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Du

même auteur

La Guerre des écrivains (1940-1953)


Fayard, 1999

La Responsabilité de l’écrivain
Littérature, droit et morale en France (XIXe-XXIe siècle)
Seuil, 2011

La Sociologie de la littérature
La Découverte, 2014
Direction d’ouvrages

Pour une histoire des sciences sociales
(avec J. Heilbron et R. Lenoir)
Fayard, 2004

Pierre Bourdieu, sociologue
(avec L. Pinto et P. Champagne)
Fayard, 2004

Translatio
Le marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation
CNRS Éditions, 2008

Les Contradictions de la globalisation éditoriale
Nouveau Monde Éditions, 2009

L’Espace intellectuel en Europe
De la formation des États-Nations à la mondialisation (XIXe siècle –
e
XXI siècle)
La Découverte, 2009

Traduire la littérature et les sciences humaines
Conditions et obstacles
La Documentation française, 2012

Profession ? Écrivain
(avec C. Rabot)
CNRS Éditions, 2017
ISBN 978-2-02-140215-5

© Éditions du Seuil, septembre 2018

www.seuil.com

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


À la mémoire de Pierre Bourdieu
TABLE DES MATIÈRES

Titre

Du même auteur

Copyright

Dédicace

Introduction générale - Littérature et politique

Première partie - Politisation

Introduction - Champ littéraire et champ politique

La politisation du champ littéraire français

Les relations entre champ littéraire et champ politique

1 - De l'usage des catégories de « droite » et de « gauche » dans le champ littéraire

L'importation de l'opposition droite/gauche dans le champ littéraire

Portrait sociologique de l'écrivain « de droite » et de l'écrivain « de gauche »

Les fondements du sinistrisme littéraire

L'avènement d'une gauche littéraire après la Libération

2 - Formes de politisation du champ littéraire

Structure du champ littéraire

La dynamique du champ : politisation des querelles littéraires


3 - Figures d'écrivains d'extrême droite : entre maurrassisme et fascisme

Retour à « l'ordre » et défense de l'« identité nationale »

L'esthétisation du politique

Styliser la violence

Une « avant-garde » introuvable

4 - L'engagement contraint des écrivains communistes, de la « drôle de guerre » à la guerre froide

Réalisme et humanisme

Professionnalisme VS ouvriérisme

Les structures de l'engagement

Aragon au Comité central du Parti communiste français

Deuxième partie - Visions du monde et éthique de l'écriture

Introduction - Littérature et idéologie

5 - Politique de la fiction et fictionnalisation du politique

Fictionnalisation du politique sous la Restauration

Politique du roman : l'ordre social en jeu

Vérité et vraisemblance

Entre témoignage et engagement : d'une guerre à l'autre

Explorer la subjectivité

Qu'est-ce que la littérature engagée ?

Une morale de l'écriture : le Nouveau Roman

6 - Drieu La Rochelle entre le rêve et l'action : la fabrique d'un écrivain fasciste

Les formes de l'autobiographie dans l'œuvre de Drieu La Rochelle

La reconstruction de la mémoire familiale

Entre le rêve et l'action : la littérarisation de l'indétermination identitaire

7 - Poésie et propagande dans la France occupée : de la vérité des métaphores à la poétique des noms
propres

Entre représentation et symbolisation

Déconstruire le récit dominant de la défaite : la « contrebande » poétique

De l'allégorie au témoignage : la littérature clandestine


8 - Malraux, entre champ littéraire et champ politique : de l'anticolonialisme au ministère de la Culture

La querelle Orient/Occident dans l'entre-deux-guerres

LA TENTATION DE L'OCCIDENT : l'introduction d'une vision relativiste des cultures

Du conseiller du prince au ministre

Épilogue - Dépolitisation de la littérature ?

Division du travail intellectuel et clôture du champ politique

Les transformations du champ de production idéologique

La nouvelle droite littéraire : contre l'antiracisme, le multiculturalisme et Mai 68

La « gauche » littéraire : une esthétique engagée

Da Capo. Les entreprises de réédition des pamphlets d'extrême droite

Remerciements

Liste des schémas et tableaux


INTRODUCTION GÉNÉRALE

Littérature et politique

De la Troisième à la Cinquième République, les écrivains furent fortement


impliqués dans la vie publique française. Les figures de Louis Aragon, Pierre
Drieu La Rochelle, André Malraux, Charles Maurras, Jean-Paul Sartre, et bien
d’autres, demeurent associées à l’histoire politique de la nation. Si le modèle
sartrien de l’engagement a connu une diffusion mondiale, et si Malraux fut le
premier ministre de la Culture en France (et un des premiers au monde), les
noms de Maurras, Brasillach, Rebatet, Drieu La Rochelle, Céline évoquent la
face sombre de ces rapports entre littérature et politique. Le regain d’intérêt pour
leurs écrits les plus virulents dans un contexte de montée de l’extrême droite et
1
de la xénophobie, qui conduit à des entreprises de réédition controversées , tout
comme les polémiques autour de la commémoration officielle de Céline et de
Maurras invitent à un retour sur l’histoire de leurs engagements et sur leur
contribution à la production des visions du monde concurrentes de cette longue
période. Qui plus est, les représentations étudiées dans ce livre demeurent
profondément ancrées dans notre « inconscient collectif », et ont même connu un
regain d’actualité depuis les années 1990, qu’il s’agisse des catégories de droite
et de gauche (malgré les tentatives de nier leur validité), du débat
Orient/Occident (le « choc des civilisations 2 »), ou encore de « l’identité
nationale ». Elles constituent un vivier dans lequel vont puiser les prophètes et
idéologues d’aujourd’hui, comme on le verra dans l’épilogue.
La période étudiée dans ce livre se caractérise par la tentative de stabiliser le
régime de démocratie représentative instauré par la Troisième République face
aux défis extérieurs (les deux guerres mondiales, l’occupation allemande qui
entraîne l’effondrement du régime en 1940, les guerres de décolonisation) et aux
contestations intérieures (émanant tant de l’extrême droite que de l’extrême
gauche). Le régime représentatif entraîne une professionnalisation de la
politique, qui contribue à différencier cette activité au sein du champ du pouvoir,
la séparant de l’activité littéraire, laquelle tend également à se professionnaliser
grâce aux possibilités ouvertes par l’expansion de l’imprimé et le processus
d’alphabétisation, que la jeune République vise à parachever par la loi de 1881
rendant obligatoire la scolarisation primaire.
Sous la Troisième République, la littérature acquiert une relative autonomie
par rapport aux pouvoirs politique et religieux. Cette relative autonomie est le
fruit des luttes pour la conquête de la liberté d’expression, étendue par la grande
loi républicaine de 1881 3. Si l’expansion du marché de l’imprimé a favorisé
cette libéralisation, elle a également imposé à la production littéraire de
nouvelles contraintes, économiques cette fois, contre lesquelles se constitue un
champ littéraire autonome qui affirme le primat du jugement esthétique sur le
niveau des ventes pour établir la valeur de ces biens symboliques que sont les
livres, ainsi que l’a montré Pierre Bourdieu 4.
L’entreprise de laïcisation conduite par la Troisième République passe par
l’édification du nationalisme comme morale civique et la légitimation de la
science comme référentiel des politiques publiques, tandis que la religion est
privatisée. Cette conjoncture favorise ce que le sociologue Andrew Abbott a
appelé la « division du travail d’expertise 5 », permettant à des spécialistes
qualifiés de revendiquer le monopole de la compétence dans un domaine défini,
suivant le modèle du droit : les médecins l’obtiennent alors, contre les officiers
de santé, dont le statut est aboli en 1892 6. La demande d’expertise de la part de
l’État comme de l’industrie en plein essor entraîne en retour la
professionnalisation de nombre d’activités, sur un mode libéral sans doute
inspiré de l’exemple étasunien 7. Elle entraîne aussi le développement de
l’enseignement supérieur, suivant cette fois le modèle allemand de l’Université
humboldtienne qui associe formation et recherche 8. Après la philosophie, la
psychologie et l’anthropologie, l’histoire et la sociologie deviennent des
domaines de savoir séparés se réclamant du paradigme scientifique pour mieux
se distinguer du « dilettantisme » de l’honnête homme d’autrefois, comme
l’exprime non sans mépris Émile Durkheim 9. Ce processus de spécialisation
dépossède les gens de lettres du magistère intellectuel qu’ils avaient conquis au
e 10
XVIII siècle . Le concept de champ élaboré par Pierre Bourdieu offre un outil
théorique adéquat pour penser ce processus de différenciation et ses effets sur le
champ littéraire, ainsi que sur ses rapports avec le champ politique (voir
l’introduction à la première partie).
Penser le processus d’autonomisation sous cet angle « négatif » conduit à
jeter un éclairage nouveau sur la politisation des écrivains de la fin du XIXe siècle
aux années 1960. Le prophétisme politique peut être regardé comme le moyen
de reconquérir une autorité sociale et une parole universelle dans une
conjoncture de division du travail intellectuel et de montée de l’expertise.
Qualifié de « sublime » par Susan Suleiman 11, l’engagement emblématique de
Zola dans l’affaire Dreyfus fut constitutif de la figure de l’écrivain comme
« intellectuel 12 ». Ce mode d’intervention dans l’espace public évoque celui du
prophète tel que l’a défini Max Weber 13. En effet, à la différence du prêtre, le
prophète n’est pas mandaté par une institution, il tire son autorité de son
charisme personnel et intervient de manière désintéressée, sans contrepartie, en
s’exprimant dans un registre émotionnel plus que rationnel. Les écrivains sont
les prophètes des Temps Modernes.
Cette image idéalisée de l’engagement doit toutefois être nuancée par une
étude des modes de politisation du champ littéraire (première partie). D’une part,
le rapport des écrivains à la politique est en bonne partie médiatisé par les
logiques et enjeux propres à ce champ. Témoignant de cet effet de réfraction et
de retraduction, les catégories politiques de droite et de gauche y prennent une
signification particulière, se greffant sur des divisions préexistantes comme
« rive droite »/« rive gauche », ou homme de lettres/bohème ; ce qui ne les
invalide pas pour autant comme catégories pertinentes pour analyser les
engagements politiques des écrivains et l’évolution globale du champ littéraire
du dextrisme au sinistrisme pendant la période étudiée (chapitre 1).
D’autre part, les formes de politisation varient selon la position occupée dans
le champ. On distinguera ici quatre modes idéaltypiques d’intervention dans
l’espace public, celui des « notables », celui des « esthètes », celui des « avant-
gardes » et celui des « polémistes » (chapitre 2). Ces différents modes
d’engagement se retrouvent à droite comme à gauche, ainsi que l’illustre le cas
des écrivains d’extrême droite, à laquelle une étude détaillée est consacrée afin
d’élucider les types de rapports au fascisme (chapitre 3).
Les contraintes spécifiques qui pèsent sur les producteurs culturels au sein
d’une organisation politique sont appréhendées à travers le cas emblématique du
Parti communiste (chapitre 4). Il s’agit de porter au jour les marges de
manœuvre et les stratégies des acteurs – en particulier Aragon – face à cet
appareil de contraintes, notamment par temps de crise, sous l’occupation
allemande, puis pendant la guerre froide, et de comprendre leurs efforts pour
concilier des injonctions contradictoires propres aux deux espaces dont ils
relèvent, le champ littéraire et le champ militant. Ces contradictions sont lisibles
dans les interventions d’Aragon au Comité central, dont il est membre à partir de
1950 et où il tente de défendre une relative autonomie de la production culturelle
face à la tendance ouvriériste, tout en donnant des gages d’orthodoxie. Aragon
appuie aussi l’évolution de l’organisation des intellectuels dans le sens d’une
professionnalisation de leur tâche au sein du Parti, professionnalisation
étroitement encadrée par la méthode du « réalisme socialiste » pour les écrivains
et artistes.
Producteurs de représentations collectives, les écrivains contribuent à
construire et à déconstruire les identités. En ce sens, par-delà leurs prises de
position politiques explicites, leurs œuvres participent de l’élaboration de ce que
Durkheim appelait la « conscience collective », et que Bourdieu préférait
désigner par la notion d’« inconscient collectif ». Cependant, l’analyse de cette
fonction sociale de la littérature ne peut se réduire aux seules représentations que
véhiculent les œuvres. Elle opère au niveau du « cadrage 14 » de la perception, ou
plus largement de la vision du monde, dimension cognitive qui sollicite une
approche formelle du genre, de la composition, du style et du langage. C’est
pourquoi les études réunies dans la deuxième partie explorent les schèmes
éthico-politiques véhiculés par les œuvres littéraires à travers divers genres,
pamphlet, roman, roman épistolaire, roman autobiographique, autobiographie,
poésie, chanson. Ces genres créent des horizons d’attente différents, qui varient
selon les périodes. Sans viser à l’exhaustivité, les relations entre littérature et
politique sont examinées sous divers angles : éthique de l’écriture, dimension
axiologique des œuvres, production de récits alternatifs au storytelling dominant,
en les rapportant tantôt à la trajectoire de leur auteur, tantôt au contexte de
production et de réception.
Le chapitre 5 explore les enjeux politiques associés à la fiction. Ils passent,
paradoxalement, par le rapport au réel et à la vérité, dans une conjoncture où
l’écrivain se donne pour mission de faire connaître à son public les réalités du
monde social. D’une part, en régime de restriction de la liberté d’expression, la
fictionnalisation est un mode de contournement de la censure, par le recours à
l’allégorie ou au déplacement dans l’espace-temps. D’autre part, la fiction
romanesque, qui relativise la morale en la prenant pour objet, est politisée par sa
réception. Parce qu’il traite de la famille, de l’adultère, des classes sociales, de la
mobilité sociale, ou encore de l’armée, le roman apparaît au XIXe siècle comme
un genre à potentiel hautement subversif, ainsi que l’attestent les nombreuses
poursuites engagées contre des écrivains, le motif de l’offense aux mœurs
dissimulant souvent des raisons plus idéologiques. Cependant, face à la division
du travail d’expertise qui les dépossède de leurs domaines de compétence sous la
Troisième République, les romanciers doivent renoncer à certaines de leurs
prétentions et redéfinir leur éthique professionnelle.
C’est par le traitement de l’histoire contemporaine que le roman se politise, à
commencer par l’élaboration d’un récit alternatif de la Grande Guerre. Publié en
1916, Le Feu d’Henri Barbusse diffuse un message pacifiste qui tranche dans le
concert de propagande cocardière à laquelle la presse prend part. Oscillant dès
lors entre témoignage et engagement, le genre romanesque aura largement
contribué, dans son sillage, à faire connaître les horreurs de la guerre et à
acclimater une vision du monde pacifiste. Tandis que les grandes fresques
contemporaines, comme Les Thibault de Roger Martin du Gard, intègrent les
événements historiques à la chaîne de causalité des histoires familiales, la
floraison de romans à thèse reflète la politisation du champ littéraire à cette
15
époque . Cependant, en butte à des critiques acerbes, les romanciers doivent
réajuster leurs ambitions à décrire, voire expliquer le monde social, en
recherchant un point de vue et une échelle plus plausibles que ceux du narrateur
omniscient. Sartre en tiendra compte dans sa conception de la « littérature
engagée » au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Parallèlement à ce
courant réaliste dominant, le renouveau du genre autobiographique suite à la
publication de Si le grain ne meurt d’André Gide offre une voie d’exploration de
soi et de sujets tabous comme la sexualité, nourrie de la psychanalyse (voir
l’excursus qui suit le chapitre 5).
Les relations entre l’histoire familiale et l’histoire nationale telles qu’elles
sont construites ou reconstruites par Pierre Drieu La Rochelle dans ses écrits à
caractère autobiographiques, notamment dans État civil et dans son roman
Rêveuse bourgeoisie, offrent une étude de cas pour porter au jour les enjeux
idéologiques qui sous-tendent, de façon diffuse et euphémisée, des œuvres en
apparence apolitiques (chapitre 6). Si l’adhésion de cet écrivain qui a opté pour
le fascisme aux prophéties sur la décadence trouve son fondement dans
l’expérience du déclin familial, le travail de reconstruction de l’histoire familiale
est à son tour largement tributaire d’une vision idéologique qui lui donne un sens
en la rattachant au naufrage du vieux monde confronté à la modernité. Symbole
de l’indétermination identitaire, l’oscillation entre le rêve et l’action, qui
organise l’œuvre et la pensée de Drieu, prend aussi tout son sens par rapport à
cette expérience du déclin et au sentiment d’impuissance sociale qu’elle a
engendré, ainsi qu’il ressort de la lecture de Rêveuse bourgeoisie.
Le cas de la poésie de la Résistance montre le travail de « recadrage » opéré
par l’élaboration et la mise en forme de schèmes de perception et d’évaluation
générateurs d’un récit alternatif de l’expérience de la défaite et de l’Occupation
dans un moment de rupture des cadres habituels et de musellement d’une presse
qui a cessé de jouer son rôle de source d’information (chapitre 7). Par-delà les
fonctions de code permettant de contourner la censure, on se demande, en
prenant des exemples concrets, si le langage poétique et la fiction sont en mesure
de « donner à voir » des choses qui ne seraient pas perceptibles autrement et/ou
de restituer des formes de l’expérience par une démarche quasi
phénoménologique, c’est-à-dire d’exercer des fonctions cognitives particulières
produisant un effet de connaissance, ou de symboliser un état de la « conscience
collective ». De la « poésie de contrebande » à la littérature clandestine, cette
fonction évolue de la symbolisation à la représentation et au témoignage,
16
évolution dans laquelle la métaphore fait place aux noms propres .
Enfin, la trajectoire de Malraux, écrivain anticolonialiste devenu ministre de
la Culture, est révélatrice de l’évolution des rapports entre champ littéraire et
champ politique de 1920 à 1960 (chapitre 8) : d’un côté, la politisation du champ
littéraire, de l’autre, la constitution de la culture comme catégorie d’intervention
publique. Autodidacte, Malraux s’affirme dans le champ littéraire par sa
connaissance des cultures asiatiques et par sa promotion du relativisme culturel
dans le cadre de la vaste controverse sur les rapports entre Occident et Orient qui
agite le champ intellectuel des années 1920. Non exempt des représentations
mythiques analysées par Edward Said 17, son roman épistolaire, La Tentation de
l’Occident, dialogise néanmoins les échanges en introduisant le point de vue
d’un jeune Chinois. À rebours de la conception évolutionniste d’une civilisation
une et unique, il place ainsi les cultures européennes et asiatiques à niveau égal.
Ces compétences seront reconverties dans le champ politique après la guerre,
institutionnalisant un nouveau mode d’intervention des écrivains et artistes en
tant qu’experts en matière de questions culturelles, dans le sillage du Front
populaire. En excursus de ce chapitre, on trouvera une analyse des Chênes qu’on
abat…, récit du dernier dialogue privé entre l’écrivain et l’homme politique, qui
brosse le portrait du général de Gaulle en prophète et héros légendaire,
l’inscrivant dans l’Histoire.
L’épilogue interroge la (relative) perte de pouvoir symbolique des écrivains
dans la société française et la dépolitisation de la littérature depuis les années
1970, conclusion qu’il faut cependant nuancer en examinant les nouvelles
formes d’engagement des écrivains contemporains telles qu’elles se manifestent
dans leurs œuvres.
Par-delà l’analyse historique fouillée du contexte français, articulant
méthodes quantitatives (prosopographie) et qualitatives (reconstitution de
trajectoires individuelles et collectives), distant reading (sociologie de la
18
littérature ) et close reading (d’œuvres littéraires, d’essais critiques et d’écrits
politiques), sociologie historique des intellectuels 19 et histoire sociale des idées
politiques (incluant pratiques et représentations) 20, cet ouvrage propose des
cadres analytiques pour penser les rapports entre littérature et politique,
transposables à d’autres contextes nationaux. La réflexion théorique est
développée en introduction à chacune des parties.
Si cette histoire s’écrit très largement au masculin, ce n’est pas en raison du
désintérêt des femmes pour la politique, comme pourrait le faire croire leur
privation du droit de vote jusqu’en 1944, mais du fait de leur assignation à des
sujets et à des genres intimistes d’une part 21, et d’un activisme plus discret, qui
reste dans l’ombre de celui des hommes jusqu’aux années 1950 – à quelques
notables exceptions près, dont George Sand dans la période antérieure à celle
étudiée ici. Devenu visible autour de l’engagement féministe, il ne s’y limite
nullement, comme en témoigne la participation d’écrivaines à la Résistance
littéraire (Elsa Triolet, Édith Thomas), au Mouvement pour la paix pendant la
guerre froide (Elsa Triolet), à l’affrontement entre droite et gauche dans les
années 1950 (Simone de Beauvoir) ou encore à l’opposition à la guerre
d’Algérie (Simone de Beauvoir, Marguerite Duras, Hélène Parmelin, Nathalie
Sarraute). Et l’on peut aussi voir, à l’inverse, dans la politisation des écrivains un
mode de distinction par rapport à leurs consœurs à une époque où, quasiment
exclues des professions libérales, les femmes éduquées furent nombreuses à
investir le champ littéraire 22.

*
NB : les citations respectent l’orthographe et la typographie de l’édition
d’origine.
1. Voir, par exemple, le dossier « Faut-il rééditer les mots bruns ? », Libération, 3-4 février 2018,
p. 2-5.
2. Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, trad. Jean-Luc Fidel, Geneviève Joublain, Patrice
Jorland et Jean-Jacques Pédussaud, Paris, Odile Jacob, 1997.
3. Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (XIXe-
e
XXI siècle), Paris, Seuil, 2011.

4. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.
Gisèle Sapiro, « The literary field between the state and the market », Poetics. Journal of Empirical
Research on Culture, the Media and the Arts, vol. 31, no 5-6, 2003, p. 441-461.
5. Andrew Abbott, The System of Professions. An Essay on the Division of Expert Labor, Chicago,
The University of Chicago Press, 1988.
6. Voir Pierre Guillaume, « L’émergence des professions intellectuelles », in Regards sur les classes
moyennes. XIXe-XXe siècles, textes réunis par Pierre Guillaume, Éditions de la Maison des sciences de
l’homme d’Aquitaine, 1995, p. 117-127.
7. Gisèle Sapiro, « Les professions intellectuelles, entre l’État, l’entrepreneuriat et l’industrie », Le
Mouvement social, no 214, 2006, p. 3-18.
8. Claude Digeon, La Crise allemande de la pensée française (1870-1914), Paris, PUF, 1959.
9. « L’honnête homme d’autrefois n’est plus pour nous qu’un dilettante, et nous refusons au
dilettantisme toute valeur morale ; nous voyons bien plutôt la perfection dans l’homme compétent qui
cherche, non à être complet, mais à produire, qui a une tâche délimitée […] » Émile Durkheim, De la
division du travail social, Paris, Alcan, 1893, rééd. Paris, PUF, « Quadrige », 1991, p. 5.
10. Gisèle Sapiro, « “Je n’ai jamais appris à écrire”. Les conditions de formation de la vocation
d’écrivain », Actes de la recherche en sciences sociales, no 168, 2007, p. 13-33.
11. Susan Rubin Suleiman, « L’engagement sublime : Zola comme archétype d’un mythe culturel »,
Cahiers naturalistes, no 67, 1993, p. 11-24.
12. Christophe Charle, Naissance des « intellectuels » : 1880-1900, Paris, Éd. de Minuit, « Le sens
commun », 1990.
13. Max Weber, Économie et société, trad. Julien Freund, Pierre Kamnitzer, Pierre Bertrand, Éric de
Dampierre, Jean Maillard et Jacques Chavy, Paris, Plon, 1971, « Presses Pocket », 1995, vol. 2,
p. 190-211.
14. Erving Goffman, Les Cadres de l’expérience, trad. Isaac Joseph, Michel Dartevelle et Pascale
Joseph, Paris, Éd. de Minuit, « Le sens commun », 1991.
15. Voir Susan Rubin Suleiman, Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, Paris, PUF, « Écriture »,
1983.
16. Cette étude vient compléter celle que j’avais engagée sur la poésie de contrebande dans La Guerre
des écrivains (1940-1953), Paris, Fayard, « Histoire de la pensée », 1999, rééd. 2006, p. 432-466.
17. Edward W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, trad. Catherine Malamoud, Paris,
Seuil, « La couleur des idées », 1980.
18. Franco Moretti, Graphes, cartes et arbres. Modèles abstraits pour une autre histoire de la
littérature, trad. Étienne Dobenesque, Paris, Les Prairies ordinaires, 2008 ; Gisèle Sapiro, La
Sociologie de la littérature, Paris, La Découverte, « Repère », 2014.
19. Pour un état des lieux, voir Frédérique Matonti et Gisèle Sapiro, « L’engagement des
intellectuels : nouvelles perspectives », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 176-177, no 1,
2009, p. 4-7, et Gil Eyal et Larissa Buchholz, « From the sociology of intellectuals to the sociology of
interventions », Annual Review of Sociology, no 36, 2010, p. 117-137. La sociologie historique des
intellectuels développée ici rejoint l’histoire sociale des intellectuels telle que développée par
Christophe Charle dans Naissance des « intellectuels », op. cit. Voir aussi Roger Chartier, « Espace
social et imaginaire social : les intellectuels frustrés au XVIIe siècle », Annales. Économies, sociétés,
civilisations, vol. 37, no 2, 1982, p. 389-400.
20. Daniel Roche, « Histoire des idées, histoire sociale : l’exemple français », Revue d’histoire
moderne et contemporaine, vol. 59-4 bis, no 5, 2012, p. 9-28 ; Frédérique Matonti, « Plaidoyer pour
une histoire sociale des idées politiques », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 59-4 bis,
no 5, 2012, p. 85-104.
21. Jennifer Milligan, The Forgotten Generation. French Women Writers of the Interwar Period,
New York / Oxford, Berg, 1996.
22. Christine Planté, La Petite Sœur de Balzac. Essai sur la femme auteur, Lyon, Presses
universitaires de Lyon, 2015 [1989] ; Nicole Racine et Michel Trebitsch (dir.), Intellectuelles. Du
genre en histoire des intellectuels, Bruxelles, Complexe, 2004 ; Juliette Rennes, Le Mérite et la
Nature. Une controverse républicaine : l’accès des femmes aux professions de prestige, 1880-1940,
Paris, Fayard, 2007.
PREMIÈRE PARTIE

POLITISATION
INTRODUCTION

Champ littéraire et champ politique

En France, de l’affaire Dreyfus à la fin des années 1960, les écrivains ont
incarné la figure par excellence de « l’intellectuel » qui s’engage dans la cité au
nom de son pouvoir symbolique. Cette figure de l’intellectuel engagé a joué un
rôle tellement important dans la légitimation des causes politiques au XXe siècle
qu’elle est devenue un objet d’étude à part entière pour l’histoire politique. Mais
cette histoire politique des intellectuels, en autonomisant leurs prises de position
idéologiques comme objet d’étude, les coupe de leur source de légitimité
principale, à savoir leur pratique professionnelle en tant que producteurs
culturels. Elle néglige le fait que les écrivains (ou artistes, ou sociologues, etc.)
s’engagent en tant que tels, et qu’ils revendiquent une continuité entre leurs
interventions dans l’espace public et leur conception du métier. Contre cette
tendance de l’histoire politique des intellectuels, la théorie sociologique de
Pierre Bourdieu, qui montre que les choix éthiques, esthétiques et politiques des
individus sont étroitement liés, d’un côté à travers les habitus, de l’autre à travers
les positions occupées dans l’espace social et dans un champ déterminé, invite à
rechercher au contraire les relations entre les modes d’intervention politiques des
écrivains et leurs conceptions et pratiques professionnelles.
Cette introduction se propose de systématiser l’hypothèse des relations
étroites entre les interventions politiques des écrivains et leur position dans le
champ littéraire, hypothèse déjà vérifiée par des études empiriques portant sur
des situations historiques spécifiques 1. Dans un premier temps, on examinera la
question de la politisation des écrivains à la fois d’un point de vue historique et
théorique, en rapport avec le concept de champ littéraire et celui de prophétisme
tel qu’il a été défini par Max Weber. Puis on analysera les rapports d’analogie,
de dépendance et d’échanges entre champ littéraire et champ politique.

La politisation du champ littéraire français


La politisation du champ littéraire français est le produit de son
autonomisation au XIXe siècle, face aux pouvoirs politiques, économiques et
religieux, et de son faible développement professionnel, alors qu’il est confronté
à la concurrence de nouvelles professions qui dépossèdent les écrivains de
certains de leurs domaines de compétence. Ces caractéristiques expliquent le
mode de politisation qui leur est le plus caractéristique à l’époque considérée : le
prophétisme. À partir des années 1920-1930, quand la culture devient une
catégorie d’intervention publique (d’abord dans le domaine de la diplomatie,
puis sous le Front populaire, quand s’esquissent les prémices d’une politique
culturelle), l’expertise dans ce domaine devient un mode alternatif au
prophétisme (les deux n’étant pas exclusifs).

L’AUTONOMISATION DU CHAMP LITTÉRAIRE


L’autonomisation d’un champ littéraire ayant sa logique et ses règles propres
par rapport aux pouvoirs politiques, économiques et religieux est un processus
historique qui requiert trois conditions 2. La première relève du processus, décrit
par Max Weber, de différenciation et de spécialisation des activités sociales avec
les progrès de la division du travail : l’autonomisation du champ littéraire est le
fruit de l’apparition d’un corps de producteurs spécialisés, habilités à porter un
jugement esthétique sur les produits artistiques et à en fixer la valeur
symbolique. Cette condition est réalisée en France dès le XVIIe siècle, qui voit la
« naissance de l’écrivain 3 ». La deuxième condition, qui est l’existence
d’instances de consécration spécifiques, est remplie dès cette époque, avec
l’officialisation de l’Académie française. Ce n’est toutefois qu’au début du
e
XIX siècle, avec la libéralisation économique et l’industrialisation du livre, que
se constitue un véritable marché des biens symboliques, qui est la troisième
condition requise.
e
Par-delà le clivage entre « dominants » et « dominés », qui opposait au XVIII
« l’aristocratie littéraire » des écrivains stipendiés par l’État et cumulant charges
officielles et sièges académiques, à la « bohème littéraire » contrainte de vivre de
4
sa plume , un nouveau principe de structuration du champ littéraire se fait jour :
contre la logique économique de rentabilité à court terme, qui régit le circuit de
grande production, se forme un pôle de production restreinte, qui décrète
l’irréductibilité de la valeur esthétique à la valeur marchande du produit et la
prééminence du jugement des spécialistes (les pairs et les critiques) sur la
5
sanction du public des profanes (manifestée par les chiffres de vente) . Ce
renversement de la logique économique et l’affirmation plus générale de
l’autonomie du jugement esthétique par rapport aux attentes économiques,
politiques et morales marquent l’avènement d’un champ littéraire relativement
autonome, dont la théorie de l’art pour l’art fut l’expression la plus radicale 6.
Le champ littéraire doit également conquérir son autonomie face aux
pouvoirs politiques et religieux. Si, depuis la Restauration, l’État s’est retiré du
contrôle du marché du livre par la censure préalable, devenue trop coûteuse, il
continue à surveiller l’imprimé à travers les lois sanctionnant a posteriori les
crimes politiques ainsi que les atteintes à la morale, aux bonnes mœurs et à la
religion 7. Or l’accroissement du public des lecteurs, à la faveur des progrès de la
scolarisation et du développement de la petite presse, pose plus que jamais la
question de l’influence de l’écrivain et de ses écrits du point de vue politique et
moral.
La revendication de l’autonomie des écrivains s’est faite, comme pour
d’autres professions, en affirmant des valeurs propres : défense de la beauté et de
la vérité, sincérité, probité, désintéressement, responsabilité. Ces valeurs vont
être réinvesties et universalisées dans les combats politiques dans lesquels ils
s’engagent à la fin du XIXe siècle, comme moyen de réaffirmer leur pouvoir
symbolique. Cependant, dans ces combats, ils se trouvent en concurrence avec
les nouveaux groupes professionnels qui interviennent au nom de leur expertise
– c’est le cas notamment des nouvelles sciences sociales : statisticiens,
démographes, économistes, sociologues. Ne détenant aucun savoir positif, les
écrivains se trouvent fragilisés dans leur position sociale à un moment où les
valeurs scientifiques s’affirment contre celles de la culture générale et de
« l’honnête homme ».
Qui plus est, les nouvelles professions leur contestent des domaines de
compétence qui leur appartenaient. Ainsi, alors que le roman historique avait été
le genre privilégié de l’écriture de l’histoire nationale au début du XIXe siècle, la
nouvelle histoire positiviste dépossède les écrivains de la compétence sur le
passé. Le présent leur échappe aussi en partie avec, d’un côté, l’essor de la
presse d’information et d’investigation qui traite l’actualité de manière factuelle
et de plus en plus informative, et de l’autre, les sociologues qui se spécialisent
dans l’étude des mœurs. Comme le constate Marc Martin, à partir de la fin du
e
XX siècle, « parmi les journalistes qui connaissent la notoriété, désormais un sur
trois n’a plus rien de commun avec l’homme de lettres, contre un sur cinq trente
8
ans plus tôt ». Il reste cependant un domaine d’intervention qui n’est pas de la
compétence exclusive d’un groupe d’experts : la prospection de l’avenir. Ce qui
explique sans doute en partie le prophétisme comme mode d’intervention
politique privilégié.

LE PROPHÉTISME POLITIQUE DES ÉCRIVAINS

Moins fondé sur l’expertise que sur l’aptitude à la « prédication


émotionnelle », le discours prophétique est particulièrement bien adapté aux
écrivains, producteurs de représentations collectives dont la légitimité repose sur
le charisme. Dès le début du XIXe siècle, le processus de laïcisation et de
libéralisation a favorisé le transfert de la fonction sacrée du monde religieux au
monde des lettres, donnant naissance au modèle vocationnel et prophétique de
l’écrivain illustré par le mouvement romantique 9. Ce prophétisme littéraire a un
versant politique puisqu’il accompagne le processus de création culturelle des
10
identités nationales , puis le mouvement révolutionnaire de 1848. De la même
manière, les écrivains participeront à la sociodicée de groupes sociaux et à la
construction des identités collectives, du mouvement régionaliste aux
groupements communautaires 11.
Le discours prophétique est aussi parfaitement ajusté à la demande de
légitimation charismatique des nouveaux entrepreneurs politiques dans le régime
démocratique naissant. À l’instar de son prédécesseur antique, le démagogue
moderne se sert du discours, et surtout du « mot écrit », comme l’explique Max
Weber. C’est pourquoi, selon lui, « le publiciste politique, et plus encore le
journaliste, est aujourd’hui le représentant le plus important du genre 12 ». Les
nouveaux partis politiques sont les premiers à s’adjoindre des intellectuels qui
leur sont attachés de manière « organique », pour reprendre le terme de Gramsci.
Plus largement, les événements qui bouleversent la vie nationale – la
Commune, l’affaire Dreyfus, la Première Guerre mondiale, la montée du
communisme et du fascisme dans l’entre-deux-guerres, la défaite de 1940, les
guerres de la décolonisation dans les années 1950 –, ainsi que l’instabilité du
régime parlementaire et les crises suscitées par la modernisation créent une
demande d’intelligibilité propice à la réception de discours prophétiques.
Nombre d’écrivains prennent part à la production de l’offre en la matière.
Le message prophétique est un message de rupture avec l’ordre établi. « Le
prophète est l’homme des situations de crise, où l’ordre établi bascule et où
l’avenir tout entier est suspendu », écrit Pierre Bourdieu 13. Dans la théorie de la
religion de Max Weber, le prophète et le prêtre ont en commun le caractère
idéologique de leur message, qui offre une vision cohérente du monde, à la
différence du magicien, plus tourné vers la pratique et les intérêts immédiats 14.
Cependant, précise Weber, le prophète reste toujours plus proche du démagogue
et du publiciste politique que du chef d’école philosophique, privilégiant la
prédication émotionnelle, comme on l’a dit. Mais le prophète s’oppose surtout
au prêtre par le fait qu’il n’est pas mandaté par une « entreprise sociétisée de
salut ». Alors que le prêtre tient son pouvoir temporel de l’institution qui le
mandate et qui rémunère son travail, le prophète tire son pouvoir symbolique de
ses qualités personnelles, extraordinaires, de son charisme. Il agit par vocation
personnelle et ne vit pas de ses prophéties, qui sont gratuites. Cette dimension du
désintéressement et de la vocation se retrouve largement chez l’écrivain moderne
qui s’engage personnellement pour une cause universelle, comme Émile Zola
pendant l’affaire Dreyfus.
Bourdieu a proposé une lecture plus fonctionnaliste et relationnelle de la
15
théorie de la religion selon Max Weber . L’opposition prêtre/prophète est la
plus importante. Elle renvoie à la position dans la division du travail de
manipulation symbolique des laïcs, opposant d’un côté les producteurs d’une
vision systématique du monde, de l’autre les instances de reproduction (l’Église)
organisées et investies de la religion. Si on la transpose au monde intellectuel, on
retrouve cette division du travail entre l’auctor et le lector, l’écrivain et le
professeur investi par l’institution scolaire de la parole légitime et du pouvoir de
reproduction.
Le prophète s’oppose au corps sacerdotal professionnel selon une série
d’oppositions structurantes. Du point de vue de la temporalité, il oppose le
discontinu au continu, l’extraordinaire à l’ordinaire, au quotidien et au banal. Du
point de vue du fondement de l’autorité, il oppose le charisme à la légalité,
l’inspiration à la formation et à la compétence certifiée ; il tire son autorité du
public, de la communauté émotionnelle que forment ses disciples plutôt que de
sa fonction et de sa position dans la hiérarchie ecclésiastique. Ce type d’autorité
implique des relations fortement personnalisées, caractéristiques de la secte, à
l’opposé de l’interchangeabilité qui caractérise le fonctionnement bureaucratique
d’une organisation comme l’Église. Le message prend une forme émotionnelle
plutôt que rationnelle et pédagogique. Il est hérétique, en rupture avec l’ordre
établi et avec l’orthodoxie du message du prêtre.
Le fonctionnement des écoles littéraires répond à la plupart des traits du
prophétisme. On observe aussi le processus de routinisation du charisme quand
les nouvelles règles poétiques deviennent autant de recettes et qu’elles
obtiennent une consécration officielle, avec l’entrée des disciples à l’Académie
française 16. Le « message » prophétique des avant-gardes tend à se politiser dès
la fin du XIXe siècle : c’est le cas des symbolistes, des surréalistes, puis des
17
situationnistes .
Message de rupture, la prophétie ne peut se perpétuer qu’en constituant une
communauté, en s’institutionnalisant, en se routinisant, en devenant une
orthodoxie et donc en cessant d’avoir une forme prophétique. Mais en établissant
depuis le romantisme la règle non écrite de la révolution perpétuelle, le champ
littéraire s’est prémuni contre le risque de routinisation. Si la routinisation
accompagne en général le processus de vieillissement social, le principe de
contestation de l’orthodoxie littéraire par les nouveaux entrants qui s’affirment
contre leurs aînés – à la différence des autres professions où les nouveaux
entrants doivent faire allégeance aux anciens – a été un des modes de résistance
du champ littéraire à la routinisation du charisme de la figure de l’écrivain.
Ce principe est un de ceux qui ont entravé l’unification de la profession.
Malgré l’existence d’instances professionnelles très anciennes comme
l’Académie française, fondée en 1635, et la Société des gens de lettres, créée à
l’instigation d’Honoré de Balzac et de Louis Desnoyers en 1838, le champ
littéraire se caractérise en outre par l’absence d’institution monopolistique telle
que l’Église. Non pas faute de candidat : l’Académie française était tout à fait
disposée à jouer ce rôle. Mais son autorité était contestée. La coexistence
d’instances de consécration concurrentes luttant pour la définition légitime de la
littérature est donc le deuxième principe qui fait obstacle à l’unification de la
profession. Le troisième tient à la forte hétérogénéité du recrutement social des
écrivains et des conditions d’exercice du métier, le clivage principal étant ceux
qui vivent de leur plume et ceux qui exercent une activité secondaire. Ce clivage
a fait obstacle aux tentatives de professionnalisation menées notamment dans les
années 1920 18.
La résistance au développement professionnel apparaît ainsi comme un
moyen de pérenniser le charisme et d’éviter la monopolisation de la consécration
par une instance unique qui menacerait l’activité littéraire de routinisation. Le
prophétisme politique a été une des façons de pallier cette faible
professionnalisation en redéfinissant la fonction sociale de l’écrivain à un
moment où les gens de lettres se voyaient dépossédés d’un ensemble de
domaines par les nouveaux experts professionnels et les valeurs de scientificité
et de compétence technique dont ils sont porteurs.
Cependant, si le prophétisme a été un mode de politisation privilégié du
champ littéraire dans son ensemble, les oppositions qui le divisent très fortement
conduisent à s’interroger sur les formes de politisation à ses différents pôles.
Ainsi, par-delà le lien entre la position occupée dans le champ et les prises de
position politique, on peut également supposer qu’il existe un rapport entre cette
conception et la forme de politisation. Autrement dit, on peut faire l’hypothèse
que la manière d’être écrivain conditionne la manière de s’engager en politique
(voir chapitre 2).

Les relations entre champ littéraire et champ


politique
Pour comprendre les rapports des écrivains à la politique, il faut s’interroger
sur les rapports entre champ littéraire et champ politique. Moins théorisé par
Bourdieu que le concept de champ littéraire, qui est matriciel dans sa théorie,
19
celui de champ politique a fait néanmoins l’objet de plusieurs publications . Il
est par ailleurs possible de le développer à partir de la théorie générale des
champs et de l’analogie avec d’autres espaces relativement autonomes, en
adoptant l’approche relationnelle, topographique et dynamique. Le champ
politique se présente ainsi comme un espace de prises de position relativement
autonomes, homologues à l’espace des positions.
Bourdieu n’a pas analysé les conditions de l’avènement du champ politique.
On peut suggérer quatre facteurs favorisant cette autonomisation. Premièrement,
les moments révolutionnaires contribuent à autonomiser les enjeux politiques et
à leur subordonner tous les autres : le politique devient le mode de lecture
principal de tous les comportements. Deuxièmement, le régime de démocratie
parlementaire favorise l’autonomisation relative des luttes de concurrence pour
la conquête des voix et l’organisation moderne des partis politiques dotés de
permanents. Ce type de régime favorise en effet le développement professionnel
du métier d’homme politique, processus analysé par Max Weber 20, et qui
constitue un troisième facteur d’autonomisation du champ politique, même si
professionnalisation et autonomisation ne sont pas des processus nécessairement
convergents 21. Dans le cas de la politique, le second contribue au premier,
surtout par les possibilités qu’il offre d’accumuler un capital politique
spécifique. En France, on peut situer le moment de cette professionnalisation de
22
la carrière politique sous la Troisième République . Enfin, les crises politiques
favorisent la politisation des enjeux sociaux, qui entraînent la synchronisation
(ou harmonisation) des champs, tels que les décrit Bourdieu à propos de Mai
68 23, et donc leur désectorisation 24.
Parmi les questions qui ont préoccupé Bourdieu à propos du champ
politique, il y a en premier lieu celle de la représentation, ou de la délégation, qui
pose le double problème de la remise de soi (problème exacerbé par l’abstention
25
lors des votes) et de la fonction du porte-parole . La deuxième question est celle
de la clôture du champ politique et de l’exclusion des profanes : seuls les
professionnels détiennent la « compétence » politique (Bourdieu parle, comme
Weber pour le champ religieux, de « monopole de la manipulation des biens du
salut »). La troisième est celle des conditions sociales inégales d’accès à la
politique selon les capitaux détenus (capital économique, capital culturel et
scolaire) ; il faut y ajouter le genre et la « race » 26.
Les rapports entre champ littéraire et champ politique doivent être examinés
sous le triple angle de leur interdépendance, des homologies structurales entre
eux, ainsi que des alliances, transferts et emprunts entre les deux.

(INTER)DÉPENDANCES

L’interdépendance entre champ littéraire et champ politique tient tout


d’abord à la faible différenciation entre ces champs au début du XIXe siècle : en
1820, 24 % des auteurs littéraires occupent des fonctions dans la diplomatie et
l’administration ou bénéficient de postes honorifiques ; cette catégorie tombe à
17 % en 1827, puis à 10 % en 1834 et 13 % en 1841 27. La trajectoire de
Benjamin Constant, chef de l’opposition libérale sous le Consulat, conseiller
d’État sous l’Empire, puis député sous la Restauration, qui produit parallèlement
une œuvre de philosophie politique et compose un premier roman, Adolphe, en
exil (en 1815), illustre cette indifférenciation entre les carrières intellectuelle et
politique. En revanche, son cadet Alphonse de Lamartine ne s’engage en
politique que l’année qui suit son élection à l’Académie française en 1829. La
littérature et le journalisme constituent en effet pour certains des marchepieds
vers la politique.
Le processus de différenciation s’approfondit sous le Second Empire, quand
la carrière de haut fonctionnaire se spécialise, puis avec l’apparition d’un groupe
de professionnels de la politique sous le régime de démocratie représentative de
la Troisième République. Comme pour le champ journalistique,
l’autonomisation et le développement professionnel du champ politique,
marqués par la création en 1871, au lendemain de la défaite face à l’Allemagne,
de l’École libre des sciences politiques qui entend former l’élite dirigeante de la
nation à la « science de l’administration » 28, dépossèdent les gens de lettres de la
politique, qui relevait de leur domaine de compétence. C’est à l’issue de sa
formation dans cette école, en 1893, que Paul Claudel, fils de haut fonctionnaire,
entra dans la carrière diplomatique, qui fut son activité principale jusqu’en 1936,
et qui a nourri son œuvre en lui offrant la possibilité de se familiariser avec
d’autres cultures (notamment la culture japonaise), mais sans donner lieu à des
interventions dans l’espace public, devoir de réserve oblige. C’est une fois libéré
de son statut qu’il rallie le camp profranquiste pendant la guerre d’Espagne,
composant sa fameuse ode « aux martyrs espagnols », et se confrontant aux
dissidents catholiques qui condamnent les menées des nationalistes espagnols
contre le peuple basque, notamment Jacques Maritain et François Mauriac.
Dans la première moitié du XXe siècle, seul Barrès conduit une double
carrière littéraire et politique. C’est aux marges du champ politique que deux
écrivains, Charles Maurras et Léon Daudet, fondent la ligue monarchiste Action
française, qui livre un combat acharné au régime républicain. Son empreinte sur
le champ de production idéologique n’en fut pas moins profonde et durable 29.
L’échec du Rassemblement démocratique révolutionnaire fondé par Jean-Paul
Sartre et David Rousset en 1947 atteste la différenciation de ces activités et la
difficulté à reconvertir le capital symbolique acquis dans le champ littéraire en
capital politique, y compris dans une période d’ouverture des possibles 30. Les
tentatives d’intervention des situationnistes dans le jeu politique demeureront
confinées aux marges du champ politique radical 31.
Néanmoins, les besoins de légitimation charismatique et d’expertise des
partis politiques les conduisent à faire appel à des intellectuels. Le premier est
plus marqué en période de crise, guerre, bouleversement politique, qui remet en
cause le fondement légal du pouvoir. Pendant le premier conflit mondial,
nombre d’intellectuels et d’artistes se sont mobilisés en faveur de l’effort de
guerre 32, quelques-uns firent entendre leur engagement pacifiste, à l’instar
d’Henri Barbusse, dont Le Feu parut en 1916 censuré. Sous l’occupation
allemande, la littérature était devenue un enjeu pour toutes les forces en
présence, du régime de Vichy au Parti communiste clandestin en passant par la
France libre 33. Mais l’engagement des écrivains pendant les « années noires »
trouve des antécédents dans la politisation du champ littéraire au cours de la
décennie précédente, traversée par des crises successives de moindre ampleur,
34
du 6 février 1934 aux accords de Munich en passant par la guerre d’Éthiopie et
la guerre d’Espagne.
Il faut cependant distinguer deux modalités d’engagement des écrivains :
l’une demeure extérieure au champ politique, s’inscrivant dans le champ de
production idéologique, à coups de livres, d’éditoriaux, de chroniques et de
pétitions, comme on le verra aux chapitres 2 et 3 ; l’autre se caractérise par
l’intervention dans le champ politique proprement dit, où les écrivains occupent
désormais une place relativement dominée, en tant qu’intellectuels de parti
(notamment le Parti communiste mais aussi le Parti populaire français),
conseillers du prince (à l’instar de Charles Maurras auprès du maréchal Pétain ou
de Drieu La Rochelle au Parti populaire français), ou experts, en particulier
comme spécialistes des questions culturelles. Cependant, contrairement à ce que
suppose la notion d’« institution totale » qui a été appliquée au Parti
communiste 35, ces contraintes ne sont pas absolues 36. On analysera les marges
de manœuvre des écrivains au sein du PCF, notamment pendant la crise des
années d’Occupation, et l’évolution du rôle qui leur est assigné, marqué par une
professionnalisation croissante entre les années 1930 et 1950 (chapitre 4).
Cette professionnalisation fait écho au rôle d’experts de questions culturelles
qu’endossent les écrivains dans l’entre-deux-guerres. L’option de l’expertise voit
le jour en lien étroit avec l’émergence d’une diplomatie culturelle dans les
années 1920, quand la culture apparaît comme un moyen de pacification des
relations internationales, et avec la création de la Commission de coopération
intellectuelle de la Société des nations où des écrivains tels que Paul Valéry ou
Thomas Mann sont sollicités en tant qu’experts 37. Elle se confirme sous le Front
populaire, avec la mise en place d’une politique culturelle qui ne porte pas
encore son nom 38. Elle s’institutionnalisera avec la création du ministère de la
Culture en 1959, à la tête duquel André Malraux sera le premier appelé.
Le deuxième aspect des rapports de dépendance entre champ littéraire et
champ politique concerne les enjeux idéologiques, qui dépassent très largement
la question de l’engagement des écrivains, dans la mesure où les œuvres
littéraires véhiculent des schèmes éthico-politiques plus ou moins explicites, on
y reviendra dans l’introduction à la deuxième partie. À ce titre, elles constituent
cependant un enjeu de lutte pour les forces politiques en présence, qui tentent de
les contrôler en limitant la liberté d’expression, ou de les instrumentaliser
comme moyen de propagande. Selon le degré de contrainte, les enjeux littéraires
se trouvent du coup plus ou moins subordonnés aux enjeux politiques. On en
verra un exemple au chapitre 4, avec le cas du réalisme socialiste.

