nous faisant partir
de la perception sensible et du rêve pour aller aux évidences mathé-
matiques et atteindre, avec l'hypothèse du Malin Génie, le point
où le doute sera vaincu par le Cogito, tel Thésée triomphant du
Minotaure ... Laissons donc plutôt douter en nous le Minotaure
lui-mêrrle - par exemple, en ce qui concerne l'attitude équivoque
d'Ariane que Dionysos a vu tendre son fil à Thésée. Telle nar-
rateur proustien, sachons qu'un amoureux jaloux vaut toujours
mieux qu'un ami bienveillant pour éveiller le goût de la vérité.
Doutons, mais avec un humour dionysiaque, c'est-à-dire à l'excès,
en bloquant chaque étape sans pouvoir la dépasser par le secours
de la pensée naturelle et sans faire l'hypothèse du Malin Génie - en
faisant du labyrinthe l'élément de notre pensée.
Il ne s'agit donc plus d'ironiser sur le faux départ cartésien
en confrontant Eudoxe à plus malin que lui - par exemple, tel
Juge kantien ou tel Enquêteur empiriste. Il s'agit plutôt de signer
humoristiquement le contrat du Discours de la méthode et d'atten-
dre Descartes au niveau des conséquences, en le faisant rencontrer,
en place d'Eudoxe, quelqu'un dont l'idiotie sans limites emporte
la forme avec le contenu de la doxa : un singulier « homme de
sous-sol» qui ne parvient pas à se reconnaître dans ce que « tout
le monde» admet comme évident, et qui proteste donc lorsque
le philosophe veut l'entraîner à l'étape suivante de la méthode46 •

46 Ibid., p. 171 : « Cette protestation ne se fait pas au nom de préjugés

93
LES STYLES DE DELEUZE

D'où la formule humoristique qui anticipe, en 1968, le personnage


conceptuel de 1991 : « Quitte à faire l'idiot, faisons-le à la russe:
un homme de sous-sol, qui ne se reconnaît pas plus dans les pré-
jugés subjectifs d'une pensée naturelle que dans les présupposés
objectifs d'une culture du temps, et qui ne dispose pas de compas
pour faire un cercle. Il est l'Intempestif, ni temporel ni éternel47 • »
Et c'est en jouant sur le même effet humoristique que Deleuze
suggère plus loin de trouver dans Bouvard et Pécuchet l'aboutis-
sement du Discours de la méthode au même titre que Chestov pùt
considérer Le sous-sol de Dostoïevski comme l'aboutissenlent de
la Critique de la raison puré s. De fait, avec Bouvard et Pécuchet,
l'Image morale de la pensée s'effondre en pensée sans image, par
un affolement humoristique de l'Idiotie rationnelle de Descartes.
Celle-ci permet bien de faire table rase de l'entendement trop
plein d'EpistérrlOn. Elle est, en revanche, sans prise sur la bêtise
devenue transcendantale et développée, avec Flaubert ou Bloy, aux
proportions universelles, « cosmique, encyclopédique et gnoséolo-
gique », d'un catalogue d'idées reçues ou d'une exégèse des lieux
communs 49 • Comprenons: il ne s'agit pas de ridiculiser l'entreprise
philosophique à la façon de la Servante riant de voir qu'à force de
fixer son regard sur le ciel intelligible, le Philosophe était tombé à
plat ventre dans une flaque de boue - avérant la réalité concrète
de ce simulacre dépourvu d'Idée fondatrice. Au contraire. Car ce
n'est qu'à force de prendre la bêtise philosophiquement au sérieux,

aristocratiques: il ne s'agit pas de dire que peu de gens pensent, et savent ce que
signifie penser. Mais au contraire, il y a quelqu'un ... avec la modestie nécessaire, qui
n'arrive pas à savoir ce que tout le monde sait, et qui nie modestement ce que tout
le monde est censé reconnaître. Quelqu'un qui ne se laisse par représenter, mais qui
ne veut pas davantage représenter quoi que ce soit. Non pas un particulier doué de
bonne volonté et de pensée naturelle, mais un singulier plein de mauvaise volonté,
qui n'arrive pas à penser, ni dans la nature ni dans le concept. Lui seul est sans
présupposés. Lui seul commence effectivement, et répète effectivement. »
47 Ibid., p. 17l.
48 Ibid, p. 353.
49 Ibid., p. 196.

94
EFFETS DE STYLE EN HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE

en en faisant l'objet d'une question transcendantale en la consi-


dérant à titre de conditions de possibilité de la pensée et non plus
d'entrave extrinsèque à l'exercice naturel de celle-ci -, que Bouvard
et Pécuchet atteignent le point de transmutation de l'Irnage morale
en pensée sans image: « Alors une faculté pitoyable se développa
dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer 50 ••• »
Telle est précisément, pour Deleuze comrne pour Nietzsche, la plus
haute vocation intempestive du philosophe: nuire à la bêtise sous
toutes ses formes.
Dans Dijférence et répétition, la distribution d'ironie et d'hu-
Inour procède donc d'un disparate du style dont l'effet passe par le
mélange des genres: affoler le dispositif philosophique en faisant
intervenir des personnages littéraires insolites sur la scène de l'his-
toire de la philosophie - Cogito cartésien, kantien ou husserlien en
déroute de se voir confrontés, non plus les uns aux autres, rnais à
ces étrangers atypiques ou hybrides qui deviennent philosophiques
en sortant de l'espace littéraire pour traverser l'histoire de la phi-
losophie comme un courant d'air d'arrière-cour. Non seulement
l'homme du sous-sol de Dostoïevski ou Bouvard et Pécuchet de
Flaubert, mais aussi les couples proustiens d'Odette et de Swann,
du narrateur et d'Albertine, qui permettent à Deleuze d'aller plus
loin que ne l'avait imaginé Bergson dans l'exploration de la durée.
Ou encore, dans Logique du sens, le rôle joué, dans l'effondrement
de la logique et de son « cercle de la proposition », par les petites
filles de Lewis Carroll, Alice, Sylvie ou Amélia dont la proximité
suffit à donner soudain un caractère pervers et humoristique à ces
Stoïciens que l'histoire de la philosophie nous avait appris à consi-
dérer comme les plus vertueux et les plus ennuyeux de tous les
philosophes.
On devine dès lors l'enjeu, au début de Dialogues, d'une mise
en abîme ironique du problème du commencernent au double
niveau journalistique et philosophique de l'entretien. Car son
interview offrait à Deleuze la chance unique de répéter lui-même,

50 Ibid., p. 198.

95
LES STYLES DE DELEUZE

ce mouvement d'affolement humoristique de l'ironie que Diffé-


rence et répétition et Logique du sens opéraient par l'intermédiaire
de personnages littéraires.
En 1968, Deleuze restait en coulisse, tel un metteur en scène
ou un soufReur, pour tirer les ficelles de ses personnages hybrides.
En 1977, le philosophe est sur le devant de la scène et le cadre
de l'entretien requiert de donner à l'intervention du style l'effica-
cité d'un acte de langage apte à « faire en le disant» s'effond(r)er
l'Irrlage morale du commencement en une pensée sans image.
Gilles Deleuze, sujet de l'interview, superposant les masques et
rnultipliant les personnages en un one man show philosophique.
Nous avons déjà repéré l'arrlOrce du crescendo ironique avec le
dédoublement et le déguisement du philosophe qui prend la parole
au début de l'entretien. Insistons-y: c'est ostensiblement que Deleuze
porte le masque de l'aphasique - lui dont les cours attestaient la
merveilleuse aisance verbale et la fluidité de ses comrnentaires de
textes philosophiques. Or le masque, comme opérateur du style
ironique, n'a rien d'anonyrne. Il ne prend sens que comme nom
propre c'est-à-dire, selon Deleuze, comrne l'ejjèt produit par la mise
en rapport différentiel ou le couplage de deux niveaux d'inten-
sité fonctionnant à la fois comme opérateur et comme produit du
style 5!. Quoique tacitement, c'est ici le nom propre d'Artaud qui
donne au masque d'aphasie l'éclat de la singularité ironique - tant
la feinte difficulté de Deleuze à s'expliquer ou à réfléchir fait écho
au singulier personnage qui, dans Différence et répétition, prend
le relais de la transmutation de la bêtise transcendantale de Bou-
vard et Pécuchet : Artaud le correspondant de Jacques Rivière
qui effonde l'Image morale de la pensée en élevant son aphasie
au niveau transcendantal où elle réclame une véritable génitalité,
un engendrement qui transrrlue l'impossibilité de penser en plus

51 Un nom propre fonctionne comme opérateur de masque lorsqu'il ne désigne


plus ni un sujet ni une personne historique mais une différence d'intensité qui
fulgure et « qui se passe entre deux comme sous une difference de potentiel: "effet
Compton", "effet Kelvin" » (Dialogues, p. 13).

96
EFFETS DE STYLE EN HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE

haute puissance de création dans l'acte nIème de penser l'impou-


voir naturel de la pensée -- et non une simple méthode amenant
la conscience à la représentation des Idées qu'elle recelait toujours
déjà, soit par innéité, soit par réminiscence 52 • À l'instar de la bêtise
transcendantale cultivée jusqu'à se convertir en faculté de se voir
comlne telle et de ne plus se supporter au cœur mènIe du Cogito,
l'aphasie transcendantale d'Artaud s'approfondit jusqu'au point de
transmutation où l'impossibilité de penser suivant l'Image nlOrale
se transforme en plus haute exigence créatrice d'un accouchement
aux forceps de l'acte de penser: non pas comlne repos d'un savoir
recouvrant la mérnoire des Idées au terme d'une maïeutique mais
comme mouvenlent d'apprentissage portant sur la position des pro-
blèmes et des questions qui rnarquent, au fer rouge, la pensée de
leur empreinte et lui donnent la griffe de la nécessité.
Hérault de la pensée sans image dans Différence et répétition,
Artaud ne trouve son intensité de nom propre qu'en devenant dans
Dialogues le masque d'opérateur du style deleuzien. Et s'il peut
jouer ce rôle, c'est parce que, dans le contexte de l'interview de
Deleuze, l'effet-Artaud prend sens par sa relation différentielle avec
l'intensité d'un autre nom propre: Socrate qui occupe dans Dialo-

52 Diffirence et répétition, pp. 191-192 : « Aussi les difficultés qu'[Artaud] dit


éprouver ne doivent-elles pas être comprises comme des faits, mais comme des
difficultés de droit concernant et affectant l'essence de ce que signifie penser. Artaud
dit que le problème (pour lui) n'est pas d'orienter sa pensée, ni de parfaire l'expression
de ce qu'il pense, ni d'acquérir application et méthode, ou de perfectionner ses
poèmes, mais d'arriver rout court à penser quelque chose. C'est là pour lui la seule
"œuvre" concevable ... Dès lors, ce que la pensée est forcée de penser, c'est aussi bien
son effondrement central, sa fèlure, son propre "impouvoir" naturel, qui se confond
avec la plus grande puissance ... Artaud poursuit en tout ceci la terrible révélation
d'une pensée sans image ... Il sait que la difficulté comme telle, et son cortège de
problèmes et de questions, ne sont pas un état de fait, mais une structure en droit
de la pensée. Qu'il y a un acéphale dans la pensée, comme un amnésique dans la
mémoire, un aphasique dans le langage, un agnosique dans la sensibilité. Il sait que
penser n'est pas inné, mais doit être engendré dans la pensée. Penser, c'est créer, il n'y
a pas d'autre création, mais créer, c'est d'abord engendrer "penser" dans la pensée.
C'est pourquoi Artaud oppose dans la pensée la génitalité à l'innéité, mais aussi bien
à la réminiscence ... ».

97
LES STYLES DE DELEUZE

gues à l'égard du masque aphasique la position dévolue à Descartes


à l'égard de la bêtise transcendantale dans Diffirence et répétition.
Pourquoi Socrate et l'Aphasique plutôt que Descartes et
l'Idiot? C'est que le doute méthodique et les méditations sont
solitaires, emblématiques de la promotion du sujet pensant au
fondement de ses représentations. Tandis que l'ironie socratique
n'est pas moins représentative de l'Image morale que ne l'est le
doute cartésien. Mais elle a sur ce dernier 1'avantage d'en montrer
le fonctionnement dans le cadre d'un dialogue qui prorneut la sub-
jectivité de l'individu par le biais d'un maniement dialectique des
questions. Bref, avec l'ironie socratique comlne posture de conver-
sation, Deleuze ne s'attaque pas seulement à l'Image morale mais
au Style par excellence de celle-ci: l'ironie cornme discours de la
subjectivité déployant le pouvoir infini de sa négativité 53 •
Comment s'opère cette démultiplication ironique du masque
singulier de l'aphasique? Tout simplement par le fait que ce
masque de la feinte-aphasie se compose de deux moitiés disparates
dont la prerrlière renvoie à l'ironie socratique porteuse de l'Image
morale et la seconde à l'affolement par surenchère humoristique
de celle-ci - avec la génitalité de la pensée sans image. L'ironie se
dédouble d'elle-même dès lors que c'est en tant que masque que
la singularité d'Artaud-le-génital-acéphale, devient l'opérateur du
style deleuzien. Car la feinte aphasie deleuzienne ne prend sens
qu'en rapport avec le procédé de l'ironie socratique _. cornme feinte

53 Logique du sens, p. 162 : « Autant que ce qui rend le langage possible, on


demande qui parle. Nous appelons réponse "classique" celle qui détermine l'individu
comme celui qui parle. Ce dont il parle est plutôt déterminé comme particularité,
et le moyen, c'est-à-dire le langage lui-même comme généralité de convention ...
C'est précisément cette conception qui anime l'ironie socratique comme ascension
et lui donne pour tâches à la fois d'arracher l'individu à son existence immédiate,
de dépasser la particularité sensible vers l'Idée et d'instaurer des lois de langage
conformes au modèle. Tel est l'ensemble "dialectique" d'une subjectivité mémorante
et parlante ». Voir aussi « Pensée nomade », in Nietzsche aujourd'hui ?, p. 196 : « Ce
qui fait le style de la philosophie, c'est que le rapport à l'extérieur y est toujours
médiatisé et dissous par une intériorité, dans une intériorité. Nietzsche au contraire
fonde la pensée, l'écriture sur une relation immédiate avec le dehors ».

98
EFFETS DE STYLE EN HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE

ignorance au philosophe d'être le seul à


tions à la personnalité historique
l'écrivain écrivait à son éditeur pour lui
54
""ù qu'il éprouvait
....... U.H'-_'--<-'- .. •

lorsque Platon oppose le non-savoir


Socrate à la malignité 'Ihrasylnaque ? La même
que Descartes confronte à Epistémon. à
« demi-habile» à l'entenden1ent trop plein, le philosophe se met
du côté de l'ignare, de l'inculte Ménon, pour le faire accoucher
la vérité par le seul ressort de sa bonne volonté et de sa
naturelle. :Lironie socratique fonctionne comlne le doute lnétho-
dique chez Descartes: elle permet de fonder le con11nencement
philosophique en éliIninant le contenu de la doxa) tout en "",.,o-or,,-.'-
la forme pure de celle-ci en une Image morale de la pensée
la principale différence avec celle de Descartes est qu'en place de
l'innéité, c'est la rélniniscence des Idées qui trahit, chez Platon, le
cercle vicieux du fondement en philosophie.
Il faut dont être résolument sadique avec Socrate. Démasquer
dans l'exercice de son ironie le point de départ d'une dénaturation

54 On se souvient de la mise en scène platonicienne de l'ironie socratique dans


la République: « En entendant [Socrate], [Thrasymaque] éclata d'un rire sardonique,
et, prenant la parole: "Par Héraclès, dit-il, la voilà bien la feinte ignorance, habituelle
aux questions de Socrate! Voilà ce que je savais et que j'avais prédit à ces messieurs:
que tu ne consentirais pas à répondre, mais que tu feindrais l'ignorance et que tu
ferais tout plutôt que de répondre aux questions qu'on te posera." l11l'asymaque,
répartit [Socrate], tu es un malin ... » Tel est le tour et le détour qui fait de l'ironie
socratique le style par excellence de l'Image morale de la pensée: l11l'asymaque
croit pouvoir déjouer l'impact du style ironique en y démasquant publiquement la
duplicité du philosophe qui simule l'ignorance afin de se dérober aux questions qui
lui sont posées. Sans le démentir, Socrate se contente d'applaudir la belle maîtrise
rhétorique de l'argumentation par laquelle Thrasymaque révèle surtout à quel point
il est malin - si bien que lui, le Malin, qui en sait long sur tant de choses, n'a aucune
raison de refuser de répondre aux questions qui lui sont posées. Tandis que Socrate,
lui, n'est pas un malin. Et c'est parce qu'il ne sait rien qu'il ne peut pas répondre
aux questions mais tout au plus en poser lui-même. Ce sur quoi Thrasymaque, pris
au piège ironique, finit par accepter de faire part de son savoir en échange d'une
rétribution.

99
LES STYLES DE DELEUZE

de la dialectique culminant avec Hegel. Remonter jusqu'aux pos-


tulats moraux qui ont conduit Plq.ton et Aristote à concevoir les
problèmes philosophiques comrne s'ils étaient donnés tout faits
à la conscience, et comme si leur vérité tenait à leur possibilité
de recevoir une réponse énoncée dans une proposition logique.
D'une part, pointer sadiquement la pétition de principe dans une
définition qui décalque les questions et les problèmes fondamen-
taux du philosophe sur la forme de possibilité des propositions
susceptibles de leur servir de réponse et de cas de solution. D'autre
part, souligner avec Nietzsche que ce postulat théorique procède
d'un préjugé moral permettant de se donner l'irnage rassurante
d'une pensée dont le point de départ hypothétique est voué à dis-
paraître dans son aboutissement apodictique: le savoir fondé sur
la conternplation des Idées chapeautées par l'Idée du Bien ou sur le
retour réflexif à soi du Cogito cautionné par la véracité divine 55 •
Encore un effort, Messieurs les Philosophes, si vous voulez
être ironistes et dialecticiens ! Cessez de prendre l'ironie au sérieux!
Ne rien savoir, dans le cas de Socrate, est la condition mêrne pour
manier dialectiquement la question de l'essence de façon à détour-
ner la pensée du niveau de la multiplicité des apparences sensibles
particulières pour l'élever jusqu'à la vision de l'Idée comme de
l'identité générique de l'essence : ce qu'est le Beau et non ce qui
est beau - tel ou tel Éphèbe croisé en chernin. Prendre au sérieux
l'ironie, c'est croire que la question de l'essence peut nous conduire
à la contemplation des Idées elles-mêrnes. Et c'est là le début d'une
dénaturation de la dialectique qui culmine avec Hegel 56 • Il faut au

55 Différence et répétition, p. 205 ; et pp. 203-216 pour la critique des T,me et 8ème
postulats de l'Image morale.
56 Ibid., p. 243 : « Quand l'ironie socratique fut prise au sérieux, quand la
dialectique tout entière se confondit avec sa propédeutique, il en résulta des
conséquences extrêmement fâcheuses ; car la dialectique cessa d'être la science des
problèmes, et, à la limite, se confondit avec le simple mouvement du négatif et de la
contradiction. Les philosophes se mirent à parler comme les jeunes gens de la basse-
cour. Hegel, de ce point de vue, est l'aboutissement d'une longue tradition qui pris
au sérieux la question qu'est-ce que?, et qui s'en servit pour déterminer l'Idée comme

100
EFFETS DE STYLE EN HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE

contraire traiter ironiquement l'ironie en considérant que lorsque


Socrate fait taire toute réponse doxique en maniant la question de
l'essence, l'unique finalité de sa démarche est d'ouvrir l'horizon
problématique où se lèvent les Idées philosophiques 57. Dès qu'il
ne s'agit plus simplement de faire sortir la pensée de son exercice
empirique, mais de déterminer réellement l'Idée dans son objecti-
vité de problème philosophique, ce sont des questions inessentielles
qui viennent à l'esprit du philosophe: comment, combien, qui, en
quel cas 58 ? Aussi, faut-il réinsuffier de l'ironie dans la dialectique
pour en faire, avec Deleuze, un art des multiplicités, un art de

essence, mais qui, par là, substitua le négatif à la nature du problématique. Ce fut
l'issue d'une dénaturation de la dialectique. »
57 Ibid. : « Le rationalisme a voul u que le sort de l'Idée fût lié à l'essence abstraite
et morte ; et même, dans la mesure où la forme problématique de l'Idée était
reconnue, il voulait que cette forme fût liée à la question de l'essence, c'est-à-dire
à "Qu'est-ce que ?" Mais combien de malentendus dans cette volonté. Il est vrai
que Platon se sert de cette question pour opposer l'essence et l'apparence, et récuser
ceux qui se contentent de donner des exemples. Seulement, il n'a pas d'autre but,
alors, que de faire taire les réponses empiriques pour ouvrir l'horizon indéterminé
d'un problème transcendant comme objet de l'Idée. Dès qu'il s'agit de déterminer
le problème ou l'Idée comme telle, dès qu'il s'agit de mettre en mouvement la
dialectique, la question qu'est-ce que? fait place à d'autres questions, autrement
efficaces et puissantes, autrement impératives: combien, comment, dans quel cas?
La question "qu'est-ce que ?" n'anime que les dialogues dits aporétiques, c'est-à-dire
ceux que la forme même de la question jette dans la contradiction ... sans doute
parce qu'ils n'ont pas d'autre but que propédeutique -le but d'ouvrir la région du
problème en général, en laissant à d'autres procédés le soin de le déterminer comme
problème ou comme Idée. »
58 Ibid., p. 245 : « On dira que le plus "important", par nature, c'est l'essence.
Mais c'est toute la question; et d'abord de savoir si les notions d'importance et de
non-importance ne sont pas précisément des notions qui concernent l'événement,
l'accident, et qui sont beaucoup plus "importantes" au sein de l'accident que la grosse
opposition de l'essence et de l'accident lui-même. Le problème de la pensée n'est pas
lié à l'essence, mais à l'évaluation de ce qui a de l'importance et de ce qui n'en a pas, à
la répartition du singulier et du régulier, du remarquable et de l'ordinaire, qui se fait
tout entière dans l'inessentiel ou dans la description d'une multiplicité, par rapport
aux événements idéaux qui constituent les conditions d'un "problème". Avoir une
Idée ne signifie pas autre chose; et l'esprit faux, la bêtise elle-même, se définit avant
tout par ses perpétuelles confusions sur l'important et l'inimportant, l'ordinaire et le
singulier. »

101
LES STYLES DE DELEUZE

les questions et de construire la position des problèmes 59.


Cette ironie deleuzienne se délnarque point par point de l'ironie
socratique: elle ignore la subjectivité individuelle et son manie-
Inent du possible et du contradictoire. Elle ne concerne que les
rapports différentiels au gré desquels se déterminent des singulari-
tés virtuelles iInpersonnelles et préindividuelles Go • Elle ne suit pas
le InOlwement ascensionnel du particulier vers le général confor-
mélnent au dualisme idéaliste opposant l'existence à l'essence, le
multiple à l'un. Elle est au contraire l'art des multiplicités, l'art de
saisir toute chose comme l'incarnation d'un problèn1e, tel un signe
énigmatique dont le sens procède de la multiplicité de singularités
qui en exprime la teneur problénlatique virtuelle.
Élevée à la plus haute puissance d'un art des multiplicités,
l'ironie a rendu son efFet critique à l'égard de l'Image morale de la
pensée. Elle fait alors place à l'humour en tant qu'opérateur de la
pensée sans ünage.
Premier telnps humoristique: la signature du contrat socra-
tique lorsque Deleuze adopte la feinte qui permet au philosophe
de se réserver le droit de poser les questions sans devoir répondre
à celles que lui adresse son interlocuteur.
Second telnps : la surenchère qui affole les conséquences du
contrat. Face à un Acéphale dont le vide mental ne donne prise à
aucune maïeutique, la feinte ironique se retourne contre Socrate.
Il n'est plus question de prendre l'ironie au sérieux lorsque ce
n'est plus l'ignorance qui est feinte, mais l'aphasie qui force le
philosophe à « toujours fouetter cette espèce de négatif chenil, ô

59 Ibid., p. 236 : « L'ironie est l'art des multiplicités, l'art de saisir dans
les choses les Idées, les problèmes qu'elles incarnent, et de saisir les choses
comme des incarnations, comme des cas de solution pour des problèmes
d'Idées. »
60 Ibid., pp. 317-318 : « Cironie même, comme art des Idées différentielles,
n'ignore nullement la singularité; au contraire, elle joue de toute la distribution
des points ordinaires et remarquables. Mais il s'agit toujours de singularités pré-
individuelles réparties dans l'Idée. Elle ignore encore l'individu. »

102
EFFETS DE STYLE EN HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE

chiennes d'impossibilités ... Car la pensée est une matrone qui n'a
pas toujours existé Gl ».
LImage morale est tombée avec le masque socratique, tandis
que son masque ironique permet à Deleuze-devenu-acéphale de
refuser de répondre à toute question personnelle ou générale, non
pas pour en poser lui-même à Autrui, rnais pour se réserver le
droit de « fabriquer des questions avec des éléments venus de par-
toutG2 ».
Tel paraît; dans Dialogues, l'affolement humoristique de l'iro-
nie socratique et par conséquent aussi du Style et de l'Image morale
dominant l'histoire de la philosophie. Aussi, est-il au moins deux
façons d'entendre le passage qui conclut le premier paragraphe
de Dialoguef3. Et deux façons de répondre à la question posée en
cornrnençant : que signifie, pour Deleuze, l'Idéal stylistique en
histoire de la philosophie?

61 Ibid., p. 192.
62 Dialogues, p. 7 : « Les questions se fabriquent, comme autre chose. Si on
ne vous laisse pas fabriquer vos questions, avec des éléments venus de partout, de
n'importe où, si on vous les "pose", vous n'avez pas grand-chose à dire. rart de
construire un problème, c'est très important: on invente un problème, une position
de problème, avant de trouver une solution ».
63 Ibid., pp. 7-8 : « Le but ce n'est pas de répondre à des questions, c'est de
sortir, c'est d'en sortir. Beaucoup de gens pensent que c'est seulement en ressassant la
question qu'on peut en sortir. "Qu'en est-il de la philosophie? est-elle morte? va+
on la dépasser ?" C'est très pénible. On ne va pas cesser de revenir à la question pour
arriver à en sortir. Mais sortir ne se fait jamais ainsi. Le mouvement se fait toujours
dans le dos du penseur, ou au moment où il cligne des paupières. Sortir, c'est déjà
fait, ou bien on ne le fera jamais. Les questions sont généralement tendues vers un
avenir (ou un passé). r avenir des femmes, l'avenir de la révolution, l'avenir de la
philosophie, etc. Mais pendant ce temps-là, pendant qu'on tourne en rond dans ces
questions, il y a des devenirs qui opèrent en silence, qui sont presque imperceptibles.
On pense trop en termes d'histoire, personnelle ou universelle. Les devenirs, c'est de
la géographie, ce sont des orientations, des directions, des entrées et des sorties ... Il
Y a un devenir-philosophe qui n'a rien à voir avec l'histoire de la philosophie, et qui
passe plutôt par ceux que l'histoire de la philosophie n'arrive pas à classer».

103
LES STYLES DE DELEUZE

Lon peut d'abord y entendre l'annonce d'un programme encore


à réaliser, dans la suite de l'entretien, suivant la méthode de l'agen-
cement collectif d'énonciation.
La seconde option nous permettra de conclure ici à la façon
d'une fable. Elle consiste à considérer l'impact critique et créateur
du style deleuzien comme un saut d'ores et déjà accompli, en une
distribution d'ironies et d'humours, hors du cercle où les philo-
sophes tournent en rond en ressassant la question historique de
l'origine et de la fin de la philosophie.
Deleuze invoquait volontiers le rébus rimbaldien Cherchez H.
pour en faire le mot d'ordre poétique de l'interprétation pluraliste
et de son droit au contresens. Ici, c'est à la façon d'un Départ
dans l'affection et le bruit neu.t 4 que nous laisserons résonner la
formule qui condense au maximum cet impact immédiat du style
multipliant, sans les nornmer, ses opérateurs, ITlasques intenses
et singuliers personnages, qui se répartissent selon la distribution
d'ironies et d'humours: Sortir c'est déjà fait ou bien on ne le fera
jamais65 •

64 A. Rimbaud, « Départ », Œuvre poétique complète, La Pléiade, Paris, Gallimard,


1972, p. 129 :
« Assez vu. La vision s'est rencontrée à tous les airs.
Assez eu. Rumeur des villes, le soir, et au soleil, et toujours.
Assez connu. Les arrêts de la vie - ô Rumeurs et Visions.
Départ dans l'affection et le bruit neuf: »
65 À qui songerait à dénoncer ici l'écueil d'un esthétisme et d'une désertion
du champ historico-politique où se trahirait la « malheureuse Belle-âme » dont
Deleuze n'a eu de cesse de se démarquer, l'on rappellera l'entretien de 1967 où
Deleuze conjuguait les injonctions de Rimbaud (changer la vie) et de Nietzsche (le
philosophe inactuel en lutte contre son temps, en faveut d'un temps à venir) pour
affirmer la portée politique de l'éclat de rire philosophique ou poétique où s'affirme
la vie créatrice en « une joie artiste qui vient coïncider avec la lutte historique ... »
(<< L'éclat de rire de Nietzsche », L'île déserte et autres textes, pp. 180-181).

104
avec ou sans

« Comment se maintenir à Rot? » se demande souvent celui


qui appareille pour la prerrlière ou la énième fois dans les eaux
tumultueuses des textes de Deleuze. Qui, en effet, ne s'est pas laissé
emporter par la déferlante qui enRe au fil des pages écrites avec ou
sans Guattari, par le ressac des lignes problérrlatiques à suivre et
des nouveaux concepts à chevaucher? Qui n'a pas souhaité par-
fois une accalmie conceptuelle, moins de mouvements de pensée,
moins de tourbillons d'être? Traverser une tempête deleuzienne ou
deleuzo-guattarienne, c'est nécessairement être exposé à la foudre,
aux fulgurances de leur style. « Une fulguration s'est produite, qui
portera le nom de Deleuze ... » La formule de Foucault est restée
d'autant plus célèbre que la fulguration constitue le principe même
du style selon Deleuze: « il y a un style lorsque les mots produi-
sent un éclair qui va des uns aux autres, même très éloignés l ».
Après Foucault, d'autres commentateurs ont à leur tour noté à
quel point la pensée deleuzienne fulgurait, c'est-à-dire allait vite
et tendait à accélérer tout ce qu'elle investit en l'asséchant et le
condensant: « Écrire doit produire de la vitesse. Ça ne veut pas dire
écrire rapidement 2 ». Nous aimerions approfondir l'analyse de cet
effet, en répertoriant les divers opérateurs et opérations stylistiques
qui le produisent. Si toute grande philosophie est une langue à part

Pourparlers, p. 193.
2 Dialogues, p. 41. Cf. l'ancien mais toujours aussi pertinent article de Clément
Rosset, « Sécheresse de Deleuze», L'A.re, n° 49, 1972, pp. 89-93 et, dans un tout autre
contexte, le bref mais judicieux article de Roger-Pol Droit, « Deleuze accélérateur»,
Le Monde des livres, 8/3/2002.

105
LES STYLES DE DELEUZE

entière, pour quelle raison et de quelle façon la langue deleuzienne


fulgure-t-elle ? Comment dote-t-elle les textes qu'il a notalnment
écrits avec Guattari d'une densité et d'une intensité rarelnent éga-
lées dans l'histoire de la philosophie?
La vitesse n'est pas seulement le principal effet produit par
la pensée deleuzienne, elle a peu à peu fini par devenir son objet
fondamental. Montrer comment coïncident ce qui est dit et ce
qui le dit, à savoir la forme de contenu et la forme d'expression, a
toujours été en effet l'enjeu principal de sa philosophie: « il n'y a
pas de difference entre ce dont un livre parle et la manière dont il
est fait 3 ». Il n'est pas étonnant que Deleuze avec et sans Guattari
finisse par s'attarder de plus en plus dans ses textes sur la question
de la vitesse quand ces rnêmes textes produisent essentiellement des
effets d'accélération, des fulgurations. Ainsi à la question « qu'est-
ce que la philosophie? », posée par leur ultirne ouvrage écrit en
commun, la réponse apportée par Deleuze et Guattari est, lapi-
dairernent formulée, que la philosophie est seulement un certain
degré de vitesse auquel vont les choses, un degré de vitesse à nul
autre pareil. Ou plus exactement la philosophie n'est rien d'autre
qu'un certain style mais le style n'est lui-même rien d'autre qu'un
certain mode d'être. La vitesse du style renvoie donc toujours aux
mouvements de l'être. La stylistique produit une ontologie et
l'ontologie une stylistique. Nous voudrions ainsi distinguer trois
stylistiques dans l'œuvre de Deleuze qui correspondent aux trois
types de vitesse animant son style philosophique avant, avec et
sans Guattari. Pour expérimenter concrèternent la manière dont
ces trois styles se distinguent en droit, mobilisant un centre qui
fonctionne chaque fois comrne un accélérateur spécifique (le pro-
blème, le flux, le concept), il nous a sernblé opportun d'utiliser les
études que Deleuze a consacrées à Spinoza en mettant en lumière
la méthode et les procédés stylistiques par lesquels il a, à chacune
des trois périodes, retraversé entièrement l' œuvre du philosophe
qui lui est le plus cher.

3 Mille Plateaux, p. 10.

106
VITESSES DU STYLE ET MOUVEMENTS DE L'ÊTRE

ET ONTOLOGIE DU
ET T!C'r"'T1>"'~'T'....;:"''''T À VITESSE RELATIVE

Que faut-il entendre par stylistique philosophique? Concerne-


t-elle la façon dont on aborde et pratique la philosophie, notamment
celle déjà écrite, la façon dont on écrit de la philosophie, à partir
ou non de celle déjà écrite, ou encore la façon dont on théorise ce
qu'est ou ce que devrait être la philosophie? Étudier la philosophie,
l'écrire ou la théoriser sont trois dimensions qui se distinguent en
droit mais qui, évidemment, se confondent souvent dans les faits.
Deleuze a quasiment toujours pratiqué les trois de façon simulta-
née, même si à chaque période de son œuvre (Deleuze historien de
la philosophie, Deleuze écrivant pour son cornpte une philosophie
d'abord seul puis avec Guattari, Deleuze abordant frontalernent
avec Guattari la question de savoir ce qu'est la philosophie), une
dimension fut privilégiée, donnant aux deux autres une position
subalterne ou une place implicite. Plutôt que d'appartenir priori-
tairement à l'une de ses dimensions, une stylistique philosophique
nous sernble précisément se caractériser par le fait qu'elle recoupe
nécessairement les trois: elle constitue en cela à la fois une méthode
d'analyse, un style d'écriture et un processus d'autoréflexion. La philo-
sophie est en effet cette discipline étrange qui ne peut se pratiquer
et s'écrire qu'en se redéfinissant à chaque fois. Et qui ne se redéfinit
généralement pas sans identifier et resituer, d'une part, les discipli-
nes dont elle est soucieuse de se distinguer ou de se rapprocher (de
la sophistique chez Platon jusqu'à la science et l'art dans Qu'est-ce
que la philosophie ?) et, d'autre part, les figures qu'elle a jusque-là
prises dont elle entend se différencier ou se réclamer (tel est l'enjeu
de toute histoire proprement philosophique de la philosophie). La
stylistique d'une philosophie sera ainsi à la fois ce qui constitue
sa méthode, détermine en grande partie sa « langue» propre et
devient son objet de pensée fondamental.
Si toute grande philosophie est l'invention d'une stylistique
singulière (que les continuateurs transformeront en tradition de

107
LES STYLES DE DELEUZE

pensée), peut-on définir des caractéristiques plus concrètes com-


munes à toutes ces stylistiques? On pourrait dans un prernier
temps considérer qu'elles mettent toujours à jour un nouveau type
de questionnement qui entend questionner et donc dépasser tout
autre questionnement possible. Deleuze a par exemple très bien
montré comment à la question « qu'est-ce que? » inventée par
Platon, c'est-à-dire « qu'est en soi ceci ou cela? », Nietzsche a
partout substitué la question « qui? », c'est-à-dire « qui veut ceci
ou cela? » :
« De cette forme de question dérive une méthode. Un concept,
un sentiment, une croyance étant donnés, on les traitera comme
les symptômes d'une volonté qui veut quelque chose. Qu'est-ce
qu'il veut, celui qui dit ceci, qui pense ou éprouve cela? Il s'agit
de montrer qu'il ne pourrait pas le dire, le penser ou le sentir, s'il
n'avait telle volonté, telles forces, telle manière d'être. 4 »
Sa pratique et théorie de la philosophie comrrle symptornato-
logie, typologie des volontés et généalogie des forces s'en déduit.
Dans une tout autre direction, Hegel avait auparavant rernplacé
cette mêrne question de l'essence, de ce qu'une chose est en soi,
par la question de la double négation, de ce qu'une chose n'est pas
qui la fait être ce qu'elle est. Un autre dépasserrlent de la distinction
subséquente entre essence / apparence fut opéré par Husserl qui y
substitua dans la lignée de Kant l'idée d'apparition, c'est-à-dire la
question du phénomène comme donation sans reste: COlnment
apparaît ou se donne telle ou telle chose?
On sait que Deleuze ne s'est jamais inscrit dans cette tradition
phénornénologique ni dans sa rivale aujourd'hui prédominante au
sein du champ philosophique, la tradition analytique: il les a au
mieux croisées à deux reprises, en montrant leur insuffisance pour
établir une Logique du sens et leur vision tronquée du concept dans
Qu'est-ce que la philosophie ? Son prernier charnp d'étude, l'his-
toire de la philosophie, l'a plutôt conduit à raviver une troisième
méthode de pensée qu'il a systématiquernent appliquée, y compris

4 Nietzsche et la philosophie, p. 88.

108
VITESSES DU STYLE ET MOUVEMENTS DE L'ÊTRE

à elle-même et dont il a tiré toutes les conséquences: la stylisti-


que bergsonienne. L'originalité de Bergson ne fut pas d'inventer
un autre questionnernent mais de comprendre que tout question-
nement n'était jamais que l'effet du problème qu'une philosophie
visait à poser et auquel elle se résumait entièrement. Bergson est le
premier à avoir explicitement fait usage de la notion de problème
comme ossature de tout système de pensée, tant dans sa façon de
pratiquer l'histoire de la philosophie que d'écrire sa propre philo-
sophie 5• S'il vise, comme tout penseur, à redéployer l'ensemble du
réel, il a ainsi la conscience aiguë de ne le faire que depuis quelques
problèrnes explorés en détail, pour ne pas dire un seul grand pro-
blème qu'il lui arrive de résumer ainsi: le temps est quelque chose
et n'est pas de l'espace. Bergson envisage de fait l'histoire de la
philosophie comme une histoire des problèmes dans laquelle il
inclut sa propre métaphysique qu'il veut précise et perfectible
comme la science. Toute la tradition épistémologique française
s'inscrit ainsi dans cette stylistique bergsonienne (qui lui a pour-
tant longtemps servi de repoussoir apparent). De Bachelard (en
physique) à Foucault (en histoire) en passant par Lautman (en
mathématiques) ou Canguilhem (en biologie), cette tradition jette
un regard historique sur telle ou telle science non pour fonder (de
façon logique ou transcendantale) ni répéter (de façon analytique
ou positiviste) ses résultats, mais pour dégager les problèmes dont
les objets de recherche eux-rnêmes et les théories développées à leur
sujet résultent, à titre toujours provisoiré.

5 Cf. les essais de La pensée et le mouvant intitulés « De la position des problèmes»


et « Lintuition philosophique », dans Henri Bergson, Œuvres, Paris, PUF, éd. du
Centenaire, pp. 1271-1330 et 1345-1365.
6 Sur cette filiation, et contre la trop hâtive et finalement peu pertinente
distinction (construite par Foucault et reprise depuis par bien d'autres) entre
« philosophies du concept» (dans lesquelles on tend à ranger les tenants de cette
tradition) et « philosophies de la conscience» (dans lesquelles on voudrait enfermer
Bergson), voir l'article d'Élie During, « "A History of Problems" : Bergson and the
French Epistemological Tradition », Journal of the British Society for Phenomerzology,
vol. 35, n°I, janvier 2004, pp. 4-23.

109
LES STYLES DE DELEUZE

Qu'apporte Deleuze à cette tradition? Il est celui qui va, plus


expliciteluent encore que Bergson, poser le problème du problème.
Jusqu'à sa rencontre avec Guattari, il envisage le problème comme
une dimension fondamentale et constitutive, non seulement de
la pensée, luais de l'être lui-rnême. L'un des enjeux de Deleuze,
lorsqu'il se met à écrire pour son compte, est bien en effet de pro-
duire une ontologie du problème, c'est à dire de penser à la fois
l'être du problème et l'être comme problème. Le réel aurait, en son
fond dans Différence et répétition comme en surface dans Logique
du sens, une genèse problématique: « le problématique est à la
fois une catégorie objective de la connaissance et un genre d'être
parfaitement objectif» formant « un horizon indispensable à tout
ce qui arrive ou apparaît? ». Comment Deleuze définit-il l'être du
problème? Dans la lignée de Bergson, il prend soin de le définir
d'abord négativement en le distinguant de trois choses. Un pro-
blème n'est ni un exercice, c'est-à-dire une difficulté gênante appelée
à être résolue et éliminée, ni une question, c'est-à-dire une sirnple
interrogation appelant une réponse déterminée parmi plusieurs
possibles, ni une hypothèse, c'est-à-dire une incertitude provisoire
appelée à être remplacée par des énoncés vérifiés et fondés 8 • Cette
triple définition négative a nécessairernent son versant positif.
L'être du problème se définit pour Deleuze par ses conditions qu'il
s'agit de déterminer afin d'obtenir, par et dans cette détermination

7 Logique du sens, p. 70.


La première confùsion se retrouve chez Wittgenstein pour qui « la question
n'est pas tant d'apporter une solution [aux problèmes philosophiques], au sens
strict, que de s'en libérer ou d'en promouvoir la dissolution» (Jean-Pierre Cometti,
« Introduction » dans Wittgenstein, Remarques mêlées, Paris, Flammarion, 2002,
p. 34) ; la seconde confùsion apparaît chaque fois que l'on réduit telles ou telles
théories ou systèmes philosophiques supposément adverses à un ensemble de
réponses possibles à une question donnée (tels sont les fameux « -ismes » si chers
à la tradition analytique de pensée) ; enfin on trouve trace de la dernière confusion
dans le « calcul des problèmes» inventé par Kolmogorov (rantôt loué tantôt décrié
par Deleuze), qui vise seulement à formaliser la logique intuitionniste, sans tiers-
exclu (cf. A.N. Kolmogorov, « Sur l'interprétation de la logique intuitionniste», dans
Selected Works, Kluwer Academie Publ., 1991, l, pp. 151-158).

110
VITESSES DU STYLE ET MOUVEMENTS DE CÊTRE

rnême, les solutions ou la résolution du problème qui n'annulent


jamais sa positivité intrinsèque parce qu'elles diffèrent en nature de
lui. Que sont toutefois ces conditions et peuvent-elles recevoir une
définition transversale? Les conditions sont toujours celles d'un
problème et ne sont donc ni générales ni universelles - le géné-
ral ou l'universel relevant eux-lnêmes d'un problème chaque fois
singulier. À la question kantienne des conditions de possibilité de
l'expérience, Deleuze substitue celle des conditions de singularité
du problème: les conditions ne sont pas des formes de possibilité
Inais des points singuliers9 •
Comment l' œuvre du premier Deleuze traduit-elle stylistique-
ment cette détermination singulière d'un problème, qu'il s'agisse
du ou des problèmes sous-tendant une philosophie passée ou un
concept donné (comrne le seront la diffè:~rence, la répétition ou le
sens) ? Déterminer exactement les conditions d'un problème peut
supposer une longue et lente excavation : il faut en proposer une
première formulation, mettre à jour l'une de ses conditions, en
creuser les présupposés, reforrnuler alors le problèrne de ce point
de vue, extraire une autre condition de cette formulation et ainsi de
suite - comme les boucles d'un trèRe qui s'épaissirait et se redessi-
ne rait à chaque boucle 1o • Un problème doit être ainsi répété pour en

9 Logique du sens critique cette « étrange démarche, qui consiste à s'élever du


conditionné à la condition pour concevoir la condition comme simple possibilité
du conditionné» (p. 30), condition de l'expérience possible chez Kant et Husserl,
de la vérité possible chez Russell, de la signification possible chez Wittgenstein.
Au lieu de conditions à la fois décalquées sur le conditionné et plus générales que
lui, Deleuze pense des conditions qui engendrent le conditionné comme un cas
tout aussi singulier. Sa première stylistique, héritée de Bergson comme de Hume,
peut ainsi être à bon droit qualifiée, comme il l'a proposé lui-même, d'empirisme
transcendantal: « Le champ transcendantal réel est fait de cette topologie de surface,
de ces singularités nomades, impersonnelles et pré-individuelles », singularités
« qui ne sont plus emprisonnées dans l'individualité fixe de l'Être infini (la fameuse
immuabilité de Dieu) ni dans les bornes sédentaires du sujet fini (les fameuses limites
de la connaissance) » (Ibid., pp. 133 et 130).
10 Diffirence et répétition, p. 259 : « La reprise des singularités les unes dans les
autres, la condensation des singularités les unes dans les autres, tant dans un même
problème [... ] que d'un problème à l'autre [... ] définit la puissance extraordinaire de

111
LES STYLES DE DELEUZE

faire apparaître chacune des conditions et la stylistique du Deleuze


d'avant Guattari nous sernble marquer en premier lieu par le carac-
tère répétitif, cycloïdal et apparemment décélérant d'une telle
détermination. La structure de Différence et répétition, qui répète
sous des angles toujours différents les problèmes sous-jacents aux
concepts du titre, l'illustre parfaitement. Mais Empirisme et subjec-
tivité, la première monographie de Deleuze, consacrée à Hume, en
offre encore l'exemple sinon le plus simple du moins le plus nu et
le plus probant. Deleuze reformule à plusieurs reprises le problème
de Hume: « comment l'esprit devient-il une nature humaine? »,
puis, entre autres, « comment l'esprit devient-il un sujet? » et enfin
« comment, dans le donné, peut-il se constituer un sujet tel qu'il
dépasse le donné ?II ». Lensemble de l'étude vise à déterminer les
conditions de ce problème qui se résurnent en trois temps. Pre-
rnièrement, ce qui, pour Hume, est donné ne l'est pas à un sujet:
c'est le flux du sensible en tant que collection disparate d'idées
minimales et indépendantes existant en soi qu'il nomme esprit.
Deuxièmement, ce qui définit le sujet (ou la nature humaine) est
de dépasser le donné, c'est-à-dire, d'une part, de croire (notamlnent
à la causalité) et, d'autre parr, d'inventer (notamment des institu-
tions impartiales) 12 et de transformer ainsi le donné disparate en
systèmes de connaissance et de moralité. Troisièmement, les deux
instances sont irréductibles l'une à l'autre: le donné ne peut se
déduire du sujet pas plus que le sujet ne peut se déduire du donné,
autrement dit les relations constitutives et constituantes de la sub-
jectivité sont toujours extérieures aux termes donnés. Le problème
ainsi posé, rnontre Deleuze, ne peut recevoir qu'une solution pra-
tique dont il analyse tous les aspects; le sujet se constitue cornme
l'efFet de principes qui affectent l'esprit et se réfléchissent en lui,

la répétition ».

Il Empirisme et subjectivité, pp. 2, 3 et 91-92.


12 Ibid., p. 91 : « Croire, c'est inférer d'une partie de la nature une autre partie,
qui n'est pas donnée. Et inventer, [... ] c'est constituer des totalités fonctionnelles,
totalités qui ne sont pas non plus données dans la nature ».

112
VITESSES DU STYLE ET MOUVEMENTS DE L'ÊTRE

principes au rang desquels il faut cornpter l'habitude autant que


la passion, c'est-à-dire les associations induites par « les nécessités
de la vie pratique 13 ». Ainsi l'atomisme et l'associationnisme, com-
munément attribués et parfois même reprochés à Hume, « ne sont
que les implications développées de cette question. Si l'on veut
objecter, c'est elle qu'il faut juger, et pas autre chose: en effet il n'y
a rien d'autre 14 ».
Qu'une telle stylistique ait pour rnéthode de découvrir et
déterminer soigneusement les problèrnes déjà posés, points nodaux
de toute pensée dont textes, thèrrles, théories, systèmes sont seu-
lement le développement, se comprend donc aisément. Mais que
devient cette méthode lorsqu'elle entend non plus étudier l'histoire
de la philosophie mais écrire son présent et son avenir? En ce
cas, prévenait Bergson, « poser le problème n'est pas simplement
découvrir, c'est inventer. La découverte porte sur ce qui existe déjà,
actuellement ou virtuellement; elle était donc sûre de venir tôt ou
tard. Linvention donne l'être à ce qui n'était pas, elle aurait pu ne
venir jamais 15 ». Deleuze reconnaît corrlrrle Bergson le caractère
irrémédiablement contingent des problèmes. À la question centrale
et lancinante de savoir « d'où viennent les problèmes 16 », Différence
et répétition répond par le modèle du jeu, l'affirmation du hasard:
les singularités déterminant un problèrne seraient elles-mêrrles
déterminées par le lancer d'un coup de dés. Mais cela n'irrlplique
aucunement que le penseur soit le lanceur et le problèrne sa libre
création:
« Ce pouvoir décisoire au cœur des problèmes, cette création, ce
lancer qui nous rend de la race des dieux, ce n'est pourtant pas le
nôtre. [... ] Les impératifs sont de l'être, toute question est onto-

13 Ibid., p. 137.
14 Ibid., p. 120.
15 H. Bergson, « De la position des problèmes», dans Œuvres, op. fit., p. 1293.
16 Différence et répétition, notamment pp. 251 et 361.

113
LES STYLES DE DELEUZE

logique, et distribue "ce qui est" dans les problèmes. Lontologie,


c'est le coup de dés -- chaosmos d'où le cosmos sort. 17 »
Le souci deleuzien d'ancrer ontologiquement la stylistique
qu'il pratique ne saurait mieux s'exprimer. Affleure là déjà le fond
chaotique plus encore qu'aléatoire où plongent l'être comme
la pensée, fond sans fond que finira avec Guattari par explorer
directement Deleuze. Sachant que les problèmes sont aussi définis
cornme « des épreuves et des sélections 18 », il est tentant de les voir
dès ici comme des points de recoupement du chaos s'imposant à
nous par ce qu'ils emportent de l'être, par la plus ou moins grande
puissance d'être dont ils se lestent.
Mais comrnent la puissance d'être de tel ou tel nouveau pro-
blème posé s'évalue-t-elle ? Cette puissance d'être est une puissance
de résorption. Un problème opérant toujours, en se posant, une
coupe et une sélection des discours existants, son importance nous
semble aussi et surtout pouvoir se mesurer au silence qu'il produit
en droit autour de lui, à la « faculté d'inhibition active» qu'il consti-
tue 19 • Il semblera d'autant plus s'imposer, la contingence devenant
nécessité, qu'il sera implicitement lesté, non seulement de tous les
discours qu'il aura résumés ou épuisés par avance et donc rendus
inutiles, mais en outre de tous ceux qu'il aura identifiés comrne
des impasses et donc rendus impossibles. Bergson décrivait déjà
avec précision la « puissance de négation» que porte en elle l'image
produite par le problème fondamental ou l'intuition d'une pensée:
« Devant des idées couramment acceptées, des thèses qui parais-
saient évidentes, des affirmations qui avaient passé jusque-là
pour scientifiques, elle souffle à l'oreille du philosophe le mot:
Impossible [... ] N'est-il pas visible que la première démarche du

17 Ibid., p. 257.
18 Ibid, p. 210.
19 Nietzsche évoque en ces termes l'oubli qu'il voit non comme une « vis inertiae)}
mais comme une force positive seule capable de « faire un peu de silence, de table
rasè dans notre conscience pour laisser la place à du nouveau» (La généalogie de la
morale, Paris, Gallimard, « Folio », 1971, trad. L Hildenbrand et J. Gratien, p. 59).

114
VITESSES DU STYLE ET MOUVEMENTS DE

philosophe, alors que sa pensée est encore mal assurée et


a rien de définitif dans sa doctrine est de rejeter certaines choses
définitivement? Plus tard, il pourra varier dans ce qu'il artlrnler'a
il ne variera guère dans ce qu'il nie. Et s'il varie dans ce
affirme, ce sera encore en vertu de la puissance de négation imma-
nente à l'intuition ou à son image. 2o »
forgée par Bergson et largement reprise par ~L,'Ll~U.L
de faux problème traduit cette puissance de négation ünn1anente :
un problème aura d'autant plus d'être, donc d'intérêt, donc
vérité, qu'apparaîtront et s'évanouiront dans son sillage, con1me
son ombre portée, des problèmes non posés, mal posés ou insuffi-
san11nent déterminés 21 • Un problème lesté d'être déleste toujours
la pensée de ce qui n'a pas ou a moins d'être.
La stylistique pré-guattarienne de Deleuze offre donc un
composé spécifique de vitesse et de lenteur: la déterrnination du
problème s'obtient au prix d'une patiente répétition, d'un ralentis-
sement extrêlne de la pensée qui, en résorbant et déblayant l'inutile
et l'impossible 22 , porte en même temps l'être des choses à un degré

20 H. Bergson, « L'intuition philosophique », dans Œuvres, op, rit., pp. 1347-


1348. C'est précisément une remarque de cet ordre qui ouvre la première étude
publiée de Deleuze: un choix philosophique « se définit toujours en fonction de
ce qu'il exclut, un projet historique est une substitution logique » et
subjectivité, p. 1).
21 Sur le négatif à la fois comme « ombre du problème en tant que tel» ct « corps
objectifdu faux problème », voir Différence et répétition, pp. 266-269. Sur la méthode
bergsonienne comme détermination des vrais et faux problèmes, voir Le bergsonisme,
pp. 3-28 et la façon significative dont Deleuze la résume en 1988 à l'occasion d'une
« Postface» à l'édition américaine de l'ouvrage: « cette méthode se propose d'abord
de déterminer les conditions des problèmes, c'est-à-dire de dénoncer les faux-
problèmes ou questions mal posées, et de découvrir les variables sous lesquelles tel ou
tel problème doit être énoncé comme tel [repris dans Deux régimes de fous. Textes et
»

entretiens 1975-1995, p. 313 (nous soulignons)]. Les variables ont donc remplacé les
singularités, mais de quoi sont-elles les variables, quelles variations mesurent-elles?
Ne pouvant plus s'appuyer sur une ontologie du problème et de ses singularités,
ce texte appelle à l'évidence une ontologie plus profonde de la variation et de ses
variables.
22 « Plutôt être balayeur que juge », note en passant Deleuze dans Dialogues,

115
LES STYLES DE DELEUZE

supérieur de vitesse. Le problème est un premier accélérateur onto-


logique qui a un effet analogue à celui que peut avoir la sélection
naturelle pour la strate organique: l'évolution, toujours aveugle,
« peut se faire par simplification quantitative et formelle plutôt
que par complication, par perte de composants et de synthèses
plutôt que par acquisition (il s'agit de vitesse, et la vitesse est une
différentielle). C'est par populations qu'on se forme, qu'on prend
des formes, c'est par perte qu'on progresse et qu'on prend de la
vitesse 23 », laquelle, dans les deux cas, ne peut être encore que
relative. Une stylistique des problèrnes tend ainsi à ne retenir de
la pensée comme de l'être que les zones de plus grande inten-
sité, cimes permettant de voir toutes les vallées environnantes et
de sauter d'une montagne à l'autre pour atteindre la plus grande
vitesse relative possible.

