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Université de Liège
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Pour ce qui est de la norme linguistique, on se contentera de renvoyer à l’ouvrage
historique dirigé par Bédard et Maurais en 1983.
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En préférant ce terme à « endogénéisation » (des normes), plus exact mais plus lourd.
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Les premières, qui peuvent aussi être dites normes statistiques,
sont les constantes observées dans un phénomène ; autrement dit les
règles déduites à posteriori de ladite observation, ou encore ce qui est
normal. Il faut prendre garde à ce dernier mot : ici utilisé dans un sens
neutre, il peut s’alourdir de connotations normatives, et l’on verra
d’ailleurs que certaines branches de la linguistique ne se sont pas mises à
l’abri de cette contamination. Par ailleurs, notons le pluriel ici utilisé :
« normes ». Avec la notion de norme objective, on ne vise en effet pas
des moyennes non accompagnées d’indices de dispersion, mais bien la
corrélation entre certaines normes statistiques et des variables telles
qu’une constante thématique, ou un groupe de locuteurs définis. De sorte
qu’il n’y a pas une, mais des normes objectives. Ceci doit être rappelé
dans le cadre de recherches sur les normes endogènes, où l’on constate
une tendance lourde à utiliser le singulier, alors même que le concept
renvoie à la pluralité des normes (l’endogène présuppose l’exogène), un
singulier qui risque bien d’être idéologique.
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la norme endogène, due à Gabriel Manessy : « [La norme endogène] :
usage courant admis par l’ensemble des locuteurs comme ordinaire
neutre» (1992). Retraduisons : « usage courant admis comme courant » ;
dans cette reformulation, le premier membre renvoie à la norme
objective, et le second à l’évaluative3. Plus tard, Manessy justifie d’ailleurs
explicitement cette double référence du mot endogène, « en ce qu’il décrit
à la fois un état de fait et la représentation de ceux qui y participent »
(1997 : 225).
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Comme d’ailleurs d’autres facteurs pointés ailleurs par Manessy, comme la valorisation
consciente d’une pratique. Or il peut parfaitement y avoir norme endogène objective
sans que cette pratique s’accompagne d’une valorisation explicite. On reviendra plus loin
à l’idée d’explicitation (2.7. et 3.2.).
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et montre que la première partie de ces oppositions est régulièrement
rapportée à la parole alors que la seconde l'est à la langue. Du point de
vue qui nous intéresse, les définitions de Saussure imp1iquent
l'assimilation de « concret» à « individuel » d'une part, de « social » à «
systématique » d'autre part. Or, si l'on considère les réalisations
linguistiques, on voit qu'une partie des caractères collectifs qu'on peut y
discerner ne sont pas identifiables avec le système. Ce sont cependant
des éléments ni uniques, ni accidentels, ni contingents mais répétitifs et
qui font partie des habitudes d'une collectivité linguistique donnée. A ces
éléments « normaux» mais non fonctionnels, c'est-à-dire n'appartenant
pas au système, Coseriu donne le nom de norme. Il distingue ainsi selon
le degré d'abstraction auquel s'arrête l'analyse trois plans d'observation :
celui des caractéristiques variées et variables des objets, celui des
caractéristiques normales, communes et plus ou moins constantes,
indépendantes de leur fonction, celui des caractéristiques fonctionnelles.
La norme représente donc, dans cette perspective théorique, un premier
degré d'abstraction entre la réalité foisonnante de la parole (habla) et la
rigueur fonctionnelle de la langue (sistema) ».
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Ce qui nous amène tout naturellement à la question des normes
sociales. Dans ce qui suit, nous mettrons expressément la langue de côté,
ou plutôt nous ne la traiterons que comme un cas parmi d’autre d’objet
social.
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précisément — s’est vu radicalisé par la sociologie des champs de
Bourdieu : on y montre que c’est par le contrôle social — voire par la
violence symbolique — que le « partage » est obtenu. « Pour qu'un mode
d'expression parmi d'autres (...) s'impose comme seul légitime, il faut que
le marché linguistique soit unifié et que les différents dialectes (de classe,
de région ou d'ethnie) soient pratiquement mesurés à la langue ou à
l'usage légitime » (Bourdieu, 1982 : 28).