HOMOLOGIES STRUCTURALES
Les affinités entre champ littéraire et champ politique tiennent aussi à des
homologies structurales, qu’on ne fera qu’esquisser ici. Ils ont en commun de se
situer entre, d’un côté, les activités organisées régulées par une instance
monopolistique selon une logique de corps (administration, certaines religions
comme le catholicisme, professions organisées sous formes libérale ou étatique
comme le droit ou la médecine) ou d’appareil (organisations partisanes), de
l’autre, la logique de marché, lieu de rencontre entre une offre et une demande,
cette dernière produisant la valeur des biens échangés. Si aucune activité n’obéit
entièrement à une logique de corps, celle-ci prévaut sur les effets de champ dans
les activités du premier type. De même, si la demande est très souvent
conditionnée, voire produite par l’offre, la logique de marché l’emporte sur les
effets de champ dans nombre d’activités peu autonomisées. Le champ politique
et les champs de production culturelle se situent entre ces deux pôles, se
rapprochant du premier dans des configurations de forte centralisation étatique
(comme les régimes communistes ou ceux à parti unique), et du second dans les
économies de marché (démocraties libérales). Organisé en France autour de
l’Académie des beaux-arts, qui contrôlait le Salon, le champ artistique s’est
constitué au XIXe siècle à la faveur de l’avènement d’un marché structuré par ces
39
nouveaux intermédiaires qu’étaient les galeristes . La logique de champ se
caractérise par l’existence d’une pluralité d’instances spécifiques qui régulent la
concurrence et les rapports de force, telles que les cénacles, revues, prix pour les
champs de production culturelle.
Au sein de ces espaces faiblement réglementés par une instance centrale, la
concurrence réglée prend une forme ouverte, déclarée, à la différence des
univers où la logique de corps l’emporte 40, et où les rivalités – notamment celles
entre les établis et les nouveaux entrants – sont plus feutrées, ces derniers devant
faire allégeance à leurs aînés dans le cadre d’une structure hiérarchisée. Dans les
champs de production culturelle, régis par l’idéologie romantique de l’originalité
du créateur qui, pour exister, doit se distinguer, cette concurrence prend la forme
d’une lutte autour de la définition légitime de l’activité en question – art,
littérature, musique –, les nouveaux venus contestant souvent l’orthodoxie
imposée par les établis. Lutte qui favorise la bipolarisation des enjeux, et leur
politisation par l’importation de logiques, de pratiques et de schèmes issus du
champ politique, comme les catégories de « droite » et de « gauche ».
ALLIANCES, TRANSFERTS, EMPRUNTS

Les alliances, échanges et emprunts entre champ littéraire et champ politique


résultent tantôt des relations d’interdépendance ou de relative indifférenciation
41
(l’éloquence et le genre des mémoires leur sont communs, par exemple ), tantôt
de l’homologie structurale entre ces deux champs (ces deux facteurs,
interdépendance et homologie structurale, étant parfois imbriqués, comme dans
le cas des usages littéraires des notions de « droite » et de « gauche »).
Du fait de leur faible réglementation, les champs littéraire et politique
empruntent au pôle prophétique du champ religieux le charisme personnel
comme mode d’entrée et d’accumulation de capital symbolique (à la différence
du champ bureaucratique ou des professions organisées). Ce modèle prophétique
– qui renvoie à la figure du « démagogue » telle qu’elle est théorisée par Weber
(voir supra) – s’oppose aux formes instituées et institutionnalisées du capital
spécifique du champ (Église, académies, partis). Les avant-gardes littéraires et
politiques tendent à s’organiser en sectes, diffusant un message de rupture
radicale, tout en revendiquant une pureté originelle. Le processus
d’institutionnalisation entraîne une routinisation du charisme et une dilution du
message qui, pour toucher un public de plus en plus vaste, doit opérer des
compromis qui le chargent d’ambiguïté 42. La notion d’avant-garde en art est
elle-même un emprunt au champ politique, de même que la forme politisée que
revêt l’opposition aux tenants des positions dominantes dans le champ. Cette
forme de politisation passe notamment par l’importation de notions politiques
comme celles de « droite » et de « gauche », qui sont « traduites » et réfractées
selon la logique propre du champ (chapitre 1).
Entre champ littéraire et champ politique, le transfert de charisme opère dans
les deux sens. Du champ politique au champ littéraire, la reconnaissance a des
connotations ambiguës une fois l’autonomie acquise, mais cette autonomie
confère une valeur accrue aux transferts de légitimité du champ littéraire au
champ politique, surtout en période de crise ou d’instabilité, quand l’autorité
légale ou traditionnelle est contestée. C’est ce qui advient sous l’occupation
allemande, ou à la Libération (les couples Maurras-Pétain, Malraux-de Gaulle, et
Aragon-Thorez illustrant parfaitement ces échanges ; sur le deuxième couple
voir l’annexe au chapitre 8).
Dans les périodes fondatrices ou en temps de crise, des alliances peuvent se
former entre fractions des champs littéraire et politique, en vue de la
(re)conquête de l’autonomie. L’alliance des libéraux avec nombre d’hommes de
lettres sous la Restauration dans le cadre de leurs luttes pour la liberté
d’expression en témoigne, les procès littéraires constituant une des arènes de ces
43
luttes . L’alliance du Parti communiste clandestin avec les écrivains de
44
l’opposition sous l’occupation allemande en offre un deuxième exemple . Les
politiques d’aide à la création littéraire (et artistique) contemporaine, mises en
place dès les années 1930, moment de fondation de la Caisse nationale des
lettres, et qui prendront, à partir de la réforme de 1975, la forme d’une protection
de l’édition littéraire face aux contraintes économiques accrues, en sont une
troisième illustration, au niveau national 45. Ces alliances se concrétisent par des
manifestes et pétitions, et se pérennisent dans certains cas au sein de
groupements généralement dotés de tribunes dédiées à la cause, telles que la
revue Clarté, revue des intellectuels communistes dans les années 1920,
l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires, le Comité Amsterdam-
Pleyel, ou encore le Comité national des écrivains et son journal Les Lettres
françaises sous l’Occupation, quand elles ne conduisent pas à l’adhésion à un
parti, qui entraîne des tensions entre logique militante et logique intellectuelle et
pose aux écrivains le problème de leur autonomie (voir chapitre 4) 46. Si ces
exemples sont tous liés au Parti communiste, qui a sans doute le plus œuvré pour
rallier des intellectuels dans différentes conjonctures, il n’est pas le seul
concerné. Le Parti populaire français (dont le chef, Jacques Doriot, était certes
issu du Parti communiste) a mené une politique équivalente 47.
L’homologie structurale entre champs favorise l’alliance des dominés des
champs de production culturelle et politique, enclins de part et d’autre à vouloir
redéfinir les règles du jeu, ainsi que l’attestent les liens entre symbolistes et
anarchistes à la fin du XIXe siècle, ou entre les surréalistes et le Parti communiste
avant son institutionnalisation (même s’ils furent de courte durée), ou encore
entre le mouvement futuriste lancé par Marinetti et le fascisme naissant 48. Au
pôle dominant, les alliances passent par des réseaux mondains comme les salons,
les académies (l’Académie française notamment), ou encore la Revue des deux
mondes, qui servent de lieux de recrutement des soutiens à des causes comme le
49
franquisme .
À mesure que le champ politique se professionnalise, la forme d’intervention
des écrivains en son sein évolue du prophétisme à l’expertise. Spécialistes de
l’écrit, les hommes de lettres étaient naturellement désignés pour occuper les
fonctions de censeurs en régime de contrôle de l’imprimé. Sous la démocratie
libérale, ils se voient d’abord confier des tâches de propagande (ou d’agit-prop
au sein des partis), puis, avec l’émergence et l’institutionnalisation d’une
politique culturelle, ils deviennent experts. Si la trajectoire de Malraux est
exemplaire de cette évolution (voir chapitre 8), cette spécialisation s’observe
également au sein du Parti communiste, comme on le verra au chapitre 4.

1. Voir Christophe Charle, La Crise littéraire à l’époque du naturalisme. Roman. Théâtre. Politique,
Paris, Presses de l’ENS, 1979 ; Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit. ; Tristan Leperlier,
Algérie. Les écrivains dans la décennie noire (1988-2003), Paris, CNRS Éditions, « Culture &
Société », 2018.
2. Pierre Bourdieu, « Le marché des biens symboliques », L’Année sociologique, no 22, 1971, p. 49-
126.
3. Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Éd. de
Minuit, « Le sens commun », 1985.
4. Robert Darnton, Bohème littéraire et Révolution. Le monde des livres au XVIIIe siècle, trad. Éric de
Grolier, Paris, Gallimard / Seuil, « Hautes Études », 1983.
5. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit.
6. Albert Cassagne, La Théorie de l’art pour l’art en France chez les derniers romantiques et les
premiers réalistes, Paris, Hachette, 1906, rééd. Ceyzérieu, Champ Vallon, 1997.
7. Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain, op. cit.
8. Marc Martin, Médias et journalistes de la République, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 61. Sur la
professionnalisation du métier de journaliste, voir Christian Delporte, Les Journalistes en France
(1880-1950). Naissance et construction d’une profession, Paris, Seuil, 1998.
9. Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain : 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel
laïque dans la France moderne, Paris, José Corti, 1973, rééd. Gallimard, « Bibliothèque des idées »,
1996.
10. Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales. Europe XVIIIe-XIXe siècles, Paris, Seuil,
1999, rééd. « Points Histoire », 2001.
11. Anne-Marie Thiesse, Écrire la France. Le mouvement régionaliste de langue française entre la
Belle Époque et la Libération, Paris, PUF, « Ethnologies », 1991.
12. Max Weber, « La profession et la vocation de politique », in Le Savant et le Politique [1919], trad.
Catherine Colliot-Thélène, Paris, La Découverte, 2003, p. 151.
13. Pierre Bourdieu, « Genèse et structure du champ religieux », Revue française de sociologie, 1971,
vol. 12, no 3, p. 295-334 (p. 331 pour la citation).
14. Max Weber, Économie et société, op. cit., p. 190-211.
15. Pierre Bourdieu, « Une interprétation de la théorie de la religion selon Max Weber », Archives
européennes de sociologie, vol. 12, no 1, 1971, p. 3-21.
16. Rémy Ponton, « Programme esthétique et accumulation de capital symbolique. L’exemple du
Parnasse », Revue française de sociologie, XIV, 1973, p. 202-220.
17. Christophe Charle, La Crise littéraire à l’époque du naturalisme, op. cit. ; Norbert Bandier,
Sociologie du surréalisme : 1924-1929, Paris, La Dispute, 1999 ; Éric Brun, Les Situationnistes. Une
avant-garde totale (1950-1972), Paris, CNRS Éditions, « Culture & Société », 2014 ; Boris Gobille,
Le Mai 68 des écrivains : crise politique et avant-gardes littéraires, Paris, CNRS Éditions,
« Culture & Société », 2018.
18. Gisèle Sapiro, « Entre individualisme et corporatisme : les écrivains dans la première moitié du
e
XX siècle », in Steven Kaplan et Philippe Minard (dir.), La France malade du corporatisme ?, Paris,
Belin, 2004, p. 279-314 ; voir aussi Gisèle Sapiro et Boris Gobille, « Propriétaires ou travailleurs
intellectuels ? Les écrivains français en quête de statut », Le Mouvement social, no 214, 2006.
19. Pierre Bourdieu, « Questions de politique », Actes de la recherche en sciences sociales, no 16,
1977, p. 55-89 ; « La représentation politique », Actes de la recherche en sciences sociales, no 36-37,
1981, p. 3-24 ; Propos sur le champ politique, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2000 ; Delphine
Dulong, La Construction du champ politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.
20. Max Weber, « La profession et la vocation d’homme politique », in Le Savant et le Politique, op.
cit.
21. Gisèle Sapiro, « Les professions intellectuelles, entre l’État, l’entrepreneuriat et l’industrie », art.
cité.
22. Michel Offerlé (dir.), La Profession politique XIXe-XXe siècles, Paris, Belin, 1999.
23. Pierre Bourdieu, Homo academicus, Paris, Éd. de Minuit, « Le sens commun », 1992 [1984].
24. Michel Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles,
Paris, Presse de Sciences Po, 2009 [1986].
25. Pierre Bourdieu, « La représentation politique », art. cité.
26. Voir notamment Frédérique Matonti, Le Genre présidentiel. Enquête sur l’ordre des sexes en
politique, Paris, La Découverte, « Genre et sexualité », 2017.
27. Roger Chartier, « La génération romantique » (annexe), in Roger Chartier et Henri-Jean Martin,
Histoire de l’édition française, t. II, Paris, Fayard / Cercle de la librairie, 1991, p. 784. Voir aussi
Robert Bied, « La condition d’auteur », in ibid., p. 773-799.
28. Pierre Favre, « Les sciences d’État entre déterminisme et libéralisme. Émile Boutmy (1835-1906)
et la création de l’École libre des sciences politiques », Revue française de sociologie, XXII, no 3,
1981, p. 432-462.
29. Eugen Weber, L’Action française, trad. Michel Chrestien, Paris, Fayard, « Pluriel », 1985.
30. Bastien Amiel, « La tentation partisane. Le Rassemblement démocratique révolutionnaire : une
entreprise politique en construction entre “Libération” et “Guerre froide” », thèse de doctorat,
Nanterre, université Paris-Nanterre, 2017.
31. Éric Brun, Les Situationnistes, op. cit. Sur la notion de champ politique radical, voir Philippe
Gottraux, Socialisme ou barbarie. Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-
guerre, Lausanne, Payot, 1997.
32. Christophe Prochasson et Anne Rasmussen, Au nom de la patrie. Les intellectuels et la Première
Guerre mondiale (1910-1919), Paris, La Découverte, « Textes à l’appui », 1996.
33. Voir Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit.
34. Michel Dobry, « Février 1934 et la découverte de l’allergie de la société française à la
“Révolution fasciste” », Revue française de sociologie, vol. 30, no 3-4, 1989, p. 511-533.
35. Jeannine Verdès-Leroux, « Une institution totale auto-perpétuée : le Parti communiste français »,
Actes de la recherche en sciences sociales, no 36-37, 1981 ; et Au service du Parti. Le Parti
communiste, les intellectuels et la culture (1944-1956), Paris, Fayard / Éd. de Minuit, 1983.
36. Frédérique Matonti, Intellectuels communistes. Essai sur l’obéissance politique. La Nouvelle
Critique (1967-1980), Paris, La Découverte, 2005.
37. Jean-Jacques Renoliet, L’Unesco oubliée. La Société des nations et la coopération intellectuelle
(1919-1946), Paris, Publications de la Sorbonne, 1999.
38. Pascal Ory, La Belle Illusion. Culture et politique sous le signe du Front populaire, 1935-1938,
Paris, Plon, 1994 ; Vincent Dubois, La Politique culturelle. Genèse d’une catégorie d’intervention
publique, Paris, Belin, « Socio-histoires », 1999.
39. Raymonde Moulin, Le Marché de la peinture en France, Paris, Éd. de Minuit, « Le sens
commun », 1967 ; Pierre Bourdieu, Manet. Une révolution symbolique, Paris, Seuil / Raisons d’agir,
2013.
40. Pierre Bourdieu, « Effet de champ et effet de corps », Actes de la recherche en sciences sociales,
no 59, 1985, p. 73.
e
41. Jean-Louis Jeannelle, Écrire ses Mémoires au XX siècle. Déclin et renouveau, Gallimard,
« Bibliothèque des idées », 2008.
42. Pierre Bourdieu, « Une interprétation de la théorie de la religion selon Max Weber », art. cité.
Rémy Ponton, « Programme esthétique et accumulation de capital symbolique », art. cité.
43. Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain, op. cit., première partie.
44. Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., chapitre VII.
45. Gisèle Sapiro, « Entre individualisme et corporatisme », art. cité.
46. Nicole Racine-Furlaud, « L’AEAR », Le Mouvement social, no 54, 1966, p. 29-47 ; Gisèle Sapiro,
« Les conditions professionnelles d’une mobilisation réussie : le Comité national des écrivains », Le
Mouvement social, no 180, 1997, p. 179-191 ; Frédérique Matonti, Intellectuels communistes, op. cit.
47. Voir Laurent Kestel, La Conversion politique. Doriot, le PPF et la question du fascisme français,
Paris, Raisons d’agir, 2012.
48. Christophe Charle, La Crise littéraire à l’époque du naturalisme, op. cit. ; Norbert Bandier,
Sociologie du surréalisme, op. cit.
49. Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., chapitre IV.
1

De l’usage des catégories de « droite »


et de « gauche » dans le champ littéraire

Lorsqu’on me demande si la coupure entre partis de droite et partis de


gauche, hommes de droite et hommes de gauche, a encore un sens, la
première idée qui me vient est que l’homme qui pose cette question n’est
certainement pas un homme de gauche.
Alain, 1931

Socialement, nous sommes Robert et moi des intellectuels de gauche.


Simone de Beauvoir, Les Mandarins,
Gallimard, 1954, rééd. « Folio »

En tant que catégories fondamentales de l’entendement politique, les notions


de droite et de gauche sont spontanément mobilisées par l’histoire culturelle
pour classer les attitudes politiques des intellectuels. Or, si l’histoire des idées
s’est penchée sur les contenus idéologiques qu’elles recouvrent et sur leur
redéfinition avec la transformation des enjeux politiques, ces notions
préconstruites sont rarement interrogées en tant que telles. L’approche
essentialiste soulève pourtant deux écueils épistémologiques. Le premier
concerne la pertinence de l’usage de cette opposition binaire comme principe de
classement. Pertinence qu’on ne niera pas ici, à condition de ne pas faire
l’économie d’une réflexion sur les modalités d’application, ou plutôt de
transposition de cette opposition dans les univers culturels – ici le champ
littéraire –, et sur les paramètres spécifiques auxquels elle doit être rapportée en
leur sein. Le second écueil découle du premier : si ces catégories offrent
l’avantage d’être des schèmes de perception auxquels les acteurs et leurs
contemporains (journalistes, critiques) recourent fréquemment pour classer et se
classer, elles présentent aussi, pour les mêmes raisons, un risque, celui de la
fausse familiarité, qui ne peut être surmonté qu’au prix d’un travail
d’historicisation du système de classement indigène et de la signification sociale
des catégories qui en sont le produit dans l’univers spécifique que nous étudions.
Sans prétendre apporter des réponses exhaustives à ces difficultés, nous
essaierons d’indiquer ici quelques réflexions à partir de notre étude sur le champ
littéraire français des années 1920 aux années 1950, période de forte
mobilisation des écrivains sur la scène politique. Période aussi de fixation et
d’universalisation des notions de « droite » et de « gauche » comme catégories
principales de l’identification politique en France. Nous insisterons plus
particulièrement sur deux dimensions bien connues, mais souvent occultées dans
les démarches empiriques, de la polarité spatiale comme schème de perception
du monde social, à savoir l’asymétrie et le principe relationnel (fût-il répulsif)
sans quoi aucun des deux pôles n’existe.
Apparues sous la Révolution française, les catégories politiques de « droite »
et de « gauche » se sont progressivement fixées dans le vocabulaire
parlementaire, mais ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle qu’elles se substituent à
d’autres catégories de perception politique comme « rouges » et « blancs » pour
devenir les catégories fondamentales de la perception politique, d’abord au sein
des frontières qui les ont vu naître – la France –, puis par-delà 1.
L’universalisation de ces désignants spatiaux comme catégories de
l’entendement politique tient à la fois à leur simplicité et à leur permutabilité de
catégories discontinues en un continuum, par le procédé de redoublement (la
gauche a elle-même une gauche et une droite) ou par l’introduction d’un centre,
qui permet à son tour d’autres nuances, telles que centre gauche, centre droit,
extrême gauche, extrême droite (ces nuances furent adoptées dès la
Restauration) 2. Mais elle est aussi largement redevable à leur force de
suggestion en tant que schèmes fondamentaux de di-vision du monde.
Dans son étude sur « La prééminence de la main droite », Robert Hertz
montrait que non seulement l’asymétrie organique entre la main droite et la main
gauche ne suffisait pas à expliquer le privilège social dont jouissait
universellement la main droite, mais que le système de représentations
préexistant, qui oppose le sacré au profane, le noble au commun et au vil, la
force à la faiblesse, le principe masculin au principe féminin, le côté droit au
3
côté gauche, contribuait à cette asymétrie organique . Étroitement liée à l’ordre
religieux, la latéralisation à droite est un des traits les mieux partagés par les
sociétés traditionnelles, et elle persiste sous des formes laïcisées dans les sociétés
industrialisées.
En 1789, l’adoption de l’opposition horizontale entre côté droit et côté
gauche de l’Assemblée symbolisait la rupture avec un ordre social hiérarchisé et
avec sa représentation verticale de haut en bas. Cependant, on a pu établir des
continuités entre la bipartition de l’Assemblée de 1789 et la répartition des
places dans les États généraux (avec notamment le retour du clergé à sa place
d’origine, qui était du côté droit) 4. En fait, sous l’apparence de la neutralité, de la
symétrie et de la réversibilité qui découlent de la représentation spatiale
horizontale – par opposition à la représentation verticale qui prédomine dans les
sociétés où la hiérarchie sociale est codifiée dans la loi –, les catégories
politiques « droite » et « gauche » demeurent sémantiquement chargées des
représentations associées à l’opposition culturelle fondamentale, la droite ayant
partie liée avec le noble et étant susceptible d’une translation vers le haut, la
gauche avec l’ignoble et tendant vers le bas, et traduisent la nouvelle vision
hiérarchique du monde social qui oppose « l’élite » au « peuple ».
Mais à la différence de la latéralisation à droite qui caractérise la grande
majorité des systèmes de représentation du monde, la politique moderne apparaît
sémantiquement latéralisée à gauche (sinistrisme) 5. C’est, explique le politiste
canadien Jean Laponce, que la politique doit être elle-même resituée dans un
système d’ensemble où, la religion occupant toujours le côté droit, la politique
est d’emblée renvoyée à gauche, puisqu’elle menace l’ordre immuable qui
découle de la vision religieuse du monde 6. En témoigne du reste le mépris que
les tenants de l’ordre et les représentants de « l’élite » sociale manifestent dès les
débuts de la Troisième République à l’égard de la politique : assimilée au
parlementarisme, celle-ci apparaît, on y reviendra, comme vulgaire, sale, vile et
avilissante. Plus volontiers nommée que la droite et plus souvent revendiquée
comme étiquette politique, la gauche détermine aussi largement la carte
politique, l’émergence de nouveaux mouvements en son sein (le socialisme, puis
le communisme) entraînant rituellement le déplacement du jeu parlementaire. À
droite, en revanche, l’appellation, d’abord adoptée par certains partis, est vite
7
abandonnée , et on tend de ce côté à nier l’existence d’une droite et d’une
gauche 8. Certes, ce phénomène découle en partie de la moindre unité des
mouvances de droite, traversées notamment par l’opposition entre
républicanisme et antirépublicanisme. Mais c’est aussi l’expression du
sinistrisme évoqué plus haut. Le conservatisme se caractérisant par l’acceptation
de l’ordre établi comme allant de soi, il ne se constitue comme attitude politique,
voire comme « réaction » 9, que lorsque cet ordre est menacé ou remis en cause
sur sa gauche.
Ces préalables étaient nécessaires pour aborder la question qui nous intéresse
ici, à savoir les conditions de transposition des catégories de droite et de gauche
dans le champ littéraire et leur signification sociale. Après quelques hypothèses
sur l’importation de ces catégories comme schèmes de classement dans le champ
littéraire et sur leur fonction, on esquissera, à partir d’une enquête statistique, un
portrait sociologique de l’écrivain de droite et de l’écrivain de gauche dans
l’entre-deux-guerres, tout en indiquant les limites d’une telle approche. Puis on
s’interrogera sur les fondements littéraires du sinistrisme dans le monde des
lettres à cette époque, avant d’aborder le renversement du rapport de force entre
la « gauche » et la « droite » du champ littéraire à la Libération et l’avènement
d’une véritable gauche littéraire autour de Sartre et des Temps Modernes.
L’importation de l’opposition droite/gauche
dans le champ littéraire
Francis Haskell 10 rappelle ce que le langage artistique doit à la politisation
générale de la vie induite par la Révolution française : c’est alors que des termes
comme « avant-garde », « réactionnaire » ou « anarchiste » entrent dans le
répertoire de ceux qui écrivent sur les arts. Mais si l’on peut dater de la
Révolution la propension à mettre en relation le style et la politique, le recours
au vocabulaire politique dans la critique d’art ne devient une pratique courante
que dans la période romantique, et plus précisément dans le deuxième quart du
e
XIX siècle. Ainsi, Stendhal introduisit sa critique du Salon de 1824 par la
déclaration suivante : « Mes opinions, en peinture, sont celles de l’extrême
gauche », les dissociant de ses opinions politiques qui, elles, étaient « centre
gauche » 11. Mais un tel usage du vocabulaire parlementaire, provocateur chez
Stendhal, reste isolé. En outre, le processus d’autonomisation du champ littéraire
par rapport aux pouvoirs politique, religieux et économique remet en cause la
légitimité du recours au langage politique en matière de littérature 12. Ce
processus est dû à la fin du mécénat et à l’industrialisation du marché du livre au
e
XIX siècle, qui fait naître, contre la loi du marché, la revendication d’une valeur
esthétique distincte de la valeur marchande des œuvres (reconnaissance des pairs
contre succès de vente), puis à la différenciation progressive des activités
littéraire, politique, journalistique et à la professionnalisation des acteurs de
chacun de ces espaces à partir du début du XXe siècle.
La transformation des pratiques politiques avec l’avènement du régime
démocratique sous la Troisième République contribue aussi à en éloigner les
écrivains, ces aristocrates de la pensée et du verbe, qui ne cachent pas leur
mépris à l’égard de la « cuisine parlementaire ». Ce n’est pas un hasard si, à un
moment où le marché du livre connaît une expansion et une crise sans
précédents 13, ces deux phénomènes – capitalisme et démocratie – sont
étroitement associés dans les représentations indigènes, les valeurs négatives
dont est marqué le premier servant à stigmatiser le second et vice-versa : intérêts
particuliers, démagogie, clientélisme, quête de suffrages, loi du marché et loi du
nombre, ces quelques expressions suffisent à résumer les principes de répulsion
qui dictent les représentations qu’ont les écrivains du capitalisme et de la
démocratie, principes de répulsion qui trouvent leur fondement dans
l’incompatibilité des valeurs que promeuvent ces deux systèmes avec la
conception élitiste de la pratique littéraire et avec le rapport au langage qu’elle
suppose 14 : « La langue française est une langue savante, elle est aristocrate par
nature et par contexture ; elle a tout à souffrir de la démocratie », disait Charles
15
Maurras dans un entretien avec Frédéric Lefèvre en 1923 . Le succès de
l’Action française dans le champ littéraire doit beaucoup à la double
dénonciation de la démocratie et du règne de l’argent dans les lettres, sur
laquelle se fonde une doctrine qui rend à la politique ses titres de noblesse en
l’ancrant dans une philosophie sociale et dans une théorie esthétique. C’est donc
en dépit de cet antagonisme entre le parlementarisme et l’élitisme des gens de
lettres, et malgré les résistances d’une partie d’entre eux, que le vocabulaire
politique s’est acclimaté dans la « République des lettres ».
L’importation des catégories politiques de droite et de gauche comme
schèmes classificatoires dans le champ littéraire procède d’un double
mouvement, celui de l’universalisation des catégories spatiales comme
signifiants de l’identité politique au début du XXe siècle et celui de la légitimation
des catégories politiques comme système de classement pertinent au sein du
champ littéraire.
Ce n’est qu’à partir du début du siècle que les notions de droite et de gauche,
restées jusque-là confinées à la pratique parlementaire, font leur entrée dans les
campagnes électorales, et deviennent les « catégories primordiales de l’identité
politique 16 ». Cette transformation du vocabulaire politique est le fruit du
concours de plusieurs facteurs, en particulier la montée en puissance des
socialistes, qui modifient les règles du jeu parlementaire, l’émergence des partis,
le ralliement d’une fraction des conservateurs à la République, l’apparition du
« nationalisme », et surtout la bipolarisation engendrée par l’affaire Dreyfus :
« Droite et gauche vont s’imposer alors comme les noms par excellence de ces
deux France qui s’affrontent passionnément sur l’essentiel, la vérité, la justice, la
religion, la nation, la révolution 17. » Manifeste dès les élections de 1902, qui
voient la victoire du « Bloc des gauches », leur adoption se confirme dans les
luttes sur la question religieuse au moment de la séparation de l’Église et de
l’État, et elle se généralise lors des élections de 1906. À la veille de la Première
Guerre mondiale, leur usage est définitivement consacré. Ce phénomène doit
sans doute être également rapporté à l’émergence, au tournant du siècle, d’un
groupe de professionnels de la politique qui ont joué le rôle de médiateurs dans
18
le processus de politisation de la population française , et au fulgurant essor du
19
tirage de la presse, qui assure à ces catégories une plus large notoriété .
Facteur exogène au monde littéraire en ce qu’elle relève d’une évolution du
langage propre à l’activité politique à un moment où celle-ci se spécialise, la
généralisation de l’usage des catégories spatiales comme marqueurs
idéologiques n’en est donc pas moins liée à la conjoncture historique qui a vu
naître les « intellectuels » comme groupe social et comme force politique :
20
l’affaire Dreyfus . La politisation des intellectuels à cette époque, et surtout leur
engagement collectif, peut être interprétée comme une réaction à la
professionnalisation des hommes politiques sous le régime de démocratie
parlementaire, laquelle menace de déposséder les profanes de la parole politique.
La large mobilisation des écrivains dans les deux camps opposés, dont Barrès et
Zola sont les figures de proue, le recours aux pétitions des deux côtés, la
consolidation de cette bipartition dans les sociabilités (les salons littéraires se
clivent politiquement), et enfin son institutionnalisation sous forme
d’associations et de ligues (Ligue des droits de l’homme, Ligue de la patrie
française) devaient favoriser l’importation des clivages politiques comme mode
de classement pertinent dans le champ littéraire. C’est surtout le cas de la ligue
d’Action française, fondée par Charles Maurras, et à laquelle Albert Thibaudet
attribue un rôle de premier plan dans l’acclimatation de l’opposition
droite/gauche au sein du monde des lettres : « Non certes qu’elle l’ait créée, ni
même habituellement employée. Mais elle a été le premier journal politique qui
soit sorti de milieux exclusivement littéraires […]. L’habitude s’est établie
d’appeler écrivains de droite les amis de l’“Action française”, écrivains de
gauche les héritiers des publicistes dreyfusiens 21. »
Si l’affaire Dreyfus a joué un rôle de catalyseur, elle ne suffit pas, cependant,
à expliquer la fortune que connaît le classement droite/gauche dans le champ
littéraire de l’entre-deux-guerres. Entre la fixation d’un principe de classement
des écrivains selon leurs attitudes politiques, qui ne serait qu’un classement
parmi d’autres, et la légitimation du recours au vocabulaire politique comme
principe de catégorisation englobant les postures éthiques et esthétiques, voire
comme mode de démarcation des positions dans le champ littéraire, il y a saut
qualitatif et non relation de cause à effet. Sous réserve d’une investigation plus
poussée, on peut déjà dégager les facteurs endogènes qui ont favorisé ce
processus d’importation du classement droite/gauche. En tant qu’espace où la
lutte pour la conservation ou la transformation des rapports de force prend une
forme ouverte et recoupe très largement les clivages entre « vieux » et
« jeunes », « orthodoxie » et « hétérodoxie », le champ littéraire est un espace
propice à la bipolarisation, trait qu’il partage avec le champ politique. Cette
spécificité sous-tend d’ailleurs la large mobilisation des écrivains pendant
l’affaire Dreyfus, mobilisation qui procède aussi des transformations du champ
intellectuel avec l’expansion de l’Université républicaine 22. L’apparition d’une
droite littéraire, qui a contribué à la politisation du monde des lettres, comme on
l’a dit, est fortement liée à ces transformations. Mais l’adoption du classement
droite/gauche dans le champ littéraire tient aussi à son aptitude à se greffer sur
des oppositions préexistantes (comme arrière-garde vs avant-garde), selon le
procédé de la réplication 23, et sur la géographie littéraire (rive droite/rive
gauche). En 1929, Bernard Grasset note ainsi : « On dit, en peinture, “pompier”
et “avant-garde”, en littérature “gauche” et “droite”. C’est toujours la même
chose c’est “le pour et le contre” de ce qui se faisait hier 24. » Comme l’écrit
Pierre Bourdieu :

[…] l’opposition entre la droite et la gauche qui, dans sa forme


fondamentale, concerne la relation entre les dominants et les
dominés, peut aussi, au prix d’une première transformation, désigner
les relations entre fractions dominantes et fractions dominées de la
classe dominante, les mots « droite » ou « gauche » prenant alors un
sens proche de celui qu’ils revêtent dans des expressions comme
théâtre « de rive droite » ou « de rive gauche » ; [elle] peut même, à
un degré supplémentaire de déréalisation, servir à distinguer deux
tendances rivales d’un groupe artistique ou littéraire d’avant-garde,
et ainsi de suite 25.

Devenue un relais essentiel de l’accès au grand public, la presse est le lieu


où s’effectuent ces transferts de sens de l’univers politique au monde littéraire, et
elle a sans doute joué un rôle décisif dans ce processus, relayée par certaines
fractions du champ littéraire qui y trouvent un moyen d’asseoir leur position, en
un temps de transformation du marché et des modes de consécration, avec
l’apparition des jurys littéraires.
La constitution d’une extrême droite littéraire au tournant du siècle a pu être
interprétée comme le signe d’un dextrisme du monde des lettres à cette époque.
Et de fait, la forte mobilisation idéologique de la droite littéraire s’opère alors en
réaction au scientisme triomphant, aux réformes scolaires (celle, notamment, de
l’enseignement secondaire, en 1902, qui remet en cause l’hégémonie de la
culture classique et du latin en introduisant une filière moderne scientifique), au
développement de l’Université républicaine et de la Nouvelle Sorbonne, qu’on
accuse de fabriquer du « prolétariat intellectuel » 26. Elle est aussi une réplique à
la diffusion de l’internationalisme socialiste à l’École normale supérieure 27. Sous
ce rapport, l’évolution de Charles Péguy, normalien, socialiste, dreyfusard, vers
le catholicisme et le nationalisme traduit les contradictions induites par sa
position entre champ universitaire et champ littéraire. En ce sens, la mobilisation
collective des intellectuels dans l’affaire Dreyfus masque les clivages qui
structurent le champ intellectuel émergeant, en particulier la rivalité entre
écrivains et professeurs – représentés par l’Académie française d’un côté, la
Nouvelle Sorbonne de l’autre – pour le monopole de la légitimité intellectuelle,
rivalité qui recoupe, dans l’imaginaire lettré, le clivage social entre héritiers et
boursiers, ce qui n’est pas dénué de fondement social 28. Dans La République des
professeurs (1927), Albert Thibaudet l’identifie aux clivages géographiques
entre Paris et province, rive droite et rive gauche, et bien sûr à la polarité
politique droite/gauche 29. Mais la réalité de ces rapports de concurrence entre
champ littéraire et champ universitaire, et leur traduction sur le terrain politique
et social ne doivent pas occulter les divisions internes à chacun de ces univers,
selon des principes homologues, comme en témoignent les prises de position des
uns et des autres pendant l’affaire Dreyfus 30.
Les clivages politiques peuvent être ainsi une manière de marquer les
conflits de générations au sein du champ littéraire. Le nationalisme et le goût de
l’ordre revendiqués par la génération qui s’affirme vers 1910, tels qu’ils
ressortent de l’enquête d’Agathon sur Les Jeunes Gens d’aujourd’hui (1913), se
veulent en réaction contre l’anarchisme littéraire des aînés symbolistes, comme
l’explique Georges Valois :

Vers 1895, c’était l’apogée de l’anarchisme littéraire et


philosophique. […] Pendant dix ans, la jeunesse subit l’influence de
tous les écrivains qui représentent l’anarchie morale, intellectuelle et
politique. Elle était socialiste, révolutionnaire, anarchiste. Il y avait
certainement une autre jeunesse de tendance traditionaliste. Mais elle
était absolument ignorée. […] Quinze ans plus tard, renversement
total des positions 31.

Ces clivages peuvent encore renvoyer au cloisonnement des deux circuits de


production et de diffusion, large et restreint. Les catégories spatiales sont ainsi
parfaitement ajustées à la géographie littéraire qui oppose, dès la première
décennie du siècle, rive droite et rive gauche, grande presse et petites revues
(Mercure de France, Nouvelle Revue française), théâtre de boulevard et théâtre
de recherche (Odéon, Vieux-Colombier), Académie française et académie
Goncourt, « académisme » et « création » 32. Expression du développement des
petites revues, mais aussi de l’expansion de la presse et de la
professionnalisation des journalistes 33, la « guerre des deux rives » semble être à
son comble à la veille de la Première Guerre mondiale 34. Cependant, elle n’est
pas encore explicitement traduite en termes politiques. Si le classement
droite/gauche est absent de l’enquête d’Agathon de 1913 sur Les Jeunes Gens
d’aujourd’hui, qui invoque tantôt l’opposition traditionnaliste/révolutionnaire,
tantôt les familles idéologiques (anarchiste, socialiste ou monarchiste) 35, on le
voit en revanche apparaître la même année sous la plume d’Alfred Capus.
Fraîchement promu académicien, cet auteur de comédies à succès s’inquiète, à
propos de l’importance prise par les prix littéraires, de ce que la gloire dépende
de plus en plus de critères étrangers au mérite ; et d’ajouter : « Il est
indispensable aussi que l’œuvre soit dite “de droite” ou “de gauche” de façon
que l’on sache immédiatement à quoi s’en tenir suivant les opinions que l’on
a 36. » Ainsi, l’identification politique des œuvres est désormais suspecte
d’intervenir dans leur sélection et leur évaluation, à un moment de
transformation des modes de consécration.
Le rapprochement entre la caractérisation politique des œuvres et les prix
littéraires n’est, en effet, pas fortuit. L’imposition du classement droite/gauche
comme mode de perception du champ littéraire trouve un terrain d’application
tout désigné dans l’apparition des nouvelles instances déléguées pour orienter le
goût du public que sont les jurys littéraires. L’assimilation du fonctionnement de
ces assemblées de pairs qui se prononcent par le vote à la majorité aux pratiques
parlementaires favorise la généralisation des catégories de droite et de gauche
comme principe de différenciation pertinent dans le monde des lettres. D’autant
qu’elles se greffent sur des représentations préexistantes. À l’Académie
française, qui détenait le monopole de la consécration institutionnelle jusqu’à la
fin du XIXe siècle, on avait coutume de distinguer deux camps, celui des écrivains
« professionnels » et celui des gens du monde « amateurs » 37. L’affaire Dreyfus
a entraîné une redistribution des cartes, avec l’adhésion quasi immédiate de
vingt-deux académiciens, écrivains inclus, à la Ligue de la patrie française 38. Les
écrivains de l’Académie sont désormais divisés entre la « droite » et la
« gauche » académiques, bipartition qui correspond grosso modo au clivage
politique républicanisme vs antirépublicanisme, mais aussi, on y reviendra, à des
oppositions d’ordre littéraire.
Mais ce sont surtout les batailles électorales à l’académie Goncourt, fondée
en 1903, qui fixent la propension à percevoir les enjeux littéraires selon les
catégories de gauche et de droite. Car, à la différence de la Coupole où le vote
reste secret, la jeune académie rend son scrutin public. Le retentissement de ce
prix annuel décerné à un roman, qui va croissant à mesure qu’il devient un
événement médiatique et, du coup, un enjeu économique pour l’édition, est une
nouveauté dans le champ littéraire 39. Il transforme radicalement les modes de
consécration et, du coup, les principes de régulation du marché éditorial, tandis
que la divulgation des bagarres électorales alimente la mise en scène médiatique
de la vie littéraire.
L’académie Goncourt paraissait prédisposée à incliner à gauche par son
affiliation au naturalisme, par son opposition revendiquée à l’Académie
française, et par la position sociale de ses membres, puisque le testament
d’Edmond de Goncourt interdisait la cooptation de « seigneurs » et d’hommes
du monde amateurs. Mais l’éclatante prise de position d’Émile Zola en faveur de
la révision masquait la division qu’avait en réalité occasionnée l’affaire Dreyfus
au sein de l’école naturaliste 40. Le ralliement de Léon Daudet à l’Action
française en 1904 eut tôt fait de détromper ces attentes, et fixa la représentation
de l’existence de deux camps politiques chez les Goncourt, la « gauche »
politique y ayant un porte-parole de choix en la personne de Lucien Descaves,
passionné de la Commune et antimilitariste notoire, autrefois poursuivi en justice
pour son roman Sous-Offs (1889). Les stratégies des jurés pour échapper à ces
classifications politiques ne font que les renforcer. En 1917, Lucien Descaves,
qui soutenait avec son adversaire politique Léon Daudet la candidature de
Courteline au couvert d’Octave Mirbeau, écrivait ainsi au président Gustave
Geoffroy : « Je vote jusqu’à la gauche pour mon candidat de droite (paraît-il) :
Georges Courteline 41. »
La conjoncture de la guerre accentua la propension à interpréter
politiquement les choix des jurés. Si le prix décerné en 1916 au Feu de Barbusse
apparut comme une victoire du camp de la gauche pacifiste, celui de 1919, qui
revint à Proust contre Dorgelès, auteur des Croix de bois, fut perçu dans la
presse de gauche, de L’Humanité à L’Œuvre, comme une victoire de la
« droite » de l’assemblée menée par Léon Daudet. Anticipant sur les enjeux du
vote dans L’Œuvre du 10 décembre 1919, André Billy posait que « la lutte sera
circonscrite entre deux favoris, celui de la droite qui est Marcel Proust pour son
livre À l’ombre des jeunes filles en fleurs et l’autre, Roland Dorgelès », et
Gabriel Reuillard traita Proust d’« homme du monde, un de ces ronronneurs de
salons mondains, abrités dans l’ombre des jeunes filles en fleurs – qu’ils disent –
qui décrocha le coquetier sur le rond du haut, à droite, très à droite 42… » (ainsi
s’exprime, dans le champ littéraire, ce sinistrisme sémantique qui condamne la
droite à être nommée et dénoncée comme telle par la gauche). L’année suivante,
la désignation – au grand dam de Léon Daudet – de René Maran pour Batouala,
sous-titré « Véritable roman nègre », où il dénonçait les mœurs de
l’administration coloniale, fut acclamée par la presse de gauche 43.
Témoin de leur acclimatation au sein du champ littéraire, les catégories
politiques tendent, comme le montre le cas de Proust, à se détacher non
seulement des attitudes politiques effectivement prises par les écrivains et de
l’opposition entre dreyfusards et antidreyfusards – Proust avait été, rappelons-le,
dreyfusard –, mais aussi des contenus idéologiques réels ou supposés des
œuvres, pour se greffer sur l’opposition préexistante entre deux images sociales
de l’écrivain, le mondain et le bohème, qui départage le monde des lettres depuis
la Révolution française 44 (Dorgelès, qui n’était pas un homme de gauche, avait
appartenu à la bohème montmartroise). Dénonçant dans Le Figaro, à propos
d’une critique qu’André Billy avait antérieurement consacrée à Proust dans
L’Œuvre, la tendance du jour à s’intéresser au personnage de l’auteur, à son âge,
sa condition sociale, son style de vie, au lieu de traiter de l’œuvre, le critique
d’art Jacques-Émile Blanche la rapprochait des méthodes électorales : « Dans la
critique, s’introduisent les “ficelles” de l’agent électoral 45. »
La nouvelle donne politique au sortir de la guerre, dans une conjoncture de
perte relative de l’autonomie du champ littéraire, trouve une traduction assez
directe dans le champ intellectuel. L’internationalisme pacifiste dans sa version
communiste a ainsi un représentant de choix en la personne d’Henri Barbusse,
qui appelle en 1919 à la constitution d’une Internationale des intellectuels et
prend la direction du mouvement Clarté, proche des conceptions de la IIIe
Internationale 46. Dans sa version humaniste, il est mené par la figure non moins
emblématique de Romain Rolland, derrière lequel se sont rangés nombre
d’écrivains pour signer la « Déclaration d’indépendance de l’esprit ». Cette
dernière suscite immédiatement la riposte des intellectuels nationalistes et
catholiques : le manifeste intitulé « Pour un parti de l’intelligence », et rédigé par
le critique catholique proche d’Action française Henri Massis, proclame son
adhésion aux idées conservatrices et nationalistes, et il adopte comme principe :
47
« l’intelligence nationale au service de l’intérêt national ». Face à ces pétitions
largement diffusées, la prise de position du directeur de La Nouvelle Revue
française, Jacques Rivière, qui se donnait, au contraire, pour objectif de « faire
cesser cette contrainte que la guerre exerce encore sur les intelligences » et
revendiquait l’autonomie des critères esthétiques, a du mal à se faire entendre 48.
L’Action française, sortie victorieuse de la guerre, et le Parti communiste,
nouveau-né, contribueront très largement à la politisation des enjeux littéraires
dans l’entre-deux-guerres.
L’usage des catégories politiques comme mode de classement, voire comme
mode de démarcation des positions dans le champ littéraire, se généralise
d’autant mieux qu’elles viennent combler le vide créé par la disparition des
écoles littéraires. L’adoption d’une conception esthétique définie par des
e
procédés formels et des thématiques privilégiées, qui, pendant tout le XIX siècle,
avait caractérisé les stratégies de distinction des groupes, n’est plus guère que le
fait des avant-gardes, et même dans leur cas, elle ne suffit plus pour s’imposer
sur la scène littéraire : c’est à travers un engagement éthique – la prise de
position collective contre la guerre du Rif en 1925 – que le groupe surréaliste
affirme son identité et assoit sa position 49. Faisant écho à l’attrait des
symbolistes pour l’anarchisme, la politisation de cette avant-garde renforce
d’ailleurs à son tour la propension à assimiler les attitudes esthétiques aux
postures idéologiques, déjà inscrite dans l’usage même du terme d’avant-garde.
Plus généralement, les écoles littéraires font désormais place à des
mouvements qui rassemblent sur une base identitaire des écrivains nouveaux
venus ou marginaux : littérature régionaliste, littérature catholique, littérature
populiste, littérature prolétarienne… 50 Si ces formes de regroupement traduisent
le plus souvent un rapport de force malheureux au sein du champ littéraire –
écrivains originaires de la province qui ne parviennent pas à se forger une
véritable position sur la scène parisienne, prétendants plus ou moins démunis des
ressources économiques, sociales et/ou culturelles nécessaires pour accéder aux
instances de légitimation les plus prestigieuses telles que La NRF, ou encore
pour pénétrer les salons et les milieux mondains –, elles s’accompagnent de
revendications éthiques, voire politiques, qui leur confèrent une plus large
visibilité et leur permettent, en misant sur un public ciblé, de se faire une place
dans la production éditoriale.
Au XIXe siècle, la littérature constituait souvent un marchepied vers la
politique, trajectoire dont Maurice Barrès est encore à cette date un illustre
représentant. À l’inverse, à partir de 1920, la politique, quoique souvent
dénigrée, devient pour nombre de prétendants un mode d’accès au champ
littéraire (certes, par la « petite porte », ou par la porte de l’hétéronomie), un
mode de socialisation, et bientôt un mode de démarcation des positions.
Cette introduction de la logique politique doit être rapportée d’un côté à la
transformation de l’offre politique – les tribunes que les partis offrent aux
écrivains dans la presse d’opinion, les tâches qu’ils leur confient en leur sein, et
la politique d’ouverture aux intellectuels telle que la pratique le PCF à partir de
51
1932 –, de l’autre aux transformations de l’édition et de la presse. Les tribunes
intellectuelles tendent désormais à se définir selon leur orientation idéologique.
On voit ainsi apparaître à cette époque, en étroite liaison avec les stratégies des
éditeurs en quête de nouveaux publics, des hebdomadaires politico-littéraires à
forts tirages – à droite Candide en 1924, Gringoire en 1928, Je suis partout en
1930 (bientôt fasciste) puis 1933…, à gauche Monde en 1928 (communiste),
Marianne en 1932 (radical), Vendredi en 1935 (gauche antifasciste). De même,
bien que limité à un circuit de diffusion plus restreint, un ensemble de nouvelles
revues à coloration idéologique se démarque, d’un côté, des revues généralistes
comme La Revue des deux mondes, et de l’autre, des grandes revues littéraires
comme Le Mercure de France ou La Nouvelle Revue française : ce sont La
Revue universelle, lancée en 1920 (catholique proche d’Action française), Clarté
en 1921 (communiste), Europe en 1923 (gauche pacifiste puis communiste),
Réaction en 1930 (royaliste catholique), Esprit en 1932 (personnalistes
chrétiens), Commune en 1933 (communiste), etc. Enfin, si l’expérience de la
guerre, à laquelle une part importante de la production romanesque est
consacrée, favorise l’introduction des idéologies dans l’univers de la fiction,
comme c’est le cas dans Le Feu de Barbusse, auquel le prix Goncourt a assuré
un large retentissement, il faut aussi compter avec la transformation des
pratiques journalistiques, et en particulier l’apparition du grand reportage, qui
renouvelle les thèmes romanesques, comme le montre l’exemple des romans de
52
Malraux consacrés aux guerres civiles révolutionnaires .
Cette politisation suscite des résistances qui renforcent, en les énonçant, ces
représentations. Julien Benda dénonce ainsi, en 1927, La Trahison des clercs qui
sacrifient les hautes exigences de leur art aux passions partisanes 53. En 1930,
Marcel Arland déplore cette substitution du jugement politique au jugement
esthétique :

Je ne vois pas un moins grand danger dans la contamination que la


politique impose aujourd’hui à la littérature. Les attaques de
M. Julien Benda n’y ont rien changé. Un écrivain, qu’il le veuille ou
non, est contraint de compter avec les partis politiques. Il ne peut
54
écrire un livre qui ne soit aussitôt jugé de droite ou de gauche .