STYLISTIQUE ET ONTOLOGIE DU FLUX :


AXIOMATISATION ET CONNEXION À VITESSE ABSOLUE

En 1968, Deleuze achève sa première série de rnonographies


en publiant Spinoza et le problème de l'expression qui manifeste
tous les traits de sa stylistique initiale. Lexpression n'est jamais
un concept utilisé et défini cornme tel par Spinoza mais un opé-
rateur peu remarqué qui intervient pourtant à tous les niveaux
de sa pensée (ontologique, épistémologique ou politique) : Dieu
exprime son essence dans une infinité d'attributs infinis et infi-
niment modifiables, une idée adéquate est celle qui exprime sa
cause et le mode que nous sommes peut et doit exprimer l'essence
de Dieu. Le problèrne sous-jacent à l'usage que Spinoza (comme
Leibniz et pour la même raison) fait de l'expression est de relever et

p. 15, à propos du rôle de l'écriture.


23 Mille Plateaux, p. 64. La répétition de la violence, la multiplication des
victimes et de leurs douleurs chez Sade produit dans une tout autre optique un
même effet d'accélération, voir Présentation de Sacher-Masoch, pp. 26-27.

116
VITESSES DU STYLE ET MOUVEMENTS DE LÊTRE

éviter tous les faux problèmes du cartésianisme dont la stylistique


se caractérise par le f~üt (constamment déploré par Leibniz) cl' aller
« trop vite 24 » : concevoir la puissance absolument infinie
(plutôt que sa seule perfection infinie), la puissance intrinsèque,
de l'idée (plutôt que sa représentativité extrinsèque) et le paral-
lélisme, à savoir la stricte distinction de forme et identité d'être
des puissances d'agir et de penser (plutôt que leur énigmatique
interdépendance causale supposée). En 1981, après une dizaine
d'années de collaborations avec Guattari, Deleuze publie Spinoza.
Philosophie pratique qui propose un tout autre voyage au sein du
même paysage: la pensée de Spinoza n'est plus envisagée selon un
problème nodal mais selon une série de définitions axiomatiques
(dans laquelle le concept d'expression ne figure même pas) et de
plateaux thérnatiques (la vie de Spinoza, l'éthique contre la morale,
la nature du mal, Spinoza et nous, etc.) qui mettent au prernier
plan ses conditions et effets pratiques. À l'évidence, sur un même
objet donné, la stylistique est devenue tout autre: pourquoi et en
quoi a-t-elle exacternent changé?
La rencontre avec Guattari constitue sans conteste une
bifurcation dans la pensée de Deleuze. Cette bifurcation est corn-
munément présentée (et parfois par Deleuze lui-même) comme
un changernent essentiellement thématique: Deleuze se serait
soudainernent focalisé avec lui sur des questions proprement poli-
tiques, en montrant en premier lieu le caractère théoriquernent
limité et historiquement conditionné de la psychanalyse. Or cette
présentation néglige non seulement les nombreuses incursions en
politique du Deleuze d'avant Guattari, d'Empirisme et subjectivité
(les institutions comme inventions) à Différence et répétition (les
sociétés comme solutions différenciées d'un même problèrne chez
Marx25 ), mais également la dimension d'emblée ontologique du

24 Cf: Spinoza et le problème de l'expression, pp. 72 et 301.


25 Difference et répétition, pp. 240-241. Ce n'est qu'un exemple parmi d'autres: il
n'est pas une monographie ou un ouvrage du Deleuze de la première période qui ne
consacre quelques pages à des questions relatives à la politique ou au champ socio-

117
LES STYLES DE DELEUZE

projet Deleuze et Guattari qui n'est certes encore dans L'Anti-


Œdipe qu'une ontologie du désir comme flux par lequel se produit
le réel. « réel flue» : tel est leur leitmotiv. Ce que la collabora-
tion avec Guattari transforme chez Deleuze, concerne ainsi moins
les objets ou dornaines traités que leur mode de traitement: elle
marque d'abord et avant tout un changement de style; elle accom-
plit son désir de « traiter l'écriture comme un flux, pas comine un
code 2G ». Lécriture deleuzienne change en effet d'allure en prenant
comn1e matière première une autre écriture, qui n'a plus la forme
du texte médité, achevé, systématique des philosophies passées,
mais celle d'un flux jaillissant au présent, bouillonnant, chaotique:
«Au début de nos relations, c'est Félix qui est venu me chercher.
Moi, je ne le connaissais pas. Je crois que ce qui m'a frappé le plus,
c'est qu'il ne soit pas philosophe de formation, qu'il prenne donc,
vis-à-vis de ces choses, beaucoup de précautions, qu'il soit presque
plus philosophe que s'il l' était de formation, et qu'il incarne la
philosophie à l'état de créativitéY »
En Guattari, Deleuze découvre un geyser naturel, un jaillis-
sen1ent continu et presque trop rapide d'idées nouvelles qu'il va
entretenir, développer et chevaucher (tel Einstein s'imaginant che-
vaucher un photon) pour explorer et dessiner à deux, certes, de
nouveaux territoires, du dehors de la psychanalyse aux Inille cla-
meurs de la Terre, mais d'abord et surtout une nouvelle manière
d'écrire et de penser.
Leur travail en commun constitue une stylistique à part entière
dans la mesure où il équivaut autant à une méthode de recherche
qu'à un procédé d'écriture et à un objet de pensée. Il suffit, pour
la caractériser, de lire attentivement la façon dont ils décrivent
les séances et les textes préparatoires de L'Anti-Œdipe et dont ils
analysent, l'un comme l'autre avec lucidité, ce qu'apporte et ce qui

historique.
26 « Lettre à un critique sévère» [1973], dans Pottlparle1'S, p. 16.
27 Deleuze cité par Robert Maggiori, La philosophie au jour le jour, Paris,
Flammarion, 1994, p. 374.

118
VITESSES DU STYLE ET MOUVEMENTS DE L'ÊTRE

rnotive chacun d'eux dans cette écriture commune. Deleuze en


1972 : « Nous écrivions beaucoup. Félix traite l'écriture comme un
flux schizo qui charrie toutes sortes de choses. Moi, ça rn'intéresse
qu'une page fuie par tous les bouts, et pourtant qu'elle soit bien
fermée sur soi comme un œuFs ». Et Guattari, la même année,
dans le journal qu'il tient de son côté:
« Quelque chose se débranche. [ ... ] La machine d'écriture se
complique. Je ne puis m'en tirer qu'à la condition qu'elle fonc-
tionne au-delà de moi, que je sois tenu par quelqu'un qui tape,
qui corrige, qui lit, qui attend. Je continuerai à donner ces textes
à Fanny et, en bout de chaîne, à Gilles. Pour lui je sens bien qu'ils
ne comptent guère. Les idées, oui. Mais ce tracé, ce flux de texte
continu-discontinu qui garantit ma persistance, manifestement
il n'en saisit pas la fonction. Ou s'il la saisit, ça ne l'intéresse pas.
Toujours il a l' œuvre en vue. Et pour lui tout ça ne saurait être que
des notes, une matière première qui disparaît dans l'agencement
final. C'est ainsi que je me sens un peu surcodé par L'Anti-Œdipe.
[ ... ] Écrire à Gilles c'est bien tant que ça rentre dans la finalité du
projet commun. Mais pour moi, l'essentiel, au fond, n'est pas là.
La source d'énergie est dans le tout-venant, le bordel. Les idées
viennent à la suite. Quand ça marche j'en ai à revendre et je m'en
fous, je les perds aussi vite qu'elles viennent, puis j'en retrouve
d'autres. Oubli actif! Ce qui est important c'est d'intervenir là où
ça ne marche pas du tout, là où ça se détraque, ce qui fait que les
phrases foutent le camp, les mots s'effritent, l'orthographe proli-
fère. [ ... ] Faire de ce fratras, de cette gabegie un texte qui se tienne
malgré tout: tel est mon projet schizo-analytique fondamental,29 »
Ainsi, pour Deleuze, ce qui compte, c'est la fermeture sur soi
du texte, la systématisation des idées, que Guattari voit comme du
« surcodage ». Pour Guattari, ce qui compte, c'est la réouverture
sur le désordre, le tout-venant des idées, que Deleuze nomme « flux

28 « Entretien sur L'Anti-Œdipe (avec Félix Guattari) », dans Pourparlers, p. 25.


29 Note du 06/10/72 dans Félix Guattari, Écrits pour L'Anti-Œdipe (édités par
Stéphane Nadaud), Paris, Lignes et manifeste, 2004, pp. 490-492.

119
LES STYLES DE DELEUZE

schizo ». Mais pour l'un comnle pour l'autre, l'enjeu final est bien
identique: faire tenir ensemble, sur- une page, ce qui flue et fuit de
toutes parts ou encore, ce qui revient in fine au même, faire fluer
et fuir de toutes parts ce qui tient un texte. La matière, l'objet et la
finalité de leur stylistique sont donc bien les flux et leur tendance
intrinsèque, absolue à fuir.
Cette stylistique vient se superposer à la première et se la
subordonner. Deleuze emporte en effet toujours avec lui ce que
Guattari appelle ses « armes lourdes philosophiques, toute une
intendance bibliographique », mais HIes met au service des « opé-
rations aventureuses, de "comnlando conceptuel", d'insertion dans
des territoires étrangers 30 » lancées par ce dernier. La détermina-
tion du problème n'est plus le prenlÏer ni le dernier terme de la
recherche:
« Il arrive que nous ayons un problème sur lequel nous sommes
vaguement d'accord, mais nous cherchons des solutions capables
de le préciser, de le localiser, de le conditionner. Ou bien nous
trouvons une solution, mais nous ne savons pas très bien pour quel
problème. Nous avons une idée qui semble fonctionner dans un
domaine, mais nous cherchons d'autres domaines, très différents,
qui pourraient prolonger le premier, en varier les conditions, à la
faveur d'un tournant,3l »
Ce qui importe, c'est de créer partout des prolongements,
de connecter des domaines hétérogènes à la faveur d'une idée et
de dégager la mesure de leur hétérogénéité à la faveur de cette
connexion. Deleuze et Guattari rompent ainsi avec l'habitude
répandue de retracer l'évolution ou le développement histori-
que d'une chose ou d'une idée, inscrite dans un cadre supposé

30 F. Guattari, cité par Maggiori, La philosophie au jour le jour, op. dt., p. 376.
31 Deleuze cité par Maggiori, ibid, p. 375. Il relate ainsi à titre d'exemple la
façon dont son obsession du « mur blanc» et l'obsession guattarienne des « trous
noirs » ont fini par se composer pour construire un concept de visage ou plutôt
de « visagéité » comme fonction sociale produisant et utilisant le visage (Dialogues,
pp. 24-25).

120
VITESSES DU STYLE ET MOUVEMENTS DE L'ÊTRE

hornogène, en composant leur second ouvrage de plateaux, à


savoir de régions continues d'intensité, construites par raccorde-
ment transhistorique de domaines hétérogènes: « Nous appelons
"plateau" toute multiplicité connectable avec d'autres par tiges sou-
terraines superficielles, de manière à former et étendre un rhizorne.
Nous écrivons ce livre comme un rhizome. Nous l'avons composé
de plateaux32 ». Le concept de rhizorne (par différence avec la racine
ou la radicelle qui renvoient toujours à une arborescence) répond
au problèrne suivant: comment penser un mode de connexion qui
soit principe de multiplication et non d'unification? Multiplier
les connexions de façon à donner une consistance irréductible à
la multiplicité comIne telle: tel est l'enjeu sous-tendant les prin-
cipales notions mobilisées de L'Anti-Œdipe à Mille Plateaux, de la
transversalité à la transcursivité, des machines désirantes aux divers
types de machines abstraites, des corps sans organes au plan de
consistance qui s'identifie au mode de connexion lui-même33, de
la schizo-analyse au livre-rhizome qui tendent à être entièrement
connectés au dehors 34 •
Connexion ne s'oppose pas du tout à coupure (qui n'en est
que le revers) mais à conjonction: ce sont deux façons presque
inverses de déterritorialiser les flux. Connecter les flux tend à les lais-
ser ouverts, à les rendre au dehors, c'est-à-dire au plan de consistance
qui est « le dehors de toutes les multiplicités 35 » ; les conjoindre
ou les conjuguer tend au contraire à les enfermer, à les englober
dans une totalité, c'est-à-dire dans une dimension supplémentaire
qui homogénéise et unifie la multiplicité. Dans le premier cas, on

32 Mille Plateaux, p. 33.


33 Ibid., pp. 633-634.
34 Entre autres énoncés significatifs : « Nous rêvons d'entrer chez [les
psychanalystes], d'ouvrir les fenêtres, et de dire: ça sent le renfermé, un peu de
relation avec le dehors ... » (L'Anti-Œdipe, p. 428) ; et « un livre n'existe que par le
dehors et au-dehors» (Mille Plateaux, p. 10).
35 Mille Plateaux., p. 16.

121
LES STYLES DE DELEUZE

fait un usage absolu du relatif; dans le second cas, un usage relatif


de l'absolu:
« La déterritorialisation est absolue, d'après le premier cas, chaque
fois qu'elle opère la création d'une nouvelle terre, c'est-à-dire
chaque fois qu'elle connecte les lignes de fuite, les porte à la puis-
sance d'une ligne vitale abstraite ou trace un plan de consistance.
Or [ ... ] cette déterritorialisation absolue passe nécessairement
par la relative, justement parce qu'elle n'est pas transcendante.
Et inversement la déterritorialisation relative [ ... ] a elle-même
besoin d'un absolu pour mener son opération: elle f::lÎt de l'absolu
un "englobant", un totalisant qui surcode la terre, et qui dès lors
conjugue les lignes de fuite pour les arrêter, les détruire, au lieu de
les connecter pour créer. 36 »
Deleuze et Guattari nomment axiomatique ce processus de
conjonction. Croire qu'ils n'accordent qu'une valeur et une place
négatives à!' axiomatique serait toutefois grandement erroné: toute
connexion créatrice passe nécessairement par elle, la suppose à titre
de condition. S'ils affirrnent souvent le primat du « et» et la néces-
sité subséquente de penser les choses « par le milieu », ils replacent
égalernent, dès L'Anti-Œdipe, la connexion dans un processus dési-
rant plus global qui consiste en une synthèse autant connective
que disjonctive et conjonctive. Seuls des aux ayant au préalable été
axiomatisés, c'est-à-dire notarnment disjoints et dimensionnés en
tant que tels, peuvent en effet être connectés pour tracer un plan
de consistance de dimension variable (mais jamais supérieure à ce
qui le trace). Cette axiomatisation est l'apport propre de Deleuze
qui aime qu'une page soit « bien fermée sur soi comme un œuf»
et tend ainsi à « surcoder » le « aux schizo » de Guattari. Mais ce
dernier l'a lui-même très tôt envisagée comme une condition de la
consistance3? Laxiomatique est omniprésente dans Mille Plateaux.

36 Ibid., p. 636.
37 Il écrit en 1971 : «La consistance c'est, pour une axiomatique, le fait de n'être
pas contradictoire. [... ] Le plan de consistance des machines désirantes, c'est leur
déploiement selon une axiomatique ». Un an plus tard, dans un texte également

122
VITESSES DU STYLE ET MOUVEMENTS DE L'ÊTRE

présentant « la géologie de la morale », le rêve de Challenger


« était moins de faire une conférence à des humains que de pro-
poser un programme à de purs ordinateurs. Ou bien c'était une
axiomatique, car l'axiomatique concernait essentiellement la stra-
tification. » Challenger accélère au fil de la conférence pressé par
l'accélération de ce dont il parle et par son propre devenir-animal:
« il fallait donc résumer très vite, fixer la terminologie comme on
pouvait, pour rien 38 ». La démarche axiomatique ou théorérnatique
y est également définie par contraste avec l'approche problématique
de la science: Deleuze jusque-là rêvait d'axiomatiser les problèmes
(d'où sa référence fréquente et ambiguë au calcul des problèmes) ;
avec Guattari, il tend plutôt à problématiser l'axiomatique3 9 •
La stylistique de Deleuze et Guattari combine ainsi deux
pôles inhérents à sa matière même: les flux doivent être, d'une
part, axiomatisés (définissant une multiplicité à n dirnensions) et,
d'autre part, connectés (créant un nombre croissant de dimensions)
pour tracer un plan de consistance de dimension tant variable que
maximale. Là encore, l'axiomatisation opère une fixation et un
ralentissement des flux du réel quand leur mise en connexion leur
rend de la vitesse, en fait des vecteurs d'accélération. Mais ces vites-
ses relatives ne se confondent pas avec la vitesse absolue du plan de
consistance. Absolue ne désigne pas en ce cas la plus grande vitesse
possible mais la possibilité de saisir tous les degrés relatifs de vitesse
des choses, de la plus lente à la plus rapide. « Vitesse absolue, qui

nommé « Plan de consistance », il en distingue deux : « le plan de consistance


machinique "dépasse" le plan de consistance axiomatique », voir Écrits pour L'Anti-
Œdipe, op.dt., pp. 407 et 459.
38 Mille Plateaux, pp. 74 et 92.
39 Pour la distinction entre sciences « majeure» (axiomatique) et « mineure»
(problématique), voir le « Traité de nomadologie » dans ibid., pp. 447-464 (traité
qui est lui-même structuré par axiomes, problèmes et propositions, de même que
le plateau intitulé « Visagéité » comporte des « théorèmes de déterritorialisation »)
et notamment la note 34 qui évoque le nécessaire champ d'interaction entre les
deux. Pour un exemple de problématisation de l'axiomatique, celle que constitue la
politique actuelle, voir « Appareil de capture », dans ibid., pp. 575-591.

123
LES STYLES DE DELEUZE

nous fait tout percevoir en rnême temps, peut être le caractère de la


lenteur ou même de l'immobilité40 ; » Cette stylistique des flux ne
vise donc plus seulement à accélérer la pensée, à atteindre la plus
grande vitesse relative possible, rnais à tracer le plan coruprenant
tous les ralentissements et accélérations dont les choses existantes
se composent et à atteindre ainsi une vitesse absolue.

STYLISTIQUE ET ONTOLOGIE DU CONCEPT:


VARIATION ET SURVOL À VITESSE INFINIE

En 1993, deux ans après Qu'est-ce que la philosophie ?, sa


dernière collaboration avec Guattari, Deleuze publie un recueil
d'articles, Critique et clinique, qui se clôt par une dernière traversée,
plus condensée et intense que jaruais, de l' œuvre de Spinoza: « Spi-
noza et les trois "Éthiques" ». Sa pensée ne fait plus l'objet d'une
exploration problérnatique ni d'une présentation thématique et
axiomatique mais d'une tripartition conceptuelle fondamentale:
les signes ou affects, les notions communes ou concepts, les essences
singulières ou percepts. Cette tripartition renvoie à la fois à des
genres de connaissance, à des modes d'être et aux différentes fonnes
d'écriture que Deleuze identifie dans son livre majeur: l'Éthique
des scolies, l'Éthique des axiomes, propositions et démonstrations
et l'Éthique des enthymèrnes et inventions de la fin du livre V.
Spinoza combine ainsi une triple stylistique qui traduit, montre
Deleuze, une triple vitesse de la pensée, c'est-à-dire des choses elles-
mêmes. Dans ses deux premières études, Deleuze abordait cette
question de la vitesse comme un problèrue avant tout de méthode,
de rythme de démonstration: « Spinoza rnaintiendra toujours
qu'on ne peut partir de Dieu, de l'idée de Dieu, mais qu'il faut y
arriver le plus vite possiblé 1 ». Si les neuf premières propositions de

40 Dialogues, p. 41.
41 Critique et clinique, p. 182. Voir Spinoza et le problème de l'expression, pp. 121-
123, 277 et Spinoza. Philosophie pratique, pp. 151 ~ 152 où la note 4 esquisse certes

124
VITESSES DU STYLE ET MOUVEMENTS DE L'ÊTRE

l'Éthique constituent une telle géodésique démonstrative, ses véri-


tables tenants (les notions comrnunes sur lesquelles elle s'appuie et
dont on ne connaît pas encore le mode d'acquisition) et aboutis-
sants (l'idée de Dieu dont on conlprend qu'elle est la notion la plus
commune mais dont on déduira qu'elle est aussi l'essence la plus
singulière) ne seront compris et explorés qu'une fois l'ensemble du
parcours effectué, dans le livre V. Ce qui est en jeu à chaque fois,
c'est le passage d'un genre de connaissance à l'autre, du point de
vue des signes-affects ou effets que les choses ont sur nous (premier
genre) à celui des notions communes ou rapports que les choses
composent avec nous et entre elles (second genre) et du point de
vue des rapports qui les composent à celui des essences singulières
qu'elles constituent en tant que telles (troisième genre). Dans cette
ultime étude qu'il lui consacre, Deleuze comprend chacun de ses
passages comme un changement de vitesse:
« La vitesse relative, c'est celle des affections et des affects: vitesse
d'action d'un corps sur un autre dans l'espace, vitesse de passage
d'un état à un autre dans la durée. Ce que les notions saisissent,
ce sont les rapports entre vitesses relatives. Mais la vitesse absolue,
c'est la façon dont une essence survole dans l'éternité ses affects et
ses affections (vitesse de puissance).42 »
La vitesse des choses équivaut ainsi à leur passage dans la durée
ou entre durées, à leur durée ou rythme constitutifs et enfin, plus
profondérnent, à leur auto-survol dans l'éternité. Deleuze montre
concrètement comment le style « sauvage» du livre V traduit cette
vitesse absolue par laquelle les choses se survolent: « les propositions
et les démonstrations sont traversées de si violents hiatus, compor-
tent tant d'ellipses et de contractions, que les syllogismes semblent
remplacés par de simples "enthynlèmes" » et que la méthode géo-
métrique devient méthode non plus d'exposition mais d'invention,

déjà la distinction (utilisée, nous l'avons vu, dans son travail avec Guattari) entre
cette plus grande vitesse qui reste relative et la vitesse absolue du troisième genre de
connaissance.
42 Critique et clinique, p. 184.

125
LES STYLES DE DELEUZE

procédant par sauts 43 • En eff(:t, « l'intervalle, l'hiatus ont pour fonc-


tion de rapprocher au maximum des terrrles distants comme tels, et
d'assurer ainsi une vitesse de survol absolu », de sorte que la fin du
livre V atteint ce point où « les signes et les concepts s'évanouissent,
et les choses se mettent à écrire par elles-·mêmes et pour elles-
mêmes, en franchissant des intervalles d'espacé 4 ».
Or cette tripartition conceptuelle entre affects, concepts et
percepts qui ramasse et condense le découpage fondamental
qu'opère Spinoza par et dans la pensée, par et dans les choses, ne
témoigne-t-elle pas elle-même en faveur d'une troisième et der-
nière stylistique que Deleuze développe avec et sans Guattari, une
stylistique qui ferait de son objet fondamental non plus les pro-
blèmes à découvrir et inventer, ni les flux à laisser fuir et proliférer,
mais les concepts à découper et créer? Il serait tentant d'affirmer
rétrospectivement que la stylistique deleuzienne avec ou sans Guat-
tari aura finalement toujours été une stylistique du concept plus
que de tout autre chose. N'est-il pas d'ernblée affirmé dans Qu'est-
ce que la philosophie ?, fruit de leur dernière collaboration, que la
tâche de la philosophie a toujours été de créer des concepts, que les
philosophes n'ont jamais rien fait d'autre sans nécessairernent pou-
voir le reconnaître ni le dire et qu'eux-mêmes reconnaissent n'avoir
jamais fait ni même dit autre chose45 ? S'il s'agit sans doute là de la
définition la plus transversale qui ait jamais été proposée de la sty-
listique philosophique, elle n'efface nullement l'irréductibilité des
deux stylistiques précédentes de l' œuvre deleuzienne et deleuzo-
guattarienne : le concept de concept y était, sauf exceptions, soit
secondaire, subordonné au concept de problème, soit absent en
tant que tel, négligé au profit des concepts de flux, de signe ou
encore de trait machinique. Une remarque que glisse en passant
Deleuze au sein d'une lettre-préface écrite en 1973 témoigne de
la valeur presque négative qu'il peut encore lui accorder: « Nous

43 Ibid., pp. 184-185.


44 Ibid., pp. 186-187.
45 Qu'est-ce que la philosophie ?, p. 8.

126
VITESSES DU STYLE ET MOUVEMENTS DE L'ÊTRE

savons bien que L'Anti-Œdipe premier tome est encore plein de


cornpromissions, trop plein de choses encore savantes et qui res-
semblent à des concepts 46 ». Dès le début des années 80 toutefois,
le paysage change, la distance avec le flux guattarien se creuse
et la nouvelle stylistique deleuzienne germe assez vite. Les idées
de Guattari, affirme-t-il alors, « sont des dessins, ou rnême des
diagrammes. Moi ce qui m'intéresse, ce sont les concepts. Il me
semble que les concepts ont une existence propre, ils sont animés,
ce sont des créatures invisibles. [ ... ] Les concepts sont inséparables
des affects, c'est-à-dire des effets puissants qu'ils ont sur notre vie, et
des percepts, c'est-à-dire des nouvelles rnanières de voir ou de per-
cevoir qu'ils nous inspirent47 • » Deleuze oscille alors encore entre
une vision du concept comme simple outil pour penser, ITlachine
à sentir et percevoir, et celle du concept comme objet de pensée,
doté d'une existence et d'une anirnation propres. C,2uelques années
plus tard, le basculernent s'est définitivement accornpli : « le style
en philosophie, c'est le mouvement du concept. Bien sûr, celui-ci
n'existe pas hors des phrases, mais les phrases n'ont pas d'autre
objet que de lui donner vie, une vie indépendante48 ».
La pensée de Deleuze (et Guattari) a ceci de caractéristique,
nous l'avons vu, qu'elle a toujours produit l'ontologie de sa sty-
listique et traité son objet comme la matière même de l'être. Tel
est bien le double enjeu central de Qu)est-ce que la philosophie? :
interroger l'être du concept et le déduire de l'être même des choses. Le
premier enjeu constitue le point aveugle de la philosophie:
« Les philosophes ne se sont pas assez occupés de la nature du
concept comme réalité philosophique. Ils ont préféré le considé-
rer comme une connaissance ou une représentation données, qui
s'expliquaient par des facultés capables de le former (abstraction,
ou généralisation) ou d'en faire usage (jugement). Mais le concept

46 « Lettre à un critique sévère» [1973], dans Pourparlers, p. 19.


47 « Lettre à Uno : comment nous avons travaillé à deux» [1984], dans Deux
régirnesdefous. Textes et entretiens 1975-1995, p. 219.
48 « Sur la philosophie» [1988], dans Pourparlers, p. 192.

127
LES STYLES DE DELEUZE

n'est pas donné, il est créé, à créer ; il n'est pas formé, il se pose
lui-même en lui-même, auto-position. Ce qui dépend d'une libre
activité créatrice, c'est aussi ce qui se pose en soi-même, indépen-
damment et nécessairement. 49 »
Mais quelle nécessité implique donc de créer des concepts sans
jamais pouvoir se les donner? En quoi doit consister l'être créé
des concepts pour expliquer qu'il s'en créera toujours? Ce sont
les questions que laisse en suspens l'introduction et auxquelles le
restant de l'ouvrage se charge de répondre en assurnant toutes les
conséquences du second enjeu indiqué. Que le style soit le « mou-
vement du concept» signifie que la stylistique du concept est une
stylistique du mouvement. Le coup de force majeur de Qu'est-ce que
la philosophie? est en effet d'envisager la pensée comme un mouve-
ment en soi infini 50 • Que la pensée soit mouvement signifie qu'elle ne
se distingue pas du mouvement ni ne s'oppose à lui comIne le veut
la pensée classique, de Platon à Hegel, mais, comme le veut Berg-
son, qu'elle pense le mouvant au point de finir par se confondre
avec lui ou du moins avec l'un de ses degrés ou types possibles.
Que ce mouvement soit en soi infini signifie qu'il ne se réduit pas à
un changernent ou déplacernent fini dans l'espace-ternps, selon un
système de coordonnées, mais renvoie à la variation en soi infinie
de tout ce qui est, dont notre espace-temps et les mouvements qu'il
rend possibles ne sont jamais qu'un aspect. En donnant une telle
image de la pensée, Deleuze et Guattari visent à l'identifier sans
reste à la rnatière de l'être, être et pensée constituant un planbiface
illirnité qu'ils nomrnent, non plus plan de consistance, rnais plan
d'immanence 51 •

49 Qu'est-ce que la philosophie ?, p. 16.


50 Ibid, p. 40 : « Ce que la pensée revendique en droit, ce qu'elle sélectionne,
c'est le mouvement infini ou le mouvement de l'infini. C'est lui qui constitue l'image
de la pensée. »
51 Ibid, p. 41 ; « Le mouvement n'est pas image de la pensée sans être aussi
matière de l'être. [... ] C'est une même vitesse de part et d'autre: "L atome va aussi
vite que la pensée." [Épicure, Lettre à Hérodote, 61-62] Le plan d'immanence a deux
faces, comme Pensée et comme Nature, comme Physis et comme Noûs ».

128
VITESSES DU STYLE ET MOUVEMENTS DE L'ÊTRE

Ce plan, que toute philosophie a selon eux toujours dû et


doit toujours réinstaurer, est tissé de mouvements infinis qui sont
le fruit d'une conquête rnenée à la fois sur le chaos et contre l'opi-
nion. Sur le chaos, car celui-ci se définit par une vitesse infinie de
variation qui ne laisse rien subsister et défait dans l'infini toute
consistance. Contre l'opinion, car celle-ci se définit par des vitesses
variables de pensée qui ne répètent au mieux que les mouvernents
résiduels des plans précéderrlment tracés. Pour donner une consis-
tance au plan, c'est-à-dire redonner à la pensée les mouvements
infinis dont elle se compose en droit, il n'est ainsi d'autre choix
que de déchirer le voile de l'opinion et replonger dans le creuset
du chaos en créant de nouveaux concepts qui sont « les ordonné~s
intensives de ces rrlOuvements infinis» tissant le plan, c'est-à-dire
des « mouvements eux-mêmes finis qui forment à vitesse infinie»
les contours ou dimensions variables de ces mouvements 52 •
Comment caractériser précisément cette vitesse infinie de
saisie du concept seule à même de donner consistance aux vitesses
infinies de variation du chaos ? Si le chaos menace toujours, vide
virtuel continûrnent variable et donc identique à lui-même, qu'est-
ce qui impose chaque fois à la philosophie non pas seulement d'en
extraire des concepts mais de créer tel ou tel nouveau concept? La
première partie de Qu'est-ce que la philosophie? constitue le passage
en revue et la déterrnination précise de toutes les conditions néces-
saires de cette création, du plan d'imrnanence absolu comme sol
pré-philosophique au milieu d'irnmanence relatif cornme contexte
géo-philosophique toujours supposé. Nous ne créons jamais à
partir de rien mais toujours à partir d'un cadre donné résultant
des images précédemment tracées de la pensée s3 • Les précédentes
stylistiques de Deleuze avant ou avec Guattari trouvent ainsi natu-
rellement leur place dans ce nouveau cadre. Qui crée un concept et

52 Ibid, p. 45.
53 Ibid., p. 58 : « Les images de la pensée ne peuvent surgir dans n'importe quel
ordre, puisqu'elles impliquent des changements d'orientation qui ne peuvent être
repérés directement que sur l'image antérieure ».

129
LES STYLES DE DELEUZE

qu'est-ce qui est créé à travers lui ?Non pas l'individu philosophe
mais un personnage conceptuel qui parle en son nom, point de vue
à la fois intérieur et extérieur au plan; non pas la référence à un
objet donné mais la réponse à un problème qui impose d'être posé
pour des raisons à la fois intérieures et extérieures au plan. Per-
sonnages conceptuels et problèmes sont les deux conditions de
transformation du plan initial et d'instauration d'un nouveau plan,
d'une nouvelle image de la pensée. Qu'est-ce que la philosophie?
reprend ainsi le personnage conceptuel du philosophe joueur (lan-
çant les dés du chaos/hasard et surfant sur les rnouvernents infinis
de l'être/pensée) et pose le problème de l'immanence qui le conduit
à créer une batterie de concepts (concept, plan d'imrnanence,
chaos, etc.) et à déployer une nouvelle image de la pensée. Qu'est-
ce qu'un concept crée lui-même en étant créé ?Un découpage inédit des
variations infinies et une connexion inattendue entre elles: chaque
concept se connecte en effet à d'autres concepts qu'il intègre à
titre de cornposantes internes ou au milieu desquels il s'intègre au
sein d'un même plan; le tout fonne un ensemble de variations
inséparables ou coexistantes qui tracent sur le plan des raccour-
cis condensant la pensée, réduisant la distance entre les choses ou
au contraire des détours évitant les impasses et illusions produites
par les plans précédents. Un concept n'a donc « pas d'autre objet
que l'inséparabilité de variations distinctes» : « immédiatement
co-présent sans aucune distance à toutes ses composantes ou varia-
tions », il est un «point en survol absolu, à vitesse infinie54 » (<< plan
d'immanence» équivaut par exemple finalernent à « image de la
pensée », « matière de l'être» ou « coupe du chaos »). C'est cette
vitesse infinie de survol qui extrait et découpe dans les variations
chaotiques des blocs consistants qui, en se connectant, construisent
un plan d'immanence, c'est-à-dire aussi bien « un style, un oiseau
de feu 55 », auto-survol de variations portées à incandescence.

54 Ibid., p. 26.
55 « Lettre à Réda Bensmaïa, sur Spinoza» [1989], dans Pourparlers, p. 225.

130
VITESSES DU STYLE ET MOUVEMENTS DE L'ÊTRE

stylistique des concepts subordonne ainsi


Inaximale due au repérage des problèmes et le déploielnent
toutes les vitesses sur le plan de connexion des flux à une troisième
vitesse de pensée qui n'a plus rien de fini, qui plonge dans
du chaos et de l'être en lequel il comme elle consistent.
absolue et vitesse infinie ne se confondent en ce sens qu'en
rence (Deleuze seul semblant parfois faire de l'un l'usage
finalement de l'autre avec Guattari) : la première concerne encore
l'échelle indéfinie des multiples variations ou mouvelnents l'être
quand la seconde seule en explore positivement le caractère infi-
niment infini.

131
« Ce qui définit le mouvement infini, c'est un aller retour, parce qu'il
ne va pas vers une destination sans déjà revenir sur soi. Si "se tourner
vers" est le mouvement de la pensée vers le vrai, comment le vrai ne se
tournerait-il pas aussi vers la pensée? »
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie?

Si la stylistique, dans sa définition la plus commune, se préoc-


cupe de la« fàçon dont c'est tourné» (tournure, figure, «version »,
du verbe vertor, « trope », du verbe trepein), on peut nornmer
philosophie de la stylistique toute recherche faisant de la tournure
non seulement son objet, mais sa rnéthode et sa texture même. La
« tournure» comme tournant serait alors le mouvement profond
des choses. Or, sur le versant de l'histoire de la philosophie, si
Deleuze a avoué « faire des enfants dans le dos des philosophes »,
on devrait, plutôt que d'en faire une lecture qui met seulement
en évidence un « esprit mal tourné », tenter de cette formule une
interprétation strictement philosophique. Ce serait donc, à sup-
poser que les commentaires traditionnels l'aient fixée dans une
orientation et se soient entendus pour en donner le « sens de lec-
ture » qui fàit autorité, faire subir à toute philosophie la rotation
d'un tiers ou d'un quart de tour, qui suffise à en faire apparaître,
tout en préservant l'exactitude, la réelle nouveauté. Toute philoso-
phie ressemblerait ainsi à la ville de Leibniz, et le difficile serait d'en
découvrir le « foyer de courbure », donnant fécondité et justifica-
tion à tout nouveau point de vue sur elle, mais justifiant aussitôt
une nouvelle distribution de cette philosophie dans un champ qui
doit rester indéterminé.

133
LES STYLES DE DELEUZE

le voit, la question se résume à celle-ci: qu'appelle-t-on


« tourner» ? Se rapporter d'emblée, pour tenter de le comprendre,
à l'ethnographie se justifie, c'est du moins ce qui me semble, par
le fait que, sans ce recours à ce que nous apprend la science des
Inentalités oubliées, aucune compréhension sérieuse de ce qui s'est
passé dans la pensée depuis l'avènement du logos ne serait même
concevable. Par exemple, lorsqu'on analyse la ruse ou l'intelligence
archaïque, on devrait éviter d'abord d'y saisir seulement la mani-
festation d'une constellation dépassée de la pensée, et comprendre
ensuite que ce n'est pas une propriété exclusive de l'intelligence
prudente (la métis) que d'avoir « plus d'un tour dans son sac ».
La ruse n'est qu'un cas particulier de la giration, de la rotation
universelle l . Si l'intelligence de cette époque consiste, en l'absence
d'instruments et de méthodes capables d'apporter une pleine
certitude, à épouser si exactement l'ondoiement du réel que rien
d'essentiel ne puisse en échapper, il ne peut être surprenant de
rencontrer, dans ce type d'intelligence cornme dans son objet (la
situation) une similitude absolue de tournure. C'est la totalité du réel
et de la pensée qui obéit alors à un principe d'échange, de tour de
rôle, d'inversion et de réversion, de stratégie du double, de réplique
amébée et de rétorsion. Dans le commentaire classique d'Héraclite,
ünposé dès les dialogues de Platon, on voit cependant comment
ce principe devient celui du flux, platement linéaire (le « fleuve»
du mobilislne) ou se confond au contraire avec un déchaînement
du multiple privé de règle (<< l'Euripe» ou « l'Océan de la dissimi-
litude »). Cette erreur voulue condamne la pensée des débuts de
la philosophie à la bêtise d'une alternative où, si l'on choisit l'Un,
on renonce à la multiplicité, et si l'on garde la multiplicité, on se
condamne à énUlnérer un véritable chaos de sensations juxtapo-
sées (c'est ainsi, soit dit en passant, que l'on continue d'interpréter
Parménide).

À cet égard, aucun texte n'est plus parlant que le commentaire initial que
Deleuze propose d'Apocalypse de David Herbert Lawrence (trad. Fanny Deleuze). Cf.
Critique et clinique, pp. 144-157.

134
DELEUZE: UNE STYLISTIQUE TRANSCENDANTALE DU CONCEPT

Or, la pensée ancienne était loin de cette inintelligence.


qui persiste idéalement, comme le restitue bien Holderlin, dans
l'habitation poétique de l'homme, c'est que tout fleuve y« rernonte
à sa source ». Le propre de la forme circulaire, en tant qu'elle a
pour mission de rendre compte de toute chose, c'est de se boucler
en ouroboros, de reconduire perpétuellement au même, selon un
modèle cyclique ou plutôt sphérique que connaissaient aussi bien
Parménide qu'Empédocle. Aucune linéarité simple n'y est permise,
tout doit être « intégré ». Si « penser» a pu un jour s'identifier à
« être », c'est pour la similitude du mouvernent courbe et réfléchi
qu'ils décrivent l'un et l'autre. Nul besoin de rappeler en détail
les pratiques du potlatch et du ku/a2 , de l'exogarnie, de la rivalité
symbolique des clans, des cycles millénaristes.Nul besoin d'évo-
quer longuement les logiques du contrat d'hospitalité 3 , de l'objet
rebondissant des tragédies 4, des « anneaux5 ». J'aurais même per-
sonnellernent tendance à croire que la forme du vers, sous laquelle
nous sont parvenus les grands textes de la tradition orale, témoigne
ethnographiquement, c'est-à-dire ontologiquernent, du versus, du
tournant qui, à la fin de chaque vers, recourbé et ainsi se met en
mesure, en mimant le processus du monde, de l'abriter et le nourrir
dans le Poème. Ce que confirmerait inversement l'étymologie de

2 En se référant à l'ouvrage classique de Marcel Mauss, L'essai sur le don, Paris,


PUF, rééd. 2007.
3 Dans ses Problèmes de linguistique générale (Paris, Gallimard, 1966-'14), Émile
Benveniste fait l'hypothèse, parfaitement convaincante, d'un sens ancien de philia,
signifiant un contrat d'hospitalité et d'assistance mutuelle, non pas entre amis, mais
rassemblant éventuellement des ennemis jurés (Hector et Ajax).
4 Il s'agit de l'eranos, restitué par Louis Gernet dans son Anthropologie de la
Grèce ancienne, Paris, Flammarion, 1999.
Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, dans la conclusion des Ruses de
l'intelligence: la mètis des Grecs (Paris, Flammarion, 1989) met en scène les apeiroi,
ces bagues dépourvues de pierre enchâssée, et qui offrent le loisir d'un parcours infini
sur un chemin très limité. L'énigme de l'association chez Parménide, du bien fini
(tetelesmenon) et de l'infini (ateleston) pourrait ici trouver son modèle.
6 Cf. mon article « L'essence de la poésie comme retrait », Po&sie,
1998, n084, pp. 106-110.

135
LES STYLES DE DELEUZE

la prose: prorsus, ce qui va tout droit, la forme du discours qui ne


prend aucun soin de la façon dont se manifestent circulairernent
les choses en leur essence et, ce faisant, cesse très vite de respecter
le rnonde.
Mon opinion est qu'avant de réputer le style méthode lit-
téraire, instrument de rhétorique ou « façon de parler », il faut
vérifier si d'aventure il n'y serait pas question du monde. Or, bien
que le style de Deleuze ne soit à l'évidence pas poétique, et qu'on
puisse constater une autre différence d'irnportance avec la pensée
de l'origine, à savoir que, si celle-ci ne cesse d'appliquer la fonnule
du Sage: « meleta to pan» (<< Prends soin du Tout, ne cesse de te
préoccuper du Tout en lui apportant tous tes soins »), la pensée
de Deleuze serait plutôt à résumer sous la fonnule : « Préoccupe-
toi du fragment », ce qui relie ces deux pensées et, sur un point
du moins, constitue une « zone d'indiscernabilité » ou d'absolue
proximité, c'est la nature du tournant qui « fait retour ». Bien sûr,
la différence est considérable et interdit de croire que la pensée de
Deleuze fasse retour aux pensées anciennes ou à celle des premiers
philosophes grecs. Il ne s'agit pas du « Schritt zurück ». Car ce
retour, nous allons le voir, et c'est ce qui constituera le transcen-
dantal (le « ce sans quoi ») du style de Deleuze, ne revient pas sur
lui-même dans un plan, de telle sorte qu'il obéisse au principe
de Parménide: « Peu importe d'où je partirai, car je reviendrai
là-même en un mouvernent tournant », ou d'Héraclite: « Sur la
circonférence du cercle, le début et la fin coïncident ». Son clina-
men diverge et continue de diverger. Chaque versus est l'occasion
d'un nouvel angle et la ligne, si on peut continuer de l'appeler
ainsi, devient angulaire partout, sur le modèle de la droite de Von
Koch. Ce n'est pas vers une sphère qu'il nous conduit, mais vers
une « éponge de Sierpinsky », vers un rhizome arachnéen. Et ce qui
tourne, chez Deleuze, c'est le réseau tout entier.
Ce réseau est multidirectionnel. Considéré localement, il est
vectoriel. Toutefois, ce n'est pas un vecteur simple, car il faut tou-
jours y considérer le va-et-vient, l'aller-retour. On le dira volontiers

136
DELEUZE: UNE STYLISTIQUE TRANSCENDANTALE DU CONCEPT

bidirectionnel, sur fond d'anisotropie. Mais, si on le considère glo-


balement, on est contraint de l'éclater en toutes directions, d'en
manifester la nature isotrope. De même en somme que la méta-·
morphose consiste à doublement devenir, selon une asymétrie (on
devient oiseau, tandis que l'oiseau subit lui-même une métamor-
phose qui le conduit tout à fait ailleurs), de même tout revient
bien chez Deleuze, mais jamais « au même », toujours selon un
régirrle de divergence, c'est-à-dire à la plus grande différence pos-
sible. « On ne pense pas sans devenir autre chose, quelque chose
qui ne pense pas, une bête, un végétal, une molécule, une particule,
qui reviennent sur la pensée et la relancent? » Le revenir est cette
force du mêrne qui projette vers le différent. La répétition produit
de la différence, exactement comme peut le faire chez Kierkegaard
la reprise, mais avec encore plus de force, puisque chez Deleuze
le point de convergence divin de tous les retours est absent! Par
exemple, si l'onde de sensation s'engage en pli, elle accomplit aus-
sitôt le mouvement tournant qui inverse son trajet, mais ce repli est
façon de se charger de tout ce qui peut potentialiser son nouveau
parcours vers l'avant (<< résonance »).
Or, il est aisé de remarquer, à l'issue d'une réflexion tant soit
peu approfondie, que le concept fait l'objet d'une longue série de
malentendus et qu'en réalité il est le lieu d'une sorte de vibration
sur place. Il est en effet le point de croisement de lignes divergentes,
qui définissent des types d'action et de représentation. Détaillons
ces lignes:
1. Dès qu'un son signifiant a été articulé, le concept qu'il
indique peut d'abord désigner une chose. C'est le cas du langage
empirique ou vernaculaire, comme de l'apprentissage ostensif
(<< c'est une pieuvre, c'est une statue »).
2. Mais sous cette désignation se dissimule une action, en deux
sens. Il peut s'agir d'un côté de l'action permise par la définition
détaillée des caractères d'une chose (<< le vent est une masse d'air
en mouvement », ce qui s'interprète, dans la perspective d'une

7 Qu'est-ce que la philosophie?, p. 44 (je souligne).

137
LES STYLES DE DELEUZE

action technique: « il me suffit d'interposer dans ce flux un objet


large et résistant pour obtenir une force et un travail », ce qui fait
naître la voile ou les ailes du moulin). Mais, à ce résumé d'un
geste technique futur que constitue la définition, on ajouterait la
possibilité, bien représentée par le travail définitoire de Socrate,
qu'un mot, à condition de le saisir en concept avec tout le détail
possible, déclenche une attitude politique ou morale, complétant
le domaine de l'action.
3. Il peut s'agir d'un autre côté d'un usage autoritaire du
concept (<< la porte! ») et de toutes les variantes du « mot d'ordre »
que détaillent Deleuze et Guattari dans « Postulats de la linguis-
tiqueS », sur fond d'« abominable fàculté » faisant du perforrrlatif
un cas de l'illocutoire 9 • Notons que le premier et le deuxième sens
du concept ne sont pas très éloignés l'un de l'autre, car en sorrlme
il s'agit toujours d'obtenir, par le mot, l'installation dans un objet
ou dans une autre conscience d'une sorte de tête de pont de son
propre désir qui pourrait ainsi se propager en appropriation. Tel
serait sans doute le sens de l'interdit des norns propres sur lequel
insiste Lévi-Strauss, autant qu'une explication plausible du fait que
la technique grecque, qui possédait, notamment avec la vapeur,
tous les instruments nécessaires pour démarrer une révolution
machinique et industrielle, n'ait pas poussé jusque-là.
4. Il peut s'agir, avec le prononcé du mot, d'une suspension
complexe, nomrnée élocutoire par MallarméIo, et qui ne conduise à
aucune action, mais à la représentation en personne, en chair et en
os et comme hallucinée, de la chose représentée par ce concept. On
aura reconnu l'évocation ou la suggestion poétique de la chose.

8 Mille Plateaux, chapitre 4 : « 20 novembre 1923 - Postulats de la linguistique »,


pp. 95-139.
9 Ibid., pp. 95-96 : « Lunité élémentaire du langage -l'énoncé -, c'est le mot
d'ordre. Plutôt que le sens commun, faculté qui centraliserait les informations, il
faut définir une abominable faculté qui consiste à émettre, recevoir et transmettre les
mots d'ordre ».
10 Mallarmé, Crise de vers.

138
DELEUZE: UNE STYLISTIQUE TRANSCENDANTALE DU CONCEPT

5. On regroupera enfin dans une Inême ligne l'usage purernent


conceptuel du signifiant, tel qu'il se manifeste dans les sciences,
particulièrement la logique et la mathérnatique, mais aussi dans
ce type de philosophie classique que Deleuze nomme « l'inlage de
la pensée ».
Si l'on se souvient que, dans ses Essais sur le signe, Charles San-
ders Peirce nomme « interprétant» ce qui distingue, dans la chaîne
phonique « grenade », le sens-ville, le sens-fruit, le sens-arme de
guerre, je serais enclin à désigner par l'expression « interprétant
transcendantal» ce qui nous permet de savoir d'emblée où nous
nous trouvons avec les mots, vers quoi leur prononcé nous fait
virer. En résumé, comme ces plates-fonnes d'aiguillage circulai-
res et rotatives permettent, dans les gares de triage, d'envoyer une
motrice sur telle ou telle voie, l'interprétant transcendantal lance-
rait la pensée, la représentation et l'action dans la voie poétique, la
voie technique, la voie autoritaire, la voie taxinomique, ou enfin
la voie autotélique du pur concept. Maître du « style» serait ce
« praticable », ce « tourniquet» car il gouvernerait nos versions
successives provoquées par les mots. Tout autant que notre désir,
l'interprétant transcendantal serait notre maître de danse et de
maintien, le préposé aux postures et aux allures, le savant en tour-
nures et atours, bien campé dans une compréhension du monde
qui équivaudrait à une action.
Un exemple de cette « philosophie du tourniquet» illustre-
rait bien en même temps la césure fine ou délicate qu'il faudrait
placer entre le point de vue de Deleuze et le point de vue de Guat-
tari, difference ou « brisure» qui n'interdit pas, mais au contraire
favorise leur indiscernabilité de fait. Dans le chapitre déjà cité des
« Postulats de la linguistique », on pourrait en effet avancer que ce
qui conduit la réflexion de Guattari, c'est avant tout la possibilité
de dénoncer (possibilité si bien mise en scène par la vignette de
la première page, un homme de l'ombre et un énonne micro lui-
même ombré) un systèrne des mots d'ordre. Mais, bien que ce qui
suit soit aussi le fait de Guattari, l'accent préférentiel de la recher-

139
LES STYLES DE DELEUZE

che de Deleuze, ce qui semble conduire en secret sa réflexion, ce


serait plutôt de se Illettre en position-de faire retourner, remonter le
performatif à l'illocutoire, et l'illocutoire lui-même à une instance
invisible mais qui régit tout, soit les présupposés implicites, non
discursifs, les « agenceInents collectifs d'énonciation» :
« L'illocutoire [ ... J s'explique par des agencements collectifs
d'énonciation [... J qui distribuent les procès de subjectivation ou
les assignations de sujets dans la langue, loin d'en dépendre. [... J
Nous appelons mots d'ordre, non pas une catégorie particulière
d'énoncés explicites (par exemple à l'impératif) mais le rapport de
tout mot ou tout énoncé avec des présupposés implicites, c'est-
à-dire avec des actes de parole qui s'accomplissent dans l'énoncé
[... J. Les mots d'ordre ne renvoient pas seulement à des com-
mandements, mais à tous les actes qui sont liés à des énoncés par
"obligation sociale" [... J. Une question, une promesse, sont des
mots d'ordre. Il »
Il y a là ce qu'on pourrait nommer « remontée au transcen-
dantal », qui n'implique aucune éminence ni préséance, mais opère
une redistribution, et fait des causes présumées de simples consé-
quences. Mais à ces usages théoriques et pratiques, on est bien
contraint, lorsque l'on croise la réflexion de Deleuze, d'ajouter
encore une voie, surtout pas royale, car elle est floue, indétermi-
née. En poursuivant la métaphore ferroviaire, on la dirait plutôt
« tourniquet de tourniquets ».Ni vernaculaire doxique, ni poétique
artistique, ni pratique technique, ni politique (juridique, polé-
Inique pour reprendre Ducrot 12) ni morale (et les comInentateurs
de se casser les dents), ni conceptuelle « pure» (la philosophie de
Heidegger, que Deleuze ne cite pour ainsi dire jamais, apparaissant
dès lors très clairement comme la voie hybride d'une mathématique
inverse, un « concept pur du poétique »), la voie de Deleuze per-
siste dans le problématique. Et c'est bien pourquoi on peut postuler

11 Mille Plateaux, pp. 99-100 (je souligne).


12 Ibid., p. 100, note 8.

140
DELEUZE: UNE STYLISTIQUE TRANSCENDANTALE DU CONCEPT

que les pages de Différence et répétition sur l'Idée et le problème


n'ont jamais cessé d'habiter le texte de Deleuze et son évolution.
C'est parce que son système est athéologique, acéphale, até-
lique et mêrne aboulique que le corpus deleuzien est « fuyant» (ce
n'est pas une question de cOInpréhension mais de nature), reposant
même sur la « fuite éperdue ». Ici peut nous éclairer cet impératif
catégorique que Deleuze récuse et que toute la philosophie, ou
peu s'en faut, a scrupuleusement respecté, sans doute parce qu'il
témoignait du choix d'un philosophe qui a sacrifié pour lui sa vie
et son œuvre (il s'est, seul entre tous, appliqué à lui-même l'interdit
d'écrire). C'est ce que l'on peut nomIner l'épactique socratique, cet
essai constant de définition qui rassemble les occurrences et d'une
pluralité fait une unité, même qu'elle-même, ne faisant qu'un avec
elle-même. Epagô, en grec, c'est pousser devant soi, ramener un
troupeau pour le rassembler dans l'enceinte de l'enclos. C'est sans
doute aussi, au moment où les bêtes passent une à une le portail
de l'enclos, l'origine de la numération, du nombre. Le concept
commence donc son histoire dans une synagogé, un regroupement.
Mais voyons comme à l'inverse Deleuze insister dans sa référence
au radical *nem- (partager) analysé par Laroche, sur le sens de dis-
tribution aléatoire, d'éclaternent dans tout le champ (le sens de
nomade en est issu) et non pas sur la partition qui requiert une
règle stricte, une attribution et une possession confirmées (le sens
de norme en est issu) 13.
Mais, pourrait-on se demander à bon droit, cela a-t-il encore
un sens de parler de style, de versions, de tournures, là où l'es-
pace n'offre plus aucune direction vers laquelle se tourner? Et
comment, dans un réseau infini, où les points d'inflexion sont
aussi des points de recourbement, d'inversion, de croisement ou

13 C'est évidemment sur cette version du *nem- qui rappelle le plus ancien usage
du « défend» (défense de clôturer) dans les pâtures où l'espace libre laisse passer les
flux de nutrition, sur le mouvement lisse, centrifuge, hétérogénéisant (pour le dire
avec Stéphane Lupasco, Du rêve, de la mathématique, de la mort, Paris, Flammarion,
1975) que Deleuze bâtit son système.