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la norme, déjà indiquée en 2.1. et que nous pouvons commenter plus en
détail ici. Il arrive en effet tantôt qu’une norme s’impose à un groupe et
que les membres de ce groupe disposent des moyens techniques leur
permettant d’adopter les comportements légitimes ou de mener les
actions (voir 2.4.) légitimes, tantôt que les membres de ce groupe ne
disposent pas des moyens techniques adéquats. Dans le premier cas, on
peut parler de congruence, et dans le second de distorsion. Un cas
particulier de telle distorsion a bien été étudié par les sociolinguistes :
celui qui génère l’insécurité linguistique.
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On peut redire ici ce qui a été dit à propos de l’action : il n’est pas
nécessaire que la sanction soit effectivement appliquée : il faut et il suffit
qu’existe la possibiltié de corréler une action et une sanction.
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Merton envisage aussi les deux autres configurations que sont l’évasion, où tant les
valeurs que les normes sont abandonnées, et la révolte, où un nouveau système de
normes et de valeurs est proposé.
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traduit toutefois par le purisme et l’hypercorrectisme, qui sont de tous
temps.
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nouveau groupe s’expriment dans un discours nouveau).
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faisant vraiment partie du patrimoine des francophones, de tous les
francophones», Marie-Louise Moreau, apud Dumont, 2001 : 45). Mais de
l'autre, ce relativisme survient à un moment de fragilité, où le locuteur ne
peut plus tabler sur la sécurité qu'offre le modèle fantasmatique d'une
langue unifiée et stable...
Il faut en cinquième lieu tenir compte des mutations subies par les
valeurs locales. Il est de fait que l’établissement ou la mise en évidence
de normes endogènes ne correspond pas aux mêmes enjeux partout :
qu’il s’agisse de l’Afrique subsaharienne, du Maghreb, du Québec, de la
Wallonie ou de La Réunion, le concept correspond chaque fois à des
réalités académiques, politiques ou éducationnelles dont on ne peut
rendre compte en une seule formule. Le fait est que l’éclatement même
de ces problématiques constitue une justification globale de l’existence du
concept de norme endogène, et un garant de son efficacité.
Tant les normes objectives que les normes évaluatives sont des
constructs, des abstractions obtenues « par la critique et la sélection d’un
certain nombre d’usages, socialement définis, c’est-à-dire appartenant
aux classes dominantes » (Helgorsky, 1982 : 9). C’est dire qu’une refonte
de la morphologie sociale ne peut pas rester sans impact sur la définition
de l’un et l’autre de ces groupes de normes.
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On peut donc formuler l’hypothèse que l’avènement de la notion de
norme endogène — et l’élaboration même de telles normes — sont des
phénomènes qui correspondent à l’avènement de groupes sociaux
nouveaux, élaborant les valeurs nouvelles qui correspondent à leurs
intérêts. Or il faut ici souligner que la petite bourgeoisie, qui a émergé
dans l’après-guerre à la faveur de la tertiairisation de l’économie, est
aujourd’hui plus fragile que jamais, menacée de déclassement par le
mouvement de dualisation de la société occidentale. On sait que ce
groupe est particulièrement sensible à l’insécurité linguistique (voir les
travaux de Labov), et qu’il est le siège du discours de la crise de la langue
(cfr Gueunier, 1985). Données qu’il s’agit de gérer. Un de ces modes de
gestion, le plus connu parce que mis en évidence par les travaux de
Labov, est l’hypercorrectisme, attitude qui est le pendant sur le plan
linguistique de l’attitude générale de ritualisation (cfr 2.6.). Il serait
intéressant de se demander si l’élaboration de normes endogènes ne
pourrait pas représenter, pour le même groupe social, la mise en œuvre
de la seconde option décrite par Merton : l’innovation.
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locales (elle-même indissociable des mutations de valeurs étudiées) : les
temps ne sont plus au poncif de « nos ancêtres les Gaulois » . Ce qui
constitue un facteur d’endogenèse de la norme linguistique. Mouvement
centrifuge d’autant plus spectaculaire que les systèmes scolaires, tous
affectés par la légitimité du local, varient largement, comme aussi la place
des variétés de langue — que l’on pense aux créoles — dans ces
systèmes.
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linguistiques.
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Cette tension entre deux solutions est souvent vécue comme un
malaise par ceux-là qui, après en avoir souligné l’existence, optent
résolument pour l’un d’entre elles. On peut opter pour la juxtaposition ou
pour l’intégration, en fonction des objectifs que l’on poursuit. Mais il est
bien sûr impossible de trancher en droit.
Références
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Le présent texte applique les rectifications de l'orthographes proposées par le Conseil
supérieur de la langue française (1990) et approuvées par toutes les instances
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15
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