L’enquête de Beau de Loménie Qu’appelez-vous droite et gauche ? consacre


en 1931 l’usage de ces catégories dans le champ de production idéologique,
même si un certain nombre des personnes interrogées récusent leur pertinence.
« Ce n’est plus qu’en parlant des écrivains qu’on dit couramment : un Tel est de
droite, ou un Tel est de gauche », répond Albert Thibaudet 55, qui n’en propose
pas moins l’année suivante, dans son livre Les Idées politiques de la France, un
essai de classification des idées de « droite » et de « gauche » : à droite, il range
le traditionalisme, le libéralisme, l’industrialisme, à gauche, le jacobinisme et le
socialisme, ainsi que la démocratie chrétienne qui « démarre vers la gauche » 56.
De fait, le classement précède pour une bonne part et annonce la forte
mobilisation politique des écrivains dans les années 1930, dont la prise de
position de Gide, symbole de l’artiste détaché du monde, en faveur du
communisme en 1932 est le signe – et le signal – le plus visible. Cette
politisation s’accentue nettement après le 6 février 1934, avec la bipartition entre
une droite néopacifiste et une gauche antifasciste. La place croissante faite à
l’actualité dans ce bastion de la littérature pure qu’est La NRF, sous la pression
57
de Gaston Gallimard, d’André Gide et de Malraux, est à cet égard significative .
Malgré les efforts du directeur de La NRF, Jean Paulhan, pour y maintenir un
équilibre entre « droite » et « gauche », et la préserver de tout dogmatisme,
celui-ci se voit reprocher en 1935 la dérive politicienne de la revue par François
Mauriac : « […] même si la n.r.f. avait pris position à droite, j’aurais le
sentiment qu’elle a perdu cette année sa raison d’être. […] Peut-être, hélas, le
temps est-il passé où une revue littéraire pouvait juger d’assez haut les
événements pour n’en être pas la victime 58 ». En 1937, Jean Paulhan écrit à
Marcel Arland :

Je ne persiste pas moins à croire que c’est plus que jamais le rôle de
La NRF de ne pas se mêler directement à la lutte des partis. La
bassesse de certains jugements de valeur, plus visible encore dans
Europe, Commerce, etc. que dans Candide ou l’Action fr[ançaise]
(laquelle se pique souvent d’être juste), nous avertit assez. Mais du
moins que notre impartialité ne soit pas pur détachement. Je voudrais
que la NRF fût impartiale avec passion 59.

Mais quand en 1938, Paulhan consulte différents collaborateurs de la revue


sur l’orientation à lui donner pour marquer davantage son unité, il la compare à
Europe et Esprit, où « l’âme de la revue » est selon lui « si sensible » : « Et je
sais bien, ajoute-t-il, que c’est, ici et là, au prix d’un catéchisme politique ou
moral » dont La NRF s’est toujours préservée 60. La politique est bien devenue un
mode de démarcation et de différenciation dans le champ littéraire.
Les catégories de « droite » et de « gauche » tendent donc à se greffer sur
des oppositions littéraires préexistantes, qui se superposent en partie sans se
recouper entièrement : « mondain »/« bohème », « vieux »/« jeunes », écrivains
arrivés/prétendants, arrière-garde/avant-garde. Si, comme on l’a vu, elles ne
rendent pas toujours compte des attitudes politiques effectives, ces
représentations n’en ont pas moins, dans cet univers symbolique, une force
d’imposition et de prescription en ce qu’elles associent aux positions des attentes
particulières. Elles ne sont, du reste, pas totalement dénuées de fondement
social, comme le montrent les grandes tendances statistiques.

Portrait sociologique de l’écrivain « de


droite » et de l’écrivain « de gauche »
La bipolarisation politique du champ littéraire dans les années 1930 justifie
que l’on tente une approche statistique de l’évolution du recrutement de la
« droite » et de la « gauche » dans le champ littéraire pendant l’entre-deux-
guerres, approche dont on prendra toutefois en compte les limites et le double
biais qu’induisent, d’un côté, la réduction de la gamme d’attitudes possibles à
une opposition binaire, et de l’autre, la surimposition d’un principe de
catégorisation qui est loin d’épuiser les enjeux proprement littéraires. Notre
enquête portant sur les trajectoires de 185 écrivains en activité entre les années
1920 et la fin des années 1940 permet néanmoins de dégager le poids des
propriétés sociales et des positions occupées dans le champ littéraire sur les
choix politiques des écrivains dans l’entre-deux-guerres 61.
Les écrivains « de gauche » se recrutent dans leur grande majorité au sein de
la jeune génération : plus des trois quarts d’entre eux ont moins de 30 ans en
1920, tandis que les écrivains de droite se recrutent dans la même proportion
parmi ceux âgés de plus de 30 ans, et ils ont pour la moitié d’entre eux plus de
40 ans en 1920. Il faut distinguer entre l’extrême droite, qui attire des écrivains
plus jeunes (deux sur cinq se situent dans la tranche d’âge 31-40 ans), et la droite
conservatrice, où deux écrivains sur cinq ont plus de 50 ans. Si ce constat
corrobore la relation déjà bien établie entre le vieillissement social et la
propension au conservatisme, il est redoublé ici par deux facteurs. Le premier a
trait au rythme et à la forme d’évolution propres au champ littéraire qui, depuis
le romantisme, s’expriment par des révolutions symboliques. Le second est la
césure opérée par la guerre : comme l’analysait Karl Mannheim, les
bouleversements sociaux accélèrent la cristallisation de nouvelles générations 62.
L’effet générationnel est confirmé par la période d’entrée dans le champ
littéraire selon la date de la première publication : plus de la moitié des écrivains
« de droite » ont entrepris leur carrière littéraire avant la Grande Guerre, alors
que plus des trois quarts des écrivains « de gauche » sont des nouveaux venus
dans le champ littéraire de l’entre-deux-guerres. Les effectifs de la gauche
s’accroissent du reste régulièrement à mesure qu’arrivent de nouveaux venus –
qui inclinent deux fois plus souvent à gauche qu’à droite –, passant de 39 dans
les années 1920 à 58 à la fin des années 1930 (en chiffres absolus), soit d’un
écrivain sur cinq à un écrivain sur trois pour l’ensemble de la population étudiée,
alors que l’évolution du recrutement de la droite est beaucoup plus faible (de 52
à 61, soit de plus d’un quart à un tiers de la population). Mais il y a bien
accroissement des effectifs dans les deux camps, ce qui confirme le précédent
constat d’une politisation du champ littéraire dans les années 1930 : le taux
63
global des écrivains engagés (à droite ou à gauche) augmente en effet de près
de 10 % après 1934, hors les nouveaux venus nés après 1910.
Le clivage générationnel se lit encore dans les lieux de publication, selon le
premier éditeur principal : les écrivains « de droite » publient le plus souvent
dans les maisons d’édition nées à la fin du XIXe siècle (un sur cinq dans la très
conservatrice maison Plon, un sur quatre chez Albin Michel, Flammarion, Stock
ou Calmann-Lévy), tandis que près des deux tiers des écrivains « de gauche »
sont édités par les nouvelles maisons qui s’imposent après la Grande Guerre,
Gallimard, Grasset, puis Denoël 64.
Mais l’effet générationnel n’est qu’un des facteurs du clivage politique, qui
doit être rapporté aux dispositions sociales. Les écrivains « de droite » sont dans
l’ensemble mieux dotés en toutes espèces de capitaux hérités et acquis : il s’agit
bien d’une « élite » sociale privilégiée, par comparaison avec leurs confrères
« de gauche ». Du point de vue de leurs origines sociales saisies selon la
profession du père, les écrivains « de gauche » se recrutent le plus souvent dans
la petite bourgeoisie et les classes populaires : deux sur cinq en sont issus, alors
que ce n’est le cas que pour un écrivain « de droite » sur dix jusqu’en 1934, et
ceux-ci se situent plutôt à l’extrême droite. Cependant, l’écart se réduit après
1934 quand, face à la menace hitlérienne et à la montée en puissance du
fascisme, se constituent des groupements d’intellectuels antifascistes qui
permettent aux écrivains jaloux de leur indépendance de prendre position sans
souscrire aux mots d’ordre d’un parti ; et quand, face à ces menaces, le Front
populaire confère aux gauches réunies une respectabilité et une légitimité sans
précédent. Et si la gauche recrute encore deux fois plus souvent que la droite
dans les fractions les plus démunies, elle rallie désormais des écrivains mieux
dotés en ressources héritées, tandis qu’on note un léger déclin du recrutement
social à droite, qui est sans doute l’expression de l’apparition des mouvements
fascistes.
Les écrivains « de droite » et « de gauche » ne se différencient pas selon les
origines géographiques : environ un tiers ont passé leur enfance à Paris, la moitié
en province, ce qui correspond au recrutement du champ littéraire selon notre
population globale 65. Notons cependant que les écrivains conservateurs sont plus
souvent originaires de la province, alors que les écrivains d’extrême droite sont
pour la moitié d’entre eux parisiens de naissance. Mais les écrivains « de droite »
ont, dans leur ensemble, plus souvent migré à Paris pendant leurs études
secondaires que leurs confrères « de gauche » 66, ce qui témoigne des ressources
familiales et des stratégies éducatives dont bénéficient les premiers. La droite
recrute deux fois plus souvent que la gauche parmi les écrivains qui ont été
scolarisés dans un grand lycée parisien (pas loin de deux sur cinq) et parmi ceux
qui ont fréquenté un collège catholique (un sur quatre). Les écrivains « de
gauche » sont globalement moins bien dotés en capital scolaire : deux sur cinq
n’ont pas fait d’études supérieures contre un écrivain « de droite » sur cinq, et ils
détiennent presque deux fois moins souvent un diplôme supérieur au
baccalauréat (40 % contre 70 % des écrivains de droite). L’écart s’accroît encore
si l’on rapporte ces résultats à l’âge des écrivains des deux bords, puisque les
écrivains « de gauche », qui sont plus jeunes, ont été scolarisés à une époque
d’expansion de l’université républicaine 67. Notons que si les incidents de
parcours scolaire, dus à des difficultés financières, à des raisons de santé, à un
échec scolaire ou à la guerre, sont globalement plus fréquents à gauche qu’à
droite (un tiers contre moins d’un quart), les écrivains d’extrême droite ont
connu, quant à eux, le taux le plus élevé d’échec scolaire (près d’un sur cinq,
contre un écrivain de gauche sur dix), ce qui explique pour partie le ressentiment
à l’égard de l’école républicaine qui fonde leur anti-intellectualisme. Écrivains
« de droite » et « de gauche » ne se différencient pas de manière significative
selon la nature de leurs études supérieures, mais les premiers ont beaucoup plus
souvent fréquenté une grande école ou une classe préparatoire (44 % contre
15 %). Les écarts observés sous le rapport des origines géographiques et des
cursus scolaires tendent, comme pour les origines sociales, à se réduire à la fin
des années 1930 sans que la tendance s’inverse pour autant, ce qui confirme le
constat d’un relatif déclin du recrutement social de la droite, alors que celui de la
gauche est en hausse.
Enfin, les écrivains « de droite » et « de gauche » ne se départagent pas
significativement selon les professions qu’ils ont exercées, à cette notable
exception près que les premiers sont deux fois plus souvent journalistes que les
seconds (c’est le cas de plus d’un écrivain « de droite » sur quatre dans les
années 1920, et d’un sur trois à la fin des années 1930), ce qui traduit en partie le
déséquilibre entre la presse de droite et la presse de gauche, moins puissante et
moins apte à fournir des postes à ses « idéologues », mais aussi le fait que la
droite s’allie les écrivains les plus professionnalisés, vivant de leur plume (c’est-
à-dire de leur production éditoriale et journalistique) dans l’aisance, et membres
des instances représentatives de la profession (Société des gens de lettres,
Société des auteurs dramatiques, etc.). Les écrivains de droite se recrutent le plus
souvent parmi ceux qui ont exercé ou exercent une activité professionnelle dans
le secteur privé, journalistes inclus (entre 36 % dans les années 1920 et 44 %
sous le Front populaire, contre respectivement 30 % et 26 % dans la fonction
publique), tandis que les écrivains de gauche viennent plus souvent de la
fonction publique (entre 28 % dans les années 1920 et 34 % sous le Front
populaire, contre respectivement 20 % et 24 % dans le secteur privé), mais
l’écart, encore faible dans les années 1920, ne devient sensible qu’après 1934,
face à la menace du fascisme, et surtout sous le Front populaire. Il est d’ailleurs
perçu par leurs adversaires de droite, comme en témoigne le mépris de François
Mauriac à l’égard du « troupeau des écrivains fonctionnaires », « les Chamson,
les Cassou, les Jean-Richard Bloch », « escabeaux » aux pieds de Malraux 68.
Notons que le recrutement de la gauche double en particulier dans la catégorie
des écrivains qui sont ou ont été professeurs (passant de 4 à 9 en chiffres
absolus, ce qui représente respectivement 10 % à 15 % du recrutement de la
gauche dans les années 1920 et après 1934).
Le recrutement social différencié de la droite et de la gauche dans le champ
littéraire fait donc apparaître une forte corrélation entre le clivage politique et
l’opposition vieux/jeunes, qui est l’une des principales oppositions structurant le
champ littéraire. Il montre ce que ce clivage doit par ailleurs à l’héritage social,
illustrant la persistance, sous une forme à peine déguisée, de l’antagonisme entre
écrivains mondains et bohème littéraire repéré par Darnton pour la fin du
e
XVIII siècle : il oppose désormais un pôle fortement professionnalisé d’écrivains
vivant de leur plume, qui constituent aussi l’élite du journalisme (articliers,
chroniqueurs, reporters), et les jeunes prétendants, réduits à effectuer des
besognes alimentaires pour subsister, dans le journalisme ou l’édition (pigistes,
fait-diversiers, correcteurs, etc.), le clivage privé/public n’intervenant, au sein du
champ littéraire, que secondairement et plus tardivement, avec l’avènement du
Front populaire. C’est en pensant aux premiers, à l’Académie et aux salons,
qu’Albert Thibaudet, après Alain, opposait au sinistrisme politique le dextrisme
de la carrière littéraire : « la pente du métier d’écrivain est à droite », écrivait-il
dans La République des professeurs 69. Mais si cette opposition entre écrivains
socialement dominants et écrivains socialement dominés, qui traduit ici le
vieillissement social (redoublé par la professionnalisation au cours de la
carrière), vaut quand on compare, par exemple, les membres de l’Académie
française aux surréalistes, elle ne représente pas toutes les positions dans le
champ littéraire, et ne permet pas en particulier d’appréhender celle, pourtant
centrale, de l’avant-garde consacrée, représentée par André Gide. Comme
pendant l’affaire Dreyfus 70, la forte bipolarisation politique du champ
intellectuel dans les années 1930 révèle en effet une corrélation entre
l’opposition droite/gauche et le second principe de structuration du champ
littéraire, celui qui oppose, depuis le milieu du XIXe siècle, un pôle relativement
autonome au pôle hétéronome.

Les fondements du sinistrisme littéraire


L’opposition binaire ne rend ainsi que partiellement compte des relations
complexes entre littérature et politique et, les ramenant à une simple opposition
sociale, néglige l’effet de médiation qu’exerce le champ littéraire sur les choix
politiques des écrivains. Ceux-ci doivent être rapportés à un autre facteur de
structuration du champ littéraire, celui qui oppose, depuis l’industrialisation du
marché du livre, un pôle de grande production, soumis à la loi du marché et régi
par les chiffres de vente, à un pôle de production restreinte soucieux de préserver
une relative autonomie par rapport à l’économie marchande, et qui oppose au
succès public le jugement des pairs comme unique fondement de la valeur
71
symbolique de l’œuvre . Aussi bien la structure en chiasme qui oppose, dans
l’espace social, selon un premier facteur, les classes dominantes aux classes
dominées en fonction du volume global du capital détenu, et, selon un second
facteur, les détenteurs d’un capital à dominante économique et politique
(pouvoir temporel) aux détenteurs de capital culturel ou symbolique (pouvoir
spirituel), se retrouve-t-elle au sein même du champ littéraire, mais inversée : si
l’on peut globalement opposer les écrivains « dominants » aux écrivains
« dominés » selon le volume global de notoriété, ils se différencient aussi selon
le type de notoriété dont ils jouissent, notoriété dans l’ordre temporel d’un côté
(consécration institutionnelle, succès de librairie, chiffres de tirages, etc.),
reconnaissance des pairs comme fondement du capital symbolique, de l’autre 72.
Dans l’ordre des valeurs internes au champ littéraire, c’est ce second principe de
notoriété, de type spécifique, qui l’emporte.
Ce renversement des valeurs offre un terrain propice à l’ancrage du
sinistrisme qui, en politique, fait basculer à gauche l’asymétrie de l’opposition
culturelle originelle (c’est-à-dire la latéralisation à droite que constatait Hertz).
Et de fait, alors que les écrivains « de droite » se recrutent le plus souvent parmi
ceux qui jouissent d’une notoriété de type mondain ou qui ont connu des succès
de librairie (c’est le cas de près de la moitié d’entre eux), pas loin des deux tiers
des écrivains qui prennent position à gauche bénéficient d’une reconnaissance de
type spécifique (la proportion des écrivains faiblement reconnus dans notre
population est en revanche à peu près la même à gauche et à droite, soit un peu
plus d’un quart d’entre eux) 73. C’est du reste à cette même opposition que
renvoie la représentation du clivage géographique entre rive droite et rive
gauche. Évoquant en 1947 la « guerre des deux rives », André Billy écrivait :
« Qui nierait aujourd’hui que la Rive gauche l’ait emporté finalement ? Qui
nierait que l’esprit N.R.F. ait été, dans les années qui suivirent 1918, vainqueur
de l’académisme et du parisianisme 74 ? »
La tension entre « droite » et « gauche » telle qu’elle est retraduite dans le
champ littéraire tient à la double nature de la littérature : produit d’une élite
intellectuelle qui se pense comme telle, réservée, au moins par le passé, aux
classes cultivées qui formaient son principal public, elle apparaît tantôt comme
un instrument de légitimation de la domination qui conforte le sentiment de
supériorité et les valeurs des classes dirigeantes, tantôt comme un produit
recelant un potentiel subversif. « Il est peut-être vain de chercher à tirer d’une
poésie de révolte des théories révolutionnaires. Mais l’agitation littéraire a, en
elle-même, presque toujours une vertu menaçante », écrit le critique Léon-Pierre
Quint à la Libération 75. Ce potentiel subversif s’est affirmé depuis le
romantisme, qui voue les nouvelles générations à se distinguer par un
mouvement d’éternel dépassement des solutions formelles adoptées par leurs
aînés, et à la transgression des routines de langue et de style. « Ego – De droite,
par instinct ; de gauche, par l’esprit, de droite au milieu des gauches, et de
gauche au milieu des droites. Ici les idées me répugnent et là le genre », note
Paul Valéry dans ses Cahiers à la date de 1934 76. « J’ai l’intelligence à droite et
le cœur à gauche », dit de même André Gide, qui explique par ailleurs à Jean
Schlumberger en 1941 : « Comme s’il n’y avait pas, en littérature également,
“des forces d’ordre et des forces de liberté”, ainsi que tu dis si bien plus haut !
une droite et une gauche ; et que nous sachions fort bien ce que nous voulons
dire lorsque nous opposons, fût-ce en nous-mêmes, l’un à l’autre 77. » La tension
entre « droite » et « gauche », qui renvoie ici à des couples d’oppositions
lettrées, classicisme et romantisme, composition et style, contraintes et liberté,
raison et sentiment, exprime aussi la position en porte-à-faux qu’occupent les
représentants du pôle autonome. Ceux-ci se sont définis, depuis le Second
Empire, par leur double distance à l’art bourgeois et à l’art social 78. Si leur
élitisme et leur refus de subordonner leur art à une cause extra-littéraire les
portent à rejeter les tenants de l’art social ou leurs équivalents plus tardifs,
romanciers prolétariens ou représentants du réalisme socialiste, c’est dans leurs
luttes avec les écrivains conservateurs qui condamnent le potentiel subversif de
leurs œuvres au nom de la sauvegarde de l’ordre moral et social que les écrivains
les plus autonomes se voient régulièrement renvoyés à gauche.
Ce combat entre écrivains conservateurs et défenseurs de l’autonomie
s’exprime à travers l’opposition entre responsabilité et liberté (ou gratuité) qui
79
sous-tend le débat lettré sur l’art des années 1880 à la Libération . Pendant toute
cette période, la notion de responsabilité est largement accaparée par les
idéologues conservateurs ou réactionnaires qui, dans la continuité des penseurs
de la contre-révolution, suspectent les intellectuels tout court d’être des fauteurs
de troubles et tentent d’assigner des limites à la pensée critique et à la création,
dont ils suspectent le potentiel subversif.
Significativement, cette notion de responsabilité fut théorisée au moment où
la République instaurait la liberté d’expression (loi de 1881 sur la liberté de la
presse) et entreprenait de généraliser l’accès au savoir et à la lecture en
démocratisant l’enseignement. Puisque l’État se désengageait du contrôle des
consciences tout en récusant le pouvoir de censure de l’Église, des hommes de
lettres allaient se constituer en gardiens de l’ordre moral et social au sein du
monde intellectuel, rappelant les écrivains à leurs responsabilités sociales. Le
romancier Paul Bourget s’en chargea dans la célèbre préface à son roman Le
Disciple (1889), qui s’en voulait l’illustration et annonçait son prochain
ralliement à l’Église catholique.
La polémique que suscita la parution du Disciple fixa les termes du débat :
face à Anatole France qui défendait les « droits imprescriptibles » de la pensée et
la liberté d’exprimer tout système philosophique, le critique Ferdinand
Brunetière prétendait imposer, dans la Revue des deux mondes, des limites à
80
l’audace de la spéculation intellectuelle . Il devait, selon lui, en aller de même
pour la littérature. Un écrivain catholique formulera clairement cet antagonisme
pendant la Grande Guerre : « La responsabilité de l’écrivain limite ses droits 81. »
L’expérience de la guerre et l’Union sacrée ont contribué à légitimer cette notion
de responsabilité dans le champ littéraire. C’est en son nom qu’à l’issue du
conflit, les écrivains catholiques et nationalistes engagent une campagne contre
André Gide et ses émules groupés à La Nouvelle Revue française, condamnant le
subjectivisme, le pessimisme et l’immoralisme de l’auteur des Caves du Vatican.
Ces attaques seront renouvelées (souvent par les mêmes, notamment le critique
catholique et maurrassien Henri Massis) après l’avènement du régime de Vichy,
lors de la « querelle des mauvais maîtres » : les écrivains les plus reconnus de
l’entre-deux-guerres, Gide en tête, sont accusés d’avoir une part de
responsabilité dans la défaite de la France pour avoir exercé une influence
82
nocive sur la jeunesse .
Face à ces attaques, les écrivains visés et leurs critiques invoquent la gratuité
de la littérature, son irresponsabilité, son caractère ludique (ce n’est qu’un jeu),
arguments forgés au cours des procès du XIXe siècle comme un moyen
d’innocenter l’auteur face aux tribunaux 83, et qui fondent la théorie de l’art pour
l’art, par quoi s’est affirmée l’autonomie du champ littéraire. Mais ces
polémiques les poussent aussi souvent à radicaliser leur position, comme dans le
cas d’André Gide qui, en réaction aux attaques des critiques catholiques et
nationalistes (Henri Massis notamment), rend public son plaidoyer en faveur de
l’homosexualité (Corydon, 1924), puis proclame sa sympathie pour le
communisme en 1932.
Le sinistrisme trouve donc bien un terrain d’ancrage privilégié dans
l’opposition structurante entre autonomie et hétéronomie, et dans la dissymétrie
qu’elle recouvre. Face à une véritable « droite » idéologique, conservatrice ou
réactionnaire, qui se fait le relais des fractions dominantes du champ du pouvoir
pour brider l’autonomie de la littérature et de la pensée, les défenseurs de cette
autonomie, qui se recrutent en général au pôle symboliquement dominant du
champ littéraire, se mobilisent pour la protéger. Mauriac exprimait parfaitement
cette dissymétrie à propos de l’Académie française, qui apparaît dans cette
description comme un modèle réduit du champ du pouvoir, avec son pôle
politique et économique dominant, et son pôle intellectuel dominé :

Le public admet qu’il existe à l’Académie française une gauche et


une droite. Et pour la droite, il ne se trompe pas. Voici peut-être le
dernier « haut lieu » français où subsiste une droite authentique. Et
ce n’est pas assez dire : où la droite subsiste à l’état pur. Quant à la
gauche… « Encore un communiste ! » soupira le maréchal Pétain
lorsque Georges Duhamel fut proclamé élu. Cela dit tout. Même sous
cette forme très bénigne, je nie qu’il existe une gauche à l’Académie.
Il s’y trouve quelques écrivains qui souhaiteraient […] d’y faire
84
entrer d’autres écrivains .

C’est, comme on l’a déjà suggéré, dans leurs luttes contre cette droite
idéologique que les représentants du pôle intellectuel le plus autonome sont
amenés à se politiser et à faire alliance avec la gauche politique.
La dissymétrie tient aussi aux ressorts de la mobilisation : alors que les
écrivains conservateurs se font le relais des pouvoirs politique et religieux pour
imposer des limites à la pensée critique et à la création, les représentants du pôle
autonome tendent à universaliser des valeurs qui fondent leur ethos
professionnel. À l’utilisation de la littérature comme instrument du pouvoir
symbolique des forces de conservation sont ainsi régulièrement opposées la
fonction critique de l’activité intellectuelle, la conception de la littérature comme
une recherche, les valeurs universelles de l’esprit. C’est pour la défense de la
vérité et de la justice que se mobilisent, derrière Émile Zola et Anatole France,
les partisans de la révision du procès de Dreyfus. À l’opposé, les antidreyfusards
– parmi lesquels Maurice Barrès, Paul Bourget et Ferdinand Brunetière (qui s’est
lui aussi rallié entre-temps à l’Église catholique) – invoquent la raison d’État
comme limite à la recherche de la vérité par l’investigation judiciaire, et, bien
sûr, à l’exercice de la fonction critique de ceux qu’ils stigmatisent comme des
« intellectuels ». De même, après la guerre de 1914, le directeur de La NRF,
Jacques Rivière, rétorque aux écrivains proches d’Action française qui veulent
inféoder la littérature au moralisme national que le désintéressement dans l’ordre
de la pensée et de la création est un devoir patriotique pour la sauvegarde du
prestige de la France 85 : le « désintéressement » s’oppose ici implicitement à
l’utilitarisme de ceux qui tentent, au nom de la responsabilité de l’intellectuel,
d’asservir l’art et la pensée à des fins qui leur sont extérieures. Dans les années
1930, c’est au nom de la « défense de la culture » que s’effectue, sous le
parrainage d’André Gide et de Romain Rolland, la mobilisation des intellectuels
antifascistes, bien représentés à La NRF, tandis que les intellectuels néopacifistes
de droite – parmi lesquels un grand nombre d’académiciens – se posent en
gardiens de la « civilisation occidentale » et se solidarisent à ce titre avec les
régimes fascistes 86. Enfin sous l’Occupation, face aux intellectuels
collaborateurs et vichystes qui tentent d’assujettir la littérature aux valeurs de la
« Révolution nationale », la défense de la liberté (et de la liberté d’expression)
est le levier de la mobilisation des représentants du pôle autonome dans une
opposition active à l’occupant nazi et au régime de Vichy, tandis que les
pratiques de la « contrebande » littéraire (le recours à un langage codé) et de la
clandestinité redonnent à la littérature toute sa charge subversive 87.

L’avènement d’une gauche littéraire après


la Libération
Il faut attendre la Libération pour voir dépasser l’antinomie entre
« responsabilité » et « liberté », héritée de Paul Bourget, et constitutive du débat
intellectuel jusque-là. Cette évolution favorise l’apparition d’une gauche
littéraire indépendante, qui devient un acteur à part entière du champ de
production idéologique, assumant entièrement la posture de l’« intellectuel »
dans la continuité des engagements dreyfusard et antifasciste dont elle se
réclame, mais sans plus se limiter à des prises de position ponctuelles liées à des
enjeux politiques précis. Elle joue désormais un rôle de premier plan dans la
définition et la codification du clivage idéologique gauche/droite.
Le dépassement de l’antinomie entre « responsabilité » et « liberté » est
l’œuvre de la Résistance littéraire, au moment où elle se réapproprie aussi le
moralisme national que la droite nationaliste avait accaparé depuis la fin du
e
XIX siècle (la défense de la patrie et celle de la liberté constituent un même
combat pour les écrivains résistants). Restituant le sens juridique premier de la
notion de « responsabilité », les procès de l’épuration – et en particulier la
condamnation à mort de Robert Brasillach – déclenchent de violents
affrontements entre partisans de l’indulgence et partisans de l’intransigeance.
Cette division, qui structure la recomposition du champ intellectuel, est très
largement l’expression de la lutte de concurrence entre la nouvelle génération
née de la Résistance (Sartre, Camus, Vercors) et ses aînés d’avant-guerre
(Paulhan, Mauriac, Duhamel). Elle coïncide aussi, bien évidemment, avec le
clivage politique gauche/droite. À la conception de la pleine responsabilité de
l’écrivain par laquelle les nouveaux venus tentent de s’imposer dans le champ
littéraire, les aînés opposent le droit à l’erreur ou les limites de cette
responsabilité.
Le travail de redéfinition et de théorisation de la notion de responsabilité est
parachevé par Sartre qui, dans le cadre de sa philosophie existentialiste, la
dissocie du moralisme national, auquel elle était historiquement liée, pour la
rattacher à sa conception de la liberté. En décrétant que c’est l’acte d’écrire qui
engage, et en rendant l’écrivain « une fois pour toutes responsable de la liberté
humaine 88 », Sartre porte à son paroxysme la propension des écrivains à
universaliser les valeurs fondatrices de leur ethos professionnel, tout en
réaffirmant le principe d’autonomie par rapport au militantisme des intellectuels
de parti que représentent à la même époque Aragon et Eluard. Cette conception,
qui sous-tend sa théorie de la « littérature engagée », et qu’il ancre dans les
modèles de l’engagement de Zola en faveur du capitaine Dreyfus et dans celui
de la Résistance intellectuelle, fonde la position qu’il conquiert à partir de 1945
et celle qu’occupe la revue qu’il dirige 89. Même si le lancement des Temps
Modernes chez Gallimard, en remplacement de la défunte NRF, illustre le
changement de paradigme au pôle symboliquement dominant du champ
littéraire, de l’art pur à la « littérature engagée », André Billy ne se trompe pas
quand il voit dans l’« éclatante ascension » de Sartre le résultat de la victoire de
la rive gauche sur la rive droite et du triomphe de « l’esprit N.R.F. » sur
« l’académisme » 90. Mais ce changement de paradigme permet l’avènement
d’une gauche littéraire autonome des partis politiques et jouant un rôle dans la
définition et l’élaboration des valeurs de la gauche par-delà ses subdivisions.
L’échec de la tentative de Sartre de créer, avec David Rousset, un parti politique
d’intellectuels en 1947, le Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR),
et son choix du compagnonnage de route avec le Parti communiste pendant la
guerre froide, s’ils disent la difficulté à maintenir une telle position autonome
sans renoncer à s’impliquer sur le terrain politique, n’ont pas entamé le prestige
de cette figure de l’engagement. Incarnant ce que Pierre Bourdieu a appelé
91
« l’intellectuel total », Sartre parvient ainsi à faire de l’écrivain de gauche la
figure paradigmatique de l’intellectuel, à un moment où la nouvelle
bipolarisation du champ littéraire engendrée par la guerre froide – qui recoupe en
grande partie le clivage entre « indulgents » et « intransigeants » sur la question
de l’épuration – favorise plus que jamais l’application de l’opposition
droite/gauche.
Jamais le monde des lettres, en effet, n’avait été aussi clivé politiquement.
Le camp dit « progressiste », qui regroupe des écrivains communistes et non
communistes, est représenté par le Comité national des écrivains (CNE),
organisme issu de la Résistance, Les Lettres françaises, La Nouvelle Critique,
Les Temps Modernes et Esprit. Dès 1947, les écrivains communistes engagent
une campagne contre l’importation de la littérature américaine à succès et contre
le retour sur le marché des livres des collaborateurs. Elsa Triolet, qui jette les
bases d’une réflexion pour la diffusion du livre progressiste, déplore, en
mars 1948, lors d’une conférence au CNE, l’absence d’une « critique de
combat » dans le camp progressiste.

Les intellectuels de gauche ne considèrent pas tout livre comme une


arme, pour nous ou contre nous.
La critique de combat de nos adversaires est remplacée chez nous par
une critique qui tient à honneur de ne juger les livres que du point de
vue de leur qualité artistique. Chez nous on dit : c’est un livre écrit
par un homme de grand talent, talent nocif, mais talent quand même.
[…]
Quant au jugement sur les talents et la qualité artistique, les
intellectuels de gauche épousent la thèse de l’ennemi et ne croient
92
pas à la valeur de notre littérature .

Le camp adverse s’exprime notamment au Figaro littéraire et à La Table


Ronde, relayée par La Parisienne à partir de 1953, tandis que l’extrême droite
vichyste et collaborationniste se réorganise, d’abord de manière souterraine, puis
ouvertement dès 1948. L’appropriation du moralisme par les écrivains
progressistes entraîne une réaction de la droite littéraire, qui se réclame
désormais de l’art pour l’art et qui plaide à ce titre « l’irresponsabilité » de
l’écrivain. Elle trouve des représentants de choix parmi une nouvelle génération,
baptisés les « Hussards » (Jacques Laurent, Roger Nimier, Antoine Blondin).
Prenant pour cible la figure symboliquement dominante de Sartre, ceux-ci
dénoncent en lui l’héritier de la littérature à thèse de Paul Bourget et de son
académisme universitaire au nom de l’art pour l’art 93. En retour, ils se voient
caractérisés, dans les colonnes des Temps Modernes, comme étant de tendance
« fasciste » 94. Sans aller jusque-là, on a pu pointer le caractère purement formel
de leur revendication du principe de l’art pour l’art, qui vise en fait à innocenter
les écrivains collaborateurs condamnés dans le cadre des procès de l’épuration,
et que démentent non seulement leurs activités journalistiques, très engagées
politiquement, mais aussi leurs œuvres, dont le message idéologique – la
réhabilitation des écrivains collaborateurs et du régime de Vichy – ne demande
qu’à être décodé, ainsi que le choix même de leur genre de prédilection, le
roman historique 95.
L’affrontement entre les deux camps culmine en 1955, dans une conjoncture
de crise de la gauche parlementaire et d’essor du mouvement poujadiste,
contribuant à la codification du clivage idéologique droite/gauche. Les Temps
Modernes publient en mars 1955 un numéro sur « La Gauche » afin d’en
comprendre les divisions (notamment entre la SFIO et le PC) et d’appeler à un
nouveau Front populaire. Afin, aussi, de réaffirmer la pertinence de ces
catégories de droite et de gauche face à la tendance, bien dans l’air du temps, à
les nier, en particulier à droite. Tout en insistant sur la relativité des notions de
droite et de gauche l’une par rapport à l’autre, Claude Lanzmann y pose ainsi
que la gauche, qui est négation, refus, s’affirme en désignant la droite et en la
96
constituant comme son antagoniste . C’est pourquoi le numéro s’ouvre sur une
longue étude de Simone de Beauvoir consacrée à « La pensée de droite
aujourd’hui 97 ».
Elle y analyse la rhétorique de droite : défense de la civilisation occidentale,
identification du communisme à la barbarie, humanisme qui réserve le titre
d’« Hommes » aux seuls « civilisés » et le dénie aux « masses », telles sont les
idées par lesquelles la bourgeoisie confère une apparence d’universalité à la
défense de ses privilèges. Elle y décrit aussi la position ambiguë des idéologues
de droite, objets de méfiance pour la bourgeoisie en tant qu’intellectuels et
spécialistes, condamnés, de ce fait, et en raison de leur dégoût des hommes du
commun ainsi que des contraintes bassement matérielles qui pèsent sur eux, à se
réfugier dans les cieux de l’idéalisme pour vanter les qualités d’une conception
abstraite de l’humanité. Ces idéologues (Nietzsche, Spengler, Scheler, Jaspers, et
bien d’autres) produisent, selon elle, les justifications lettrées nécessaires à
l’affirmation de la supériorité bourgeoise et à la légitimation des privilèges qui
apparaissent ainsi fondés en nature, ou du moins largement mérités. Leur théorie
de l’élite, qui exalte le saint, le génie, le surhomme, le héros, se fonde ainsi sur
les oppositions savantes entre maîtres et esclaves, grands hommes et masse, élite
et peuple, etc., et sur la valorisation du goût, de l’élégance, autant de qualités par
lesquelles cette élite affirme sa distinction, c’est-à-dire sa distance et sa
différence du commun des mortels. C’est ce refus de la loi du nombre, et donc
des lois statistiques, qui les porte, au nom de la singularité et du hasard, à
contester la science, alors même que la bourgeoisie, elle, y croit. C’est aussi dans
ces conceptions que s’ancre leur anti-intellectualisme, puisqu’ils refusent aux
masses l’accès à la culture et au savoir. Dépositaire des valeurs éternelles
accessibles à une minorité d’élus, l’Art est le terrain de prédilection de ces
idéologues, et ils ne cessent de brandir la menace de mort que le nivellement de
la société fait peser sur lui. Or l’homme de gauche, écrit Simone de Beauvoir,
loin de s’accommoder de cette annexion de l’Art par la bourgeoisie, la conteste
d’autant plus que par le passé, la littérature a « souvent constitué une authentique
révolte contre la bourgeoisie : il suffit de citer Rimbaud, Mallarmé, les
surréalistes 98 ». D’ailleurs, dit-elle, depuis la fin de la dernière guerre, les
écrivains de droite se réclament de la littérature à condition qu’elle ne soit pas
engagée, lors même que sous l’Occupation, quand ils se pensaient du côté des
vainqueurs, ils avaient reproché aux clercs de s’être tenus hors de la mêlée.
Démasquant leur stratégie, elle montre l’inconséquence de leur revendication de
l’art pour l’art au regard du caractère très engagé de leurs écrits et de leurs
œuvres.
En réponse au numéro des Temps Modernes sur « La Gauche », La
Parisienne, revue dirigée par Jacques Laurent et tribune des Hussards, publie en
juin 1955, sous le titre « Existe-t-il un style littéraire de droite ? »,
l’enregistrement d’une discussion entre Jacques Audiberti, Antoine Blondin,
Jacques Laurent, Félicien Marceau, Roger Nimier et Paul Sérant, réunis par
André Parinaud. Les Hussards récusent l’étiquette de droite que leur a accolée
L’Express (alors de sensibilité mendésienne). Leur tactique consiste à démontrer
l’inanité de l’opposition droite-gauche du fait de sa réversibilité dans le temps
(par exemple, Paul Sérant explique : « Jusqu’à la dernière guerre, la droite
défendait la Cité et la gauche l’individu. Depuis la guerre, il semble que ce soit
un peu le contraire 99 »), ou encore à la tourner en dérision (Jacques Laurent la
réduit ainsi à une question de langage : « Autrefois il y avait un système très
simple pour distinguer les gens de droite et ceux de gauche. À propos du
paquebot Normandie, les gens de droite disaient La Normandie et les gens de
gauche disaient Le Normandie. Voilà un paradoxe qui ravira les rédacteurs de
L’Express habitués à juger sommairement 100. »)
Sur le plan littéraire, ils revendiquent la « gratuité » contre le moralisme du
« romancier de gauche ». Celui-ci, explique Jacques Laurent, « n’oublie pas au
moment où il a à faire coucher une jeune fille avec un jeune homme les
101
impératifs de son parti ». « L’écrivain de gauche » asservit, selon lui, la
littérature à des fins qui lui sont extérieures, sacrifiant les règles de l’art à
l’idéologie en incarnant ses adversaires dans des personnages romanesques
caricaturaux, à l’inverse d’un Marcel Aymé qui a su, dit-il, représenter dans
Uranus un communiste « d’une façon sympathique 102 ». « L’écrivain de droite »
se caractériserait quant à lui par sa liberté. Jacques Laurent le définit en effet
comme celui qui ne prend aucune directive, qui écrit sans se référer à un code,
tout en reconnaissant que « cette définition n’a de sens […] qu’en face d’une
gauche militante 103 ». L’écrivain de droite est, encore selon Jacques Laurent, un
écrivain d’humeur, qui a du style et se soucie avant tout de la langue et de la
forme. « L’écrivain de gauche par contre aspire à écrire comme tout le monde
dans la mesure où il veut exprimer une pensée collective 104. »
Sur la question du style, Jacques Audiberti n’hésite pas, quant à lui, à
opposer les qualités « aristocratiques », à savoir l’aisance, la fluidité, le « ton
élégant, désinvolte, volontiers bâclé, où se restitue le langage parlé d’une bonne
société altière et bien disante », au « martèlement laborieux, cordonnier,
forgeron, “prolétaire” de certains, Michelet, Hugo, Péguy ». La suite, qui
développe cette série d’oppositions lettrées entre l’esprit et la matière, l’aisance
et le labeur, la désinvolture et l’esprit de sérieux, mérite une longue citation :

Ceux-là, par une sorte de hantise matérielle et carrée de la phrase,


quels que soient par ailleurs les souffles qui les portent, ceux-là
suggèrent la CGT. […] Ces forgerons prosodiques engendrent
Jaurès. Zola frappe à leur porte. Ils montrent sans cesse leurs bras,
leur sueur. Ils ont, au moins, un prédécesseur, Bossuet. En effet,
Bossuet, comme Hugo, fait valoir le muscle. Il brandit le marteau.
Mais Stendhal […], comme Saint-Simon, tout en passant sa vie à
écrire, donne l’impression qu’il n’en a pas le temps, requis par des
rendez-vous, des bains à prendre, des pédicures, des archevêques.
Leconte de Lisle, travaillant ses vers sous un étau, serait un écrivain
de gauche. De droite, Jean Paulhan, pour autant qu’il feint de pondre
du bout des doigts. De droite aussi Drieu la Rochelle, toujours à la
limite de la faute d’orthographe, par dandysme subtil, par brillant
105
laissez-aller .