141
LES STYLES DE DELEUZE

rencontre 14 , pourrait-on éviter le chaos? La voie énigmatique à


laquelle Deleuze nous invite n'est-elle pas tout simplement une
impasse, et son usage du concept une disparition du sens, un non-
sens? Tournons-nous pour comprendre ce point, vers les Leçons sur
la phénoménologie de la conscience intime du temps de Husserl. Le
phénoménologue y montre magistralernent que, si l'on peut parler
de tempo-objets (Zeitobjekten), c'est du fait que, de part et d'autre
de la ligne du présent d'attention, le virtuel est à l' œuvre pour
déterrniner et redéterminer les lignes temporelles, aussi bien dans
la profondeur du passé que le présent emporte avec lui comlne une
queue de comète, une traîne indéfinie, que dans les protubérances
déjà formées, virtuelles et réelles et non seulernent en puissance, de
l'avenir. Tout ce qui modifie le sens et la forme du passé redéter-
mine l'avenir, IIlais la réciproque est également vraie. Évidemment,
il peut paraître inouï que quelque chose qui n'est pas encore puisse
modifier en quoi que ce soit ce qui va être présent, ou même ce
qui appartient au passé. Nous en faisons pourtant l'expérience à
chaque instant dans le projet, la finalité en général, le contrat,
l'attente, l'espoir, la promesse, l'hypothèse et la conjecture. Ainsi,
c'est bien conjointement l'avenir, le présent, le passé qui bougent
ensemble et constituent un bloc de détermination totalement mobile.
C'est dans la profondeur du présent temporel et de la
conscience d'objet que s'établit la complexité infinie de liens dont
le tout apparaît, très simplifié, comme « le monde réel ». Leibniz
le disait déjà dans l'appétition de la rnonade comme tendance à
faire passer dans le clair et distinct les petites perceptions qui la
constituent. Deleuze n'a pas besoin de monades, mais il voit aussi
les lignes infinies du virtuel et de l'imperceptible poursuivre en
tous sens et compléter les fines lignes de l'actualité. Ce qui fait la
réalité n'est donc pas la conscience, qui ne peut que deviner les
points « réguliers» qui dessinent grossièrement des lignes, et qui
jette sur le réel un filet aux mailles trop lâches, abrégeant le réel,
mais c'est plutôt l'acéphalité d'une a-conscience du virtuel, capable

14 Le Pli. Leibniz et le Baroque, pp. 5-19.

142
DELEUZE: UNE STYLISTIQUE TRANSCENDANTALE DU CONCEPT

de s'enfoncer et de se perdre dans l'enchevêtrement piranésien des


courbes.
Là où nous voyons des lignes, et où la sagesse traditionnelle
voyait plutôt des courbes, il convient donc avec Deleuze de voir
ce qui ne se voit pas; d'où les expressions: « penser l'impensable,
se remémorer l'immémorial, imaginer l'inimaginable, sentir l'in-
sensible », présentes dès 1953 dans l' œuvre. Ce qui ne se voit pas,
c'est l'infini pli de plis d'où sort la forme « simplement» actuelle.
C'est le départ en courbe puissance n, la courbe qui aussitôt se
courbe (les seins, ces « rondeurs» qui poussent partout, dit le
Président Schreber). Voilà bien, s'il en est, une définition de la
stylistique transcendantale, puisque nous pouvons traduire le réel
comme courbe de courbe, courbure élevée à la puissance n, bien
que nulle part ne puisse être assignée la première courbure. Cette
tournure de tournure est postée en sous-main dans le visible et le
dicible, dans le tout venant de la vie.
Ce qui est certainement plus difficile à comprendre serait une
stylistique transcendantale du concept chez Deleuze. Nous avons vu
qu'à l'égard du mot, elle pouvait se traduire en interprétant trans-
cendantal, c'est-à-dire à l'exact rrlOment où, comme le dit Holderlin,
« cela vire ». Comrnent entendre le premier virage du concept, son
trope propre, lorsqu'il ne donne accès ni au groupe poétique mot-
irnage-chose, ni au concept pur, ni à un ordre, ni à une action
morale, politique ou technique? Comment entendre un concept
perméable à l'onde de sensation, et qui soit donc par lui-même, une
force, un cri? Ne sommes-nous pas arrivés ici à un point de confu-
sion extrême? Mais ne savons-nous pas, par Différence et répétition,
que le concept peut être l'autre nom de l'Idée, de la façon dont se
plient initialement les choses? Sans reprendre les solides démonstra-
tions sur le blastomère ou l'animal en soi que cet ouvrage propose,
on peut poser que la philosophie de Deleuze s'articule, non pas à la
question, incurablement dialogique, mais au problème qui décide,
in vivo et in situ de l'orientation que prendront les complexes d'ac-
tuels, responsables des formes de l'organique et de l'inorganique.

143
LES STYLES DE DELEUZE

Mais en ceci que, tout restant la même, la philosophie de


Deleuze ne cesse de s'approfondir tout en donnant l'impression de
vagabonder, c'est dans un ouvrage ultérieur que nous trouverons la
solution, aveuglante. Car la relation entre le nœud d'une stylistique
transcendantale, la courbure de courbure, et le concept est multi-
plement définie dans Qu'est-ce que la philosophie?I 5 On peut rnême
avancer que, selon le principe rarement démenti qu'un grand phi-
losophe est toujours un profond humoriste 1G , puisque le concept
est à la fois défini comme la tournure et l'événement, Deleuze aurait
le secret projet de commenter par le terme « concept» la formule
triviale « la tournure des événements », ce qui consonne aussitôt
avec l'étrange chapitre de Mille Plateaux: « Trois nouvelles ou :
"Qu'est-ce qui s'est passé?" ». D'autant que si le concept est bien la
tournure et l'événement, il joue pleinement son rôle de tourniquet
décidant de la projection actuelle vers l'immanent ou le transcen-
dant. Autrement dit, ce n'est pas un « carrefour de huit chemins»
qu'il faudrait imaginer, comme chez Kierkegaard en offre la forêt
de Gribskov, mais un plateau de changement de « vitesse» de six
types de synthèses : la connexion, la disjonction, la conjonction,
chacune d'elles pouvant se dérouler dans l'immanence ou dans
la transcendance. Le terme transcendantal étant alors un pis-aller
pour désigner ce qui décide originairement du partage entre irnma-
nence et transcendance.
Pour mieux cornprendre de quoi il s'agit, faisons appel à la
thématique du cri. Deleuze, à notre grand étonnement, fait crier
le concept!? Mais qu'est-ce qu'un cri, qu'est-ce que le concept de

15 Qu'est-ce que la philosophie ?, p. 21 et sq.


16 C'est vrai de Parménide, Socrate, Platon, Diderot, Kierkegaard, Schopenhauer,
et Nietzsche. Ce serait plus délicat à démontrer chez Aristote, Plotin, saint Augustin,
Descartes, Kant, Husserl, mais divers indices montrent que, même chez eux, on ne
doit pas désespérer de mettre en évidence un humour très secret, on dirait volontiers
un humour d'humour.
17 Consulter le cours de Deleuze sur Leibniz, du 15 avril 1980 : « Le concept est de
l'ordre du cri ». Cf. aussi DiJftrence et répétition: « Les concepts sont les choses mêmes
à l'état libre et sauvage », « Le concept suit toutes les métamorphoses» (pp. 3 et 61).

144
DELEUZE: UNE STYLISTIQUE TRANSCENDANTALE DU CONCEPT

cri? Lhistoire de la peinture nous le dit. bouche, chez -'--''-'JJiJ''F"


ne doit pas manifester l'atroce douleur, physique et morale,
LaOC()Ol.1. Elle ne la manifeste pas parce qu'un interprétant trans-
cendantal édicte le choix de la représentation classique,
une litote, ou puissanciation par l'éconornie de moyens.
bien la force contenue du classicisme que de suggérer le cri
rière les contraintes de bienséances qui interdisent de le reç)reSe11te:r.
De sorte qu'il y a bien le mêlne cri dans le groupe du Laocoon
que dans les personnages successifs de Munch. Si nous convenons
de nomlner heccéité ce petit détail qui, concentrant toute l'atten-
tion, fait qu'il y a du présent non seulement temporel mais aussi
ontologique: le cri retenu, le cri exprimé qui confisquent tout
le tableau, nous voyons bien que c'est par superfetation, surco-
dage dit Deleuze, que la bouche aurait à être déformée, tordue.
En revanche, il est essentiel qu'elle soit, dans Laocoon, fermée, et
dans Munch, ouverte comrne une bouche d'ombre. Tout se passe
avant la fonne, et ce n'est pas pour rien que nous retrouvons chez
Deleuze cette thématique dans le lavabo qui avale la tête ou dans
le cri noir du Pape des tableaux de Bacon. Ce n'est pas que l'actuel
soit inutile, mais tout s'est déjà passé avant lui.
La torsion initiale, ce qui décide du sens, c'est le cri. Le cri
en soi, si l'on veut, le cri virtuel. Quand Roussel crée, dans Locus
Solus, le concept de « résurrectine » ou de « vitalium » ou quand il
décornpose son titre: La tragédie du Doge Parti bon en « l'outrage
est dit de douche par petits bonds », au terme d'une histoire qui
découle entièrement du calembour 18 , lui-même nomIné « pro-
cédé », il insiste sur le fait que le cri est à la fois condensation et
heccéité qui veut revenir 19 •

18 Comme l'ont restitué des chercheurs d'un Institut roussellien, après de


nombreuses années de réflexion. Ce point est encore une illustration de l'humour
secret des artistes. Sur le procédé roussellien, la réference incontournable est
Comment j'ai écrit certains de mes livres, clé de l'invention de Roussel.
19 De ces revirements qui décident de tout, la philosophie est pleine. Il suffit
de penser au croisement de la courbe (Vaterldndisches Heimkehr) que dessinent les
Grecs, de l'aorgique à l'organique, et de celle que tracent les Hespériens, en sens

145
LES STYLES DE DELEUZE

Tel que l'élabore ce très grand texte Qu'est-ce que la philoso-


phie ?, dont la particularité est qu'il revient à Différence et répétition
et le répète tout en manifestant la difference extrême qui s'est intro-
duite dans le système en une vingtaine d'années, le concept vient
prendre la place de ce qui se nornmait alors Idée problématique,
dans le sillage conjoint de Platon et de Kant. Le concept condense
la philosophie. Il en dit toutes les composantes. Le « cri », COlnme
nous venons de l'analyser, pourrait se traduire en une triplicité ou
tiercéité, ajointant dans une coalescence l'affect, l'abînle (ou ce qui
va à l'infini et veut donc revenir) et le visage. De rnême, nous avons
conlpris, sur l'exemple du cogit0 20 , que le Je de Descartes n'avait
« d'autre objet que l'inséparabilité des composantes par lesquelles il
passe et repasse », à savoir douter-penser-être. Si je doute, je pense,
et si je pense, je suis. Voilà qui définit la zone d'indiscernabilité
ou d'absolue proximité dont, nous le savons bien, le modèle est
le bloc, ou le départ de pli. Reprenons alors les divers moments
de la caractérisation du concept dans le début de Qu'est-ce que la
philosophie?
Tout d'abord la dimension problématique: « Tout concept
renvoie à un problèrne [... ], on ne crée de concepts qu'en fonc-
tion de problèmes mal vus ou mal posés 21 ». Ensuite, tout concept
est un « carrefour de problèmes» et « bifurque 22 ». Tout concept
présente « une zone de voisinage ou un seuil d'imperceptibilité»
où les composantes sont « distinctes, hétérogènes et pourtant non
séparables 23 », ce qui signifie, pour qui connaît Bergson, Rienlann
et Deleuze, que le concept est une multiplicité qualitative ou,
mieux, intensive, qui ne se laisse diviser qu'en changeant de nature,

inverse ; à la méchané des tragédies, toujours chez Holderlin, et dont il nomme


le point de bascule: césure; au « rien» du moment socratique ou christique chez
Kierkegaard.
20 Cf. Qu'est-ce que la philosophie ?, pp. 29-31.
21 Ibid., p. 22.
22 Ibid., pp. 23-24.
23 Ibid., p. 25.

146
DELEUZE: UNE STYLISTIQUE TRANSCENDANTALE DU CONCEPT

ou encore qui cornporte des qualités en apparence paradoxales,


associant l'hétérogénéité et la continuité. « Un concept est une
hétérogénèse, une ordination de ses composants par zones de voisi-
nage 24 . » Mais dès lors, le concept, en tant qu'il est porteur sens
(ontologique autant que linguistique) ne peut être que virtuel,
se tient entre les corps, à la manière dont les Stoïciens envisagent
le lekton, incorporeF5 : « Le concept est un incorporel, bien qu'il
s'incarne ou s'effectue dans les corps26 ». Pour continuer l'énumé-
ration des caractères, le concept est l'événement: « Le concept dit
l'événement, non l'essence ou la chose. C'est un événement pur,
une heccéité, une entité [... ]. Le concept est le contour, la confi-
guration, la constellation d'un événement à venir27 ». Et l'on n'est
alors pas étonné de voir que, comme le pli, le concept « qui n'a que
de la consistance ou des ordonnées intensives hors coordonnées,
entre librement dans des rapports de résonance [... ]. C'est pour-
quoi tout résonne au lieu de se suivre et de se correspondre28 ».
D'où la conclusion : « Le concept philosophique ne se réfère pas
au vécu par compensation, mais consiste, par sa propre création, à
dresser un événement qui survole tout vécu 29 ».
Qu'est-ce que la philosophie? : tout l'ouvrage est de fait consacré
au concept, et il admet deux moments particulièrement denses, 011
tout se résume. Le premier prend occasion dans la comparaison
avec les fonctifs. Il insiste sur le rapport entre le concept, le pli et
l'infini, où tout est de l'ordre de la vitesse infinie. Nous compre-
nons alors pourquoi le concept est affaire de vitesse, et le fonctif
de lenteur ou de ralentissement:

24 Ibid., p. 26.
25 Il faut consulter sur ce point tant la Logique du sens que l'ouvrage devenu
classique d'Émile Bréhier, La Théorie des incmporels dans l'Ancien StoiCisme (Paris,
Picard, 1908, rééd. Vrin, 1953).
26 Qu'est-ce que la philosophie ?, p. 26.
27 Ibid., pour la seconde partie de la citation, p. 36.
28 Ibid., p. 28.
29 Ibid., p. 37.

147
LES STYLES DE DELEUZE

« La philosophie demande comment garder les vitesses infinies


tout en gagnant de la consistance, en donnant une consistance
propre au virtuel [... ]. La science renonce à l'infini, à la vitesse infi-
nie, pour gagner une référence capable d'actualiser le virtuel. 30 )}
Le second intervient à la fin de ce chapitre, et rend très clair
l'impossibilité de distinguer le concept et le pli, puisque les deux
entités sont des multiplicités intensives:
« Bien que les types de multiplicités scientifiques aient par eux-
mêmes une grande diversité, ils laissent hors d'eux les multiplicités
proprement philosophiques, pour lesquelles Bergson réclamait un
statut particulier défini par la durée, "multiplicité de fusion" qui
exprimait l'inséparabilité des variations, par opposition aux mul-
tiplicités d'espace, nombre et temps, qui ordonnaient les mélanges
et renvoyaient aux variables. 31 )}
Nous conclurons par ce feu d'artifice:
« Il est vrai que le concept est flou, vague, mais non pas parce qu'il
est sans contour: c'est parce qu'il est vagabond, non-discursif,
en déplacement sur un plan d'immanence. Il est intentionnel et
modulaire, non pas parce qu'il a des conditions de référence, mais
parce qu'il est composé de variations inséparables qui passent par
des zones d'indiscernabilité et en changent le contour [... ]. Le
concept est l'événement comme pur sens qui parcourt immédia-
tement ses composantes [... ]. Le concept est une forme ou une
force, jamais une fonction, en aucun sens possible. 32 »
D'où le pur contresens que constitue une philosophie entiè-
rement préoccupée de logique: « la Logique se tait et elle n'est
intéressante que quand elle se tait33 ». Nous tenons donc bien, sans
équivoque, le retour de Qu'est-ce que la philosophie? dans Diffirence
et répétition, la proximité absolue de la multiplicité intensive, du pli

30 Ibid., p. 112.
31 Ibid., p. 121.
32 Ibid., p. 137.
33 Ibid., pp. 132-133.

148
DELEUZE: UNE STYLISTIQUE TRANSCENDANTALE DU CONCEPT

et du concept, tous trois pouvant se résumer dans le bloc qui saisit


les trois premières caractéristiques d'un événement.
Nous tenons aussi, indubitablement, l'objet de notre étude, à
savoir la possibilité d'établir rigoureusement une stylistique trans-
cendantale du concept, dont nous voyons que le point essentiel,
qu'il fallait démontrer, était le lien de la stylistique à la tournure, le
lien d'une stylistique transcendantale à une tournure de tournure
(ou tournure élevée à la puissance n), le lien de ce point où tout
vire avec le départ d'un pli, la première constitution d'un événe-
ment-pli, la présence de la répétition et de la différence en un bloc
indécomposable, qui se retourne, se reprend et se répète à l'infini,
en direction du nouveau. Cela peut se nommer dramatisation du
concept, pour autant que le terme drama s'entende au sens propre :
action. Approfondissons cette dramatisation. Et approfondissons-
la dans l'idée de faire « résonner» les analyses de l'Idée, telles
qu'elles apparaissent en leur rutilante nouveauté dans Différence et
répétition, dans les analyses du concept, qui constituent le fil rouge
de Qu'est-ce que la philosophie? Parce que l'Idée aussi bien que le
concept agissent à la manière d'une action supérieure qui lance
l'action sous sa forme actuelle (Plotin considérait la contempla-
tion comme la forme supérieure de l'action), nous assistons, dans
l'un et l'autre, à ce que Deleuze nomme une « condensation ».
Voici pour le concept: « chaque concept sera considéré comIne le
point de coïncidence, de condensation ou d'accumulation de ses
propres composantes 34 ». Le concept étant l'événement, et l'évé-
nement étant lui-même l'entre-temps, si « tous les entre-temps se
superposent35 », on pourra affirmer que le concept est un carrefour
de superpositions, un aleph. Mais que disait donc Différence et répé-
tition de l'Idée?
Ce sont des textes que tous les deleuziens ont en mémoire,
car ils sont frappants et donnent au style de Deleuze une forme de
romantisme, ou de ce que Novalis nommait le « romanticisme ».

34 Ibid., p. 25.
35 Ibid., p. 149.

149
LES STYLES DE DELEUZE

est en pleine tempête. Mais si Goethe et les Allemands (et


le romantisme français ne l'a pas toujours compris) remontaient
du sentiment de la « nature» à un sentiment métaphysique de la
puissance de faire nature, il faut penser la tempête deleuzienne
comme encore antérieure à cette physis initiale. Voilà pourquoi sans
doute, dans l'entretien à distance que nous avons eu, il répliquait
à ma demande d'élucider son rapport à la Physis par ceci: « Je
crois que je tourne autour d'une certaine idée de la Nature, mais
je ne suis pas encore arrivé à la considérer directement 36 ». Après
coup, et bien plus tard, je comprends mieux cette réponse. Car
c'est justement cette façon de « tourner autour» ou de se « mettre
entre» qui est l'apport propre de Deleuze à cette question. Encore
en-deçà de la physis, il y a ce autour de quoi tournent et la physis
1 (ce qui origine la Nature sans être pour autant naturel) et la
physis 2 (la nature engendrée). Bref, ce n'est pas que Deleuze soit
un philosophe romantique ni même que son style soit roman-
tique, mais le romantisme est un cas particulier du cornplexe de
« mouvement qui peut être porté à l'infinï3 7 » qui définit Deleuze
depuis sa découverte d'une subjectivation passive, dans Empirisme
et subjectivité.
«Les Idées sont des cornplexes de coexistence. 38 » À elles,
ou plutôt à la « vice-diction» qui est leur opération propre, celle
d'épeler les points de crise 39 , appartient la répartition des points
singuliers. Autrernent dit, la vice-diction (et non la contradiction
dialectique), comme possibilité de repérer les points importants
capables de se suppléer dans une lieutenance ontologique, est cette
faculté qui explique la double condensation de l'Idée. Car d'un
côté, l'Idée coexiste, en tant que virtuelle, avec toutes les Idées,

36 « Réponse à une série de questions », in Arnaud Villani, La Guêpe et l'Orchidée.


Essai sur Gilles Deleuze, Paris, Belin, 1999 (je souligne).
37 Qu'est-ce que la philosophie ?, p. 40.
38 Différence et répétition, p. 241.
39 Ibid., p. 243 : ces points sont « de température, de fusion, de congélation,
d'ébullition, de condensation, de coagulation, de cristallisation» (p. 245).

150
DELEUZE: UNE STYLISTIQUE TRANSCENDANTALE DU CONCEPT

({ conjuguant la plus grande puissance


puissance à se différencier40 », mais d'un autre côté, l'Idée
d'autre qu'un type condensation des singularités:
« Nous devons condenser toutes les singularités, précipiter toutes
les circonstances, les points de fusion, de condensation dans une
sublime occasion qui fait éclater la solution comme quelque chose
de brusque, de bruta1. 41 »
Cette ligne de condensation des singularités est ce qui '-J>"~/."'.'-1""''"'
l'usage d'un « précurseur sombre» précédant toute actualisation
d'importance, et la « tempête », les phénomènes fulgurants qui
l'accompagnent. « Lorsque la communication est établie entre
séries hétérogènes, [... ] quelque chose "passe" entre les bords, des
événements éclatent, des phénomènes fulgurent, du type éclair ou
foudre 42 ». Mais Deleuze n'a pas encore, dans Différence et répéti-
tion, accordé au concept la faculté de produire une vice-diction de
l'Idée. Témoin ce passage où il attribue la dramatisation à l'Idée:
« Tout change quand on pose les dynamismes, non plus comme
des schèmes de concepts mais comme des drames d'Idées 43 ». « Le
dynamisme est intérieur à l'Idée, et à ce titre, drame. » « Nous
distinguons l'Idée, le concept et le draIne: le rôle du draIlle est de
spécifier le concept, en incarnant les rapports différentiels et les
singularités de l'Idée. 44 » Et ce draIne, cette haute conception de
l'action, renvoie toujours au même phénoIllène : un « couplage
entre séries hétérogènes », suivi d'une « résonance interne dans
le système », et enfin un « mouvement forcé dont l'amplitude
déborde les séries de base 45 ». Nous retrouverons jusqu'au terme
de la pensée deleuzienne cette présence absente du dynaInisme
organisateur d'où toute chose provient.

40 Ibid., p. 242.
41 Ibid., p. 246.
42 Ibid.,p.155.
43 Ibid, p. 281.
44 Ibid., p. 282.
45 Ibid., pp. 154-155.

151
LES STYLES DE DELEUZE

Je fais l'hypothèse suivante: ce qui fait que la place de l'Idée


s'amenuise progressivement, depuis Différence et répétition, pour
sernbler disparaître finalement dans Qu'est-ce que la philosophie?
en laissant place au concept, qui reprendrait ses opérations et pré-
rogatives, c'est que le terme Idée comporte un passif: il renvoie
aux trois usages majeurs, transcendants de Platon, Kant, Hegel.
Bien que, dans cette évolution historique, le caractère différentiel
de l'Idée soit de plus en plus net, et qu'elle ne cesse de se rappro-
cher du plan des choses mêmes, une ambiguïté pourrait résulter
de sa priorité, de son absoluité, de son « survol ». Tout se passe
COlnme si l'Idée pouvait continuer de contredire, dans l'esprit d'un
philosophe, l'immanence et comIne l'humilité des événements où
les choses se passent. Comine si l'Idée constituait malgré tout un
reste d'illusion de transcendance, un « gros concept », de ceux
qui faisaient frémir Stirner. Or, il suffit que l'Idée se retire dans le
« précurseur sombre» pour rester telle quelle, continuer d'agir en
sous-main, et disparaître pourtant dans les termes de la philoso-
phie. Car qu'est-ce que le « précurseur sombre» ?
« Il est l'en-soi de la difference ou le "différemment different", la
difference au second degré [ ... ] parce que le chemin qu'il trace est
invisible, et ne deviendra visible qu'à l'envers, en tant que recou-
vert et parcouru par les phénomènes qu'il induit dans le système,
il n'a pas d'autre place que celle à laquelle il manque:î6 »
Léclair fulgurant de l'Idée est ce dispars: il ne se voit pas, car il
aveugle. On ne pourra le faire apparaître que récurreinment. Par lui
s'ajointent les trois (ou plus) composantes qui définiront la pliure
propre de chaque concept-pli, son bloc « chiffré ». Pour reprendre
l'exemple de Qu'est-ce que la philosophie ?, le précurseur sombre
ou l'Idée est l'éclair où douter-penser-être prennent sur certains
points, deviennent les uns les autres, ne font plus qu'un bloc, à
l'intérieur duquel cependant, comme on le sait par les variations de
Riemann, on peut à la fois distinguer et on est dans l'impossibilité
de distinguer des valeurs. Virtuel du virtuel, l'idée s'exprime dans

46 Ibid., p. 157.

152
DELEUZE: UNE STYLISTIQUE TRANSCENDANTALE DU CONCEPT

le concept, auquel elle donne origine et dont, de nouveau, elle ne


peut se différencier. Le concept est la motrice virtuelle que l'Idée,
pure absence ou survol invisible, tourniquet idéal, lance sur une
voie unique, la sienne propre. Ce n'est donc pas exactement que
l'Idée ait disparu dans l'ouvrage sur le pli ou la recherche tardive
sur la philosophie. Elle est là, pré-foudre ou antédair, tempête qui
opère sa répétition générale. Idée + concept = événement, tous trois
à concevoir dans une stricte virtualité qui autorise leur écrasement
en un seul et préserve pourtant leur multiplicité: nous retrouvons
ce haut moment de métaphysique qu'était la sphère intelligible
chez Plotin.
Comprenons pour finir qu'un pli, ou un concept chiffré,
se constitue lorsque trois séries hétérogènes (et non seulement
trois composantes), se rencontrant, donnent à leurs éléments un
mouvement tournant qui les recourbe en un seul, dessinant, dans
l'étagement virtuel de l'Idée et du concept, une ITlain cataleptique de
Stoïcien ou ces « nasses aux étoiles 47 », où viennent se prendre les
éléments de l'actualisation. Voilà sans doute pourquoi la voie que
nous avions dégagée plus haut dans les possibilités ouvertes par le
mot, cette voie qui n'était ni poétique, ni politique (morale), ni
technique, ni purement conceptuelle, et qui donne sans doute à
Deleuze son ton, son style unique en philosophie, ne devait cer-
tainement pas venir se placer aux côtés des autres possibilités. Au
contraire, elle était l'ouverture première et, pourrait-on risquer,
« tragique» qui déploie ces possibles. Poésie, politique et morale,
technique et science, concept pur et encore quelques autres acti-
vités humaines, reposent sur ce geste simple d'ouvrir ou de fermer
l'éventail, en déployant un monde. Deleuze trouve enfin l'indiscer-
nabilité entre la pensée et l'action, la continuité hétérogène entre
l'intelligible et le sensible, la raison pour laquelle la philosophie n'a

47 La métaphore de la Sternenreuse vient du poète de l'ex-RDA Peter Huchel,


encore trop peu connu en France, et auteur, entre autres, de Chausseen, Chausseen
(Cnaussées, chaussées trad. h. par M. Jacob et A. Villani, Atelier la Feugrée, 2009) et
de Gezahlte Tage Uozm comptés, à paraître en 2011 chez le même éditeur).

153
LES STYLES DE DELEUZE

pas cessé d'ânonner l'équivalence foncière entre penser et À ce


titre, il rend possible une métaphysique immanente, qui ne pouvait,
à un regard classique, qu'apparaître monstrueuse.
Le style de Deleuze: opérer dans l'Idée les branchements du
concept sur le Dehors et en faire chaque fois un nouveau départ
pour penser-être, une nouvelle césure pour penser-agir. Le tour-
niquet idéal de Deleuze est dans l'indistinction de haute définition
entre penser, être, agir (être agi). On se souvient qu'au rnoment
d'assentir, les dieux faisaient un signe de tête, qu'ils inclinaient.
Et, de même, cette philosophie que Deleuze aura passionnérnent
représentée jusqu'au bout, jusqu'au moment où, se jetant dans
l'espace, voici qu'il semble vouloir se confondre avec un seul point,
la philosophie des Stoïciens commence comme on ferme la main,
par l'assentiment cOlupréhensif. Plier la tête, plier les doigts pour
dire oui, se plier aux ordres de l'événement que l'on constitue soi-
même, ce geste qui a toujours sernblé appartenir aux esclaves et aux
humbles, voilà qu'il relève la tête et, sans se risquer à la moindre
éminence, sans mimer le geste abject de la rnainmise et de l'appro-
priation, signifie que l'on sait désormais « de quoi il retourne» avec
la vie.

154
Le style est une individuation qui emporte, contamine et
bouleverse les composantes signifiantes de la langue, pour faire
surgir de nouveaux percepts, - des individuations surprenantes et
splendides, cinq heures du soir, un après-midi dans la steppe. Deleuze
prend ainsi position contre un usage en art et en littérature qui fait
du style un opérateur d'identité. Mais loin de le considérer comme
le rnarqueur d'une signification unitaire, d'une origine personnelle
ou d'un genre défini, Deleuze lui assigne les déterminations de
l'asignifiant, de l'intensif et de l'impersonnel. Rien d'incertain
toutefois, ni de réactif dans ces formules dont l'impact critique
augmente plutôt la charge constructive.
Qu'est-ce qui fait style en effet? En littérature ou en histoire de
l'art, le style exerce souvent une fonction personnologique, identi-
fiante et signifiante, traçant le partage entre réalisations notables et
performances modestes ou mineures. Il signe un usage qui relève le
niveau rnoyen de la langue ou de la production d'art, et personnifie
l'artiste génial, figure d'un ego transcendantal unique, qui applique
la nonne à lllerveille -< selon la version classique, ou qui la consti-
tue - selon sa réplique romantique. Exemplarité ou exception: la
stratégie normative du style se révèle dans cette opération de discri-
mination entre majeur et mineur. Même si on néglige sa vocation
hiérarchique et le cantonne au descriptif, le style établit un réper-
toire de formes morphologiques, et classe, c'est-à-dire unifie et
identifie une pluralité d'objets sous une appellation commune.
Toute prescription d'étiquette répond à ce double mouvement

157
LES STYLES DE DELEUZE

d'affiliation et d'exclusion: là aussi, le style sert à identifier une


différence, mais la conçoit comme identité.
Le style dépend donc entièrement d'une épistémologie politi-
que de la norme: principe d'identification, il agit aussitôt comme
une forme unifiante, moulant la fabrication, régissant la repro-
duction des œuvres et de leurs statuts sur le mode généalogique et
capitaliste de l'appropriation, de la filiation et de la descendance,
dont il reproduit la logique des personnes et des biens. Toute une
police de l'attribution et de l'authentification régit une telle histoire
du style qui fonctionne par assignation verticale d'une hiérarchie
des œuvres, des genres et des époques, lnais aussi par attribution
horizontale d'une zone de résidence spatiotemporelle, d'insertion
et de diffusion rnatérielles. Le style rnet donc en jeu une théorie
de l'individuation, rnarquant politiquement et théoriquement sa
préférence pour le personnel, l'unitaire, la norme close, la propriété
établie. Outre sa fonction de classification et d'attribution, il sert à
jauger la qualité des réalisations pour exclure et rétribuer, disquali-
fier ou ériger en modèle : c'est une fabrique de l'archétype.
De ces deux points de vue - individuation d'un énoncé
quelconque et création -, Deleuze transforme entièrement la
question du style. Il engage bien un procès d'individuation mais
ne fonctionne pas selon le modèle de l'auteur original, personnel,
propriétaire de ses attributs, organiquement centré sur son moi.
Dans toute son œuvre, et avec Guattari, Deleuze fait valoir un
autre rnodèle d'individuation, modale et non substantielle, qui ne
se définit pas comrne un corps, un sujet, une forme ou un organe,
mais comme un événernent, et qu'il appelle « heccéité ». De telles
individuations modales, de type cinq heures du soir, se définissent
comme des capacités d'affecter et d'être affecté, c'est-à-dire comme
des longitudes ou des compositions de rapports de forces, rapports
complexes de lenteurs et de vitesses mais aussi comme des lati-
tudes, variations de puissance et passages d'affects.
Cette nouvelle politique de l'individuation transforme la sty-
listique, se répercute en linguistique, en littérature, dans tous les

158
DELEUZE ET LES CARTOGRAPHIES DU STYLE

champs de l'art, et explique pourquoi Deleuze parle souvent


non-style pour souligner l'aspect polémique de cette « absence de
style» qu'il définit comme « la force géniale d'une nouvelle litté-
rature l » : « il faut se méfier de ceux dont on dit "ils n'ont pas
style", Proust le remarquait déjà, ce sont souvent les plus grands
stylistes 2 ». En quoi consiste alors ce non-style ?N' était-ce pas déjà
la pirouette romantique: définir le style comme variation du genre,
anomie géniale qui renverse simplement la formule de l'allégeance
au majeur, au prix d'un conformisme syrnétrique et honteux? Faire
l'éloge du non-style, du mineur n'enlpêche pas Deleuze d'élire
Artaud ou Beckett, Michaux ou Kafka, et de multiplier de telles
listes arbitraires, Kleist mais non Goethe, Artaud plus que Carroll.
Tel est le paradoxe du mineur: décréter que le grand style est une
minoration de la norme majeure, c'est immédiatement élever le
mineur au majeur. Il s'agit pourtant d'expliquer la réussite atypique
sans la normaliser. Le style pose ainsi le problème de la singularité,
en art et dans la langue, de la création comme événement mais
aussi du mode d'explication qu'elle requiert.

ASIGNIFIANT

En quoi consiste alors le style? D'abord, il ne se laisse pas


décrire au plan de la sémantique et ne dépend pas d'une com-
position de signifiés, nlême si la littérature s'établit au plan du
discours. Deleuze partage avec« les auteurs que la coutume récente
a nonlmés structuralistes 3 » cette mutation concernant tous les sys-
tèmes de signes, y cornpris linguistiques : le sens ne dépend plus
d'un acte de conscience imprimant sa signification, mais d'une
production impersonnelle d'éléments asignifiants. La linguistique
de Jakobson, l'anthropologie de Lévi-Strauss, la psychanalyse de

Proust et les signes, p. 198.


2 Pourparlers, p. 224.
3 Logique du sens, pp. 88-90.

159
LES STYLES DE DELEUZE

Lacan nous font passer d'une théorie de la signification surplorn-


bante à une théorie de la production matérielle, où signifiants et
signifiés n'ont en eux-mêmes aucun sens et n'en reçoivent qu'en
s'ajustant réciproquement. Le sens ne surgit plus des profondeurs
de la conscience ni de la hauteur des essences logiques. Comme lui,
le style opère au plan de la machine textuelle, au plan de la syntaxe,
et non des significations discursives: il est asignifiant.
Deleuze ne se rallie pourtant pas à l'hypothèse structurale en
précisant que le style, comme le sens, est effet de surface. Effet
second, machinal, le sens se compose sur un plan que ne cloque
aucune trouée transcendante extérieure au système. Le signe
« chaise}) n'est ni ressemblant, ni dénotatif: il ne tire pas son sens
de la réalité extérieure; il ne manifeste pas non plus l'état d'es-
prit psychologique du locuteur, ni l'essence logique du concept (la
« chaise en soi », mentalement visée). C'est pourquoi il fonctionne
sur un mode immanent, se produisant comme une position de sur-·
face dans le système du français, par un jeu combinatoire de termes
en eux-mêmes asignifiants, phonèmes et syntagmes qui s'actua-
lisent différentiellement (prononcer « chaise}) et non « chose» ;
préciser « chaise» et non « fauteuil }»).
Deleuze assume cette transformation épistémologique struc-
turale, mais il la déplace: entre les rnots et les choses se découvre
un nouveau domaine d'idéalités, collectif et inconscient, structuré
mais non transcendant, contraignant à l'égard des réalités ernpi-
riques, mais non identique à eux. Pour autant, ce plan n'est pas
symbolique, et ne fonctionne pas comme un système clos, bien
qu'il soit immanent. Ces deux précisions ravagent les positions
structurales, et sont rendues plus virulentes encore par le passage
guattarien de la structure à la machine. Le style dépend d'un plan
de production du sens doté, comme le plan symbolique, d'une
puissance d'organisation interne capable de conferer une valeur
relationnelle aux élérnents asignifiants qu'il distribue systématique-·
ment. Pourtant, il implique une certaine signature, la singularité
d'une production du sens, qui peut être aussi ordinaire ou aussi

160
DELEUZE ET LES CARTOGRAPHIES DU STYLE

rare que l'on veut, sans que cela affecte sa définition.


style d'une époque, la littérature anglo-américaine distinguée
rOlnan français, telle ligne de Michaux composent des '-J~'_~"VH_"
styles d'échelle bien différente Inais qui ne sont pas rnoins '-"";="'-"l<4
risés : chaque style doit être compris comme l'individuation
différentiation virtuelle, ce qui déplace complètement le
Deleuze ne fût plus passer la coupure entre l'imaginaire, le
symbolique et le réel, selon une logique anthropomorphe centrée
sur le clivage psychologique de l'imaginaire individuel et du sym-
bolique collectif: tous deux séparés du réel. Il fait valoir une toute
nouvelle répartition, qui concerne les Inodalités connexes mais
disjointes du réel, l'actuel présent et le virtuel différentiel, les deux
aspects de la différence. Le symbolique se transforme en différen-
tiation virtuelle, en répartitions de singularités, et ne s'oppose plus
au réel, seulement à l'énoncé empirique qu'il détermine. Le style
consiste donc en un diagrarrlme, ensemble opératoire de singulari-
tés dont on peut dresser la carte, préciser la formule, et qui revient
à repérer une signature formelle, celle de Bacon par exernple,
peintre qui isole préferentiellement ses figures sur des aplats abs-
traits, alnorces de perspectives et décors larvaires. Pourtant, rien de
personnel dans cette carte qui ne dépend ni du fantasme ou vécu
de l'artiste, ni d'une propriété générale de sa syntaxe. Le style, réel
mais virtuel, signe l' œuvre sur un mode impersonnel.
Deuxième changement tout aussi net: le système de signes
dont on trace ainsi le diagramme n'est plus conçu cornme système
clos. Sans doute, privée de réferent, c'est-à-dire de désignation
extrinsèque, et dépourvue d'essence, c'est-à-dire de signification
intrinsèque, la valeur des termes en jeu tient exclusivelnent à leur
place dans le système. Il ne s'agit pas de discerner des rapports de
ressemblance entre des choses réelles, mais de produire un système
d'écarts différentiels entre des termes qui n'ont aucune significa-
tion par eux-mêmes et qui ne reçoivent leur sens que de ce jeu de
positions. De même que le sens, le style se produit sur ce mode
topologique et relationnel: puisque il est fonction de la place que

161
LES STYLES DE DELEUZE

'-'u." ... '"' ...... ~ les éléments un dispositif combinatoire contrai-


gnant, il est toujours l'effet d'un jeu immanent, d'une machinerie,
d'une machination, d'une production machinale inconsciente,
sociale et collective.
Pourtant, en s'emparant du mot de Mallarmé, « penser, c'est
émettre un coup de dés! », Deleuze ouvre le système de signes sur
le lancer aléatoire du style. Toute production de sens procède à
cette distribution qui joue la donne de la pensée comme une ren-
contre de hasard, un coup de force, un lancer de dés. Dans cette
configuration, le sens n'est plus donné, mais actualisé dans une
émission contingente de singularités -les dés que l'on lance -, et
il ne relève plus de répartitions sédentaires, fixes et préalables, ni
d'un partage originaire du sens en significations établies. Aléatoire
et second, il se produit comme une actualisation contingente. S'il
ne procède plus d'une distribution préalable de significations don-
nées dans un systèrne clos, il se fait événement. À ce compte, toute
émission singulière de sens signe un style.
Cette conséquence, parfaitement élaborée dans Logique du
sens, se renforce avec le passage de la structure à la machine, élaborée
théoriquernent par Guattari et mise en œuvre pratiquernent dans
ce nouvel agencement collectif, cette rnachine à écrire « Deleuze
et Guattari », qui dynamite la notion d'auteur unitaire. Le style
s'ouvre sur une synthèse, il est vrai, mais disjonctive, créatrice de
différences et non d'identités, qui n'a plus rien d'une structure
formelle propre: c'est un agencement, pratique et non plus formel,
impersonnel et non identifié à un individu souverain. Lautorité du
style devient collective, en prise avec son individuation réelle, agen-
çant ou rnanigançant des ébauches imparfaites de formalisation,
dans une sorte de joyeuse impertinence, d'impropriété ludique.
Comme agencement, le style n'a plus rien d'une caractérisation du
vécu, ni d'une grarnmaticalité définie: c'est un événement, comme
le sens, qui taille à travers les mots et les choses, composant des
individuations inouïes à travers un usage syntaxique inédit. À cet
égard, la seule différence entre création littéraire, philosophique

162
DELEUZE ET LES CARTOGRAPHIES DU STYLE

ou scientifique tient à ce produisent ces discours: la philoso-


phie est tendue vers les compositions de concepts, tandis que
littérature procède plutôt par variations de percepts et contagions
d'afFects, mais il faut se garder de ces répartitions toutes faites,
puisque l'art, la littérature, la philosophie et la science partagent la
capacité de produire des modes d'individuations nouveaux, avec
leurs personnages et leurs types d'expériences. Le style, en art,
en philosophie comme en science, consiste à produire de telles
individuations, parfaitement différentiées mais nouvelles, et qui
par conséquent ne préexistaient pas à leur énonciation ou à leur
efFectuation sémiotique: telle est la fonction « transductive » du
style, pour reprendre la belle expression de Simondon ; car la trans-
duction est une véritable invention, qui fait passer un système à
un état nouveau, iInprévisible et déphasé, de sorte que les termes
« atteints par l'opération transductive ne préexistent pas à cette
opération 4 ». Tout style actualise ainsi des potentialités virtuelles
d'individuation.
Pour formaliser rapidement les différentes étapes de cette
conception du style, Deleuze notait, dans la première version de
Proust et les signes, en 1964 : « le style n'est pas l'hornme, le style,
c'est l'essence elle-même », et définissait cette essence, dans la
seconde version de 1970, comme « la structure formelle de l' œu-
vre d'art ». Dans la troisième version, en 1976, « jamais le style
n'est de l'homrrle, il est toujours de l'essence (non-style) », mais
cette essence ou « structure formelle» se définit désormais comnle
« transversalité 5 », concept signé Guattari, qui rompt décidément
avec les organisations centrées, les hiérarchies verticales et leur cor-
respondances horizontales, et distord la structure sur ses diagonales
machiniques et ses connexions anarchiques.
En définissant le style comme transversalité, Deleuze ne rend
pas seulement hornmage à leur écriture à deux, il intègre cette

4 G. Simondon, L'individu et sa genèse physico-biologique. L'individuation à la


lumière des notions de forme et d'information, Paris, Éd. J. Millon, 2001, p. 31.
5 Proust et les signes, p. 60, pp. 200-202.

163
LES STYLES DE DELEUZE

nouvelle définition, martelée en 1975, dans l'appareil assez sage de


sa lecture de Proust: « nous ne croyons qu'à une ou des machines
de Kafka, qui ne sont ni structure ni fantasrné ». Nulle incertitude
dans ces virages qui scandent le passage d'un formalisme sémanti-
que vers cette définition du style comme machine politique qui met
toute la langue en variation continue. Dès qu'il n'est plus rabattu
sur l'imaginaire personnel ou la généralité symbolique, le style se
fait événement, protocole d'expériences et se libère de l'interpré-
tation et de la signifiance. Loin de toute herméneutique du sens
ou du vécu, rnais aussi de tout systèrne formel signifiant, Deleuze
et Guattari ne considèrent plus le style comme la clé d'encodage
d'une œuvre. Il ne suffit plus de définir une formule typique (et
générale) de l'œuvre, mais de brancher son fonctionnernent sur
l'ensemble des sémiotiques sociales, pour comprendre la singularité
d'un style comme un énoncé, l'individuation d'un agencement
d'énonciation réel, une performance.
Dès lors, le style pour la langue et pour l'art ne peut plus
être considéré cornme un système clos, tandis que la linguistique
cesse d'être l'unique modèle de référence pour expliquer les styles,
y compris littéraires. Non qu'on ne puisse repérer aucuns traits
structurels ou sémantiques en art ou en littérature, bien entendu,
ni qu'on puisse taxer la linguistique d'incolnpétence, mais elle cesse
d'être dorninante dès lors qu'on transforme le statut du signe, et
qu'on cesse de le comprendre comrne identité pour le saisir comme
différence. En ouvrant le style sur sa variation, on suit la logique
du rhizome: connexion par hétérogénéité c'est-à-dire multiplicité
et donc rupture asignifiante (faute de quoi, on unirait de l'homo-
gène). Cela est valable pour tous les signes, y cornpris linguistiques,
qui ne peuvent être isolés des autres signes avec lesquels ils se
connectent, codages matériels, biologiques, sociaux, etc. La sérnio-
tique mixte du rhizome ne privilégie d'ailleurs aucun type de signes
mais insiste seulement sur leur interaction réelle, que la théorie ne
peut pas négliger. Ce qui est valable pour la littérature est valable

6 Kafka. Pour une littérature mineure, p. 14.

164
DELEUZE ET LES CARTOGRAPHIES DU STYLE

pour les autres arts, discursifs ou non. style se connecte avec son
contexte: machine, agencement collectif d'énonciation, il se fait
discours indirect libre.

COLLECTIF ET
DISCOURS INDIRECT LIBRE

Deleuze et Guattari exigent par conséquent qu'on cesse de dis-


tinguer stylistique et linguistique, usage noble et bas de la langue.
Leffarement que produit le chef d'œuvre ne tient pas à son émi-
nence, sa hauteur ineffable mais à sa puissance d'indétermination:
ce que l'on durcira rétrospectivement cornme « style noble» se pro-
duit en réalité « alors que la condition grammaticale qui deviendra
courante par la suite n'existe pas 7 », cornme le dit si bien Pasolini.
Les théories personnologiques du style comnle exception géniale,
suspectes politiquement avec leur assignation d'un génie pur,
se soutiennent théoriquement de l'hypothèse qu'il existerait un
niveau réputé rnoyen et normal, une norme majeure de la langue
parlée ou littéraire, fonctionnant comme un standard correct au
sein duquel le style atypique taillerait son idiolecte. Contre cette
conception d'une grarnmaticalité rnoyenne, normale ou majeure,
Deleuze et Guattari font du style une expérience de minoration et
élaborent leur théorie de la création comme variation intensivé.
Lhypothèse d'une norme majeure de la langue est réfutée dans
les Postulats de la linguistique, où Deleuze et Guattari reprennent
les analyses qu'ils menaient dans Kafka et les étendent du style lit-
téraire vers la linguistique et l'éthologie de la création. Dès que l'on
refuse le postulat selon lequel toute langue s'organiserait autour
d'une norme de grammaticalité donnée, linguistique et stylistique

7 P. P. Pasolini, L'expérience hérétique. Langue et cinéma (I972), tr. fi:. Anna


Rocchi Pullberg, Paris, Payot, 1976, p. 45.
8 On trouvera des développements plus complets sur cet aspect dans mon
Deleuze et l'art, Paris, PUF, 2005, chapitre 6,
« L'art mineur ».

165
LES STYLES DE DELEUZE

ne peuvent plus être hiérarchisées comme la théorie du dire et


du bien dire. L'exception stylistique cesse d'être tenue pour un
usage noble, selon la théorie syndicale du discours indirect libre.
En posant que la langue est faite de variations mineures, Deleuze
et Guattari montrent qu'il n'y pas de locuteur type actualisant un
invariant gramrIlatical majeur, sauf à ériger en principe méthodo-
logique une figure de dorIlination qui est d'abord un marqueur de
pouvoir social (1'étalon social du bon usage). Ils refusent ainsi le
postulat chomskyen selon lequel « on ne pourrait étudier scienti-
fiquement la langue que sous les conditions d'une langue majeure
ou standard9 », parce qu'il n'existe pas de « constantes ou d'uni-
versaux de la langue» qui permettraient de la « définir comme un
système horIlogène lO ». Labov montre en étudiant les idiolectes
black-english de la ville de New York que ces variations sont telle-
ment plurielles qu'on ne peut les ramener à un système unitaire:
c'est donc la conception du système qu'il faut changer, et renoncer
à la fiction d'une langue en soi comme système clos, contracté
sur sa pureté formelle, cristallisé dans sa structure générative. Avec
ces deux postulats sombrent également le postulat internaliste de
l'information ou de la corIlmunication, selon lequel le langage
transnlettrait des significations données entre locuteurs individués,
et le postulat structural d'une langue qui ne ferait appel à aucun
facteur extrinsèque.
La linguistique ne peut méconnaître ses conditions sociales
et pragmatiques d'existence au point de se représenter elle-même
comme un système homogène, alors que toutes les langues sont
perpétuellement travaillées par des fractures politiques et socia-
les, des poussées scientifiques, variétés régionales, archaïsantes ou
modernistes, des emprunts, idiolectes, agglutinations et autres
amalgames. Par conséquent, la notion de systènle doit se transfor-
mer et faire de la variation sa dimension constitutive. En ouvrant
la structure prétendument isolée, close et unifiée de la langue sur

9 Mille Plateaux, p. 127.


10 Ibid., p. 116.

166
DELEUZE ET LES CARTOGRAPHIES DU STYLE

les agencements réels la les


Guattari reprennent et les théories speech act.
ne suffit pourtant pas, avec Austin, d'énoncer « dire, c'est
il faut encore brancher cette linguistique performative sur une
pragmatique réelle, et cesser de couper la langue des u.",'~ ,~'-
..... ...u,",.u",,,,

collectifs d'énonciation concrets. Car on ne peut rrHY'>"'''p,",


fonctionnement de la langue si on l'isole artificiellement
systèmes matériels, politiques rnais aussi théoriques avec .,4U..... J..,
.l ....

elle interagit. Il faut donc passer à une nouvelle théorie du système,


en variation.
En réfutant les quatre postulats de la linguistique majeure,
centrée sur sa pureté fonnelle, Deleuze et Guattari énoncent les
conditions sémiotiques du style mineur: tout style est mixte,
hétérogène, puisqu'il n'est plus question de l'abréger en matrice
constituante, structure close, unitaire, ni de réduire sa signature
singulière à un encodage formel, dont on pourrait énoncer une
fois pour toute la formule générative. Ce serait confondre le style
avec un principe de répétition. Aucun style n'est identique, ni
d'ailleurs homogène: le style discursif n'est jamais purement lan-
gagier (rien dans la langue ne l'est), et n'est pas séparable de son
contexte d'énonciation et de réception, son agencernent réel. On
ne peut se représenter un style comIne véhiculant ou transmet-
tant des significations élevées, des informations spécifiques ou des
comrnunications propres. Tout style « ensigne », comme la langue,
constituant son répertoire de sens avec des matériaux asignifiants,
imprimant violemment ses mots d'ordre au langage ordinaire, qu'il
tord selon sa conception d'un bon usage (1 e postulat). Pas plus que
la langue, un style ne consiste en un système de signes clos, struc-
turalement pur (2 e postulat), selon une conception isolationniste
et archaïque de l'identité. Nulle identité ne peut se définir sur
un mode purement interne. La machine de la langue est toujours
branchée sur l'immédiat politique, et cela vaut pour le style aussi
bien. Il en découle (3 e postulat) que le style ne peut être réduit à
une axiomatique pétrifiée où des constantes quelconques permet-

167
LES STYLES DE DELEUZE

traient d'extraire un noyau consistant de règles génératives. Nul


besoin pour autant de renoncer à l~ science (4 e postulat), seule-
n1ent à cette conception faible et contestable de la formalisation
qui identifie la logique du vrai à un système fenné et postule qu'on
ne peut connaître qu'une grammaticalité donnée comme systèlne
homogène. Une telle conception de la langue ou du style cherche
son invariant structural génératif, et le dérive, comIne Chomsky,
d'une structure mentale du sujet. En dépit de son imposant appa-
reillage formel, elle se réduit pourtant à ce truisme: est majeur
ce qui est dit majeur par le locuteur autorisé. À ce compte, toute
tentative pour isoler un style, fût-ce celui de Rirnbaud, dégénère
en validation d'un étalon correct, qui s'impose à son tour comme
nonne majeure.
La variation stylistique s'entend alors comme créativité, mise
en variation intensive des formes stratifiées de la langue. Elle ne se
cristallise plus sur son axiomatique interne, rnais se définit comme
opération, mélange, hybridation de bordure. Une telle variation
n'est plus réservée aux artistes majeurs, aux grands stylistes, mais
affecte en permanence l'usage le plus ordinaire des langues. Le style
doit alors être cOlnpris dans son épaisseur et sa polytonalité comrne
discours indirect libre, discours dans le discours.
Cette analyse du discours indirect libre, lancée par Bakhtine,
reprise par Pasolini, inspire Deleuze et Guattari pour définir le style
comme variation. Suivant Bakhtine, Pasolini privilégie l'expression
indirecte parce qu'elle permet l'interaction dynamique de dirnen-
sions discursives hétérogènes. Le discours indirect libre propose
une énonciation feuilletée où le discours à transmettre et celui qui
sert à la transmission sont à la fois présents ensemble et distin-
gués: c'est un discours dans le discours. Bakhtine lui reconnaît un
intérêt méthodologique exceptionnel et injustement négligé, parce
qu'il inclut l'axe sociologique de la parole dans son énonciation, et
prouve par ce fait le caractère collectif de la parole!!. Le discours

Il M. Bakhtine, Le marxisme et la philosophie dit langage. Essai d'application de la


méthode sociologique en linguistique (Leningrad, 1929), Paris, Minuit, 1977, pp. 159-

168
DELEUZE ET LES CARTOGRAPHIES DU STYLE

indirect libre, qui exhibe l'épaisseur sociologique réelle du discours


dans sa polytonalité, prépare ainsi le concept d'agencement collec-
tif d'énonciation chez Guattari.
Or, cette polytonalité permet de rendre compte de la créativité
dans les langues: « inventer des mots, casser des syntaxes, infléchir
des significations, produire des connotations nouvelles 12 » n'est pas
seulement l'afEüre du poète majeur, rrlais aussi celle du moindre
locuteur. Le style passe par-delà la distinction du mineur et du
majeur, du parler ordinaire et du style extraordinaire, et donc, de
la linguistique et de la stylistique car il s'agit de rendre compte du
régulier aussi bien que du remarquable, pour pouvoir expliquer
comment on passe de l'un à l'autre sans avoir recours à l'argu-
ment d'autorité, qui fixe la licence poétique comme une nouvelle
norme majeure. C'est bien la minoration, la production d'une
singularité qu'il faut expliquer. Pasolini, poète, indique que l'infi-
nitif de narration, par exemple, s'offre comme une fonne épique
humble, syndicale, sociologique, qui procède à un abaissement
linguistique et rapproche la poésie de la prose: il définit ainsi les
conditions d'une énonciation qui précède ses conditions gramma-
ticales 13 • Cette avance du style sur la norme n'a rien de mystérieux.
Le discours indirect libre fait parler ceux qui ne parlent pas encore,
assume sociologiquement le court-circuit révolutionnaire entre
langue supposée noble et vernaculaire ordinaire. Les chants XXV
et XXVI de l'Enfer de Dante, explique Pasolini, vibrent de cette
invention d'une langue, qui rapporte le latin théologique et le flo-
rentin de la bourgeoisie communale à un mode d'expression inédit.
Il ne s'agit pas seulerrlent en variant les seuils mineurs et majeurs
de la langue de montrer cornment l'invention syntaxique exprime
l'intolérable, le pathétique visionnaire des rrlOdes sociaux existant.
Il s'agit en outre d'insister sur le fait que la création se produit sur

166.
12 F. Guattari, L'inconscient machinique. Essais de schizoanalyse, Paris, Éd.
Recherches, 1979, p. 24.
13 P. P. Pasolini, L'expérience hérétique, op.cit., pp. 39-40.