Si les « Hussards » récusent l’étiquette de droite, c’est en raison du discrédit


dans lequel la droite idéologique est plongée depuis la Libération, comme le
reconnaît Audiberti. Expliquant qu’il lui déplairait d’être rangé à droite, tandis
que l’étiquette de gauche ne lui pèserait pas (on retrouve là le sinistrisme
sémantique), Audiberti tient à se démarquer des « écrivains de droite
professionnels et proprement dits, hier un Jacques Bainville, aujourd’hui un
Pierre Boutang, on les appelle, heureusement, d’extrême droite ce qui permet de
106
ne pas les confondre avec ces écrivains d’humeur individualiste ». À quoi
Pierre Boutang ne manque pas de répondre, dans le numéro qu’un an plus tard
La Parisienne consacre à « La Droite » : « […] quelque service qu’ait pu rendre
après 1944 une certaine jeune droite frivole, par exemple à La Parisienne, elle
n’en aura pas moins retardé le moment et la mise en place d’une vraie réaction
aux mythes de la gauche triomphante 107 ».
Ce numéro de La Parisienne sur « La Droite », paru en décembre 1956,
constitue la véritable réponse à celui des Temps Modernes sur la « Gauche ».
Jacques Laurent y dénonce vigoureusement cette entreprise qui a « contre la
droite mobilisé laborieusement tout ce qu’on peut espérer d’une mauvaise foi
enseignante 108 », réactivant ainsi la vieille opposition entre créateur et
professeur, auctor et lector, création et imitation, invention et répétition, don et
application, génie et habileté, élégance et pédantisme, aisance et effort,
désinvolture et labeur, héritier et boursier. C’est à ce système d’oppositions que
renvoient aussi les représentations des différences entre un style de droite et une
écriture de gauche évoquées plus haut (et ce n’est pas un hasard si Péguy,
boursier, normalien, a été choisi pour illustrer la seconde). L’affrontement entre
La Parisienne et Les Temps Modernes ravive donc l’opposition structurale qui
avait sous-tendu les prises de position pendant l’affaire Dreyfus entre l’homme
de lettres et l’intellectuel. Mais, comme le reconnaît en conclusion François
109
Nourissier , ce numéro de La Parisienne dégage bien un relent de passéisme,
entre ceux qui récusent le clivage droite/gauche (Jacques Laurent), les
doctrinaires se référant au passé (Pierre Boutang, qui déplore l’absence
d’élaboration d’une « théorie du bien commun national », Pierre Andreu,
nostalgique de la tentative de synthèse, avant la guerre de 1914, entre royalistes
et syndicalistes), et les témoignages désabusés d’anciens hommes d’extrême
droite qui expriment leur regret d’avoir quitté les cieux de la littérature (Claude
Elsen, « Le ci-devant » ; Robert Poulet, « Adieu au fascisme »).
La droite littéraire devra attendre la guerre d’Algérie pour redonner à son
nationalisme une « crédibilité » que son ralliement à Vichy et/ou à la
Collaboration et son combat contre la Résistance avaient largement ébranlée.
Une fois de plus, la forte bipolarisation de l’enjeu politique se prête bien à
l’application du clivage droite/gauche au champ intellectuel, la nouvelle
opposition recoupant très largement les clivages antérieurs. Elle cristallise à
l’automne 1960, à l’occasion d’une nouvelle bataille de manifestes. La
« déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie » –
« Manifeste des 121 » – réunit ainsi la gauche existentialiste, les surréalistes et
l’avant-garde constituée par les romanciers du Nouveau Roman qui, malgré leur
rejet de la « littérature engagée » et leur volonté de séparer de nouveau art et
politique, reprennent à leur compte la conception sartrienne de la responsabilité
de l’écrivain en tant qu’homme (en tant que citoyen disent-ils) 110. En face, les
défenseurs de « l’Algérie française » et de « l’Occident » se regroupent pour
signer le « Manifeste des intellectuels français » : sur cette liste où ils sont de
loin les plus jeunes, les Hussards côtoient la droite académique 111.

Parce qu’il renvoie à l’opposition entre dominants et dominés, le clivage
droite/gauche s’applique particulièrement bien au champ littéraire où, comme
dans le champ politique, la lutte pour la conservation ou la transformation des
rapports de force est ouverte. La forte propension du champ intellectuel français
à se bipolariser l’a rendu, on l’a vu, particulièrement perméable à ces catégories
politiques. Cependant, l’analyse en termes de « droite » et « gauche » ne peut ni
ne doit en aucun cas précéder l’étude des principes de structuration propres à cet
univers symbolique, où elle se greffe sur des oppositions préexistantes. Ainsi
l’opposition dominants/dominés, qui renvoie dans un premier temps au volume
global de la notoriété, se spécifie, dans un deuxième temps, selon le type de
notoriété, symbolique d’un côté, économique et politique de l’autre, renvoyant
au clivage autonomie/hétéronomie. Le sinistrisme du champ littéraire tient à la
position dominée qu’il occupe dans le champ du pouvoir (face aux détenteurs du
capital économique et politique), et dans le renversement des valeurs qu’a
impliqué le processus de son autonomisation (rejet de la logique économique et
des modes de légitimation mondains). Si l’affinité des défenseurs de l’autonomie
avec la gauche tient dans leur propension à opposer aux valeurs des fractions
temporellement dominantes celles qui fondent leur ethos intellectuel (esprit
critique, recherche de la vérité, etc.), elle s’est renforcée dans la confrontation
avec les idéologues conservateurs, lesquels se sont érigés en censeurs de leurs
pairs au moment de la libéralisation de la presse, à travers la notion de
responsabilité et le moralisme national. L’appropriation de cette notion par les
écrivains résistants et sa dissociation du moralisme national par Sartre ont
permis l’avènement d’une gauche littéraire après la Libération. On reviendra sur
les raisons de l’atténuation du clivage politique au sein du monde des lettres
depuis la fin des années 1970 dans l’épilogue. Toujours est-il qu’en imposant
une problématique politique au pôle autonome pour limiter les droits de la
littérature et de la pensée, la droite intellectuelle aura constitué ses plus
redoutables adversaires.
1. Pour une analyse détaillée de l’apparition de ces notions spatiales dans le vocabulaire politique et
de leur diffusion, voir l’étude de Marcel Gauchet, « La droite et la gauche », in Pierre Nora (dir.), Les
Lieux de mémoire, III : Les France, 1. Conflits et partages, Paris, Gallimard, 1993, p. 395-467. Voir
aussi Louis Dumont, « Sur l’idéologie politique française. Une perspective comparative », Le Débat,
no 58, 1990, p. 128-159.
2. Cf. Frédéric Bon, « Langage et politique », in Madeleine Grawitz et Jean Leca (dir.), Traité de
science politique, vol. 3, Paris, PUF, 1985, p. 556. Daniel Gaxie insiste sur le rôle des couples
idéologiques dans la structuration des champs politiques européens au XIXe siècle ; Daniel Gaxie, Le
Cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Seuil, 1978, p. 84.
3. Robert Hertz, « La prééminence de la main droite. Étude sur la polarité religieuse », in Sociologie
religieuse et folklore, Paris, PUF, 1928, rééd. 1970, p. 84-109.
4. Voir Jean A. Laponce, Left and Right. The Topography of Political Perceptions, Toronto / Londres,
Université of Toronto Press, 1981, p. 48.
5. Albert Thibaudet avait aussi noté ce phénomène dès 1932. Voir Albert Thibaudet, Les Idées
politiques de la France, Paris, Stock, 1932, p. 17 sq.
6. Jean A. Laponce, Left and Right, op. cit., p. 44-45.
7. Voir René Rémond, Les Droites en France, Paris, Aubier, 1982, p. 390.
8. Ce constat faisait dire à Alain, en 1931, la phrase placée en épigraphe de ce chapitre. Réponse
d’Alain à l’enquête d’E. Beau de Loménie, Qu’appelez-vous droite et gauche ?, Paris, Librairie du
Dauphin, 1931, p. 64.
9. « Le conservatisme libéral des fractions de la classe dominante dont la reproduction est assurée au
point d’aller de soi s’oppose ainsi aux dispositions réactionnaires des fractions qui, menacées dans leur
avenir collectif, ne peuvent maintenir leur valeur qu’en se rapportant et en se reportant au passé, en se
référant à des systèmes de valeurs, c’est-à-dire à une logique de la détermination de la valeur,
correspondant à un état dépassé de la structure du champ des classes sociales. » Pierre Bourdieu, La
Distinction, Paris, Éd. de Minuit, « Le sens commun », 1979, p. 530.
10. Francis Haskell, « L’art et le langage de la politique », in De l’art et du goût. Jadis et naguère
[1987], trad. Jacques Chavy, Marie-Geneviève de La Coste-Messelière et Louis Évrard, Paris,
Gallimard, 1989, p. 147 sq.
11. Stendhal, « Salon de 1824 », in Mélanges, III, Peinture, Œuvres complètes, Genève, Édito-
Service, 1972, p. 5 et 7 (c’est Stendhal qui souligne).
12. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit.
13. Voir Christophe Charle, La Crise littéraire à l’époque du naturalisme, op. cit.
14. Frédéric Bon donne une des clés pour comprendre cet antagonisme quand il explique qu’à
l’inverse des prescriptions de la rhétorique savante, qui condamne l’abondance des figures du discours
et la surcharge du trait, le langage politique abuse de figures telles que la prosopopée et la métaphore,
qu’il préfère en outre « vulgaire » et « laborieuse » plutôt que recherchée. Frédéric Bon, « Langage et
politique », in Madeleine Grawitz et Jean Leca (dir.), Traité de science politique, vol. 3, op. cit.,
p. 561-565.
15. Entretien avec Charles Maurras, in Frédéric Lefèvre, Une heure avec…, Paris, Gallimard, 1924-
1929, réédition sélective présentée et annotée par Nicole Villeroux, Nantes, Siloë, 1996-1997, p. 263.
16. Voir Marcel Gauchet, « La droite et la gauche », art. cité, p. 408 (c’est M. Gauchet qui souligne).
17. Ibid., p. 413.
18. Voir Bernard Lacroix, « Ordre politique et ordre social », in Madeleine Grawitz et Jean Leca
(dir.), Traité de science politique, vol. 1, op. cit., p. 530.
19. Le tirage total des quotidiens parisiens passe de 2 millions à 5,5 millions d’exemplaires, celui des
quotidiens de province de 700 000 à 4 millions. Alors qu’en 1880, le journal le mieux vendu, Le Petit
Journal, plafonnait, loin devant les autres, à moins de 600 000 exemplaires, en 1912, Le Petit Parisien
tire à 1 295 000. Voir Christian Delporte, Les Journalistes en France (1880-1950), op. cit., p. 44-45.
20. Voir Christophe Charle, Naissance des « intellectuels », op. cit.
21. Réponse d’Albert Thibaudet à l’enquête d’E. Beau de Loménie, Qu’appelez-vous droite et
gauche ?, op. cit., p. 76-77. Voir aussi Albert Thibaudet, Les Idées politiques…, op. cit., p. 29.
22. Voir Christophe Charle, Naissance des « intellectuels », op. cit.
23. Sur ce procédé qui permet de superposer et d’organiser une série d’oppositions selon une
antinomie simple, et qui est à ce titre, avec le redoublement, un des procédés de prédilection des
taxinomies construites par les idéologies, voir Frédéric Bon, « Langage et politique », in Madeleine
Grawitz et Jean Leca (dir.), Traité de science politique, vol. 3, op. cit., p. 556-557.
24. Bernard Grasset, La Chose littéraire, Gallimard, 1929, p. 190.
25. Pierre Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 547.
26. Voir notamment Claire-Françoise Bompaire-Evesque, Un débat sur l’Université au temps de la
Troisième République. La lutte contre la Nouvelle Sorbonne, Paris, Aux amateurs du livre, 1988 ; et
Gisèle Sapiro, « Défense et illustration de “l’honnête homme” : les hommes de lettres contre la
sociologie », Actes de la recherche en sciences sociales, no 153, 2004, p. 11-27.
27. Signe de la prégnance de cette représentation dans les milieux lettrés, cette citation extraite du
témoignage de François-Poncet à Agathon : « À l’École normale, il n’y a pas très longtemps, on
pouvait entendre résonner dans les couloirs les accents de l’Internationale », reproduit dans Agathon,
Les Jeunes Gens d’aujourd’hui, Paris, Plon, 1913, rééd. Imprimerie nationale, présentation de Jean-
Jacques Becker, 1995, p. 186.
28. Le recrutement des écrivains est en effet plus élitiste que celui des professeurs parisiens, comme
l’a montré Christophe Charle, « Situation du champ littéraire », Littérature, no 44, 1982, p. 9.
29. Albert Thibaudet, La République des professeurs, Paris, Grasset, 1927.
30. Voir Christophe Charle, Naissance des « intellectuels », op. cit.
31. Témoignage de Georges Valois in Agathon, Les Jeunes Gens d’aujourd’hui, op. cit., p. 232-233.
32. Voir André Billy, « Rive gauche et rive droite. Une grande révolution du goût », Le Figaro
littéraire, 1er novembre 1947, et André Billy, Le Pont des Saints-Pères, Paris, Fayard, 1947.
33. Voir Marc Martin, Médias et journalistes de la République, op. cit., p. 61.
34. Elle donne lieu à une enquête de la revue Les Marges : « Enquête sur la guerre des deux rives »,
Les Marges, no 38-40, janvier-avril 1913. Sur l’historique de cette « guerre », voir Marie Carbonnel,
Modernité de la critique et critique de la modernité : débats et représentations autour de la crise de la
critique littéraire française (1880-1930), EHESS, septembre 2000, p. 97 sq.
35. Agathon, Les Jeunes Gens d’aujourd’hui, op. cit.
36. Ce propos est cité par Henri Dagan dans le journal Action, et il est repris dans la rubrique
« revues » des Marges, no 46, 15 avril 1914, p. 298.
37. René Peter, L’Académie française et le XXe Siècle, Paris, Librairie des Champs-Élysées, 1949,
p. 19-20. L’auteur fait état d’une autre division en trois groupes : les « pions », ou membres de
l’enseignement supérieur, les « cabots », poètes, auteurs dramatiques et autres gens de plume, et les
« ducs », groupe qui comptait également les autres seigneurs et leurs amis de « haute roture ».
38. Voir Christophe Charle, « Champ littéraire et champ du pouvoir, les écrivains et l’affaire
Dreyfus », Annales. Économies, sociétés, civilisations, no 2, 1977, p. 240-264.
39. Mis à part son prix de poésie, l’Académie française ne distribuait jusque-là que des prix de vertus
de faible visibilité. Sa fonction de consécration se limitait principalement à la cooptation. La création
du grand prix de littérature de l’Académie française en 1912, puis de son prix du roman en 1915,
témoigne de l’adaptation de la vieille institution du quai Conti aux nouvelles règles du jeu qu’a
imposées sa cadette.
40. Voir Christophe Charle, La Crise littéraire à l’époque du naturalisme, op. cit., p. 167 sq.
41. Lettre de Lucien Descaves à Gustave Geffroy, lettre du 9 [illis.] 1917 (c’est L. Descaves qui
souligne), carton R.19, correspondances de L. Descaves à G. Geffroy, fonds Gustave Geffroy,
archives de l’académie Goncourt.
42. Cités d’après Micheline Dupray, Roland Dorgelès. Un siècle de vie littéraire française, Paris,
Presses de la Renaissance, 1986, p. 195 et 196.
43. « À l’instar de toutes les assemblées, la nôtre avait une droite que [Henry] Céard [proche de Léon
Daudet] avait quittée pour se ranger du côté de la gauche à laquelle – je ne m’en doutais pas – il paraît
que j’appartenais ! », commente Lucien Descaves, Souvenirs d’un ours, Paris, Éd. de Paris, 1946,
p. 524.
44. Voir Robert Darnton, Bohème littéraire et Révolution, op. cit., et Jerrold Seigel, Paris bohème.
Culture et politique aux marges de la vie bourgeoise, 1830-1930, trad. Odette Guitard, Paris,
Gallimard, 1991.
45. Jacques-Émile Blanche, Le Figaro, 22 septembre 1919, in Olivier Rony, Les Années roman,
1919-1939. Anthologie de la critique romanesque dans l’entre-deux-guerres, Paris, Flammarion,
1997, p. 49.
46. Voir Nicole Racine, « Une revue d’intellectuels communistes dans les années vingt : Clarté
(1921-1928) », Revue française de science politique, vol. XVII, no 3, 1967, p. 484-519.
47. Le texte de ces deux manifestes est reproduit dans Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions
françaises. Manifestes et pétitions au XXe siècle, Paris, Fayard, 1990, p. 41-46 (p. 44 pour la citation).
48. Jacques Rivière, « La Nouvelle Revue française », La NRF, no 69, 1er juin 1919, p. 4.
49. Voir Norbert Bandier, Sociologie du surréalisme, op. cit., chapitre VII.
50. Voir Anne-Marie Thiesse, Écrire la France, op. cit. ; Hervé Serry, Naissance de l’intellectuel
catholique, Paris, La Découverte, 2004 ; « La littérature pour faire et défaire les groupes »,
introduction au numéro « Littératures et identités », Sociétés contemporaines, no 44, 2001, p. 5-14 ;
Jean-Michel Péru, « Une crise du champ littéraire français : le débat sur la “littérature prolétarienne”,
1925-1935 », Actes de la recherche en sciences sociales, no 89, 1991, p. 47-65, et Jean-Charles
Ambroise, « Écrivain prolétarien : une identité paradoxale », Sociétés contemporaines, no 44, 2001,
p. 41-56.
51. Voir notamment Jean-Pierre A. Bernard, Le Parti communiste français et la question littéraire
1921-1939, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1972, et Christophe Prochasson, Les
Intellectuels, le socialisme et la guerre (1900-1938), Paris, Seuil, « L’Univers historique », 1993. Pour
un bilan sur la question du Parti communiste et des intellectuels, voir Frédérique Matonti, « Les
intellectuels et le Parti : le cas français », in Michel Dreyfus et al. (dir.), Le Siècle des communismes,
Paris, Éditions de l’Atelier, 2000, p. 405-424.
52. Voir Maurice Rieuneau, Guerre et révolution dans le roman français, 1919-1939, Paris,
Klincksieck, 1974.
53. Julien Benda, La Trahison des clercs, Paris, Grasset, 1927.
54. Marcel Arland, « Examen » [1930], repris in Essais & Nouveaux essais critiques, Paris,
Gallimard, 1952, p. 31-32.
55. Réponse d’Albert Thibaudet à l’enquête d’E. Beau de Loménie, op. cit., p. 76.
56. Albert Thibaudet, Les Idées politiques de la France, op. cit., p. 250.
57. Voir Martyn Cornick, The Nouvelle Revue française under Jean Paulhan, 1925-1940, Amsterdam
/ Atlanta, Rodopi, 1995.
58. Lettre de François Mauriac à Jean Paulhan (fin avril 1934), in François Mauriac, Jean Paulhan,
Correspondance, 1925-1967, Paris, Éditions Claire Paulhan, 2001, no 70, p. 111.
59. Jean Paulhan à Marcel Arland, [début 1937], in Jean Paulhan et Marcel Arland, Correspondance,
1936-1945, Paris, Gallimard, 2000, p. 55-56. Il se pourrait qu’il s’agisse ici de Commune plutôt que de
la revue littéraire Commerce.
60. Lettre de Jean Paulhan à René Daumal, 11 avril 1938, in Jean Paulhan, Choix de lettres, t. II,
1937-1945. Traité des jours sombres, Paris, Gallimard, 1992, p. 48.
61. Il s’agit ici de prises de position politiques effectives. Pour mieux contrôler les résultats, les prises
de position politiques ont été découpées selon une périodisation qui correspond à la transformation des
enjeux politiques : 1920-1930, 1930-1934, 1934-1939, 1940-1944, 1944-1947, 1947-1952, 1952-
1956. Je me centrerai ici sur la période de l’entre-deux-guerres, en renvoyant pour la période de
l’Occupation à mon livre La Guerre des écrivains, op. cit. Les résultats concernant les périodes de
l’après-guerre (notamment à partir de 1947), n’ont qu’une valeur indicative sur l’évolution des
écrivains de l’enquête : une analyse plus poussée eût nécessité la prise en compte des écrivains entrés
dans le champ littéraire après la Libération.
Pour notre propos, j’ai regroupé les différentes mouvances selon les catégories de droite et de gauche
(trois autres modalités regroupent les tendances « autres/non renseigné », « peu politisé », « sans
objet » pour les écrivains trop jeunes au début de la période, ou décédés à partir des années 1940). La
« gauche » englobe l’extrême gauche trotskiste ou autre, les communistes et compagnons de route, les
socialistes, les radicaux-socialistes et les démocrates-chrétiens ; la « droite » mêle la droite
conservatrice, l’extrême droite (Action française, ligues) et les tendances fascisantes ; elle inclut pour
l’après-guerre le gaullisme. Il ne s’agit bien évidemment pas seulement des militants, mais aussi des
sympathisants. En raison de la faiblesse des effectifs globaux, il était nécessaire de procéder à des
regroupements un peu grossiers dont je nuancerai les résultats à partir de découpages plus détaillés.
Pour les sources et la construction des variables de l’enquête, voir l’annexe dans La Guerre des
écrivains, op. cit., p. 703 sq.
62. Karl Mannheim, Le Problème des générations, Paris, Nathan, 1990, p. 65-66.
63. Militants, adhérents à un parti, sympathisants ayant rendu publique leur préférence partisane – à
l’instar de Gide qui annonçait en 1932 dans son Journal son soutien au communisme – ou dont les
options sont connues du milieu et transparaissent dans leurs écrits publics.
64. Il faut cependant nuancer ce constat. Notre codage distingue en effet entre le premier éditeur
principal et le second éditeur principal (soit simultanément, soit selon une évolution dans le temps).
Selon la première variable – le premier éditeur principal –, les écrivains « de gauche » sont deux fois
plus nombreux chez Gallimard, Grasset et Denoël que chez les autres. En revanche, on observe un
renversement très net de la tendance pour Grasset et Denoël quand on considère le second éditeur
principal, qui rééquilibre les taux des auteurs de « droite » et de « gauche » dans ces maisons. Il faut
sans doute y voir un effet de la volonté de ces deux maisons, dans les années 1930, de se démarquer
des Éditions de la NRF qui concentrent le pouvoir de consécration symbolique à cette époque.
65. À ceci près que les écrivains de droite sont moins souvent originaires des colonies ou de
l’étranger.
66. Plus d’un écrivain de droite sur deux contre moins de deux écrivains de gauche sur cinq résident
dans la capitale dès l’adolescence, et 80 % des premiers sont parisiens au moment des études
supérieures contre 60 % des seconds.
67. De 1891 à 1920, les effectifs des étudiants ont doublé, passant de moins de 23 000 à près de
50 000 ; voir Antoine Prost, Histoire de l’enseignement en France, 1800-1967, Paris, Armand Colin,
1968, p. 243.
68. François Mauriac, Journal, 1932-1939, Paris, La Table Ronde, 1947, p. 294.
69. Albert Thibaudet, La République des professeurs, op. cit., p. 169.
70. Voir Christophe Charle, Naissance des « intellectuels », op. cit., chapitre V.
71. Voir Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit.
72. Voir Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, no 89,
1991, p. 4-46 (et plus particulièrement le graphique p. 11). Pour la structure de l’espace social, voir
Pierre Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 128 sq.
73. L’indicateur du type de reconnaissance a été construit en prenant en compte l’ensemble des
variables portant sur le type de consécration qui ont été codées par ailleurs : prix littéraires,
consécration institutionnelle (appartenances aux académies ou à des jurys littéraires), citations et
longueur des notices dans des anthologies contemporaines, reconnaissance posthume (dictionnaires
actuels), etc. L’analyse des correspondances que nous avons réalisée à partir de cette population
différenciait nettement les deux types de notoriétés, mondaine et spécifique, et les instances de
consécration propres à chacun, les académies et les prix du roman d’un côté, le prix Nobel et le Prix
national des lettres de l’autre ; voir Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit. (voir les
graphiques en annexe).
74. André Billy, « Rive gauche et rive droite », art. cité.
75. Léon-Pierre Quint, « Les écrivains devant la société », Les Lettres françaises, 26 mai 1945.
76. Paul Valéry, Cahiers, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1974, p. 1494.
77. André Gide, lettre à Jean Schlumberger, 5 juin 1941, in André Gide et Jean Schlumberger,
Correspondance, 1901-1950, Paris, Gallimard, 1993, no 772, p. 930. La première citation est tirée de
Lucien Combelle, Je dois à André Gide, Paris, Frédéric Chambriand, 1951, p. 51.
78. Voir Albert Cassagne, La Théorie de l’art pour l’art…, op. cit., et Pierre Bourdieu, Les Règles de
l’art, op. cit.
79. Voir Gisèle Sapiro, « La responsabilité de l’écrivain : de Paul Bourget à Jean-Paul Sartre », in
Michael Einfalt et Joseph Jurt (dir.), Le Texte et le Contexte. Analyses du champ littéraire français
e e
XIX -XX , Berlin / Paris, Berlin Verlag Arno Spitz / Édition de la Maison des sciences de l’homme,
2001, p. 219-240.
80. Voir Thomas Loué, « Les fils de Taine entre science et morale. À propos du Disciple de Paul
Bourget (1889) », Cahiers d’histoire, no 65, 1996, p. 55.
81. Georges Fonsegrive, De Taine à Péguy. L’évolution des idées dans la France contemporaine,
Paris, Bloud et Gay, 1917, p. 73.
82. Voir Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., chapitre II.
83. Voir Annie Prassoloff, « Littérature en procès : la propriété littéraire sous la monarchie de
Juillet », thèse de doctorat, Paris, EHESS, 1989, p. 126-127.
84. François Mauriac, « L’examen des titres », Le Figaro littéraire, 15 avril 1955, repris in Jean
Touzot (dir.), François Mauriac, Cahiers de l’Herne, no 48, 1985, p. 403.
85. Jacques Rivière, « La Nouvelle Revue française », art. cité, p. 4.
86. Voir la guerre des manifestes entre les deux camps dans Jean-François Sirinelli, Intellectuels et
passions françaises, op. cit., chapitre IV.
87. Voir Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit.
88. Jean-Paul Sartre, La Responsabilité de l’écrivain, Paris, Verdier, 1998, p. 31 (conférence
prononcée en novembre 1946 lors de la première session de la Conférence générale de l’Unesco) ;
Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain, op. cit., p. 667-687.
89. Voir Anna Boschetti, Sartre et « Les Temps Modernes », Paris, Éd. de Minuit, 1985.
90. André Billy, « Rive gauche et rive droite », art. cité.
91. Pierre Bourdieu, « Sartre », London Review of Books, vol. 2, 20 novembre-3 décembre 1980,
p. 11-12.
92. Elsa Triolet, L’Écrivain et le Livre ou la suite dans les idées, Paris, Éditions sociales, 1948, p. 74.
93. Voir Jacques Laurent, « Paul & Jean-Paul », La Table Ronde, février 1951, p. 22-53.
94. Bernard Frank, Grognards et Hussards, [Les Temps Modernes, 1952], Paris, Le dilettante, 1984,
p. 21.
95. Voir Nicholas Hewitt, Literature and the Right in Postwar France. The Story of the « Hussards »,
Washington / Oxford, Berg, 1996 ; Anne Simonin, « 1815 en 1945 : les formes littéraires de la
défaite », Vingtième Siècle, no 59, 1998, p. 48-61, et « Le droit à l’innocence. Le discours littéraire
face à l’épuration (1944-1953) », Sociétés & Représentations, no 11, 2001, p. 121-141.
96. Claude Lanzmann, « L’homme de gauche », Les Temps Modernes, no 112-113 (« La Gauche »),
mars 1955, p. 1626 sq.
97. Simone de Beauvoir, « La pensée de droite aujourd’hui », Les Temps Modernes, no 112-113 (« La
Gauche »), mars 1955, p. 1539-1575.
98. Simone de Beauvoir, « La pensée de droite aujourd’hui » (fin), Les Temps Modernes, no 114-115,
juin-juillet 1955, p. 2234.
99. « Existe-t-il un style littéraire de droite ? », La Parisienne, juin 1955, repris in Jacques Laurent,
Les Années 50, Paris, La Manufacture, 1989, p. 139-140.
100. Ibid., p. 140.
101. Ibid., p. 143.
102. Ibid., p. 151.
103. Ibid., p. 146.
104. Ibid., p. 148.
105. Ibid., p. 143-144.
106. Ibid., p. 148.
107. Pierre Boutang, « Bilan et avenir », La Parisienne, octobre 1956, p. 537.
108. Jacques Laurent, « Les droites », La Parisienne, octobre 1956, p. 519 (ce texte est également
repris dans Les Années 50, op. cit.).
109. François Nourissier, « Les maladies de la droite », ibid., p. 603-608.
110. Voir Anne Simonin, « La littérature saisie par l’Histoire. Nouveau Roman et guerre d’Algérie
aux Éditions de Minuit », Actes de la recherche en sciences sociales, no 111-112, 1996, p. 69-71.
111. Les deux manifestes sont reproduits in Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions
françaises, op. cit., p. 210-215.
2

Formes de politisation du champ littéraire

L’homologie que postule la théorie des champs entre les positions occupées
par les agents et leurs prises de position esthétiques, éthiques et politiques ne
s’applique pas seulement au contenu de leurs engagements, comme on l’a vu au
chapitre précédent 1, mais aussi aux formes de politisation dans le champ
littéraire. Par formes de politisation, on entend ici à la fois les modalités de
l’engagement (individuel ou collectif, régulier ou ponctuel, rétribué ou gratuit),
les supports (ouvrages, articles, pétitions, manifestes, groupements,
associations, etc.), le genre (essai, pamphlet, fiction politique), et la rhétorique, à
savoir les formes discursives. Le présent chapitre propose un modèle d’analyse
des formes et modalités d’engagement des écrivains, qui associe le mode de
mobilisation à la position occupée dans le champ. Construit à partir d’études
empiriques réalisées dans cette perspective, et notamment notre enquête sur le
champ littéraire français et ses institutions dans la première moitié du
e 2
XX siècle , ce modèle reste valable au moins jusqu’à la fin de la période étudiée
dans cet ouvrage, et même au-delà, comme on le verra dans l’épilogue 3.
La structure qu’on dégagera en première partie différencie les écrivains
selon leur volume global de notoriété, et, dans un deuxième temps, selon le type
de reconnaissance, symbolique ou temporelle dont ils bénéficient. Cette
structure, qui permet d’identifier quatre types idéaux – notables, esthètes, avant-
gardes, polémistes –, n’est pas figée. Elle saisit un état des rapports de force en
fonction de la distribution inégale du capital spécifique au champ. La dynamique
du champ est portée par les luttes de concurrence qui sont à l’origine de ses
transformations. Mais cette structure affecte les formes que prennent ces luttes
entre les différentes fractions pour la conservation ou la transformation du
rapport de force. Elles feront l’objet de la seconde partie. La forme instituée de
ces luttes est la querelle. Équivalent de la controverse dans le champ
scientifique, elle renvoie à la concurrence organisée selon des règles du jeu
spécifiques au champ, que l’on ne peut en principe transgresser sous peine de
s’exclure, sauf à recourir à des forces extérieures pour arbitrer les rapports de
force internes (selon une logique qu’on qualifiera d’hétéronome), ou à politiser
le débat. Ce sont ces formes de politisation des querelles littéraires qu’on
étudiera ici, et la façon dont elles sont constituées en scandale ou polémique
dans l’espace public. Ces formes par lesquelles les enjeux extra-littéraires,
idéologiques en particulier, se réfractent dans le champ varient selon la position
occupée aux différents pôles du champ littéraire. On peut distinguer, de façon
idéaltypique, quatre modes de politisation correspondant aux quatre types de
discours critiques identifiés en première partie : moralisant, esthète, polémique et
avant-gardiste.

Structure du champ littéraire


Selon le modèle développé par Pierre Bourdieu dans La Distinction 4,
l’espace social se structure autour de deux facteurs. Un premier facteur oppose
globalement les classes dominantes aux classes dominées selon le volume global
du capital détenu. Cependant, cet espace se polarise dans un deuxième temps
selon la composition du capital, le capital économique et politique étant
concurrencé par le capital culturel qui s’est autonomisé depuis le passage du
mode de reproduction direct au « mode de reproduction à composante scolaire »,
comme l’explique Pierre Bourdieu dans La Noblesse d’État 5. Dans cette
structure en chiasme, les intellectuels occupent une position dominée au sein des
classes dominantes, du fait qu’ils disposent d’un capital culturel important mais
de moindres ressources économiques et politiques que les fractions dominantes.
Ces principes de structuration se spécifient dans les différents champs de
production culturelle, notamment le champ littéraire.
Dans la première moitié du XXe siècle, le champ littéraire français se
structure autour de deux grandes oppositions. La première n’est autre que la
spécification dans le champ du premier facteur qui structure l’espace social et
qui se retrouve, sous une forme plus ou moins réfractée, dans tous les univers
sociaux : il oppose les « dominants » aux « dominés », selon le volume global du
capital ayant cours dans cet univers, ici le capital de reconnaissance ou de
notoriété. Ce clivage recoupe le plus souvent l’opposition entre « vieux » et
« jeunes », écrivains arrivés et nouveaux entrants, mais aussi l’opposition entre
les écrivains institutionnels et la bohème littéraire 6. Il peut être illustré, on l’a vu
au chapitre précédent, par les membres de l’Académie française d’un côté, les
avant-gardes de l’autre (les surréalistes, par exemple). Les dominants, qui ont
intérêt à la conservation de l’état des rapports de force, adoptent des positions
orthodoxes, tandis que les dominés, qui cherchent à le subvertir, prennent des
positions hérétiques, rompant avec les conventions et les codes établis 7. Les
luttes entre les défenseurs de l’orthodoxie et les hérétiques sont récurrentes et
largement constitutives de l’histoire du champ.
La deuxième opposition est plus spécifique aux univers de production
culturelle, dont elle définit le rapport avec les contraintes extra-littéraires : elle
distingue des types de notoriété, symbolique ou temporelle, selon qu’elle est plus
ou moins autonome de la demande extérieure, qu’il s’agisse des attentes du
public ou de la demande idéologique. Selon la logique hétéronome, la valeur de
l’œuvre est ramenée soit à sa valeur marchande, dont la sanction du large public
est l’indicateur pour les œuvres littéraires (les best-sellers, par exemple), soit à
sa valeur pédagogique, suivant des critères moraux ou idéologiques. À l’opposé,
la logique autonome fait primer la valeur proprement esthétique de l’œuvre,
valeur que seuls les spécialistes, c’est-à-dire les pairs et les critiques, sont en
mesure d’apprécier : la reconnaissance des pairs sera donc le critère
d’accumulation de capital symbolique dans le champ.
Bien que très spécifique au champ de production culturelle, cette
polarisation du champ littéraire recoupe en partie l’opposition constitutive de
l’espace social, selon le modèle développé dans La Distinction, entre un pôle où
prévaut le capital culturel et l’autre où prévaut le capital économique et
politique. De même que le capital culturel s’est autonomisé avec le passage du
mode de reproduction direct au « mode de reproduction à composante scolaire »,
de même, le capital symbolique fondé sur un capital culturel spécifique s’est
autonomisé historiquement de la demande des classes dominantes et du large
public en faisant valoir le jugement des spécialistes. C’est ce processus que
Pierre Bourdieu a étudié dans Les Règles de l’art.
e
Ainsi, au milieu du XIX siècle, un circuit restreint, fondé sur la
reconnaissance des pairs, s’est constitué contre le circuit de grande production
régi par la logique de marché et les chiffres de vente. En imposant la primauté de
la valeur symbolique sur la valeur marchande, ce circuit restreint est parvenu à
renverser les principes qui régissent l’espace social et le monde économique.
Bourdieu parle à ce propos d’une « économie à l’envers », qui fonde l’autonomie
relative du champ littéraire par rapport aux contraintes sociales. À la rentabilité à
court terme des best-sellers, le circuit restreint oppose la consécration sur le long
terme et la « canonisation », c’est-à-dire l’intégration des œuvres devenues
« classiques » au patrimoine culturel national et universel, par l’intermédiaire du
système scolaire notamment.
Ce renversement a été opéré sous le Second Empire par les tenants de l’« art
pour l’art », qui s’opposaient autant aux auteurs de l’école bourgeoise du « bon
sens » qu’aux romanciers sociaux 8. Dans les premières décennies du XXe siècle,
André Gide réunit autour de lui et de sa revue, La Nouvelle Revue française,
publiée par la maison d’édition éponyme (qui sera rebaptisée Gallimard à la
Libération), un groupe d’écrivains qui, sans former une école, revendiquent une
haute exigence littéraire et affirment le primat du jugement esthétique sur
l’œuvre, ce qui les différencie des écrivains bien-pensants du pôle académique,
comme Henry Bordeaux ou Pierre Benoit, ainsi que des auteurs de succès de
librairie, comme Henri Béraud, lauréat du prix Goncourt en 1922.
La théorie des champs postule, on l’a dit, qu’il y a une homologie entre
l’espace des positions et l’espace des prises de position. Conformément à ce
principe, les conceptions de la littérature, les discours critiques, les formes de
sociabilité ainsi que les formes de politisation varient selon les deux facteurs
développés ci-dessus. Le premier axe, qui oppose les « dominants » aux
« dominés », distingue les conceptions orthodoxes des conceptions hétérodoxes
de la littérature. Cela concerne à la fois la forme et le contenu des œuvres et du
discours critique. En effet, plus on occupe des positions dominantes, plus on
tend à adopter un discours académique euphémisé et dépolitisé – dans la forme –
selon les règles de convenance du débat intellectuel. À l’inverse, plus on évolue
vers les positions dominées, plus le discours est susceptible, à travers la lutte
contre les points de vue dominants, de dénoncer dans l’académisme une forme
de conformisme et de se politiser.
Sur le second axe, autonomie vs hétéronomie, les conceptions de la
littérature et les discours critiques se répartissent entre, d’un côté, ceux qui
tendent à se centrer sur le contenu (l’histoire, l’intrigue), de l’autre, ceux où
prévaut l’attention portée à la forme (narrative ou poétique) et au style de
l’œuvre, expression de la logique d’autonomisation et de réflexivité croissante
des champs de production culturelle, de plus en plus orientés vers la recherche
de « distinctions culturellement pertinentes », pour reprendre les termes de
9
Bourdieu .
Si l’on croise ces deux oppositions – dominants/dominés et
autonomie/hétéronomie –, on obtient quatre types de positions qui permettent de
rendre compte des différentes postures d’écrivains ainsi que des différents types
de conception de la littérature et de sa fonction sociale, plus ou moins
institutionnalisées dans des instances spécifiques (académies, revues,
groupuscules, associations professionnelles). Ces postures d’écrivains, on les
caractérisera, de manière idéaltypique, selon les appellations suivantes : les
« notables », les « esthètes », les « avant-gardes » et les « polémistes » (voir le
graphique).
Figures idéaltypiques d’écrivains et formes de leur politisation

S’agissant de traits idéaltypiques correspondant à des positions occupées


dans le champ littéraire à un moment donné, il n’y a pas de solution de
continuité entre ces différents groupes. De même, certains individus peuvent
évoluer, dans le cas d’une trajectoire ascendante dans le champ, d’une position à
une autre avec le vieillissement social (de celle d’avant-garde à celle d’esthète,
par exemple, ou de celle de polémiste à celle de notable), ou encore posséder des
propriétés qui le rattachent à plusieurs groupes, auquel cas on le classe selon ses
caractéristiques dominantes. Loin de remettre en cause le modèle d’analyse, ces
cas intermédiaires en garantissent le caractère dynamique et la valeur
heuristique.

LES « NOTABLES »

Au pôle dominant, on peut distinguer, en effet, les détenteurs d’un capital de


notoriété de type temporel, les « notables », de ceux qui jouissent d’un capital
symbolique spécifique, les « esthètes ». Alors que les « notables » doivent leur
reconnaissance à des critères d’ordre temporel : succès de vente, prix littéraires,
appartenance à des académies, les « esthètes » peuvent, à l’exemple d’André
Gide, avoir un fort capital de notoriété symbolique sans bénéficier de
consécration temporelle (ni en termes de chiffres de vente, ni en termes de
consécration académique). Cette distinction se retrouve dans leurs conceptions
de la littérature.
Du côté des « notables », où prévaut le « bon goût », le jugement littéraire
privilégie le contenu sur la forme et tend à porter une appréciation morale, voire
moralisatrice, sur les œuvres en s’inquiétant de leurs effets sociaux. Pour ces
écrivains, qui peuvent être représentés par les romanciers catholiques Paul
Bourget ou Henry Bordeaux, la littérature est conçue comme un instrument de
reproduction de l’« élite » sociale et a une vocation pédagogique qui est
d’illustrer les valeurs fondatrices de l’ordre social. Si cette fonction a été
assumée au XIXe siècle par le théâtre bourgeois, en particulier l’école du « bon
sens », ce genre est supplanté, à la fin du siècle, par le roman qui accède à une
position dominante. À une époque où la France connaît de profondes
transformations, des œuvres comme Le Disciple et L’Étape de Paul Bourget,
Les Déracinés de Barrès, Le Pays natal d’Henry Bordeaux mettent en scène les
risques de la mobilité géographique (l’urbanisation) et sociale (notamment par le
biais de la démocratisation scolaire), et appellent au retour aux hiérarchies
traditionnelles ainsi qu’aux valeurs familiales et nationales.
Le type de sociabilité qui prévaut à ce pôle est celui des salons mondains, où
les écrivains côtoient les détenteurs du capital économique et politique. De
même, l’instance qui incarne le mieux cette conception de la littérature au
service des fractions dominantes du champ du pouvoir et de la tradition est
l’Académie française, où les écrivains siègent à côté d’autres représentants du
pouvoir temporel et spirituel, hommes politiques, militaires, clergé, professions
libérales. Après avoir longtemps dédaigné le genre romanesque, considéré
comme un genre populaire et féminin, l’Académie a consacré son accession à
une position dominante en cooptant en bloc ces romanciers de l’ordre social.
Dotés d’une légitimité institutionnelle, les « notables » signent leurs écrits et
leurs prises de position en mentionnant leur qualité de membres « de l’Académie
française ». Les supports de leurs engagements sont la grande presse, la
conférence et l’essai. Ils affectionnent en particulier le portrait de l’homme
politique qui leur permet de rendre publique leur proximité avec les grandes
figures de l’heure : Mussolini, Hitler, Pétain (voir chapitre 3). Fréquentant les
réunions officielles et mondaines ainsi que les cercles de pouvoir, ils s’engagent
généralement, quand ils n’exercent pas directement le pouvoir en tant que
ministre ou diplomate, sur le mode du patronage, en tant que membres du comité
d’honneur d’un parti, d’une association ou d’une entreprise caritative (forme
pratique correspondant à leur posture moralisante), auxquels ils apportent leur
caution institutionnelle.

LES « ESTHÈTES »

Contre le jugement moral porté sur les œuvres, les écrivains dotés d’un
capital symbolique spécifique sont amenés de leur côté à réaffirmer la
prééminence du « talent », de « l’originalité », du « style ». Au « bon goût »
bourgeois, ils opposent un ethos esthète qu’ils généralisent à tous les domaines
de la vie. Contre la conception de la littérature comme instrument du pouvoir
symbolique des forces de conservation, ils mettent en avant l’autonomie du
jugement esthétique, une conception de la littérature comme recherche, la
fonction critique de l’activité intellectuelle, la défense des valeurs universelles de
l’esprit : vérité, liberté. Ils correspondent à ce que Bourdieu appelle les
« hérétiques consacrés ».
Les « esthètes » se réunissent entre pairs dans des lieux de la vie
intellectuelle comme les Décades de Pontigny, et plus quotidiennement dans les
maisons d’édition, ou dans un cadre amical privé comme les dîners du mardi de
Mallarmé ou le grenier des Goncourt. Cette sociabilité favorise la
personnalisation des relations sociales et la valorisation du charisme individuel
qui caractérisent le champ littéraire, à l’opposé du monde bureaucratique, qui est
régi par des règles impersonnelles et où les individus sont supposés
interchangeables. Ce trait se retrouve dans leur support privilégié qui est aussi
leur principale instance de consécration, la revue littéraire, instrument de
l’autonomie puisqu’elle permet le dialogue et la critique entre pairs à l’abri des
contraintes de l’actualité et du marché. Souvent financées grâce à la fortune
personnelle d’un de leurs animateurs, les revues littéraires dépendent pour leur
survie de l’abnégation de quelques individualités, ce qui conforte le caractère
apparemment désintéressé de l’investissement dans le jeu, mais pose à ces
petites entreprises fragiles le problème de la survie en l’absence de ressources.
En s’appuyant sur une activité d’éditeur, Le Mercure de France, revue des
symbolistes, a inauguré un modèle original pour pérenniser l’entreprise et
permettre à ses collaborateurs de publier des œuvres sous forme de livres. Ce
modèle a été imité par d’autres, en particulier La Nouvelle Revue française
(NRF), fondée par André Gide, qui a donné naissance à la maison d’édition
ayant connu le développement le plus spectaculaire de ce siècle tout en
conservant son capital symbolique initial et son identité littéraire : la maison
Gallimard. Dans l’entre-deux-guerres, La NRF a été le lieu de la littérature pure
et du débat intellectuel. Elle n’a pas ignoré les questions politiques, mais les a
traitées sur le mode intellectuel, c’est-à-dire distancié, en veillant à séparer
littérature et politique.
La politique et les événements constituent avant tout une source
d’inspiration pour les œuvres des esthètes, de Roger Martin du Gard qui fait de
la guerre de 1914 l’arrière-fond de la dernière partie des Thibault à André
Malraux qui prend la guerre d’Espagne comme cadre de L’Espoir. Leur genre de
prédilection pour manifester leur engagement est l’article de revue ou l’essai
dans la forme littérarisée qui a fleuri au cours de la première moitié du
e 10
XIX siècle , et qu’a illustrée un Paul Valéry, le témoignage (comme le Voyage
au Congo d’André Gide, qui dénonce le système colonial), parfois le discours
dans une rencontre politico-intellectuelle. Les formes discursives de leur
engagement sont marquées par la « sous-assertion », le recours à l’épanorthose,
l’esthétisation de la prose, le « lyrisme idéologique » selon l’expression de Julien
Benda, qui les démarque clairement du discours politique, comme le montre
11
Marielle Macé . Quand ils entrent en politique, c’est, selon la logique de
l’engagement collectif des intellectuels née lors de l’affaire Dreyfus 12, d’une part
en signant des pétitions en leur nom propre, marque de leur charisme personnel,
sans titre, d’autre part, en participant à des groupements spécifiques réunissant
des intellectuels (comme le Comité de vigilances des intellectuels antifascistes)
ou encore à des cercles de réflexion en marge du pouvoir politique. Les plus
consacrés d’entre eux, comme Gide, maintiennent la distance et préservent leur
autonomie en n’acceptant qu’une fonction de parrainage.

LES « AVANT-GARDES »

Au pôle dominé, caractérisé dans son ensemble, du fait de cette position, par
une propension à l’hétérodoxie et à la politisation, il faut également distinguer la
logique du sensationnel et de la polémique, propre au pôle médiatique, des
stratégies contestataires des « avant-gardes », qui font scandale par leur
transgression ostentatoire des règles du « bon goût ». À l’opposé de l’orthodoxie
des défenseurs du « bon goût », les avant-gardes valorisent la vocation
subversive de la littérature, mais elles s’orientent avant tout vers l’accumulation
de capital symbolique et vers la redéfinition des possibles esthétiques et
stylistiques. La volonté de rupture les conduit à dresser un état des lieux de la
littérature de leur temps et à énoncer des principes qu’ils théorisent dans des
textes-manifestes, comme les manifestes surréalistes, L’Ère du soupçon (1956)
de Nathalie Sarraute et Pour un nouveau roman (1961) d’Alain Robbe-Grillet,
ou encore Théorie d’ensemble (1968) de Tel Quel, ce qui leur vaut d’être
accusées de « théoricisme terroriste 13 ». C’est fréquemment en empruntant aux
sciences nouvelles – la psychanalyse pour les surréalistes, la linguistique et la
sémiotique pour Tel Quel – ou aux autres arts – comme la peinture abstraite pour
Beckett 14 – qu’elles innovent dans leur domaine.
Les avant-gardes n’existent souvent que sous la forme collective d’un
groupe, groupement ou groupuscule sur le modèle des sectes religieuses et des
avant-gardes politiques. Jeunes, généralement démunis, leurs membres se
retrouvent dans des lieux publics comme les cafés, espaces de sociabilité de la
bohème.
Leur volonté de transgression des normes éthiques et esthétiques (les
premières fonctionnant comme autant de censures artistiques) les porte vers le
radicalisme politique. Les surréalistes ont, par exemple, opté pour le
communisme ou le trotskisme après avoir pris position contre le colonialisme
français à l’occasion de la guerre du Rif en 1925. Étant inconnus pour la plupart,
alors qu’il faut un nom pour signer une pétition, ils s’engagent à coups de
manifestes et de manifestations bruyantes, qui sont les moyens de protestation
des dominés. Mais même quand leur stratégie subversive les conduit à donner
une portée politique à leur protestation, comme dans le cas des surréalistes, les
avant-gardes refusent pour autant de sacrifier l’autonomie du jugement
esthétique 15. Cette exigence d’autonomie de l’art a d’ailleurs conduit la plupart
des membres du groupe surréaliste à rompre avec le Parti communiste, qui
voulait asservir l’art aux impératifs politiques de la révolution.
Dans les années 1950, les écrivains du Nouveau Roman ont résolu ce
problème en dissociant la littérature de la politique. Selon Robbe-Grillet, l’art ne
peut être un moyen au service d’une cause, fût-elle la révolution, il ne doit pas
enseigner, ni viser à l’efficacité. Soumis à un critère d’appréciation extérieur
(politique ou moral), il s’expose à la routinisation, à l’orthodoxie. Pour qu’il soit
art, il faut se résigner à sa gratuité. Ainsi, le Nouveau Roman refuse l’héritage
humaniste, qui veut que la littérature soit porteuse d’une morale positive. Robbe-
Grillet appelle au retour de « l’art pour l’art », et conclut : « Redonnons donc à la
notion d’engagement le seul sens qu’elle peut avoir pour nous. Au lieu d’être de
nature politique, l’engagement c’est, pour l’écrivain, la pleine conscience des
problèmes actuels de son propre langage 16. » Néanmoins, les écrivains du
Nouveau Roman signeront la « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la
guerre d’Algérie », autrement appelé « Manifeste des 121 » 17. Dans les années
1960, le groupe Tel Quel, mené par Philippe Sollers, a également tenté
d’associer hérésie littéraire et radicalisme politique 18.

LES « POLÉMISTES »

L’autre pôle dominé est constitué par des écrivains voués à vivre de leur
plume sans parvenir à accumuler de capital de reconnaissance symbolique,
auteurs de littérature populaire qui publient leur œuvre en feuilleton dans la
petite presse, ou écrivains-journalistes qui tendent à rattacher la littérature à
l’actualité et aux enjeux de l’heure. Dépourvus des ressources culturelles
(héritées ou acquises au cours de la formation scolaire) nécessaires pour accéder
au débat lettré ou pour le contester à partir de ses propres catégories, ces derniers
tendent à opérer une réduction du discours critique à une critique politique et
sociale pour s’affirmer dans le champ, à l’instar d’Henri Béraud ou de Lucien
Rebatet (voir infra). Le sensationnel, la dénonciation et le capital social sont leur
moyen de pallier l’absence de capital symbolique. Leur genre de prédilection est
l’enquête, l’interview, la satire sociale, ou encore le pamphlet comme moyen de
dénonciation d’un scandale public.
Le mode d’association privilégié à ce pôle est le militantisme corporatif, le
syndicalisme notamment. Il traduit à la fois la professionnalisation de ces auteurs
qui vivent de leur plume et l’absence de reconnaissance qui les contraint à la
mobilisation en groupe. Ils ont impulsé l’apparition du syndicalisme intellectuel
au lendemain de la Première Guerre mondiale, jouant un rôle actif dans la
création du Syndicat des gens de lettres, du Syndicat des journalistes, ainsi que
de la Confédération des travailleurs intellectuels qui prétendait s’inscrire entre le
syndicalisme ouvrier et les organisations patronales 19. Une partie d’entre eux se
retrouve aux extrêmes de l’échiquier politique, et notamment du côté des
intellectuels fascistes : enclins à prolonger la violence verbale par la violence
physique, ils tendent à soutenir les ligues et les factions armées des groupements
extrémistes (voir chapitre 3).

La dynamique du champ :
politisation des querelles littéraires
La dynamique des champs résulte des luttes de concurrence entre ses
membres pour le monopole du capital spécifique. C’est la définition même de la
littérature qui est le cœur de ces luttes pour l’appropriation du pouvoir
symbolique. La structuration du champ littéraire autour des pôles que nous
venons de présenter permet de mieux saisir la configuration et les enjeux des
e
querelles littéraires qui ont agité le champ littéraire français au XX siècle, ainsi
que les modalités de leur politisation.
La lutte entre « dominants » et « dominés » dans le champ, ou entre établis
et prétendants, est, on l’a vu, une des dynamiques de changement les plus
courantes. Cependant, dans les périodes fondatrices ou dans les périodes de
régression de l’autonomie comme en temps de crise nationale, les luttes entre le
pôle autonome et le pôle hétéronome l’emportent sur les divisions
générationnelles et les querelles proprement esthétiques. Dans ces périodes, les
écrivains situés au pôle autonome du champ littéraire, qu’ils soient dominants,
comme les « esthètes », ou dominés comme les avant-gardes, se trouvent
souvent attaqués par leurs concurrents situés au pôle hétéronome, qui profitent
de la conjoncture pour tenter de remettre en cause leurs revendications
d’autonomie et d’asservir l’art à des fins extra-littéraires, qu’elles soient morales,
politiques, sociales ou économiques.

L’ANTICONFORMISME HÉRÉTIQUE DES AVANT-GARDES


Les attaques des écrivains occupant des positions dominées contre les
dominants se présentent souvent comme une lutte contre l’orthodoxie,
l’académisme et le conformisme. Il faut toutefois distinguer les différents types
de dominants et de dominés, comme on l’a vu. Ainsi, les attaques des « avant-
gardes » contre les « notables » sont souvent associées à la dénonciation de
l’ordre établi, du pouvoir, ou de l’air du temps. Elles peuvent prendre la forme
du manifeste ou du pamphlet, à l’instar du Traité du style d’Aragon (1928), qui
dénonce pêle-mêle les journalistes, les écrivains bien-pensants comme Jacques
de Lacretelle, et les « esthètes » comme André Gide, ou encore du pamphlet
surréaliste « Un cadavre », qui vise l’académicien Anatole France :

Loti, Barrès, France, marquons tout de même d’un beau signe blanc
l’année qui coucha ces trois sinistres bonshommes : l’idiot, le traître
et le policier. Avec France, c’est un peu de la servilité humaine qui
s’en va ; Que ce soit fête le jour où l’on enterre la ruse, le
traditionalisme, le scepticisme et le manque de cœur 20.

Si les « avant-gardes » assimilent souvent les « esthètes » aux « notables »


pour dénoncer en bloc l’institution littéraire, c’est en les accusant de trahir leur
mission. Elles leur opposent une pureté originelle et, bien que prétendant
souvent faire table rase du passé, se réclament toujours d’un ancêtre ou d’une
figure tutélaire – comme Lautréamont pour les surréalistes – qui exprime la
dimension réflexive du champ littéraire par la référence constante à son histoire.
Mais c’est aux « esthètes », plus qu’aux « notables », qu’elles s’affrontent sur le
plan proprement esthétique pour proposer un renouvellement des formes
littéraires.
Ainsi, contre le classicisme, devenu le mot d’ordre dans les arts et les lettres
depuis les premières décennies du XXe siècle, de Charles Maurras à André Gide,
le surréalisme réhabilite le romantisme. Faisant le procès du réalisme et du
roman, genre ayant acquis, on l’a vu, une position dominante, le groupe
surréaliste entend aussi réhabiliter la poésie que le roman a détrônée. Contre la
littérature de témoignage qui connaît une grande vogue depuis la Première
Guerre mondiale, eux qui ont fait l’expérience du front très jeunes, au moment
d’entrer dans la vie adulte, dénient toute possibilité de décrire l’horreur de la
guerre et invitent à en chercher les traces dans les profondeurs de l’inconscient.
De même, c’est sur le plan de la forme romanesque que Sartre éreinte François
Mauriac en 1939, dans un article intitulé « M. François Mauriac et la liberté ».
Appliquant la théorie de la relativité à l’univers romanesque, l’auteur de La
Nausée décrète caduque la technique du narrateur omnipotent et omniscient, et
e
avec elle, celle du roman réaliste du XIX siècle : « M. Mauriac s’est préféré. Il a
choisi la toute-connaissance et la toute-puissance divines […]. Dieu n’est pas un
artiste ; M. Mauriac non plus 21. » Ayant acquis une position symboliquement
dominante à la Libération, Sartre sera à son tour la cible de l’avant-garde des
années 1950, le Nouveau Roman. Le Nouveau Roman va plus loin que Sartre
dans la contestation des conventions romanesques du XIXe siècle. À la suite de
Samuel Beckett, il déconstruit les personnages, l’intrigue et le message. Contre
l’héritage humaniste, la conception existentialiste de la « littérature engagée » et,
plus généralement, contre toute forme de littérature à thèse ou de littérature
didactique (comme, par exemple, le réalisme socialiste qui s’est développé en
France à la suite de l’application de la politique jdanovienne par le Parti
communiste français), il expulse en particulier le message idéologique ou moral
des œuvres de fiction. Mais le Nouveau Roman sera à son tour accusé par le
porte-parole du groupe Tel Quel, Philippe Sollers, d’avoir trahi ses prétentions
de rupture avec le roman du XIXe siècle en réhabilitant le psychologisme et le
positivisme 22.

INVECTIVE, CALOMNIE, DÉNIGREMENT :


LA LOGIQUE PAMPHLÉTAIRE

À la différence des avant-gardes qui restent orientées vers le renouvellement


des formes littéraires, les écrivains dominés symboliquement et temporellement
se concentrent, dans leurs luttes contre les écrivains dominants, sur la figure de
l’auteur, sa biographie, ses mœurs, ses choix, et sur le contenu des œuvres, qu’ils
réduisent à leur dimension sociale ou politique. S’ils dénoncent chez les
« notables » leur conformisme et leur académisme, ils reprochent aux
« esthètes » leur snobisme, leur esthétisme et leur non-conformisme.
L’invective, la médisance, la calomnie, le dénigrement sont les moyens de ces
individus démunis de capital symbolique pour s’affirmer dans le champ.
De ce fait, la forme et le style pamphlétaire sont une des formes de
politisation des dominés dans le champ littéraire. Selon l’analyse de Marc
Angenot, la parole pamphlétaire met en scène un personnage solitaire non
mandaté qui fait montre de courage intellectuel en élevant la voix pour crier son
23
indignation contre un scandale, la « vérité » contre un « mensonge » institué . À
l’opposé des écrivains établis dont le discours est autorisé par des institutions
(comme les académiciens) ou par un groupe doté d’un capital de reconnaissance,
le pamphlétaire tire sa légitimité de son isolement et des risques objectifs qu’il
prend – preuve de sa bonne foi – en combattant une idéologie dominante ou ses
représentants. La rupture avec les conventions langagières et discursives du
discours policé est la marque de son anticonformisme et lui confère un potentiel
subversif. L’invective, la stylisation de la violence, la politisation du discours
sont autant de moyens pour marquer la rupture avec le conformisme et le
moralisme bon teint du pôle académique. Le pamphlet est, par conséquent, un
des genres favoris de ces « polémistes ».
Le romancier et journaliste Henri Béraud a ainsi commencé sa carrière de
pamphlétaire en attaquant André Gide et l’équipe de La NRF. Après avoir tenté
en vain de disqualifier Gide en critiquant son usage de la grammaire, Béraud se
rabat sur un argument à la fois plus crédible et plus porteur : il accuse les auteurs
de La NRF de bénéficier, à la faveur de leurs appuis au Quai d’Orsay (où
travaille Jean Giraudoux), d’une diffusion à l’étranger que ne justifie pas la
vente restreinte de leurs œuvres en France. Autour de cette accusation, qui a
l’avantage de ne pas se placer sur le plan des idées, mais sur celui du scandale
public, se greffe une série de calomnies qui forment, en réalité, le fond de
l’attaque. Béraud dénonce pêle-mêle le snobisme de ces écrivains, leur
protestantisme, leur ascétisme « scolaire » et « livresque », leurs préférences
sexuelles (l’homosexualité), autant de traits qui les placent selon lui hors du
génie français :

Contre l’esprit de chez nous, la grâce, le plaisir, le soleil, les festins,


le rire, la langue vivante, le goût français, le bon vin, les jolies
femmes. De ces haines, de ces aversions, de cette inappétence et de
cette dyspepsie, ils ont fait une littérature dont ils se repaissent après
leurs travaux. Qu’à nos estomacs cette littérature soit indigeste, cela
ne surprendra guère. Mais ce qui étonnera bien davantage, c’est que,
par des soins officiels, cette littérature soit présentée à l’étranger
comme le triomphe de nos tables et qu’après de longues hésitations
et des craintes légitimes on essaie, à présent, de nous l’ingurgiter 24.

Cette rhétorique extra-littéraire, qui allie anti-intellectualisme, critique sociale et


critique des mœurs des écrivains « bourgeois », est caractéristique de la veine
pamphlétaire populiste dans laquelle Béraud va s’illustrer, par la suite, en
politique.
Si en temps normal ce genre d’attaques ne modifie pas fondamentalement
les rapports de force dans le champ littéraire, en période de crise nationale, elles
prolifèrent et ont un impact plus immédiat du fait de la perte d’autonomie du
champ. Cependant, en s’appuyant sur les pouvoirs extérieurs pour renverser le
rapport de force constitutif du champ, ceux qui recourent à ces méthodes
enfreignent la règle d’autonomie du jeu littéraire. C’est le cas, par exemple, en
France sous l’occupation allemande. Les écrivains-journalistes gagnés à la
Collaboration s’en prennent aux écrivains reconnus de l’entre-deux-guerres. La
rhétorique de la dénonciation consiste à les assimiler aux groupes sociaux visés
par l’occupant, juifs, francs-maçons, communistes. Le travail d’ajustement du
discours aux circonstances pour constituer l’adversaire en ennemi public est
lisible dans les attaques parisiennes contre l’équipe de La NRF. S’inscrivant dans
la veine pamphlétaire de Béraud, ses détracteurs lui accolent non plus le stigmate
« huguenot » mais celui d’« enjuivé » : Gallimard devient ainsi un « Marchand
de juif 25 ! », tandis que les vieux arguments de Béraud sont adaptés à la
conjoncture : « Cette production plus ou moins habile et putréfiante fut présentée
à l’étranger comme l’expression suprême du goût et des aspirations des Français
d’après-guerre par la néfaste NRF du juif Hirsch et autres officines. » Paul
Valéry est présenté comme un « poète-lauréat de la République maçonnique »,
François Mauriac, renié pour son engagement contre le franquisme pendant la
guerre d’Espagne, comme un « catholique plus qu’étrange, prenant parti, avec le
doucereux Maritain, pour les bourreaux de prêtres et les déterreurs de religieuses
26
en Espagne ».
Les attaques contre François Mauriac, écrivain catholique doté d’un certain
capital symbolique mais aussi de la consécration temporelle en tant que membre
de l’Académie française, permettent à ses détracteurs de donner à leurs attaques
une tournure anticonformiste qui sied à leurs prétentions avant-gardistes,
puisqu’ils lui opposent la prose novatrice de Céline. Mais cette stratégie est
démentie par la teneur de leurs attaques qui, à la différence de celle de Sartre,
centrée sur la forme du récit, relèvent essentiellement de la condamnation morale
du contenu. La rhétorique dénonciatrice qu’élaborent les détracteurs de Mauriac
consiste à opérer, sous la forme de l’invective grossière et de la rhétorique
populiste, une induction de la « pathologie » des personnages romanesques à la
dégénérescence morale et physiologique de leur auteur, « lui-même mal foutu,
scrofuleux, l’air penché d’un pot de chambre trop plein », chez qui « tout […]
est trouble, vil, faux, satanique, dégénéré, empuanti 27 ». Pour illustrer le
caractère « malsain », « obscène » de son œuvre, ils juxtaposent deux champs
sémantiques, celui du religieux et celui du scatologique, et y insinuent des
allusions sexuelles, à l’instar de Lucien Rebatet dans cette citation :

[…] le bourgeois riche, avec sa torve gueule de faux Gréco, ses


décoctions de Paul Bourget macérées dans le foutre rance et l’eau
bénite, ces oscillations entre l’eucharistie et le bordel à pédérastes
qui forment l’unique drame de sa prose aussi bien que de sa
conscience, est l’un des plus obscènes coquins qui aient poussé dans
les fumiers chrétiens de notre époque 28.

Ce type d’attaques se retrouve après la Libération sous la plume de


journalistes communistes qui s’en prennent à l’existentialisme sartrien,
reprochant à cette « littérature de l’absurde et du désespoir » son subjectivisme
29
pessimiste . Notons que si les intellectuels situés aux extrêmes politiques se
retrouvent le plus souvent dans ce groupe du fait de leur position dominée (voir
chapitre 3), les écrivains dotés de capital symbolique et relevant de la catégorie
des esthètes comme Drieu La Rochelle, côté fasciste, ou Aragon, côté
communiste, ne recourent jamais à ce type de procédés : les attaques de Drieu
La Rochelle contre Mauriac ou Aragon sous l’Occupation 30, si elles versent dans
la dénonciation, respectent néanmoins les conventions du débat lettré et
critiquent leurs adversaires sur la forme et pas seulement sur le fond.

LA MORALE AU SERVICE DE LA DÉFENSE DE L’ORDRE SOCIAL


Menacés dans leurs prérogatives par les « prétendants », les écrivains
« établis » les dénoncent généralement comme de la canaille, des fauteurs de
troubles qui menacent l’ordre social, ou des « terroristes ». Déjà sous l’Ancien
Régime, « l’aristocratie littéraire » des écrivains stipendiés par l’État stigmatisait
la « canaille » écrivante condamnée à vivre de sa plume 31. Cependant, là encore,
la différenciation interne du champ littéraire depuis le XIXe siècle exige une
analyse plus nuancée des formes que revêtent les luttes entre les diverses
fractions du champ littéraire.
Au pôle temporellement dominant, représenté par les « notables », on
reproche aux avant-gardes d’enfreindre les règles du « bon goût » et de la
morale. La transgression des formes littéraires traditionnelles est perçue comme
une atteinte au « bon goût », de la critique néoclassique du début du siècle qui
reproche aux mouvements poétiques modernes l’emploi du vers libre jusqu’au
critique très académique du Monde Émile Henriot, qui a forgé l’appellation –
péjorative sous sa plume – « Nouveau Roman » pour condamner la subversion
des conventions romanesques par Alain Robbe-Grillet et Nathalie Sarraute. Cette
transgression menace l’ordre moral et social. Les « notables » y voient le
ferment de toutes les révolutions passées et à venir, et une des causes de la
décadence et de la décomposition sociale de la nation. Nourries par la tradition
contre-révolutionnaire qui imputait aux hommes de lettres une responsabilité
dans l’avènement de la Révolution française, ces craintes se concrétisent lorsque
les avant-gardes donnent à leur protestation une portée politique, comme la prise
de position déjà évoquée des surréalistes lors de la guerre du Rif, en 1925. Elle
provoque une réaction immédiate de leurs aînés, lesquels sont 175 à signer une
contre-pétition intitulée « Les intellectuels aux côtés de la Patrie » en défense du
colonialisme et de la mission civilisatrice de la France 32. De même, le 28 mai
1968, des intellectuels catholiques lancent dans Le Monde un appel contre le
« chaos » et la « ruine », tandis qu’un des signataires, Pierre Emmanuel, exprime
le lendemain sa crainte de « l’anarchie de l’esprit et [du] désordre de la
33
nation ». D’autres écrivains académiques prendront position en défense des
institutions menacées par les groupes d’avant-garde, notamment la Société des
gens de lettres 34.
Si les « notables » voient dans les avant-gardes de dangereux « terroristes »,
ils reprochent également aux « esthètes » leur immoralisme et leur
« irresponsabilité » sociale. Repliés dans leur « tour d’ivoire », ces derniers ne se
préoccupent que de leurs recherches esthétiques, sans se soucier des effets
sociaux de leurs œuvres. Au moment de la libéralisation de l’imprimé sous la
Troisième République, l’écrivain catholique Paul Bourget développe, on l’a vu
au chapitre précédent, une théorie de la « responsabilité sociale de l’écrivain »
qui vise à imposer des limites aux droits de la création et de la pensée sociale.
Dans la lignée de Flaubert et de Baudelaire, André Gide devient la cible de la
critique bien-pensante, qui voit en lui un dangereux propagateur du
subjectivisme. Le critique catholique Henri Massis, proche de la ligue
monarchiste d’Action française, qualifie ainsi l’auteur des Caves du Vatican de
« démoniaque ». Le classicisme de la forme ne serait chez lui qu’hypocrisie, le
masque derrière lequel il abrite sa « nature morbide », un subterfuge « pour
mieux faire triompher l’individualisme du fond, pour que croissent en dignité les
monstres qui s’y tiennent cachés ». Massis lui reproche ce « divorce de la pensée
et de la forme », cette dissociation de l’ordre du langage et de l’ordre de la
pensée. En prônant la « gratuité de l’art », Gide se dérobe à sa « responsabilité »,
il « ne cherche à briser la logique, à ruiner la conception occidentale de
l’homme, que pour échapper au risque de la pensée et de l’action 35 ».
Sous l’Occupation, les accusations des écrivains bien-pensants, ralliés au
régime de Vichy, culminent contre les « mauvais maîtres », qu’ils rendent
36
responsables de la défaite de la France en 1940 . Par son subjectivisme, son
immoralisme, son pessimisme, son défaitisme, son irresponsabilité, la production
artistique aurait largement contribué « au désarmement intellectuel et matériel,
au relâchement des liens sociaux, à l’amollissement des énergies, à
l’abaissement du tonus moral, au discrédit des valeurs spirituelles, où se
préfigurait, en quelque sorte, notre défaite 37 ! » Sous l’influence de Proust et de
Freud, explique le secrétaire perpétuel de l’Académie française André Bellessort,
la littérature de l’entre-deux-guerres « fut dominée par la sensualité, les cas
pathologiques, l’indécision des caractères, l’attirance de la misère physiologique
et morale et la dégradation humaine qui se traduit par la curiosité bienveillante
des milieux crapuleux ou interlopes », au détriment de « l’énergie volontaire,
puissante, généreuse, la bonté active, l’héroïsme et le sacrifice ». Chez les jeunes
écrivains, « l’inconscient […] n’était que le réveil inattendu et déconcertant de
l’animalité » :

Cette absence complète de retenue morale, de domination sur soi-


même expose l’individu à tomber au pouvoir de n’importe quelle
suggestion pressante venue de son tréfond ou du dehors. Elle le met
à la merci des pires incitations ou de ses pires instincts. Nos romans
sont pleins de meurtres qui ne sont que les réactions subites ou les
aveugles impulsions de l’animal réveillé dans l’homme à moins que
ce ne soit des crimes gratuits comme celui que nous ont décrit Les
Caves du Vatican 38.
LA DÉFENSE ESTHÈTE DE L’AUTONOMIE LITTÉRAIRE

Les « esthètes » se défendent régulièrement contre ces accusations en


invoquant les règles de leur métier, en affirmant les droits imprescriptibles de la
création et de la pensée, et en niant les effets sociaux de l’art. L’art n’est pas une
cause, il ne fait que refléter la société : « Les livres suivent les mœurs et les
mœurs ne suivent pas les livres », disait Théophile Gautier dans sa préface à
Mademoiselle de Maupin 39. Contestant le principe même de juger les œuvres
selon des critères extra-littéraires, ils opposent le beau et l’utile, opposition que
Gide a immortalisée en une formule célèbre : « les bons sentiments ne sont pas
matière à littérature ». Contre la morale, ils brandissent, outre le
désintéressement, le principe de vérité qu’ils doivent servir avant tout (voir
chapitre 5).
Dans les conjonctures d’autonomie relative, les « esthètes » ignorent
généralement les attaques dont ils sont victimes de la part du pôle des polémistes
populistes, façon de refuser tout échange qui ne respecte pas les règles du débat
d’idées. Ainsi l’équipe de La NRF décida de ne pas répondre aux accusations
d’Henri Béraud, mais le directeur de la revue à cette époque, Jacques Rivière,
faillit se battre en duel avec lui. Il n’en va pas de même dans les périodes
fondatrices ou dans les périodes de crise, à l’occasion desquelles l’offensive des
écrivains situés au pôle hétéronome – qu’ils soient dominants ou dominés –
contraint les défenseurs de l’autonomie à s’unir, voire à se politiser pour
défendre ou reconquérir les droits de la littérature. La violence de ces attaques
fut le ressort de la mobilisation des écrivains situés au pôle autonome pendant la
période de l’occupation allemande. Par des moyens proprement littéraires, qu’il
s’agisse de la « contrebande » poétique qui recourait à un langage métaphorique
codé pour parler des événements au grand jour, ou de la clandestinité, la
Résistance littéraire a rallié nombre d’écrivains situés au pôle symboliquement
dominant, d’André Gide à François Mauriac 40.
Enfin, la réplique des « esthètes » aux attaques des avant-gardes se place sur
le terrain esthétique même. Leur stratégie consiste généralement à « accueillir les
hérétiques » tout en refusant les « hérésies », pour reprendre une expression de
Jean Paulhan, qui dirigea La NRF de 1925 à 1940 41. Ainsi, cette revue a su
assimiler les apports de l’avant-garde dadaïste et surréaliste en s’attachant
durablement (mais non sans heurts) plusieurs de ses membres les plus en vue
comme Aragon, Eluard, ou, pour la deuxième génération, Queneau et Leiris.
Dada fut intronisé par André Gide qui, fidèle à son combat contre les institutions
sociales, louait l’effet salutaire de cette « entreprise de démolition » du passé à
travers la décomposition du langage 42. Jacques Rivière y voyait, quant à lui, une
démonstration par l’absurde de ce que, poussé à son extrême, le subjectivisme
comme extériorisation de soi aboutissait à la négation de l’art, et il saluait la
43
franchise de cette démarche qui signait l’acte de décès du symbolisme . Mais
lorsque le groupe surréaliste se politise, la revue s’ouvre aux dissidents et aux
opposants qui condamnent la dérive idéologique du mouvement. En temps de
crise, comme sous l’Occupation, quand la lutte entre « vieux » et « jeunes » est
mise en suspens à la faveur de la lutte pour la défense ou la reconquête de
l’autonomie du champ, les aînés s’allient avec les cadets qui montrent la voie de
l’opposition, à laquelle les premiers apportent la légitimité.

On peut donc conclure à une homologie entre formes de l’engagement et
structure du champ littéraire, conçue comme un état des rapports de force. Les
polémiques politiques se superposent en bonne partie aux luttes pour la
conservation ou la transformation du rapport de force, revêtant comme on l’a vu
des formes qui correspondent aux positions occupées dans le champ. Ce modèle
analytique permet de distinguer les différentes manières d’être un écrivain
engagé, à droite comme à gauche, même si certaines formes de politisation
prévalent à tel ou tel pôle, ainsi qu’on va à présent l’examiner en sondant
l’extrême droite littéraire.

1. Voir aussi Christophe Charle, La Crise littéraire à l’époque du naturalisme, op. cit. et Gisèle
Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit.
2. Gisèle Sapiro, ibid.
3. Sur Mai 1968, voir aussi Boris Gobille, « Les mobilisations de l’avant-garde littéraire française en
Mai 1968. Capital politique, capital littéraire et conjoncture de crise », Actes de la recherche en
sciences sociales, no 158, 2005, p. 30-53.
4. Pierre Bourdieu, La Distinction, op. cit.
5. Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État, Paris, Éd. de Minuit, « Le sens commun », 1989.
6. Robert Darnton, Bohème littéraire et Révolution, op. cit.
7. Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Éd. de Minuit, « Documents », 1984, p. 113-120.
8. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 107 ; Albert Cassagne, La Théorie de l’art pour
l’art…, op. cit.
9. Pierre Bourdieu, « Le marché des biens symboliques », art. cité, p. 59.
10. Philippe Olivera, « La politique lettrée en France : les essais politiques (1919-1932) », thèse de
doctorat, Paris, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2001 ; Marielle Macé, Le Temps de l’essai.
Histoire d’un genre en France au XXe siècle, Paris, Belin, « L’Extrême Contemporain », 2006.
11. Marielle Macé, « L’assertion, ou les formes discursives de l’engagement », in Emmanuel Bouju
(dir.), L’Engagement littéraire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 61-72. L’expression
de Julien Benda, évoquée par Marielle Macé, est tirée de Du style des idées. Réflexions sur la pensée.
Sa nature. Ses réalisations. Sa valeur morale, Paris, Gallimard, 1947, p. 177.
12. Christophe Charle, Naissance des « intellectuels », op. cit.
13. C’est ce que fait Jean Paulhan dans son essai Les Fleurs de Tarbes, ou la terreur dans les lettres
(Paris, Gallimard, 1941). L’accusation a également été portée contre le groupe Tel Quel (voir Philippe
Forest, Histoire de Tel Quel, 1960-1982, Paris, Seuil, 1995, p. 299).
14. Pascale Casanova, Beckett l’abstracteur. Anatomie d’une révolution littéraire, Paris, Seuil, 1997.
15. Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme, Paris, Seuil, 1945 ; Norbert Bandier, Sociologie du
surréalisme, op. cit.
16. Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Éd de Minuit, 1961, p. 39.
17. Anne Simonin, « La littérature saisie par l’Histoire… », art. cité.
18. Niilo Kauppi, Tel Quel : la constitution sociale d’une avant-garde, Helsinki, The Finnish Society
of Sciences and Letters, 1990 ; Philippe Forest, Histoire de Tel Quel, op. cit.
19. Gisèle Sapiro, « Entre individualisme et corporatisme », art. cité.
20. André Breton, « Refus d’inhumer », cité in Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme, op. cit.,
p. 95.
21. Jean-Paul Sartre, « M. François Mauriac et la liberté », La NRF, 1er février 1939, repris in
Situations I. Critiques littéraires, Paris, Gallimard, 1993 [1947], « Essais », p. 33-53 (p. 52 pour la
citation).
22. Philippe Forest, Histoire de Tel Quel, op. cit., p. 176-177.
23. Voir Marc Angenot, La Parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Paris, Payot,
1982, p. 73 sq.
24. Henri Béraud, La Croisade des longues figures, Paris, Éditions du siècle, 1924, p. 36.
25. Paul Riche, « Gallimard et sa “belle Équipe” », Au pilori, 18 octobre 1940.
26. Camille Mauclair, « Pour l’assainissement littéraire », La Gerbe, no 26, 1941.
27. Dr. Guillotin, « Le mauvais maître », L’Appel, 24 avril 1941 ; cité in Jean Touzot, Mauriac sous
l’Occupation, Paris, La Manufacture, 1990, p. 38.
28. Lucien Rebatet, Les Décombres, Paris, Denoël, 1942, p. 49.
29. Claude Morgan, « Ce que nous sommes », Les Lettres françaises, no 87, 1945. Voir aussi, par
exemple, Laurent Casanova, « Le Parti et les intellectuels » [1er novembre 1947], in Laurent Casanova,
Le Parti communiste, les intellectuels et la nation, Paris, Éditions sociales, 1949, p. 16.
30. Pierre Drieu La Rochelle, « Mauriac », La NRF, 1er septembre 1941 ; « Aragon », La NRF,
1er octobre 1941.
31. Robert Darnton, Bohème littéraire et Révolution, op. cit.
32. « Les intellectuels aux côtés de la Patrie », Le Figaro, 7 juillet 1925 (reproduit in Jean-François
Sirinelli, Intellectuels et passions françaises, op. cit., p. 64-66).
33. Cité par Boris Gobille, « Crise politique et incertitude : régimes de problématisation et logiques de
mobilisation des écrivains en Mai 68 », thèse de doctorat, Paris, EHESS, p. 362.
34. Ibid. p. 369-376.
35. Henri Massis, Jugements, t. II, Paris, Plon, 1924, p. 21, 20, 76.
36. Voir Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., p. 161 sq.
37. Réponse de René Gillouin à l’enquête : « La littérature a-t-elle une part de responsabilité dans
notre désastre ? », Gringoire, 27 février 1941.
38. André Bellessort, « Les lettres à l’épreuve de la guerre », in France 41. La Révolution nationale
constructive, un bilan, un programme, Paris, Éditions Alsatia, 1941, p. 276-277 (citations p. 280-281
et 283).
39. Théophile Gautier, « Préface », Mademoiselle de Maupin, Paris, Garnier-Flammarion, 1966,
« GF », p. 41.
40. Voir Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., chapitre VI.
41. Cité par Martyn Cornick, The Nouvelle Revue française under Jean Paulhan…, op. cit., p. 41.
42. André Gide, « Dada », La NRF, 1er avril 1920, p. 478.
43. Jacques Rivière, « Reconnaissance à Dada », La NRF, 1er août 1920, p. 216-237.
3

Figures d’écrivains d’extrême droite :


entre maurrassisme et fascisme

Un chef, c’est un homme à son plein ; l’homme qui donne et qui prend dans
la même éjaculation.
Pierre Drieu La Rochelle,
La Comédie de Charleroi, Gallimard, 1934.

Dans un article publié en 1943 sous le titre « Introduction à l’histoire de la


littérature “fasciste” », et qui a valeur de manifeste, Jean Turlais définit le
fascisme comme une « morale » et surtout une « esthétique » plutôt que comme
une doctrine : « la vue de certaines statues d’Arno Breker nous a permis
d’accéder à l’essence du national-socialisme mieux que n’auraient su le faire des
dizaines de gros volumes de doctrine », explique-t-il en une image
caractéristique de cette propension à esthétiser le politique qui constituait, selon
Walter Benjamin, le trait distinctif du fascisme 1. Recourant à l’habituelle
stratégie de captation des œuvres du passé pour légitimer une tendance nouvelle,
l’auteur esquisse ensuite une généalogie imaginaire de la littérature « fasciste »,
qui se veut aussi une définition. Une telle littérature repose, selon lui, sur la
« morale guerrière », sur l’exaltation de la jeunesse qui est « l’âge de
l’héroïsme », elle se nourrit « du goût des individualités supérieures selon les
Pléiades de Gobineau, de “la ressaisie de l’homme comme animal et comme
primitif” selon D. H. Lawrence, de l’appel de la race et du sens de l’honneur
national selon Péguy et Bernanos, de la virilité selon Montherlant, de la notion
2
d’Ordre selon Maurras ». Programme plus que bilan, cette définition montre
que la littérature fasciste est conçue comme une mise en forme de ces valeurs,
l’esthétisation d’un idéal politique. Elle pose la question des conditions de
l’adhésion de nombre d’écrivains français au fascisme des années 1930 à la
Libération.
Cette question a fait l’objet de maintes études, qui se répartissent en deux
catégories suivant la relation qu’elles établissent entre les prises de position
littéraires et politiques de ces auteurs. D’un côté, les études des historiens qui
abordent souvent les engagements politiques de ces écrivains en tant que tels,
sans nécessairement les mettre en relation avec leurs conceptions de la
littérature. De l’autre, les travaux, émanant le plus souvent de spécialistes de la
littérature, qui cherchent à explorer les liens entre les conceptions esthétiques et
les idées politiques des écrivains fascistes.
La première tendance englobe les approches plus générales du phénomène
fasciste, amenées à traiter des intellectuels comme membres des groupements
politiques et comme idéologues 3. Elle inclut aussi l’histoire politique des
intellectuels qui privilégie l’analyse des idées politiques de ces écrivains et de
4
leurs engagements dans la cité . Ce parti pris méthodologique est discutable. En
effet, par-delà le risque de laisser le champ libre aux entreprises de réhabilitation
fondées précisément sur la dissociation de l’œuvre et de l’engagement politique
de ces écrivains 5, la question se pose de son adéquation s’agissant de traiter
d’écrivains qui ont souvent revendiqué la continuité et la cohérence de leurs
choix littéraires et politiques 6.
Ce n’est pas un hasard si la question des liens entre esthétique et politique a
plus préoccupé les spécialistes de la littérature, à la suite de Walter Benjamin.
On peut citer en particulier le livre d’Alice Kaplan, Reproductions of Banality,
qui se donne pour objet d’explorer, par des moyens littéraires et
psychanalytiques, la « sensibilité fasciste » ou le « désir de fascisme » dans
l’œuvre littéraire d’un certain nombre d’écrivains français, et celui de David
Caroll, French Literary Fascism, qui a le mérite de montrer, contre la
propension à assimiler le fascisme à l’irrationalisme, qu’en France, celui-ci a pu
s’associer à la défense de la culture classique menacée par la modernité, de
7 8
Maurras à Brasillach et à Maulnier . Dans la continuité de Walter Benjamin ,
David Caroll définit le fascisme littéraire non pas – ou pas seulement – comme
l’application du fascisme à la littérature, mais comme une forme particulière de
fictionnalisation ou d’esthétisation du politique. Partant de l’hypothèse que ces
auteurs ont été conduits à adhérer à des politiques d’exclusion par leurs
conceptions mêmes de la culture, il aborde l’œuvre politique et littéraire des
écrivains fascistes à travers des thèmes tels que « l’intégrité de l’homme »,
« l’unité organique, totalisée de l’œuvre d’art comme but esthétique et
politique », la culture comme « forme positive de la totalisation politique ».
Malgré leur intérêt, on peut reprocher aux études littéraires – tout comme à
l’histoire des idées – leur tendance au substantialisme, qui les conduit souvent à
établir un lien intrinsèque entre les conceptions esthétiques et les idées politiques
des écrivains fascistes. S’appuyant sur une définition préalable du fascisme, ils
tendent à la calquer sur des textes sans s’interroger sur les différentes manières
d’être fasciste, et sur les différentes voies qui peuvent y conduire à l’extrême
droite. C’est une telle approche sociologique des formes d’adhésion des
écrivains au fascisme, en relation avec leur ethos littéraire, que l’on proposera
dans ce chapitre.
L’attrait qu’ont pu exercer, dans les années 1930 et sous l’Occupation, les
doctrines fascistes sur un certain nombre d’écrivains français s’explique par la
conjonction de trois types de facteurs : les transformations du champ politique et
des options idéologiques ; les enjeux propres au champ littéraire, qui se politise
et se divise en deux camps dès le milieu des années 1930, opposant les
antifascistes aux profascistes 9 ; les caractéristiques sociales de ces auteurs qui,
sous forme de dispositions éthico-politiques, favorisent leur adhésion aux mots
d’ordre fascistes ou fascisants. On s’interrogera sur l’articulation de ces facteurs
aux différents pôles du champ littéraire. Option nouvelle dans l’espace de l’offre
politique des années 1930, le fascisme attire des écrivains situés à ces différents
pôles, et qui, comme on va le voir, accordent leur manière d’être fasciste ou
d’extrême droite avec leur manière d’être écrivain. Après avoir constitué une
population de 44 écrivains et critiques littéraires ayant appartenu à la droite
radicale et/ou ayant plus au moins évolué vers le fascisme entre 1934 et 1945 10,
nous les avons répartis selon leurs traits les plus caractéristiques aux différents
pôles du champ littéraire tels que définis au chapitre précédent : « notables »,
« esthètes », « polémistes » et « avant-gardes ».
Premier constat : le recrutement des écrivains fascistes à ces différents pôles
est déséquilibré, le pôle journalistique – celui où se situent les « polémistes » –
apparaissant comme prépondérant avec 19 individus contre 15 pour le groupe
des « notables » et 9 pour celui des « esthètes ». Aucun écrivain fasciste français
n’a pu être identifié de manière indiscutable au pôle de l’avant-garde : le seul qui
réponde à ce critère est Céline, mais on argumentera que son évolution vers le
fascisme coïncide avec un changement de position qui le rattache au pôle des
« polémistes » (ces derniers comptant alors 20 individus).
Deuxième constat : les facteurs expliquant l’engagement profasciste et les
chemins qui y conduisent ne sont pas les mêmes à ces différents pôles, ce qui
suffit en soi à justifier une telle approche. Les lieux de sociabilité et cercles de
réflexion qu’ils fréquentent ainsi que leur mode d’expression politique ne sont
pas non plus identiques. Alors que les « notables » fréquentent les réunions
officielles et mondaines, publient des essais et écrivent dans la grande presse, les
« esthètes » dialoguent entre pairs dans des revues, qui constituent le support
privilégié du monde intellectuel, et participent parfois à des groupes de réflexion
ou à des entreprises politiques plus ou moins occultes, toujours en marge du
pouvoir en place. Quant aux « polémistes », ils s’expriment surtout dans la
presse d’opinion ou dans le genre pamphlétaire ; enclins à prolonger la violence
verbale par la violence physique, ils soutiennent les ligues, les factions armées
des groupements extrémistes, et plus tard la Milice.

Retour à « l’ordre » et défense de l’« identité


nationale »
Le groupe des « notables » rassemble des écrivains situés au pôle
académique et mondain du champ littéraire, peintres des mœurs de la
bourgeoisie de province dont ils sont issus comme Henry Bordeaux, romanciers
d’aventure comme Claude Farrère, satiristes des mœurs mondaines comme Abel
Hermant, ou encore essayistes comme Louis Bertrand, ils publient pour la
plupart chez Plon (6) et Flammarion (6), certains ayant débuté chez Ollendorf, et
sont membres des instances de consécration temporelles, Académie française,
académie Goncourt. Vivant de leurs rentes ou ayant exercé une profession
comme professeur ou conservateur (l’un d’eux a été militaire), ils sont plus
rarement journalistes, métier dévalué, que n’ont pratiqué que les moins dotés
parmi eux, en tant que critiques professionnels (Jacques Boulenger, Henri
Massis), ou dans la forme noble du journalisme politique (Charles Maurras,
René Benjamin). Ultraconservateurs, voire réactionnaires, ils condamnent en
bloc l’individualisme, le capitalisme, le progrès, la modernité, la démocratie.
Nés pour la plupart avant 1880 (11 sur 15), ils appartiennent à la génération des
enfants de la défaite de 1870, élevés dans l’esprit de la revanche, et ont adhéré
au nouveau nationalisme de la fin du XIXe siècle, quand ils n’en ont pas été les
porte-parole, comme Charles Maurras lui-même, Léon Daudet ou André
Bellessort. Issus de familles de hobereaux (Joseph de Pesquidoux, Alphonse de
Chateaubriant, Paul Chack ou, plus jeune, Jean de la Varende) ou de notables de
province (seuls 5 sont nés à Paris), bien dotés en titres scolaires (12 ont entrepris
des études supérieures 11 ; 8 détiennent un titre équivalent ou supérieur à la
licence), ils ont grandi pour la plupart dans la peur d’une révolution sociale,
incarnée par la Commune 12, et qui renaît face à la montée du communisme et à
l’approche du Front populaire.
Pour ces écrivains réactionnaires, qui vont former l’aile traditionaliste du
régime de Vichy, l’option fasciste est moins l’expression d’une véritable
évolution idéologique qu’une forme de durcissement de leur position en réaction
à la politisation du monde intellectuel après le 6 février 1934 (notamment à
gauche) et à l’avènement du Front populaire. Membres ou sympathisants
d’Action française pour la plupart, antirépublicains et antidémocrates, ils sont
séduits par le fascisme italien et par les ligues d’extrême droite, qui incarnent les
principes d’autorité, d’ordre et de hiérarchie sociale : Claude Farrère est membre
du comité d’honneur de « la Spirale », mouvement réputé cagoulard 13, Henry
Bordeaux est attiré par le colonel de La Roque, Paul Chack et Abel Bonnard font
partie du comité de défense des « patriotes emprisonnés », né à la suite de
l’arrestation de Maurras et des dirigeants de la Cagoule en 1936. Bellicistes dans
les années 1920, ils optent, dans les années 1930, pour le neopacifisme de
droite : au nom de la défense de la civilisation occidentale, ils prennent position
contre les sanctions que la Société des nations a prononcées à l’endroit de l’Italie
à la suite de l’invasion de l’Éthiopie (Henry Bordeaux préside en 1936 le Comité
d’action nationale contre les sanctions), contre une intervention française en
Espagne, et expriment leur soutien aux nationalistes espagnols et au général
Franco 14 : reçu par Franco, Claude Farrère le décrit ainsi, dans sa Visite aux
Espagnols, comme menant une guerre sainte contre la terreur communiste ;
Charles Maurras est également reçu par le Caudillo peu avant son élection à
l’Académie française. Fidèles à la germanophobie de leur maître, les
maurrassiens de cette génération restent cependant réservés, pour la plupart, à
l’égard de l’Allemagne nazie. Quelques-uns franchissent néanmoins le pas, à
l’instar de Louis Bertrand, successeur de Barrès à l’Académie française,
collaborateur du Courrier royal, qui était alors un satellite de l’Action française :
15
conquis par la figure du Führer, il lui consacre un élogieux portrait en 1936 et
devient membre du comité France-Allemagne. Cet intérêt pour l’Allemagne
nazie lui vaut d’ailleurs de rompre avec Maurras, qui a dénoncé « la poignée
d’écrivains mondains qui prêchent l’hitléromanie 16 ».
Rien ne retenait, en revanche, ceux qui n’appartenaient pas au cercle
d’Action française de laisser libre cours à leur admiration pour l’Allemagne
nazie. Pour le pacifiste de longue date qu’était le romancier régionaliste
Alphonse de Chateaubriant, descendant d’une famille Bredenbek anoblie par
Louis XIV, le personnage de Hitler était une véritable révélation : le Führer
réveillait le « héros » qui avait longtemps sommeillé chez l’homme
d’Allemagne, ainsi qu’il l’expliqua dans La Gerbe des forces, essai publié en
1937 à la gloire du régime national-socialiste et aussitôt traduit en allemand. À
l’occasion des tournées de conférences qu’il fit en Allemagne pour présenter son
livre, il noua des liens avec des personnalités comme Otto Abetz 17. Au
lendemain de la défaite, Chateaubriant fonda l’hebdomadaire La Gerbe, où il
s’adonna, jusqu’en août 1944, au culte du Führer et du régime nazi, tout en
appelant à une Collaboration active en vue de la constitution d’un ordre
« européen ». Ne se réclamant à l’origine d’aucun parti, La Gerbe allait
néanmoins se rapprocher du Rassemblement national populaire (RNP) de Déat et
mener campagne pour la constitution d’un parti unique. Nommé en 1942
président du groupe Collaboration et en mars 1943 membre du comité directeur
de la Légion des volontaires français contre le bolchevisme, Chateaubriant
publia en outre diverses brochures de propagande, dont l’une est intitulée : Un
chef et son peuple, document relatant la vie de Hitler accompagné d’une préface
et de commentaires signés de lui.
Chez Abel Hermant, l’attrait pour le national-socialisme ne devait se
manifester qu’après la défaite et l’occupation de la France par les troupes
allemandes. Cet auteur mondain, aux yeux duquel le mal français venait de
l’esprit jacobin et de « son principe essentiel, qui est le préjugé d’égalité 18 », vit
soudain dans le régime national-socialiste un rempart protégeant la civilisation
contre la barbarie bolchevique et un gardien de l’ordre social hiérarchisé qu’il
appelait de ses vœux. Membre du comité d’honneur du groupe Collaboration et
membre du Cercle européen (voir ci-dessous), il prêcha la bonne parole
collaborationniste dans la presse contrôlée par l’occupant et dans des
conférences, dont l’une, présentée à la demande de Ramon Fernandez au
quatrième congrès du Parti populaire français qui se tint à Paris le 7 novembre
1942, portait sur le rôle que devaient jouer les intellectuels dans le monde
nouveau, et une autre, au Cercle aryen, sur « La maintenance du génie français ».
Fréquentant les lieux de sociabilité officiels et mondains, ces écrivains
constituent, sous l’Occupation, ce que Philippe Burrin a appelé les « notables »
de la Collaboration intellectuelle 19. Ils sont membres du comité d’honneur du
groupe Collaboration, qui prolonge le Comité France-Allemagne, du comité de
patronage de la Légion des volontaires français contre le bolchevisme, ainsi que
du comité d’honneur du Cercle européen. Issue d’un cercle amical fondé en
octobre 1941 en vue de la formation de « l’élite européenne », cette association,
créée en 1942, avait un double objectif : « faciliter les contacts entre les
écrivains, les intellectuels, les économistes, les industriels, les commerçants, les
techniciens appartenant aux diverses nationalités de l’Europe, et constituer un
Centre d’études, de documentation et de Collaboration, en vue de l’organisation
rationnelle de l’Économie européenne 20 ». Comptant plus de 1 300 membres en
juillet 1942, elle se subdivisait en trois centres d’études : la Collaboration
économique, la Collaboration culturelle et le centre de propagande de la jeunesse
française.
Quatre écrivains de ce groupe ont été membres du Parti populaire français de
Jacques Doriot : Abel Bonnard et Jacques Boulenger y adhérèrent dès sa
fondation en 1936, Paul Chack l’année suivante (il devint membre du bureau
politique), Jean Ajalbert pendant l’occupation allemande. Archiviste
paléographe de formation, auteur de livres d’histoire, d’histoire littéraire et de
quelques romans, Jacques Boulenger avait été directeur de L’Opinion de 1919 à
1928 et critique dramatique du Nouveau Siècle, revue dirigée par Georges
Valois, fondateur en 1925 du premier parti fasciste en France, le Faisceau. Sous
l’Occupation, il collabora au Cri du peuple et à Je suis partout, où il tint la
critique littéraire, et publia en 1943 un livre intitulé Le Sang français, étude des
rapports entre race, ethnie et nation dans l’histoire de France visant à étayer le
racisme biologique. Fils illégitime d’un noble irlandais et d’une cantatrice
française, ancien marin, Paul Chack, était depuis 1921 responsable du service
historique de la marine et auteur d’ouvrages sur la guerre maritime de 1914-1918
qui lui avaient valu un certain succès littéraire. Ayant écrit des livres en
Collaboration avec Claude Farrère, président de l’Association des écrivains
combattants, il se rapprocha des milieux nationalistes dans les années 1930,
avant d’adhérer au PPF. Sous l’Occupation, il présida notamment le Comité
d’action antibolchevique 21.
C’est à la fin 1942 – il avait alors quatre-vingts ans – que Jean Ajalbert
proclama son ralliement à Doriot, qu’il avait rencontré une fois en 1938, et en
qui il voyait un vrai chef et un défenseur de la civilisation contre le
communisme 22. Ancien dreyfusard ayant fréquenté dans sa jeunesse les milieux
anarchistes, ancien conservateur du château de la Malmaison puis administrateur
de la manufacture de Beauvais, membre de l’académie Goncourt, Ajalbert
entendait ainsi marquer son anticonformisme par rapport aux traditionalistes de
Vichy. Il donna aussi sa voix, cette année-là, au virulent pamphlet antisémite Les
Décombres de Rebatet pour le prix Goncourt et à Alphonse de Chateaubriant
pour la succession de Léon Daudet comme membre du jury. En 1943, outre sa
Collaboration à l’hebdomadaire de la Milice Notre combat, il publia dans
l’hebdomadaire Revivre une série d’articles antisémites, où il dénonçait la
conquête du pouvoir politique, financier, industriel, commercial, et de la presse
ainsi que « l’invasion » de la scène par les juifs 23. En vue du prix Goncourt
1943, qui fut décerné en mars 1944, il vota pour le recueil de causeries à la radio
du secrétaire d’État à l’Information et à la Propagande Philippe Henriot, nommé
en janvier 1944 sur l’instance des Allemands. Lorsque Henriot fut abattu par un
groupe résistant, en juin 1944, Ajalbert rendit un vibrant hommage à ce « martyr
de la pensée européenne 24 ».
Pour ces contempteurs de la modernité, il est toutefois moins question de
« révolution » que de retour à l’ordre. Alors que la jeune garde de la
Collaboration dénonce le caractère trop peu révolutionnaire du régime de Vichy,
ils y voient la réalisation de la révolution conservatrice qu’ils n’ont cessé de
réclamer. Comme l’illustre l’itinéraire d’Abel Bonnard, qui est allé le plus loin
dans l’engagement fasciste, cette évolution demeure incomplète, son idéal
européen restant ancré dans une France rurale, sans intégrer tous les aspects de
l’idéologie fasciste 25. Il s’agit plutôt pour lui de marquer la rupture avec la
bourgeoisie conservatrice, attachée à la défense égoïste de ses intérêts matériels,
au régime parlementaire, et à une intelligence factice, ainsi qu’il l’a décrite dans
son essai Les Modérés, publié en 1936 : il lui reproche de ne pas sentir la
« poésie de l’ordre 26 ».
Plus que les aspects modernes et sociaux du fascisme, plus que l’étatisme et
le centralisme auxquels ils ne peuvent souscrire, plus aussi que le mysticisme qui
n’attire guère ces tenants du classicisme, Alphonse de Chateaubriant excepté, ils
sont conquis par les principes inégalitaires, la restauration d’un ordre social
hiérarchisé, la conception organique de la nation dont il faut rejeter les éléments
étrangers (mais sans nécessairement souscrire au racisme biologique), et surtout
la restauration de l’autorité du chef.
Pourfendeurs de la modernité littéraire et artistique, ces écrivains étaient
parvenus à imposer provisoirement, dans le champ littéraire du début du siècle,
le paradigme classiciste qu’ils associaient à l’identité nationale, mais le succès
du courant subjectiviste initié par André Gide au lendemain de la Grande Guerre
et les mouvements d’avant-garde, cubistes et surréalistes, les avaient enfermés
dans leur position conservatrice et passéiste. Il y a une forte affinité entre la
conception organique de la nation, conçue comme œuvre d’art, comme le
souligne David Caroll 27, et celle de la culture nationale : Maurras insiste sur
l’affinité entre les règles de la composition classique et le régime monarchique,
Massis développe, contre le formalisme artistique, l’idée de l’unité de l’homme
qui doit sous-tendre toute œuvre d’art 28. Le jugement qu’ils portent sur l’art est
un jugement moral avant tout, malgré qu’ils en aient (Maurras s’en défend, par
exemple, masquant son moralisme derrière l’argument de l’harmonie de la
composition et de la qualité de la « matière » qu’utilise l’écrivain, opposant les
matières « nobles » aux matières « viles » 29).
Romanciers de l’ordre social, ces « notables » sont aussi souvent des
moralistes, peintres de la société et de ses maux dans des essais en apparence
dépolitisés, qui prétendent se fonder sur l’observation pour diagnostiquer une
crise et apporter des remèdes : ainsi, nombre d’entre eux font le bilan des causes
de la défaite de 1940 en la présentant comme le résultat des maux qu’ils
n’avaient cessé de dénoncer et saluent le chef du nouveau régime de Vichy
comme un sauveur 30.
Mais le genre qui manifeste sans doute le mieux leur position de proximité
au pouvoir et d’illustration du principe d’autorité est le portrait du chef d’État :
ainsi le portrait de Hitler par Louis Bertrand, les portraits de Pétain par Henry
Bordeaux, Abel Bonnard, René Benjamin, ce dernier ayant également dédié un
livre à Mussolini 31. L’évolution de René Benjamin, journaliste et virulent
pamphlétaire, qui s’est illustré dans ses combats contre la République, vers des
essais au ton beaucoup plus mesuré, comme ses portraits d’hommes politiques
ou son essai sur l’éducation publié en 1942 32, est emblématique du travail
d’euphémisation qu’impose le vieillissement social quand il s’accompagne de la
notoriété et de profits temporels (René Benjamin est élu à l’académie Goncourt
en 1938), et montre aussi la fluidité qui peut exister entre les différents groupes
identifiés. Il existe aussi des positions intermédiaires entre ce groupe et le
suivant, celui des « esthètes ».