169
LES STYLES DE DELEUZE

les franges de minoration du majeur. Deleuze, dans ses livres sur


le cinéma, fait écho à ces analyses ~t en appelle à un peuple qui
manque: écrire ou créer, non pour représenter un peuple à venir,
un hypothétique futur à la manière des avant-gardes, rrlaÎs parler
non à la place de, mais devant ou pour les rnineurs aphasiques,
les inaudibles, imperceptibles peuples « à venir », ou insignifiants,
négligeables, « devant les animaux qui meurent 14 », parler au nom
des devenirs irrlpersonnels, asignifiants 15.
Si la langue entière est un exercice de minoration, tout locuteur
n'est pourtant pas poète: la réussite stylistique tranche sur l'usage
ordinaire du parler, sans faire appel à aucun facteur transcendant le
fait linguistique. Deleuze et Guattari rejoignent ici aussi les belles
analyses de Pasolini: la fonction de dépersonnalisation de l'énoncé,
jointe à sa capacité de diagnostic, font du discours indirect libre
un mode de transformation syntaxique initié par la littérature.
Les créations lexicales courantes ou poétiques ne s'éloignent pas
d'une langue moyenne ou correcte, mais proviennent de la collu-
sion entre différents niveaux sociaux d'expression, par élision du
niveau prétendument moyen. La fiction épistémologique d'une
grammaticalité à la Chomsky se révèle ici l'opérateur très concret
d'une domination réelle, qui proscrit les usages déviants en irnpo-
sant sa norme majeure, le bien parler. C'est pourquoi l'analyse
du style est si délicate, puisque notre admiration élève n'importe
quelle variation mineure au majeur. En revanche, dès qu'on élide le
niveau moyen, grammatical d'une langue majeure, les phénomènes
de minoration se propagent à l'ensernble des usages linguistiques,
et interdisent qu'on isole la création littéraire comme un secteur
détaché, sans pour autant la confondre avec l'usage courant.
Le style ne se construit donc pas sur un niveau médian, ni
sur un niveau supérieur de l'usage linguistique mais explose dans
les différentes directions du pauvre et du distingué, du bas et du

14 Critique et clinique, p. 12.


15 On trouvera des développements plus complets sur le « devenir-animal »
comme puissance intensive dans mon texte « Deleuze. De l'animal à l'art ».

170
DELEUZE ET LES CARTOGRAPHIES DU STYLE

haut, du bon et mauvais usage, selon les différents maniérismes


connexes et coprésents dans toute langue. Que ces maniérismes
fonctionnent par sobriété et soustraction, ou par prolifération
expressive, toutes les variations sont bienvenues, aucune a
priori préférable. Qualifier le maniérisme des langues pauvres
pauvreté ou surcharge relève d'une malveillance des linguistes: en
réalité, soustraire, retrancher, surcharger ou mettre en variation,
relèvent d'une seule et même opération de minoration. ~essentiel
n'est donc ni dans la langue mineure, ni dans la langue majeure ou
standard, mais « dans une langue X qui n'est autre que la langue
A en train de devenir réellernent une langue BlG ». Telle est la défi-
nition du style: tout style opère par maniérisme, c'est-à-dire par
variation.
La théorie du discours indirect libre et celle du maniérisrne
sobre permettent de statuer sur la distinction entre style rnineur
et style majeur, pertinente mais relative, et même trompeuse si
on estirne qu'elle valide un état majeur et mineur en soi. Il faut
se garder de réifier inutilement ces statuts comme s'il s'agis-
sait de deux styles, ou mêrne de deux usages du style. Il s'agit
en réalité de deux régirnes épistémologiques coexistants, de deux
politiques adverses de la langue, qui hypostasient ou non la capa-
cité de la norme à se réifier en marqueur social, mais que seul un
goût binaire (et majeur) peut durcir en opposition réelle. Le style
majeur n'existe d'ailleurs pas en dehors de ces phénomènes bien
réels de dornination, qui élèvent un style rnineur quelconque au
statut provisoire de norme dominante, tout en l'appauvrissant par
redondance scolaire. Deleuze et Guattari peuvent ainsi tenir en
même ternps que tous les devenirs réels sont des devenirs-mineurs,
et qu'il faut lutter contre les phénomènes bien réels de domina-
tion du majeur. Le couple duel du majeur et du mineur pourrait
laisser croire que les styles sont ordinaires ou remarquables, et par
essence dorninants ou subalternes en soi. Nouveau leurre. Cette
oscillation concrète du mineur au rnajeur montre bien qu'il faut

16 Mille Plateaux, p. 132; et P. P. Pasolini, L'expérience hérétique, op.cit., p. 62.

171
LES STYLES DE DELEUZE

passer à la variation continue qui les produit tous deux comme


des pôles adverses et variables, des tenseurs. N'irnporte quel style
empirique peut être tenu pour remarquable ou ordinaire, majeur
ou mineur, selon l'occasion, et cela non parce que l'appréciation
du style resterait relative, mais parce qu'en matière de style, « la
fluctuation de la norme remplace la permanence d'une 10P7 ». Le
style se fait maniériste et non essentialiste : c'est un événement, qui
effectue sa singularité remarquable sur le mode mineur, et tourne à
l'ordinaire lorsqu'il s'impose en mode majeur. Cannelo Bene, dans
son Richard Ill, rnontrait qu'il faut, pour rendre hommage à un
grand auteur comme Shakespeare, mettre sa formule en variation,
sous peine de le réduire à un colifichet de la culture, un fétiche.
Faute de quoi « on prétend ainsi reconnaître et admirer, mais en
f;;üt on nonnalise 18 ».
Tel est le paradoxe du style : ÎlIlpossible d'aimer et d'admi-
rer une œuvre, un auteur, sans les réduire immédiatement à une
norme empaillée que l'on range sur les étagères patrimoniales des
réussites de la culture. Rien d'étonnant à ce que le style réclarne
si violemment une théorie de l'arnputation, de la difformité et de
l'anomie créatrice. Toute création est soustractive.

VARIATION INTENSIVE ET PUISSANCE IMPERSONNELLE

Dès lors, le style se définit comme mise en variation inten-


sive de la langue. C'est pourquoi il est toujours décrit comme une
ligne de fuite qui implique une variation intensive, agrarnmaticale,
devenir-mineur ou devenir-animal de la langue, c'est-à-dire une
transformation créatrice des matériaux syntaxiques et des condi-
tions de l'énonciation. Dès lors, le style est une tension qui met la
langue en rapport avec sa bordure intensive: matière non formée,
son musical ou cri asignifiant, c'est-à-dire, déterritorialisation du

17 Le Pli. Leibniz et le baroque, p. 26.


18 Superpositions, p. 97.

172
DELEUZE ET LES CARTOGRAPHIES DU STYLE

sens qui porte la langue à sa limite. Car la limite pour Deleuze,


n'est nullement l'endroit où ça cesse, mais au contraire la fourche
disjonctive d'où procède une individuation: on touche ici au corps
sans organes de la langue, où la littérature impose sa puissance
asignifiante et son efficacité sémiotique.
Le mineur affecte la bordure intensive de la phonétique et la
limite politique du bon usage grammatical, lorsque Kafka impose
un maniérisme yiddish à l'allemand de Goethe et un idiomatisme
tchèque qui tord l'allemand, non dans le sens superfétatoire du
maniérisme baroque de Meyrink, mais dans le sens d'une pauvreté,
d'une sècheresse, d'une sobriété intense. La création est toujours
soustractive: le style retranche à la langue ses conditions d'équi-
libre convenues pour tenter un nouvel agencement, il lui irnpose
un devenir-mineur.
Ce devenir permet la définition intensive du style comme
bégaiement agrammatical et langue étrangère, qui poursuit pour
le rythme de la parole, l'organisation linguistique et l'étrangeté
du style ce passage à la limite du devenir-mineur, devenir-animal
ou corps sans organes. Dans tous les cas, la langue est rendue à
sa nappe d'intensité variable. Le style se définit comme une mise
en variation de la langue au sein de la parole, selon la formule
proustienne, « les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue
étrangère », à laquelle Deleuze se réfère dans toute son œuvre et
qui sert d'exergue à son dernier livre consacré à la littérature, Cri-
tique et clinique. Ce bégaiement asyntaxique, agrammatical, cette
langue étrangère ne doivent pas être confondus avec une affection
de la parole, comme s'il s'agissait de rnimer une désorganisation
de la langue ou de malmener le cliché pour obtenir une trouvaille
créatrice. Il ne s'agit pas d'imposer la règle d'un mauvais usage
de la parole mais de tailler dans la langue un usage mineur qui
en retranche les élérnents de pouvoir ou de domination, et qui
réorganise tout le langage en fonction d'une tension virtuelle, qu'il
faut tracer sur ces bords asyntaxiques justement parce qu'elle ne
préexiste pas.

173
LES STYLES DE DELEUZE

Si l'œuvre de Kafka s'avère exceptionnelle, c'est que la nou-


veauté du style ne fait qu'un avec -une exploration inédite (non
« littéraire », au sens d'une recherche de conforrnité avec les codes
majeurs) du tissu social réel. La littérature se fait physique des
affects, éthologie sociale. Lécrivain n'est pas défini par son goût de
nlOdifier la règle arbitraire et subjective du code littéraire, ni même
par sa détermination linguistique et socioculturelle mineure, car il
suffirait à ce corn pte d'emprunter une posture mineure pour pro-'
duire à coup sûr un chef d' œuvre, ce qui revient une nouvelle fois à
transformer le Inineur en prescription majeure. Pour autant, le style
n'est pas indéfinissable, il est seulernent imprévisible et imminent,
irréversible et improbable, selon les caractères de l'événement 19 • On
peut le caractériser par son absence d'affectation, son urgence, sa
puissance d'affect, la virulence contagieuse de sa capacité à rendre
la manière dont il est affecté par la physique sociale du temps.
L analyse du style apporte ainsi une confirmation décisive
pour la critique des individuations personnelles. NulJe primordial,
aucun cogito substantiel ne se tiennent sous l'énonciation et n'ont
le pouvoir de faire commencer le discours. La position de sujet est
produite par l'énoncé lui-même, et lorsque le sujet d'énonciation,
celui qui parle, est arbitrairement distingué de l'acte d'énonciation,
lorsqu'il est posé comIne la cause transcendante du sujet d'énoncé,
du pronom qu'il énonce, c'est par une fiction linguistique qui
répond à une stratégie politique. En réalité, la dissociation du Je
qui parle et du moi psychologique empêche l'analyse immanente
du discours en termes d'énoncés, et rend impossible la compré-
hension de ce fait de langage qu'est le style. Pour expliquer un
effet de style sans la faire dériver d'un Je originaire, il faut selon
Deleuze refuser la théorie linguistique des embrayeurs, des shifters
de Jakobson ou la sui-référentialité de Benveniste, en montrant la

19 Voir la belle analyse de François Zourabichvili, Le vocabulaire de Deleuze,


Paris, Ellipses, 2003, p. 40, et son excellent article: « La question de la littéralité »,
in Gelas, Bruno et Micolet, Hervé (sous la dir.), Deleuze et les écrivains. Littérature et
philosophie, Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2007, pp. 531-544.

174
DELEUZE ET LES CARTOGRAPHIES DU STYLE

connivence entre ces analyses linguistiques et une fanne


neutique phénoménologique, qu'elle soit centrée sur le Je ou sur le
Tu. Non que le sujet individué humain, d'ailleurs, soit une
illusoire, mais comme toute forme, il est dérivé. Il y a donc des
sujets, il y en a Inême de types variés, mais ils ne sont pas l'origine
du discours, produits par lui au contraire comme place dans le dis-
cours. positions de sujets ne décrivent donc pas les figures
Je originaire source de l'énoncé, IIlais sont des résultats de l'énoncé,
de sorte qu'il faut les situer dans « l'épaisseur d'un murmure ano-
nyme » et faire d'un « Il>> ou d'un « On », « il parle », « on parle »,
les instances impersonnelles productrices des discours, des modes
de subjectivation impersonnels 2o •
La linguistique personnologique de Benveniste, qui dérive le
langage d'un Je originaire, l'instance du discours, prend en réalité
appui sur la fiction linguistique du pronom, qui fait du sujet, de la
personne l'origine du discours. Or, depuis 1963, Deleuze répète:
« La question qui? ne réclame pas des personnes, mais des forces et
des vouloirs 21 ». Selon un procédé dont Deleuze use dans chacune
de ses études littéraires, l'analyse stylistique corrige des positions
théoriques factices qui durcissent en réalité des positions doxiques
subalternes: Proust, Sacher-Masoch, Artaud, Kafka, Beckett, Blan-
chot viennent ainsi tour à tour porter secours à la pensée théorique.
Au lieu d'être le lieu d'un redoublement autotélique, la littéra-
ture moderne, celle de Blanchot en particulier, marque l'étalement
du langage, et déploie sa pure extériorité. Foucault l'avait par-
faitement exprimé dans les études si précises qu'il consacre à la
littérature, et Deleuze lit avec la plus grande attention l'hommage
qu'il adresse à Blanchot, « La pensée du dehors ». La littérature ne

20 Foucault, p. 17 ; voir M. Foucault, L'Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1970


et M. Blanchot, La part du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 29.
21 « Mystère d'Ariane» (sur Nietzsche), in Bulletin de la Société française d'études
nietzschéennes, mars 1963, pp. 12-15. L'article est réédité in Philosophie, n° 17, hiver
1987, pp. 67-72. Il est repris après révision in Magazine littéraire, n° 289, avril 1992,
pp. 21-24, et la version révisée est reprise in Critique et clinique, p. 126.

175
LES STYLES DE DELEUZE

met donc pas en œuvre « le langage se rapprochant de soi jusqu'au


point de sa brûlante manifestation »., mais « le langage se mettant
au plus loin de lui-Inême », une « mise "hors de soi"22 » que Blan-
chot théorise et pratique: c'est bien la littérature qui produit cette
surface d'extériorité qui exhibe la pensée du dehors, le langage
privé d'intériorité souveraine. Cela rend compte de l'usage que
Deleuze f~lÎt de la littérature, comIne extériorité clinique qui ne
renvoie à aucune expérience originaire d'un sujet phénoménolo-
gique. Expérience neutre, extériorité à la troisième ou rnême à la
« quatrième personne» selon la belle expression de Ferlinguetti, la
littérature se substitue au vécu phénornénologique et récuse défi-
nitivement toute identification de l'expérience à la personne, au
Je-Tu de l'énonciation, au profit d'un agencement irnpersonnel
d'énonciation.
Cet agencement impersonnel indique comment le style
comme signature (ou nom propre) s'acquiert au prix d'un sévère
exercice de dépersonnalisation, ainsi que le souligne constamInent
Deleuze, en s'appuyant sur les magnifiques analyses que Blanchot
consacrait à Kafka. C'est, disait Kafka, le jour où il avait été capable
d'écrire non plus Je mais Il, qu'il était devenu écrivain:
« Il ne me suffit donc pas d'écrire: Je suis malheureux. Tant que je
n'écris rien d'autre, je suis trop près de moi, trop près de mon mal-
heur, pour que ce malheur devienne vraiment le mien sur le mode
du langage: je ne suis pas encore vraiment malheureux. Ce n'est
qu'à partir du moment où j'en arrive à cette substitution étrange:
Il est malheureux, que le langage commence à se constituer en
langage malheureux pour moi, à esquisser et à projeter lentement
le monde du malheur tel qu'il se réalise en luP3. »
Ce devenir impersonnel dans l'écriture n'implique nullement
un renoncement à soi, mais au contraire la chance de faire passer
dans le langage le soufRe réel de l'événenlent. Il ne constitue pas

22 M. Foucault, « La pensée du dehors », et Deleuze et Guattari, Mille Plateaux,


p.324.
23 M. Blanchot, La Part du feu, op. dt., p. 29.

176
DELEUZE ET LES CARTOGRAPHIES DU STYLE

une mortification mystique, un dessaisissement luortifère, luais


procède d'une construction violente et passionnée qui le
langage à sa limite, au point de tension où se fornlent en
individuations définies, les rnodes de subjectivation sociaux.
ou Blanchot, comme pour Deleuze, le problème n'est
pas de renoncer au Je, mais de montrer comlnent ce Je est
par un neutre indéfini, un Il qui n'est plus d' aucune L/'-"Lv'-'LU"~'-",
rnais qui construit une ligne de fuite virtuelle. Ce Il porte tout le
langage à son point de déséquilibre, mais aussi de créativité, parce
qu'il ne représente pas un sujet substantiel, mais tente de cartogra-
phier une nouvelle individuation. « Le On et le Il .- on meurt, il
est malheureux - ne prennent nullement la place d'un sujet, luais
destituent tout sujet au profit d'un agencement du type heccéité »,
expliquent Deleuze et GuattarF4. C'est cela un style: au lieu de
reterritorialiser les énoncés sur les personnes, de centrer le lan-
gage sur son point d'origine supposé abstrait, un Je transcendantal
donné comme sujet substantiel, tendre la syntaxe au contraire pour
lui permettre d'être traversée, portée à son extériorité, qui n'est pas
une exténuation mais un point extrême de transformation, un seuil
de métarnorphoses.
Deleuze et Guattari proposent alors une grammaire de l'hec-
céité, syntaxe impersonnelle qui correspond à cette individuation
intensive, et prend le contrepied de la logique aristotélicienne,
avec son jugement propositionnel: un sujet substantiel + la copule
« être» + un prédicat accidentel, par exemple « Socrate est chauve ».
Une sémiotique libérée de ces modèles de signification structu-
rale et de ces subjectivations personnelles peut prendre la forme
d'une proposition intensive, ou l'àrticle indéfini et le nom propre
remplacent le sujet substantiel, et le verbe à l'infinitif la copule et
son prédicat. Telle est la sémiotique que Deleuze et Guattari pro-
posent dans une page de Mille Plateaux: « article indéfini + nom
propre + verbe à l'infinitifS ». L'indéfini, le nom propre, l'infinitif

24 Mille Plateaux, p. 324.


25 Ibid., p. 322.

177
LES STYLES DE DELEUZE

et la conjonction et composent ce style télégraphique, intensif et


asyntaxique, qui définit la polytonalité du style, et sa capacité à
capter des heccéités, événements, cinq heures du soir, un après-midi
dans la steppe.
Les heccéités découpent des individuations insolites, mais
nullement imparfaites, des individuations composées de vitesses
et de lenteurs, de variations de puissance, et qui n'ont pas un Je
substantiel pour origine. Tout dépend de cette décision philoso-
phique: l'énoncé s'individue-t-il à la manière d'un événement ou
à la manière d'un sujet? Pour Deleuze, comme pour Guattari, ce
sont plutôt l'article défini et le verbe conjugué à la première per-
sonne qui souffrent d'indéternünabilité, puisqu'ils ne recouvrent
pas des processus réels, mais seulement nominaux. L'indéfini de
l'article ou l'infinitif du verbe ne manquent pas de déterrnination,
mais exposent cette puissance impersonnelle d'individuation, qui
se révèle capable de neutraliser l'indétermination de la personne
socialement fabriquée, de remplacer cet artefact doxique par une
individuation créatrice, qui détermine le singulier26 •
Telle est la fonction transductive de l'art: faire passer de l'in-
tensité dans la syntaxe, troubler et minorer les structures et les
strates organisées, les formations norrnatives stables, réintroduire
de l'aléatoire dans les codes culturels en frayant une ligne de fuite
virtuelle, qui ne préexistait pas à son opération. En vaporisant les
identités toutes faites, l'indéfini fait passer dans la langue la puis-
sance de l'événernent, et atteste qu'il ne s'agit pas de représenter
les personnes socialement cadrées, les redondances sociales, ou les
personnages familiers de nos Abécédaires, mais de capter de nou-
velles existences pour bousculer la syntaxe et la rendre apte à faire
sentir de nouveaux affects.
De même que le pronom renvoie à l'individuation imperson-
nelle, le verbe à l'infinitif renvoie au temps non pulsé du devenir

26 « L'immanence : une vie.... », in Philosophie, n° 47, 1cr septembre 1995,


pp. 3-7 : il s'agit du dernier texte publié par Deleuze, repris dans Deux régimes de
fous. Textes et entretiens 1975-1995.

178
DELEUZE ET LES CARTOGRAPHIES DU STYLE

produisant ses vitesses et ses lenteurs indépendamment des modes


chronologiques ou chronométriques que le temps peut prendre par
ailleurs, conformément à la distinction stoïcienne de Chronos et
d'Aiôn. L'infinitif est devenir, il esquive le présent de Chronos et
file dans le temps disjonctif d'Aiôn, passé-futur qui ne se stabilise
en aucun sujet. Comrne le montrait Bréhier, les stoïciens luttaient
contre la logique aristotélicienne, en comprenant les attributs des
êtres non comrne des épithètes qui marquent leur propriété, rnais
bien comme des verbes qui indiquent leurs devenirs 27 • Dès lors
qu'on pense l'individuation comme heccéité et non comme sujet
personnel, le verbe s'exprirne à l'infinitif, glisse jusqu'au participe,
et d'une certaine manière inclut son rrlOde d'individuation dans
son actualisation 28 • Le maniérisme de la variation (Et) remplace
l'essentialisme de la logique prédicative (Est) : il ne s'agit plus de
cibler l'essence de l'être, mais de dérouler la variation des devenirs.
La langue ne dit plus l'accident comme propriété d'un sujet, rrlais
énonce la variation intensive comrrle production impersonnelle de
subjectivité, comme une perspective qui produit ensemble, dans
la langue, des places d'objet et de sujet qui ne préexistent pas à
sa formulation. La gramlnaire de l'heccéité préfère ainsi l'adjectif
impersonnel au pronom personnel, remplace l'article défini par
la puissance indéfinie : tel est le sens de la formule énigmatique
« L'Immanence: une vie ... » qui substitue à la copule prédicative
est la conjonction itérative et: une vie ne contient que des singula-
rités qu'elle actualise sur ce mode itératif. Ces antidotes paradoxaux
sont nécessaires pour insuffler à la langue la capacité de capter de
nouvelles individuations événements.
La théorie du nom propre trouve ici son articulation définitive
et permet de conclure sur la singularité du style comme signature:
il ne désigne pas un sujet personnel, mais ce mode d'individuation
de l'heccéité, rapport complexe de vitesses et de lenteurs et variation

27 É. Bréhier, La théorie des incorporels dans l'ancien stoïcisme, Paris, Picard, 1908,
rééd. Vrin, 1980, p. 19.
28 G. Guillaume, Temps et Verbe, Paris, Champion, 1965.

179
LES STYLES DE DELEUZE

puissance. Cette théorie des noms propres était déjà ilnpliquée


dans la théorie du style mineur et du devenir-impersonnel de
l'auteur. C'est elle qui signe le style comme singularité intensive,
et par conséquent comlne individuation dans la langue, non sur
le mode d'un individu personnel, mais cornme un cas, un événe-
ment. C'est pourquoi le nom propre n'est pas le sujet d'un ternps,
mais l'agent d'un infinitif: il trace de nouvelles coordonnées pour
la cartographie des corps: loin de valoir comme l'étiquette d'une
entité préexistante, il invente une capture de force qui produit une
nouvelle individuation, comme devenir ou processus 29 •
Le norn propre qualifie ainsi cette singulière capacité d'exis-
tence, cette puissance qui ne renvoie pas à un sujet humain déjà
donné, mais à un faisceau de forces (un symptôme, disait Deleuze à
l'époque de Sacher-Masoch), qui n'est référé ni à la permanence d'un
savoir, ni à l'identité d'une substance. Il ouvre la généralité du mot
sur la singularité de son acte d'énonciation, révèle la singularité de
toute émission langagière. Or la singularité n'est pas l'individuel,
et le nom propre n'est ni un terme générique, ni l'articulation du
symbolique à une réalité empirique, rnais comme effet, non au sens
causal, mais au sens d'un effet perceptif: le nom propre Roberte,
dans l'œuvre de Klossowski, indique une différence d'intensité
avant de renvoyer à une personne, marque le faisceau irrlpersonnel
d'une heccéité singulière, d'un potentiel de singularité. De tels
effets sont désignés par un nom propre, disposent une typologie
des puissances et font de l'histoire de la littérature un tableau de
syrrlptômes, « effet Kafka », « effet Carroll »30.
Le nom propre est donc un composé syrriptornatologique qui
relève d'une typologie des forces. Il ne réclame corrime support
aucune identité personnelle, implique une dépersonnalisation qui
s'ouvre sur les multiplicités qui le traversent (latitude) et sur les
intensités qui le parcourent (longitude). Lagrammatical et le style
télégraphique doivent donc être compris comme des manières

29 Dialogues, p. 111 et Mille Plateaux, p. 323.


30 Logique du sens, p. 88 et Pourparlers, p. 52.

180
DELEUZE ET LES CARTOGRAPHIES DU STYLE

positives de dire l'heccéité, et non comme le résultat


ganisation psychique, d'un procès de décomposition.
En refusant de réduire le style à une composante biographique
intime, irnaginaire ou symbolique, et d'identifier l'auteur à un vécu
personnel, Deleuze n'implique donc pas d'abandonner la notion
d'auteur, mais de la transformer. Le nom d'auteur n'est plus l'indice
d'une intériorité personnelle, d'un Moi individué mais, comme
le répète dans des formules inlassablement reprises, le faisceau
effet, d'un nom propre, qui implique un exercice de déperson-
nalisation. C'est cette opération de dépersonnalisation que nous
avons voulu expliquer, selon ses modes collectifs, impersonnels,
imperceptibles et intensifs en montrant qu'ils forment un enchaî-
nement rigoureux. La réussite du style ne tient donc pas, selon
Deleuze, à l'exception d'une personnalité, mais au pouvoir spécial
d'atteindre à l'irnpersonnel : une impersonnalité construite, pros-
pective et joyeuse qui ne revient pas du tout à procéder à l'ablation
saignante de son petit moi, mais à subir la véhémente puissance
augmentative de sa métamorphose.

181
À partir du milieu des années 1970, la pensée politique que
Deleuze développe avec Félix Guattari s'ordonne autour de deux
notions: celle de « devenir-mineur », celle d' « agencement ».
L'une supporte une problématisation des vecteurs de mutation qui
fragilisent intérieurement tout systèrne de « majorité », en définis-
sant celui-ci par l'hégémonie d'un ensemble normatif capable de
déterminer l'inscription inégale des pratiques et des rnultiplicités
humaines dans des « sous-enseIllbles » (rninorités), à la fois régimes
d'énoncés et positions subjectives dans lesquels s'individualisent les
groupes et les personnes, s'articulent leurs intérêts et leurs reven-
dications, se règlent leurs appartenances et leurs identifications l .
La seconde, celle d'agencement, relance le programme d'une
schizoanalyse : elle donne sa fonction analytique à une analyse
micropolitique des conflits et des « lignes de fuite» que produit,
dans ces régimes collectifs d'énonciation et dans les forrnes de sub-
jectivité correspondantes, l'articulation hautement surdéterrninée
du désir inconscient et de la reproduction des rapports de domina-
tion et d'assujettissernent. Mais dès leur première thématisation, en
1975 dans Kafka. Pour une littérature mineure, ces deux concepts
sont directement liés l'un à l'autre pour analyser la « machine d'ex-
pression» de Kafka, à la fois processus matériel et vital d'écriture,

« Philosophie et minorité », in Critique, n° 369, fevrier 1978, pp. 154-155 ;


repris partiellement dans « Un manifeste de moins» in Superpositions, pp. 124-125,
puis modifié et augmenté dans Mille Plateaux, pp. 133-134.

183
LES STYLES DE DELEUZE

travail stylistique dans la langue et expérimentation créatrice des


agencernents collectifs d'énonciation de son temps. L'intérêt de
la démarche ouverte ici, reprise ensuite dans « Un manifeste de
Inoins » en 1979, et approfondie en 1980 dans le plateau « Pos-
tulats de la linguistique », est aussi ce qui fait sa difficulté.
« procès» d'écriture kafkaïen donne lieu à une première tentative
d'articuler trois niveaux théoriques, dont dépend la construction
mêlne d'un concept objectifde« littérature mineure» : un repérage
sociolinguistique du matériau langagier dont dispose Kafka dans la
Prague du début de siècle, qui vise à inscrire son acte littéraire dans
le système complexe des mutations sociohistoriques qui traversent
le champ linguistique; une étude stylistique qui s'attache au travail
spécifique (le « procédé») effectué par l'écrivain dans ce matériau,
processus d'expérirnentation d'une issue créatrice à une iInpasse
politique intérieure à l'énonciation; un troisième niveau en décou-
lant, politique, qui évalue la façon dont un procédé d'écriture
réussit à produire de nouveaux effets sémiotiques et de nouvelles
visibilités sur le champ social, en rapport avec l'érnergence de nou-
veaux énoncés et de nouvelles organisations de pouvoir, mais aussi
de nouvelles formes de conscience révolutionnaire, nationales et
internationales 2 •
C'est sur cette articulation que nous reviendrons ici, en redis-
posant les fronts sur lesquels elle produit ses effets. Elle impose de
soumettre à critique l'idéalisme qui préside, dans la linguistique
internaliste, à la construction d'un objet théorique (<< langue ») dont
sont exclues aussi bien les variations stylistiques que les variables
sociales, politiques, économiques, historiques qui affectent les
procès énonciatifs. Elle impose alors aussi de rOlnpre avec une
conception esthétisante ou ornementale d'un travail stylistique
qui n'affecterait que les éléments superficiels ou les variations dites
« libres» des structures linguistiques, pour le réinscrire au contraire
dans les tendances les plus profondes que ces structures s'avèrent

2 Nous avons présenté pour lui-même ce dernier aspect dans « Deleuze et les
minorités: quelle politique? », Cités, n° 40, Paris, PUF, 2009.

184
POLITIQUE DU STYLE ET MINORATION CHEZ DELEUZE

receler dès lors qu'elles sont reconduites au champ matériel qui


les conditionne. Elle conduit ainsi à déterminer les conditions
sous lesquelles des productions littéraires déterminables comme
« mineures» parviennent à instancier des conjonctures de luttes et
de lllutations historiques dans la littérature, mais aussi dans l'étude
scientifique des systèmes linguistiques, laissant entrevoir un rap-
port inédit entre science et art, et faisant de cette connexion une
pièce nécessaire de l'analyse micro politique ou schizoanalyse.

POLITIQUES DE LA LINGUISTIQUE

À la linguistique internaliste, dans ses variantes structurales et


génératives, post-saussuriennes ou chomskyennes, Deleuze et Guat-
tari adressent une critique complexe qui converge dans le repérage
d'une politique implicite de la linguistique. D'où qu'elle s'énonce
pourtant, la critique politique d'une production scientifique pour-
rait sembler illégitime, ou devoir se borner à dénoncer les usages
extrinsèques qui en sont faits. Sauf à montrer comment son épis-
témologie enveloppe, dans ses procédures mêmes, dans la rigueur
mêrne de ses opérations de connaissance, une politique intérieure,
qui n'attend pas des dévoiements après-coup, instrumentalisations
ou « récupérations », pour définir dans un champ scientifique son
« parti ». Précisément, ce que Deleuze et Guattari contestent, c'est
la prétendue neutralité des opérations par laquelle la linguistique
constitue son objet théorique, c'est-à-dire du type d'idéalisation et
d'abstraction qu'elle effectue pour le déterminer, donc le délimiter
dans certains partages supposés valoir comme conditions de juris
d'une science linguistique. À un niveau élémentaire, l'abstraction
théorique y procède par extraction d'invariants, supposant de sélec-
tionner dans les procès énonciatifs certaines variables aptes à entrer
dans des rapports constants, donc de rejeter ipso facto certaines
variables de l'énonciation comme relevant d'autres disciplines, et
les facteurs de variations affectant les variables sélectionnées elles-

185
LES STYLES DE DELEUZE

mêmes à des branches subalternes de la linguistique (pragmatique,


sociolinguistique, prosodie et stylistique ... ), comme autant de fac-
teurs contingents au regard des contraintes prédéterminées dans la
structure ou le code de la langue. soupçon de Deleuze et Guattari
porte d'abord sur cette relégation ou cette expulsion hors linguis-
tique des facteurs sociaux, politiques, historiques qui détenninent
pourtant les pratiques énonciatives jusque dans leurs structures
« profondes », imposant dans ledit code syntaxique et phonétique
de la langue des variations non-codées. La critique ne porte évi-
demment pas sur le fait que l'objet théorique « langue» soit défini,
donc nécessairement limité; elle porte sur la façon dont ce qui en
est théoriquement exclu y fait retour pratiquement, à savoir sous
la forme d'une dénégation, qui supporte cette définition, et dont
font symptôme aussi bien la division du travail interne au charnp
de la linguistique que la prétention de la linguistique internaliste à
l'apolitisrne d'une science pure et désintéressée. Dénégation double
en vérité: rejetant les conditions d'hétérogénéité et de variation des
langues à l'extérieur de systèmes que l'on pose en droit homogènes
et constants, on néglige d'autant mieux les forces non linguistiques
qui « hétérogénéisent » les pratiques discursives dans toutes leurs
dirnensions, que l'on méconnaît celles qui leur imposent des effets
réels d'homogénéisation et de fixation de constantes:
« Puisque tout le monde sait qu'une langue est une réalité variable
hétérogène, qu'est-ce que signifie l'exigence des linguistes, de
tailler un système homogène pour rendre possible l'étude scien-
tifique ? [... ] le modèle scientifique par lequel la langue devient
objet d'étude ne fait qu'un avec un modèle politique par lequel
la langue est pour son compte homogénéisée, centralisée, stan-
dardisée, langue de pouvoir majeure ou dominante. Le linguiste
a beau se réclamer de la science, rien d'autre que la science pure,
ce ne serait pas la première fois que l'ordre de la science viendrait
garantir les exigences d'un autre ordre. 3 »

3 Mille Plateaux, p. 127.

186
POLITIQUE DU STYLE ET MINORATION CHEZ DELEUZE

point de vue de la critique des postulats de la linguistique,


ou de l'idéalisme qui lui fait office de « philosophie spontanéé »,
comme du point de vue de la position de minorité que Kafka, nous
le verrons, permet de tenir dans le champ de la linguistique, le
débat opposant le sociolinguiste William Labov à Chomsky sur
conditions d'analyse du black english est pour Deleuze et Guattari
des plus éclairants, et plus encore la caricature que Chomsky est
obligé de faire de la position de Labov pour maintenir la sienne.
Établissant les conditions d'une analyse scientifique du black
english dans les ghettos new-yorkais, Labov établit l'impossibilité
d'en comprendre la réalité à la fois systémique et dynamique sous
les conditions définies par une « grammaire» au sens chornskyen,
c'est-à-dire une structure générative de règles capables de former
un nombre indéfini d'énoncés « corrects », sanctionnable comme
tel par l'intuition qu'un locuteur standard a de sa propre langue 5•
Il fait valoir au contraire la nécessité d'analyser les variations réglées
qui dérivent du black english, « variations inhérentes» qui ne se
réduisent ni à une série de fautes au regard du critère de gram-
maticalité du linguiste chomskyen, ni à un mélange entre deux
systèmes supposés chacun honlOgène pour son compte. Chomsky
feint de comprendre l'argument de Labov comme un simple rappel
à l'observation empirique pour laquelle les langues sont toujours
des réalités de fait hétérogènes et en perpétuelle variation, rappel
qui ne saurait entamer en rien la nécessité pour le sociolinguiste de
dégager des « systènles idéaux» seuls capables d'assurer la constance
et l'homogénéité de l'objet étudié quitte à s'interroger subsidiai-
rement sur les cas de « mélange dialectal» ou de permutation
de systèmes, bref, condescendre à considérer ensuite « la manière

4 Sur la pertinence de cette expression althussérienne pour la critique guattaro-


deleuzienne des postulats de la linguistique, voir J.-J. Lecercle, Une Philosophie
marxiste du langage, Paris, PUP, 2004.
5 N. Chomsky, « La notion de "règle de grammaire" » (1961), tr. fr. in Langages,
n° 4, décembre 1966, pp. 81-104. Sur le rôle du débat entre Chomsky et Labov pour
la question de l'agrammaticalité et du style chez Deleuze, voir A. Sauvagnargues,
Deleuzeetl'art, Paris, PUP, 2005, pp. 147-150, pp. 154-157.

187
LES STYLES DE DELEUZE

dont, chez les individus réels, ces systèmes idéaux entrent en interac-
tion » pour apparaître au regard de l'observateur comme « un seul
système ayant quelques variantes marginales 6 ». Cette exigence,
explique Chomsky, s'impose pour un black english comme pour
n'importe quelle autre langue, si l'on prétend en faire autre chose
qu'une simple somme d'infractions par rapport aux énoncés cor-
rects de l'anglais standard7 •
Chomsky caricature ainsi doublement l'objection de Labov, et
ce faisant, s'épargne d'expliciter les présupposés sur lesquels repose
le programme de la grammaire générative et qui grèvent celui-ci,
selon Labov, de difficultés tant méthodologiques qu'idéologiques.
D'abord, cette grammaire ne se départ pas de la distinction choms-
kyenne entre compétence et performance, qui tombe sous le même
« paradoxe saussurien » qui entachait déjà la distinction entre
langue et parole: le linguiste s'en autorise pour étudier la langue,
définie comme la partie « sociale» du langage, à partir d'un seul
individu considéré comme locuteur standard, et pour renvoyer à
l'inverse l'étude des variations dites « individuelles» de la parole à
l'extériorité du champ social, qui ne concernerait justement plus la
linguistiques. Ce paradoxe n'est pas seulement rnéthodologique :
il révèle des présupposés proprement idéologiques 9 • Car une fois
affirrnée l'homogénéité d'un code de la langue, et celui-ci mis' à
l'abri des stratifications complexes des rapports sociaux, de leurs
différenciations internes et de leurs variations propres, on ne peut
éviter d'ériger la langue dans une position de transcendance vis-à-
vis du champ social, cependant que les pratiques énonciatives sont

6 N. Chomsky, Langue, linguistique, politique. Dialogues avec Mitsou Ronat,


Paris, Flammarion, 1977, p. 72 et sq.
7 Ibid, pp. 73-74.
8 W Labov, Sociolinguistique (1972), tr. fi-. A. Kihm, Paris, Minuit, 1976,
pp. 260 et 360-361.
9 Cf Ibid, notamment pp. 259-260 et 352-365. Ces questions ont été reprises
récemment par A. Janvier et J. Pieron, « "Postulats de la linguistique" et politique de
la langue - Benveniste, Labov, Ducrot », in Dissensus, n° 3, fevrier 2010, pp. 138-
163.

188
POLITIQUE DU STYLE ET MINORATION CHEZ DELEUZE

rabattues sur un sujet individuel abstrait. L'idéalisme la langue,


qu'on la conçoive comme système d'invariants structuraux ou
comme Inachine générative, ne se départ pas d'un individualisme
méthodologique implicite indexant l'universalité supposée du code
sur un « locuteur-auditeur idéal, appartenant à une communauté
linguistique complètement homogène, qui connaît parfaitement
sa langue et qui, lorsqu'il applique en une performance effective sa
connaissance de la langue, n'est pas affecté par des conditions gram-
maticalement non pertinentes, telles que limitation de mémoire,
distractions, déplacements d'intérêt 1o ••• » -locuteur idéal qui n'est
en somme que la pure conscience du linguiste lui-même par qui
la langue « en soi» devient « pour soi ». Les linguistes que Labov
qualifient d'« asociaux» peuvent alors bien affirmer ne présupposer
aucune conception particulière du social, la manière même dont
ils déterminent leur objet théorique en projette nécessairement
une, et des plus douteuses, corrélant une conception négative ou
privative des mécanismes du changement et de la diversification
linguistiques:
« Dans l'ensemble, les linguistes paraissent donc en être restés à
l'idée que la diversification du langage serait due aux effets des-
tructeurs et systématiques du changement phonétique (ramené
d'ordinaire au principe du moindre effort) et à la rupture des
communications entre groupes isolés. Une telle conclusion
[... ] apparaît étrangement conservatrice: elle implique que la
communauté linguistique homogène et immuable du modèle
Chomsky-Martinet représente l'idéal vers lequel nous devrions
tendre, et que le plus petit degré d'hétérogénéité réduit d'autant
nos pouvoirs de communiquer. Il »
Deleuze et Guattari comprennent alors l'opération de Labov
de la façon suivante. Alors que Chomsky prétend qu'on ne peut
étudier une langue quelle qu'elle soit, rnême dialectale, même

10 N. Chomsky, Aspects de la théorie syntaxique (1965), tr. h. J.-c. Milner, Paris,


Seuil, 1971, p. 12.
Il W Labov, Sociolinguistique, op.cit., p. 370.

189
LES STYLES DE DELEUZE

« mineure », hors des conditions invariantes qui dégagent sa struc-


ture gralnmaticale, Labov soutient qu'on ne peut étudier une
langue, Inême majeure, sans tenir compte des variations qui la
travaillent du dedans. Il renverse la compréhension structurale de
la variation, annule la distinction entre compétence et performance
qui en découlait, et ouvre une nouvelle conception des procédures
d'abstraction et d'idéalisation dans la construction de l'objet de
l'analyse linguistique:
« Quand il dégage des lignes de variation inhérente, [Labov] n'y
voit pas simplement des "variantes libres" qui porteraient sur la
prononciation, le style ou des traits non pertinents, étant hors
systèmes et laissant subsister l'homogénéité du système; mais pas
davantage un mélange de fait entre deux systèmes dont chacun
serait homogène pour son compte, comme si le locuteur passait
de l'un à l'autre. Il récuse l'alternative où la linguistique a voulu
l'installer: attribuer les variantes à des systèmes différents, ou bien
les renvoyer en deçà de la structure. C'est la variation elle-même
qui est systématique, au sens où les musiciens disent "le thème,
c'est la variation". i2 »
Par là, le programme labovien d'une étude des variations inhé-
rentes qui travaillent au cœur des langues, qui affectent tous leurs
éléments, pragmatiques, sémantiques, rnais aussi phonétiques et
syntaxiques, sans hiérarchie prédéterminée de niveaux d'abstrac-
tion, ouvre pour Deleuze et Guattari une interrogation critique
sur l'unité même des langues. Si « tout système est en variation,
et se définit, non par ses constantes et son homogénéité, mais au
contraire par une variabilité qui a pour caractères d'être imma-
nente, continue, et réglée sur un mode très particulier (règles
variables ou facultatives) 13 », alors l'invariance du système de langue
et l'homogénéité de la communauté linguistique cessent d'appa-
raître comme les présupposés de l'étude linguistique. Elles sont
des effets d'homogénéisation et de stratification qui ne relèvent

12 Mille Plateaux, p. 118.


13 Ibid., pp. 118-119.

190
POLITIQUE DU STYLE ET MINORATION CHEZ DELEUZE

plus d'une linguistique internaliste mais d'une analyse des agence-


ment.î collectifs dënonciation articulant dans une formation sociale
donnée les pratiques discursives et non-discursives, et déterminant
les stratifications des variables d'énonciation dans les rapports
sociaux où interviennent les énoncés. Ainsi Labov ne renouvelle-
t-il pas seulement l'étude des situations de bilinguisme; il impose
une compréhension forte du caractère irréductiblement probléma-
tique de l'unité d'une langue quelconque. Standard ou dialectale,
Inajeure ou mineure, une langue est toujours creusée du dedans par
un « plurilinguisme immanent », c'est-à-dire par une hétérogénéité
interne qui ne se confond pas avec l'hétérogénéité de plusieurs
systèmes de langue coexistants. S'il est vrai que la distinction
langue/parole est faite pour mettre hors langage toutes sortes de
variables tant stylistiques que politiques qui travaillent l'énoncia-
tion, la logique des variations inhérentes fait strictement l'inverse:
elle empêche la langue de se fermer sur elle-même, et donne à
voir la co-variation de ses composantes phonétiques, syntaxiques
et sémantiques, et des variables pragmatiques qui la traversent et
l'empêchent de s'unifier en principe1 4 • Ce qui ne veut pas dire que
l'unité d'une langue soit purement fictive ou idéologique, mais
que cette unité n'est jamais un donné. Elle est toujours le résultat
partiel, problématique et antagonique, d'opérations d'unification
qui font entrer les pratiques linguistiques dans des agencements
institutionnels et politiques capables de forcer cette unité, agen-
cements eux-mêmes indissociables de mécanisITles conflictuels de
reproduction des rapports sociaux qui ne sont jamais seulement
linguistiques pour leur compte. En somme, ni l'unité d'une langue,
ni la répartition dans un champ linguistique de langues« rnajeure»
et « mineures », ne peuvent être statuées sur un plan épistémolo-
gique sans que ne soit prise en compte la façon dont ce champ est
lui-même surdéterminé politiquement, c'est-à-dire la façon dont il
se trouve pris dans des investissements contradictoires et intériorise
les rapports inégaux dans lesquels une hégérnonie distribue, à une

14 Ibid., p. 121.

191
LES STYLES DE DELEUZE

époque donnée, les systèmes d'expression linguistique reconnus


comme langue majeure, dialectes, langues mineures ou de rnino-
rités!5. D'où les arnbivalences de cette politique des langues. Une
langue peut être ünposée comme majeure ou dominante. Mais elle
peut aussi être contre-posée par une minorité parvenant à forcer la
reconnaissance de son « parler» comme une langue à part entière,
c'est-à-dire déterminable sous les critères de la langue majeure
(<< l'afrikaans a gagné son homogénéité lorsqu'il était en lutte contre
l'anglais »). Si bien qu'en retour une majorité dominante peut par-
venir à découpler du critère linguistique l'identification inégale de
cette minorité, en déplaçant sur un autre critère sa ségrégation ou
son exclusion inclusive (une minorité COlnme « sous-système »).
C'est que le traitement « majeur» d'une langue, pour Deleuze,
définit un état de domination linguistique non seulement par la
langue dominante qu'il impose, mais par les moyens qu'il donne à
des minorités de contester cette domination sans nécessairement,
loin s'en faut, la remettre en cause. Mais quel que soit son mode
politique d'homogénéisation ou de normalisation, d'imposition
et de reconnaissance, une langue, majeure ou mineure, ne laisse
d'être travaillée par des variations Ïrnrnanentes non-codées, qui
rappellent à leur irrémédiable contingence ces opérations d'uni-
fication. Une langue majeure n'instaure pas son hégémonie, une
langue mineure ne se fait pas reconnaître, sans être corrélativement
travaillée du dedans par des tensions, conflits, percées d'initiatives
créatrices, toutes sortes de vecteurs d'une conjoncture extra-lin-
guistique complexe qui animent une politisation immanente de
l'énonciation, et qui affectent nécessairement de variations inédites
les valeurs phonétiques, syntaxiques et sémantiques de la structure
signifiante. C'est là qu'intervient la question d'une politique du
style, et qu'il faut revenir à la leçon de Kafka.

15 Ibid., p. 128 : « Lunité d'une langue est d'abord politique. [... ] toujours
l'entreprise scientifique de dégager des constantes et des relations constantes se
double de l'entreprise politique de les imposer à ceux qui parlent. »

192
DU STYLE ET MINORATION CHEZ DELEUZE

MINEURE ET POLITISATION

Ce que Deleuze et Guattari trouvent chez Kafka,


vue qui nous intéresse ici, c'est d'abord un problème: le «
blème de l'expression» auquel se confrontent les minorités. ce
problèlne « n'est pas posé par Kafka d'une manière abstraite uni-
verselle, mais en rapport avec les littératures dites mineures,
exemple la littérature juive à Varsovie ou à Prague16 », ce n'est pour-
tant pas dire qu'il soit un problème seulement « littéraire ». C'est
d'abord un problèlne intérieur au langage, dans des conditions
complexes où simultanément les rnoyens de l'expression linguis-
tique sont intérieurement déterminés par des variables sociales,
politiques et géopolitiques de l'énonciation, et où la constitution
sociopolitique d'une minorité est inséparable d'un travail littéraire
pour lequel ces Inoyens cessent justement d'aller de soi. C'est ce
que montre, pour Deleuze et Guattari, la manière dont Kafka iden-
tifie le problème de l'expression des écrivains tchèques juifs:
« Ils vivent entre trois impossibilités [ ... ] : l'impossibilité de ne
pas écrire, l'impossibilité d'écrire en allemand, l'impossibilité
d'écrire autrement, à quoi on serait tenté d'ajouter une quatrième
impossibilité, l'impossibilité d'écrire [ ... J, c'était donc une lit-
térature universellement impossible, une littérature de tziganes
qui ont volé l'enfant allemand au berceau et se sont dépêchés de
l'habiller d'une manière ou d'une autre parce qu'il faut bien que
quelqu'un danse sur la corde raide. (Mais ce n'était même pas l'en-
fant allemand, ce n'était rien, on disait seulement que quelqu'un
dansait) 17 »
Explicitant cette triple impossibilité, Deleuze et Guattari en
soulignent la portée objective, qui empêche de renvoyer le « pro-

16 Kafka. Pour une littérature mineure, p. 29.


17 F. Kafka, Correspondance, lettre à Max Brod, juin 1921, cité par K. Wagenbach,
Franz Kafka. Années de jeunesse (1883-1912), 1958, tr. fr. E. Gaspar, Paris, Mercure
de France, 1%7, pp. 84-85.