L’esthétisation du politique
Le deuxième groupe rassemble les écrivains distingués de La Nouvelle
Revue française, ceux qui forment son pôle de droite dans les années 1930 et qui
assureront la continuité de la revue lors de sa reparution sous l’Occupation :
Pierre Drieu La Rochelle, Ramon Fernandez, Henry de Montherlant, Jacques
Chardonne, Alfred Fabre-Luce, Marcel Jouhandeau, tous nés entre 1880 et 1899,
presque tous à Paris. À ce noyau se joindra, après la défaite, le jeune essayiste
Armand Petitjean, entré à La NRF au milieu des années 1930, qui évolue dans le
sillage du pôle fascisant du régime de Vichy. S’y rattachent aussi Paul Morand,
collaborateur de La NRF, et Bertrand de Jouvenel. Morand se situe entre ce
groupe – il appartient à la même génération –, et le précédent, dont il se
rapproche par son statut d’ambassadeur et ses fréquentations mondaines. Morand
sera d’ailleurs, tout comme Montherlant, élu à l’Académie française dans les
années 1960.
Dans l’ensemble, les représentants de ce groupe sont, au sein de La NRF, les
plus proches du pôle académique et mondain, par leurs origines sociales
(Montherlant est issu d’une famille noble, Fabre-Luce est le fils d’un secrétaire
d’ambassade et de la petite-fille du fondateur du Crédit lyonnais, Ramon
Fernandez d’un diplomate mexicain, Morand d’un directeur de l’École des
beaux-arts, Chardonne d’un fabricant de cognac qui est aussi écrivain, Bertrand
de Jouvenel du célèbre journaliste Henry de Jouvenel) ou par leur formation
(Drieu, Chardonne, Morand et Fabre-Luce ont fréquenté l’École libre des
sciences politiques). Encore sont-ils issus d’une bourgeoisie plus parisienne, plus
fortunée et/ou plus intellectuelle, plus brillante en tout cas, hormis Drieu
La Rochelle, issu d’une famille en déclin, et Marcel Jouhandeau, le plus
atypique du groupe, fils d’un boucher de Guéret qui a néanmoins achevé sa
scolarité secondaire au lycée Henri IV et obtenu une licence de lettres, mais qui
n’a pas l’agrégation et enseigne dans un collège catholique privé afin de garder
son indépendance d’écrivain 33. À l’exception de Morand, du reste, aucun d’entre
eux n’a véritablement suivi la voie à laquelle le destinaient les études
entreprises : Drieu a échoué au concours de sortie de Science Po, qui ouvrait la
voie à la diplomatie, et c’est probablement le cas aussi de Chardonne et Fabre-
Luce, qui sont par ailleurs licenciés en droit (mais qui n’ont pas non plus achevé
la formation d’avocat), quand Montherlant a été renvoyé de Janson-de-Sailly,
puis de Sainte-Croix de Neuilly (il a tout de même obtenu son bac de
philosophie), etc. Cela explique sans doute une certaine propension à l’anti-
intellectualisme chez ces héritiers déshérités par le nouveau mode de
reproduction à composante scolaire, qui les prédispose à afficher leur mépris du
système méritocratique républicain ainsi que du rationalisme cartésien, et à se
reconnaître dans une idéologie valorisant l’action et la supériorité « naturelle »
des chefs et de l’élite, dotés de force de caractère et d’autorité « naturelle »
(c’est-à-dire héritée) plutôt que de titres scolaires.
Mais ils n’ont pas complètement renoncé aux hautes responsabilités
auxquelles leurs familles les destinaient, et s’ils ne peuvent accéder à des postes
de « décideurs », les aspirations initiales placées en eux se retrouvent dans leurs
ambitions de jouer un rôle d’idéologues et de conseillers du prince et dans leur
participation aux cercles de réflexion sur l’économie et la politique. Ayant
appartenu dans les années 1920 au groupe des Jeunes-Turcs du parti radical, et
consacré un ouvrage à Caillaux, son maître, Alfred Fabre-Luce a été sans succès
candidat en 1932 aux élections législatives dans l’Ain sous l’étiquette
républicain socialiste. En 1933, il a lancé l’éphémère hebdomadaire Pamphlet,
où le fascisme italien fait l’objet d’analyses positives, et a rencontré Mussolini.
L’année suivante, il fait partie des instigateurs, avec Jules Romains, du « plan du
9 juillet », projet de rassemblement des Français de tous bords qui appelait
notamment au renforcement de l’exécutif, avant de devenir, en 1935, rédacteur
en chef de L’Europe nouvelle et de fonder en 1936 un nouvel hebdomadaire,
L’Assaut 34. Bertrand de Jouvenel a été secrétaire de plusieurs hommes politiques
avant de devenir un écrivain politique et un activiste. Il tente notamment de
former un mouvement de jeunesse unique en lançant en 1934 le journal La Lutte
des jeunes, et réalise en 1936 une interview avec Hitler 35. Pierre Drieu
La Rochelle a écrit plusieurs essais politiques, il a adhéré au Redressement
français, mouvement fasciste qu’il quitte rapidement, puis a été compagnon de
route des jeunes radicaux, avant de prendre part au Front commun de Gaston
Bergery et de collaborer à La Lutte des jeunes, mais, à l’instar de Ramon
Fernandez, qui le suit, il n’entre vraiment en politique qu’en 1936, lorsqu’il
adhère au Parti populaire français. Ils en deviennent les principaux idéologues,
avec Bertrand de Jouvenel, qui assure la rédaction en chef de son organe,
L’Émancipation nationale, de l’été 1937 jusqu’à sa démission à l’automne 1938
(Fabre-Luce s’en est également rapproché au moment de la fascisation qu’a
connue ce parti 36).
Démissionnaire du PPF en 1939 après avoir appris que Doriot percevait de
l’argent de l’Italie, Drieu espérait, après la défaite, jouer le rôle d’ambassadeur
occulte de Vichy auprès d’Otto Abetz, mais ce dernier lui proposa plutôt de
relancer La NRF sous sa direction. Drieu se console en fréquentant les cercles de
discussion autour du projet de formation d’un parti unique 37, et adhère à
nouveau au PPF en 1942 (cette fois sans être gêné par le fait que celui-ci est
subventionné par l’Allemagne). Diplomate dont l’épouse tenait avant la guerre
un salon qui réunissait des écrivains et journalistes profascistes 38, auteur
notamment d’une sotie dénonçant la « mainmise » des étrangers et des juifs sur
l’industrie cinématographique française 39, Paul Morand est nommé, sous le
régime de Vichy, membre des instances corporatives du livre mises en place par
le régime – le Conseil du livre en 1941, la Commission de contrôle du papier
d’édition, chargée de sélectionner les manuscrits pouvant être publiés (sélection
qu’elle soumettait à l’autorisation de la Propaganda Staffel) et la Commission de
censure cinématographique en 1942 –, avant d’être envoyé comme ambassadeur
à Bucarest puis à Berne. Leur cadet Armand Petitjean profite lui aussi des
nouvelles opportunités ouvertes par l’instauration du régime de Vichy. Il entre à
l’automne 1940 au Secrétariat d’État à la Jeunesse, où il codirige le bureau de
propagande. Ayant démissionné en décembre 1940, il fait partie des dirigeants
des « Compagnons de France », et le secrétaire d’État à l’Information Paul
Marion, représentant de l’aile fascisante du régime de Vichy, qui visait à
constituer une jeunesse unique, le propose pour en prendre la direction en
mai 1941. Cependant il échoue contre le candidat catholique 40. Il tentera ensuite,
avec l’appui de Marion, de créer les Jeunesses légionnaires 41.
Appartenant à la génération qui a atteint l’âge d’homme au moment de la
Première Guerre mondiale (Petitjean excepté), mobilisés pour la plupart, ils ont,
à la différence du premier groupe, été partisans de la réconciliation franco-
allemande dès les années 1920 et ont soutenu le projet d’unification européenne,
qui a été longuement commenté et débattu dans les colonnes de La NRF. Bien
qu’ils représentent le pôle nationaliste à La NRF, ils oscillent entre cette
sensibilité nationaliste et l’idée européenne, qui n’est pas complètement
contradictoire pour eux : Drieu s’y rallie à la fin des années 1920 après avoir
renoncé à adhérer à l’Action française – il s’en explique dans des essais comme
Genève ou Moscou (1928) ou L’Europe contre les patries (1931) –, mais il se
sent à nouveau proche de Maurras au moment de la « drôle de guerre » 42 ; s’il
adopte, dans L’Équinoxe de septembre (1938), une position qui passe pour
antimunichoise dans le contexte du pacifisme ambiant, Montherlant défend,
quant à lui, une conception de la guerre comme sport, qui fait que l’on doit
reconnaître sa défaite face à l’ennemi, ainsi qu’il l’expose dans Le Solstice de
juin (1940). Ces écrivains peuvent ainsi revendiquer la continuité de leurs
positions en faveur de la constitution d’une Europe dans les années 1930 puis
sous l’Occupation, quand les antifascistes de la revue renoncent à leur pacifisme
face à l’impérialisme hitlérien. Au lendemain de la défaite de 1940, Fabre-Luce
écrit, dans sa « Lettre à un Américain » : « Coupés de l’Océan, nous regardons
vers l’Europe ; et nous comprenons seulement maintenant, devant cet horizon
nouveau, qu’une moitié du monde nous manquait 43. » Montherlant le formule,
de son côté, en ces termes :
Cette Europe est à faire vivre historiquement et politiquement ; elle
est à construire. Une lutte est ouverte : lutte de l’élite héroïque des
grands aventuriers de la nouvelle civilisation européenne contre les
Européens moyens (moyen est, ici, un mot poli pour bas : il s’agit
des bas Européens), lutte des créateurs contre les créatures, lutte de
l’harmonie contre le chaos 44.

Nés avec la République, ils sont en effet moins nostalgiques de la « France


des notables » que leurs aînés, et plus tournés vers l’avenir, à la construction
duquel ils entendent prendre part, encore qu’on trouve chez Drieu et
Montherlant, comme chez Maurras, la nostalgie – caractéristique des trajectoires
en déclin (voir chapitre 6) – d’un passé proche imaginé, qui nourrit l’idée de
décadence, et d’un âge d’or mythique, qu’ils déplacent du grand siècle au Moyen
Âge 45.
La posture d’esthète caractérise ces fervents admirateurs de Nietzsche – en
qui Drieu La Rochelle voit un inspirateur du fascisme 46 –, non seulement dans le
domaine des arts mais en tant qu’attitude plus générale face à la vie, comme par
extension de leur ethos artistique, et par un souci de distinction qu’ils
manifestent également à travers leur mépris de la morale bourgeoise et des
conventions sociales – ce qui leur fait aussi adopter un certain relativisme.
L’ascétisme requis par leur métier d’écrivain les place en porte-à-faux avec le
style de vie des milieux bourgeois et mondains dont ils sont les parents pauvres.
Alors que la morale conditionnait les conceptions esthétiques des « notables », la
morale et la politique sont jugées ici d’un point de vue esthétique et intellectuel.
Les « esthètes » condamnent ainsi le libéralisme et le capitalisme, expressions
d’une société individualiste tournée vers la quête de profits matériels, ayant
perdu le sens de l’honneur et de la grandeur, de la spiritualité et de la
communauté, ainsi que les vertus de sacrifice et de dévouement. Armand
Petitjean constate la dégénérescence même des paysans normands, « l’une des
plus fortes races de France », à travers ses « bâtards alcooliques », et dénonce ce
« peuple de rentiers, de fonctionnaires et de petits bourgeois 47 ». « Le sentiment
de l’honneur était atrophié ; c’était la possession d’une auto qui semblait
désigner les aristocrates », se plaint Fabre-Luce 48, qui explique, dans sa « Lettre
à un Américain », pourquoi il ne regrette pas la perte de la liberté politique à la
suite des pleins pouvoirs donnés à Pétain :

Croyez-vous vraiment que l’homme asservi à l’alcool, que l’homme


asservi au jeu puissent devenir, par la vertu d’un bulletin de vote, des
hommes libres ? Or nous avons, cet été, supprimé les apéritifs et
réglementé la Bourse… Une autre race commence à se former, une
race qui pourra peut-être plus tard goûter pleinement la liberté, parce
qu’elle en sera digne 49.

Leur dégoût de la démocratie s’exprime jusque dans le regard qu’ils portent


sur le corps des Français moyens. Drieu La Rochelle écrit, par exemple :

Je peux me placer à un point de vue esthétique, il recoupera le plan


moral. Ce qui me gêne : cette pauvreté physique et morale, cette
absence de lien entre le physique et le moral. […] Le corps des
hommes est ignoble, en France du moins. Horrible, de se promener
dans les rues et de rencontrer tant de déchéances, de laideurs, ou
d’inachèvements. Ces dos voûtés, ces épaules tombantes, ces ventres
gonflés, ces petites cuisses, ces faces veules. Non, je souffre trop,
moi l’élite, il faut que je réagisse contre cela 50.

Après la défaite, ils marquent leur distance à l’égard de l’ordre moral du


régime de Vichy auquel souscrivent les « notables » : « La zone libre “fait de la
vertu” 51 », se moque Fabre-Luce en ironisant sur les tendances moralisatrices du
régime et sur l’hypocrisie qu’entraîne la censure morale. De son côté,
Montherlant critique le familialisme de Vichy, en opposant à l’amour familial
bourgeois, maternel et donc féminin dans son essence, l’ethos viril de la tradition
aristocratique guerrière 52.
Dissociant littérature et politique, conformément aux principes de l’art pour
l’art et de l’autonomie du jugement esthétique qui prévalent à ce pôle, ils n’en
sont pas moins soucieux de donner à leurs écrits politiques une forme esthétique
acceptable aux yeux de leurs pairs, privilégiant, comme les précédents, la forme
détachée de l’essai ou le recueil d’articles, sans toutefois tomber dans
l’académisme et le conformisme 53. Inversement, le jugement esthétique qu’ils
portent sur tous les domaines de la vie, leurs schèmes d’appréciation, leurs
valeurs – esprit chevaleresque, vertus viriles, maîtrise de soi, héroïsme, courage
(l’engagement du héros dans les rangs des nationalistes espagnols dans Gilles de
Drieu La Rochelle ou le thème du chef dans L’Homme à cheval), noblesse des
sentiments, individualisme égotiste dans la tradition gidienne (Montherlant,
Jouhandeau), sincérité (l’autobiographie est un genre qu’affectionnent aussi bien
un Jouhandeau qu’un Drieu La Rochelle) – et leurs objets de répulsion – le
féminin (Montherlant a fait de la misogynie un thème privilégié de son œuvre ;
chez Drieu, les héros qui cèdent à l’attrait des femmes et sont esclaves de leurs
désirs perdent leur force virile), la médiocrité de l’homme moyen, la lâcheté,
l’hypocrisie de la morale bourgeoise (que défendent les représentants du groupe
précédent), l’idéal de la famille bourgeoise (auquel un Jouhandeau ou un
Chardonne opposent la féroce réalité de la vie de couple) – imprègnent leurs
œuvres et en forment souvent la trame même, à la manière de leur homologue
allemand Ernst Jünger, traduit chez Gallimard, et qu’ils fréquentent d’ailleurs
sous l’Occupation 54.
Déçus par l’expérience d’une guerre industrielle qui ne correspondait pas à
l’idée romantique qu’ils s’en faisaient 55, ils n’ont pas renoncé à célébrer
l’esthétique du combat et les valeurs de l’héroïsme et du courage. À un moment
où la littérature de témoignage et les romans de guerre, du Feu de Barbusse au
Voyage au bout de la nuit de Céline, dévoilent l’horreur des charniers et tournent
en dérision l’héroïsme guerrier, l’épopée faisant place au roman picaresque, ils
décrivent, au contraire, l’expérience de l’acte guerrier dans toute sa volupté,
comme une explosion de joie virile, dionysiaque, comparable à l’instinct de
procréation et – significativement – à la pulsion créatrice. Opposant, dans Le
Songe (1922) – le titre est la seule marque de l’écart entre le fantasme et la
réalité de la guerre –, l’héroïsme masculin à la sensibilité féminine, selon un
thème qui structure toute son œuvre, Montherlant le décrit en ces termes :

[…] quand il musait avec intention dans un lieu battu par une
mitrailleuse, il sentait quelque chose de pareil, peut-on croire, à ce
que demande à l’ivresse certains artistes, une accélération de la
pensée, un flux de mémoire, un épanouissement d’images, jusqu’à
des éclairs de pénétration pour telles âmes qui lui étaient un peu
nocturnes, jusqu’à des explosions de joie créatrice qui lui faisaient
s’écrier : « J’aurai beaucoup d’enfants ! », une plénitude dont il
prenait conscience les yeux baissés, avec un sourire des lèvres
closes, comme s’il faisait quelque chose de mal. Et c’est vrai que
cette sorte de courage vous a des apparences de péché. […] Puis
toute cette joie était couverte de sang. La guerre existera toujours
parce qu’il y aura toujours des garçons de vingt ans pour la faire
naître, à force d’amour 56.

Dans La Comédie de Charleroi (1934) de Drieu La Rochelle, qui présente,


avec quinze ans de recul, un tableau plus réaliste, l’acte d’héroïsme s’oppose à la
médiocrité ambiante, caractéristique du régime démocratique :

Je m’élançai à travers les balles, avec une étrange allégresse.


Allégresse d’être seul et de me séparer, autant que de me distinguer
des autres, par un acte surprenant. Et, sans doute, avais-je besoin
d’agir pour ne pas tomber dans le marasme. Au fond, j’avais senti
autour de moi l’accablement de toute cette médiocrité qui fut pour
moi le plus grand supplice de la guerre […] 57.

Cet acte a, sur le protagoniste, comme sur Alban, le héros de Montherlant,


un effet de révélation des potentialités qui sommeillaient en lui : il se découvre la
personnalité d’un chef.
Alors, tout d’un coup, il s’est produit quelque chose d’extraordinaire.
Je m’étais levé entre les morts, entre les larves. J’ai su ce que veulent
dire grâce et miracle. […] Ils veulent dire exubérance, exultation,
épanouissement – avant de dire extravasement, extravagance,
ivresse.
Tout d’un coup, je me connaissais, je connaissais ma vie. C’était
donc moi, ce fort, ce libre, ce héros. C’était donc ma vie, cet ébat qui
n’allait plus s’arrêter jamais.
[…]
Qu’est-ce qui soudain jaillissait ? Un chef. Non seulement un
homme, un chef. Non seulement un homme qui se donne, mais un
homme qui prend. Un chef, c’est un homme à son plein ; l’homme
qui donne et qui prend dans la même éjaculation 58.

Cette exaltation des vertus de la guerre comme épreuve assainissante contre


« l’abandon collectif et sinon la médiocrité, du moins l’isolement individuel »,
qui permet aux « élites de l’action » de se régénérer, se retrouve chez leur cadet,
Armand Petitjean : ayant fait l’expérience de la guerre de 1939, au cours de
laquelle il a perdu une main, il se sent proche de ceux de ses aînés qui s’y sont
59
« tout ensemble aguerris et humanisés ».
L’idéologie fasciste et les régimes qui s’en réclament répondent à leur
conception esthétique du politique. Le culte du corps vigoureux et de la jeunesse
est un élément essentiel de l’attrait exercé par le fascisme sur ces esthètes. Le
dressage du corps par le sport (thème de prédilection de l’œuvre de
Montherlant), la discipline, l’entraînement militaire sont des conditions de la
santé morale d’un peuple et de l’entretien des qualités de la « race », comme
l’explique ici Drieu La Rochelle :

L’Europe des démocraties viriles et l’Europe des fascismes ont été


transformées par la grande révolution du XXe siècle, qui est la
révolution du corps. L’organisation des loisirs, conçue comme une
profonde opération spirituelle, la culture systématique du corps en
vue de sauver et de rénover entièrement la vie morale de l’homme
des grandes villes, voilà ce qui est le véritable effort de toutes les
60
sociétés politiques sur notre continent depuis quinze ans .

Cette conception n’engage pas seulement le corps des individus, elle prétend
s’étendre au « corps social » dans son ensemble, selon une vision organiciste de
la nation partagée par toutes les tendances fascisantes. Cérémonies et rituels
incarnent cette mystique de la nation unifiée et ordonnée selon les hiérarchies
« naturelles ». Elles exercent une fascination particulière auprès de ce groupe des
esthètes, auxquels, sous ce rapport, se rattache Robert Brasillach. Les
descriptions qu’il fait du Congrès de Nuremberg, qualifiant le national-
socialisme de « poésie » 61, sont en effet emblématiques de cette esthétisation du
politique. Au milieu des Sept couleurs, roman dont une partie se passe dans
l’Italie fasciste et une autre dans l’Allemagne nazie – Alain Laubreaux le décrit
comme un « arc-en-ciel fasciste 62 » – et qui a recueilli trois voix au scrutin pour
l’attribution du prix Goncourt de 1939, on lit une longue description du
Congrès :

Sur les gradins, il peut tenir cent mille personnes assises, dans
l’arène deux ou trois cent mille. Les étendards à croix gammée, sous
le soleil éclatant, claquent et brillent. Et voici venir les bataillons du
travail, les hommes de l’Arbeitskorp, la pelle sur l’épaule. […] On
présente les pelles, et la messe du travail commence.
– Êtes-vous prêts à féconder la terre allemande ?
– Nous sommes prêts.
Ils chantent, le tambour roule, on évoque les morts, l’âme du parti et
de la nation est confondue, et enfin le maître achève de brasser cette
foule énorme et d’en faire un seul être et il parle 63.
Dans ses souvenirs, Notre avant-guerre, Brasillach revient sur le Congrès de
Nuremberg, et s’il avoue son dépaysement face à ce qui lui apparaît comme une
forme d’orientalisme, il n’hésite pas à comparer la cérémonie du « drapeau du
sang » à l’Eucharistie, exprimant sa fascination pour ces fêtes païennes et pour
« la prédication soutenue qui est faite à la jeunesse pour la foi, le sacrifice et
l’honneur » (seule la militarisation des femmes lui demeure intolérable 64). Et
d’évoquer plus loin la « joie fasciste » :

Le jeune fasciste, appuyé sur sa race et sur sa nation, fier de son


corps vigoureux, de son esprit, lucide, méprisant des biens épais de
ce monde, le jeune fasciste dans son camp, au milieu des camarades
de la paix qui peuvent être les camarades de la guerre, le jeune
fasciste qui chante, qui marche, qui travaille, qui rêve, il est tout
d’abord un être joyeux. Le comitard radical, le maigre conspirateur
judéo-socialiste, le consommateur d’apéritifs, de motions et de
compromis peut-il comprendre cette joie 65 ?

De même Drieu La Rochelle dit-il avoir ressenti une « grande émotion


virile » au premier congrès du PPF qui s’est tenu le 14 novembre 1936. Les
hommes réunis là, soudés par la personnalité de leur chef, en sont sortis
métamorphosés : « Une grande émotion virile que nous n’oublierons jamais nous
a traversé le corps 66. »
De ce corps social unifié doivent être éliminés les éléments étrangers qui
perturbent la « pureté de la race », qui ont contribué à sa « déchéance ». La
plupart des « esthètes » adhèrent spontanément à l’antisémitisme qui connaît,
sous l’influence de l’Allemagne nazie, une forte poussée en France dans la
deuxième moitié des années 1930. Si l’antisémitisme littéraire revêt sa forme la
plus virulente dans le troisième groupe, celui des polémistes, il est très présent
ici, sous une forme qui se veut plus « raisonnée » et « policée ». On notera, sous
ce rapport, l’écart entre la violence de l’antisémitisme de Drieu dans son journal
et le ton beaucoup plus mesuré qu’il adopte dans ses publications, signe du
travail d’euphémisation réalisé à ce pôle. De son côté, Marcel Jouhandeau,
auteur du Péril juif (1937), dont la première profession de foi, refusée par
Paulhan à La NRF, paraît dans les colonnes de L’Action française, mène depuis
1936 un combat pour la défense de la « culture française » contre les juifs et les
« métèques » qui ont pris « toutes nos premières places 67 ». Sous l’Occupation, il
manifeste dans des lettres privées à Jean Paulhan son admiration pour Hitler, qui
a su « redresser l’âme de son peuple », alors que la France lui paraît en pleine
« décomposition », et sa préférence pour l’hégémonie de Berlin et de Hitler à
68
celle des juifs de Londres et de New York . Les frontières se brouillent entre les
arguments de l’antisémitisme acclimatés depuis le XIXe siècle par La France
juive d’Édouard Drumont, qui avait fait « une synthèse de l’antijudaïsme
chrétien et des critiques de gauche contre la ploutocratie juive », et
l’antisémitisme raciste auquel l’Allemagne hitlérienne a donné force de loi,
propagé en France par des hommes jeunes ou dans la force de l’âge 69. S’écartant
du maurrassisme qui avait promu la latinité comme la fleur de la civilisation
occidentale contre la barbarie orientale, dans laquelle il incluait l’Allemagne,
certains d’entre ces écrivains réactivent, sous l’influence du nazisme, le mythe
de la supériorité des races nordiques et de l’aryanité que les théories racistes
viennent « étayer ». Qu’ils opposent les vertus viriles du paganisme allemand au
christianisme comme source de décadence (Montherlant), ou qu’ils valorisent au
contraire les sources païennes du christianisme et le « christianisme viril » du
Moyen Âge qui ne séparait pas l’âme du corps (Drieu La Rochelle), ils
recherchent une « pureté » originelle dans un âge d’or médiéval depuis lequel
l’humanité n’aurait cessé de déchoir 70.
Mêlant les éléments traditionnels à la modernité, l’idéologie fasciste
réconcilie en outre leurs dispositions éthico-politiques contradictoires, résultant
entre autres de la collusion entre les valeurs familiales héritées et celles qui sont
propres au monde intellectuel dans lequel ils ont été socialisés. C’est ce que
formule ici Drieu La Rochelle :
[…] républicain mais soucieux d’entre-aide sociale, laïque mais
nullement anti-religieux, patriote mais non sans ironie et non sans un
regard inextinguible au delà des frontières – et toujours désireux, à
propos de chaque événement, d’éprouver une opinion par l’opinion
contraire. Je méprisais à jamais l’esprit étroit des droites, le contraste
entre leur chaleur patriote et leur froideur sociale ; mais j’appréciais
la vague aspiration qu’elles gardent pour la tenue. Je méprisais le
débraillé des gauches, leur méfiance devant toute fierté du corps et
71
pourtant je goûtais leur amertume .

Ces dispositions contradictoires s’expriment dans les options politiques entre


lesquelles ils balancent : nationalisme et cosmopolitisme, dégoût de la
bourgeoisie et de sa morale mais goût de l’ordre et de l’autorité, rejet du
libéralisme économique capitaliste mais refus de la collectivisation de la
propriété, attachement à un État fort mais dégoût des « fonctionnaires » et refus
de la « fonctionnarisation » des professions libérales, rejet du régime
monarchique, trop archaïque à leur goût 72, mais culte du chef.
Le fascisme réalise, selon eux, la synthèse qu’ils appelaient de leurs vœux du
national et du social, du maurrassisme et du syndicalisme révolutionnaire,
synthèse qui avait été tentée par le Cercle Proudhon avant la Première Guerre
mondiale 73. Le corporatisme associé à l’autorité du chef, celle-ci s’exerçant par
le truchement d’un État militarisé et puissant ainsi que par le biais du parti
unique, telle est la solution qu’ils prétendent apporter aux maux de la société
moderne. Comme les « notables », ils voient dans le corporatisme un moyen de
résoudre à la fois le problème de la régulation de l’économie par l’État sans
collectivisation – troisième voie entre libéralisme et communisme qui devrait
permettre à terme la disparition du prolétariat comme classe – et celui de la
représentation sociale (ils récusent le parlementarisme comme mode de
représentation). Mais, à la différence des premiers, c’est un corporatisme plus
étatique et plus centralisé qu’ils préconisent. Comme dans le fascisme italien, le
syndicalisme unique en est l’instrument, qui doit intégrer les communautés de
métier au niveau local, puis régional, puis national, selon le programme du
PPF 74. Le fascisme apporte également des solutions à l’organisation des
professions intellectuelles et assigne aux intellectuels un rôle social et une tâche
de propagande. Inspiré du travail d’organisation des intellectuels réalisé par le
Parti communiste, Jacques Doriot chargea ainsi Ramon Fernandez, à la fin de
l’année 1937, d’élaborer un projet de « Cercles populaires français ». Le projet,
patronné par des « notables », Abel Bonnard, Paul Chack et Jacques Boulenger,
comprenait deux volets : jeter les bases d’une organisation corporative des
professions libérales et organiser des réunions en France et dans l’Empire pour
diffuser les idées du PPF. Vers 1942, une réflexion se développait, sur le modèle
de l’expérience communiste de la Maison de la culture, pour établir « une liaison
étroite, par la brochure, le livre, le journal, la conférence, par une manière de
club, où intellectuels et ouvriers pourraient se rencontrer 75 ».
Si les « esthètes » partagent avec les « notables » le culte du chef, de
manière plus affirmée qu’avec les « polémistes » qui, du fait de leur position
dominée, se préoccupent de contester l’ordre établi avant de rechercher des
solutions « constructives », il s’agit ici moins de l’attrait que les chefs réels
exercent sur les seconds, expression de leur fascination pour le pouvoir, que de
l’idée de chef en elle-même, comme principe d’autorité pure, comme figure
inspirée de l’histoire ou de la littérature (des tragédies antiques notamment), qui
alimente leur imaginaire et leurs œuvres. Drieu La Rochelle écrit ainsi :

C’est une fatalité terrible que d’être un chef. […] Parce que
véritablement, c’est tragique d’être un chef, un vrai chef, un homme
qui se sent entraîné par une fatalité irrésistible, continue, toujours
égale à elle-même 76.

À la différence des « notables », pour qui la « Révolution nationale » mise


en œuvre par le régime de Vichy est plus, on l’a vu, un « retour » à l’ordre
ancien, une « réaction » aux conséquences de la Révolution française, les
« esthètes » ne récusent pas le passé révolutionnaire de la France et conçoivent
même la « Révolution nationale » – celle qui doit encore advenir – comme son
parachèvement 77. Ils ne récusent pas non plus le politique en tant que tel. Le
parti unique doit être la courroie de transmission entre le chef et son peuple, de
même que la jeunesse doit être unifiée. La rivalité entre les prétendants, PPF
d’un côté, groupement réuni autour du RNP de l’autre, a fait obstacle à la mise
sur pied d’une proposition viable pendant l’Occupation, et l’on peut penser que
les Allemands, plus soucieux de diviser et d’affaiblir les Français que d’exporter
le modèle fasciste, n’y tenaient pas. Mais cela n’a pas empêché un Drieu
La Rochelle, et ceux qui, comme Ramon Fernandez, appartenaient à l’un de ces
partis (le PPF en l’occurrence), de prendre une part active aux tentatives de mise
en place d’une telle proposition. Les projets d’unification de la jeunesse, portés
par Armand Petitjean entre autres, ont échoué, on l’a vu, devant l’aile
traditionaliste et catholique du régime de Vichy. Par contre, c’est du côté du
troisième groupe que se manifeste le plus grand attrait pour la Milice, expression
de la militarisation du régime. Se démarquant des « notables », les esthètes
partagent, dans une certaine mesure, le goût des « polémistes » pour la violence,
mais avec une préférence pour la violence réglée, dans ses formes « nobles »,
guerrière, sportive, tauromachie, etc., ou lorsqu’elle heurte les préjugés
bourgeois.

Styliser la violence
Le troisième groupe est le plus important numériquement : il rassemble des
écrivains-journalistes (19 sans Céline), critiques pour la plupart, qui publient
chez Plon, Albin Michel et Denoël (ainsi que Gallimard pour trois d’entre eux).
Bien que le plus homogène sur le plan professionnel, ce groupe est socialement
le plus hétérogène. Cela s’explique en partie par l’âge de ses membres : treize,
soit près des deux tiers, ont moins de 35 ans en 1934. Le journalisme est pour
eux un gagne-pain et une manière d’accéder, en l’absence de ressources
économiques et sociales suffisantes, aux deux mondes qu’ils tentent de pénétrer :
le monde littéraire et le monde politique. Leur carrière est en cours de
construction : Robert Brasillach a déjà publié des romans avant la guerre, Lucien
Rebatet, en revanche, a le sentiment de sacrifier son œuvre littéraire à ses
78
« responsabilités » politiques . Et si le bouleversement social occasionné par
l’Occupation fut pour eux un accélérateur de carrière, comme en témoigne le
large succès qu’a connu son pamphlet Les Décombres, l’épuration y a mis un
terme (Rebatet publiera néanmoins un roman chez Gallimard en 1951, Les Deux
Étendards, puis ses Mémoires d’un fasciste en 1976, mais n’ayant pas accumulé
de capital symbolique avant la guerre à l’instar de Céline, et s’étant discrédité
par son ultracollaborationnisme outrancier, il n’a pas obtenu la reconnaissance
escomptée).
L’hétérogénéité est visible dans leurs origines sociales 79 : quatre sur 19 sont
issus de la petite bourgeoisie et des classes populaires, taux relativement élevé
par comparaison aux groupes précédents, mais qui est proche du recrutement du
champ littéraire dans ces catégories à la même époque 80. L’appartenance de ces
intellectuels de première génération au « peuple » est d’ailleurs soulignée par
leur entourage. Le secrétaire de rédaction de Je suis partout, Henri Poulain, fils
de serrurier, qui mène dès 1937 les enquêtes littéraires du journal, et qui
s’imposera sous l’Occupation dans les pages littéraires avant de se retirer avec
Brasillach en 1943, est décrit par Lucien Rebatet en ces termes : « […] le seul de
notre équipe qui fût sans talent de plume, Normand, procédurier, tirebouchonné,
animé contre Lesca [l’administrateur de Je suis partout] d’une haine
prolétarienne 81 ». Lucien Combelle, fils d’un ouvrier socialiste et de la fille d’un
patron de bistrot, se décrit dans ses mémoires comme « un gamin certifié par la
communale et que Maurras, la Sorbonne et Gide réunis ont déphasé », évoquant
à la fois sa fascination et son malaise à l’égard de ceux qu’il pense être des
normaliens de la rue d’Ulm 82. Et c’est sur le thème de « l’homme du peuple » –
il est fils de boulanger – que l’avocat d’Henri Béraud centrera sa plaidoirie lors
du procès de son client à la Libération 83. Leur ascension sociale, ils la doivent à
l’école, comme l’explique un rapport de police à propos de Noël Bayon (qui
signe sous l’Occupation Noël B. de la Mort) : « Issu d’une modeste famille, il a
pu néanmoins faire de très bonnes études, aidé par un de ses oncles 84. » De
même, Henri Béraud a fait des études au lycée Ampère à Lyon, mais a dû les
interrompre à quinze ans pour travailler. Ces auteurs sont le plus clairement
situés à la frontière entre le champ journalistique et le champ littéraire, dont ils
représentent les limites sur le plan social (du point de vue des chances d’accès)
et sur le plan professionnel (en particulier les prétendants comme Henri Poulain
et Lucien Combelle, qui n’ont pas d’œuvre propre) 85.
À l’opposé, on trouve des fils de familles de notables de province comme
Lucien Rebatet, fils de notaire, Robert Brasillach, fils d’un officier colonial mort
dans son enfance, dont la mère s’est remariée avec un médecin, Thierry
Maulnier, fils de professeur, Kléber Haedens, fils d’un officier d’artillerie
86
coloniale, Alain Laubreaux, fils d’un représentant de commerce , etc. Quelques
autres sont issus de la moyenne bourgeoisie parisienne, comme Jean Variot, fils
d’un médecin militaire, les frères Robert Francis et Jean-Pierre Maxence, dont le
père était un entrepreneur de travaux publics, ou Georges Blond, fils d’un
journaliste. La plupart d’entre eux (8 sur 10 pour lesquels on dispose des
renseignements) ont fait des études secondaires dans un établissement public.
Seuls trois d’entre eux (Robert Vallery-Radot, Lucien Rebatet et Alain
Laubreaux) ont fréquenté un collège catholique, ce dernier ayant poursuivi ses
études au lycée Louis-le-Grand, comme Robert Brasillach, Maurice Bardèche et
Georges Pelorson – ils y ont eu comme professeur un membre actif d’Action
87
française, André Bellessort . Ces trois derniers sont entrés, avec Thierry
Maulnier, à l’École normale supérieure (ils appartiennent à la promotion de
1928). Agrégé de lettres, à la différence de ses condisciples qui ont échoué au
concours, Maurice Bardèche est le seul à suivre la voie de l’enseignement (il est
professeur dans un lycée et fait une thèse de doctorat), sans rompre cependant
avec ses amis (il a épousé la sœur de Brasillach auquel il est très lié). Il quittera
cependant l’enseignement après l’exécution de Brasillach à la Libération pour
devenir un journaliste pamphlétaire et un idéologue fasciste. La moitié (10)
d’entre eux ont un diplôme d’études supérieures, une licence de lettres pour huit
d’entre eux (on compte un second agrégé de lettres, non normalien : André
Thérive). Cette formation scolaire en lettres les prédispose à la critique littéraire,
par laquelle ils font leur entrée dans le champ littéraire.
Notons que deux d’entre eux ont reçu une formation militaire : Georges
Blond, officier de la marine marchande, et Kléber Haedens, scolarisé au prytanée
militaire de La Flèche. C’est le cas aussi de leur aîné Paul Chack. Nombre de ces
écrivains, comme de ceux des groupes précédents, comptent en outre des
militaires dans leur famille : à l’instar de Claude Farrère, lui-même formé à
l’École navale, Haedens et Brasillach sont, on l’a vu, fils d’officiers coloniaux et
Jean Variot d’un médecin militaire. Laubreaux est petit-fils d’officier, Henry
Bordeaux a un frère général. Drieu La Rochelle descend quant à lui d’une lignée
de soldats de l’Empire. Il faudrait pouvoir mesurer le poids spécifique de cet
héritage militaire dans l’engagement profasciste de ces intellectuels, qui peut
apparaître comme un mode de reconversion de certaines valeurs, notamment
l’adhésion à une idéologie qui valorise l’ordre, la hiérarchie et l’action, et surtout
l’approbation de la militarisation de l’État (qui se manifestera en particulier dans
leur appui à la Milice).
Leur capital scolaire les autorise à prétendre jouer un rôle de leaders
d’opinions. Ayant été pour la plupart d’entre eux (11) membres ou proches
sympathisants d’Action française et s’étant formés dans le journal de la ligue à
l’école de ses deux leaders qui s’illustraient quotidiennement dans le style
pamphlétaire, ils vont bientôt s’affranchir de leurs maîtres et voler de leurs
propres ailes à l’hebdomadaire Je suis partout, d’abord spécialisé dans la
politique étrangère (un des domaines les plus nobles du journalisme), puis
s’orientant vers le fascisme, jusqu’à provoquer la rupture avec Maurras 88. Ils
reprochent en particulier à leur maître son inaction le 6 février 1934.
Par-delà le caractère illusoire d’un retour du régime monarchique en France,
plusieurs facteurs rendent la doctrine d’Action française inapte à incarner les
aspirations diffuses de ces jeunes prétendants. Premièrement, à la différence des
« notables », enfants de la défaite de 1870, la génération intellectuelle née au
tournant du siècle, qui s’affirme dans les années 1930, n’est plus animée par
l’esprit de revanche à l’égard d’une Allemagne dont la France vient de
triompher. Bien qu’ayant été nourrie de la germanophobie de Maurras, elle a
grandi dans l’atmosphère pacifiste de l’après-guerre. Ayant hérité, comme les
« esthètes », de la hantise de la décadence française sans que la pulsion
germanophobe soit aussi fortement enracinée chez elle, elle est séduite par le
redressement allemand. Elle y voit non plus une menace pour la civilisation
occidentale, mais un rempart contre la « barbarie asiatique » incarnée sous les
traits du bolchevisme, d’autant que la propagande hitlérienne a adopté le thème
de la « défense de l’Occident ».
Plus généralement, la politique étrangère d’Action française paraissait de
plus en plus inadaptée aux évolutions des rapports de force sur la scène
internationale, avec la création de la Société des nations (SDN) et la perspective
européenne. Dénonçant, dans un ouvrage collectif rédigé au lendemain du
6 février 1934, « l’européanisme économique » de la finance internationale et le
juridisme abstrait de Genève, fondé sur la solidarité des régimes démocratiques,
Robert Francis, Thierry Maulnier et Jean-Pierre Maxence saluent la constitution
d’une Europe fasciste opposée à la SDN et formée de nationalismes impérialistes
(ils citent, outre l’Allemagne et l’Italie, les partis fascistes existant en Hollande,
en Angleterre avec Mosley, en Espagne avec le fils de Primo de Rivera) 89.
L’évolution du journal Je suis partout du nationalisme intégral au fascisme
s’effectue par ce même truchement. Cependant, l’équipe reste partagée entre son
ultranationalisme originaire et son attirance pour les régimes fascistes étrangers.
Attaché à la civilisation humaniste française et à sa « mission civilisatrice »,
qu’il considère comme incompatible avec le totalitarisme et le racisme
biologique aussi bien qu’avec la démocratie, un Thierry Maulnier ne souscrit, à
l’été 1939, qu’à « un fascisme minimum » selon son expression, qui permettrait
à la France de tenir tête aux autres fascismes, à savoir la subordination des
intérêts individuels et de classe à la communauté nationale et le « renforcement
des organes de l’autorité gouvernementale 90 ». Cette position le place en porte-à-
faux avec la majorité de l’équipe de Je suis partout, qui opte de manière plus
radicale pour le fascisme. Il s’en sépare au moment de la défaite.
Deuxièmement, l’Action française avait fondé sa défense de l’identité et de
la culture française sur le retour au classicisme. Or, si le classicisme fut le mot
d’ordre de toute la génération littéraire postsymboliste, de Maurras à Gide, la
nouvelle génération, les surréalistes en particulier, avait entrepris de réhabiliter
le romantisme. Après l’accession de Hitler au pouvoir, la jeune génération
fasciste, d’abord attirée par le classicisme maurrassien, va également remettre en
cause la suprématie de la culture latine, à la faveur de la résurgence d’un
romantisme qui trouve dans le fascisme de quoi alimenter sa fascination pour la
force hitlérienne. Certains des « esthètes » réactivent, on l’a vu, sous l’influence
du nazisme, le mythe de la supériorité des races nordiques, ce qui n’échappe pas
à leurs cadets. Lucien Rebatet écrit ainsi :

La germanophobie systématique du méridional Maurras m’avait


toujours fait hausser les épaules. Si l’occasion s’en était offerte,
j’aurais sans doute débuté dans les lettres vers 1923, quand je venais
d’arriver en Sorbonne, par un essai qui fut aux trois quarts écrit sur le
ridicule du pseudo-classicisme maurrassien, avec
Papadiamantopoulos, les tambourinaires du félibrige et les
alexandrins à faux cols empesés de l’école romane, en face des
œuvres immortelles du génie nordique auxquelles il prétendait
s’opposer 91.

Troisième facteur, un des points faibles de la doctrine d’Action française


était la question sociale et économique. Il est significatif que celui qui tenta de
développer ces questions au sein de la ligue, Georges Valois, ait été le fondateur
du premier parti fasciste français, le Faisceau. Or, si l’on pouvait encore essayer
de l’esquiver dans les années 1920, cette question est devenue incontournable
dans le débat intellectuel des années 1930, marqué, on l’a vu, par la recherche
d’une troisième voie entre socialisme étatique et libéralisme capitaliste. Cette
recherche caractérise autant le courant réformiste que le catholicisme social. La
diversification de l’offre politique à l’extrême droite, à l’étranger avec les
régimes fascistes, en France avec les ligues (Maxence adhère en 1933-1934 à
Solidarité française) et la création du PPF de Doriot ouvrent de nouvelles
perspectives. Mais, de ce groupe, seul Georges Suarez adhère au PPF. Méfiants,
voire hostiles, aux « fascistes de gauche », en qui ils voient des « parasites » et
des « profiteurs » de la démocratie parlementaire 92, ces jeunes « polémistes »
sont, certes, globalement moins portés sur l’aspect « social » du fascisme ; ils
reconnaissent néanmoins le problème économique et celui de la lutte des classes
comme facteur de division de la communauté. Lors d’un interrogatoire en 1945,
Claude Jeantet, ancien élève de l’ENS, membre de l’équipe de Je suis partout –
que nous n’avons pas inclus dans la population parce qu’il n’a pas d’activité
littéraire mais qui est représentatif de la tendance politique de l’équipe –, dit
avoir rompu avec l’Action française en 1929 parce que ses dirigeants lui
semblaient « sclérosés » par leur méconnaissance des problèmes économiques et
93
sociaux, auxquels sa propre formation en sociologie le rendait sensible . Aux
yeux d’un Thierry Maulnier, adepte d’une réforme des institutions qui
favoriserait l’instauration d’une économie dirigée, l’ultranationalisme – y
compris celui des régimes fascistes – ne résout cependant ces problèmes que
partiellement, de manière sentimentale et superficielle 94. Pendant l’Occupation,
les « polémistes » se sentiront spontanément plus proches du normalien Déat que
de Doriot, à la différence de Drieu La Rochelle, que son anti-intellectualisme
rapproche plutôt de ce dernier. Lors de son interrogatoire en 1945, Rebatet,
évoquant sa Collaboration au journal de Doriot Le Cri du peuple en 1940, avant
la reparution de Je suis partout, a ainsi déclaré :

En tout cas ce qui me déplut dès ce moment-là dans le Cri du peuple


c’est qu’on y trouvait un certain esprit primaire et que la ligne
politique de Doriot était assez floue. Doriot, en effet, cherchait en ce
début de l’année 1941, à flirter avec les milieux militaires
conservateurs, et de sacristie ce qui précisément me déplaisait
puisque ce sont ces milieux et leurs opinions qui m’éloignaient de
l’ancienne droite française.
Tout comme à Vichy, je me sentais beaucoup plus attiré vers Déat,
professeur de philosophie à qui allaient mes sympathies
intellectuelles 95.
Le vieillissement social de l’Action française, l’élection de Maurras à
l’Académie française, les compromis qu’il accepte pour faire lever en 1939
l’interdit pontifical qui pesait sur le nationalisme intégral depuis 1926 conduisent
à son ralliement au régime de Vichy. Les membres d’Action française vont alors
former, avec une bonne partie de la droite conservatrice, l’aile traditionaliste du
régime de Vichy. S’ils partagent avec ces derniers le rejet du libéralisme
économique et politique ainsi que du parlementarisme, la plupart des jeunes
prétendants s’en démarquent par leur posture révolutionnaire, par leur étatisme
et leur volonté centralisatrice (au moyen du parti unique), ainsi que par le choix
de l’ultracollaborationnisme avec l’Allemagne nazie, à l’exception de Thierry
Maulnier et de Kléber Haedens qui, comme on l’a vu pour le premier, restent,
avec l’ancien rédacteur en chef de Je suis partout Pierre Gaxotte, fidèles au
nationalisme maurrassien et refusent le faux « dilemme conservation-
révolution 96 ». Ils s’en démarquent aussi, on va y venir, par leurs conceptions
littéraires.
Quelques-uns des auteurs classés dans ce groupe des « polémistes » se
situent à l’intersection avec les autres groupes. C’est le cas des plus âgés qui,
lorsqu’ils ont des capitaux suffisants pour y prétendre, s’orientent vers le pôle
des « notables » 97. On a déjà évoqué l’exemple de René Benjamin, classé dans le
premier groupe. Proche de Pierre Gaxotte et de Thierry Maulnier (lesquels seront
élus à l’Académie française dans les années 1960), par une conception de la
culture et de la civilisation françaises issue de leur formation commune de
normaliens, et qui fonde leur nationalisme, Robert Brasillach s’apparente aussi,
par certains traits, notamment sa propension à l’esthétisation du politique, au
second groupe, comme on l’a vu, et il continue à représenter, sous l’Occupation,
le pôle nationaliste de l’équipe de Je suis partout (avec laquelle il finit par
rompre en 1943), mais il reste représentatif du présent groupe par le ton
polémique et virulent de nombre de ses articles et par de fréquents glissements
du jugement esthétique au jugement politique et social. Malgré sa défense de la
langue et de la grammaire, André Thérive ne devait pas, quant à lui, être élu à
l’Académie. Si son classicisme le porte vers le premier groupe, son habitus de
grammairien, agrégé de lettres, son souci de la langue pour elle-même le
rapproche du second (il collabore d’ailleurs à La NRF sous l’Occupation). Mais
en tant que journaliste et animateur du mouvement des écrivains « populistes »
qui avait pris position dans les années 1930 contre la « littérature du XVIe
arrondissement » tout en rejetant la littérature « prolétarienne », il demeure
proche des « polémistes ». On notera que, parmi les écrivains journalistes, ceux
qui ont suivi une formation d’enseignants (ENS et/ou agrégation), et usant de ce
fait de formes d’expression plus policées que leurs confrères ainsi qu’une
propension plus marquée au moralisme dépolitisé dans la forme, tendent à
s’orienter vers le pôle des « notables ». Significatif, sous ce rapport, est
l’exemple déjà cité de Maurice Bardèche, qui se tient à l’écart de la polémique
tant qu’il mène sa carrière universitaire, et qui l’abandonne après la guerre pour
devenir un pamphlétaire et un meneur fasciste. Enfin, plusieurs d’entre eux,
parmi lesquels Rebatet et Combelle, prétendent se rattacher au quatrième type de
profil, celui de l’avant-garde. Or, on l’a déjà dit, aucun écrivain fasciste français
ne peut être rangé de manière univoque dans cette dernière catégorie.
Néanmoins, c’est à l’intersection de ces deux catégories, les écrivains polémistes
et l’avant-garde, que l’on trouve ce qui se rapproche le plus, sinon d’une
littérature, du moins d’une critique « fasciste ».
S’inscrivant ainsi dans la continuité des pamphlets de Bernanos (La Grande
Peur des bien-pensants) et de Céline (Bagatelles pour un massacre, L’École des
cadavres), Lucien Rebatet publie en 1942 Les Décombres, qui a obtenu une voix
au prix Goncourt de cette année-là, celle d’Ajalbert. Il y adopte le ton de
l’invective, notamment lorsqu’il s’attaque aux écrivains institutionnalisés et
bien-pensants comme François Mauriac, conformément à la posture
anticonformiste et antiacadémique. Mauriac n’a d’ailleurs pas le privilège de ce
procédé, que Rebatet applique ailleurs à d’autres représentants de « l’élite
chrétienne » :

Quelques talents à côté, mais tous tellement spécieux, tellement


équivoques, dont chaque ligne zigzague parmi des tares sexuelles,
impuissants obsédés, masturbés choisissant les bénitiers pour
tinettes, pédérastes cherchant Dieu au trou du cul des garçons. Un
seul écrivain véritable et sain dans l’obédience catholique, Paul
Claudel, mais politiquement un imbécile pyramidal 98.

Cependant, l’anticonformisme ne suffit pas à fonder la revendication


d’avant-gardisme de ces critiques. En effet, le même principe par lequel les
« esthètes » se démarquaient des « notables » différencie les « avant-gardes » des
simples « polémistes », à savoir l’autonomie du jugement esthétique et
l’attention portée à la forme plutôt qu’au contenu. Comme les « notables », les
« polémistes » restent donc centrés sur le contenu de l’œuvre et, n’hésitant pas à
glisser de la moralité de l’œuvre à la moralité de l’auteur et inversement, font
intervenir des critères extra-littéraires – politiques et sociaux – dans le jugement
esthétique, qu’ils tendent à ramener à un jugement social. Ils cherchent
néanmoins à se démarquer du moralisme des « notables » par deux moyens : la
politisation et ce qu’on peut appeler la « médicalisation » de la critique. C’est
pourquoi, à l’instar de Brasillach, ils font de Céline leur « prophète » :

Le Voyage [au bout de la nuit] est un acte d’accusation total, et la


suite des œuvres de Céline n’est qu’une série d’accusations
fragmentaires contre le Juif, contre la société, contre l’armée, contre
Moscou, contre la République. Quelle ironie de penser qu’il eût pu
être embrigadé malgré lui chez les littérateurs petits bourgeois du
Front populaire 99 !

En 1936, Robert Brasillach écrivait de Julien Benda :

Ah ! comme on se plairait pourtant à dénombrer les refoulements, les


obsessions de cet homme qui n’a jamais rien connu, et qui, sur le
tard, nous fait irrésistiblement songer à ces vieillards branlants des
asiles, qui n’ont qu’une pensée et qu’une hantise… L’erreur des
critiques qui ont parlé de M. Benda est d’en avoir parlé avec les
armes de la logique, alors qu’il faut en parler avec celles de la
médecine 100.

La littérature devient, ainsi, un instrument d’« assainissement » du corps


social. Pour se distinguer du moralisme de Vichy, les critiques fascistes
établissent en effet une distinction entre le « sain » et le « moral », sur la base
d’un vitalisme nietzschéen et d’un panthéisme qui font valoir le principe
dionysiaque sur le principe apollinien, l’instinct sur la raison, le corps sur
l’esprit. On assiste ainsi, pendant l’Occupation, à une forme de biologisation de
la critique littéraire bien faite pour s’accorder avec la conception organiciste du
corps social et le racisme doctrinaire. D’inspiration rabelaisienne, témoignant
d’une « énorme virilité », la prose de Céline est présentée comme l’incarnation
de cette littérature d’avant-garde qui doit contribuer à « assainir » le peuple
français. Comme l’explique Lucien Combelle : « La démesure célinienne veut
que le lecteur ait bon estomac et bon esprit. Son génie touche esprit et corps.
C’est pourquoi il est sain en dépit de sa boue 101. » Dans l’hebdomadaire
antisémite Au pilori, André Gaucher file quant à lui la métaphore médicale : le
Dr Destouches, à l’aide d’un « scalpel sûr » qu’est la langue française, a procédé
à la « vivisection » du « juif, produit du métissage hideux “de barbares asiates et
102
de nègre” » et réaffirmé la « supériorité biologique de l’Aryen » .
Le dialogue mis en scène par Alain Laubreaux à propos de l’interdiction de
la pièce de Jean Cocteau Les Parents terribles, dont il veut montrer qu’elle est
juste parce que conforme à « l’ordre », garant de la « beauté », illustre la
propension de la critique, à ce pôle, à recourir aux arguments racistes plutôt qu’à
ceux de la morale :

– Les héros de sa pièce, comme ceux de La Machine à écrire, sont


des êtres flasques et veules glissant sur la planche de leurs passions
selon les lois de l’inertie. Le style, c’est l’homme, et même le faux-
homme. Mais, de plus, Les Parents terribles résument tous les lieux
communs démodés où, pendant quarante ans, s’est complu en France
le théâtre juif de Bernstein et le théâtre enjuivé de Bataille.
Caractères, situations, tout est bas, triste et vieillot dans le théâtre
post-boulevardier de M. Cocteau. Cet auteur projette sur la scène son
personnage intérieur contaminé par les sémites qui régnèrent avant
lui sur la scène française. Avoir banni Bernstein et Porto-Riche pour
retrouver leur pastiche ou leur parodie dans les comédies de
M. Cocteau, c’est une duperie à laquelle nous refusons de prêter la
main.
– […] Vous avouez donc que votre critique est avant tout raciste ?
– Je vous ai dit que ma critique est au service de l’ordre.
– Alors, le racisme, c’est l’ordre ?
– Telle est, en effet, ma pensée profonde 103.

Si les « esthètes » représentaient le mieux la propension à esthétiser le


politique, c’est donc dans ce groupe hétérogène, qui rassemble des écrivains
occupant une position temporellement et symboliquement dominée dans le
champ littéraire et aspirant à l’une des trois autres positions, que l’on approche le
plus d’une critique « fasciste », subordonnant le jugement esthétique à un
jugement politique et social et aux préceptes du racisme biologique.

Une « avant-garde » introuvable


On ne peut parler d’une « avant-garde » fasciste en France. Nul équivalent
de Marinetti et du futurisme, qui ont accompagné le mouvement fasciste italien à
ses débuts (Marinetti s’étant par la suite « institutionnalisé » et étant devenu
académicien et « notable » du régime). Et si l’on relève ici ou là des inspirations
futuristes – thèmes de la vitesse, de la machine, « beauté » de la guerre,
esthétique de la destruction, nationalisme – chez certains poètes français pendant
la Première Guerre mondiale, qu’il s’agisse d’Apollinaire ou des premiers
poèmes de Drieu La Rochelle, ils n’ont aucun lien avec un quelconque
mouvement fasciste, alors inexistant en France. Inversement, l’éclosion des
groupements fascistes ou fascisants dans la France des années 1930 ne s’est pas
accompagnée d’un mouvement littéraire novateur, puisqu’ils ont recruté soit
parmi des écrivains déjà reconnus, les « esthètes », qui avaient tourné le dos à
l’avant-garde comme Drieu La Rochelle, ou parmi la jeune génération d’Action
française, qui avait adhéré aux conceptions très classiques et conservatrices de la
littérature de leur maître Maurras, pourfendeur de la modernité littéraire (le vers
libre, par exemple).
Céline est le seul écrivain rompant avec les codes littéraires établis que l’on
puisse ranger dans cette catégorie. Mais au moment où il occupe cette position
d’avant-garde – qui n’exclut pas de sa part la recherche du succès commercial –,
lorsque paraissent ses deux premiers romans, on ne peut encore l’identifier
comme un écrivain fasciste. Force est de constater une évolution de la
production célinienne, de Voyage au bout de la nuit, qui fut salué par la gauche
comme par la droite 104, aux pamphlets, genre qui inscrit leur auteur dans le
groupe des « polémistes » plutôt que dans celui de l’avant-garde, bien que la
lecture métaphorique qu’a tenté d’en faire André Gide ait visé précisément à le
détacher de ce pôle 105.
Partagé entre la fascination pour l’art pur (symbolisé par la danse) et la
répulsion populiste pour le snobisme esthète de la bourgeoisie (il s’est d’ailleurs
106
fait refuser sa première pièce, L’Église, chez Gallimard) , Céline est déçu de
l’accueil réservé à ses livres qui, malgré un large succès, ne lui ont pas rapporté
les gratifications symboliques et temporelles escomptées : Voyage au bout de la
nuit a raté de peu le prix Goncourt 1932 (il a obtenu le Renaudot, prix moins
prestigieux), et surtout, la critique, qui avait salué ce dernier, est beaucoup plus
réservée à l’égard de Mort à crédit. En outre, il avouera plus tard que sa veine
s’était tarie 107. C’est en vertu d’une stratégie visant ouvertement le succès
commercial qu’il réoriente son écriture en direction du pamphlet, à un moment
où le champ littéraire se politise et où l’antisémitisme devient un thème
porteur 108. Publié en 1937 chez Denoël, Bagatelles pour un massacre mêle le
genre pamphlétaire, l’autobiographie et la fiction, mettant en scène des
personnages qui renvoient à ses romans. Cette hybridation des genres était
source d’ambiguïté, comme en témoigne le débat que suscita le volume dans le
champ littéraire : tandis que Jacques Maritain dénonçait le caractère antisémite
de l’entreprise, André Gide en proposa, on l’a dit, une lecture métaphorique 109.
Nonobstant la tentative de Gide de maintenir Céline au pôle esthète du champ
littéraire, l’antisémitisme forcené et le racisme biologique thématisés dans ce
pamphlet pouvaient difficilement être lus au simple niveau métaphorique – et ne
le furent pas, de fait, par la majorité des lecteurs. L’auteur prétendait d’ailleurs
dire la « vérité », en s’appuyant sur les théories racistes pseudo-scientifiques
(celle de l’ethnologue Georges Montandon en particulier) et en apportant de
prétendues « preuves » (données chiffrées, documents, etc.) directement puisées
110
aux écrits antisémites les plus virulents de l’époque . Sans se déclarer fasciste,
il y exprimait en outre de la sympathie pour Hitler, qu’il préférait, expliquait-il,
au Front populaire 111, une sympathie qu’il s’empressa de réaffirmer dans
L’École des cadavres, paru l’année suivante.
Atypique et improbable, sa trajectoire le rend inclassable. S’il appartient à la
génération des « esthètes », avec qui il partage l’expérience de la guerre, le
dégoût de la démocratie et du « métissage », la fascination pour le « génie
nordique », il s’en distingue par un rejet des valeurs aristocratiques, auxquelles il
ne peut prétendre du fait de ses origines sociales relativement modestes (il est
issu de la petite bourgeoisie commerçante, mais signait, au moment de son
entrée dans la vie adulte, Louis-Ferdinand Des Touches), et par un pacifisme
fondé sur l’horreur des vertus guerrières chères à Drieu et à Montherlant. Par ses
origines sociales, par son populisme comme par son style pamphlétaire, par la
virulence de son antisémitisme et de son racisme biologique, principes qui
fondent toute sa vision sociale et politique du monde, Céline est plus proche du
groupe des « polémistes », notamment ceux d’extraction la plus modeste comme
Henri Béraud, dont il se démarque cependant par son activité professionnelle.
Ayant achevé ses études de médecine après avoir bénéficié des conditions
spéciales permettant aux anciens combattants de passer le baccalauréat après la
Grande Guerre, il exerce ce métier. Certes, espérant pouvoir désormais vivre de
sa plume, il quitte le dispensaire de Clichy (mairie communiste où l’on accepte
mal l’anticommunisme et l’antisémitisme virulents de ce médecin-écrivain) au
moment où il publie Bagatelles pour un massacre, en 1937. Mais jaloux de son
indépendance, il décline l’année suivante l’invitation de Brasillach, transmise
par Henri Poulain, qui le convie à collaborer à Je suis partout. Après l’échec de
L’École des cadavres, et après avoir tenté en vain de se créer une clientèle
privée, il devra se résoudre à réintégrer un dispensaire.
Significativement, ce n’est qu’à partir de la publication de ses pamphlets que
la prose de Céline trouve grâce aux yeux des critiques au goût classique de Je
suis partout, Brasillach en particulier. C’est, on l’a vu, en brandissant Céline que
ceux-ci tentèrent, après la défaite, et à la faveur d’une posture
« révolutionnaire », de se donner des allures d’avant-garde, mais leur
propension, depuis l’avant-guerre, à subordonner le jugement esthétique à des
critères politiques et sociaux, voire biologiques, les attache inexorablement au
pôle hétéronome du champ littéraire (ce qui explique aussi qu’ils aient tendu, en
vieillissant, à évoluer vers le groupe des « notables » plutôt que vers celui des
« esthètes »). À cela, Céline applaudit sans hésiter : le 22 novembre 1941, Je suis
partout publie ainsi la lettre de félicitations qu’il a adressée à Alain Laubreaux
pour sa critique raciste des Parents terribles de Cocteau, citée ci-dessus. Il s’en
explique dans une lettre à Cocteau en ces termes : « Raison de race surpasse
chez moi Raison d’Art ou Raison d’Amitié 112 ».
Sous l’Occupation, bien que son style grossier ne fasse pas l’unanimité au
sein des instances allemandes chargées du contrôle de la littérature, qui
s’accordent pourtant pour reconnaître en lui le seul raciste « scientifique » parmi
les intellectuels français 113, et que ses propos outranciers choquent parfois des
gens du monde et des « esthètes » comme Jünger 114, il est encensé par la presse
collaborationniste comme un prophète, précurseur et annonciateur du moment
présent 115. Très sollicité, il donne des entretiens et adresse des « lettres
ouvertes » à la presse collaborationniste fasciste (La Gerbe, Je suis partout,
L’Émancipation nationale, Révolution nationale, etc.) et raciste (Au pilori), ce
qui le rapproche encore des « polémistes », mais en limitant ses engagements
politiques au strict nécessaire pour assurer la diffusion de son œuvre et, en
particulier, de ses pamphlets, qui sont réédités et qui s’augmentent bientôt des
Beaux Draps, publié par les Nouvelles Éditions françaises, filiale de Denoël, en
février 1941. Invité à présenter une allocution devant les membres du nouveau
Groupement corporatif sanitaire français, il apporte aussi sa caution à des
instances comme le Cercle européen (il est membre de son comité d’honneur), à
des manifestations comme l’inauguration de l’Institut d’étude des questions
juives, les expositions « La France européenne » et « Le juif et la France », ainsi
qu’à une personnalité comme Doriot, dont le populisme « viril » et de plus en
plus antisémite et raciste correspond le mieux à sa vision du monde. Apportant
sa légitimité charismatique aux pouvoirs en place, disposé à mettre la littérature
au service de son idéal raciste, Céline n’a plus rien d’un écrivain d’avant-garde.
De « polémiste », il tend à devenir alors un « notable » de la Collaboration,
comme en témoignent les sollicitations et invitations officielles dont il fait
l’objet. L’ambassadeur du Reich auprès du Militärbefehlshaber, Otto Abetz,
envisageait en mars 1941 de le recruter comme collaborateur à « l’Office central
juif », qui fut créé sous le nom de Commissariat général aux questions juives le
29 du même mois, proposition sans doute écartée par Vichy, qui avait fait
interdire Les Beaux Draps en zone Sud en raison des critiques à l’égard de la
Révolution nationale et de l’armée française 116.
C’est donc la figure d’un stratège, calculateur, gérant sa carrière littéraire et
ses revenus de façon très réfléchie, qui ressort de ces années, doublée d’une aura
de « prophète » auprès de la jeune génération des littérateurs fascisants, et d’une
117
position effective de « notable » de la Collaboration .

Pour conclure, disons que l’analyse de ces groupes de trajectoires
d’écrivains fait non seulement apparaître les différentes voies conduisant au
fascisme mais aussi les différents modes d’adhésion à l’idéologie fasciste : si
tous ont une vision organiciste de l’ordre social et une conception autoritaire du
pouvoir, ils ne leur voient pas les mêmes fondements. En outre, le poids relatif
des différents facteurs expliquant l’adhésion, propriétés sociales, dispositions
éthico-politiques et ethos professionnel, et leur imbrication varient à ces
différents pôles.
Au pôle des « notables », l’effet générationnel et les dispositions éthico-
politiques héritées pèsent du poids le plus important, même si ces dernières
subissent un travail de théorisation et de mise en forme qui tend à les rendre
méconnaissables, comme l’illustre de manière extrême la doctrine de Charles
Maurras. Le pouvoir doit avoir, selon eux, un fondement traditionnel, selon la
terminologie de Max Weber. L’ordre social doit découler d’une hiérarchie
fondée sur la famille et l’héritage, sur les ressources économiques et l’éducation
(laquelle doit être réservée à ceux qui ont les moyens économiques et spirituels
d’en faire un « bon » usage), sur l’ancienneté de l’appartenance à la communauté
nationale et sur l’enracinement, sur une institution assumant la direction
spirituelle et l’ordre moral (l’Église). La littérature doit être subordonnée à ce
même objectif : romans de l’enracinement de la bourgeoisie de province, critique
sociale de la modernité et des mœurs mondaines, diagnostics indiquant la
solution, la fiction est un des moyens mis au service de la reproduction de la
classe dominante. Hostile à la modernisation, cette fraction attachée à la
« France des notables » voit dans la littérature moderne, dans l’urbanisation,
dans la centralisation étatique les sources de la décadence nationale et dans
l’autoritarisme et le corporatisme des régimes fasciste un modèle de
redressement et une révolution conservatrice propres à satisfaire leurs
dispositions réactionnaires.
Pour les « esthètes », c’est, on l’a vu, la contradiction entre les dispositions
éthico-politiques et l’ethos littéraire qui favorise l’adhésion au fascisme,
l’élitisme intellectuel les conduisant à se démarquer de la bourgeoisie dont ils
sont issus sans renoncer pour autant à leur conception hiérarchique de l’ordre
social, qu’ils veulent « esthétique ». Marquant leur différence, ils se réfèrent au
modèle de l’ordre féodal, fondé sur l’honneur et les sentiments de fidélité, et
conçoivent l’élite comme une aristocratie fondée non sur le sang mais sur la
supériorité intellectuelle, laquelle n’a pas pour base la compétence scolaire mais
les qualités personnelles (donc héritées). Attachés aux rites et aux cérémonies
qui symbolisent la communion du peuple avec son chef, dont l’autorité s’exerce
sur le mode charismatique propre au prophète selon la conception wébérienne,
ils incarnent la propension à l’esthétisation du politique telle que l’a décrite
Walter Benjamin. Ces thèmes nourrissent leur imaginaire et leur œuvre, les
rapprochant le plus de la définition que Jean Turlais donnait de la « littérature
fasciste ».
Plus avides de destruction que de construction du fait de leur jeune âge et de
leur position sociale dominée, de leur culture militaire aussi, dans certains cas,
les « polémistes » sont disposés à recourir à la force physique et à la violence
pour renverser l’ordre établi. Loin de chercher, comme les notables, à
l’euphémiser, la violence est pour eux un style, celui de leur discours critique et
de leur mode d’intervention politique (dénonciation, appels à l’exclusion,
racisme outrancier, etc.). Prompts, par leur pratique professionnelle de
journalistes, à ramener les enjeux littéraires à l’actualité, ils affichent leur
distance par rapport au conformisme académique et au moralisme des
« notables » en politisant ces enjeux et en remplaçant la « morale » par un
discours politique et « social », voire « biologique », qu’ils importent au cœur
même du discours critique.

1. Jean Turlais, « Introduction à l’histoire de la littérature “fasciste” », Les Cahiers français, no 6,


1943, p. 25. Voir notamment l’article de Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa
reproductibilité technique », in Œuvres, t. III, trad. Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre
Rusch, Paris, Gallimard, « Folio », 2000, p. 269-316, et en particulier p. 314.
2. Jean Turlais, « Introduction… », ibid., p. 31-32.
3. Voir notamment, pour le fascisme en France, Jean Plumyène et Raymond Lasierra, Les Fascismes
français 1923-1963, Paris, Seuil, 1963 ; Philippe Burrin, La Dérive fasciste. Doriot, Déat, Bergery
(1933-1945), Paris, Seuil, 1986 ; Robert Soucy, French Fascism : The First Wave, 1924-1933, New
Haven et Londres, Yale University Press, 1986, et French Fascism : The Second Wave, 1933-1939,
New Haven et Londres, Yale University Press, 1995.
4. Voir en particulier Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche. L’idéologie fasciste en France [1983],
nouvelle édition refondue et augmentée, Bruxelles, Complexe, 1987.
5. Nous laissons de côté ceux qui, pour résoudre ce problème, se contentent de porter des jugements
de valeur sur ces écrivains en qualifiant la plupart de « mauvais » et en minimisant les engagements
politiques des « bons », comme Blanchot. Jeannine Verdès-Leroux, Refus et violences. Politique et
littérature à l’extrême droite des années trente aux retombées de la Libération, Paris, Gallimard,
1996.
6. Certains historiens avaient pourtant montré depuis longtemps que les œuvres littéraires pouvaient
se révéler une source féconde pour aborder la vision du monde et les valeurs de leurs auteurs ; voir
notamment Michel Winock, « Une parabole fasciste : Gilles de Drieu La Rochelle », Le Mouvement
social, no 80, 1972, p. 29-48.
7. Alice Kaplan, Reproductions of Banality. Fascism, Literature and French Intellectual Life,
Minneapolis, University of Minnesota Press, 1986 ; David Caroll, French Literary Fascism, Princeton
(New Jersey), Princeton University Press, 1995.
8. Walter Benjamin, « André Gide et ses nouveaux adversaires », Œuvres, t. III, op. cit., p. 152-169.
9. Voir chapitre 1 et Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., chapitre II.
10. Les écrivains retenus dans cette population répondent à deux critères : être reconnus comme
écrivains (qu’il s’agisse d’auteurs de fiction ou d’écrivains politiques) et avoir pris position en faveur
de la doctrine fasciste, sous forme d’engagement ou sous forme de sympathie plus ou moins distante.
Afin de mieux faire ressortir les caractéristiques de ces sous-groupes et les formes de continuité avec
les options politiques disponibles à cette époque, nous avons inclus ainsi quelques écrivains qui, sans
pouvoir être véritablement définis comme fascistes, ont manifesté leur admiration pour les régimes
fascistes, ont soutenu une ligue d’extrême droite, et ont revendiqué certains principes qui les
rapprochent du fascisme.
11. Neuf à la faculté de lettres et/ou de droit – dont deux reçus à l’École normale supérieure, Abel
Hermant, démissionnaire, et Louis Bertrand –, Jacques Boulenger a fréquenté l’École des Chartes,
Claude Farrère l’École navale, La Varende une école d’art.
12. Abel Hermant l’a évoqué dans ses souvenirs : « J’eus la notion du danger beaucoup plus
nettement pendant la Commune que pendant la guerre. D’ailleurs, je ne pouvais penser, je ne pouvais
sentir que par les miens : c’est à leur imitation que j’avais supporté vaillamment la faim, le froid.
Jusqu’au dernier jour du siège, ils s’étaient montrés comme moi, héroïques, puisqu’il paraît que c’est
le mot ; mais le cauchemar du spectre rouge leur faisait perdre toute assurance, et par conséquent à
moi aussi. » Abel Hermant, Une vie, trois guerres (Témoignages et souvenirs), Paris, Pierre Lagrange,
1943, p. 16.
13. Voir Pierre-Marie Dioudonnat, « Je suis partout » 1930-1944. Les maurrassiens devant la
tentation fasciste, Paris, La Table Ronde, 1973, p. 213.
14. Ils sont presque tous (sauf Ajalbert et La Varende, qui n’est pas encore intégré dans les milieux
littéraires à cette époque) signataires d’au moins un des deux manifestes neopacifistes : le « Manifeste
d’intellectuels français pour la défense de l’Occident » paru simultanément dans Le Journal des débats
et Le Temps le 4 octobre 1935, et 5 octobre pour les nouvelles signatures ; et le « Manifeste aux
intellectuels espagnols », publié dans Occident. Le bi-mensuel franco-espagnol, les 10 décembre 1937,
25 décembre 1937 et 10 janvier 1938. Voir aussi Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions
françaises, op. cit., p. 93-110.
15. Louis Bertrand, Hitler, Paris, Fayard, 1936. Cette biographie louangeuse vient d’être rééditée aux
Éditions du Lore, 2017.
16. Eugen Weber, L’Action française, op. cit., p. 319-320, n. g.
17. Voir les lettres adressées à Gabrielle Castelot, sa secrétaire, de la part de divers correspondants
allemands, dans le dossier d’instruction de son procès (AN : Z6 402 4130).
18. Abel Hermant, Une vie, trois guerres, op. cit., p. 58.
19. Philippe Burrin, La France à l’heure allemande, Paris, Seuil, 1995, p. 403 sq.
20. Article 3 des statuts du Cercle européen, cité dans une circulaire du 4 février 1942, signée
Édouard Chaux, industriel, et Jean Valby, journaliste. Voir aussi « Les conférences du Cercle
européen, Centre français de Collaboration économique et culturelle européenne », La Participation
de la France à la défense et à l’organisation de l’Europe, préambule de Jacques Bichelonne, Paris,
14 juillet 1942.
21. Pierre-André Taguieff (dir.), L’Antisémitisme de plume. 1940-1944. Études et documents, Paris,
Berg international, 1999, p. 351 sq.
22. Voir sa réponse à l’enquête « ce que pensent du départ de Jacques Doriot », L’Émancipation
nationale, 10 avril 1943. Document figurant au dossier d’instruction cité du procès d’Abel Hermant.
23. « Au temps du chat noir », Revivre, no 10, 1943, et « Mes bons juifs… Léon Blum », Revivre,
no 10, 1943. Voir aussi la série de trois articles « En marge des Beaux-Arts », où il évoque avec
rancœur (il a été poussé à la retraite en 1933) ses démêlés avec l’administration et la fédération des
fonctionnaires, « infiltrées », bien sûr, par des juifs (Revivre, no 25, 27 et 28, 1944). AN : F21 8122 ;
AN : Z5 49 1877.
24. Jean Ajalbert, « Du “Goncourt” au “Mallarmé” », Aujourd’hui, 29 juillet 1944.
25. Jacques Mièvre, « L’évolution politique d’Abel Bonnard (jusqu’au printemps 1942) », Revue
d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, no 108, 1977, p. 1-26.
26. Abel Bonnard, Pensées dans l’action, Paris, Grasset, 1941, p. 54.
27. David Caroll, French Literary Fascism, op. cit., p. 73.
28. Henri Massis, Jugements, op. cit. ; Les Idées restent, Lyon, Lardanchet, 1941.
29. Voir par exemple Charles Maurras, « La poitrine de la France », Le Journal, 8 février 1941.
30. René Benjamin, Le Printemps tragique, Paris, Plon, 1940 ; Henry Bordeaux, Les Murs sont bons.
Nos erreurs et nos espérances, Paris, Fayard, 1940.
31. Henry Bordeaux, Images du Maréchal Pétain, Paris, Sequana, 1941 ; Abel Bonnard, « Le
maréchal Pétain chef de l’État », Pensées dans l’action, op. cit., p. 68-75 ; René Benjamin, Mussolini
et son peuple, Paris, Plon, 1937 ; Le Maréchal et son peuple, Paris, Plon, 1941.
32. René Benjamin, Vérités et rêveries sur l’éducation, Paris, Plon, 1942.
33. Comme il l’explique dans une lettre [s. d.] adressée à Jean Paulhan pendant l’Occupation, outré
qu’il est d’avoir vu figurer son nom dans la liste des collaborateurs annoncés du Petit Parisien, alors
qu’il n’avait pas été consulté. Fonds Jean Paulhan, archives IMEC.
34. Dossier d’instruction du procès d’Alfred Fabre-Luce, AN : Z5 285 8648, et Philippe Burrin, La
Dérive fasciste, op. cit., p. 79-83.
35. Voir Philippe Burrin, ibid., p. 83-88. Sur son évolution vers le fascisme, voir p. 287-294.
36. Son journal L’Assaut fusionne avec celui du PPF, La Liberté, en juin 1937 ; voir Philippe Burrin,
ibid., p. 291. Sur le PPF, voir Laurent Kestel, La Conversion politique, op. cit.
37. Pierre Drieu La Rochelle, Fragment de mémoires, 1940-1941, précédé d’une étude sur « Le parti
unique et P. Drieu La Rochelle » par Robert O. Paxton, Paris, Gallimard, 1982.
38. Selon un rapport de police du 13 octobre 1944, dossier d’instruction du procès Georges Suarez,
Z6 1.
39. Paul Morand, France-la-doulce, Paris, Gallimard, 1934.
40. Voir Bernard Comte, Une utopie combattante. L’École des cadres d’Uriage, 1940-1942, Paris,
Fayard, 1991, p. 348.
41. Armand Petitjean, « De 1938 à 1945 : un parcours singulier », Esprit, août-septembre 1995,
p. 222.
42. « Je suis obsédé par l’idée que Maurras va mourir sans successeur. […] J’aurais dû être ce
successeur. C’était une de mes tâches possibles. Mais ce monde de l’A.F. m’est entièrement inconnu,
et sans doute fermé. » Pierre Drieu La Rochelle, Journal, 1939-1945, Paris, Gallimard, « Témoins »,
1992, p. 86. Cette citation témoigne aussi du poids des modes de socialisation et des cercles de
sociabilité dans l’orientation des trajectoires.
43. Alfred Fabre-Luce, « Lettre à un Américain », La NRF, no 322, 1940, p. 67. Voir aussi l’article
d’Armand Petitjean, « France-Allemagne 42 », La NRF, no 342, 1942, p. 129-148.
44. Henry de Montherlant, « Au-delà du Solstice de juin », Le Matin, 4 décembre 1941.
45. Voir notamment Pierre Drieu La Rochelle, Notes pour comprendre le siècle, Paris, Gallimard,
1941.
46. Voir Pierre Drieu La Rochelle, « Nietzsche contre Marx », Socialisme fasciste, Paris, Gallimard,
1934, chapitre II.
47. Armand Petitjean, Combats préliminaires, Paris, Gallimard, 1941, p. 17 et 47.
48. Alfred Fabre-Luce, Journal de la France, août 1940-avril 1942, Paris, Imprimerie JEP, 1942,
p. 183. Voir aussi p. 212 sq.
49. Alfred Fabre-Luce, « Lettre à un Américain », art. cité, p. 70-71. (C’est Fabre-Luce qui souligne.)
50. Pierre Drieu La Rochelle, Socialisme fasciste, op. cit., p. 110-111. Voir aussi Ne plus attendre.
Notes à leur date, Paris, Grasset, 1941, p. 36. L’image des « petits Français à gros ventre » est
également présente dans le roman de Robert Brasillach, Les Sept Couleurs, Paris, Plon, 1939, p. 109.
51. Alfred Fabre-Luce, Journal de la France…, op. cit., p. 22.
52. Henry de Montherlant, « Paternité et patrie », La NRF, no 326, 1941, p. 610-611.
53. Voir Philippe Olivera, La Politique lettrée en France, op. cit., chapitre VI.
54. Les Morand l’invitent souvent, il va aussi dîner chez Fabre-Luce et chez Marcel Jouhandeau qu’il
a rencontré dans le cercle que réunit régulièrement Florence Gould, et voit Drieu La Rochelle à
l’ambassade ou à l’Institut allemand, Montherlant chez Valentiner. Il fréquente aussi les écrivains de
l’opposition liés à La NRF, comme Jean Schlumberger, qu’il avait connu avant la guerre. Voir Ernst
Jünger, Journaux de guerre, Paris, Julliard, 1990, p. 230, 243, 278, 302, 324, 338, 452, 456, 481,
482, etc.
55. « La guerre militaire moderne est sur toute la ligne une abomination. Je me suis efforcé depuis
quinze ans de démontrer et de faire sentir que cette guerre, en effet, détruit toutes les valeurs viriles. »
Pierre Drieu La Rochelle, Socialisme fasciste, op. cit., p. 137.
56. Henry de Montherlant, Le Songe, Paris, Grasset, 1922, rééd. Gallimard, « Folio », 1954, p. 108.
57. Pierre Drieu La Rochelle, La Comédie de Charleroi, Paris, Gallimard, 1934, p. 36.
58. Ibid., p. 57.
59. Armand Petitjean, Combats préliminaires, op. cit., respectivement p. 81, 142-143 et 107.
60. Pierre Drieu La Rochelle, Avec Doriot, Paris, Gallimard, 1941, p. 137.
61. Robert Brasillach, Une génération dans l’orage. Notre avant-guerre. Mémoires, Paris, Plon, 1941,
rééd. 1973, p. 355.
62. Alain Laubreaux, Écrit pendant la guerre, Paris, Éditions du Centre de l’agence Inter-France,
1944, p. 113.
63. Robert Brasillach, Les Sept Couleurs, op. cit., p. 110-111.
64. Ibid., p. 120.
65. Ibid., p. 157. Ce passage figure également dans Une génération dans l’orage. Notre avant-guerre,
op. cit., p. 362, à l’exception de la dernière phrase, supprimée de la réédition de 1973.
66. Pierre Drieu La Rochelle, Avec Doriot, op. cit., p. 83.
67. Marcel Jouhandeau, « Comment je suis devenu antisémite », L’Action française, 8 octobre 1936,
repris dans Le Péril juif, Sorlot, s. d. [1937], p. 10. Cité par Pierre Hebey, La NRF des années
sombres, (juin 1940-juin 1941). Des intellectuels à la dérive, Paris, Gallimard, 1992, p. 351.
68. Lettres de Marcel Jouhandeau à Jean Paulhan, 18 mars 1941 et s. d., fonds Jean Paulhan, archives
IMEC.
69. Voir Ralph Schor, L’Antisémitisme en France pendant les années trente. Prélude à Vichy,
Bruxelles, Complexe, « Questions au XXe siècle », 1992, p. 10 sq.
70. Henry de Montherlant, « Le solstice de juin » (juillet 1940), in L’Équinoxe de septembre, suivi de
Le Solstice de juin, Paris, Gallimard, 1976, p. 254-268 ; Pierre Drieu La Rochelle, « Le corps », La
NRF, no 324, 1941, p. 352-355, et Notes pour comprendre le siècle, op. cit.
71. Pierre Drieu La Rochelle, Socialisme fasciste, op. cit., p. 219-220. Voir aussi pages suivantes.
72. Le rejet de la monarchie est l’une des raisons pour lesquelles Drieu La Rochelle n’a pas adhéré à
l’Action française, ainsi qu’il l’explique dans Socialisme fasciste, ibid., p. 221. Il revient sur cette
question pendant la guerre dans sa correspondance avec Jean Paulhan (lettres du 7 novembre 1942 et
du 18 janvier 1943, fonds Jean Paulhan, archives IMEC ; reproduites dans Pierre Drieu La Rochelle et
Jean Paulhan, Correspondance, 1925-1944, Paris, Éditions Claire Paulhan, 2017, no 147 et no 161,
p. 273 et 298) : alors que Paulhan tente de le convaincre que seule une monarchie sortirait la France de
la situation dans laquelle elle se trouve, Drieu lui répond que la monarchie n’est rien sans institutions,
sans groupement autour du roi. Le retour d’un monarque après une si longue interruption devrait
nécessairement passer par une dictature, ce qui ramène au fascisme.
73. Voir Pierre Drieu La Rochelle, Socialisme fasciste, ibid., p. 94-96 ; Armand Petitjean, « L’Appel
de l’histoire », Idées, no 12, 1942, p. 20. Sur le Cercle Proudhon, voir Géraud Poumarède, « Le Cercle
Proudhon ou l’impossible synthèse », Mil neuf cent, no 12, 1994, p. 51-87.
74. Voir, par exemple, Pierre Drieu La Rochelle, « Notre programme vivant », Avec Doriot, op. cit.,
p. 116-120.
75. Ramon Fernandez, « Les cercles populaires français », [s. d.], document dactylographié, dossier
d’instruction cité du procès d’Abel Hermant.
76. Pierre Drieu La Rochelle, « Être un chef », Avec Doriot, op. cit., p. 209-210. En 1943, il y revient
à propos de La Reine morte de Montherlant, qui traite du thème de la responsabilité du chef de l’État,
ainsi que dans un entretien où il évoque ce thème dans sa propre œuvre. Entretien avec Drieu
La Rochelle, N. B. de la Mort [Noël Bayon], « Drieu La Rochelle », L’Appel, 17 juin 1943. Pierre
Drieu La Rochelle, « La Reine morte », La NRF, 1er février 1943, repris in Le Français d’Europe,
Paris, Éditions Balzac, 1944, p. 220-231.
77. Drieu La Rochelle voit même dans les Jacobins de 1792 les précurseurs de Staline et de Hitler, les
inventeurs du nationalisme, du militarisme, de l’autoritarisme, du totalitarisme, du parti unique et de la
« dictature issue de la poussée plébiscitaire ». Pierre Drieu La Rochelle, Ne plus attendre, op. cit.,
p. 10. Ce n’est pas un hasard si, contrairement aux fascistes issus d’Action française, on trouve des
représentations positives de la Révolution française chez les intellectuels fascistes issus de la gauche
ou ayant des liens à gauche. Voir Shlomo Sand, « Les représentations de la Révolution dans
l’imaginaire historique du fascisme français », Mil neuf cent, no 9, 1991, p. 29-48.
78. Lucien Rebatet, Les Mémoires d’un fasciste, t. I, Les Décombres, 1938-1944, Paris, Jean-Jacques
Pauvert, 1976, p. 19.
79. Pour deux d’entre eux, nous n’avons pas pu trouver la profession du père.
80. 27 % pour une population de 185 écrivains en activité en 1940. Voir Gisèle Sapiro, La Guerre des
écrivains, op. cit., p. 707.
81. Lucien Rebatet, Les Mémoires d’un fasciste, t. II, op. cit., p. 126.
82. Voir Lucien Combelle, Péché d’orgueil, Paris, Olivier Orban, 1978, p. 176 et 179.
83. Plaidoirie de Me Leroy, procès Henri Béraud. Sténographie René Bluet. AN : 334 AP 10.
84. Rapport de police du 11 octobre 1944. Dossier d’instruction de Noël Bayon (AN : Z6 122 no
1758).
85. Si l’on élargissait la recherche à tous les prétendants à l’entrée dans le champ littéraire, on
trouverait bon nombre de journalistes littéraires de la presse fascisante (mais sans doute aussi de la
presse communiste), jeunes et moins jeunes, partageant un certain nombre de propriétés avec ces
derniers.
86. Le frère d’Alain Laubreaux était directeur des Imprimeries réunies à Nouméa et un de ses cousins
agent d’affaires.
87. Sur le rôle des « éveilleurs » dans l’orientation de ces jeunes intellectuels, voir Jean-François
Sirinelli, Génération intellectuelle : khâgneux et normaliens dans l’entre-deux-guerres, Paris, Fayard,
1988, p. 74 sq.
88. C’est à Je suis partout qu’on trouve le plus grand nombre de normaliens (6, avec Claude Jeantet).
Voir Diane Rubenstein, What’s Left ? The École Normale Supérieure and the Right, University of
Winsconsin Press, 1990, p. 106 sq.
89. Robert Francis, Thierry Maulnier et Jean-Pierre Maxence, Demain la France, Paris, Grasset,
1934, p. 47, 53, 56, 58, et passim.
90. Thierry Maulnier, La France, la Guerre et la Paix, Paris, Lardanchet, 1942, p. 34, 48, 51-65
(p. 63 pour la citation).
91. Lucien Rebatet, Les Mémoires d’un fasciste, t. I, op. cit., p. 19.
92. Robert Francis, Thierry Maulnier et Jean-Pierre Maxence, Demain la France, op. cit., p. 24 sq.
93. Interrogatoire de police du 8 novembre 1945, dossier d’instruction sur Claude Jeantet, AN : Z
6 252 2971.
94. Thierry Maulnier, Au-delà du nationalisme, Paris, Gallimard, 1938.
95. Interrogatoire de Lucien Rebatet par le juge d’instruction, 19 octobre 1945. Dossier d’instruction
de Lucien Rebatet. AN : Z6 255 no 2999.
96. Thierry Maulnier, La France, la Guerre et la Paix, op. cit., p. 207.
97. Les autres, nés en 1881 et 1890, sont : le romancier Henri Béraud, lauréat du prix Goncourt 1922,
célèbre polémiste de l’hebdomadaire de l’extrême droite populiste Gringoire ; José Germain, ancien
élève de l’École des hautes études sociales, un des fondateurs de la Société des écrivains combattants
et de la Confédération des travailleurs intellectuels, qui publie sous l’Occupation dans la presse
collaborationniste, participe au Comité d’organisation de la presse et est membre du Cercle européen ;
Robert Vallery-Radot, un des animateurs du mouvement de « Renaissance littéraire catholique » au
début du siècle, ami de Bernanos, proche d’Action française, spécialiste de l’antimaçonnisme, qui
adhère au Parti national communiste de Pierre Clementi à la veille de l’Occupation et animera le
Bureau des liaisons européennes du régime de Vichy ; et enfin le maurrassien catholique Jean Variot,
déjà cité, collaborateur de Je suis partout.
98. Lucien Rebatet, Les Décombres, op. cit., p. 554.
99. Robert Brasillach, « Céline, prophète », I, « Voyage au bout de la nuit » [1943], repris in Les
Quatre Jeudis, Paris, Éditions Balzac, 1944, p. 226.
100. Id., « La quatrième jeunesse de Julien Benda », I, « Délices sans amours » [1936], repris in Les
Quatre Jeudis, op. cit., p. 240.
101. Lucien Combelle, « Céline et notre temps », La Gerbe, no 36, 1941.
102. André Gaucher, « Céline, le Génie Français et le juif », Au pilori, no 25, 1940.
103. Alain Laubreaux, « La querelle des parents terribles », Je suis partout, 15 novembre 1941.
104. Voir Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline. Critiques, 1932-1935, André Derval
(éd.), Paris, 10/18 ; voir aussi l’analyse de la réception de ce roman (ainsi que des autres publications
de Céline) par Philippe Alméras, Les Idées de Céline, Paris, Berg International, 1992, p. 63 sq.
105. André Gide, « Les juifs, Céline et Maritain », La NRF, 1er avril 1938, p. 630-636.
106. Pour une analyse de la « posture littéraire » de Céline, voir Jérôme Meizoz, Postures littéraires.
Mises en scène modernes de l’auteur, Éditions Slatkine, 2007, p. 101-108.
107. Dans un entretien radiophonique de 1961 jamais diffusé, selon Annick Duraffour et Pierre-André
Taguieff, Céline, la race, le juif. Légende littéraire et vérité historique, Paris, Fayard, 2017, p. 29.
108. Ralph Schor, L’Antisémitisme en France…, op. cit.
109. André Gide, « Les juifs, Céline et Maritain », art. cité. Sur la réception de ce pamphlet, voir
André Derval, L’Accueil critique de Bagatelles pour un massacre, Paris, Écriture, 2010.
110. Alice Yaeger Kaplan, Relevé des sources et citations dans Bagatelles pour un massacre, Tusson,
Du Lérot éditeur, 1987. Sur la rhétorique de persuasion et la « pédagogie de la démystification » des
pamphlets de Céline, voir Annick Duraffour, « Céline, un antijuif fanatique », in Pierre-André
Taguieff (dir.), L’Antisémitisme de plume, op. cit., p. 150 sq. Pour une analyse littéraire des pamphlets,
voir Régis Tettamanzzi, Esthétique de l’outrance. Idéologie et stylistique dans les pamphlets de Louis-
Ferdinand Céline, Tusson, Du Lérot éditeur, 1999, 2 vol. ; Philippe Roussin, Misère de la littérature,
terreur de l’histoire. Céline et la littérature contemporaine, Paris, Gallimard, « NRF-Essais », 2005,
chapitres IX et X. Pour une étude d’ensemble de la signification des pamphlets, voir Annick Duraffour
et Pierre-André Taguieff, Céline, la race, le juif, op. cit.
111. Louis-Ferdinand Céline, Bagatelles pour un massacre, Paris, Denoël [1937], rééd. 1943, p. 80-
83 et 317-318.
112. Lettre de Céline à Jean Cocteau, Cahiers Céline, no 7 ; citée par Annick Duraffour, « Céline, un
antijuif fanatique », in Pierre-André Taguieff (dir.), L’Antisémitisme de plume, op. cit., p. 159.
113. Soutenu par Karl Epting, le directeur de l’Institut allemand, Céline est fortement critiqué par
Bernhard Payr, directeur de l’Amt Schrifftum, « service du Reich pour la promotion de la littérature
allemande », qui dépend de l’Office Rosenberg : dans son anthologie de 1943 consacrée à la littérature
française, Payr salue certes l’auteur des pamphlets antisémites, mais pour aussitôt exprimer ses
réserves à l’égard du pacifisme de Céline et de son « argot effréné ». Voir Gérard Loiseaux, La
Littérature de la défaite et de la Collaboration d’après Phönix oder Asche ? (Phénix ou cendres ?) de
Bernhard Payr, Paris, Publications de la Sorbonne, 1984, rééd. Fayard, 1995, p. 181 ; voir aussi p. 321
sur le racisme « scientifique ».
114. Lors d’un dîner à l’Institut allemand, les propos de Céline auraient gêné les convives et fait fuir
Jünger (voir Philippe Alméras, Les Idées de Céline, op. cit., p. 234). On connaît les passages des
journaux d’Ernst Jünger consacrés à l’écrivain « Merline », où le dégoût se mêle à la fascination,
notamment lors de leur première rencontre, quand celui-ci lui dit « combien il est surpris, stupéfait,
que nous, soldats, nous ne fusillions pas, ne pendions pas, n’exterminions pas les juifs ». Ernst Jünger,
Journaux de guerre, Paris, Julliard, 1990, p. 248.
115. Voir Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., p. 185-188.
116. Voir Gérard Loiseaux, La Littérature de la défaite et de la Collaboration, op. cit., p. 564.
117. Rien dans tout cela ne laissait augurer de l’image d’un homme dérangé que d’aucuns tentèrent
d’imposer à l’approche de son procès. Voir Gisèle Sapiro, « Figure de l’écrivain irresponsable : le
procès de Céline », in Philippe Roussin et Régis Tettamanzi (éd.), Céline à l’épreuve, Paris, Honoré
Champion, 2016, p. 227-254.
4