193
LES STYLES DE DELEUZE

de l'expression» à la subjectivité l'écrivain, non moins


qu'à des conditions extralinguistiques de l'énonciation qui laisse-·
raient indemne l'homogénéité des codes linguistiques dans leur
coexistence même. Au contraire cette impossibilité objective ne fait
qu'un avec sa puissance critique, sa puissance, si l'on peut dire, de
« désidéalisation ». À la fiction d'un trésor commun de la langue,
tel un transcendantal supposé toujours disponible, le problème
de l'expression du minoritaire oppose une autre situation « en
droit» : non pas la possibilité de se référer à une langue mineure
opposable à une langue majeure, dans une situation de multilin-
guisme irnposant aux locuteurs des lllélanges dialectaux ou des
alternances de codes, mais au contraire l'impossibilité objective à
se référer à une langue quelconque, non moins qu'à passer d'un
code de langue à un autre. À l'idéalisation d'une cornmunauté
linguistique homogène, il n'oppose pas une coexistence de codes
disparates et permutables, mais les multiples processus de déco-
dage qu'imposent au champ linguistique les mutations sociales,
économiques et géopolitiques du temps. Bouleversements des
frontières et des dynamiques migratoires liés à l'histoire de l'im-
périalisme, évolution des ernpires multinationaux, mouvements
annexionnistes et créations d'États, redécoupages territoriaux et
déplacements populationnels résultant des révolutions et de l'issue
de la première guerre mondiale qui feront des minorités, suivant
la formule de Hannah Arendt, une « institution permanente» au
sein de la structure juridico-politique de l'État-nation - et pour
Kafka lui-même, la position de la minorité tchèque juive au sein de
l'Empire austro-hongrois, la décornposition de cet empire et l'essor
des luttes nationalitaires, etc. C'est l'ensemble de cette conjonc-
ture complexe qui se réfléchit dans la situation sociolinguistique
de cette minorité, dans la Prague du début du siècle où coexistent
1'allemand véhiculaire, langue officielle administrative, d'affaires,
culturelle et universitaire, le tchèque, langue vernaculaire de la plus
grande partie de la population en rapport de plus en plus conflic-
tuel avec la domination allemande, le yiddish enfin, parlé par une

194
POLITIQUE DU STYLE ET MINORATION CHEZ DELEUZE

partie de la population juive globalement germanophone et


sée par les Tchèques et par les Allemands l8 •
Dès lors l'impossibilité d'écrire en allemand, c'est en premier
lieu l'impossibilité d'adopter la langue d'une communauté oppres-
sive, « langage de papier» comme dit Kafka, c'est-à-dire à la fois
langue artificielle « coupée des masses », et langue territorialisée
sur les lieux où s'exercent ses fonctions de pouvoir, politiques et
culturelles, bureaucratiques et académiques l9 • Mais « l'impossi-
bilité d'écrire autrement qu'en allernand, c'est pour les juifs de
Prague le sentirnent d'une distance irréductible avec la territorialité
prirnitive tchèque », que ne peuvent combler que d'autres arti-
fices encore, ceux archaïsants d'une origine perdue, ou ceux d'une
ruralité folklorique. Mais justernent quel allemand? Langue des
pouvoirs politique, économique et culturel, l'allemand de Prague
ne s'impose pas comme langue majeure sans être du même coup
affecté de multiples vecteurs de transformation qui témoignent des
effets produits dans cette langue par des mouvernents géographiques
et des migrations hUlnaines, des rapports de forces sociaux, des
déplacements et des déstabilisations des équilibres géopolitiques 20 •
Déjà déterritorialisé de ses lieux économiques et de ses fonctions
comnlerciales par le développement de l'anglais comme nouvelle
langue d'échange, transformé dans les sphères bureaucratiques par
la cornposition de classe des administrateurs des Habsbourg in
stallés à Prague qui introduisent dans l'allemand aristocratique des
variantes inédites, l'allemand devient propice surtout à « d'étranges
usages rnineurs » pour les populations tchèques et juives récenl-
ment urbanisées, tel cet « inextricable mélange d'allemand et de
thèque» que forme le Kuchelbohmisch, ou cette « sorte de yid-
dish germanisé» qu'est le Mauscheldeutsch 21 • L'allemand appris par

18 K. Wagenbach, Franz Kafka. Années de jeunesse (1883-1912), op.dt., pp. 65-


71.
19 Ka&a, Journal, op.dt., pp. 179-180.
20 Kafka. Pour une littérature mineure, pp. 43-50 ; Mille Plateaux, p. 128 et sq.
21 K. Wagenbach, Franz Kafka. Années de jeunesse (1883-1912), op. dt. , p. 79.

195
LES STYLES DE DELEUZE

Kafka lui-ITlême conformément aux velléités d'ascension sociale


de son père, « cet allemand appris de- nos mères non allemandes»
écrit-il à Max Brod, apparaît comme une forme hybride, aux into-
nations biscornues, truffee d'erreurs syntaxiques et de flottements
sémantiques 22 • Non pas une langue mineure dérivée ou opposée
à la langue majeure mais plutôt une « minoration» de la langue
majeure elle-même, dont Kafka, loin de déplorer à la rnanière
d'un Rilke l'appauvrissement qu'entraîne le « funeste contact de
deux corpus linguistiques 23 », parviendra à tirer au contraire les
ressources d'une force expressive capable d'entraîner jusqu'aux
contenus narratifs et leurs schémas actantiels.
Comment entendre alors la troisième impossibilité, l'impos-
sibilité de ne pas écrire, qui suture l'impasse de cette littérature
« universellement impossible» ? C'est que la puissance analytique
de la rnachine d'écriture kafkaïenne, sa puissance de diagnostic et
de « démontage» des nouveaux agencements de pouvoir, d'énon-
ciation et de désir en train d'apparaître, vient de son lien paradoxal
avec les luttes des minorités nationales 24 • Elle n'en est pas un ins-
trument direct, elle ne prétend pas s'en faire le porte-parole; filais
elle leur est nécessairement connectée, en adjacence, dans une
conjoncture historique qui déterrnine l'écriture littéraire à remplir
une fonction décisive dans la formation d'une conscience collec-
tive encore inexistante ou incertaine, « souvent inactive dans la vie
extérieure et toujours en voie de désagrégation ». Ce n'est pas une
question d'histoire littéraire, mais de création actuelle de nouvelles
formes d'expression et d'énonciation collectives, dans un milieu
historique où les conditions objectives d'une telle énonciation font

22 Sur les déformations subies par l'allemand de Prague, aux niveaux sémantique
et syntaxique non moins qu'au niveau phonétique, cf. ibid., pp. 77-82. Wagenbach
rappelle l'intérêt de Kafka pour les recherches du disciple de Brentano, Anton Marty,
sur le fondement de la grammaire et de la philologie générales, mais aussi pour la
situation de l'allemand parlé à Prague et les problèmes dont il s'entretient avec Brod
sur le sens nouveau que prennent les mots d'emprunt (Ibid., p. 108).
23 Rilke, Lettre à August Sauer, cité par Wagenbach, ibid., p. 79.
24 Kafka. Pour une littérature mineure, pp. 147-150.

196
POLITIQUE DU STYLE ET MINORATION CHEZ DELEUZE

partout défaut hors de la littérature 25 • Mineures seront dites ces


créations énonciatives qui savent produire un nouveau langage
dans une langue dominante et, en minorant cette langue, forger
« les moyens d'une autre conscience et d'une autre sensibilité»
concourant au « devenir-révolutionnaire» des minorités auxquelles
elles sont connectées. D'où l'impossibilité de ne pas écrire. cette
dernière n'annule pas les précédentes; elle rend l'écriture d'autant
plus nécessaire au contraire, qu'elle ne surmonte pas les autres
irnpossibilités. La nécessité d'écrire, ce sera donc écrire coûte que
coûte, tant bien que mal, écrire même sans langue, même dans un
serrlblant de langue, jargon ou bouillie, Arlequin enfant, refroqué à
la va-vite. Mais c'est aussi à ce point, à cette limite très exactement,
que le travail du style s'irnpose comme seule issue, nécessairement
créatrice, et d'autant plus nécessaire que la création stylistique cesse
d'être un loisir esthétique pour devenir politique et vitale. C'est
une définition du style, « qui peut être la chose la plus naturelle
du monde» comme la plus difficile 26 : comment écrire lorsqu'on
n'a plus de langue, ou pas encore une? Et comment faire de cette
pauvreté même autre chose qu'un manque: une puissance de créa-
tion d'un nouveau langage, ou la recherche d'un territoire enfin
vivable?
« Combien de gens aujourd'hui vivent dans une langue qui n'est
pas la leur? Ou bien ne connaissent même plus la leur, ou pas
encore, et connaissent mal la langue majeure dont ils sont forcés
de se servir? Problème des immigrés, et surtout de leurs enfants.
Problème des minorités. Problème d'une littérature mineure, mais
aussi pour nous tous: comment arracher à sa propre langue une
littérature mineure capable de creuser le langage, et de le faire filer
suivant une ligne révolutionnaire sobre ?27 »
Si Kafka crée en ce sens un style, c'est précisément parce qu'il
pousse cette impossibilité jusqu'au bout, refusant les solutions

25 Ibid., pp. 31-32.


26 Mille Plateaux, p. 123.
27 Kafka. Pour une littérature mineure, p. 35.

197
LES STYLES DE DELEUZE

qu'adopteront d'autres de ses contemporains: la reterritorialisation


nationalitaire ou folklorique sur laJangue vernaculaire tchèque,
la reterritorialisation sur une spiritualité mythique, à travers le
recours à l'hébreu appelé des vœux du sionisme naissant (Kafka
n'y verra, au rnoins jusqu'en 1914, qu'un retour anachronique à
des valeurs religieuses « purement historiques 28 »), la reterritoria-
lisation de l'allemand lui-même sur des fonctions référentiaires et
culturelles, recourant à une surcharge esthétisante pour « enrichir
artificiellement cet allemand, le gonfler de toutes les ressources d'un
syrnbolisme, d'un onirisme, d'un sens ésotérique, d'un signifiant
caché », à l'instar de l'École de Prague et de la revue Kimstwart,
dont Kafka s'éloignera rapidement 29 :
« Kafka prendra vite l'autre manière, ou plutôt l'inventera. Opter
pour la langue allemande de Prague, telle qu'elle est, dans sa pau-
vreté même. Aller toujours plus loin dans la déterritorialisation ...
à force de sobriété. Puisque le vocabulaire est désséché, le faire
vibrer en intensité. Opposer un usage purement intensif de la
langue à tout usage symbolique, ou même significatif, ou simple-
ment signifiant. Arriver à une expression parfaite et non formée,
une expression matérielle intense. 3o »
Klaus Wagenbach avait déjà souligné que chez Kafka « la
fonne se réduit à un matériel d'expression si simple que, par le
seul souci de dépouillement, le fond se trouve presque démoli» :
épuration des descriptions, dépsychologisation des personnages,
réduction au minimum du rôle de l'action dans la trame narra-
tive au profit d'associations d'images « appositionnelles » plutôt
qu'« inductives 3l »... Cette dissolution des formes de contenu est
inséparable d'une dissolution de la forme d'expression procédant

28 Kafka, Journal, 1911.


29 Voir K. Wagenbach, Franz Kafka. Années de jeunesse (1883-1912), op. dt. ,
pp. 96-99, et ses commentaires sur La Mort violette de Gustav Meyrink, pp. 75-77.
30 Kafka. Pour une littérature mineure, pp. 34-35.
31 K. Wagenbach, Franz Kafka. Années de jeunesse (1883-1912), op. dt. , p. 81 et
pp. 88-89.

198
POLITIQUE DU STYLE ET MINORATION CHEZ DELEUZE

par dépouillement, soustraction constantes llD.gUJStlGlleS


érodées d'un allemand déterritorialisé, apte à libérer une mise
variation toutes les valeurs signifiantes, sérnantiques, syrua:X:IQUe.s,
et même phonétiques, cependant que les valeurs ....,.r",n-~..-'" ... ,
sociales des énoncés perdent leur stabilité. Suivant ici encore
analyses lexicologiques et stylistiques de Wagenbach, .A./ .... .L'-'l..... L L

Guattari rapportent cette force qu'a l'écriture kafkaïenne


tenir le langage dans cet état instable de variation . . VJLJ.L.l.U.U·..... ,

prolifération des « outils linguistiques permettant de vers


la limite d'une notion ou de la dépasser », par quoi le sémanticien
Haïm-Vidal Sephiha définissait des opérations d'intensification
langage 32 • « L'usage incorrect de prépositions; l'abus du prono-
minai; l'emploi de verbes passe-partout (tel Giben pour la série
"mettre, asseoir, poser, enlever", qui devient dès lors intensive) »,
chaque occurrence du verbe suscitant virtuellement l'ensemble

32 H.-Y. Sephiha, « Introduction à l'étude de l'intensif », Langages, n° 18,


JUIn 1970, pp. 104-120. Cette définition large comprend des éléments très
divers, rhétoriques - emphase, renforcement, superlatif -, syntaxiques et
sémantiques - formules atypiques, répétitions, formes adverbiales, quantificateurs ... -,
dès lors qu'ils font sentir une tension, une discordance, une extrémité, introduisant
une sorte de sublime dynamique dans le langage (<< un système [... ] toujours en
dépassement virtuel, toujours à la recherche de ses limites », ibid, pp. 112-113).
Notant sa fréquence quand s'imposent des emprunts à une langue étrangère, et en
tirant des thèses plus générales du point de vue de la sémantique diachronique,
Sephiha explique surtout que l'intensification des variables énonciatives corrèle une
désémantisation qui ne retient plus des mots que l'expression d'une limite, seuil d'un
excès indicible, ce qui les charge d'une valeur affective, et non plus significative,
dotée d'une force de contamination de tour le « champ opérationnel» lexical et
énonciatif: Ainsi des adjectifs comme terrible, abominable, ou encore sehr, dérivé
du moyen haut-allemand sêr signifiant « douloureux », suggèrent la façon dont une
formule « convoyant une notion négative de douleur, de mal, de peur et, à la limite,
de violence et d'étrange pouvait s'en délester pour n'en retenir que la valeur limite,
c'est-à-dire intensive» (Ibid., p. 117). Deleuze et Guattari en tireront dans Kafka la
conséquence sur le plan littéraire: l'affect n'a plus besoin d'être exprimé par un sujet
d'énoncé (personnage), ni donné à représenter au lecteur par un sujet d'énonciation
(narrateur) : il est véhiculé immédiatement par une énonciation désubjectivée (ce
pour quoi selon Deleuze les tenseurs sont une composante essentielle du discours
indirect libre), d'une écriture parvenant à se porter à la limite du langage, là où elle
devient à la fois la plus matérielle et la plus abstraite.

199
LES STYLES DE DELEUZE

l'éventail sémantique dont les différentes significations pos-


sibles entrent en tension; « la multiplication et la succession des
adverbes; l'emploi des connotations dolorireres ; l'importance de
l'accent comme tension intérieure au mot, et la distribution des
consonnes et des voyelles comIne discordance interne 33 » ; l'obses-
sion de Kafka pour le son, ou plutôt pour sa limite intensive où le
phonétislne langagier devient bruit, « cri qui échappe à la signifi-
cation », « sonorité en rupture pour se dégager d'une chaîne encore
trop signifiante », piaulement animal ou crissement mécanique,
tant dans le devenir de tel ou tel personnage que dans l'énoncia-
tion narrative elle-même (<< Pas un mot ou presque - ecnt par
moi ne s'accorde à l'autre, j'entends les consonnes grincer les unes
contre les autres avec un bruit de ferraille 34 ••• »). Tous ces « ten-
seurs » appartiennent à la solution indissociablement stylistique et
politique inventée par Kafka pour un problème indissociablement
politique et linguistique, - son procédé: faire que le langage cesse
d'être représentatif pour tendre vers ses extrêmes ou ses limites,
intensifier cet allemand déjà desséché en élirnant l'organisation des
significations et des univers de réference que véhiculent ses usages
Inajeurs, et en déjouant d'avance la métaphorisation, la symboli-
sation, et les lectures allégoriques qu'on s'acharnera à faire de son
œuvre 35 •
Dans ce travail de la langue aux limites de l'asignifiance,
Deleuze et Guattari voient une condition intérieure de son efficacité
politique. C'est cette intensification de l'énonciation qui permet la
construction d'un processus analytique (<< machine d'expression »)
que ses valeurs asignifiantes, a-symboliques et non représentati-

33 Kafka. Pour une littérature mineure, p. 42 ; cf K. Wagenbach, Franz Kafka.


Années de jeunesse (1883-1912), op.cit., p. 78.
34 Kafka, Journal, 15 décembre 1910, op. rit., p. 17 ; cf: Kafka. Pour une littérature
mineure, pp. 11-13 et 38-40.
35 De ce point de vue, les analyses de Deleuze et Guattari convergent avec
la thèse du « réalisme» kafkaïen qu'Alain Robbe-Grillet défendait dans Pour un
nouveau roman, Paris, Minuit, 1963, notamment pp. 140-144 ; cf: Kafka. Pour une
littérature mineure, pp. 74-76, 84-85 et 127.

200
POLITIQUE DU STYLE ET MINORATION CHEZ DELEUZE

ves rendent d'autant plus apte à capter dans le champ social les
forces encore irreprésentables du proche avenir, et à exposer le non
figuratif des positions collectives de désir émergeant à travers la
première guerre mondiale, le renforcement des nationalismes euro-
péens, les nouvelles formes du pouvoir bureaucratique ... Il s'agit
donc d'une asignifiance déterminée. Elle ne se mesure pas à ce que
« comprend» le lecteur (de fait les récits de Kafka ne sont en rien
« obscurs» ou ésotériques), mais aux déplacements des limites du
sens et du non-sens, du possible et de l'impossible, de ce qui peut
être dit et de ce qui ne peut l'être, dans les agencements collectifs
d'énonciation et de désir dont la machine d'expression kafkaïenne
analyse les tendances émergentes (éros bureaucratique, éros capi-
taliste, éros fasciste ... 36). La signifiance s'articule toujours à des
partages du sens et du non sens, mais asignifiante est la reconfigu-
ration de ces partages, où se nouent le travail de l'inconscient et
les luttes historiques. En elle réside le « réalisme» politique para-
doxal que Deleuze et Guattari voient à l'œuvre dans la machine
d'expression kafkaïenne: son caractère descriptif et cependant non
représentatif: sa manière d'exposer le réel social et politique mais
dans un processus d'expérimentation non figurative des puissances
libidinales et historiques de ce réel 3?

STYLISTIQUE ET CONSTRUCTION DANS L'ANALYSE:


POUR UNE LINGUISTIQUE MINEURE

Faut-il alors finalement réserver les usages mineurs d'une


langue quelconque au travail stylistique des procédés littéraires,
et ses usages majeurs à une science linguistique, même recentrée
sur la fonction d'agencement collectif d'énonciation? Ce serait

36 Ibid., pp. 69, 104-105 et 149.


37 Leitmotiv du livre dressant la « machine d'expression» kafkaïenne en un
champ analytique de procès de désir, ce thème est particulièrement développé dans
son dernier chapitre: « Qu'est-ce qu'un agencement? »

201
LES STYLES DE DELEUZE

réintroduire par un nouveau tour ce que Deleuze et Guattari refu-


sent expressément: « parmi tous le.'? dualismes instaurés par la
linguistique, il y en a peu de moins fondés que celui qui sépare la
linguistique de la stylistique 38 ». perspective de Labov ouvrait
déjà une autre voie, « même si l'on doit sortir des limites que se fixe
Labov» pour la suivre plus avant - même si l'analyse de la machine
d'expression kafkaïenne nous en fait nécessairement sortir39 • C'est
que le discernement d'un plan de variations inhérentes susceptibles
d'affecter l'ensemble des variables énonciatives sans hiérarchisa-
tion préétablie de « niveaux », en invalidant la séparation entre
des rapports constants et des variables libres ou non pertinentes,
paraît capable de faire entrer la création stylistique et l'analyse lin-
guistique dans de nouveaux rapports, où elles sont l'une et l'autre
transformées. Quand la variation est reconnue comrne coexten-
sive à la langue, le travail stylistique dans le langage cesse d'être
cantonné aux marges d'une normalité linguistique supposée; il se
trouve en prise avec les lignes de défonnation et de mutation des
formes collectives d'expression jusque dans leur « infrastructure»
signifiante. Mais alors la linguistique elle-mêrne trouve dans les
procédés des littératures mineures ainsi déterminées son propre
vecteur de rninoration, celui d'une « science mineure» cornme
pièce nécessaire d'une schizoanalyse ou analyse micropolitique des
agencements collectifs d'énonciation40 • Linguistique sui generis en
vérité, inséparable « d'une pragmatique interne qui concerne ses
propres facteurS» immanents à l'énonciation et pourtant non ins-
criptibles dans un code phonologique et syntaxique, elle reçoit
pour tâche de suivre, ou plutôt de tracer expérimentalement les

38 Mille Plateaux, p. 123. Cf: pp. 123-127, sur la définition du style comme
« procédé d'une variation continue », et la réfutation qu'elle implique du partage
linguistiq ue/ stylistiq ue.
39 Ibid., p. 119.
40 Cf. Ibid., pp. 137-139 et 446-464, sur l'idée de science mineure comme
« science pragmatique des mises en variation qui procède autrement que la science
majeure ou royale des invariants », et qui modifie le partage entre science et art, ou
plus généralement entre le savoir théorique et la pratique comme expérimentation.

202
POLITIQUE DU STYLE ET MINORATION CHEZ DELEUZE

lignes de variations continues qui affectent les variables des énoncés


collectifs. Analyse linguistique et travail stylistique des littératures
mineures y entrent alors dans un rapport de co-expérimentation,
qui est aussi leur condition commune d'une position de minorité au
sein des luttes sociales - leur position révolutionnaire au sein
formations d'énoncés hégémoniques.
Nulle confusion des deux pratiques pour autant: une telle lin-
guistique mineure devrait au contraire y rencontrer son problème
le plus spécifique, celui d'une procédure originale d'abstraction et
d'idéalisation capable de faire pièce aux conditions de scientificité
hypostasiées par la linguistique majeure, et au modèle de dornina-
tion qu'elles intériorisent. D'abord, à l'instar des tenseurs qui en
éclairent le procédé opératoire, il ne s'agirait plus d'une abstraction
des variables d'énonciation par extraction de rapports constants et
de règles invariantes, mais par soustraction de ces constantes apte à
faire passer les variables à travers une série d'états qui en modifient
les valeurs :
« Dans une même journée, un individu passe constamment d'une
langue à une autre. Successivement, il parlera "comme un père
doit le faire", puis comme un patron; à l'aimée, il parlera une
langue puérilisée ; en s'endormant il s'enfonce dans un discours
onirique, et brusquement revient à une langue professionnelle
quand le téléphone sonne. On objectera que ces variations sont
extrinsèques, et que ce n'en est pas moins la même langue. Mais
c'est préjuger de ce qui est en question. Car d'une part il n'est
pas sûr que ce soit la même phonologie, ni la même syntaxe, la
même sémantique. D'autre part, toute la question est de savoir
si la langue supposée la même se définit par des invariants, ou au
contraire par la ligne de variation continue qui la traverseY »
Seulement cette continuité elle-rnême n'est pas « donnée », de
sorte que l'analyse de ces lignes de variation fait forcérnent appel
à un procédé d'idéalisation spécial, de virtualisation. Soit le pro-
blème : comment construire une ligne de variation continue de

41 Ibid.,p.119.

203
LES STYLES DE DELEUZE

l'expression à partir des agencements d'énonciation qu'elle traverse,


mais qui l'actualisent en la stabilisant dans des variables linguisti-
ques discrètes organisées dans des rapports relativement constants?
Ou formulé catégoriquement: « On peut prendre n'importe
quelle variable linguistique et la faire varier sur une ligne conti-
nue nécessairement virtuelle entre deux états de cette variablé 2 ».
Cette analytique réclamera donc une démarche nécessairement
constructiviste, capable d'intérioriser dans son processus l'antago-
nisme des deux procédures d'idéalisation: « Il n'y a donc pas deux
sortes de langues, mais deux traitements possibles d'une mêrne
langue. Tantôt l'on traite les variables de rnanière à en extraire
des constantes et des rapports constants, tantôt, de manière à les
mettre en état de variation continue 43 ». Et les deux doivent être
mobilisés précisément pour contrer le mode majeur d'idéalisation
par universalisation fictive écrasant les lignes de singularisation
et d'émergence de nouveaux énoncés, et pour lui substituer un
mode mineur d'idéalisation procédant, non par généralisation
ou construction de modèle général, mais par singularisation et
construction d'un continuum de variation 44 :
« Soit un seul et même énoncé "Je le jure !". Ce n'est pas le même
suivant qu'il est dit par un enfant devant son père, par un amou-
reux devant l'aimée, par un témoin devant le tribunal. C'est
comme trois séquences. [... ] Mettre en variation continue, ce sera
faire passer l'énoncé par toutes les variables, phonologiques, syn-
taxiques, sémantiques, prosodiques, qui peuvent l'affecter dans le
plus court moment de temps (le plus petit intervalle). Construire
le continuum de Je le jure! avec les transformations correspon-
dantes. 45 »

42 Ibid., p. 125.
43 Ibid., p. 130.
44 Ibid., p. 117 (<< Il n'y a aucune raison de lier l'abstrait à l'universel ou au
constant, et d'effacer la singularité des machines abstraites en tant qu'elles sont
construites autour de variables et de variations »).
45 Ibid., p. 119. Sur le facteur différentiel de vitesse impliqué par ce processus

204
POLITIQUE DU STYLE ET MINORATION CHEZ DELEUZE

Nécessairement singulier, un tel continuum est aussi néces-


sairement fini parce qu'il opère uniquement à partir d'énoncés
réellement produits. Il est cependant virtuellement illimité, parce
qu'il ne procède pas par englobement d'un domaine défini en exten-
sion mais par prolongement et adjonction de nouvelles singularités
ou de nouvelles valeurs énonciatives (<< il Ya autant d'énoncés que
d'effectuations » ou d'agencernents). Surtout, il prend une valeur
analytique du point de vue d'une abstraction réelle et non fictive:
c'est précisément, remarque Deleuze, lorsque l'on fait « proliférer»
ainsi une variable que les valeurs linguistiques deviennent insépara-
bles des valeurs de contenu, de corps, de situation, de conjoncture:
quand « toutes les composantes linguistiques et sonores, indisso-
lublement langue et parole, sont donc rnises en état de variation
continue », « ce n'est pas sans effet sur les autres composantes,
non linguistiques, actions, passions, gestes, attitudes, objets, etc.
Car on ne peut pas traiter les éléments de la langue et de la parole
comme autant de variables intérieures sans les mettre en relation
réciproque avec les variables extérieures, dans la même continuité,
dans le même flux de continuité46 ».
En quoi consiste alors, pour finir, le « caractère idéal» des
lignes de variation construites par l'analyse, ou la continuité
virtuelle de la variation « entre» chaque état de la variable trai-
tée ? C'est qu'il convient de distinguer: le caractère discontinu des
variables d'énonciation ne se confond pas avec le caractère continu
de la variation qui affecte chacune de ces variables pour elle-même.
Suivant le premier aspect, on peut « sauter» d'une variable ou d'un
groupe de variables à un autre, passant par exemple des variables
d'une expression « paternelle» que sélectionne un agencement
familial, à celles qu'un agencement économique organise dans une
« langue» patronale ou syndicale, puis à celles d'un agencement

analytique (( le plus court moment de temps »), cf: Deleuze, « Schizologie », in


Le Schizo et les langues, Paris, Gallimard, 1970 ; et « Un manifeste de moins », in
Superpositions, pp. 104-106.
46 « Un manifeste de moins », op.cit., pp. 109-110.

205
LES STYLES DE DELEUZE

amoureux, judiciaire ... Mais suivant le second aspect, excessif à


coup sûr par rapport à toute sociolinguistique, il faut concevoir
que « l'ensernble des énoncés se trouve présent dans l'effectuation
de l'un d'eux, si bien que la ligne de variation est virtuelle, c'est-
à-dire réelle sans être actuelle, continue par là même et quels que
soient les sauts de l'énoncé 47 ». On comprend pourquoi le langage,
sous son traitement mineur, que ce soit dans le montage d'une
machine d'expression littéraire ou dans une machine d'analyse
scientifique et plus encore dans leur alliance dans la construction
d'un continuum analytique capable d'expérimenter les investisse-
ments micropolitiques des régimes collectifs d'énonciation et de
désir -, trouve pour Deleuze et Guattari sa figure universelle dans
le discours indirect libre. C'est que la schizoanalyse ne va sans
doute pas sans schizophréniser quelque peu la linguistique.

47 Mille Plateaux, p. 119.

206
Dans le langage, rien de plus étranger, à première vue, que style
et bégaiement. Le style, c'est l'aristocratie de la parole et du langage.
Le bégaiement, c'est leur étranglement et leur humiliation, leur
misère et leur rnendicité. Le style a sa science, la « stylistique ». Le
bégaienlent attend toujours sa théorie. D'autre part, le bégaienlent
est bien un fait de langage, mais le « style Directoire », par exemple,
exige déjà que nous sortions du langage pour nous placer (comnle
Peirce) à l'étiage du signe en général, genre dont le langage est
seulement une espèce. Pourtant la thèse de Deleuze déclare: « Un
style, c'est arriver à bégayer dans sa propre langue l ».
Évidenunent, cette définition deleuzienne du style est donc aussi
un paradoxe. Deleuze ajoute immédiatement que bégayer dans sa
propre langue, « c'est difficile, parce qu'il faut qu'il y ait néces-
sité d'un tel bégaiement. Non pas être bègue dans sa parole, mais
être bègue du langage lui-même. Être comme un étranger dans sa
propre langue. Faire une ligne de fuite» ; « C'est la mêrne chose
que bégayer, mais en étant bègue du langage et pas simplement de
la parole. Être un étranger, rnais dans sa propre langue» ; « Être
bilingue, rnultilingue, mais dans une seule et nlêrne langue 2 ».
Aussi, dans « Une nouvelle stylistique », Deleuze peut préciser
qu'il ne fait que dire autrernent ce que disait déjà Proust: « le
style est comnle une langue étrangère dans la langue, suivant une
formule célèbre de Proust3 ». C'est la phrase de Proust en exergue

Dialogues, p. 10.
2 Mille Plateaux, p. 124.
3 Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, p. 343.

207
LES STYLES DE DELEUZE

de Critique et clinique: « Les beaux livres sont écrits dans une sorte
de langue étrangère ». Cette généalogie explique ce qu'est bégayer
dans sa propre langue: « Ce n'est pas qu'on saute d'une langue à
une autre, comme dans un bilinguisme ou un plurilinguisme, c'est
plutôt qu'il y a toujours dans une langue une autre langue à l'infini.
Non pas un mélange mais une hétérogenèsé ». « La question n'est
pas de se reterritorialiser sur un dialecte ou un patois, mais de
déterritorialiser la langue nlajeure. 5 » « On sait que le discours indi-
rect libre (très riche en italien, en allemand, en russe) est une forme
syntaxique singulière: il consiste, dans un énoncé qui dépend d'un
sujet d'énonciation donné, à glisser un autre sujet d'énonciation. 6 »
Chez Deleuze, donc, le style (objet de la stylistique) et le bégaie-
ment (pathologie de la parole) sont supposés opérer leur jonction
conceptuelle sur le discours indirect libre (objet de la grarnmaire du
discours rapporté). Ou si l'on préfère, être « comme un étranger
dans sa propre langue» peut se redécrire soit comme bégayer dans
sa langue, soit comme pratiquer le discours indirect libre. Et les
trois formules valent toutes comme définition du style. Simplement
la première est un rappel de la paternité proustienne, la seconde
plonge la critique dans la clinique et la troisièlne rattache le style
à la syntaxe. Avec les trois, nous tenons notre sujet entier in a
nutshell.
Il faut remarquer par ailleurs que la définition du style comme
bégaiement de la langue ou du langage laisse expressément de côté
le bégaiement comme trouble de la parole. Mais il va de soi que
si ce bégaiement démocratique n'est pas traité en stylistique, cela
ne lui ôte en rien sa valeur de modèle clinique pour la critique.
Bien au contraire. La définition deleuzienne où le style est le terme
défini renvoie comme nous venons de le voir à deux définissants:
le bégaiement et le style indirect libre. Mais ils ont un statut tota-
lement different dans l'état de l'art. Le bégaiement est toujours un

4 Ibid., p. 344.
5 Mille Plateaux, p. 132.
6 Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, p. 344.

208
DISCOURS INDIRECT LIBRE ET POLITIQUE DU BÉGAIEMENT

fait brut, alors que le discours indirect libre est une notion notoire
qui a désormais sa place dans toutes les grammaires et tous
traites stylistique, mêlne si elle est objet de controverses. Pro-
cédant du mieux connu au moins connu, nous partirons donc
discours indirect libre pour approcher ensuite le bégaiement.
nous ferons davantage que les juxtaposer. Entre discours U H.... U.''"-vL

libre et bégaiement, Deleuze fait intervenir d'une manière décisive


le Tenseur binaire de Gustave Guillaume qui pennettra de proposer
ensuite une explication du bégaiement.
D'où les trois parties principales de notre étude, consacrées
successivement au discours indirect, au tenseur de Guillaurne et à
l'explication politique du bégaiement. Mais avant d'entrer dans ces
divisions, nous devons prendre comme repère principal de notre
investigation les lignes où Deleuze a donné sa définition double
du Style et de l'Écriture:
« On écrit toujours pour donner la vie, pour libérer la vie là où
elle est emprisonnée, pour tracer des lignes de fuite. Pour cela, il
faut que le langage ne soit pas un système homogène, mais un
déséquilibre, toujours hétérogène: le style y creuse des différences
de potentiel entre lesquelles quelque chose peut passer, se passer,
un éclair surgir qui va sortir du langage même, et nous faire voir
et penser ce qui restait dans l'ombre autour des mots, ces entités
dont on soupçonnait à peine l'existence. »
La diJftrence de potentiel, c'est en effet la tension électrique dans
un circuit où l'éclair peut surgir. Et un système « où tous les élé-
ments », dit Bergson, « se tiennent en état de tension mutuelle
comme dans un circuit électriqueS» est le modèle physique menant
à sa représentation géométrique de la mémoire par un cône. Plus
généralement nous reconnaissons ici le rôle paradigmatique de la
foudre chez Deleuze9 •

7 Pourparlers, pp. 192-193.


8 H. Bergson, Matière et Mémoire, Paris, PUF, rééd. 1983, p. 114.
9 ct « Fulguration» dans notre ABCDaire Deleuze face à foce, M-éditer,
2009.

209
LES STYLES DE DELEUZE

.lLll.L'U'll'UL.L DU DISCOURS INDIRECT LIBRE

Selon Deleuze « c'est le discours indirect libre qui conduit


Bakhtine à sa conception polyphonique ou contrapuntique de la
langue dans le roman, ou qui inspire à Pasolini sa réflexion sur la
poésie 10 ». Selon Bakhtine c'est « dans les fables et les contes de
La Fontaine que le discours indirect libre a atteint au départ son
développement maximap1 ». Il nous donne même davantage dans
une célèbre réponse, la réplique de Dame Belette à Jeannot Lapin
quand il vient de lui intimer de déloger « sans trompette» :
La dame au nez pointu répondit que la terre
Était au premier occupant.
« C'était un beau sujet de guerre
Qu'un logis où lui-même il n'entrait qu'en rampant.
Et quand ce serait un royaume
Je voudrais bien savoir, dit-elle, quelle loi
En a pour toujours fait l'octroi
À Jean fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume,
Plutôt qu'à Paul, plutôt qu'à moi. »
Car nous voyons ici se succéder les trois formes principales du
discours rapporté (que Pasolini nomme oratio obliqua) 12 : discours
indirect, discours indirect libre et discours direct. Quand la Belette
répondit que la terre était au premier occupant, nous sornmes dans
le discours indirect où son dire est enchâssé dans le discours du
narrateur au rnoyen de la forme « x (répon)dit que p », forme où
p indique la place prévue pour le discours rapporté. La dernière
partie de la citation peut se paraphraser par « La Belette dit: "Et

10 Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, p. 344 ; et Mille Plateaux,


p. 97 : « Deux auteurs ont dégagé l'importance du discours indirect, notamment
sous sa forme dite "libre", du point de vue d'une théorie de l'énonciation qui
déborde les catégories linguistiques traditionnelles: Michaël Bakhtine (pour le russe,
l'allemand et le franç~ais), Le marxisme et la philosophie du langage, Minuit, Ille partie;
P. P. Pasolini (pour l'italien), L'expérience hérétique, Payot, Fre partie ... »
11 M. Bakhtine, Philosophie du langage, Paris, Minuit, 1977, p. 17l.
12 P. P. Pasolini, L'expérience hérétique, op. cit., p. 78.

210
DISCOURS INDIRECT LIBRE ET POLITIQUE DU BÉGAIEMENT

quand ce logis serait un royaUlne, je voudrais bien savoir quelle


en a pour toujours fait l'octroi à Jean, fils ou neveu de Pierre ou
Guillaume, plutôt qu'à Paul, plutôt qu'à moi." » ; nous sommes
passés au style direct où les termes mêmes de la Belette sont
portés, même sans être explicitement cités. Mais entre les
surgi un moment de discours indirect libre. Nous savons que
toujours la Belette qui parle. Mais elle feint de se mettre à la place
de Jeannot Lapin pour mieux le mettre en scène et lui faire avouer
qu'il rampe chez lui, de manière à ironiser sur le « beau» sujet de
conRit qu'est ce chez-soi et à faire supposer ainsi ce conRit résolu à
son avantage de Belette puisque, par cet aveu, Jeannot se déprend
de son bien. Dans ce tiers cas la Belette fait parler impliciternent
Jeannot Lapin Inais pour dire ce que pense dame Belette ou prendre
son parti. Telle est dans cet exemple la Tripartition du Discours
rapporté.
Dans le livre de Bakhtine, le chapitre 9 couvrant ces trois cas
s'intitule « Le "discours d'autrui" ». D'où difficulté concernant la
Tripartition en totalité. Pour la déceler, la question à poser n'est
pas exactement « Quand un vicomte rencontre un autre vicomte,
qu'est ce qu'i s'racontent? » mais Quand une Jeune Fille rencontre
une autre Jeune Fille, qu'est-ce qu'elles se racontent? Selon nos obser-
vations, un cas stéréotypé pop s'observe souvent dans ce cas. Deux
Jeunes Filles marchent de conserve dans la rue. Lune parle, l'autre
écoute. Le discours de la première est un récit de la forme qui suit,
que nous appellerons Endodialogue :
1 m'fait:
-pp
Alors j'i Elis:
- qqqq
Alors i m'fait:
-p
Alors j'i fais:
- qqqq
Etc. (ponctué de fous-rires)

211
LES STYLES DE DELEUZE

(Ici les variables p ou q viennent de ce que nous n'avons pu


entendre ce qu'il « fait» ni ce qu'elle.« fait »). Cette observation est
à lTIultiples faces, dont deux au moins à relever.
D'une part, dans Mille Plateaux, Deleuze dégage 13 un parallèle
entre « ce que l'alcoolique appelle un dernier verre» et « avoir le
dernier mot, dans l'agencement-scène de ménage ». Il ajoute: « On
en dira autant du dernier amour ». Or dans Proust il déclarait:
« l'amour ne cesse pas de préparer sa propre disparition, de mimer
sa rupture [... ] notre amour actuel, dans toute sa vivacité, "répète"
le moment de la rupture ou anticipe sa propre fin. Tel est le sens
de ce qu'on appelle une scène de jalousie 14 ». Elle et Lui ne sont
mênle pas mariés, mais nous venons donc d'assister en discours
direct à une scène de ménage entre eux, où p pourra être « Tu es
so rtie dimanche ? » et q « Je vais me gêner ! »
D'autre part, Deleuze a su intégrer à sa théorie « les thèses
célèbres d'Austin 15 » dans Quand dire, c'est faire. Ce titre de la tra-
duction du classique de J. L. Austin 16 en condense le sens quant
au rôle du langage dans l'action. Mais dans notre endodialogue la
première jeune fille ne se contente pas, comme tout le monde, de
faire quelque chose du fait de parler. Au lieu de dire « dire », elle dit
«faire ». Autrement dit, elle dit (indirectement) que j. L. Austin a vu
juste, et le dit dans sa manière de faire, sans paroles inutiles, parce
qu'elle sait parfaitenlent qu'un dire est un « faire ». Par exemple
baratiner. Ou plaquer (autre chose que poser un lapin, qui se fait
sans rien dire).
Mais nous n'avons là encore que des tenants et aboutissants
de notre endodialogue dans la pragmatique la plus classique d'un
côté, avec la doctrine deleuzienne du « dernier x » de l'autre. Le
point supplémentaire de l'endodialogue est que Cunégonde n'y

13 Mille Plateaux, p. 546.


14 Proust et les signes, pp. 26-27.
15 Mille Plateaux, p. 98.
16 How to do things with words, London, Oxford University Press, 1962
(traduction et introduction de G. Lane, Seuil, 1970).

212
DISCOURS INDIRECT LIBRE ET POLITIQUE DU BÉGAIEMENT

rapporte pas seulement le discours de Candide mais aussi son propre


discours. Cela signifie que le discours rapporté déborde le « discours
d'autrui» auquel Bakhtine l'identifie l7 • Le discours rapporté est
indifféremment d'autrui et de moi. Telle est l'objection de Cuné-
gonde à Bakhtine. Face à quoi la nomenclature de Bakhtine est
défendable par au moins deux ripostes. La première tablerait sur
la thèse où l'identité du moi dans le temps cache selon Proust une
série de moi différents, dans une suite de morts et de nouvelles
naissances l8 • Comme dans l'expression de Ricœur, chacun pourrait
alors se faire parler« soi-même comme un autre» : rnettre en scène
un rnoi ancien comme un autre moi. Mais cette série supposée des
rnoi, correspondant essentiellement à la série des arnours sur toute
une vie, ne peut assumer la rafale à court tenne des répliques de
Cunégonde à Candide l9 •
La seconde riposte tire la leçon positive de l'objection. Car
si la notion de « discours d'autrui» est trop étroite pour couvrir
tout le discours rapporté, en revanche elle cerne par sa restriction
même, dans le discours rapporté, celui qui ne peut être que discours
d'autrui, autrement dit le propre d'autrui dans la parole, à savoir le
discours indirect libre. En d'autres termes, le discours indirect libre
est le domaine d'autrui dans le discours rapporté. Ce qui, dans le
« discours indirect libre », est libre, c'est autrui. Dans ce discours,
en effet, autrui prend la parole sans recourir ni aux marques du
discours direct (<< Il dit: "p" ») ni à celles du discours indirect
(<< Il dit que p »). Alors autrui est donc chez moi comme chez lui:
libre. C'est par son ernphase au sujet du discours indirect libre que
Bakhtine a déterminé la place propre au discours d'autrui. Quant

17 Ct: Grevisse: « Pour rapporter soit ses propres paroles, soit les paroles d'autrui,
on emploie le discours direct ou le discours indirect.» (Le bon usage, Duculot, 1955,
§ 1056).
18 Proust et les signes, pp. 146-147. Dans le passage cité par Deleuze, Proust
évoque le « long et cruel suicide du moi qui en moi-même aimait Gilberte ».
19 Voir cependant chez Pasoloni l'équivalence entre l'équidistance de Dante à
ses personnages et son équidistance à lui-même (L'expérience hérétique, op. cit., pp. 75-
76).

213
LES STYLES DE DELEUZE

au discours direct, il équivaut à une citation et fait donc passer du


langage-objet (qui est cité) au métalangage (qui le cite) ou, plus
généralement, du simple usage d'un signe à sa mention (par exem-
ple entre guillemets). Le discours indirect libre brouille donc le
distinguo langage/métalangage (de Tarski) où le distinguo usage/
Inention qui est pourtant le rempart indispensable pour éviter
l'abîme des antinomies telles que le « Je mens ». Le discours indi-
rect est un cas de ce que Russell appelle attitude propositionnelle,
couvrant « Il dit qu'il pleut» comme « Il pense qu'il pleut ».
La mise au point sur le discours d'autrui nous permet peut-être
d'approcher le rôle que Deleuze donne à la « langue étrangère »,
mais elle ne nous explique pas encore ce que le discours rapporté
vient faire dans le style. Certes, dans les exposés plus anciens 20 ,
discours direct et indirect étaient dits s~yle direct et indirect. Mais
en admettant mêrne que la panoplie des trois formes de discours
permette autant d'ejfèts de style, il ne s'ensuit pas qu'elle couvre le
style en général, et encore moins que la forme libre le définisse à
elle seule.
Deleuze, en se référant à Bakhtine et Pasolini, ne nous parle
que des langues entre lesquelles s'est comme éclaté le discours indi-
rect libre. Puisqu'il s'agit de développer la définition du style d'après
Proust comme langue étrangère s'installant dans une langue rnater-
nelle, ce point doit être le pivot de l'explication. Il nous conduit,
quel que soit l'intérêt du débat de Bakhtine avec BaUy et l'école
de Vossler, à l'autre controverse capitale sur le discours indirect
libre, celle qui opposa deux des plus grands disciples de Bergson
en critique littéraire, Proust et Thibaudet. Elle tient en trois articles
de la Nouvelle Revue Française: « Une querelle littéraire sur le style
de Flaubert» d'Albert Thibaudet (novembre 1919), «À propos du
"style" de Flaubert» de Marcel Proust (janvier 1920) et « Lettre à
Marcel Proust sur le style de Flaubert» de Thibaudet (mars 1920) ;
à quoi s'ajoute en 1935, dans le Gustave Flaubert de Thibaudet, le

20 Cf: F. Delofhe, La phrase française, Paris, SEDES, 1967.

214
DISCOURS INDIRECT LIBRE ET DU

chapitre « style de Flaubert ». récapitule comme suit


toute la question de la forme indirecte libre:
« Tous nos auteurs de grammaires sans exception l'ont ignorée.
Comme d'autre part elle est habituelle en allemand, existe aussi
en anglais, les philologues étrangers en ont conclu qu'elle répu-
gnait au génie de la langue française, qui marquerait toujours
le style indirect par une conjonction. Le philologue de Genève, !vI.
BaUy, ayant relevé cette affirmation dans le livre de Strohmeyer,
Der Stil der franzàsischen Sprache, l'a discutée dans un article
de la Germanisch-Romanische Monatsschrift sur « le Style indi-
rect libre en français moderne ». La question n'avait jamais été
soulevée auparavant, et Proust, qui évidemment ne connaissait
pas la Monatsschrift d'Heidelberg, a montré le flair d'écrivain le
plus heureux en repérant chez Flaubert l'originalité de cette tour-
nure. 2l »
Ce que Thibaudet voit ici, c'est que le discours indirect libre
en français a dû être découvert deux fois: une fois par BaHy en 1912
comme le relève Bakhtine, une seconde fois par Proust en 1920. En
1912 c'est un jugement déterminant puisque Bally dispose déjà du
concept forgé sur d'autres langues et ne fait que le reconnaître en
français; en 1920 c'est en un jugement réfléchissant puisque Proust
n'a pas sous la main la locution « style indirect libre» et se fie à son
seul « flair d'écrivain ». Mais ce double pedigree de Thibaudet ne
tait qu'aggraver notre problème. Car le même Bally qui en 1912
découvre « le Style indirect libre en français moderne» a publié
en 1909 son Traité de stylistique française qui n'en dit !IlOt, alors
qu'aujourd'hui n'irnporte quel manuel de stylistique lui fait une
place, parfois la première 22 • D'où provient-elle?
Sur ce point, l'axiome capital est posé par Thibaudet : « Avoir
un style, pour un homme comme pour une littérature, c'est écrire

21 A. Thibaudet, « Le style de Flaubert», cité dans Contre Sainte-Beuve, suivi de


Essais et articles, Pléiade, Gallimard, rééd. 1978, p. 248.
22 Dans le Petit manuel de stylistique d'E.-M. Halba (De Boeck & Duculot,
2008), le discours rapporté est exposé dans ses trois formes dès les pp. 15-17.

215
LES STYLES DE DELEUZE

une langue parlée 23 ». Telle est la Thèse stylistique de Thibaudet. Elle


nous apprend que la définition deleuzienne est à paraphraser par:
Avoir un style, pour un homme comme pour une littérature, c'est écrire,
dans une langue donnée, une langue étrangère.
Deleuze énumère d'abord: « Kafka Juif tchèque écrivant en
allemand, Beckett Irlandais écrivant à la fois en anglais et en fran-
çais 2Li », etc. Ils sont « plus ou moins dans la situation d'un certain
bilinguisme ». Par là même ce ne sont cornme on verra que des
cas limites. Les deux notions de « langue étrangère» et de « langue
parlée» se généralisent mutuellement: la formule de Deleuze
admet que la langue importée puisse ne pas être parlée, celle de
Thibaudet qu'elle puisse ne pas être étrangère.
La Thèse stylistique de Thibaudet a selon luiforce de Loi, Inême
s'il n'a pas su d'abord lui donner toute la généralité qu'elle trouvera
chez Deleuze: « nous sommes ici devant une loi du style souvent
méconnue et qu'on pourrait formuler ainsi: le style écrit n'est pas
le style parlé, mais un style écrit ne se renouvelle, n'acquiert vie
et perpétuité, que par un contact à la fois étroit et original avec la
parole 25 ». Mais comment créer ce contact? C'est là que le discours
indirect libre se révèle secret du style: « le style indirect libre, que
les grammairiens n'ont pas daigné jusqu'à présent incorporer à la
langue, telle qu'ils l'amènent à la conscience claire, a certainement
son origine dans la langue parlée. Avant de devenir une forme
grammaticale, il est une intonation ».
Puisque Proust ne dispose pas de ce concept, il est d'autant
plus intéressant de voir comment il décrit la chose chez Flaubert.
Flaubert « a résolu d'user le moins possible des guillernets 26 » (style
direct) et, ainsi que l'a relevé Thibaudet, il pourchasse « les qui, les
que enchevêtrés les uns dans les autres 27 » (style indirect) « comme

23 A. Thibaudet, « Le style de Flaubert », op. dt., p. 274.


24 Mille Plateaux, p. 123
25 A Thibaudet, « Le style de Flaubert », op. dt" p. 249.
26 M. Proust, « À propos du "style" de Flaubert », op. dt., p. 590.
27 Correspondance, III, p. 231.

216
DISCOURS INDIRECT LIBRE ET POLITIQUE DU BÉGAIEMENT

une servante hollandaise les araignées» ; il est donc acculé à son


« éternel irnparfait » (style indirect libre) dont Proust saisit alors la
valeur vitale: « Cet imparfait sert à rapporter non seulement les
paroles mais toute la vie des gens 28 ». Figurant le couple écrit/parole
par le rapport mâle/femelle, Thibaudet parvient ainsi à une défi-
nition de la Littérature: « Il y a littérature là où les deux sexes sont
présents, où se fait le mariage de la parole et de l'écrit29 ». Moyen-
nant un « mais» : « Mais écrire ne consiste pas seulement, ne
consiste pas surtout à reproduire la langue parlée. Écrire consiste à
prendre appui sur la langue parlée, à se charger de son électricité, à
suivre son élan dans la direction qu'elle donne ». Thibaudet illustre
cette transmutation sur la fable du Savetier et du Financier. Si un
chat fait du bruit, le Savetier déstabilisé dira en discours direct
« On prend mon argent! » et un voisin dira en discours indirect:
Il croit que le chat prend son argent. Ni l'un ni l'autre ne dira:
Si quelque chat faisait du bruit,
Le chat prenait l'argent ...
'Thibaudet stipule:
« Cela, c'est La Fontaine qui le dit, un écrivain et un malin. Ou
plutôt il ne le dit pas, il l' écrit. Ill' écrit non comme le peuple le
dit, mais du fonds dont le peuple le dit. Le style indirect double,
c'est le style indirect simple, plus l'écrivain. Ce sont donc seu-
lement des gens très artistes comme La Fontaine, La Bruyère et
Flaubert, qui emploieront ces tournures, issues pourtant de la
langue populaire, et qui donneront la sensation de la langue parlée
en épousant dans la langue parlée le mouvement qui conduit à
une langue qui ne se parle pas. 30 »
Le détail de cette analyse ne doit pas dissimuler sa thèse 111aÎ-
tresse: l'artiste n'est pas celui qui parle « au nom du peuple» mais
du fonds où vit le peuple. Il faut donc distinguer entre le discours
indirect libre, que tout le monde manie, et le style indirect libre,

28 M. Proust, « À propos du "style" de Flaubert », op. rit., p. 590.


29 A. Thibaudet, « Le style de Flaubert », op. rit" p. 249.
30 Ibid., p. 250.

217
LES STYLES DE DELEUZE

qui relève de l'écriture. Ce que Thibaudet disait de la langue parlée,


Deleuze le transpose à la parole bégayante en une tripartition de la
performance romanesque:
« On dit que les mauvais romanciers éprouvent le besoin de varier
leurs indicatifs de dialogue en substituant à "dit-il" des expressions
comme "murmura-t-il", "balbutia-t-il", "sanglota-t-il", "ricana-
t-il", "cria-t-il", "bégaya-t-il" ... qui marquent les intonations. Et
à vrai dire, il semble que l'écrivain par rapport à ces intonations
n'ait que deux possibilités: ou bien le faire (ainsi Balzac faisait
effectivement bégayer le père Grandet, quand celui-ci traitait une
affaire ... ). Ou bien le dire sans le jàire, se contenter d'une simple
indication qu'on laisse au lecteur le soin d'effectuer: ainsi ... l'an-
gélique Billy Bud ne s'émeut pas sans qu'on doive lui restituer son
"bégaiement ou même pire" ...
Il semble pourtant qu'il y ait une troisième possibilité: quand
dire, c'est faire ... C'est ce qui arrive lorsque le bégaiement ne
porte plus sur des mots préexistants, mais introduit lui-même les
mots qu'il affecte; ceux-ci n'existent plus indépendamment du
bégaiement qui les sélectionne et les relie par lui-même. Ce n'est
plus le personnage qui est bègue de parole, c'est l'écrivain qui
devient bègue de la langue: il fait bégayer la langue en tant que
telle. 31 »
Dans les deux premiers cas, le bégaiement de la parole n'est
qu'un exemple parmi plusieurs comme le murmure, le balbutie-
ment, le sanglot, le ricanement et le cri. Dans le troisième cas tout
est porté par le bégaiement de la langue.
Le rôle stylistique donné au discours indirect libre par Thibau-
det conduit donc deux fois au rôle que Deleuze donne à la « langue
étrangère ». D'abord le désaccord avec Proust se réduit à une ques-
tion de paternité. Proust voyait dans ce discours une innovation de
Flaubert. Lexernple de La Fontaine suffit à le réfuter sur ce point.
Mais si, depuis, « le style indirect libre circule partout », Thibaudet
concède que « ces tournures» sont « des inventions de la seconde

31 Critique et clinique, p. 135.

218
DISCOURS INDIRECT LIBRE ET POLITIQUE DU

moitié du siècle ». précisant: « Invention en


s'entend: ce style était depuis longtemps habituel en allemand ... »
Le discours indirect libre est donc à ce premier titre une
étrangère à une langue mais acclimatée à elle. Mais ce n'est
cheval de Troie et le principal est ce qu'il a dans le ventre.
det stipule: « On ne devient jamais un grand écrivain en s'inspirant
des livres. Le génie du style est déposé d'abord par la langue parlée,
ensuite et seulement par le lecture, cette dernière pouvant n'avoir
qu'une part très réduite, comme chez Saint-Simon32 ».
Autrement dit le discours indirect libre est comme on l'a vu la
noria ou le sas qui fait passer un langage parlé ou populaire dans le
langage écrit ou littéraire. Il est la « lTIule » de la langue étrangère
dans la langue maternelle. En une gigogne: un cheval de Troie
contenant une mule.
À première vue cette fonction de passeur est en déficit sur le
rôle stylistique donné à ce discours par Deleuze. Puisque le discours
indirect libre reste une forme de discours rapporté, comment défi-
nirait-HIe style de l'auteur? La réponse enchaîne à une typologie de
Thibaudet une réciproque de Pasolini. La tripartition de Thibaudet
réduit les trois cas de discours rapporté à leur plus simple expres-
sion: « Tandis que le style direct est celui où parle le personnage
et le style indirect celui où parle l'auteur, le style indirect libre,
allant chercher plus loin le principe de sympathie nécessaire à l'art,
confond dans un rnême rnouvement le personnage, l'auteur et le
lecteur33 ».
On aura vu que cette « réduction» est en même temps un
élargissement. Discours direct et indirect n'intéressaient que per-
sonnage et auteur. La forme libre y ajoute le lecteur, que Pasolini
collectivisera en « chœur de destinataires 34 ».
Un chiasme de Pasolini dédouble cette forme: « ce n'est pas
toujours le personnage qui prête sa langue à l'auteur, lTIais ... sou-

32 A. Thibaudet, « Le style de Flaubert », op. cit., p. 271.


33 Ibid, p. 261.
34 P. P. Pasolini, L'expérience hérétique, op. cit., p. 40.

219
LES STYLES DE DELEUZE

vent le contraire arrive3 5 ». Si le personnage et l'auteur sont ainsi


échangeables, alors la langue du personnage est hornogène au style
de l'auteur.
Pasolini a compris comme corollaire36 que le discours indirect
libre commande stylistiquement tout le discours rapporté. Stylisti-
quement, même le discours direct ne sert à rien si les personnages
parlent la rnême langue que l'auteur. Inversement, quand le dis-
cours direct fait de l'auteur un de ses personnages il se métamorphose
en discours indirect libre potentief37.
Un paradigme est proposé chez l'Arioste:
« Il est certain que chaque fois que le Discours Indirect Libre est
présent, cela implique une conscience sociologique, claire ou non,
chez l'auteur. Il me semble que c'est la caractéristique fondamen-
tale et constante du Discours Indirect Libre.
Chez l'Arioste, ce constituant se cache dans les mécanismes inter-
nes de son langage même. Le rythme narratif de celui-ci, aux
allures dégagées, et son lexique prosaïque, qui raillent le mythe
médiéval, constituent, par rapport au langage sublime de l'épique,
une alternative de langue moyenne (plutôt qu'humble). Il n'y a
pas coexistence de tons differents, car on n'a pas le ton tragique
à côté du ton comique. Mais le tragique et le comique se sont
mélangés: la synthèse ou l'antithèse jouent au cœur même du lan-
gage. Seulement une analyse acharnée peut établir leur présence,
par voies de déductions extra-linguistiques. En réalité la langue de
l'Arioste est indivisible: les nuances ne présentent aucune solution
de continuité, et constituent un lien de continuité mystérieuse
entre la langue feodale et la langue bourgeoise, entre la langue des
armes et celle du commerce et des banques. 38 »

35 Ibid., p. 48.
36 Ibid., p. 78.
37 Ibid., p. 8I.
38 Ibid., p. 43. Cf. l'analyse de La divine comédie dans sa « double nature»
(p.70) que Pasolini compare à la double nature de Jésus-Christ (p.7l), toutes deux se
situant entre « bavardages de cette terre» et « silences du ciel » (p. 75).

220
DISCOURS INDIRECT LIBRE ET POLITIQUE DU BÉGAIEMENT

Bref, le Discours Indirect Libre, c'est la lutte des classes dans le


Style et dans l'Art. Cela sous un principe multimimétique : « chaque
langue est toujours une rnétaphore d'une époque de l'histoire et
de la société 39 ». Le mot de Tesnière faisant de la phrase un drame
trouve là sa pointe: le drame est conflit. Cette politique dans la
stylistique, Pasolini 40 lui donne directement la parole en une Procla-
mation de la Valetaille prise dans Da Ponte pour illustrer l'infinitif
de discours indirect libre :
Nuit et jour peiner
pour qui ne sait rien goûter;
pluie ou vent supporter,
mal manger et mal dormir .
... je ne veux plus servir.
Alors dans l'exemple se mire la théorie entière: « Dans sa
propre langue arriver à bégayer ». Ce qui ne fait que rendre plus
pressant le problème de Pasolini: comment peut-il y avoir « cette
primauté du style qui, en revivant le parler d'autrui, fait en sorte
que le matériel ainsi récupéré se charge d'une fonction expres-
sive41 » ?

STYLE ET TENSEUR POSITIONNEL

Afin de résoudre ce problème, il faut déceler l'articulation


conceptuelle du discours indirect libre avec les formes d'expression
patentées cornrne métaphore ou métonymie:
« Le "premier" langage, où plutôt la première détermination qui
remplit le langage, ce n'est pas le trope ou la métaphore, c'est le
discours indirect. [importance qu'on a voulu donner à la méta-
phore, à la métonymie, se révèle ruineuse pour l'étude du langage.
Métaphores et métonymies sont seulement des effets, qui n'ap-

39 Ibid., p. 61.
40 Ibid., p. 39.
41 Ibid., p. 47.

221
LES STYLES DE DELEUZE

partiennent au langage que dans le cas où ils supposent déjà le


discours indirect. Il y a beaucoup de passions dans une passion,
et toutes sortes de voix dans une voix, toute une rumeur, glossola-
lie : c'est pourquoi tout discours est indirect, et que la translation
propre au langage est celle du discours indirectY »
Chez un auteur qui, sur le style, se réclame de Proust, cette
thèse doit d'abord étonner. Si en effet Proust admet que « la Inéta-
phore n'est pas tout le stylé 3 », c'est seulement après avoir posé que
« la métaphore seule peut donner une sorte d'éternité au style44 ».
Pour comprendre COmlIlent Deleuze met la lIlétaphore sur l'orbite
du discours indirect libre, rappelons comment Thibaudet analyse
un exemple de Madame Bovary:
« Voyez, entre des imparfaits de discours indirect, le présent étaler
par deux fois deux continuités douloureuses, celle d'une impos-
sible vie étrangère, celle d'une implacable nécessité naturelle. ''À
la ville, avec le bruit des rues, le bourdonnement des théâtres et
les clartés du bal, elles avaient des existences où le cœur se dilate,
où les sens s'épanouissent. Mais elle, sa vie était froide comme un
grenier dont la lucarne est au nord, et l'ennui, araignée silencieuse,
filait sa toile dans l'ombre à travers les coins de son cœur."45 »
Ici, dans le discours indirect libre d'Emma, l'imparfait afférent
(<< elles avaient ... », Il sa vie était ... ») porte le présent intempo-
rel (II ••• se dilate », Il ••• est au nord ») qui porte à son tour les
lIlétaphores ou comparaisons (II bourdonnernent des théâtres », vie
d'Emma Il COmlIle un grenier », araignée de l'ennui dans le grenier
du cœur). Le temps du discours indirect libre est donc le rhizome
grammatical portant les tiges des autres temps qui portent enfin les
fleurs de rhétorique. Alors seulement nous obtenons cette Il beauté

42 Mille Plateaux, p. 97.


43 M. Proust, « À propos du "style" de Flaubert », op. dt., p. 587.
44 Ibid., p. 586.
45 A. Thibaudet, « Le style de Flaubert », op. dt., pp. 251-252.

222
DISCOURS INDIRECT LIBRE ET POLITIQUE DU

grammaticale46 » dont Proust a fait d'avance l'Objet de tous


prétendants au style. Le style est la saveur de la grammaire.
Comlnent passer du paradigme de Thibaudet à la théorie uni-
verselle du style?
Statuant sur la différence, Deleuze distingue 47 deux struc-
turalismes, dans un antagonisme entre Saussure et GuillaLllne :
« La substitution d'un principe de position différentielle à celui de
l'opposition distinctive est l'apport fondamental de l'œuvre
Guillaume4 8 ». Pour Saussure « l'idée de difference » linguistique
« suppose l'idée d'opposition» binaire. Les positions différentiel-
les, au contraire, embrassent une multiplicité quelconque. Et cette
« notion difficile, le style 49 » conduit Deleuze à désigner 50 leur
lieu: le Tenseur binaire radical. Il est en forme de V, tracé par deux
mouvernents \ et / successifs appelés tensions et susceptible d'in-
terceptions ou « coupes» horizontales. Deleuze 5l l'illustre par son
application la plus célèbre 52 , sa solution au problème de l'article:
« l'article indéfini "un" est une variable qui opère des coupes ou
prend des points de vue sur un mouvement de particularisation;
de même l'article défini "le", sur un mouvement de généralisa-
tion 53 ». Guillaume explique:
« On sait que l'article un est une tension progressant de l'universel
au singulier, c'est-à-dire inscrite entre deux coupes transversales
d'une certaine activité de pensée se propageant du large à l'étroit,
et que cette tension, en discours, fait l'objet d'une coupe transver-

46 M. Proust, « À propos du "style" de Flaubert », op. dt., p. 587.


47 Différence et répétition, pp. 264-265.
48 Ibid., p. 265.
49 Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, p. 347.
50 Ibid., p. 346.
51 Comme C. Fuchs et P. Le Goffic, Initiation aux problèmes des linguistiques
contemporaines, Paris, Hachette, 1975, pp. 54-56.
52 G. Guillaume, Le problème de l'article et sa solution dans la langue française,
Paris, Hachette, 1919.
53 Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, p. 345.

223
LES STYLES DE DELEUZE

sale, précoce ou tardive, qui assigne à l'article sa valeur d'emploi.


De sorte que la tension cinétique que représente l'article un, selon
qu'elle est interceptée par le travers, tôt ou tard dans son dévelop-
pement, livre un article un qui généralise ou qui particularise. Il
ya interception précoce dans un enfant est toujours l'ouvrage de sa
mère et interception tardive dans un enfant entra.
On sait, non moins bien, que l'article le est un mouvement de
pensée, une tension progressant du singulier à l'universel, c'est-
à-dire inscrite dans les deux mêmes limites que l'article un, mais
rangées dans l'ordre opposé non pas universel d'abord et singu-
lier ensuite, mais singulier d'abord et universel ensuite - de sorte
que l'effet généralisateur résulte de la coupe interceptive tardive,
et l'eff(:t particularisateur, de la coupe interceptive précoce. Soit,
par coupe précoce, l'homme entra, et par coupe tardive, l'homme
est mortel. 54 »
Transposant au style: « on dirait que le style tend la langue, y
fait jouer de véritables tenseurs qui tendent vers des lirnites. C'est
que la ligne ou le rnouvement de pensée sont bien, dans chaque
cas, comme la limite de toutes les positions des variables considé-
rées. Cette limite n'est pas au dehors de la langue, ni du langage,
mais elle en est le dehors ... 55 »
Nous avons évoqué certaines de ces limites, en Kafka et Bec-
kett. Dans une zone intermédiaire se situe Flaubert: « Guillaume
dégagera pour les verbes en général des mouvements d'incidence
et de décadence (on pourrait y ajouter la "procadence"56) par rap-
port auxquels les temps verbaux sont des coupes, points de vue ou
positions difFérentielles. Par exemple l'imparfait de Flaubert57 ».
De même « Passerone analyse trois cas décisifs dans la littérature

54 G. Guillaume, Leçons, tome 1, Presses de l'Université de Laval, 1971, p. 209.


55 Deux régimes de fous, p. 346.
56 Concept que Deleuze prend chez Fellini.
57 Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, p. 345.

224
DISCOURS INDIRECT LIBRE ET POLITIQUE DU BÉGAIEMENT

française: la ligne-pli de Mallarmé, la ligne dépliée de Claudel, la


ligne vibratoire et tourbillonnaire d'Artaud 58 ».
Pasolini, en outre, emprunte à Peirce le concept de « rhème 59 »
qui domine la logique. Kant croyait la logique « close et ache-
véé o » sur la syllogistique à jugement sujet-prédicat (<< Socrate est
homme »). La logique nouvelle découvre la relation (<< Rornéo aime
Juliette », « Jacques donne son manteau à Jean »). Ce qui masque
encore la conquête capitale, celle de Rhème, couvrant indifh~rem­
ment
x donney à z
x aimey
x est homme
Le rhèrne est ce que Russell appelle fonction propositionnelle de
la forme: f(x, y, ... ) à n places incluant le cas-limite que Deleuze
disciple de Peirce appelle « zéroïté61 ». Deleuze précise: « quand on
dit que le style est comme une langue étrangère, ce n'est pas une
langue autre que celle que nous parlons, c'est une langue étrangère
dans la langue qu'on parle. Tendue vers une limite intérieure, ou
vers ce dehors de la langue, celle-ci se met à bégayer, à balbutier,
à crier, à chuchoter62 ». Jusqu'au cas extrême décrit par 1homas
Mann: « un simple hurlement parcourant tous les degrés 63 ».
Dans le Tenseur de Guillaume, le Rhème de Peirce-Pasolini
est donc la variable élémentaire d'entrée qui parcourt obliquement le
tenseur pour y recevoir selon le cas telle interception horizontale.
Au chapitre « Le rhème », Pasolini prend comme exernple la
proposition « Une fernme regarde une plaine» où le rhème « x
regarde y» est d'abord doublement intercepté pour donner « Une

58 Ibid., p. 346.
59 P. P. Pasolini, L'expérience hérétique, ch. 23 : « Le rhème ».

60 I. Kant, Critique de la raison pure, PréE: 2 èmc édition.


61 L'image-temps, p. 47 : « il y aura "zéro'ité" avant la priméité de Peirce ».

62 Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, p. 346.


63 Mille Plateaux, p. 122.

225
LES STYLES DE DELEUZE

f regarde une y » puis réintercepté par les flèches «f = femme» et


«y = plaine ». Deleuze note:
« Dans sa classification des signes, ce que Peirce distingue du
"dicisigne" (proposition), c'est le rhème (mot). Pasolini reprend
le terme de Peirce, rhème, mais en y introduisant une idée très
générale d'écoulement: le plan cinématographique "doit s'écou-
ler", c'est donc un "rhème" (L'expérience hérétique, p. 271). Mais
Pasolini fait ici, volontairement ou non, une erreur étymologique.
Ce qui s'écoule, en grec, c'est un rheurne (ou reume).64 »

JI. JI. Jl.JIü'U'Jl...... JW TENSORIELLE POLITIQUE DU

Pour parvenir à la théorie du bégaiement dans la parole, il faut


faire fond sur « le secret du bergsonisme » selon Deleuze, contenu
« sans doute dans Matière et mémoirrf5 » où il est condensé dans la
« métaphore célèbré G » du cône de l'Inconscient.
Elle unit trois thèses principales:
la Il existe dans la rnémoire « mille et mille répétitions de notre
vie psychologiqué7 », qui sont « figurées par autant de sections ...
du même cône» et y définissent autant de « plans différents G8 » ou
de « systèmes G9 », depuis le plan de la mémoire pure jusqu'au point
de la conscience.
2 Sur chaque plan il yale contraste entre des « souvenirs dorni-
0

nants70 » propres à ce plan, comparables à des « points brillants », et


les autres souvenirs qui « forment une nébulosité vague ».

64 Lïmage-mouvement, p. 116.
65 L'île déserte. Textes et entretiens 1953-1974, p. 41.
66 Ibid., p. 39.
67 H. Bergson, Matière et mémoire, op. cit., p. 181.
68 Ibid., p. 189.
69 Ibid., p. 189.
70 Ibid., p. 190.

226
DISCOURS INDIRECT LIBRE ET POLITIQUE DU BÉGAIEMENT

3° Un souvenir est un objet virtueFI à double mouvement: rota-


tion sur un plan donné, cherchant le souvenir utile à la situation
présente, et translation entre les plans, transformant le souvenir pur
en souvenir-image.
La mémoire est ainsi tendue entre ce que Bergson appelle72
plan du rêve et plan de l'action: «Notre vie psychologique normale
oscille ... entre ces deux extrérnités ».
Le tenseur de Guillaume n'est en somrne qu'une coupe en 2
du cône dessiné par Bergson en 3 D. En conséquence nous dirons
la théorie proposée ici théorie tensorielle du bégaiement. Dans un
dialogue utilitaire, comme celui de la marchande et du chaland
lors d'un marchandage, la parole adaptée à la situation est un cas
particulier du « souvenir utile» prévu par la théorie bergsonienne.
Dans la conversation la plus vivante, la plus imprévisible, c'est
encore le cas de la parole pertinente relativernent au « trésor de la
langue» emmagasiné dans la mémoire-habitude.
Dans «la multitude illimitée de "systématisations" différentes»
où nos souvenirs sont « répétés », l'association d'idées va être chez
Bergson un double tesr7 3 faisant jouer langue étrangère et roman:
« Un mot d'une langue étrangère, prononcé à mon oreille, peut
me faire penser à cette langue en général où à une voix qui le
prononçait autrefois d'une certaine manière. Ces deux associa-
tions ... répondent à deux dispositions mentales diverses, à deux
degrés distincts de tension de la mémoire, ici plus rapprochés de
l'image pure, là plus disposés à la réplique immédiate, c'est-à-dire
à l'action.
Classer ces systèmes, rechercher la loi qui les lie respectivement
aux divers "tons" de notre vie mentale, montrer comment chacun
de ces tons est déterminé lui-même par les nécessités du moment
et aussi par le degré variable de notre efFort personnel serait une
entreprise difficile ... chacun de nous sent bien que ces lois exis-·

71 Ibid., p. 145.
72 Ibid., p. 187.
73 Ibid, pp. 188-189.

227
LES STYLES DE DELEUZE

tent, et qu'il y a des rapports stables de ce genre. Nous savons, par


exemple, quand nous lisons un roman d'analyse, que certaines
associations d'idées qu'on nous dépeint sont vraies, qu'elles ont
pu être vécues; d'autres nous choquent ou ne nous donnent pas
l'impression du réel, parce que nous y sentons l'effet d'un rappro-
chement mécanique entre des étages différents de l'esprit, comme
si l'auteur n'avait pas su se tenir sur le plan qu'il avait choisi de la
vie mentale. »
Dans le roman d'analyse, il faut se tenir sur le plan choisi; dans
le cas de la langue étrangère, l'association saute au contraire du mot
à cette langue en général ou à la voix singulière d'autrefois ou à sa
manière. Or ce que nous cherchons n'est plus une théorie du style
comIne « bégaiement de la langue» mais une théorie du bégaie-
ment de la parole. Et pour parler sans bégayer il faut pour le moins
écarter« l'image pure» afin de mieux permettre « la réplique immé-
diate ». Il y a donc au moins deux « oscillations» de l'esprit entre
les extrémités de la mémoire: une oscillation heureuse ou libre qui
est celle de « notre vie psychologique normale» ou du bégaiement
littéraire de la langue, rnais aussi une oscillation malheureuse COInme
le « rapprochement mécanique entre des étages différents de l'es-
prit », la reterritorialisation « sur un dialecte ou un patois» ou le
bégaiement de la parole.
Qu'est ce que bégayer? On n'y comprendra jamais rien tant
qu'on voudra n'y voir qu'une simple saccade du mot qui ne
parvient pas à sortir, sous des facteurs psychologiques tout faits
comme la « timidité », le « stress» ou autres explications du type
vertu dormitive (on bégaie parce que quelque chose vous coupe les
paroles). En réalité le bègue hésite entre plusieurs plans dans le cratère
de la mémoire bergsonienne, le mot saute comme un fou dans son
inconscient, se demandant sur quel ton il faut cette fois-ci se placer,
se perdant parmi les plans de conscience possibles. Le bégaiement
est le sous-produit concédé d'une distraction essentielle, d'une
introversion tranquille et entêtée 74 , inamovible. Le bégaiement est

74 On observe aussi (par exemple dans la parole professorale) des bégaiements

228
DISCOURS INDIRECT LIBRE ET POLITIQUE DU BÉGAIEMENT

à la fois and-gargarisme et and-grégarisme indissociables. bègue


est le solitaire piégé par la société.
Nous n'avons jusqu'ici que ce qui se tient dans les limites
grammatiques où Bergson s'est arrêté. Manque encore la pointe.
Il faut rappeler ici la découverte capitale de Capitalisme et schi-
zophrénie, celle qui dérange: l'inconscient fait de la politique.
psychiatrie, la clinique où l'on écoute ce que disent les fous et les
bègues est le sas ouvrant sur la politique. Le bégaiement dans la
parole est à comprendre dans la forme supérieure de la parole, à
savoir75 la conversation. Mais la conversation76 elle-même, comme
tout dialogue, relève d'une micro-politique. Ainsi que Tarde l'a vu,
la conversation est « le vrai miroir en petit de la société» ; mais 77
la société est ouverte ou fermée. La parole est donc prise d'entrée
de jeu dans l'alternative entre élever le niveau de la conversation
et l'abaisser jusqu'à la bassesse et à la bêtise la plus abjectes. Ce qui
par excellence fait bégayer le locuteur, c'est la bêtise d'un certain
interlocuteur virtuel et sa forme superlativels : la connerie. Là est
l'explication politique du bégaiement. La théorie du bégaiement
dépend donc d'une partie caractéristique du programme deleuzien
en philosophie: « faire de la bêtise un problème transcendantaF9 ».
En conclusion de cette étude, cependant, il s'agit surtout de
voir l'autre personnage transcendantal qui émerge du conRit :
contre la bêtise, le Bègue lui-rnême, avec ses deux incarnations
capitales, le bègue de la parole, qui endure, et le bègue de la langue,

affictés ou histrioniques, volontaires et pénétrés de coquetterie, suggérant la meilleure


thérapie du bégaiement: en faire un défi pour l' amor fati, faire de ce qui est pris pour
infirmité un avantage.
75 Cf: J.- C. Dumoncel, « La conversation de Dieu », in L'expérience de Dieu.
Lectures de Religion in the Making d'Alfred N. Whitehead, Aletheia, janv. 2005,
pp. 141-151.
76 Cf. notre « Esquisse d'une théorie wittgensteinienne du Dialogue et de la
Conversation », Manuscrito, VIII, n° 2, 1985, pp. 185-212.
77 L'Anti-Œdipe, p. 114.
78 Ibid. p. 280.
79 Différence et répétition, p. 196.

229
LES STYLES DE DELEUZE

qui lui fraie une ligne de fuite, le Style, et lui conquiert une nou-
velle terre, la Littérature.

230
« Je crois que les philosophes sont aussi de grands stylistes. 1 »
La coalescence de la philosophie et du style posée par Deleuze tout
au long de son œuvre, nous l'interrogerons en dépliant le chiasme
style du concept/concept du style. La co-imbrication du style et de
la pensée, l'affirmation réitérée selon laquelle la pensée est affaire
de style, lequel à son tour est affàire de syntaxe, rencontre dans le
traitement que Deleuze lui réserve une série de déplacements, de
glissements qui déstabilisent la co-appartenance initiale. D'emblée,
dès Proust et les signes, dans Dialogues ensuite, le style est appré-
hendé sous l'angle d'un agencement d'énonciation d'ordre non
pas linguistique mais sémiotique. Enchâssé dans une théorie de la
langue qui fait de cette dernière un système de signes loin de l'équi-
libre, en proie à une variation continue 2 , le style s'affiche comme
une orientation de la pensée, une manière de se déployer et de
tracer des axes qui en finit une fois pour toutes avec l'identification
du style à une forme, une enveloppe, un ornement extérieur à la
matière qu'il transite.

POUJparlers, p. 223.
2 Cf. entre autres « Préface: une nouvelle stylistique» [1990], in Deux régimes
de fous. Textes et entretiens 1975-1995, pp. 344-345 : « La langue est-elle système
homogène, ou un agencement hétérogène en perpétuel déséquilibre? Si la seconde
hypothèse est juste, une langue ne se décompose pas en éléments, mais en langues
à l'infini, qui ne sont pas des langues autres, mais avec lesquelles le style (ou le non-
style) composera une langue étrangère dans la langue. [ ... ] la linguistique considère
des constantes ou des universaux de la langue, éléments et rapports ; mais pour
Passerone et les théoriciens dont il se réclame, la langue n'a pas de constantes, elle n'a
que des variables et le style est la mise en variation des variables. »

231
LES STYLES DE DELEUZE

Premier infléchissement majeur apporté par Deleuze au


concept de style: en tant qu'agencement d'énonciation, il
outrepasse le dornaine de la pure forme pour relever à la fois de
l'expression et du contenu: forme de contenu et rnatière d'expres-
sion sont liées par une entrappropriation structurelle3 • Il n'est pas
une dimension additionnelle, ajoutée à la matière d'une œuvre
mais création d'une ITlanière de penser, de sentir, de percevoir.
Prendre à rebrousse-poil la formule de Buffon: « le style, c'est
l'homme même », c'est primo faire du style une lI1odulation et
non une forme actualisée dans une matière linguistique, secundo le
césurer de tout ancrage dans un Je subjectif Vu comme un opéra-
teur interne à la pensée dont il définit la courbure, le mouvement,
le style qualifie du dedans aussi bien la littérature, la peinture, la
musique que la philosophie. Dans Qu'est-ce que la philosophie ?,
le style deviendra le corrélat de toute Chaoïde, à savoir des trois
champs de création où se conquiert la pensée: la philosophie, la
science et l'art. Le style d'une pensée, au sens d'un génitif subjectif,
indique la torsion que la pensée s'inflige pour s'auto-instituer à
partir du point de crise qui l'a contrainte à s'inventer: il conjoint
violence du problème qui incite à penser et goût dans la riposte
créatrice. Indicateur de mouvement, il dénote les réquisits d'une
pensée de sorte que les traits stylistiques des pensées des hauteurs,
des profondeurs ou des surfaces dans Logique du sens, des pensées
transcendantes, reprises par le chaos ou immanentes dans Qu'est-ce
que la philosophie? recoupent les présupposés qui régissent toute
image que la pensée se donne d'elle-même image. Déporté de la
linguistique vers la sémiotique, coupé de la rhétorique et inséré
dans une pragmatique, le style traite de signes agités de vitesse
variable (Proust et les signes) et en viendra à se qualifier par le type de
flux, de lignes qu'il agence (Mille Plateaux, L'Abécédaire, Qu'est-ce
que la philosophie ?, Critique et clinique). Arraché autant à l'her-

3 Voir entre autres Mille Plateaux, pp. 112-115, p. 178 ; Kafka. Pour une
littérature mineure, pp. 145-153; Dialogues, pp. 86-87.

232
L'ÉQUIVALENCE DU STYLE ET DU NON-STYLE CHEZ DELEUZE

méneutique qu'à la sémantique, le style se voit capturé dans une


logique des forces.
Un deuxième infléchissement majeur apporté au concept de
style a pour effet de le césurer de tout ancrage dans une subjectivité
personnelle, dans le Je de l'énonciateur4 • La construction du concept
de style à laquelle s'attelle Deleuze se sépare des traits doxiques qui
accompagnent sa définition courante: le bon sens commun qui
a attaché au style les propriétés de la forme, de l'ajout décoratif
d'une part, de l'expression d'un ruoi subjectif d'autre part vole
en éclats. Pour un poète, un peintre, un musicien mais aussi pour
un philosophe, un physicien, un chimiste, la conquête d'un style
irnplique la mise en œuvre d'une forme d'expression qui soit ipso
facto forme de contenu et l'accès à l'impersonnalité de la troisième
personne. La co-dépendance établie entre style et pensée exige que
l'une et l'autre dimensions attestent leur existence au terme d'une
mise en crise qui les dépossède de la capacité de dire « Je ». Il n'y a
de création de pensée que lorsque celle-ci, bousculée dans son exer-
cice réglé, rencontre un paradoxe qui la force à monter à un régime
inédit d'elle-même: brisée par un trop grand, par un impensable
qui rornpt la concordance heureuse de ses facultés, ne pouvant plus
s'en remettre à l'automatisme d'une récognition performante, la
pensée se déboîte vers l'événement de sa conquête. rassise d'un Je
pense monnayant en un système de stimuli-réflexes les problèmes
qu'il rencontre n'a plus cours: dessaisie du pouvoir de dire Je dès
lors que le « Je » n'est plus à même de garantir la circularité de
l'objet du savoir et des synthèses subjectives, la pensée recontacte
un « on » impersonnel. La paisible correspondance ontique entre
anticipation et perception, la concorde noétique entre forme du
sujet et forme de l'objet qui assurait la possibilité de la connais-

4 Mille Plateaux, p. 101. « Il n'y a pas d'énonciation individuelle, ni même


de sujet d'énonciation ( ... ) l'énonciation renvoie par elle-même à des agencements
collectifs », Ou encore : « .Lénonciation littéraire la plus individuelle est un cas
particulier d'énonciation collective. C'est même une définition : un énoncé est
littéraire lorsqu'il est "assumé" par un Célibataire qui devance les conditions
collectives de l'énonciation» (Kafka. Pour une littérature mineure, p. 150).

233
LES STYLES DE DELEUZE

sance est percutée par un point qui fait sortir r expérience de ses
gonds: le phénomène habituellement; rattrapé par la grille, par le
filet des catégories s'ouvre au paradoxe. De nlême qu'il n'y a pensée
que là où « Je est un autre », là où un champ impersonnel percute
l'assurance du Je pense, il n'y a style que si le geste stylistique s'en-
racine dans une troisième personne, dans le neutre de Blanchot.
Lon n'écrit, l'on ne peint ni ne compose à partir de ses névroses,
de petits secrets familiaux, de fantasmes ou d'opinions; « indé-
pendante du créateur, par l'auto-position du créé qui se conserve
en soi 5 », émancipée des états d'âme du sujet artiste et du référent
objectif, l'œuvre ne s'enracine pas dans un triangle œdipien, des
anecdotes existentielles, des courbes du vécu: le tracer d'un plan de
composition implique l'extraction d'affects à partir des affections
et la transmutation des perceptions en percepts:
« Ce qui se conserve, la chose ou l' œuvre d'art, est un bloc de sen-
sations, c'est-à-dire un composé de percepts et d'affects. Les percepts
ne sont plus des perceptions, ils sont indépendants d'un état de
ceux qui les éprouvent; les afFects ne sont plus des sentiments
ou affections, ils débordent la force de ceux qui passent par eux
[... J. On n'atteint au percept ou à l'affect que comme à des êtres
autonomes et suffisants qui ne doivent plus rien à ceux qui les
éprouvent ou les ont éprouvés. 6 »
Lœuvre se tient en et par elle-même quand elle a congédié la
subjectivité de l'artiste qui est devenu danse de la pierre, des mots
ou des couleurs. Ne produisant ni une mimèsis du monde ni une
mimèsis du moi, le créateur n'imite pas ce qui est mais entre dans
un devenir non humain (devenir tournesol de Van Gogh, devenir
vagues de Virginia Woolf. .. ), ouvrant l'enfance d'un monde, libé-
rant la vie ernprisonnée. Ces réquisits deleuziens de la création,
Proust les avait formulés en ces termes:

Qu'est-ce que la philosophie ?, p. 154.


6 Ibid., pp. 154-155, p. 158. Voir aussi, p. 160 : « Les affects sont précisément
ces devenirs non humains de l'homme, comme les percepts (y compris la ville) sont les
paysages non humains de la nature».

234
:LÉQUIVALENCE DU STYLE ET DU NON-STYLE CHEZ DELEUZE

«Les livres sont l'œuvre d'une solitude et les enfants du silence.


Les enfants du silence ne doivent rien avoir en commun avec
les enfants de la parole, les pensées nées du désir de dire quelque
chose, d'un blâme, d'une opinion, c'est-à-dire d'une idée obscure.
La matière de nos livres, la substance de nos phrases doit être
immatérielle, non pas prise telle quelle dans la réalité, mais nos
phrases elles-mêmes, et les épisodes aussi, doivent être faites de
la substance transparente de nos minutes les meilleures, où nous
sommes hors de la réalité et du présent. C'est de ces gouttes de
lumière cimentées que sont faits le style et la fable d'un livre.! »
L'œuvre comme monument de sensations existe par l'auto-
consistance du créé, en l'absence du créateur. La pensée comme le
style commencent avec une troisième personne impersonnelle, dès
lors que les synthèses actives du « Je » ont été défaites:
« Quelle violence doit s'exercer sur la pensée pour que nous deve-
nions capables de penser, violence d'un mouvement infini qui
nous dessaisit en même temps du pourvoir de dire Je ? [ .•. ] Et
si la pensée cherche, c'est moins à la manière d'un homme qui
disposerait d'une méthode que d'un chien dont on dirait qu'il fait
des bonds désordonnés ... 8 »
« Ce ne sont pas les deux premières personnes qui servent de
condition à l'énonciation littéraire; la littérature ne commence
que lorsque naît en nous une troisième personne qui nous dessaisit
du pouvoir de dire Je (le "neutre" de Blanchot).9 »

7 M. Proust, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, 1954, p. 368.


8 Qu'est-ce que la philosophie ?, p. 55. Voir aussi, entre autres, L'image-temps,
p. 218 : « Un être de la pensée toujours à venir, c'est ce que Heidegger découvrira
sous une forme universelle, mais aussi ce qu'Artaud vit comme le problème le plus
singulier, son propre problème. De Heidegger à Artaud, Maurice Blanchot sait
rendre à Artaud la question fondamentale de ce qui fait penser, de ce qui force à
penser: ce qui force à penser, c'est "l'impouvoir de la pensée", la figure de néant,
l'inexistence d'un tout qui pourrait être pensé». Et consulter le chapitre « Limage de
la pensée» dans Différence et répétition.
9 Critique et clinique, p. 13.

235
LES STYLES DE DELEUZE

C'est en assumant la leçon du Contre Sainte-Beuve -la césure


du Je social, biographique et de l'instance créatrice -, et en s'ins-
crivant dans l'équation proustienne style = non-style, que Deleuze
pose en axiome liminaire que « jamais le style n'est de l'homme, il
est toujours de l'essence (non-style) 10 ». Les trois traits stylistiques
de l'image moderne de la pensée (création et non pas volonté de
vérité, impersonnalité en lieu et place d'un ancrage dans un Je
pense, impouvoir et non point assurance d'un pouvoir, d'une maî-
trise active) peuvent être translatées au style dont elles composent
les trois traits philosophiques. Prises dans une double approche
génétique et topologique, les coordonnées du style s'énoncent
comme suit: prernièrement, le style s'avance comme une opéra-
tion d'invention d'une langue dans la langue (langue entendue Lato
sensu, couvrant chez Deleuze aussi bien le langage philosophique,
le langage littéraire que le langage musical, pictural ll ) ; deuxième-
ment, il n'existe qu'à être tout entier tendu vers son dehors, qu'à
pousser la langue vers sa limite: le lever d'Auditions et de Visions
non langagières. Le matériau donné - que ce soit les mots, les sons,
les couleurs et les lignes, les enchaînements de raisons, l'écriture
mathématique, le dispositif expérimental, etc. - ne vit d'une vie
propre qui témoigne d'une création de pensée que si et seulement

10 Proust et les signes, pp. 220-221. La dissociation proustienne entre Je


biographique de l'état civil et instance créatrice, Mallarmé l'avait théorisée sous la
forme de la « disparition élocutoire du poète» et de « l'absente de tout bouquet »,
scellant en ces formules le geste artistique en son essence: une création assise sur la
disparition conjointe du référent mondain et du sujet écrivant. D'où, la convocation
d'un vers de Mallarmé par Deleuze : « Les personnages conceptuels sont les
"hétéronymes" du philosophe [... J. Je ne suis plus moi, mais une aptitude de la pensée
à se voir et à se développer à travers un plan qui me traverse en plusieurs endroits
[... J. Aussi les personnages conceptuels sont-ils les vrais agents d'énonciation. Qui
est Je ? C'est toujours une troisième personne» (Qu'est-ce que la philosophie ?, pp. 62-
63).
11 Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, p. 168 : « Ce qu'on
appelle en littérature un style existe en peinture, c'est un ensemble de lignes et de
couleurs ».

236
L'ÉQUIVALENCE DU STYLE ET DU NON-STYLE CHEZ DELEUZE

si il est soumis à un traitement inédit, traitement que Deleuze a


condensé dans le terme de « bégaiement ».
Si l'on déplie les coordonnées du style, on décèle l'exclusif
repli de la notion sur celle de syntaxe. Le style est toujours affaire
de syntaxe. Les grands stylistes sont des créateurs de syntaxe qui,
revitalisant la langue donnée, la faisant filer le long d'une ligne de
sorcière, créent dans le dicible (mais aussi dans le visible, l'audible)
des puissances inédites de parler (ou de voir ou d'entendre). La
nécessité de trouver un idiome à hauteur du choc qui a dérouté
le penseur, a pour pendant la maintenance de la trace de l'effrac-
tion à même le style inventé. À s'en tenir à l'écrivain!2, l'on dira
qu'il y a style si une déstylisation est opérée -laquelle entraîne la
langue héritée dans un balbutiement qui la renouvelle - et si le
souci syntaxique est de l'ordre d'une tension vers ce qui le dépasse,
vers une a-stylisation. La première coordonnée d'obédience prous-
tienne!3 - le surgissement d'une langue étrangère, d'une langue
mineure dans la langue officielle -, Deleuze la creuse par le relevé
des procédés utilisés pour faire bégayer la langue. Pour exprimer un
trop puissant, un événement sublime qui plonge dans la sidération,
dans la fascination au sens de Pascal Quignard (un événement, un
choc sublime qui n'est pas de l'ordre du vécu, d'une fêlure œdi-
pienne), l'écrivain procède à une minoration des normes régnantes
et injecte dans le matériau donné de l'indicible qu'il torsade en un
nouveau dire. Toujours un mal vu, mal dit dès lors que ce qui est à
phraser ne peut l'être dans les codes en vigueur. Écrire, c'est affecter
la langue, la minorer en la poussant loin de l'équilibre, attenter à la
syntaxe standardisée, entraîner les mots dans des combinaisons qui
les ouvrent vers l'ailleurs. récriture se conquiert quand la langue

12 Si Deleuze accole un style à toute creation de pensée, qu'elle soit


philosophique, artistique ou scientifique, lorsqu'il déplie la question du style, il
l'aborde prioritairement dans le chef de l'écrivain.
13 La lame de fond de l'approche deleuzienne du style a Proust comme sombre
précurseur et sa formule du Contre Sainte-Beuve « Les beaux livres sont écrits dans
une sorte de langue étrangère» (p. 361).

237
LES STYLES DE DELEUZE

officielle a été abâtardie, nomadisée et soumise à une hétérogenèse


qui l'entraÎne dans des chemins qui bifurquent:
« Bref, si différentes qu'elles soient, les langues majeures sont des
langues de pouvoir [ ... ], on doit définir les langues mineures
comme des langues à variabilité continue~ quelle que soit la dimen-
sion considérée, phonologique, syntaxique, sémantique ou même
stylistique. Une langue mineure ne comporte qu'un minimum de
constante et d'homogénéité structurales. Ce n'est pourtant pas
une bouillie, un mélange de patois, puisqu'elle trouve ses règles
dans la construction d'un continuum. 14 »
Lécrivain distille dans la langue un double bégaiernent, prirno
celui qui, frappant les disjonctions exclusives, les rend inclusives,
secundo, celui qui, aux connexions progressives, substitue des
connexions réflexives 15. Là où la langue, dans son usage luajeur,
réglé, molaire, fonctionne par sélection de termes à l'exclusion
des autres, se soumet à une logique du tiers-exclu et recourt à
des combinaisons progressives d'éléments, la littérature soumet
le matériau langagier à des disjonctions inclusives (convocation
de termes paronymiques, affirmation conjointe de termes tenus
pour incompossibles) et à des connexions réflexives (rnouvement
de surplace, de bascule de la langue vers l'arrière en lieu et place
d'une avancée téléologique). Dans Critique et clinique 1G , Deleuze
relève les procédés de bégaiement mis au point par Luca, Beckett,
Péguy et Roussel. Dans chacun des cas évoqués, le bégaiement
infligé consiste à faire pousser les phrases par le milieu, à les trouer
par un rhizome, par des ramifications, des tournants, des nœuds
qui, désaxant la marche ordonnée de la langue, la font sortir de ses
gonds. Autre manière de dire que l'écrivain est celui qui engage
la langue et lui-même en tant que troisième personne du singu-
lier dans un devenir aléatoire, sans méthode ni balises: le devenir

14 Superpositiom, pp. 99-100.


15 Critique et clinique, pp. 138-139.
16 Ibid., pp. 139-141. Sur le procédé de Wolfson dans Le Schizo et les langues,
voir le chapitre « Louis Wolfson, ou le procédé ».

238
DU STYLE ET DU NON-STYLE CHEZ DELEUZE

bègue des vocables s'accompagne d'un devenir anilnal, d'un deve-


nir imperceptible, moléculaire de l'écrivain. Le bégaiement
la langue de son usage norn1atif au même titre que le Corps sans
organes s'émancipe de la hiérarchie des organes qui préside à l'orga-
nisme. Faire trébucher la langue, c'est la soustraire au règne de
la signifiance et de l'interprétation, lui greffer des composantes
nomades qui déterritorialisent les strates qui l'enserrent. Les
listes sont ceux qui Inettent la langue en mouvement, qui éveillent
en elle des dynamismes que personne ne pouvait prévoir et qui la
transforment en une langue mineure. Le procédé de Gherasim Luca
implique la division, l'éclatement des mots et la recombinaison
des parties sectionnées tout au long d'une frénésie phonétique qui
rompt les amarres de la signifiance pour s'élever au chant. Rendre
la langue intensive au niveau de chacun de ses éléments c'est pour
Gherasim Luca opérer une déconstruction de la signification par
des audaces sonores. Le procédé d'altération en œuvre chez Bec-
kett, Deleuze le perçoit comme l'insertion au milieu de phrases
de particules qui les perforent et les déhanchent l7 • Péguy use d'un
autre procédé: la poussée par le milieu de la phrase, le bégaiement
ne porte plus sur des particules mais sur des rnots entiers qui s'in-
sèrent dans la ligne continue de la proposition. Roussel enfin - et
on pourrait ajouter Proust - recourt à un procédé de bégaiement
qui porte non plus sur des particules émergentes (Beckett), ni sur
des notions complètes (Péguy) mais sur des propositions enchâs-
sées les unes dans les autres via une prolifération de parenthèses.

17 Relevons une zone d'ambiguïté chez Deleuze qui ne cesse d'associer bégaiement
et bilinguisme dans une langue unique alors que la majorité de ses exemples conforte
des auteurs à cheval sur deux langues, qui ont fait de leur langue d'origine le vecteur
d'une déterritorialisation de la langue dans laquelle ils écrivent. Si l'opération de
bougé induite par la mise en crise de la langue montre que « c'est dans une seule et
même langue qu'on doit arriver à être bilingue» (Superpositions, p. 107), il n'empêche
que la pratique de la variation continue provient dans plusieurs des cas avancés par
Deleuze d'une extériorité linguistique initiale (Luca, roumain écrivant en français,
Beckett, irlandais écrivant en anglais et en français, Kafka, juif tchèque écrivant en
allemand ou encore Pasolini greffant le dialecte du Frioul dans l'italien).

239
LES STYLES DE DELEUZE

Un problème se pose à ce premier niveau. La lisibilité des


opérations dans le corps des textes mentionnés, Deleuze ne peut
l'assurer qu'en recourant au transfert de la forme d'expression
vers la forme de contenu ou de la forme de contenu vers la forme
d'expression. C'est-à-dire en soutenant qu'une indication textuelle
extérieure (<< bégaya-t-il »), apparemment sans incidence sur la
matière des rIlots, ricoche en fait sur la langue elle-même qui se
met à balbutier, comme si, par une réverbération, une contami-
nation indirecte, la forme de contenu revenait troubler la forme
d'expression d'apparence intacte :
« Beckett a porté au plus haut l'art des disjonctions incluses, qui
ne sélectionne plus, mais affirme les termes disjoints à travers leur
distance, sans limiter l'un par l'autre ni exclure l'autre de l'un,
quadrillant et parcourant l'ensemble de toute possibilité [... ].
Il est vrai que ces disjonctions affirmatives concernent le plus
souvent chez Beckett l'allure ou la démarche des personnages:
l'ineffable manière de marcher, tout en roulis et tangage. Mais
c'est que le transfert s'est fait, de la forme d'expression à une forme
de contenu. Nous pouvons d'autant mieux restituer le passage
inverse, en supposant qu'ils parlent comme ils marchent ou tré-
buchent: l'un n'est pas moins mouvements que l'autre, et l'un
dépasse la parole vers la langue autant que l'autre, l'organisme vers
un corps sans organes. 18 »
C'était une des objections principales de Jacques Rancière 19 , que
nous avons contestée notamment dans L'Ontologie de Gilles Deleuze

18 Critique et clinique, p. 139. Voir aussi pp. 134-135 : « Car lorsque l'auteur se
contente d'une indication extérieure qui laisse intacte la forme d'expression ("bégaya-
t-il... "), on comprendrait malI' efficacité, si une forme de contenu correspondante,
une qualité atmosphérique, un milieu conducteur ne recueillait pour son compte
le tremblé, le murmure, le bégayé, le trémolo, le vibrato, et ne réverbérait sur les
mots l'affect indiqué. [ ... ] Les affects de la langue font ici l'objet d'une effecruation
indirecte, mais proche de ce qui se passe directement, quand il n'y a plus d'autres
personnages que les mots eux-mêmes ».
19 Consulter les quatre textes que Rancière a consacrés à Deleuze: « Existe-t-il
une esthétique deleuzienne ? », in Gilles Deleuze. Une vie philosophique, dir. É. Alliez,
Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998, pp. 525-536 ; « Deleuze, Bartleby

240
L'ÉQUIVALENCE DU STYLE ET DU NON-STYLE CHEZ DELEUZE

avant d'en reconnaître progressivement le bien-fondé. Ce n'est qu'à


accorder foi, à croire dans la batterie du virtuel et de l'actuel, du
transcendantal et de l'empirique que l'on peut souscrire à la vision
d'un Bardeby qui, bien qu'échouant dans une catatonie de fait qui
se solde par la plongée dans une ligne de mort, acquiert la grande
santé, réalise une montée au cosmos sur le plan de l'événernent.
De mêrne, ce n'est qu'à souscrire par un acte de croyance à cette
rétroaction du contenu vers la forme ou de la forme vers le contenu
que le bégaiement du matériau langagier peut être reconnu. « Il ne
s'est rien passé, portant, tout a changé» : ce leitmotiv développé
dans Mille Plateaux!-° à propos de la nouvelle d'Henry James, Dans
la cage, se rejoue ici. Sur le plan de l'histoire, de l'enchaînement des
faits, rien ne semble être advenu à la protagoniste de la nouvelle
de James alors que, sur le plan de l'événement, de l'Aiôn, tout a
changé puisqu'elle a recontacté des lignes de fuite qui font sauter
l'agencement molaire. L'argumentation est la même ici : en appa-,
rence, écrit Deleuze - entendons selon un prisme molaire, une vue
macroscopique -, la langue semble inchangée, en apparence la men-
tion d'un « bégaya-t-il » fonctionne comme un « dire sans le faire »,
l'auteur indiquant ce que ses personnages ne font pas, à savoir sou-
lever la langue dans une zone de balbutiement. Mais, doté de l'œil
du généalogiste, de la perspective molaire/moléculaire, empirique/
transcendantal, la simple affirmation d'une contestation des formes
verbales, un simple indicatif de dialogue (<< balbutia-t-il », «sanglota-
t-il », « hurla-t-il »... ) désaxe l'expression elle-même. Comme si le
« dire sans le faire» rnentionné par Deleuze était aussitôt résorbé
dans un « dire, c'est faire », comrne si ce qui était thématisé comme
intention, indiqué à la manière d'une didascalie s'avérait aussi opéra-

et la formule littéraire », in La Chair des mots. Politiques de l'écriture, Paris, Galilée,


1998 ; « D'une image de la pensée à l'autre? Deleuze et les âges du cinéma », in
La Fable cinématographique, Paris, Seuil, 200 1, pp. 145-163 ; « Les confidences du
monument. Deleuze et la "résistance" de l'art », in Deleuze et les écrivains, dir. B.
Gelas et H. Micolet, Nantes, Éd. Cécile Defaut, 2007, pp. 479- 491.
20 Cf. Mille Plateaux, p. 241.

241
LES STYLES DE DELEUZE

toire: signaler le piaulement douloureux de Grégoire Samsa, évoquer


la basse continue d'Isabelle affecte le parler de Grégoire et d'Isabelle
la grâce d'une contamination virale ou d'une action à distance
qui orchestre le dérèglement réciproque de la forme et du contenu.
Plus exactement, les éléments mis en place par la fiction au niveau
de la narration (la description des pattes de Grégoire dans La Meta-
morphose, la description de la maison, de la guitare dans Pierre ou les
ambiguïtés) traduisent l'affect évoqué (le piaillement de Grégoire, le
murmure d'Isabelle) et le propage à la langue elle-même. Indiquer
qu'un personnage danse ou trébuche suffirait à faire danser, trébu-
cher les phrases ... Notons que dans l'analyse que Deleuze consacre
au théâtre de Carmelo Bene, semblable incidence des composantes
linguistiques sur les cornposantes non-linguistiques est affirmée. Agir
sur les mots revient immanquablement à agir sur les choses et vice-
versa, comme si un parallélisme entre série des mots et série des
choses garantissait la contamination réciproque de l'une à l'autre.
Laction « minorante» exercée sur la morphologie sonore du langage
a pour effet une Ininoration de l'extra-linguistique (des gestes, des
passions, des attitudes, des objets ... ), la variation continue imposée
au texte se prolonge dans le déséquilibre des actions, des costumes,
des postures. En raison de la relation de continuité que Deleuze pose
entre éléments de la langue et de la parole et élérrlents extra-langa-
giers, l'instabilité introduite en l'une ne peut pas ne pas ricocher sur
l'autre:
« C'est dans le même mouvement que la langue tendra à échapper
au système du Pouvoir qui la structure, et l'action au système de la
Maîtrise ou de la Domination qui l'organise. Dans un bel article, Cor-
rado Augias montrait comment, chez CB, se conjuguent un travail
d"'aphasie" sur la langue (diction chuchotée, bégayante ou déformée,
sons à peine perceptibles ou bien assourdissants), et un travail d"'em-
pêchement" sur les choses et les gestes (costumes qui embarrassent
le mouvement au lieu de le seconder, accessoires qui entravent le
déplacement, gestes trop rigides ou excessivement "mous"). 21 »

21 Superpositions, p. 110.

242
DU STYLE ET DU NON-STYLE CHEZ DELEUZE

variations entre séries se fécondent les unes les autres:


fuite de la langue loin de l'équilibre, le ravage des désignations,
des significations entraînent une rupture sensorÎ-lTIotrice
gestes et les actions, laquelle stimule à son tour une individuation
des protagonistes qui ne soit plus d'ordre subjectif. Le modèle
propagation est celui des harmoniques en lTIusique, C0111me une
espèce de glissando viral. Au terme de Richard III de Cannelo Bene
écrit Deleuze, « il n'y aurait plus deux continuités qui se coupe-
raient l'une l'autre, mais un seul et même continuunl où les mots
et les gestes jouent le rôle de variables en transformation ... 22 ».
Ajoutons que, chez Artaud aussi, Deleuze pointe la désorganisation
corrélative des lettres et des organes, le dynamitage conjoint de la
langue par des mots-souffles et de l'organisme par le corps sans
organes. Faisant « sortir la langue de ses sillons », Artaud s'attelle
à une désorganisation de la syntaxe qui a pour répondant l'avène-
ment d'un corps sans organes 23 •
La seconde coordonnée du style - faire basculer le langage
vers sa lirnite interne, le pousser vers des « Visions et Auditions
qui ne sont plus d'aucune langue24 » - désigne non pas un au-delà
des mots mais l'épiphanie d'une peinture des rnots, le surgisse-
ment d'une rnusique à même les mots. L'obtention de souffles,
d'intensités non langagières signe l'entrée dans une a-gramrna-
ticalité, dans un champ asyntaxique qui irnplique que la limite
asyntaxique de la langue ne soit pas extérieure au langage, nlais soit
son dehors. Extraire une ligne abstraite revient à tendre la langue
vers sa limite, vers les peintures et musiques qui appartiennent
aux mots. Le dérèglement imposé à la langue culmine alors dans
une fonnule - 1 would preJer not to de Melville, He danced his did

22 Ibid,p.118.
23 Cf: Anne Sauvagnargues, Deleuze et l'art, Paris, PUF, 2005, p. 93 : « Le corps
sans organes désigne ainsi la manière dont le poète schizophrène porte le langage
à son point d'élasticité maximal, et cette expérience concerne à la fois le devenir
intense de la syntaxe et la transformation de l'image du corps ».
24 Critique et clinique, p. 16.

243
LES STYLES DE DELEUZE

de cummings -, dans des vocables éclatés, recollés -la décompo-


sition de Je taime passionnément chez Luca -, des blocs de mots
inarticulés les mots-souffles d'Artaud -, dans une arabesque de
mots -la déferlante de phrases exclamatives et de mises en suspen-
sion dans Guignols band. Les déviations, les clinamens pratiqués
sur la langue la dotent d'une amplitude inédite et la font passer
par un maximum de variations jusqu'à la mener à la lisière du cri,
du silence. Décomposé en ses principes, recomposé par l'illimita-
tion de ses possibles, le matériau langagier gagne une puissance
du dire qui excède l'usage ordinaire de l'écriture. Par une série de
passages à la limite, par infléchissements progressifs, la succession
de variations grarnmaticales orthodoxes aboutit à un décrochage
agrammatical, « anomal », qui fait bifurquer l'agencement: par
exemple, le glissement continu d'expressions ordinaires - He did
his dance, he danced his dance, he danced what he did - atteint un
point de non-retour, une crête asyntaxique quand il bascule dans
He danced his did. Largument avancé consone avec celui proposé
pour la première coordonnée: « en ce sens elle [la langue étrangère
inventée au creux de la langue donnée] est inséparable d'une fin,
elle tend vers une limite syntaxique ou grammaticale, même quand
elle semble encore l'être formellemerlt 25 ». Même si l'extrêrne ten-
sion subie par la langue semble encore la maintenir dans un cadre
syntaxique, dans un espace grarnrnatical, elle a conquis son dehors
et atteint une peinture, un chant, une danse des mots. Ce qui
l'atteste, ce sont les réquisits métaphysiques de l'empirislne trans-
cendantal et non le corps des textes. Le problème est à nouveau
celui du « non-apparaître» de la métamorphose: le témoignage du
mécanisrne et de ses effets est d'ordre conceptuel et non pas ernpi-
rique 26 • Sans sauter au-delà d'eux-mêmes, les mots font sourdre à
l'intérieur même du rnatériau scriptural des auditions, des visions

25 Ibid., p. 141.
26 Les problèmes que nous soulevons recoupent ceux formulés par Stéphane
Madelrieux dans son article « Le platonisme aplati de Gilles Deleuze », in Philosophie,
n° 97, printemps 2008, Minuit, pp. 42-58.

244
L'ÉQUIVALENCE DU STYLE ET DU NON-STYLE CHEZ DELEUZE

qui ne se perçoivent que dans une sorte de théologie négative, en


creux, comme en filigrane des vocables qui les dégorgent. Présente
quand bien même elle ne serait pas visible, la limite asyntaxique
franchie est posée comme le corrélat du mouvement de décodage
grammatical qui la porte. Que le pendant, le double de la mise
en crise du champ rllolaire ait pour nom la montée au champ
moléculaire, Deleuze ne l'exhibe pas mais le pose conceptuelle-
ment. Puisque la sortie du style par passage à la limite demeure
inapparente, le ralliement à la conclusion deleuzienne, à savoir
que la syntaxe se dépose au profit de ce qui n'est plus elle, ne peut
être que de l'ordre de la croyance. Une trouée de musique, de
peinture, de silence ruisselle de mots qui s'ouvrent à leur dehors.
Autre manière de dire que l'effet du style a pour nom le non-style.
Partant de l'hiatus foucaldien entre dire et voir, l'écrivain accède à
la voyance, devenant le coloriste, le musicien des mots. Le« plan de
composition» de l'écrivain est valorisé par Deleuze exclusivement
lorsqu'il entraîne dans un devenir non écrivain, dans un devenir
voyant qui en appelle au peuple qui manque. S'enracinant dans « la
honte d'être un honlme » - cette « forme d'expression dominante
qui prétend s'imposer à toute matière 27 » - , la littérature ne se
tient qu'à parler pour les peuples mineurs, pour les communautés
muettes, les vies muselées, les animaux, entendu qu'écrire pour ce
peuple qu'on fait monter à l'existence signifie moins « à la place
de» que « à l'intention de 2s ». Machine de guerre contre l'État et ses
organisations molaires, se plaçant dans l'axe d'un devenir-minori-
taire, le style invente de nouvelles armes éthico-politiques libérant
les forces embastillées. Le crédit que Deleuze accorde à la littérature
est d'ordre exclusivement vitaliste: rien ne juge la Vie mais l'espace
littéraire au même titre que les autres arts sont évalués selon le
critère de leur apport intensif. Le fil d'Ariane qui sert à départager

27 Critique et clinique, p. Il.


28 Ibid, p. 15. Voir aussi Dialogues, p. 90: « C'est vrai qu'on n'écrit que pour les
analphabètes, pour ceux qui ne lisent pas, ou du moins ceux qui ne vous liront pas.
On écrit toujours pour les animaux ».

245
LES STYLES DE DELEUZE

les labyrinthes des styles est typologique et généalogique en ce qu'il


évalue ces derniers en fonction de la vie haute, feconde ou de la vie
atrophiée, diminuée qu'ils catalysent.
Il n'y a style que si les deux mouvements sont conjoints:
destruction de la langue donnée 29 et recréation de ses puissances
d'un côté, fuite de la syntaxe vers une limite asyntaxique de l'autre.
C'est déjà ce que Deleuze épinglait chez Spinoza. Sous l'apparence
d'une langue latine endormie, Spinoza donnerait libre cours à trois
langues souterraines qui correspondent aux trois genres de connais-
sance. Le livre des axiomes, des définitions, des postulats est un
livre-fleuve qui, dans la continuité des enchaînements, développe
l'ordre des affects, des signes (premier genre de connaissance). Un
deuxième livre-feu constitué par les scolies progresse par notions
communes ou concepts (deuxièrne genre de connaissance). Enfin,
par-delà le livre-fleuve et le livre-feu, le livre V s'avance comme un
livre aérien, de lumière, recourant aux percepts et branché sur la
saisie des essences singulières (troisième genre de connaissance). « Il
faut ces trois ailes au moins pour faire un style, un oiseau de fèu 30 ».
Deux remarques s'imposent. Primo, à nouveau Deleuze décrypte
des séismes, des mouvements, des vibrations sous une apparence
d'immobilité, lesquels sont déduits, inférés rnais irrepérables en tant
que tels. Secundo, il est significatif que pour décrire les trois langues,
les trois livres de Spinoza, Deleuze recoure à des comparaisons, pri-
vilégiant l'image, la métaphore (livre-fleuve, livre-feu, livre-lumière).
« C'est comme une chaîne brisée, discontinue. [... ] C'est cornme
une langue de feu qui se distingue du langage des eaux. Sans doute
c'est le Inême latin en apparence, mais on croirait dans les scolies
que le latin traduit de l'hébreu 31 » : la métaphore est la rançon de

29 Échapper à la langue maternelle, bâtir à l'intérieur de celle-ci une langue


bâtarde va de pair avec la libération hors de la fonction du père: de Louis Wolfson à
Melville se dessinent les deux composantes.
30 Pmnparlers, p. 225.
31 Critique et clinique, p. 181. De même, dans Dialogues, Deleuze ne sonde le
devenir ligne de l'écriture, son bégaiement qu'au travers de comparaisons: « On ne

246
DU STYLE ET DU NON-STYLE CHEZ DELEUZE

l'absence visibilité et
par Deleuze. Les agitations qui secouent la langue latine, la
tion de sous-langues aquatique, ignée, lumineuse,
fantôme hébraïque seraient à l'œuvre sans que rien n'en "-4,...'.U.'V'L.L .. ",,",

l'agissement au niveau textuel. Que Spinoza ait bouté le


raisonnements logico-déductifs, qu'il ait déstabilisé
sa méthode géométrique n'est perceptible qu'à celui qui croit aux
vertus de la contre-effectuation et de la doublure du virtuel.
Brisant les formes par des forces, le devenir qui emporte le
rnatériau langagier dégorge des sons, forge des couleurs, se zèbre de
silences: tordre l'indicible en dicible, c'est y faire monter les autres
arts. Mais c'est à l'intérieur de chaque charnp artistique qu'un
devenir autre a lieu: tordre l'invisible en visible, tordre l'inaudible
en audible revient à les décoaguler et à les ouvrir vers leur dehors
relatif, à faire jaillir une danse de sons, de vocables dans les cou-
leurs, à soulever un opéra de teintes dans le sonore. À ceci près
que le résultat de l'expérimentation n'est jamais appréhendable
empiriquement, que le devenir imperceptible est précisément
imperceptible, indétectable.
Tout styliste est un inventeur de syntaxe. Mais tout atteste
chez Deleuze que le créateur de syntaxe est à son tour dépassé
par le penseur qui est créateur ou bien de concepts, ou bien de
percepts ou d'affects ou encore de fonctions. Ce premier dépla-
cement subordonne le style à la pensée dont le style ne constitue
qu'une accentuation. En philosophie, écrit Deleuze, le style est
tendu vers trois pôles non langagiers, non-stylistiques: les concepts
en tant que signature de l'activité philosophique, les affects et les
percepts en tant que compréhension non philosophique de la phi-
losophie. Déport du mouvement de l'écrivain, déport dans celui du
philosophe sont logés à la même enseigne, à savoir un tropisme du
style vers des pôles qui signent sa dissolution: soit des Auditions et

s'adresse qu'à l'animal en l'homme [... ]. Ça veut dire écrire comme un rat trace une
ligne, ou comme il tord sa queue, comme un oiseau lance un son, comme un félin
bouge, ou bien dort pesamment» (p. 90).

247
LES STYLES DE DELEUZE

Visions non langagières dans le chef de l'écrivain, soit des nouvelles


manières de penser (concepts), des nouvelles manières d'éprouver
(affects), des nouvelles manières de voir et d'entendre (percepts) en
régime philosophique. Processus dynamique qui endure torsions,
basculements vers le dehors, passages à la limite, le style n'est pour
Deleuze qu'un vecteur entre un non-style qui le catalyse et un non-
style comme effet:
« Le style est tellement la marque de transformation que la pensée
de l'écrivain fait subir à la réalité, que, dans Balzac, il n'y a pas
à proprement parler de style [ ... ]. Dans Balzac au contraire
coexistent, non digérés, non encore transformés, tous les éléments
d'un style à venir qui n'existe pas. Le style ne suggère pas, ne reflète
pas: il explique. Il explique d'ailleurs à l'aide des images les plus
saisissantes, mais non fondues avec le reste, qui font comprendre
ce qu'il veut dire comme on le fait comprendre dans la conversa-
tion si on a une conversation géniale, mais sans se préoccuper de
l'harmonie du tout et de ne pas intervenir. 32 »
Lintuition proustienne d'une équation entre style et non-style
qu'il développe ici à propos de Balzac, Deleuze en fàit la clé de
sa lecture symptomatologique des arts, à savoir de leurs valences
cliniques, de leurs aptitudes à intensifier la vie, entendu que la vie
est le non-style qui fait lever le style et auquel ce dernier aboutit.
Le déplacement ultime a pour nom le déport du style vers la
notion de vie. Si, dans le vitalisme deleuzien, toute pensée est une
pensée-vie, il appert que dans ses analyses portant sur le style, un
double décrochage est à l' œuvre et que la distinction indiscernable
d'une pensée-vie se césure: en un premier ternps, un ravalement
du style au· rang d'instrurnent qui s'efface devant la pensée, en un
second temps, un confinement du style au rang de moyen en vue
d'une fin qui est la Vie. « Le style, chez un grand écrivain, c'est tou-
jours un style de vie, non pas du tout quelque chose de personnel,
mais l'invention d'une possibilité de vie, d'un mode d'existence 33 ».

32 M. Proust, Contre Sainte-Beuve, op. dt., p. 244.


33 Pourparlers, p. 138.

248
L'ÉQUIVALENCE DU STYLE ET DU NON-STYLE CHEZ DELEUZE

récriture, dès lors égalerrlent l'art et les deux autres Chaoïdes sont
avant tout des médiations vers une fin qui, bien qu'immanente, les
dépasse, à savoir la vie. Elles n'importent pas en elles-mêmes mais
en tant qu'expressions que la vie se donne dans l'affirmation de ses
puissances et n'ont pour fonction que l'exacerbation de la grande
santé, l'augmentation des connexions énergétiques:
« récriture n'a pas sa fin en soi-même, précisément parce que la
vie n'est pas quelque chose de personnel. récriture a pour seule
fin la vie, à travers les combinaisons qu'elle tire [... ]. Le but de
l'écriture, c'est de porter la vie à l'état d'une puissance non per-
sonnelle [... ]. récriture opère la conjonction, la transmutation
des flux, par quoi la vie échappe au ressentiment des personnes,
des sociétés et des règnes. 34 »
Façon très nette d'affirmer que l'intéressant chez un écrivain
réside en son devenir voyant, son devenir médecin de la civili-
sation, que philosophie et art ne valent qu'à être des entreprises
de santé, des agencements clinico-thérapeutiques sur lesquels le
généalogiste se penche avec l' œil du diagnostiqueur. Chez Deleuze,
le stylisticien fait place au clinicien. Le style oscille entre deux posi-
tions : entre d'une part un vecteur dépassé par la pensée d'abord,
par la vie ensuite, et d'autre part un marqueur de toute pensée.
Tantôt, il paraît se déposer au profit de la pensée, de la vie qu'il
a contribué à tracer, ne représentant que l'étape d'une genèse qui
le subordonne à ce qu'il pennet. Tantôt, il constitue la rnarque,
la signature du concept, du bloc de sensation ou de la fonction,
laquelle ne se sacrifie pas au profit de la pensée dont elle accouche.
Telle est l'ambiguïté du traitement deleuzien de la question trans-
versale du style, tel est le grand écart, la disjonction inclusive qui
le sous-tend: inscrit dans une indétermination constitutive, le

34 Dialogues, p. 12, p. 61, p. 62. Voir aussi Critique et clinique, p. 11, p. 16 :


« Écrire est une afEüre de devenir, toujours inachevé, toujours en train de se faire, et
qui déborde toute matière vivable ou vécue. C'est un processus, c'est-à-dire une passage
de Vie qui traverse le vivable et le vécu [... ]. L'écrivain comme voyant et entendant, but
de la littérature: c'est le passage de la vie dans le langage qui constitue les Idées ».

249
LES STYLES DE DELEUZE

style est à la fois ramené à un élérnent transitionnel qui s'abolit en


faveur des puissances vitales qu'il exprime et l'indice persistant de
l'amplitude intensive de l'existence qu'il promeut. « syntaxe est
l'enseInble des détours nécessaires chaque fois créés pour révéler
la vie dans les choses 35 ». Au-delà de cette instabilité, in fine, le
style importe non en lui-même mais par les effets pragmatiques
qu'il produit et les dimensions qu'il recèle, à savoir une dimension
esthétique (minoration de la langue, déterritorialisation, déco-
dage des matériaux, lutte contre les clichés, etc.), une dimension
éthique, éthologique (générer des connexions intensives fécondes),
une dimension politique (augrnentation des puissances vitales),
une dimension ontologique (branchement sur l'être, le cosrnos, la
grande ritournelle, le devenir, le virtuel, l'infini). Le mouvement
qui définit le style est celui qui l'emporte vers sa disparition au
profit d'effets extra-stylistiques: l'Intéressant, le Remarquable, c'est
quand il s'élève au non-style, autrerrlent dit à la vie.
« On appelle styles, disait Giacometti, ces visions arrêtées dans
l'espace et dans le temps. Il s'agit toujours de libérer la vie là où elle
est prisonnière, ou de le tenter dans un combat incertain36 ». Reste-
rait à suivre l'évolution du style de Deleuze, à faire ce qu'il a fait pour
Spinoza, ce qu'il a suggéré pour Foucault, Kerouac: dessiner un por-
trait philosophique à partir des lignes stylistiques tracées. Resterait à
radiographier la texture de ses textes, leur rythme, leur mode d'avan-
cée, la correspondance entre rnodalités d'exposition conceptuelle et
musique des phrases. Resterait à saisir comment la coordination des
vitesses et des affects a donné lieu à des devenirs qui ont entraîné
Deleuze sur des lignes de sorcière, par quels paliers, quelles torsions
son style est passé, sachant que le devenir moléculaire du penseur
a pour écho le devenir de plus en plus sobre, épuré de la langue, à
savoir son élagage en faveur d'une ligne abstraite ...

35 Ibid, p. 12.
36 Qu'est-ce que la philosophie ?, p. 162.

250
« Le style est l'homme même» : chacun a en tête cette sen-
tence célèbre!. Plus de deux siècles plus tard, pourtant, Deleuze et
Guattari affirmeront que « ce qu'on appelle un style, qui peut être
la chose la plus naturelle du monde, c'est précisément le procédé
d'une variation continue 2 ». Entre l'être - « le style est l'homme»
et le devenir «c'est une question de devenir3 » --, s'ouvre un
écart, une béance. Béance creusée par une pensée de l'immanence,
du multiple et du virtuel, une machine conceptuelle dont chaque
pièce tend à briser le lien entre individualité et subjectivité: penser
d'autres modes d'individuation que le sujet, des individuations
impersonnelles, pour Deleuze et Guattari, pour Deleuze - un
ensemble d'affects non-subjectivés, des rapports de vitesse et de
lenteur, une longitude et latitude, un climat (<< il » pleut), une
saison, une année, une vie, « cinq heures du soir ».
Si le style peut encore renvoyer à une telle individuation, c'est
donc selon le principe d'une « variation continue» qu'elle se décli-
nera ici. « Style» devient le nom d'une ligne de fuite de la langue,
une ligne illimitée de trahison de celle-ci - si tant est que pour
trahir, « il faut y perdre son identité, son visage. Il faut disparaître,
devenir inconnu4 ». Trahir sa langue signifie pour Deleuze créer une

Georges-Louis Leclerc de Buffon, Discours sur le style prononcé à l'Académie


française par M. de Buffon le jour de sa réception (25 août 1753), éd. Lecoffre fils,
1872, p. 23.
2 Mille Plateaux, p. 123.
3 Dialogues, p. 13.
4 Ibid., p. 56.

251
LES STYLES DE DELEUZE

forme de boitement, de claudication, qui marquera l'empreinte de


la singularité dans le langage. Pour chaque multiplicité, inventer un
processus de bégaiement continu: « un style, c'est arriver à bégayer
dans sa propre langue 5 }). Autant de « définitions}) du style dont on
voit aisément qu'elles en renouvellent intégralement le concept:
telle que la fait fonctionner Deleuze - ou « l'entre-Deleuze-Guat-
tari }) -, que ce soit dans la façon dont il conceptualise le terme,
ou dans la façon dont lui-même ne cesse de réagencer son écriture
philosophique - mais les deux en réalité ne font qu'un, un seul
« discours-Deleuze}) aux ramifications multiples -, cette notion
déborde le cadre qui lui avait été assigné par des siècles de tradition
philosophique et philologique, de sorte que l'onde de choc doive se
répercuter dans toute forme d'écriture. Voilà ce que l'on se propose
d'examiner ici, en tenant pour exemplaire l'évolution « a-paral-
lèle » entre Deleuze et, parmi les écrivains et artistes, l'un des « cas })
les plus souvent cités par celui-ci lorsqu'il parle de style, Beckett.

DEVENIR-MINEUR

« "Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étran-
gère". C'est la définition du style. Là aussi c'est une question de
devenir6 ». La formule de Proust, tirée du Contre Sainte-Beuve, revient
très souvent sous la plurne et dans la bouche de Deleuze. Associée au
concept de style, elle dénote l'idée de la provocation d'une rupture
d'équilibre dans la langue, l'invention d'un système « loin de l'équi-
libre}) auquel parviendraient les seuls stylistes. Stylistes qui par là
même s'opposeraient aux linguistes, toujours à la recherche, quant à
eux, d'un équilibre de la langue: car il ne s'agit pas seulernent, pour
Deleuze, de limiter la portée des « grands}) écrivains (les « grands })
écrivains n'étant pas les figures de maîtres: « haïr toute littérature de
maîtres ») à leur seule action sur la parole, abandonnant la langue

Ibid., p. 10.
6 Ibid., p. 11.

252
« FORER DES TROUS DANS LE LANGAGE»

aux linguistes -l'enjeu serait limité -, mais au contraire de mettre en


avant leur capacité à bousculer le système de la langue elle-même-
créer non pas tant une sémantique nouvelle, mais une autre syntaxe.
C'est pourquoi, lorsqu'il parle, à plusieurs reprises, de « faire bégayer
la langue », il vise assurément la dimension collective de la langue, et
non celle, individuelle, de la parole.
Dimension collective et portée politique: nouées au processus
de variation continue dans la langue (variation et des contenus et
de l'expression), ce sont là deux caractéristiques intrinsèques de
ce que Deleuze et Guattari ont nomlné la « littérature mineure ».
Sont des écrivains « en devenir-mineur» ceux qui ont un style,
et inversement. On sait qu'une langue mineure est creusée dans
une langue majeure lorsqu'elle arrache celle-ci à sa territorialité,
à l'alliance rOlnantique quasi sacrée entre langue, territoire et
nation. « Le premier caractère [d'une littérature mineure] est de
toute façon que la langue y est affectée d'un fort coefficient de
déterritorialisation7 • » Toute langue majeure, en tant que langue de
pouvoir, langue étatique, entretient un fort coefficient d'homogé-
néité et de standardisation; à l'inverse, les langues mineures sont
prises dans un processus de métamorphose continue, et n'ont de
règles ou de grammaire que cette continuité même dans la trans-
formation. Ce sont des styles polyphoniques, polychromatiques,
asséchant les structures homogènes au maximum, pour les réduire
à leur squelette, échappant ainsi aux systèmes dans lesquels ils sont
enfermés - de l'extérieur, système de pouvoir centralisé, comme de
l'intérieur, pouvoir coercitif de la norme grammaticale et lexicale:
« De toutes façons, il n'y a pas de langue impériale qui ne soit
creusée, entraînée par ces lignes de variation inhérente et conti-
nue, c'est-à-dire par ces usages mineurs. Dès lors, majeur et
mineur qualifient moins des langues différentes que des usages
différents de la même langué. »

7 Kàjka. Pour une littérature mineure, p. 29.


8 Superpositions, p. 101.

253
LES STYLES DE DELEUZE

À force d'assèchement et de sobriété, de soustraction créatrice,


il s'agit donc de faire atteindre à laJangue sa plus grande inten-
sité, jusqu'au devenir-matière-sonore la moins formée possible
- à la limite d'une musique, musicalité du mode dit mineur, qui
déséquilibre perpétuellement l'harmonie. Devenir-musique, deve-
nir-image de la langue - selon un « procédé créateur qui branche
directement le mot sur l'image 9 » : non pas l'image dans son usage
représentatif: non pas la métaphore, au sens du procédé rhéto-
rique, mais l'in1age la moins formée possible, la llloins significative,
matière d'expression pure. Tel un allophone qui torture le corps
de la langue, l'écrivain mineur crée un style en devenant l'étranger
de sa propre langue: non pas en pratiquant une langue étrangère,
non pas en restant bilingue - situation factuelle d'un Kafka, d'un
Beckett -, ni même en entremêlant deux langues, mais en se faisant
le bilingue d'une seule et unique langue.
« On peut concevoir que deux langues se mélangent avec des pas-
sages incessants de l'une à l'autre: chacune n'en est pas moins un
système homogène en équilibre, et le mélange se fait en paroles.
Mais ce n'est pas ainsi que les grands écrivains procèdent, bien que
Kafka soit un Tchèque écrivant en allemand, Beckett, un Irlandais
écrivant (souvent) en français, etc. Ils ne mélangent pas les deux
langues, pas même une langue mineure et une langue majeure,
bien que beaucoup d'entre eux soient liés à des minorités comme
au signe de leur vocation 10. »
L'invention d'un usage mineur de la langue déséquilibrera
ses variantes homogènes et standards, imprimant l'empreinte de
la singularité collective dans ses lignes: incluant ce qui devrait
être disjoint, la langue adoptera alors « une démarche chaloupée »,
claudication selon les obstacles d'une syntaxe bousculée, de sorte
que soit « fait du bégaiement la puissance poétique et linguistique
par excellence!! ». Ainsi l'écrivain, bègue de sa propre langue, la

9 Kafka. Pour une littérature mineure, p. 43.


10 Critique et clinique, Minuit, coll. « Paradoxe », 1993, pp. 137 et 138.
Il Ibid., pp. 139 et 140.

254
« FORER DES TROUS DANS LE LANGAGE»

vibrer autrement, intensélnent, la fera voyager à l'intérieur


d'elle-même selon un trajet qui ne lui préexiste ni ne lui
suivant sa propre ligne de créativité - nomadislne de la langue
jamais ne se fige, « illocalisable coupure» entre une langue et son
« étrangéité ».
Écrire une littérature mineure, lancer la langue dans un
nir-mineur, c'est la projeter dans un mouvement vers sa limite
intrinsèque, son dehors qui lui est coextensif. L'invention d'un style
est à ce prix: la ligne d'abolition du « moi» dans l'écriture passe
par cet « étrangement », ou étranglement de la langue. Elnporté
sur cette ligne, le « moi» de l'écrivain se dissout dans la collectivité
de l'énonciation qui à son tour reforme une autre langue : « un
style n'étant pas une création psychologique individuelle, mais un
agencement d'énonciation, on ne pourra pas l'empêcher de faire
une langue dans une langue 12 ». Si donc le style trace un voyage
intérieur dans la langue, il entraîne avec lui le visage de son créateur
dans un processus de défiguration, de trahison de soi, processus
où le sujet se fait non-individuel, « heccéité », « il impersonnel »,
« devenir-imperceptible », etc. ; un processus illimité, un devenir
permanent du style - « ou bien faut-il parler de non-style, comme
Proust, "des éléments d'un style à venir qui n'existe pas" ?13»
Si tant est que (se) créer un style consiste à atteindre le degré
rnaximum de variation linguistique, variation à vitesses rnodu-
lables, si le styliste fait filer la langue sur ce que Deleuze-Guattari
appellent souvent une « ligne de sorcière », ne pourrait-on en
définitive qualifier le style de travail « cartographique» ? Car une
carte n'est pas autre chose, selon Deleuze - ou Deleuze-Foucault
qu'un ensernble multilinéaire comprenant des lignes de natures
différentes 14 . Or il s'agit bien là d'inventer de nouvelles lignes,
lignes transversales, diagonales, faisant fuir les lignes de sédimen-
tation de la grammaire et des organismes linguistiques. Elnportant

12 Mille plateaux, p. 123.


13 Critique et clinique, p. 142.
14 Cf. Foucault, pp. 31 à 51.

255
LES STYLES DE DELEUZE

le quadrillage normatif, les lignes de fuite du styliste-cartographe


passent entre ses points de bifurcation, points de bégaiement et de
déséquilibre qui font déconsister sa dirnension structurale. C'est
pourquoi Deleuze en conclura que « bien dire n'a jamais été le
propre ni l'affaire des grands écrivains 15 » - de ces écrivains qui sont
« grands» à force d'être rnineurs, cartographes de la langue, de ceux
qui renouvellent sans cesse leurs modes de « mal dire ».

COMMENT (MAL) DIRE ?

« Beckett parlait de "forer des trous" dans le langage pour voir


ou entendre "ce qui est tapi derrière". C'est de chaque écrivain
qu'il faut dire: c'est un voyant, c'est un entendant, "mal vu mal
dit", c'est un coloriste, un rnusicien l6 • »Mal vu mal dit: l'un des
derniers titres de Beckett, titre d'un texte où la poétique d'écriture
de l'auteur, poétique qui tente par tous les moyens « d'amoindrir»
la langue - aller vers le plus mal dit et le plus mal vu possible, afin
que ne subsiste que l'inépuisable minimum de représentation -, est
poussée jusqu'à une quasi extrémité. Épuisement et minoration:
deux termes, deux concepts dont Deleuze aurait pu se servir pour
qualifier le mouvement du style ascétique que creuse Beckett dans
la langue. Car le travail de Beckett représente aux yeux de Deleuze
une source d'inspiration constante pour sa création conceptuelle:
rien d'étonnant donc à ce que dans cette petite phrase de Beckett,
« en français, c'est plus facile d'écrire sans style l7 », on entende

15 Critique et clinique, p. 140.


16 Critique et clinique, op. dt., p. 9. Outre le texte Ma! vu ma! dit, Deleuze
fait allusion à la « Lettre allemande », lettre écrite par Beckett à un ami allemand
en 1937, dans laquelle celui-ci entrevoit déjà assez lucidement les principes de son
projet d'écriture.
17 Il s'agit d'une réponse que Beckett aurait donnée à quelqu'un qui lui demandait
pourquoi il avait opté pour le français (cf. John Fletcher, « Écrivain bilingue », in
L'Herne. Beckett, n° 31, 1976, p. 213).

256
« FORER DES TROUS DANS LE LANGAGE»

l'écho de Deleuze « [un style], c'est la propriété de ceux dont on


dit d'habitude "ils n'ont pas de style ... 18". »
Quel autre écrivain que Beckett aurait pu mieux montrer à
Deleuze la voie d'une trahison de la langue? Ce n'est pas seule-
ment l'anglais, en effet, que trahit Beckett - en adoptant également
le français, lui qui construit une oeuvre bilingue, boitant d'une
langue à l'autre, passant entre les langues -, mais également le
français: dans ses textes, le rnot rate le sens, la ponctuation est de
plus en plus dissoute, la syntaxe torturée et hachée pour atteindre
un assèchement qui n'en laisse que le squelette, fuyant selon une
ligne de variation qui évolue continuellernent dans les textes. Faire
bégayer la langue, inventer un style mineur: l'expression « écrire
sans style» signifie neutraliser, c'est-à-dire minorer, autant que
possible, les éléments stylistiques qui « grossiraient» la langue et
lui inoculeraient un phrasé trop riche - « ajouter? Jamais! » est le
mot d'ordre beckettien -, ou encore amoindrir les tournures trop
bien faites ou trop bien dites qui mettraient en avant l'écrivain en
tant qu'individu -le risque du « triomphe» du sujet-maître sur son
écriture. Mettre la littérature sous conditions du mineur, de cette
langue « étrangère» d'une minorité qui est aussi un agencernent
d'énonciation collectif et politique.
La relance d'un devenir du sujet passe donc nécessairement,
en littérature, par un devenir du style façon dont celui-ci se
rend sans cesse étranger à lui-même. Mais le devenir, trajectoire
de la subjectivité, n'est-ce pas la définition même du style? Un
style exprime un devenir, devenir d'une rninorité, en tant qu'il est
lui-même toujours en devenir, suivant une ligne bifurquant conti-
nuellement, passant entre d'autres points de connexion. Écrire sans
style ne signifie pas uniquement, pour Beckett, se débarrasser de
certaines constructions phrastiques, de métaphores ou d'un voca-
bulaire, car là n'est pas vraiment le lieu où passe la ligne stylistique;
le déséquilibre de la syntaxe, le bousculement de la grammaire, la
perforation des mots, ne forment pas l'envers de la langue - un

18 Dialogues, op. cit., p. 10.

257
LES STYLES DE DELEUZE

usage de la parole qui s'opposerait à celle-ci -, mais au contraire


sa ligne la plus créatrice, sa ligne idéale 19 • Lusage mineur de la
langue, usage déterritorialisant le mal dire -, est le devenir même
langage - de la même façon que le mal voir est une image en
devenir. Mais si le processus de minoration amoindrit la langue (en
« extension»), il en accroît cependant l'intensio, l'intensité: or plus
le langage est intensif: plus il s'avère affectif. Ce n'est en effet pas
tant la parole du sujet beckettien qui est affectée du bégaiement (au
sens où Beckett représenterait un personnage parlant ma!), mais
l'écrivain lui-mêrrle qui se fait bègue et affecte le langage de ce mal
dire, le fait vibrer en intensité et affectivité. Le devenir intensif/
affectif de la langue évolue donc en parallèle avec le devenir et
l'affectivité du sujet - de la fonction-sujet, écrivain, narrateur, per-
sonnage et même lecteur confondus.
Soit l'un des tout derniers textes de Beckett, un poème inti-
tulé Comment dire. Sur la voie d'une « littérature du non-mot »,
on achoppe toujours sur un point d'arrêt, de sorte qu'après une
vie entière d'écriture, l'écrivain en vient encore à se derrlander
« comrrlent dire? ». La réponse façon Beckett se trouve dans le
bégaiement le plus prononcé, la langue la plus « minorée ». Dans
cette bouillie sonore, on ne dit finalement rien, puisque l'on n'y
voit rien - « folie que d'y vouloir croire entrevoir quoFO ». Ici les
bribes de phrases ne s'allongent, en accumulant de petits riens,
atomes de mots après atomes, que pour rnieux se réduire ensuite,
ponctuées par ce « comment dire » psalmodié comme un refrain.
Aussi Deleuze reconnaîtra-t-il dans ce texte un summum du
bégaiement qui caractérise le style:
« Le procédé de Beckett est le suivant: il s'installe au milieu de la
phrase, il fait croître la phrase par le milieu, en ajoutant particule

19 Dans le sens où Deleuze et Guattari disent de l'agrammaticalité qu'elle est« le


caractère idéal de la ligne qui met les variables grammaticales en état de variation
continue» (Mille plateaux, p. 125).
20 Samuel Beckett, « Comment dire », in Poèmes. Suivi de Mirlitonnades, Paris,
Minuit, 1999, p. 27.

258
« FORER DES TROUS DANS LE LANGAGE»

à particule (que de ce, ce ceci-ci, loin là là-bas à peine quoi . .. ) pour


piloter un bloc d'un seul souffle expirant (vouloir croire entrevoir
quoi). Le bégaiement créateur est ce qui fait pousser la langue par
le milieu, comme de l'herbe, ce qui fait de la langue un rhizome
au lieu d'un arbre, ce qui met la langue en position de perpétuel
déséquilibre: Mal vu mal dit (contenu et expressionFl. »
De fait, dans ce dernier poème, la phrase beckettienne ne cesse
de varier tout en se répétant; agrammaticale, elle se construit et se
déconstruit par agglomération et prolifération, selon le rythme du
souffle et du son, réinventant une syntaxe du fragment minimal 22 •
En effet, de cette énonciation, le sujet, au sens de l'individu, du
pronom personnel, est éliminé, neutralisé dans la « non-conjugai-
son », la répétition machinale d'infinitifs - l'infinitif qui est le
mode de l'événement pur, du « devenir illimité », esquivant le
présent - et de la « quatrième» personne du singulier -les « ça, ce,
ceci, ceci-ci, etc. ». Ainsi, hiatus et trous creusent la langue, langue
en devenir imperceptible, lancée sur la « ligne de sorcière}) ou ligne
de crête qui la mène vers son dehors, le dehors du silence.
Sur cette ligne de fuite file le style de Beckett, tendant progres-
sivement sans l'atteindre jarnais - vers la lirnite d'un « non-style »,
un tarissement complet de la langue. De la même façon qu'il y a
un machinisme de l'écriture chez Beckett, il y a un nomadisme du
style: à dire vrai, il est dans la nature du style de rester nomade
trajectoire sans but prédéfini, sur place mais sautant les seuils
d'intensité, délire au long d'un parcours qui fait vibrer la langue.
Dans Assez, ce petit texte de Beckett relatant la marche d'une paire
(un homme et une femlne)23, l'écriture s'agence en imitant l'espace

21 Critique et clinique, p. 140.


22 Dans L'épuisé, on trouve encore ce petit passage-ci: « Beckett, dès le début,
réclame un style qui procède à la fois par perforation et prolifération du tissu. [ ... ] Et
c'est tantôt de brefs segments qui s'ajoutent sans cesse à l'intérieur de la phrase pour
tendre à tout rompre la surface des mots, comme dans le poème Comment dire ».
(Id., « L'épuisé», in Quad et autres pièces pour la télévision, p. 105)
23 Samuel Beckett, « Assez », in Têtes mortes, Paris, Minuit, 1972, pp. 31 à 47.

259
LES STYLES DE DELEUZE

parcouru, trajectoire sans but défini, telle la succession non-cluo-


nologique des paragraphes - trajet d'un texte qui n'avance ni ne
recule, mais erre dans le langage. Dans cette errance scripturale, la
langue vibre en suivant les lignes multiples du rhizome, le style se
laisse dériver-délirer au gré du va-et-vient du désir qui suinte de
l'écriture. Ainsi le style voyage, le style est un voyage - sur carte
spatiale et temporelle à la fois -, tant que ne s'interrompt jamais
la ligne de variation continue: si certains textes de Beckett se res-
semblent, aucun ne possède exactement la même syntaxe qu'un
autre. L'assèchement du dire, « l'a-grammaticalité» n'est jarnais
définie une fois pour toutes: pour chacun des textes, à travers
les répétitions, Beckett réinvente une langue et une gramrrlaire,
chaque fois un peu plus étrangère, un nouveau déséquilibre, tou-
jours « plus mèche encore» que le précédent.
« Cornment dire» - comment mal dire? Un écheveau de
lignes de fuite, toutes tendant vers l'épuisement du langage et vers
sa minoration -louvoyant entre deux versants, le bilinguisme qui
fàit boiter l' œuvre et l'abolition des mots. « Forer des trous» dans
la sédimentation opaque de la langue et« écrire sans style », le non-
style et le style fusionnant en un seul et même devenir, fondent
le double geste de cette dissolution ascétique. Pour ce faire, arra-
cher la langue à ses territoires multiples, ses lignes molaires qui
irnbriquent les uns dans les autres des agrégats de pouvoir, ainsi
que des centres de normativité et de standardisation; économi-
ser le dicible comme le visible, assécher la langue jusqu'à l'aridité,
déséquilibrer la syntaxe jusqu'à dépouiller de sa chair son ossature
-- car la langue est un corps, organique et non-organique, corps de
chair et corps social que Beckett lacère et perfore. Et, dans le même
temps, transformer « le vieux style» continûment, mettre à bas le
« rnasque » hiératique de la langue, pour montrer que le style est
le devenir de tout agencement; faire de lui cette machine à pro-
duire de la sonorité, cette langue d'une pensée aux balbutierrlents
singuliers, les plus singuliers et les plus collectifs à la fois. Voilà
comment on travaillera la langue en mode mineur, mode musical,

260
« FORER DES TROUS DANS LE LANGAGE »

afin de laisser s'en échapper une musique dont le rythme 1r\,.-..,,,,..,,..,,,,",


prendra le relais du sens.

Mode mineur et bégaiement, variation continue du style, ne


touchent toutefois pas uniquement la langue des mots dans le par-
cours beckettien. Tel Deleuze, qui fera de l'art cinématographique
l'une de ses grandes inspirations, Beckett se tourne progressive-
ment vers l'image, cherchant aussi à y« forer» des trous, la minorer
autant que faire se peut: Mal vu mal dit, titre au-delà duquel on
entend résonner le « ce qu'on voit ne loge jamais dans ce qu'on dit»
de Foucault. Dans les textes en prose, déjà, est souvent mis en scène
un personnage s'acharnant, dans l'obscurité et la boue, à exercer
sa faculté d'imagination, au sens de faculté productrice d'images
- « c'est fait j'ai fait l'image» est le cri de triomphe qui salue la
création d'une image unique, fragile et fugace 24 ; sur scène, dans les
petits « drarnaticules », les figures sont enfouies sous de longs vête-
ments, les visages presque dévorés par l'obscurité, les personnages
spectraux, au bord de l'évanouissement. Enfin, Beckett se tourne
vers les arts de la carnéra eux-mêmes : c'est au cinéma, comrne à
la télévision, qu'il cherchera alors à inventer ce que Deleuze devait
appeler plus tard « l'image-temps », image cristalline à deux faces,
éphémère, où se boucle le circuit de l'actuel et du virtuel.
L'épuisé, l'un des derniers textes de Deleuze, forme avec les
quatre téléfilms réalisés par Beckett et publiés ensemble aux édi-
tions de Minuit (Quad et autres pièces pour la télévision) une sorte
d'entretien, une rencontre de deux modes d'écriture a-parallèles.
Si l'on excepte Le plus grand film irlandaisZ 5, il s'agit du seul texte
entièrernent consacré par Deleuze à Beckett: pour le reste, s'il

24 Samuel Beckett, Comment c'est, Paris, Minuit, 1961, p. 48.


25 Critique et clinique, op. cit., pp. 36 à 39. Ce texte est par ailleurs repris de
L'image-mouvement, pp. 97 à 100.

261
LES STYLES DE DELEUZE

fait très souvent allusion, implicitement ou explicitement, au tra-


vail de celui-ci, Deleuze n'a jamais cherché à écrire un livre « sur»
cet écrivain. Il est d'ailleurs douteux que Deleuze ait jamais écrit
« sur» quelqu'un, quelqu'un qui lui aura servi à machiner sa pro-
duction de concepts, se refusant à réifier de tels sujets en objets
d'étude - objets que l'on pourrait, précisément, épuiser. L'épuisé
n'est donc pas un texte de commentaire de ces téléfilrns, ni de cri-
tique cinématographique à proprement parler, encore moins une
interprétation - mais plutôt une variation à partir des films, une
ligne de fuite traversant transversalement l'image beckettienne afin
d'en redessiner la cartographie.
Épuiser signifie: aller jusqu'au bout du possible, jusqu'à éra-
diquer la possibilité même du possible. « L'épuisé, c'est beaucoup
plus que le fatigué. [... ] Le fatigué a seulement épuisé la réalisation,
tandis que l'épuisé épuise tout le possible. Le fatigué ne peut plus
réaliser, mais l'épuisé ne peut plus possibiliser. [... ] Il épuise ce qui
ne se réalise pas dans le possible. Il en finit avec le possible, au-delà
de toute fatigue, "pour finir encore". »26 Nombreux sont en effet
les personnages beckettiens qui ne réalisent rien non pas qu'ils
ne fassent rien, qu'ils soient inactifs - nIais ne s'occupent que de
possible: ils combinent, c'est-à-dire qu'ils s'acharnent à ordonner
le réel, à le classer dans des séries jusqu'à son épuisement, une fois
toutes les combinaisons logiquement possibles établies. L'art de la
combinatoire: le personnage beckettien ne disjoint, n'exclut rien
- au contraire, il combine, il inclut les disjonctions. Progressive-
ment, 1'« épuiseur » (the exhausted) devient alors lui-même épuisé:
plus il évide l'objet, plus le sujet s'évide lui-rnême. Aussi voit-on
les « épuiseurs épuisés » beckettiens adopter, dans chacun de ces
téléfilms, une posture bien spécifique : assis à table, courbés, tête
dans les mains - posture qui contraint l'éveillé à lutter pour « faire
l'image ».
C'est en créant une langue singulière que 1'on peut opérer
l'épuisement du réel, en parcourant l'ensemble des possibles que

26 « L'épuisé », in Quad et autres pièces pour la télévision, op. cit., pp. 57 et 58.

262
« FORER DES TROUS DANS LE

ce langage désigner. œuvres


Beckett deux premières langues: la langue noms, qui
jusqu'à tuer les choses dans l'exhaustivité, et celle des voix
flux sonores - telle « quaqua de nulle part» de Comment /est.
réalisations visuelles appartient cependant une troisièrne . . cu.J.l". .......... ,
celle des espaces et des images, qui forent des trous, créent
et déchirures dans le flot des voix, et constituent les «
immanentes» et mobiles de la langue. Langue des images cornme
événements, images pures, singulières, difficiles et soudaines
dans leur surgissement, leur dissipation d'énergie - « rien qu'une
image », comme une petite ritournelle; rnais il y a aussi, dans
cette langue, des « ritournelles motrices », des espaces, espaces à la
fois déterrninés au plus haut point, et cependant « désaffectés et
inaffectés » : espaces à l'état de neutralité, de genèse du possible,
ces fonnes géométriques flottant dans le vide que sont les décors
beckettiens rectangle nu, cylindre, cercle, carré, etc. Pur virtuel,
l'espace quelconque est matrice de l'ensemble des événements pos-
sibles, qui se confondent, in fine, avec rien: « l'espace jouit de
potentialités pour autant qu'il rend possible la réalisation d'événe-
rnents ; il précède donc la réalisation, et la potentialité appartient
elle-même au possible27 • »
Quad, premier des quatre téléfilms, filet en image, strictement,
l'épuisement de l'espace désaffecté par son parcours, complet,
exhaustif, quoique son indétermination interdise qu'il y ait le
moindre but à atteindre. « Et rêve d'un parcours par un espace
sans ici ni ailleurs où jamais n'approcheront ni n'éloigneront tous
les pas de la terre 28 », cette phrase tirée d'un autre petit texte de
Beckett dit l'épuisement des potentialités spatiales. Soit un quadri-
latère, dont les quatre côtés et diagonales devront être parcourus
complètement, au rythme d'une rnarche rapide mais rnonotone,
par quatre interprètes - « des personnages inaffectés dans un espace

27 Ibid., p. 76.
28 Samuel Beckett, « Pour finir encore », in Pour finir encore et autres foirades,
Paris, Minuit, 2001, p. 16.

263
LES STYLES DE DELEUZE

inaffectable 29 » -, au son de quatre instruments de percussion, etc.


Lagencement en séries permettra d'exténuer intégralement la pos-
sibilité même de ces paramètres spatiaux «toutes combinaisons
possibles ainsi épuisées », martèle le script. Étrange ballet, impé-
nétrable, inquiétant, qui fait croître l'espace en intensité, comme
le parcours obsédé d'une partition musicale -la ritournelle la plus
dépouillée de l'évidement spatial.
Lart sériel de la combinatoire mathérnatique devrait atteindre
ici son apogée. Et pourtant. Il y a dans le script un problème sou-
levé par l'auteur lui-même, un petit hic - un ici, point qui pose
question. Ce point problématique n'est autre que le centre du
carré, le point de croisement des deux diagonales. Car l'unique
potentialité de ce quadrilatère, le seul surgissement événernentiel
possible, qui perturberait la réalisation de l'intégralité du parcours,
est la rencontre, le heurt des personnages au centre (<< E supposé
zone de danger », dit le texte). Événement qui n'a l'air de rien, mais
qui, dans la logique de l'épuisement où l'infime n'est qu'une moda-
lité du tout30 , d'insignifiant devient insigne. Aussi la réalisation du
parcours spatial exhaustif aura-t-elle lieu sur les côtés et diagonales
du carré, tandis que le centre demeurera le point d'épuisement de
l'espace - toute collision rendue irnpossible. De fait, dès le premier
solo, Beckett prévoit, rnoyennant une minuscule « rnanœuvre )}
d'écart dans la trajectoire rectiligne, l'évitement systématique de ce
trou structurel, ce lieu de déséquilibre potentiel. Dès lors, le centre
restera le seul point de ces trajectoires qui ne sera pas réalisé: point
de dépotentialisation absolu, limite spatiale, à la fois dehors et
dedans, il renvoie ainsi l'événementialité à sa dimension virtuelle.
Car le vide que désire l'écriture beckettienne, malgré l'exhaustivité
du processus combinatoire, laisse toujours un « presque rien », reste
quelconque ou « centre d'indéterrnination » infime, lieu paradoxal

29 « Lépuisé », in Quad et autres pièces pour la télévision, op. dt., p. 80.


30 Ibid., p. 59 : « D'un événement, il suffit largement de dire qu'il est possible,
puisqu'il n'arrive pas sans se confondre avec rien et abolir le réel auquel il prétend ».

264
« FORER DES TROUS DANS LE LANGAGE »

du « presque », irréductible, toujours consubstantiel à ce vide, qui


le fonde et le déconstruit à la fois.
Bien que Quad constitue sans doute le cas le plus pur d'épui-
sement de l'espace, les autres morceaux du recueil se proposent
également d'explorer la « langue III », d'épuiser les possibles de
l'espace et de l'image. Trio du fantôme, accompagné d'un mou-
vement de l'un des trios composés par Beethoven, musique toute
de hiatus et de silences, organisera l'espace selon des trios rectan-
gulaires, que le mouvement de la caméra et la voix féminine qui
en commente les plans s'attachent à fragmenter pour rnieux les
« défonctionnaliser » : la régularité monotone des gros plans qui
connectent entre elles les formes vides s'intensifie du fait de la
voix blanche et rnonocorde, les deux convergeant pour anéan-
tir la possibilité même de l'événement attendu (l'arrivée d'une
femme), pour exténuer à la fois l'espace et la voix, l'image visuelle
et l'image sonore - « telle est la nouvelle connexion, proprement
fantomatique 31 ». Quant aux deux dernières pièces du recueil, ...
Que nuages... et Nacht und Traume, elles basculent davantage vers
la création dénudée de l'image que vers l'exténuation de l'espace
un espace dont la « désaffectation» intégrale fonctionne ici comme
pré-requis à la constitution fulgurante de l'image. Dans ... Que
nuages ... , titre inspiré cette fois d'un poème de Yeats, la création
précaire et difficile de l'irnage ne peut s'opérer que dans un espace
circonscrit, « sanctuaire» de l'épuisé, une quasi « situation optique
et sonore pure» dans laquelle une « coupure illocalisable » sépare
l'espace physique de l'espace mental: là, l'irnage comme « intensité
pure» peut flotter un instant à la surface, le temps d'un souffle,
avant de dissiper son énergie, toujours déjà en voie d'abolition
avant même son apparition - car« c'est précisément cela l'image:
non pas une représentation d'objet, mais un mouvement dans le
monde de l'esprit32 ». Enfin, Nacht und Traume atteint un sommet
du dépouillement et de l'épuisement de l'image, image d'un rêve

31 Ibid., p. 88.
32 Ibid., p. 96.

265
LES STYLES DE DELEUZE

éveillé, rêve d'insomniaque qui doit être, péniblement, « fait» -


« le rêve d'insomnie, qui est affaire d'épuisement» -, image d'une
intensité extrême, au son de la musique expirante de Schubert -
« un vecteur d'abolition chevauché par la musique 33 ».
Quatre téléfilms qui épuisent l'espace et l'image, où tout est
déjà « dépossibilisé », fini avant rnême de commencer; quatre
téléfilms dans lesquels Beckett se débarrasse des mots, sinon en les
élirninant tout à fait, du rnoins leur ôtant leur poids, en les neutra-
lisant ou les ponctuant de silence. Dans ces quatre téléfilms, vers
la fin de son parcours d'écriture, Beckett crée une nouvelle langue,
qui troue l'image et évide l'espace, une « langue III » : langue de
la plus haute sobriété et intensité, elle fait fuir la langue des mots,
cette boue gluante qui asphyxie, trop cadrée, trop oppressante.
Lartiste invente un style, une syntaxe nouvelle de l'épuisement, qui
alnène la langue à sa lirnite musicale, trouée de silence, son dehors:
l'espace, l'image, la musique, non comme un ornement à la parole,
mais plutôt comme la nécessité impérative de trouver une ligne
de fuite, aspirer la création vers le vide. Nécessité comme puis-
sance de création d'un style, liant Deleuze à Beckett: inventer une
langue, une ligne de variation continue, ne se fait pas par goût ou
envie mais par nécessité. Pour Beckett, desserrer l'étau de la langue
qui l'étouffe; pour Deleuze, produire du concept, et pour cela
« voler» la langue des autres afin d'insuffler du mouvement dans
les concepts. Le problème du style est pour Deleuze un problèrne
qui se vit: or quoi de plus vécu que d'écrire, lorsque va s'achever
son parcours de philosophe, malade et épuisé sans doute, un texte
à partir de Beckett, dans un recueil dont le fil rouge est le lien entre
littérature et « grande santé» - vie, au sens nietzschéen; un texte
sur l'épuisement, cornme modalité de l'existence essentielle pour
l'imagination et la création?
Deleuze ne critique pas, n'interprète pas, ne thématise ni ne
structure: il « expérimente ». Il « fait» des images en traversant en
diagonale celles des écrivains, des poètes, des cinéastes, des musÎ-

33 Ibid., pp. 100 et 103.

266
« FORER DES TROUS DANS LE LANGAGE »

ciens, des artistes, des philosophes. Les textes, les espaces et


images de Beckett forment un« dehors» de sa pensée qu'il
torialise, qu'il fait fuir et varier constamment en intensité, '-' . .
L ' J ••H U A ' -

un style pour en créer un nouveau, sur un autre plan. Ainsi


tous les écrivains, de langues et origines multiples, dont les noms
ne cessent de revenir dans ses textes, en séries non limitées
répètent tout en se differenciant : Beckett, Kafka, Melville,
Gherasim Luca, Borges, Carroll, Péguy, Céline, etc. L'œuvre de
Deleuze: un dialogue, un entretien permanent sur le mode du
« ET ... ET ... », rnultipliant les trajectoires « a-parallèles» de vie
et d'écriture, traçant une ligne de sorcière qui leur fait à tous « des
enfants dans le dos », zigzagant entre tous les points de connexion
des arts, de la littérature et de la philosophie - devenir-art, devenir-
littérature de la philosophie.

SANS CONCLURE

« Il s'agit de faire de la philosophie en romancier, être roman-


cier en philosophe 34 • » Le style de Deleuze serait-il celui d'un
philosophe-écrivain, philosophe-romancier? D'aucuns disent
qu'il n'a pas de style. À bien l'entendre, c'est certainement vrai. .. à
condition que le style soit, comme ill'affirrnait lui-rnême, la pro-
priété de ceux dont on dit qu'ils n'en ont pas. Si le style n'est pas
une question d'être mais de devenir, non pas une question d'indi-
vidu - de « grands écrivains », de « grands philosophes» - mais
d'agencements collectifs d'énonciation, alors la ligne de fracture
ne passera plus entre « avoir un style» et « ne pas avoir de style »,
mais bien entre « style de l'être» et « style du devenir », entre lit-
térature majeure et mineure. Ce qui nous permet d'entendre cette
petite phrase de Beckett: « en français, c'est plus facile d'écrire sans
style» ; ou encore ce morceau de Deleuze:

34 Dialogues, op. cit., p. 68.

267
LES STYLES DE DELEUZE

quand il faut détruire le moi, il ne suffit certes pas d'être un


« [ •.. ]
"grand" écrivain, et les moyens dQivent rester pour toujours ina-
déquats, le style devient non-style, la langue laisse échapper une
étrangère inconnue, pour qu'on atteigne aux limites du langage
et devienne autre chose qu'un écrivain, conquérant des visions
fragmentées qui passent par les mots d'un poète, les couleurs d'un
peintre ou les sons d'un musicien 35 • »
Des « moyens toujours inadéquats », n'est-ce pas ce que Bec-
kett appelait déjà « un art de l'échec» ? Plus que de se demander
si Deleuze a ou non un style, il me semble donc pertinent de
comprendre comment, en travaillant à partir d'écrivains comIne
Beckett (entre autres), il fait déborder de son acception classique
et romantique ce concept, comment il parvient à le faire délirer-
dériver vers sa liInite. C'est d'une toute autre importance: car le
concept de « style» est devenu, en théorie littéraire, un concept
quasi suranné, un de ces termes sur lequel pèse le soupçon des
années théoriques. Et pour cause, la notion de « style » est liée
pour une part à la conception rhétorique, expressive de la litté-
rature, axée sur le dualisme du fond et de la forme. Conception
qui suppose, irnplicitement, celle d'une subjectivité individuelle,
lllaÎtresse de son œuvre ainsi que du langage dans lequel celle-ci
est produite. Dans les termes de Deleuze-Guattari, une littérature
majeure; versus, on le sait, une littérature mineure, haïssant toute
« littérature de maître », littérature faite d'agencements collectifs
d'énonciation, laissant la langue fuir selon sa propre ligne créatrice.
Si Deleuze, dans sa vie, sa vie d'écriture - « Limmanence: une
vie ... » -, n'a donc de cesse d'expérimenter un autre langage, une
autre littérature, et autrement la littérature, il n'a pourtant jamais
rejeté ce concept de « style» - fidèle à Proust et sa formule, « les
beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère ... ». Au
détour d'un raisonnement (à propos de« l'essence» chez Aristote),
Lacan n'a-t-il pas raison de dire que « ces vieux lllOts sont tout à fait

35 Critique et clinique, p. 142.

268
« FORER DES TROUS DANS LE LANGAGE »

utilisables 36 » ? Deleuze d'utiliser ce concept, mais de l'utiliser


en traître: il le défigure, en subvertit l'usage majeur au profit d'un
usage mineur, l'entraînant dans un devenir qui est aussi celui de
la subjectivité et de son rapport au langage - devenir du discours
philosophique quand il s'engage dans un processus de produc-
tion et prolifération conceptuelles, devenir du discours littéraire
quand il cesse d'être celui du maître, la somme des chefs-d' œuvre
de l'art du« bien dire ». Sur cette trajectoire de vie, Deleuze n'aura
cessé de croiser les lignes de Beckett, lignes de variation continue,
voyageant vers leur plus haute sobriété et intensité, leur propre
abolition, vers la limite du silence - « hiatus pour lorsque les mots
disparus 37 ».

36 Jacques Lacan, Le séminaire livre XX Encore, Paris, Seuil, coll. « Le Champ


freudien », 1975, p. 55.
37 Samuel Beckett, Cap au pire, trad. h. E. Fournier, Paris, Minuit, 1991, p. 53.

269
Charme, style: mots insuffisants, imparfaits, qui ne laissent
pas entendre que le charme est accrOiSSelTIent de vie et que le style,
lui aussi, ne prend sens que par rapport à la vie qui est sa fin. Il
n'est pas un pur exercice d'écriture; mais il ne saurait désigner non
plus l'intériorité psychique de l'auteur. « Le style, c'est l'homrne
même. » Oui et non. Oui au célèbre aphorisme de Buffon, s'il s'agit
de regarder au-delà de l'exercice d'écriture, du travail technique sur
la langue; non, en ce qu'en écrivant, l'homrne, l'auteur se trouve
dépassé par quelque force obscure qui le porte. Force invisible qui
porte l'expression. Le « flux» de l'écriture dépasse sans cesse l'au-
teur, cornrne le locuteur est entraîné par sa parole. Il s'agit d'une
vie qui déborde. « Le charme source de vie comme le style source
d'écrire », dit Deleuze l .
Le style: arriver, par capture, à la formule. La formule qui
cornble la pensée et la repose, comme le fait le charme. Préparée,
encerclée par les points qui la fixent et l'appellent. Arriver à la
fonnule : celle de Bartleby, sans doute; mais il y en a d'autres,
à chaque rnornent, qui émaillent l'œuvre de Deleuze: « L'empi-
rislne est le mysticisme du concept et son mathématisme », jusqu'à
« l'immanence béatitude» de la fin. Fulgurations de cette foudre,
cette « vérité-foudre» dont a parlé Foucault.
Style, allure. Le style fait passer les approxirnations du sens. Fait
passer, j'entends: permet de suppléer à la délTIonstration achevée,
comble les fàilles, favorise les sauts. En l'absence de la voix, il est la
touche ou, comme on dit, « la patte ». Il assure la continuité d'une
présence et, par delà la lettre, la transrnission du message. Qui a vu et

Dialogues, p. Il.

271
LES STYLES DE DELEUZE

entendu les interventions orales de Deleuze, ses cours vidéotés, ou


l'improvisation en hornmage à François Châtelet (Périclès et Verdi),
s'en rend compte aisément. Mais aussi, appartient au style une
certaine manière de procéder par touches successives, par paliers,
avancées, classification d'arguments numérotés si caractéristique
des développements deleuziens : premièrement, deuxièmernent,
etc. Une argumentation chiffrée, particulièrement insistante dans
la préface, entre autres, à la Police des familles de Jacques Donzelot.
Une véritable stratégie de la formule; une préparation, pour ainsi
dire, tournante qui, tout à coup, fulgure en formule. Formules
uniques ou successives, dans les nombreux textes de Critique et
clinique ou dans ce qu'il a écrit sur Foucault: Foucault voyant.
Un exemple, mieux, un paradigme de cette recherche circulaire,
on le trouvera dans Différence et répétition, à propos de l'éternel
retour, ou dans le grand développement de L'Image-temps sur le
moderne qui COlnmence par la formule « le fait rnoderne est que
nous ne croyons plus aux choses. ». J'oubliais la merveilleuse page
budérienne et plotinienne du premier livre, sur la conternplation.
Traits et pages d'anthologie.
Question de rythme, de vitesse, d'allure qui est celle même de
la pensée en acte évitant les lourdeurs, redondances, remplissage. À
comparer avec, quel qu'en soit le rnérite, la logorrhée sartrienne;
il y a des longueurs, mais pas de flux verbal excessif. Flux pressé qui
aboutit à ces ouvertures de vaste arnplitude, comme le texte pour
Gandillac dans 1'« art des confins », ou le dernier: « Limmanence:
une vie ... », correspondant au mieux avec ce que lui-même cite,
dans Dialogues, du Schopenhauer de Nietzsche: la manifestation
calme de l'apparition. Moment de la lenteur et du repos. Accès à
la béatitude, à la connaissance du troisiènle genre, selon Spinoza.
Où le grand style est atteint. Tout est dit dans cette merveilleuse
entrée en matière de Dialogues, véritable introït musical, où le style
se trouve inséparable de la vie qu'il porte à sa plus haute puis-
sance, dégagé de la simple technique de l'écriture, des mots et
de la phrase, de son rythme et de ses figures. Le style -- il faut le

272
DELEUZE, OU LA FORMULE

reprendre et le méditer sans cesse - s'apparente à ces intraduisibles


moments et mouvements de la vie que Deleuze nOm111e « deve-
nirs » ; il est leur expression mêrne. Et, si l'on veut, 111algré tout,
utiliser les rnots courants de littérature, d'écriture, il est le passage
de la vie en écriture au llloment de l'entrée dans un devenir.
Écrire, c'est devenir, devenir autre -- que soi et que « l'hom111e »
111ême : « la honte d'être un homme, quelle 111eilleure raison
d'écrire ». Le style est question de devenirs, détachement de la
langue dans son usage, son service ordinaire de communication:
des ordres, des sentiments, des ustensilités. La langue, par le style,
échappe à l'ordre clair des échanges. Son premier devenir est un
devenir étranger. Une langue étrangère, dit Deleuze, greffant son
C0111mentaire sur un mot de Proust. Elle s'apparente d'abord à un
bégaiement. D'aucuns, Gherasim Luca la font réellement bégayer.
Une gaucherie première.
Le style, c'est peut-être, c'est premièrement sans doute, ne pas
en avoir. Échapper, pour enfin devenir, à la routine langagière, avec
sa langue de bois, ou, pis encore, sa correction et ses ornements,
ses afféteries de façade. Style fleuri; ou emphatique, léger ou
pesant, clair ou obscur. Ces derniers, le pesant, l'obscur, étant plus
volontiers, l'apanage ordinaire de la philosophie. Mais de la phi-
losophie selon la forme, lorsqu'on croit encore que ce qui cornpte
est le contenu transmis, la matière à penser. Peu importe, alors, la
manière dont c'est dit, pourvu que ce soit juste ou vrai, profond.
Attention au signifié ou à son référent, diront les linguistes, et non
au signifiant, ce qui est le péché originel de la pensée profonde.
Il est, toutefois, une façon aussi vaine d'être attentif seulement
au jeu du signifiant.
Le style ne réside pas dans les mots choisis, mais dans l'énon-
ciation, dans le débordement de l'écrit. Non pas exactement
lorsque l'écriture s'efface devant le contenu; ce qui correspondrait
à une langue où le sY111boie abstrait, arbitraire, se substituerait au
mot dans son frérnissement, sa vibration, son imprécision, à sa
chair. L'écriture, qu'elle soit littéraire ou philosophique, ne peut se

273
LES STYLES DE DELEUZE

passer des mots, des agencements dans la langue. Elle peut, toute-
fois, les déborder, lorsqu'elle ne se pren_d pas pour fin, mais prend
pour fin la vie et son intensité, son intensification.
Qu'est-ce que la philosophie? Sinon l'exercice permettant l'in-
tensification de la vie; qu'on l'appelle orientation dans la pensée,
connaissance, sagesse ou de tout autre nlot. Philosopher ne tend
qu'à cela. En cela elle est, tout à la fois, mouvement, écriture
et rythme. Créer des concepts, qu'est-ce que ça veut dire selon
Deleuze? Atteindre ces points reluarquables où le mot se trouve
débordé par l'intensification vitale. Un surplus de puissance, un
surcroît de vie et de sens. Le rhizome, le corps sans organe, le pli, etc.
Ce n'est pourtant pas affaire de mots mais de l'agencement dans
lequel ils entrent, agencement qui se concrétise aussi en quelques
points singuliers, quelques régions qui se font formules. Et qui
sont préparés, portés par d'autres zones plus vastes d'étendue, Ol!
la langue se presse, bouillonne, accumule les démonstrations et les
preuves. Un frémissement sourd, une lame partant du fond, qui
soudain se dresse et éCUlue ; ou ce fameux « précurseur sombre )}
emprunté au langage de la météorologie, qui prépare le chemin de
la décharge de la foudre fulgurant en éclair. Le style de Deleuze, son
cheminement vers l'intensification de la vie, sa démarche philoso-
phique, comme on dit, sont émaillés de cette sorte de préparation
à la décharge qui fulgure.
Démarche en zigzag ou en cercle.
En zigzag, apparentée en cela à la description phénoménolo-
gique; circulaire, adoptant une stratégie encerclante ou posant des
jalons, avec les points remarquables comme autant de sommets de
polygones, d'étoiles, de polygones étoilés pour lesquels des noms
de philosophes, des personnages conceptuels, comIne il dit aussi, se
sont fàits autant de repères et de guides. Le style procède alors, agit
à la manière d'un véritable envoûtement, d'un charnIe. Ce n'est pas
par hasard que, dans l'ouverture de Dialogues les deux se trouvent
associés. Style et charme, c'est tout un. L'un, lorsque l'on envisage
l'écriture, l'autre la personne. Ou luieux, cet ensemble composant

274
DELEUZE, OU LA FORMULE

le personnage à partir de traits singuliers, un rire, un regard, sur-


tout une atmosphère, un espace qui accompagne l'apparition.
même, le style ouvre l'espace de l'écriture. L'espace littéraire
l'expression de Blanchot, inscrit en filigrane ou en contrepoint
ri ère tout ceci. Inscrit par cette façon bien reconnaissable d'assoder
présence et absence, pointe d'avancée et retrait.
Pointe: un style de la « pointe» d'un gongorisme philosophi-
que qui serait aussi la formule, à condition qu'on la dégage de tout
artifice ornementaliste, de toute préciosité (si ce n'est d'un manié-
risme intentionnel, recherché). Ce pourrait être, alors, l'analyse
stylistique proprement dite de Deleuze: son baroquislne applicable
souvent à ce Inélange en patchwork de l'adresse directe (le style
parlé) et de la formule frappée en sentence; de l'injonction frisant
le mot d'ordre, pourtant honni, et de l'exhortation, de l'invocation
même, à la limite de l'emphase; de la trivialité et de ce qui fdse un
langage crypté; de l'amplitude d'une période et de la concision, de
la sécheresse de la proposition purement nominale.
Accelerando, rinforzando, ritardando. C'est bien là le langage de
l'écriture musicale, avant tout, qui déborde la phrase et concerne
l'enselnble de la composition. Entre philosophie et littérature, les
liens sont étroits, sans doute. Mais, plus encore, entre philosophie
et musique; non seulement parce qu'elle tient toujours, de quelque
Inanière, à la filiation pythagoricienne, mais aussi et plus encore,
parce qu'elle s'est détachée de la narration, que son exploration du
côté des ambiguïtés et des arcanes des significations, la porte à se
libérer des contraintes du sens. Du moins, et en premier lieu de
celles du sens comrnun, même lorsqu'elle encercle ses évidences
ou prétendues telles. Elle jette dans un espace libre, « lisse », les
flèches de ses spéculations, en aiguise les pointes dans ses formules.
Elle parle, comme les sons et les modes musicaux, les tonalités,
directement à l'âme. Éveille des résonances; spécule sur l'infini. Ne
serait-ce qu'à travers cet écart que ménage un humour omniprésent.
Plus encore qu'au style Inême, inhérent au ton.

275
LES STYLES DE DELEUZE

J'irai, poussant une pointe peut-être hasardée, jusqu'à rap-


procher, l'écriture de Deleuze de celle de Jacobi. De Frédéric
Jacobi, l'ami de Goethe, victime de Hegel et de Kant qui, dans
un pamphlet connu, lui a reproché, d'adopter le « ton grand sei-
gneur» abusivement supérieur (erhobene), de celui qui, se croyant
en communication directe avec une vérité intuitionnée, néglige
les méandres et les prudences de la démonstration rationnelle 2 •
Pas tout à fait cornme Swedenborg, mais presque. Une sorte de
visionnaire.
Ce mot de « ton» a séduit Derrida qui, on le sait, l'a emprunté
à Kant, pour traiter, à l'égard de la pensée contelnporaine, d'un
objet analogue: un ton apocalyptique lorsqu'elle multiplie et étale
la litanie des « fins ». Celle de la modernité, de l'histoire, de la phi-
losophie, etc. Ton à ne pas confondre avec la critique légitime, celle
de la pensée déconstructive, la sienne propre. Apocalyptique si l'on
veut, elle aussi, mais se refusant au prophétisme, non pervertie par
l'outrance. Il s'agit seulement de trouver le juste ton qui appartient
à la philosophie se tenant dans les limites de la raison. En quoi le
style et le ton kantiens peuvent servir de précédent et de modèle.
Ce qui m'intéresse surtout, sinon exclusivelnent, au demeurant,
dans l'essai de Derrida est sa façon d'introduire le ton. Ce ton qui
m'a fait penser, en raison de la référence à Spinoza, de la profession
d'une « foi empirique» rattachée au beliefde Hume, de la distance
prise envers un certain rationalisme, à bien des aspects des écrits
de Deleuze. Plus en raison du ton que du contenu explicite ou du
style.
En quoi, se demandera-t-on alors, la philosophie est-elle com-
patible avec le ton? Question préjudicielle et bien fonnulée par
Derrida dans son opuscule. Qu'en est-il de ce ton? N'y a-t-il pas,
même, incompatibilité d'essence entre un ton singulier et le lan-

2 Concernant Deleuze, le mot ne serait pas forcément ironique et péjoratif. Il


est arrivé à Félix Guattari de parler, non sans sel, mais sans démentir son amitié, de
« Monsieur de Deleuze» ( Cf. Félix Guattari, Écrits pour l'Anti-CEdipe, éd. Stéphane
Nadaud, Paris, Lignes, 2004).

276
DELEUZE, OU LA FORMULE

gage se voulant dépouillé de passion du philosophe, dégagé


errances du ton? Le ton philosophique ne vise-t-il pas à se faire
impersonnel ou neutre? Ici, justement, l'interrogation se tourne
côté de Deleuze. Elle l'interpelle, tout d'abord, à propos de l'anlbi-
guïté d'un « neutre» qui est loin d'être indifférence, mais bien au
contraire, qui commande la décision littéraire. Et, d'absence sup-
posée, devient, paradoxalement composante du ton. Car le neutre,
chez Deleuze, se colore; il appartient, non indifférernment, mais
affectivement, passionnellement, au ton, avec le « il » inaugural de
l'écriture 3 • « Splendeur du on » C'est-à-dire, pénétration par une
force du dehors, un courant de forces et de devenirs; hors du sujet.
Deleuze redonne ton, affection ou passion à la philosophie neutra-
lisée, autrement dit aseptisée, désexualisée, privée de ses attaches
passionnelles qui lui confèrent un ton propre. Ou, du point de vue
précisément scriptural, ses résonances.
Le ton, c'est, s'enracinant dans la passion qui l'anime, la vibra-
tion du son qui compose le mot. Le ton est ce qui, dans l'expression,
vibre et résonne. Comme le son musical qui se distingue du simple
bruit par les harmoniques qu'il éveille et avec lesquelles il se com-
pose. En cela le ton compose le charme. « Charme composé4 » de
l'écriture, il crée le bonheur dans l'expression. Avec le ton, tout
vibre, comille les cordes du clavecin qui s'ébranlent de proche en
proche. Qu'est-ce qu'une « expression heureuse », se demande
Diderot dans la Lettre sur les aveugles? Celle qui permet qu'une
image propre à un organe des sens, soit également appropriée à
un autre. Le poète, l'écrivain, le philosophe, vont à la rencontre
du bonheur d'expression. Et, comme le souvenir chez Proust, cela
relève, non du sujet conscient, mais du jeu de forces invisibles, de
l'involontaire, du hasard. Une rencontre, un événement se produit
entre deux règnes, animal, végétal, minéral... Deleuze nomme cela
des devenirs. Un chemin, une porte ouverte entre des devenirs,

Bien entendu, Derrida ne l'ignore pas; l'un et l'autre lecteurs et interprètes de


Maurice Blanchot.
4 J'emprunte la formule à Charles Fourier.

277
LES STYLES DE DELEUZE

sur des devenirs: voilà la puissance du ton, son opportunité phi-


losophique. Le ton de Deleuze, c'est SDuvent, presque toujours,
de retrouver ou d'introduire un ton absent d'origine ou oublié,
ou rendu inaudible par des couches de pesanteur historique, chez
les auteurs auxquels il applique son attention. Il faut aller jusqu'à
donner un ton au rigide Kant lui-même, dans sa réserve ration-
nelle, avec les formules poétiques de Shakespeare et de Rimbaud.
Ou de donner à Nietzsche un ton plébéien; de rapprocher Spinoza
de l' anarchisme d'Artaud ; de les associer à Duns Scot devenu
proche d'eux par le biais d'une univocité de l'être qui recueille,
dans son « atonalité}) inclusive, toutes les vibrations corporelles et
incorporelles de la nature. Un ton deleuzien retentissant en Plotin
aussi bien qu'en Ballanche devenu précurseur inspiré de futures
révoi utions prolétariennes.
Le ton rassemble par delà les incompatibilités, voire les incom-
possibilités. Il compose avec elles sa machine vibrante. Il fait se
rejoindre Deleuze et Jacobi dans une orchestration spinoziste où
l'obstacle de la transcendance divine et celui de l'idéalisation sub-
jective cèdent devant la puissance d'être et l'intensité de la vision.
Car le ton, comme, en un autre registre, le pli, excède l'ouïe et
concerne aussi bien la vue. De même que les divers processus de
subjectivations deviennent des plissements dans les devenirs cos-
miques. Lespace, la lumière, se font Idée, comme lorsqu'il s'agit
d'exposer, à partir de sa « vision}) du désert, la subjectivation
intÎlne de Lawrence d'Arabie, sa « disposition subjective» spéciale
donnant vie aux entités du désert. Un ton qui donne lieu, dans
le passage qui l'expose, à une des plus belles pages, une envolée
lyrique et mystique sur la Lumière:
« La lumière est l'ouverture qui fait l'espace. Les Idées sont des
forces qui s'exercent dans l'espace suivant des directions de mou-
vement ... La révolte, la rébellion est Lumière parce qu'elle est
espace ... et parce qu'elle est Idée ... LIdée dans l'espace est la vision

278
DELEUZE, OU LA FORMULE

qui va du transparent pur invisible au pourpre où toute vue


brûle. »
5

Tout serait à citer qui, loin de conduire à une


dans le transcendant, évoque l'acuité du regard d'un « mysticisrne
du concept» dont l'empirisme transcendantal est le nom. « .LJJ.jl,".I.~'--J,
hypostases, non pas transcendances» Mysticisme de l'imrnanence
absolue, d'une vie. N'y-a-t-il pas, en ce cas - pour en revenir à la
résonance que j'y découvre - une allusion indirecte à Jacobi,
ces ultimes lignes, justement, de l'article « L'imnlanence, une vie »,
à propos de cet état, du plan de « béatitude complète» où il est fait
appel à Fichte, correspondant de Jacobi dans sa Lettre sur Spinoza?
Il s'agit toujours de « dépasser les apories du sujet et de l'objet ».
Et lorsque, en référence à Maine de Biran, Deleuze ajoute, dans
ce dernier article: « Le champ transcendantal devient alors un
véritable plan d'immanence qui réintroduit le spinozisme au plus
profond de l'opération philosophique ... Le champ transcendantal
se définit par un plan d'immanence, et le plan d'immanence par
une vie» n'est-ce pas, tout aussi bien, Jacobi qui est concerné6 ?
L'écriture de Deleuze est ouverte, fourmillant de lignes de
fuite, de perspectives pour de nouvelles créations conceptuelles.
Mais ses textes sont clos, « pleins conlme un œuf», achevés en
eux-mêmes, grâce à une densité de pensée et d'expression faite de
saturation extrênle, ainsi que le notait Félix Guattari lors du travail
de rédaction commune de L'Anti-CEdipe. Deleuze sature, épuise
les combinaisons qu'il explore, entre des termes choisis et posés
comme autant de points d'ancrage, de jalons pour l'élaboration
du concept. Stratégie consistant à se déplacer selon une « carto-
graphie» secrète dans cette géographie deleuzienne que dessinent
points et lignes sur le plan? Je l'avais déjà noté, il faut y revenir,

Critique et clinique, p. 144.


6 Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, p. 361. Deleuze fait ici
réference à Maine de Biran, mais la formule conviendrait tout autant à Frédéric
Jacobi.
7 On songera évidemment à Kandinsky dans Points, lignes sUl'plan.

279
LES STYLES DE DELEUZE

en prenant pour conclure, deux textes de Critique et clinique où


s'expriment au mieux, à mon sens ce q!1i est à la fois ton, style et
méthode de découverte, autour de deux préoccupations majeures,
lignes directrice de toute l'œuvre, de toute œuvre, peut-être : le
processus de subjectivation et le dépassement de la subjectivité. Il
s'agit encore du texte sur T.E.Lawrence, « la honte et la gloire» et
de celui consacré à Nietzsche et à Artaud; à un de leurs aspects
rnajeurs, « en finir avec le jugement ». Textes caractérisés par le
tracé progressif d'un contour, de sa spirale, procédant par avancées,
reprises, resserrement et mise au point de la formule. Dans un cas,
la disposition subjective, dans le second, le dépassement de toute
subjectivité.
Le problème met toujours en jeu l'expression, le corps pensant
à la source de l'entité spirituelle qui n'est pas simple abstraction,
mais émotion, affect, et projette le corps, dans sa puissance encore
inconnue, en avant de l'esprit: « Les entités se dressent et s'agitent
dans l'esprit quand il contemple le corps. Ce sont les actes de la
subjectivité. Elles ne sont pas seulement les yeux de l'esprit, mais
ses Puissances, et ses Paroles. C'est le choc des entités qu'on entend
dans le style de Lawrence» qui suscite « les grandes images visuelles
des Sept piliers ». Lawrence, un autre William Blake 8 • En regard,
comine en supplément, d'ailleurs, avec Nietzsche, Artaud, Kafka,
l'autre Lawrence (David Herbert) c'est d'en finir avec la subjec-
tivité qu'il s'agit, ainsi qu'avec le jugement qui lui est inhérent.
En remplaçant sa logique, son système par ceux des affects, de la
cruauté: « Le système de la cruauté énonce les rapports finis du
corps existant avec des forces qui l'affectent, tandis que la doctrine
de la dette infinie détermine les rapports de l'âme immortelle avec
des jugements. Partout c'est le système de la cruauté qui s'oppose
à la doctrine du jugement9 ». Dépasser le jugernent, c'est aussi
faire traverser le corps par « une puissante vitalité non-organique »,
dépasser l'ordre de la guerre, qui est aussi celui de Dieu, par celui

8 Critique et clinique, p. 156.


9 Ibid., p. 161.

280
DELEUZE, OU LA FORMULE

du combat, de forces non-organiques qui vont chercher la plus


haute puissance du côté de ce qui est apparemrnent le plus faible,
de la rrlÎnoration. À la guerre qui est de l'ordre du jugement, du
Jugement de Dieu (ordre de l'infâme et du répugnant) se substitue
le combat vital. Changement d'ordre et de ton. Celui-ci s'empreint
de lyrisme et d'humour. Ton aérien de la légèreté et de la joie. Un
nouvel affect porte la pensée, éclaire le sens. Cette fois, à une page
sublirne sur la lumière, f~üt pendant une digression tout aussi inat-
tendue et sublime sur le bébé. Du combat pour la vitalité le bébé,
sujet-objet philosophique nouveau, devient le paradigme:
« Le bébé présente cette vitalité, vouloir-vivre obstiné, têtu,

indomptable, différent de toute vie organique ... qui concentre


dans sa petitesse l'énergie qui fait éclater les pavés. Avec le bébé on
n'a de rapport qu'affectif: athlétique, impersonnel, vital. Il est cer-
tain que la volonté de puissance apparaît dans un bébé de manière
infiniment plus exacte que chez l'homme de guerre. Car le bébé
est combat, et le petit est le lieu irréductible des forces, l'épreuve
la plus révélatrice des forces. 10 »
J'en reviens enfin à mon idée d'une construction conceptuelle
que guide, non une démonstration à la rigueur, mais un certain
ton, une modulation du ton. Les auteurs que Deleuze a mis en
quadrilatère pour encercler son concept de jugement se resserrent
et passent à une tonalité nouvelle. Je dirais en « mineur» bien que
l'usage de se terme ne soit pas, ici, exacternent musical 11 • Ils se résu-
ment en la « minoration» de cette littérature mineure qui est tout
à la fois politique et philosophique: « Nietzsche qui pense le jeu ou
l'enfant joueur» ; Lawrence ou « le petit Pan» ; Artaud le mômo,
« un mot d'enfant, une conscience de petit enfant» ; Kafka, « le
grand honteux qui se fait tout petit ». N'est-ce pas le ton seul
qui permet ces rapprocherrlents qui ne sont pas des démonstra-

10 Ibid., p. 167.
Il De manière analogue, Fourier introduit le « ton » dans son étude des passions.
Associant aux passions « majeures» d'amitié et d'ambition celles, « mineures »,
d'amour et de paternisme. Ce qui ne signifie pas qu'elles soient les moins importantes.

281
LES STYLES DE DELEUZE

tians, mais de« simples» résonances de l'idée, des suggestions? Un


thèrne musical déroulant ses variations une sympathie de l'âme.
l

« Ce n'est pas du subjectivisme, puisque poser le problèlne en ces


termes de force, et non pas en d'autres termes, dépasse déjà toute
subjectivité»
Le jugement, de quelque façon qu'on le prenne et quel que
soit son usage ramène toujours à!' ordre judiciaire; aux tribunaux
qui jugent et qui punissent, « dégoûtante manie ». Il s'y s'oppose
ce style de rupture qui se détourne du jugement au niveau mêrne
de la phrase; de sa syntaxe. Un style de rupture, dont l'effet non
démonstratif consiste à réveiller l'affect, c'est-à-dire à accroître la
puissance d'être et d'agir en substituant à la tristesse la joie. Effet
d'ordre musical, relevant d'une autre logique appartenant à un
nouveau registre.
Dans rna quête du ton, sans méthode précise (mais en est-il
une ?), je tourne encore quelques pages de Critique et clinique qui
se conclut par un chapitre sur « les trois éthiques» de Spinoza. Au
livre des démonstrations more geometrico, il faut associer celui du
« feu souterrain» des scholies, et le cinquième, « aérien », de la
béatitude et de la lumière.
Une sorte de paradis de Dante. « Puissance, béatitude com-
pIète» Le livre des visions.
Tout Deleuze, en son style, en son ton, y converge, y
concourt.

282
Les cinq lettres qui suivent sont tirées d'une correspondance
entre Gilles Deleuze et Arnaud Villani, allant de 1975 à 1995, et
comportant 38 lettres. Lensemble de ces lettres est resté inédit, à
l'exception de quelques extraits, publiés par l'édition Belin (dans la
collection « l'Extrême contemporain », dirigée par Michel Deguy)
à la fin de La Guêpe et l'Orchidée. Ces extraits avaient reçu préala-
blement l'approbation de Gilles Deleuze. Les cinq lettres qu'on va
lire couvrent l'année 1982, introduites par une lettre de décembre
1981. Les très rares corrections demandées par Gilles Deleuze
sont ici scrupuleusement respectées. La publication de ces lettres a
obtenu l'approbation de Fanny Deleuze, ce dont je la renlercie pro-
fondément. Ces quelques pages suffisent pour nous faire découvrir
un « Deleuze inventif, courtois, précis, fragile, expansif et réservé,
rhizomatique en somme », comme me l'écrivait récemment Michel
Deguy, qui avait pu en prendre connaissance de façon strictement
privée, vu l'amitié qui nous lie.
A.V

285
LES STYLES DE DELEUZE

Décembre 1981

Cher Ami, merci de m'avoir envoyé votre conférence.


Je la trouve forte et très belle, et j'en suis touché. Dès le début,
votre introduction des notions de problème, de détail est
frappante. Mais comment avez-vous pu dire tout cela en une
séance? Sur beaucoup de points, vous prolongez, vous êtes en
avance. Il n'y a qu'un point où je me sente en avance sur vous.
J'attache peu d'importance au texte sur le structuralisme, et très
peu d'importance à toute la partie de Logique du sens, encore
sous l'emprise de la psychanalyse (la case vide, et une conception
beaucoup trop structurale des « séries »). Reste que l'ensemble
de votre conférence est le seul texte sur rnoi qui m'apprenne
quelque chose, et où je sente la pensée active d'un lecteur
merveilleux.

Je ne savais pas que ***** s'était permis d'écrire sur moi.


***** je savais, mais je n'avais pas lu non plus. Je me faisais une
règle de sagesse de ne rien lire dans cet ordre (je n'ai pas lu le
livre de Cressole), parce qu'on risque toujours d'en tirer de la
peine ou de la vanité. Mais voilà que cette règle ne vaut plus par
rapport à vous.

C'est ce qui me permet de vous faire un appel très


solennel, si vous le voulez bien. Ne vous laissez pas enchanter ni
entêter par moi. J'ai vu des cas de gens qui voulaient bien se faire
le « disciple» de quelqu'un, et qui avaient certes autant de talent
que le « maître », mais qui en sortaient stérilisés. C'est terrible.
Travailler sur moi a deux inconvénients majeurs pour vous: ça
ne vous aidera pas dans votre carrière universitaire, ce qui n'est
peut-être pas l'essentiel, mais est quand mêrne très important;

286
CINQ LETTRES DE GILLES DELEUZE

et surtout vous avez à faire votre propre œuvre poétique et


philosophique, qui ne peut pas supporter d'être contrainte
la mienne.

cet égard, montrez ma lettre à Clément Rosset


qu'il est notre ami commun. Je pense qu'il me donnera raison.
Vous valez infiniment mieux que d'être mon cornmentateUf.
Je serais évidemment ravi que vous écriviez sur moi (surtout,
comrne vous le projetez, un livre très accessible) ; je serais prêt à
vous aider autant que vous le souhaiteriez. Mais il faudrait que
ce soit pour vous quelque chose de marginal, qui ne vienne ni
retarder ni dirninuer vos propres travaux.

Je vous redis combien j'ai été heureux de vous lire, et vous


prie de croire à mon amitié sincère,

Gilles Deleuze

287
LES STYLES DE DELEUZE

23/02/82

Cher Ami,

Il Y a bien longtenlps que je ne vous ai pas écrit. Merci


de vos deux lettres qui m'ont fait grand plaisir. Lindon en effet
In' a parlé du projet: je suis sûr que vous allez en fàire quelque
chose de très bon, où c'est moi qui vous devrais et non pas
l'inverse (c'est pourquoi il ne faut certainement pas In'appeler
maître). Ce que vous dites sur la possibilité de traiter la ligne
de fuite comme une synthèse, avec deux usages possibles,
immanent et transcendant, me frappe beaucoup. C'est que,
de mon point de vue, les lignes de fuite sont en quelque sorte
premières dans une société: une société ne se définit pas d'abord
par ses contradictions, ni même par des centres de pouvoir et
des lignes de résistance (Foucault), mais par un véritable champ
de fuite, nécessairement synthétique, comme vous dites. Lusage
immanent, selon vous, serait le rhizome ou la toile d'araignée.
Je me rappelle un psychologue, Tilquin, qui avait fait une thèse
très intéressante sur les toiles d'araignée, c'était sa spécialité.
Vous Ille donnez envie de le relire, pour voir s'il n'y aurait pas
des toiles d'araignée du type rhizome, et des toiles du type arbre,
beaucoup plus centralisées, chez les araignées jugées (à tort)
supérieures ou transcendantes.

Je ne vais plus aux colloques et je ne fais plus de


conférences, c'est déjà ça de gagné, depuis longtemps. Ce n'est
pas que ma santé soit mauvaise. Elle ne le devient que si je
bouge, et j'ai besoin de me reposer beaucoup, si bien que je n'ai
jamais beaucoup de temps.

288
CINQ LETTRES DE GILLES DELEUZE

Mon rêve, ce serait d'écrire, mais de ne plus parler du


tout. Je me suis flanqué cette année dans un cours sur le cinéma,
tel que je pensais avoir une année sans peine, et il se révèle que
jamais un cours ne m'a donné plus de souci et de préparation. ,
J'ai raté mon calcul.

Affectueusemen t,

G.D

289
LES STYLES DE DELEUZE

Cher Ami,

J'ai tout lu, avec beaucoup de passion. C'est plus qu'une


étude sur rnoi, c'est cornme une alliance. Pour moi, c'est très
saisissant. J'ai un sentiment bizarre: c'est comme si vous
m'aviez plongé dans un autre milieu (le vôtre), avec d'autres
coordonnées (vos auteurs à vous). Je ne parle pas de l'exactitude
qui, à mon avis, est entière. Je parle d'une espèce de réfraction,
ou de passage d'un milieu dans un autre, un peu comme si
vous m'aviez méditerranéisé. Et c'est une grande réussite, il me
sernble ; car vous vous rappelez nlon souci que vous ne passiez
pas trop de ternps à vous mettre après moi, et que vous ne
retardiez ainsi votre travail personnel. Or vous avez au contraire
réussi les deux: l'exactitude, et pourtant votre monde et votre
style à vous qui opèrent cette réfraction. Ce pourquoi c'est un
essai inventif en même temps qu'il reste exact.

Il faudrait corriger la manière dont, dans les premières


pages, vous faites abstraction de Félix. Votre point de vue reste
juste, et l'on peut parler de moi sans Félix. Reste que l'Anti-
Œdipe et 1000 Plateaux sont entièrement de lui comme
entièreillent de moi, suivant 2 pts de vue possibles. D'où la
nécessité, si vous voulez bien, de marquer que si vous vous en
tenez à moi, c'est en vertu de votre entreprise même, et non pas
du tout d'un caractère secondaire ou « occasionnel» de Félix.
C'est très important, et vous saurez le dire mieux que moi.

290
CINQ LETTRES DE GILLES DELEUZE

Je suis arrivé ici fatigué, mais la vue des vaches me repose


et m'anime. J'espère que vous-même avez eu un peu de repos,
et que vous avez tous d'heureuses vacances. Croyez, je vous prie,
à toute mon amitié,

G.D

291
LES STYLES DE DELEUZE

18 nov. 82

Cher Ami,

Je sors d'une mauvaise période, insuffisance respiratoire,


et je crois que ma vie va être de plus en plus irnIIlobile et retirée,
ce qui me plaît plutôt. Tout va bien maintenant. Merci pour vos
envois (le poète anglais est curieux, il a rapport avec la vue, le
Japon, vous l'avez très bien traduit). Je n'ai pas comparé votre
2ème version avec la 1ère, mais j'ai l'impression qu'il y a beaucoup
de changement. En tous cas, le ton me paraît être plus vif Cette
vivacité, c'est votre vertu, au sens de « l'eau vive », c'est un peu
comme cela que sont vos pages. J'aime votre dernier chapitre.
Évidemment, c'est très curieux, et en un sens pour vous et pour
moi, très drôle. Vous vous rappelez le texte de Nietzsche : un
penseur envoie une flèche quelque part et là, un autre penseur
la ramasse, qui l'enverra ailleurs ... Or, vous, vous ramassez
bien rn.a flèche supposée, mais c'est à moi que vous la renvoyez.
Je ne peux pas dire autrement ilIon impression: ce que vous
trouvez en moi, vous savez complètelnent le recréer, par votre
force à vous, et en même temps vous me le redonnez. Vous
créez de moi une image virtuelle si bien que, quand vous me
parlez d'une collaboration possible entre nous deux, je me dis
qu'on n'en aura jamais de plus étonnante que celle-là. C'est très
bizarrement un livre qui se passe entre nous deux, mais, bien
entendu, vous doit tout.

Je n'en suis pas encore à Qu'est-ce que la Philosophie? Je


continue à propos du cinéma ma classification des signes (j'en
voudrais 90 ou 200 ... ou plus).

292
CINQ LETTRES DE GILLES DELEUZE

J'aime bien ce travail actuel. Vous me direz l'avis


Jérôme Lindon. Maintenant, dans quoi allez-vous vous lancer?

Je vous dis ma reconnaissance et mon amitié,

G.D

293
LES STYLES DE DELEUZE

3 déc. 82

Cher Ami,

Je suis également attristé par cette mauvaise nouvelle.


Jérôme Lindon m'avait prévenu, à peu près en même temps
que votre lettre. Vous savez à la fois mon amitié avec lui et que,
évidemment, je n'ai pas la moindre influence sur les décisions
qu'il prend. En revanche, je crois pouvoir expliquer ce qui a pu
se passer, du moins tel que je le vois.

À cet égard je crois même avoir desservi notre cause


involontairement. Car j'ai toujours dit à J.L ce que je vous disais
à vous-même, sur la nature et la qualité de votre livre. Mais
lui avait une autre idée: il souhaitait un livre très « scolaire »,
d'ailleurs en un bon sens du mot, s'adressant à un public
étudiant (du genre étudiant qui ne se repère pas dans les livres
de quelqu'un) ; si vous voulez, quelque chose du genre de ce que
Morrissette a fait pour Robbe-Grillet. C'est cela qu'il souhaitait,
je pense, et en effet cela peut donner des livres très bons. Le
vôtre était tout autre, plus original et profond, parce que d'un
autre esprit, et conçu autrement. C'est pourquoi, quand je disais
à J.L mes raisons d'aimer votre texte, j'ai peur que cela n'ait eu
l'effet contraire, et ne l'ait confirmé dans l'idée que, justement,
ce n'était pas cela qu'il souhaitait.

Je crois donc qu'il y a eu un malentendu dès le début,


des deux côtés, et même des trois côtés si je m'y joins. Peut-
être pensait-il que votre seconde version se serait rapprochée de
son souhait. Cela fait partie, il me semble, des malentendus les

294
CINQ LETTRES DE GILLES DELEUZE

plus difficiles à éclaircir: ceux qui concernent non pas


forme ou le contenu, mais la conception même d'un livre.
qu'il reprochait à votre livre et qui en faisait le charme y
'-'VJ'-l,'-I...n...hJ

selon lui, c'était d'être, non pas inexact, mais trop original
un commentaire, et pas assez pour un livre libre de vous
vous avez consenti à vous lier à moi).

Alors que faire? Certainement pas Piel, qui n'a aucun


pouvoir de décision autonome. Hélas, je vois mal un autre
éditeur. Car je ne les connais pas, et les (rares) fois qu'ils m'ont
fait des avances, j'ai toujours refusé. Ils ne publieraient pas un
livre sur quelqu'un qui n'est pas de chez eux. Les PUF ? Cela
me paraît exclu. Il y aurait bien eu « la Différence» qui a publié
Bacon, mais ils n'ont pas, Ille semble-t-il, d'ouverture en ce sens,
et de plus, hélas, je viens de me brouiller avec eux. Ce n'est donc
pas le moment. Donc, je suis aussi incertain que vous. Pourquoi
ne publieriez-vous pas autre chose à Paris dans un tout autre
genre, dans votre propre création? Et ensuite, ce serait plus
facile de reprendre la publication de la Guêpe et l'Orchidée?

Je participe tout à fait à votre ennui, et vous dis toute


mon amitié,

Gilles Deleuze

295
OUVRAGES DE GILLES

Empirisme et subjectivité. Essai sur la nature humaine selon


Hume, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Epirnéthée »,
1953.
Nietzsche et la philosophie, Paris, Presses Universitaires de
France, coll. « Quadrige », 1962.
La Philosophie critique de Kant, Paris, Presses Universitaires de
France, coll. « Quadrige », 1963.
Proust et les signes, Paris, Presses Universitaires de France, coll.
« Quadrige », 1964, rééd. 1972.
Nietzsche, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Phi-
losophes », 1965.
Le Bergsonisme, Paris, Presses Universitaires de France, coll.
« Quadrige », 1966.
Présentation de Sacher-Masoch: La Vénus à la fourrure. Paris,
Minuit, coll. « Paradoxe », 1967.
Spinoza et le problème de l'expression, Paris, Minuit, coll.
«Arguments », 1968.
Diffirence et répétition, Paris, Presses Universitaires de France,
coll. « Epiméthée », 1968.
Logique du sens, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1969.
L'Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, en collaboration
avec Félix Guattari, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1972.
Kafka. Pour une littérature mineure, en collaboration avec Félix
Guattari, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1975.
Dialogues, avec Claire Parnet, Paris, Flammarion, coll.
« Champs », 1977, rééd. 1996.

296
Superpositions, en collaboration avec Carmelo Bene,
Minuit, coll. « Théâtre », 1979.
Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, en collaboration
avec Félix Guattari, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1980.
Spinoza. Philosophie pratique, Paris, Minuit, 1981.
Francis Bacon. Logique de la sensation, 2 tomes, Paris, Diffé-
rence, coll. « La vue Le texte », 1981 ; rééd. en un seul volUlne aux
éditions du Seuil, coll « Lordre philosophique », 2002.
L'image-mouvement. Cinéma 1, Paris, Minuit, coll. « Cri-
tique », 1983.
L'image-temps. Cinéma 2, Paris, Minuit, coll. « Critique »,
1985.
Foucault, Paris, Minuit, coll. « Critique », Paris, 1986.
Le Pli. Leibniz et le Baroque, Paris, Minuit, coll. « Critique »,
1988.
Périclès et Verdi. La philosophie de François Châtelet, Paris,
Minuit, 1988.
Pourparlers 1972 - 1990, Paris, Minuit, 1990.
Qu'est-ce que la philosophie ?, en collaboration avec Félix Guat-
tari, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1991.
«LÉpuisé », postface à Quad, de Sarnuel Beckett, Paris,
Minuit, coll. « Théâtre », 1992.
Critique et clinique, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 1993.
L'île déserte. Textes et entretiens 1953-1974, édité par David
Lapoujade, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », Paris, 2002.
Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, édité par
David Lapoujade, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2003.

297
Adnen JDEY est chercheur en esthétique et philosophie
contemporaine à l'Université de Tunis. Il a coordonné plusieurs
ouvrages collectifs et dossiers de revues académiques, notamment
Archives de Philosophie, La Part de l'Œil, Recherches d'Esthétique.
Parmi ses récentes publications: Michel Henry et l'affect de l'art.
Recherches sur l'esthétique de la phénoménologie matérielle (en col-
laboration avec Rolf Kühn), Lyden, Brill Academic Publishers,
20 Il ; Derrida et la question de l'art. Déconstructions de l'esthétique,
Paris, Cécile Defaut, 20 Il ; et avec Emmanuel Alloa : Du sensible
à l'œuvre. Merleau-Ponty et l'esthétique, Bruxelles, La Lettre volée,
201l.
Philippe MENGUE est agrégé et Docteur en philosophie. Il a
enseigné en Provence et au Collège International de Philosophie,
et consacre ses travaux aux questions de l'éthique et du politique,
en s'appuyant sur les œuvres de Deleuze et de Lacan. A publié:
Gilles Deleuze. Le système du multiple, Paris, Kimé, 1994 ; L'ordre
sadien. Loi et narration dans la philosophie de Sade, Paris, Kimé,
1996 ; Deleuze et le problème de la démocratie, Paris, LHarmattan,
2003 ; La philosophie au piège de l'histoire, Paris, La Différence
2004 ; Peuples et identités, Paris, La Différence, 2008. Dernières
publications, aux éditions l'Harmattan: Utopies et devenirs deleu-
ziens, 2009 ; Proust-Joyce, Deleuze-Lacan. Lectures croisées, 2010.
Charles RAMOND : Ancien élève de l'École Normale
Supérieure de la rue d'Ulm (1979-1983), agrégé et docteur en
philosophie. Il est Professeur à l'Université Michel de Montaigne
Bordeaux 3, où il est actuellement Directeur de l'Équipe d'Accueil«
Lumières, Nature, Sociétés ». Ses travaux portent sur la philosophie
rlloderne et contemporaine, notamment Spinoza, Derrida, Badiou
et René Girard. Il a également publié des articles sur Deleuze,
Austin, et Axel Honneth. À paraître: Derrida (Paris: Vrin).

298
Isabelle GINOUX est Chercheur au Département de Philoso-
phie de l'Université libre de Bruxelles et Membre du Comité la
Société belge de Philosophie. En rapport direct avec le thèlne
styles de Deleuze, elle a publié: « Les personnages conceptuels et
les types psycho-sociaux» in Isabelle Stengers et Pierre Verstraeten '
(ed.), Gilles Deleuze, Paris,Vrin 1998 ; « De l'histoire de la philoso-
phie considérée comme un des Beaux-Arts: le portrait conceptuel
selon Deleuze» in J .de Bloois (ed.) Discern(e)ments Deleuzian
Aesthetics/Esthétiques deleuziennes, Ed. Rodopi, Amsterdam-New
York 2004 ; « La déconstruction nietzschéenne de l'opposition
morale du mensonge et de la véracité» in Thierry Lenain Ced.)
Mensonge, mauvaise foi, mystification, Vrin, Paris 2004 ; « Friedrich
Nietzsche» et « Franz Kafka », in Stefan Leclerq (ed.), Aux sources
de la pensée de Gilles Deleuze, t.1, Ed Sils Maria avec Vrin, 2005.
Jérôme ROSANVALLON : après un Master en histoire et
philosophie des sciences à l'Université Paris VII sous la direction
du physicien et philosophe Étienne Klein et entre divers travaux
de traduction, il prépare actuellement une thèse sur Deleuze et
Guattari et la science contemporaine. Dernière publication :
Deleuze & Guattari à vitesse infinie, Paris, Le sens figuré, 2010.
Arnaud VILLANI enseigne la philosophie en Khâgne au
Lycée Masséna. Ses travaux sont consacrés à l'œuvre philoso-
phique de Gilles Deleuze. A publié: La Guêpe et l'Orchidée. Essais
sur Gilles Deleuze (Paris, Belin, 1999). En 2003, il fait paraître Le
Vocabulaire de Gilles Deleuze (CRHI/Vrin, 2003) écrit en colla-
boration avec Robert Sasso. Parallèlement, il a été co-traducteur
d'AlfredN. Whitehead. Dernières publications, aux Éditions Her-
mann : Petites méditations métaphysiques sur la vie et la mort (2008),
Court traité du rien (2009). À paraître: une nouvelle traduction et
un commentaire du Poème de Parménide.
Anne SAUVAGNARGUES est maître de conférences habili-
tée à diriger des recherches à l'ENS, Lettres et Sciences Humaines
de Lyon. Elle dirige aux PUF la collection « Lignes d'art» avec

299
Fabienne Brugère. publié: « Deleuze. l'animal à l'art », in
Paola Man"ad, Anne Sauvagnargues, François Zourabichvili, La
philosophie de Deleuze, Paris, PUF, 2004 (traduit en espa-
gnol); Deleuze et l'art, PUF, 2005 (traduit en coréen). Dernière
publication: Deleuze. L'empirisme transcendantal, PUF, 2010.
Guillaume SIBERTIN -BLAN C est un ancien élève de
l'E.N.S. L-SH. Agrégé et Docteur en Philosophie, actuellement
PRAG à l'Université Toulouse-Le Mirail, il est membre du Centre
International d'Étude de la Philosophie Française Contempo-
raine, et coordonnateur du Groupe « Recherches Matérialistes»
(ERRAPHIS-Le MiraillCIEPFC). Dernières publications: Phi-
losophie politique XIXe_)Oe siècles, Paris, PUF, 2008 ; Deleuze et
l'Anti-Œdipe. La production du désir, Paris, PUF, 2009. À paraître:
« The War Machine, the Formula and the Hypothesis: Deleuze and
Guattari as Readers of Clausewitz », in Bradley Evans and Laura
Guillaume (éds.), Deleuze and War: 1heory and Event, special Issue
2010.
Jean-Claude DUMONCEL est Docteur en Philosophie. Il
a enseigné la logique et l'esthétique à l'Université de Caen. Spé-
cialiste de Deleuze, Wittgenstein et Whitehead, il a publié entre
autres Le jeu de Wittgenstein, PUF, 1991 ; Philosophie deleuzienne
et roman proustien, HYX, 1996 ; Les sept mots de Whitehead, L'Une-
bévue, 1998 ; Philosophie des mathématiques, Ellipses, 2002 ; La
Philosophie telle quelle, Pétra, 2004 ; Deleuze face à face, M'éditer,
2009.
Véronique BERGEN est Docteur en Philosophie de l'Uni-
versité de Paris-VIn et l'Université Libre de Bruxelles. Auteur
d'une œuvre poétique abondante, ainsi que de plusieurs romans
dont Kaspar Hauser, ou la phrase préféré du vent, Paris Denoël,
2006 ; Fleuve de cendres, Paris, Denoël, 2008. Elle collabore à
diverses revues philosophiques et littéraires. A publié trois essais:
Jean Genet. Entre mythe et réalité, Bruxelles, De Boeck Université,

300
1993 ; L'Ontologie de Gilles Deleuze, Paris, I.:Harmattan, 2002 ;
Résistances philosophiques, Paris, PUE 2009.
Isabelle OST est chargée de recherches du Fonds National
la Recherche scientifique (ER.S.-FNRS) belge, rattachée à l'Uni- ,
versité catholique de Louvain ainsi qu'aux Facultés universitaires
Saint-Louis (Belgique). Après des études de langues et littératures
romanes (lettres modernes) et de philosophie, elle a soutenu en
décelnbre 2005 une thèse de doctorat à l'Université catholique
de Louvain, publiée en 2008 sous le titre Samuel Beckett et Gilles
Deleuze: cartographie de deux parcours d'écriture, aux Publications
des Facultés universitaires Saint-Louis. Aux mêmes Publications
était paru en 2004 un ouvrage collectif co-dirigé avec Laurent Van
Eynde et Pierre Piret, Le grotesque. Théorie, généalogie, figures.
René SCHÉRER, Professeur émérite à l'Université de Paris
VIII Vincennes Saint-Denis, est né à Tulle en Corrèze, le 25
novembre 1922. Philosophe fouriériste familier de la phénoméno-
logie et de la pensée de Gilles Deleuze, il est l'auteur d'une œuvre
considérable dont on peut citer les titres suivants: Charles Fourier,
l'attraction passionnée, Paris, J.-J. Pauvert, 1967 ; Émile perverti,
Paris, Lattant, 1974 ; L'Âme atomique, en collaboration avec Guy
Hocquenghem, Paris, Albin Michel, 1986 ; Zeus hospitalier, éloge
de l'hospitalité, Paris, Armand Colin, 1993 ; Regards sur Deleuze,
Paris, Kimé, 1998; Un parcours critique (1957-2000), Kimé, 2000.

301
DES

AdnenJdey
INTRODUCTION 5

Philippe Mengue
LOGIQUES DU STYLE 17

Charles Ramond
DELEUZE ET SPINOZA 49

Isabelle Ginoux
EFFETS DE STYLE EN HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE 73

Jérôme Rosanvallon
VITESSES DU STYLE ET MOUVEMENTS DE L'ÊTRE 105

Arnaud Villani
UNE STYLISTIQUE TRANSCENDANTALE DU CONCEPT 133

155

Anne Sauvagnargues
DELEUZE ET LES CARTOGRAPHIES DU STYLE 157

GuilIaurne Sibertin-Blanc
POLITIQUE DU STYLE ET MINORATION CHEZ DELEUZE 183

302
Jean-Claude Dumoncel
DISCOURS INDIRECT LIBRE ET POLITIQUE DU BÉGAIEMENT

Véronique Bergen
LÉQUIVALENCE DU STYLE ET DU NON-STYLE CHEZ DELEUZE

Isabelle Ost
« FORER DES TROUS DANS LE LANGAGE» 25

René Schérer
POSTFACE 271

.............-'.IlI.J-'LJv DELEUZE

OUVRAGES DE GILLES DELEUZE 296

NOTICES BIBLIOGRAPHIQUES 298

303

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