L’engagement contraint des écrivains


communistes,
de la « drôle de guerre » à la guerre froide

On sourira de nous comme de faux prophètes


Qui prirent l’horizon pour une immense fête
Sans voir les clous perçant les paumes du Messie
Aragon, « La nuit de Moscou », Le Roman inachevé, 1956, Gallimard,
1966, « Folio », 1995.

Au sein du Parti communiste français, les conceptions de la littérature et de


l’organisation des écrivains – ainsi que des intellectuels – ont connu une
évolution de la Deuxième Guerre mondiale à la guerre froide. Cette évolution
doit être rapportée aux contraintes structurelles qui pèsent sur la production
intellectuelle (comme la censure pendant la guerre), aux enjeux internes au Parti
communiste (la place que doivent y occuper les intellectuels, les tensions entre
professionnalisme et ouvriérisme, entre national et international), aux modèles
d’organisation disponibles (l’Union des écrivains soviétiques, par exemple) et
aux stratégies des écrivains eux-mêmes. Dans des périodes de bouleversement
social, comme au début de la guerre, ces dernières peuvent l’emporter sur les
logiques institutionnelles du Parti, parce qu’elles sont plus aptes à s’ajuster aux
nouvelles contraintes structurelles et présentent une moindre inertie. La stratégie
mise en œuvre par Aragon pendant la guerre en constitue une illustration
paradigmatique, témoignant de la marge de manœuvre dont disposent les
intellectuels de parti. Mais les agents individuels n’œuvrent pas ex nihilo. Non
seulement ils agissent dans un état donné des rapports de force constitutifs du
champ littéraire, auquel ils réagissent en fonction de leur trajectoire antérieure
dans le champ (par exemple, Aragon se définit par opposition à La Nouvelle
Revue française qui reparaît sous la direction de son ennemi intime Pierre Drieu
La Rochelle), mais les schèmes qu’ils mobilisent pour élaborer leur rhétorique
justificatrice et leur conception pratique de l’engagement des intellectuels sont
puisés dans le répertoire de représentations et d’actions dont ils disposent, d’un
côté la tradition littéraire nationale, de l’autre le modèle de référence, soviétique
en l’occurrence.
Le modèle soviétique, tel qu’il a été interprété en France, se réfère aux
principes posés par Lénine en 1905, et selon lesquels la conception de la
« littérature de Parti » doit être étroitement liée à l’organisation des écrivains :

Les journaux doivent devenir les organes des différentes


organisations du Parti. Les écrivains doivent absolument entrer dans
les organisations du Parti. Les maisons d’édition et les dépôts, les
magasins et les salles de lectures, les bibliothèques et les diverses
librairies doivent devenir des entreprises du Parti, soumises à son
contrôle. Le prolétariat socialiste organisé doit surveiller toute cette
activité, la contrôler à fond, y introduire le vivant esprit de la cause
vivante du prolétariat, mettant fin ainsi à ce vieux principe russe,
semi-oblomovien, semi-mercantile : « L’écrivain écrit quand il lui
plaît, le lecteur lit quand il en a le temps » 1.

En URSS, l’adoption en 1934 du « réalisme socialiste », notion élaborée par


Jdanov afin de dépasser le mot d’ordre restrictif de la littérature prolétarienne,
correspond, d’un point de vue institutionnel, au passage de l’Association des
écrivains prolétariens (RAPP) à l’Union des écrivains soviétiques, organisation
qui n’est pas une organisation du Parti, mais qui comporte une fraction
communiste, « courroie de transmission » entre le Parti et les écrivains 2. Cette
nouvelle conception – théorique et organisationnelle – doit permettre d’intégrer
d’un côté les compagnons de route, de l’autre les auteurs classiques, en vue de
constituer une littérature nationale (soviétique) et d’assigner aux écrivains une
fonction déterminée dans l’appareil idéologique de l’État 3. Avec le « réalisme
socialiste » s’opère ainsi le passage du mot d’ordre de la littérature
« prolétarienne » à celui d’une littérature « révolutionnaire », « démocratique »
ou « progressiste » selon les contextes, mais ancrée dans chaque tradition
nationale, et englobant les classiques – par exemple, les écrivains réalistes du
e
XIX siècle en France – ainsi que les compagnons de route.
On abordera ici les enjeux qui déterminent les applications françaises du
réalisme socialiste et les adaptations du modèle soviétique, enjeux qui sont
constitués d’un côté par les contraintes politiques, de l’autre par les
problématiques propres au champ littéraire français. Étant donné le rôle central
qu’a joué Aragon dans cette adaptation tant théorique que pratique du modèle en
France, le propos sera largement centré sur les stratégies qu’il a mises en œuvre
pour concilier des exigences politiques et littéraires souvent contradictoires.
Seront d’abord examinées les différentes composantes de la « méthode » réaliste
socialiste, conçue à la fois comme méthode de création et comme méthode
critique, qui permet la réappropriation de l’héritage national : d’un côté la
« forme » nationale (réalisme, classicisme, dimension épique, caractère
populaire), de l’autre la composante idéologique impliquée par l’adjectif
« socialiste », et qui, dans son acception la plus large, est « l’humanisme ». Du
point de vue littéraire, le réalisme socialiste s’oppose à la fois au « formalisme »,
c’est-à-dire à l’art pour l’art (l’art pur), et au « naturalisme », simple
« photographie » de la réalité sans intervention de la vision du monde de
l’auteur 4. Du point de vue politique, le contenu idéologique, c’est-à-dire
« l’humanisme », prend tantôt le visage du pacifisme (au moment du pacte
germano-soviétique ou pendant la guerre froide), tantôt celui de l’héroïsme
guerrier (la Résistance), et se matérialise tantôt dans le combat contre
l’impérialisme, tantôt dans la lutte antifasciste. Cet « humanisme » et la notion
floue de littérature « progressiste », qui permettent de concilier les définitions
plus ou moins strictes de la « méthode » de création avec les conceptions et
pratiques organisationnelles (l’alliance avec les compagnons de route), seront
appréhendés dans un deuxième temps à travers les instances chargées de les
véhiculer, le Comité national des écrivains et l’Union nationale des intellectuels.

Réalisme et humanisme
Pour les intellectuels communistes français, l’expérience de la Deuxième
Guerre mondiale et de l’occupation allemande en France a été déterminante.
D’une part, elle a accéléré le travail de réappropriation de l’héritage du passé
national qu’Aragon appelait de ses vœux dans son article de 1937, « Réalisme
socialiste, réalisme français », afin d’appliquer sur le plan culturel la ligne du
« communisme national » définie cette même année par Maurice Thorez à Arles,
à l’occasion du IXe congrès du PCF. D’autre part, le contexte de la guerre a
rendu possible, pour les écrivains et artistes communistes français, la véritable
mise en œuvre du mot d’ordre de Staline qui définissait le réalisme socialiste par
sa « forme nationale » et son « contenu socialiste ».
Issu de l’avant-garde surréaliste, Aragon est entré au Parti communiste en
1927 pour ne plus en sortir, contrairement aux autres membres du groupe. Cette
adhésion, qui fait de lui un intellectuel de parti, l’autorise à écrire des romans,
genre que les surréalistes avaient condamné. Aragon voyait dans le roman le
genre réaliste par excellence, un véritable outil de connaissance de la réalité.
Selon lui, la tradition du roman réaliste français – qu’il distinguait du « roman
bourgeois », plus enclin à masquer la réalité qu’à l’éclairer – exprimait, de
Stendhal à Malraux, en passant par Hugo, Flaubert, Zola et Romain Rolland,
« l’esprit » du peuple français dont il portait l’élan révolutionnaire ou la critique
sociale 5. Les Cloches de Bâle (1934) avait d’ailleurs été un des premiers romans
français à se voir décerner l’étiquette de « réaliste socialiste », à une époque où
celle-ci fonctionnait au sein du monde communiste comme un imprimatur plutôt
que comme une catégorie de la critique littéraire.
Pourtant, c’est dans la poésie qu’Aragon va mettre en œuvre cette « méthode
de création » pendant la « drôle de guerre », au moment de l’interdiction du PCF
à la suite du pacte germano-soviétique. Il adopte, en effet, des formes nationales
traditionnelles (rimes, alexandrins), tout en résolvant des problèmes de prosodie
très modernes soulevés par Apollinaire, en s’appuyant sur la poésie médiévale et
la chanson populaire, dans lesquelles il trouve matière à transgresser les règles
de la poésie classique (les rimes féminines et masculines, ou encore
l’interdiction de morceler la rime enjambée) 6. Mais si Apollinaire est (avec
Maïakovski, qu’Elsa Triolet, sa compagne, traduit alors) la référence formelle
des recherches poétiques d’Aragon, il est aussi le modèle à rejeter quant au
contenu. À cette époque – celle du pacte germano-soviétique –, le contenu
idéologique « socialiste » impliqué par la « méthode » de création est le
pacifisme. Or Aragon, que son expérience des horreurs de la guerre de 1914-
1918 et sa trajectoire au sein du groupe surréaliste prédisposaient à l’engagement
pacifiste, avait publié en 1935, sous le titre « Beautés de la guerre et leurs reflets
dans la littérature », une critique de la « mystification de la guerre » opérée par
la poésie d’Apollinaire, malgré « un certain ton de voix, comme une
contrebande, [qui] atteignait en nous ce goût profond du fruit défendu » : si le
vers « Ah Dieu ! que la guerre est jolie » pouvait être interprété ironiquement, la
poétique abstraite d’Apollinaire, qu’Aragon résume par la formule « ni sang ni
cadavres », en faisait le complice du mensonge organisé sur la guerre ; et Aragon
de lui opposer la phrase d’Henri Barbusse dans Le Feu : « Ce serait un crime de
montrer les beaux côtés de la guerre… même si elle en avait 7. »
Ainsi, à l’image de Barbusse pendant la Grande Guerre, Aragon se donne
pour tâche de faire passer un message pacifiste. Mais plus encore que Barbusse,
l’écrivain communiste est confronté à la censure 8. À la faveur de son relatif
hermétisme, la poésie devient alors le médium de la « contrebande » littéraire
(encore que le message pacifiste imprègne également, mais au sujet de la Grande
Guerre, Les Voyageurs de l’impériale, à la rédaction duquel Aragon est attelé
alors, et qui paraîtra en 1942). Trouver la « ruse » pour combattre le mensonge et
dire la vérité, telle est la tâche que Bertolt Brecht a assignée aux opposants en
régime de censure et de mensonge (en l’occurrence le fascisme) et que les poètes
espagnols confrontés au franquisme, comme Antonio Machado et Federico
9
García Lorca, ont illustrée . La ruse, qu’il avait d’abord cherchée dans le roman,
Aragon la trouve dans une technique poétique qu’il emprunte à la poésie
médiévale : le « trobar clus », cet art fermé qui « permettait aux poètes de
chanter leurs Dames en présence même de leur Seigneur 10 ».
Après la défaite et l’occupation des deux tiers du territoire par les troupes
allemandes, cette poésie « nationale » va prendre, par sa tonalité patriotique, un
sens de protestation. Le modèle de la « contrebande » poétique développé par
Aragon se propage dans les petites revues littéraires, Fontaine à Alger, Poésie
39,40 et Confluences en zone Sud, Messages en zone occupée 11. Les légendes et
les mythes nationaux servent de codes pour parler du présent, permettant aux
intellectuels dispersés de communiquer au grand jour en contournant la censure.
Cette floraison poétique, sur laquelle on reviendra au chapitre 7, permet aussi la
relecture de l’héritage national dans le sens de la ligne théorique communiste : à
la fin 1942, Georges Cogniot, devenu conseiller pour la question des
intellectuels après l’arrestation et l’exécution de Georges Politzer au printemps,
corrige ainsi le responsable des intellectuels Pierre Villon, qui écrivait que la
poésie commençait enfin à sortir du milieu étroit des amateurs et à s’adresser au
peuple, en lui expliquant que, bien au contraire, la poésie française avait toujours
été « populaire » :

Il ne faut pas avoir l’air d’accorder à nos ennemis hitlériens que la


poésie française, dans le passé, n’a été qu’une poésie d’amateurs, une
poésie pour l’élite, une poésie étrangère au peuple, tandis que les
Minnesinger, Herder et Goethe auraient toujours été liés au peuple et
à la glèbe ! […] Il n’y a peut-être pas de poésie aussi populaire que la
française […] et voilà ce que vous devez mettre en évidence, depuis
la Chanson de Roland jusqu’aux symbolistes inclus 12.
Il manquait aux écrivains communistes français l’épopée qui donnerait à la
méthode du réalisme socialiste son contenu héroïque et ses héros positifs, et qui,
pour les auteurs russes, était, après la révolution de 1917, l’édification du
socialisme. La Résistance va leur fournir la matière de cette épopée. Il faut
cependant rappeler le discrédit qui pesait alors en France sur l’héroïsme épique,
démythifié par le principal courant romanesque inspiré de la Grande Guerre, de
Barbusse à Céline, et qui n’avait retrouvé à s’incarner que dans la peinture des
guerres civiles révolutionnaires (dans les romans d’André Malraux,
13
notamment) . Et de fait, alors que la recherche poétique formelle lui appartient
en propre, Aragon, plus porté au pacifisme qu’au bellicisme comme on l’a vu,
n’a pas trouvé cette dimension épique tout seul : elle lui est suggérée par
Georges Politzer, responsable des intellectuels communistes, qui l’incite, lors
d’une rencontre à l’été 1941, à traiter la figure du héros. Ce qu’il fera dans
Brocéliande (1942), après avoir développé une conception épique du poème
comme chant et réajusté aux nouvelles circonstances sa théorie de la rime
comme forme nationale : elle est désormais l’expression de la libération de
l’emprise étrangère 14.
En fait, la solution indiquée par Politzer, outre qu’elle aide Aragon à sortir
de la simple poésie patriotique pour chanter la lutte contre l’oppression, lui
permet de résoudre un autre problème soulevé par la technique du trobar clus :
l’usage métaphorique que le poète fait des mythes et des légendes apparaît
contraire à l’injonction de rester fidèle à la réalité et à l’exactitude historiques –
Jdanov parlait en 1934 de la « vérité » et du « caractère historique concret de la
représentation artistique 15 » –, qui plus est à un moment où les philosophes
communistes, Politzer notamment, combattent l’utilisation des mythes par
l’idéologie nazie. Aragon se justifie de cet usage des mythes par leur fonction
mobilisatrice, donc par leur efficacité sociale, ce qui renvoie au « romantisme
révolutionnaire » : réveiller le sens épique, expression du sens national, de la
tradition héroïque, telle est la fonction des mythes qu’il affirme par conséquent
avoir « remis sur leurs pieds 16 » (cet usage nourrira plus tard sa réflexion sur le
mentir-vrai 17).
Bien qu’elle caractérise de manière générale l’évolution de la production
clandestine, d’une attitude de « refus non violent », selon l’expression d’Anne
Simonin, au soutien à la lutte armée, l’injonction à privilégier cette dimension
d’héroïsme épique suscita des tensions au sein de l’équipe dirigeante des
Éditions de Minuit clandestines, les auteurs communistes opposant une
littérature de combat (roman, essai, poésie) à l’humanisme pacifiste des écrivains
non communistes 18. Non pas que les communistes récusent l’humanisme. C’est
au contraire le contenu même qu’ils donnent à leur combat, en l’inscrivant dans
la tradition de la lutte du peuple français contre l’oppression. Dès avant la
guerre, les intellectuels communistes avaient opposé « l’humanisme », défini
comme « la foi rationnelle dans la valeur et la dignité de l’homme, un respect
civilisé de sa liberté, un culte militant de sa raison », à la barbarie nazie fondée
sur le « principe antihumaniste de la race 19 ». La défense de la tradition
humaniste comme contenu d’un combat dont la forme est « nationale » constitue
même précisément la base de l’alliance avec les non-communistes, et en
particulier avec les catholiques. En 1942, Aragon développe sa conception d’un
« humanisme français » qui allie de manière indissoluble la tradition matérialiste
et la tradition chrétienne (spiritualiste), et qui s’exprime dans la figure du « héros
français », celle-ci embrassant non seulement le héros guerrier mais aussi le
« courage civique » et l’« héroïsme intellectuel » 20. Une telle conception de
l’héroïsme répond très directement, à cette date, à la ligne communiste qui
appelle désormais à toutes les formes de résistance, de la lutte armée à la
résistance civile 21.
Ce n’est pas seulement dans son œuvre mais aussi dans sa critique
qu’Aragon développe sa conception d’une poésie réaliste (qu’il ne nomme pas
ainsi). Ainsi, par exemple, dans la préface, signée François La Colère, au recueil
clandestin des 33 sonnets composés au secret de Jean Noir alias Jean Cassou.
Évoquant la Chanson de Roland, Aragon avance qu’aujourd’hui « l’épopée
française se forge dans d’autres sanctuaires, sur le chemin du Calvaire
national ». « Des prisons qui sont les sanctuaires de la Patrie monte la nouvelle
chanson de Roland, d’un Roland aux mille et mille têtes, et sa voix ne se brisera
pas à souffler l’olifant. Car déjà le monde entier l’entend, frémit, et va
répondre », poursuit-il 22.
Sous l’Occupation, la contrebande puis la clandestinité ont conféré au
moralisme national et aux formes poétiques traditionnelles une dimension
subversive qui a permis la mise en œuvre de la politique unitaire. La dimension
transgressive du retour aux sources de la poésie française opéré par Aragon et la
fonction prophétique qu’il a assignée à la poésie a eu un effet charismatique,
quasi magique, permettant de souder de jeunes poètes dissidents en une
communauté émotionnelle réunie autour de son poète-prophète. Le charisme
d’Aragon s’est trouvé renforcé par le soutien de Paul Eluard, qui a ré-adhéré au
PCF en 1943, et qui a également constitué une figure exemplaire pour la jeune
génération.
Cependant, à la Libération, le moralisme national est très vite contesté au
sein du champ littéraire. L’offensive vient d’abord des surréalistes : Le
Déshonneur des poètes de Benjamin Péret met en cause, dès mars 1945, la
23
valeur de la poésie nationale d’Aragon et d’Eluard . À l’automne, Jean-Paul
Sartre met en garde contre la menace de « nationalisation de la littérature 24 ».
Cette double attaque, émanant, certes, d’un représentant de l’art pour l’art d’un
côté, mais aussi d’un tenant de la « littérature engagée » de l’autre, suffit à
disqualifier la poursuite de l’entreprise dans le champ de production restreinte et
contribue à la routinisation du charisme littéraire d’Aragon avant même le
durcissement idéologique en URSS à l’été 1946.

Professionnalisme VS ouvriérisme
La remise au pas de la littérature avec la suspension de la revue Leningrad, à
laquelle Jdanov reproche d’avoir cédé à des influences occidentales et surtout
d’avoir publié l’humoriste Zotschenko ainsi que la poétesse Anna Akhmatova,
marque l’entrée dans la période jdanovienne. Sous couvert d’incitation à une
littérature plus politique et de mobilisation contre la « littérature bourgeoise », la
redéfinition du réalisme socialiste implique l’imposition d’une conception
classiciste et moralisatrice, voire didactique, de la littérature : au nom de
l’éducation de la jeunesse, Jdanov condamne l’individualisme, la décadence, le
pessimisme, le subjectivisme, l’érotisme morbide, l’apologie de l’adultère, et
appelle les écrivains et les artistes à choisir les « meilleurs sentiments » et les
« vertus de l’homme soviétique » tout en montrant aux gens « ce qu’ils ne
doivent pas être » 25. Le classicisme est défini par opposition au formalisme et au
naturalisme en littérature, en peinture et en musique.
Le combat contre le « formalisme », Aragon l’avait engagé dès la période de
l’Occupation, notamment avec son poème intitulé « Contre la poésie pure 26 ». Il
est au cœur de sa critique de la poésie pure dans son versant académique
(Valéry) comme dans son versant avant-gardiste (les surréalistes) 27. De même, la
lutte contre l’existentialisme, grand concurrent du marxisme auprès des
intellectuels, et qui, en outre, se réclame désormais lui aussi de
« l’humanisme » 28, a été engagée dès la fin 1945. Cette « littérature de l’absurde
29
et du désespoir » est stigmatisée pour son subjectivisme et son pessimisme .
Après le tournant jdanovien et la guerre froide, ce combat se durcit et prend une
tournure moralisatrice : contre l’art abstrait, les recherches formelles, la
littérature de « prostituées » (Henry Miller), de « voyous », de « gangsters »
(Jean Genet), les imitations de Joyce, Dos Passos et Faulkner, l’influence
américaine, le roman policier.
La nouvelle définition du réalisme socialiste donne lieu à une littérature
édifiante : Le Mot mineur, camarades ou Le Premier Choc d’André Stil, Nous
retournerons cueillir les jonquilles de Jean Laffitte, La Dernière Forteresse de
Pierre Daix, À bras le corps de Dominique Desanti 30. Dans les arts plastiques,
c’est le peintre André Fougeron qui devient l’incarnation du réalisme socialiste
promu par la tendance ouvriériste alors représentée par Auguste Lecœur 31.
Aragon salue la nouvelle génération réaliste socialiste. Il entreprend
d’introduire l’art et la littérature soviétiques en France. Il promeut le réalisme de
Courbet contre Manet érigé par Malraux dans son Musée imaginaire en
précurseur de l’art moderne (dans L’Exemple de Courbet, qui paraît en 1952).
Néanmoins, il se trouve rapidement en porte-à-faux avec les interprétations
populistes du jdanovisme. Il contrecarre ainsi, dès 1947, la virulente campagne
menée en URSS par Alexandre Guérassimov, président de l’Académie des arts,
contre « l’école moderniste parisienne décadente », dont Matisse et Picasso
32
étaient présentés comme les initiateurs .
La parution de son roman Les Communistes, pourtant destiné à incarner l’art
de Parti qu’il appelle de ses vœux, génère des tensions entre la mouvance
ouvriériste, qui entend soumettre les produits culturels à l’appréciation de la
classe ouvrière et de ses représentants, et ceux qui, à l’instar d’Aragon,
défendent l’idée que la littérature, comme les autres domaines artistiques, est un
métier, et requiert à ce titre l’avis de spécialistes. Ces tensions transparaissent
dans la réponse d’Aragon à ses lecteurs lors de la réunion du 17 juin 1949
convoquée sur l’initiative de La Vie ouvrière à la salle de la Grange-aux-Belles,
réunion qui a été en fait organisée par le Parti. Tout en faisant son autocritique et
en prenant acte de ses « erreurs » dans la peinture de la classe ouvrière – « Il est
bien possible que, dans mon livre, je n’aie pas eu le talent nécessaire pour rendre
les ouvriers exactement tels qu’ils sont, et j’accepte toutes les critiques en ce
sens » –, Aragon demande à être jugé par rapport à l’histoire du roman français :

Mais ne faut-il pas tenir compte du fait que si mon roman se fait de
cette façon, c’est fonction du point où je me trouve de mon évolution
et de l’évolution du roman français : et les romans, pas plus que le
monde, ne se font en un jour 33 !

Revenant sur cette problématique dans une conférence de 1950 qui s’est
tenue au même endroit, à l’occasion de l’ouverture de la Bataille du livre
parisienne, Aragon revendique pour les écrivains le droit, au nom de leur
spécialité, de récuser l’avis du « lecteur de masse » ou de « l’ouvrier » :

Si on me dit que voilà, le seul critique, c’est celui-là, le lecteur de


masse, il sait mieux que tout le monde, et tu n’as qu’à faire comme il
t’a dit, sur tous les points, eh bien, je réponds : non, ce n’est pas vrai.
Or, à tout le moins, ce n’est pas toujours vrai. Tout ce qui est de
l’expérience de ce critique nouveau m’est précieux et j’en tiendrai
compte. Mais enfin, si dans la salle on donne la parole à un
spectateur, il ne suffit pas que ce soit un ouvrier pour qu’il ait raison.
Cette jeune fille qui, jusqu’à ce soir, lisait Confidences, ne va pas
m’apprendre mon métier ; cet amateur de romans policiers qui juge
mon roman d’après Peter Cheney ou La Série Blême ignore
absolument les raisons sérieuses que j’ai d’écrire comme ci ou
comme ça. Il est démagogique de prétendre que je dois recevoir tous
les conseils de mes lecteurs et m’y conformer. Je dois, je me dois et
je leur dois, tout d’abord moi-même d’examiner leurs remarques
avec un esprit critique 34.

Et d’insister plus loin à nouveau sur la compétence professionnelle contre


l’avis des amateurs :

Je sais fort bien que personne n’a des idées à soi, que c’est une
illusion de le croire, que nos idées nous viennent toujours du groupe
d’hommes auquel nous sommes liés. Mais l’expression de ces idées
est tout de même l’affaire de l’homme qui les exprime, et la pure et
simple soumission à la critique de masse ne relèverait pas du tout
d’une humilité bien naturelle, mais simplement de la méconnaissance
du rôle du métier pour l’écrivain 35.

La réponse de intellectuels du PCF à la tendance ouvriériste consiste


précisément dans le développement d’une critique littéraire, artistique et
musicale communiste faite par des spécialistes. À la suite d’Aragon, qui a
entrepris cette tâche sur le plan théorique et historique, Pierre Daix s’attelle à
produire, sous le titre « une littérature de Parti », une critique fondée sur le
réalisme socialiste, saluant les œuvres récentes qui l’incarnent, des Communistes
d’Aragon au Mot mineur, camarades de Stil en passant par Elseneur de Pierre
Courtade. Selon Daix, le roman doit être avant tout un moyen de connaissance :

Il faut nous habituer à traiter désormais du roman comme d’un


moyen de connaissance dont la matière est la même que l’histoire,
qui n’en diffère pas par le degré d’exactitude ni des détails, ni de
l’ensemble, mais par l’objet, par la direction du projecteur, qui, au
lieu d’éclairer les actions des hommes matérialisées en faits, en
résultats, va fouiller les cœurs et les âmes, expose de l’intérieur la
marche du monde, recrée la vie du dedans, faisant d’un passé aboli,
une réalité de chair, de sang et d’esprit de femmes et d’hommes 36.

Cependant, la « méthode » réaliste socialiste en matière romanesque ne doit


pas être une simple recette. Aragon condamne ainsi l’idée « qu’à la fin d’un
roman contemporain le héros doit entrer au Parti Communiste », ce qui tient lieu,
selon lui, « du baiser par lequel se terminent les films de Hollywood 37 ». Et de
reprocher à certains critiques professionnels de gauche d’avoir une grande
responsabilité dans l’acclimatation de cette idée.
Le situant contre la tendance ouvriériste, la revendication d’Aragon d’être
jugé par rapport à l’histoire du roman français doit être rapportée à la conception
qu’il a développée depuis son article de 1937, « Réalisme socialiste, réalisme
français », article qu’il republie dans La Nouvelle Critique de mai 1949 précédé
d’un chapeau qui réaffirme la continuité de la politique nationale du PCF depuis
les années 1930 et la place de la culture dans cette politique. Cette position paraît
l’inscrire en porte-à-faux avec la tendance internationaliste, qui a retrouvé sa
suprématie à l’automne 1947, à la suite du « rapport Jdanov », véritable
déclaration de guerre à l’impérialisme américain, et de la mise en place du
Kominform. Toutefois, les directives jdanoviennes n’impliquent pas l’abandon
de la ligne nationale : au contraire, elles assignent même aux partis communistes
occidentaux la tâche de « prendre en main le drapeau de l’indépendance
nationale et de la souveraineté de leurs propres pays 38 » face à l’impérialisme
américain. Ainsi, si la position d’Aragon semble réellement fragilisée face à la
mouvance ouvriériste et internationaliste, comme l’attestent les critiques dont
son roman est la cible, sa défense de la production artistique nationale est
réinterprétée comme un mode de résistance à l’impérialisme culturel américain
(livres, films) et rattachée au mot d’ordre plus global du refus de
« l’asservissement » de la France (rejet du Coca-Cola, défense du vin
français, etc.).
Ni photographie de la réalité, ni imitation du modèle soviétique, le réalisme
socialiste français doit s’ancrer, selon l’auteur des Communistes, dans ce qu’il
construit comme la tradition réaliste française. C’est, on l’a vu, en poésie
qu’Aragon a le mieux exprimé son inscription dans l’histoire nationale. À la
Libération, il a poursuivi l’entreprise, comme s’il voulait appliquer le réalisme
socialiste dans ce genre également. Les formes traditionnelles que promeut
Aragon à cette époque contre l’art pour l’art et l’individualisme, et qu’il théorise
dans ses Chroniques du Bel Canto (1946), ses préfaces à des recueils, ses articles
d’introduction et ses commentaires dans Les Lettres françaises, ainsi que dans
son Hugo, poète réaliste (1952), trouvent un assez large écho auprès des
nouvelles générations d’intellectuels communistes issues de fractions moins
favorisées que les précédentes et que leurs pairs non communistes.
Après l’éphémère renouveau poétique de 1940, le genre a vite retrouvé la
position dominée qu’il occupait dans le champ littéraire français depuis l’essor
du roman au début du XXe siècle. Le Comité national des écrivains et les
périodiques communistes font partie des rares lieux où la poésie trouve alors
abri. Attirés par les modèles d’Aragon et d’Eluard, qui ont incarné la figure du
poète national sous l’Occupation, de jeunes prétendants font leurs premières
armes en suivant l’exemple de leurs aînés. Aragon publie Le Nouveau Crève-
Cœur (1948), dont un des poèmes s’intitule « Un revirement de la politique est
possible en France », Paul Eluard compose ses Poèmes politiques (1948), qui
exaltent les combattants et résistants de tous les pays, puis sa Leçon de morale
(1949). Pierre Daix exalte cette « Poésie de la Nouvelle Résistance » qui prend
ses racines dans la rupture de 1940, quand les poètes ont « rappris, sous le grand
choc de la guerre, que la poésie ne se substitue pas au réel, mais qu’elle a à le
dire, à le refléter 39 ». Les cadets suivent. Eugène Guillevic s’essaie au sonnet (31
sonnets, 1950) après avoir donné dans la poésie militante (Gagner, 1949), mais
Elsa Triolet trouve sa poésie encore trop hermétique pour l’autoriser à participer
40
aux Batailles du livre . Le retour aux formes classiques, explique Aragon à
propos de Guillevic, est d’autant plus nécessaire que contrairement à leurs aînés
modernes qui ont peiné à dépouiller et à désarticuler le vers, les nouvelles
générations de poètes ne sont passées « ni par l’étude, ni par l’expérience de
41
l’alexandrin et de l’octosyllabe, du vers impair et du vers dit libre ». De jeunes
poètes se forment à cette école : Pierre Gamarra, Charles Dobzynski, Gilbert
Gratiant… Cependant, privée du contexte qui la rendait subversive, dépourvue,
le plus souvent, de l’audace avec laquelle le poète du Crève-Cœur transgressait
pendant la guerre les règles de la poésie classique, cette conception poétique
qu’Aragon consigne dans son Journal d’une poésie nationale (1954) se présente
désormais sous une forme routinisée et donc littérairement inacceptable. Elle est,
42
par exemple, qualifiée de « pompiérisme » par Jean Paulhan . C’est ce qui
explique sans doute son abandon après Les Yeux et la Mémoire (1954), à la
faveur de la conjoncture du dégel, par l’auteur du Roman inachevé (1956).
La mise en œuvre du réalisme socialiste comme « méthode » de création et
comme catégorie de critique va de pair avec l’organisation des écrivains. En
1949, La Nouvelle Critique, revue intellectuelle du PCF qui vient d’être créée, a
significativement publié dans le même numéro l’article de Lénine de 1905 sur
« Organisation du Parti et littérature de Parti » et, à sa suite, le discours
d’Aragon de 1937, « Réalisme socialiste et réalisme français », qui vise, contre
la mouvance ouvriériste et internationaliste, comme on l’a vu, à réaffirmer
l’inscription du réalisme socialiste français dans la tradition culturelle nationale
et à réaffirmer la place de la culture dans la politique nationale du PCF. Le
développement d’une critique littéraire et artistique communiste dans les
colonnes de cette revue constitue une réponse à l’ouvriérisme. L’autre réponse
tient dans le mode d’organisation des intellectuels. Or, à cette date,
l’organisation des intellectuels communistes français est plus avancée que le
contrôle de leur production.
Les structures de l’engagement
Sans revenir sur l’histoire de la mise en place de la Résistance littéraire 43, on
rappellera les conditions de son succès, qui fut sans équivalent dans les autres
domaines intellectuels et artistiques. Alors que l’action envisagée par le PCF
visait au départ les « intellectuels », sur le modèle de la mobilisation antifasciste
autour de groupements comme le Comité Amsterdam-Pleyel, le Comité de
vigilance des intellectuels antifascistes ou encore l’Union des intellectuels
44
français constituée en 1939 , la mise en place de la Résistance intellectuelle
connaît une évolution dans le sens d’une « professionnalisation » à l’été 1941,
peu après l’appel à la constitution d’un Front national de l’indépendance de la
France 45. Sans doute faite en partie pour répondre à la professionnalisation que
le régime de Vichy tente d’imposer aux professions intellectuelles et libérales
dans le cadre de son projet corporatiste (ainsi, à la création de l’ordre des
médecins en octobre 1940 répond le lancement du Médecin français en
mars 1941), cette orientation se concrétise dans le domaine littéraire lors d’une
rencontre entre Aragon et la direction des intellectuels communistes.
Lors de cette réunion, à laquelle participaient Georges Politzer, le
responsable aux intellectuels, Jacques Decour, qui sera désigné responsable de la
littérature pour la zone Nord, et Aragon, venu spécialement de zone Sud à cet
effet, la décision est prise de constituer un groupement d’écrivains autour d’un
journal proprement littéraire. Cette structure inédite, qui aura ses homologues
dans tous les domaines de la pensée et de la création (à l’université et la
médecine, déjà organisées à cette date, s’ajouteront l’art, la musique et le droit),
doit permettre l’alliance entre communistes et non-communistes. Le choix de
Jean Paulhan, désigné par Aragon en vue de réaliser l’ouverture en direction des
écrivains non communistes, va se révéler décisif pour assurer le succès de
l’entreprise en zone Nord : dès 1941, un noyau clandestin d’écrivains est réuni
et, en septembre 1942, commence de paraître le journal Les Lettres françaises,
qu’alimenteront à partir de 1943 les écrivains groupés au Front national des
écrivains. En zone Sud, le Comité national des écrivains (CNE), fondé par
Aragon au printemps 1943, s’appuie sur les réseaux constitués autour de la
« contrebande » littéraire et réalise l’alliance avec les catholiques et la droite.
Ayant obtenu la double légitimité littéraire et nationale, le CNE, unifié en
septembre 1943, se transformera après la Libération en une association littéraire.
Cette « professionnalisation » clandestine a tous les aspects d’une adaptation
au terrain. Elle n’en implique pas moins un changement dans la conception de la
tâche des intellectuels ainsi que de leur mode d’organisation. On passe, en effet,
d’une conception de l’action commune sur la base d’une intervention d’ordre
purement politique, selon la tradition de la mobilisation collective des
« intellectuels » depuis l’affaire Dreyfus (manifestes, associations comme la
Ligue des droits de l’homme), au nom de leur capital symbolique, mais sans que
cela engage leur œuvre, à une conception professionnelle de l’action collective
qui engage les compétences et les pratiques professionnelles, et qui fera le
succès charismatique de la littérature clandestine. Cette évolution doit être
rapportée aux contraintes imposées par la censure et la clandestinité : le pouvoir
symbolique d’opposition des intellectuels ne pouvait s’exercer dans une telle
conjoncture ; il fallait soit prendre les armes en renonçant à sa spécificité
d’intellectuel (ce que peu d’écrivains ont fait), soit dénoncer les conditions
mêmes d’exercice de la profession et combattre avec des moyens proprement
littéraires. Or la littérature pouvait se révéler un puissant moyen de
communication pour diffuser un message d’opposition en contournant la
censure, comme l’avait montré la pratique de « contrebande » développée par
Aragon, ou bien en entrant en clandestinité.
Aragon lui-même n’a pas tiré toutes les conséquences de cette évolution
pendant la période clandestine : il demeure attaché au modèle de mobilisation
des intellectuels dans leur ensemble, comme en témoigne l’organisation
clandestine qu’il met en place en zone Sud à partir de 1943, et qui vise à tisser
sur le territoire un réseau d’intellectuels basé sur des étoiles à cinq branches,
ainsi que son projet de constitution d’une « Union française des intellectuels »,
par lequel il entend affirmer le primat de la politique d’alliance avec les non-
communistes ainsi que l’autonomie relative du mouvement intellectuel. Comme
le montre Daniel Virieux 46, les spécificités induites par la division catégorielle
en zone Nord ainsi que les difficultés auxquelles se heurtent les tentatives
d’unification des groupements des deux zones l’ont emporté sur les projets
d’union des intellectuels.
Bien qu’elle soit née, donc, des circonstances, la division catégorielle des
producteurs culturels n’a cependant pas été inventée par les acteurs de l’action
clandestine en France. Elle correspond à la nouvelle forme d’organisation
corporative des professions intellectuelles et artistiques en URSS, depuis la
création en 1934 de l’Union des écrivains soviétiques, qu’Aragon connaît bien.
Il s’appuie sans doute sur ce modèle lorsqu’il réclame l’autonomie des
organisations intellectuelles par rapport au mouvement de Résistance : à l’instar
des syndicats, les unions professionnelles sont, on l’a dit, indépendantes du Parti
(même si les communistes tentent de les contrôler). Et c’est cette forme
qu’adopte le CNE après sa reprise en main par Aragon en 1946 et sa
transformation en association professionnelle : il n’est pas une organisation du
Parti, même si la fraction communiste y est largement représentée, et son
institutionnalisation coïncide avec le développement de sa fonction corporative.
Toutefois, à la différence de l’Union des écrivains soviétiques ou des organismes
équivalents à l’Est, le CNE ne détient pas le monopole de l’organisation
professionnelle. Ayant tenté en vain de se constituer en « ordre » des écrivains
en réclamant le monopole de l’épuration professionnelle, qu’il n’a pas obtenu, le
CNE se trouve en concurrence avec la Société des gens de lettres, l’Académie
française et l’académie Goncourt, entre autres.
Depuis juin 1945, le CNE est fédéré avec les autres organisations issues de
la Résistance intellectuelle, comme l’Union des arts plastique (UAP), l’Union
française des universitaires (UFU), l’Union des ingénieurs et techniciens
(UNITEC) au sein de l’Union nationale des intellectuels (UNI). À la différence
de l’Union des intellectuels français de 1939, qui recrutait de manière
indifférenciée en vue de mobilisations ponctuelles autour de causes politiques,
selon la tradition de l’affaire Dreyfus, l’UNI est une fédération de professions
organisées par spécialité. Regroupant à ses débuts treize associations nationales
ainsi que nombre de centres intellectuels, cercles ou clubs de province
(Marseille, Lyon, Montpellier, Toulouse, Nice), l’UNI a pour organe Les Étoiles,
revue issue de la clandestinité, dont Pierre Emmanuel est le directeur. S’y
ajoutent les supports des associations nationales : Les Lettres françaises, Le
Médecin français, L’Université libre, L’École laïque, etc., ainsi que des
publications locales. Présidée de 1945 à 1947 par Georges Duhamel, Jacques
Trefouel et Jean Cassou, avec Frédéric Joliot-Curie comme secrétaire général
(Aragon lui succédera en 1949), l’UNI s’installe en 1947 dans les locaux de la
Maison de la pensée française, rue de l’Élysée. La fédération revendique alors
plus de 210 000 membres 47.
Les raisons de la mise en place de cette organisation sont expliquées par
e
Roger Garaudy à l’occasion du discours qu’il adresse au X congrès du PCF
(juin 1945) : « On compte en France un demi-million d’hommes et de femmes
dans les carrières libérales. Leur influence sur la vie nationale est infiniment plus
grande que leur importance numérique. » Or, poursuit-il, en raison du
recrutement très sélectif de ces professions, les intellectuels se trouvaient coupés
des « masses profondes du peuple » et se complaisaient dans « l’individualisme,
l’irresponsabilité et la gratuité, imprégnés de doctrines nihilistes et décadentes
professées par de faux prophètes, parmi lesquels Maurras et Hitler ». La guerre a
suscité un sursaut parmi « les meilleurs de nos intellectuels ». Ceux-ci ont
« servi leur Parti et la France avec les moyens qui leur étaient propres comme
intellectuels ». Et Garaudy d’insister sur ce point :

Le Parti attend de ses intellectuels, qu’ils soient des militants, mais


pas seulement lorsqu’ils viennent aux réunions de cellules et aux
manifestations, pas seulement des militants du dimanche et du mardi,
mais dans leur vie de chaque jour, dans leur travail intellectuel 48.

Récusant aussi bien l’enfermement des intellectuels dans leur spécialité que
l’ouvriérisme qu’il qualifie de « déviation d’intellectuel » fondée sur un
« complexe d’infériorité » déplacé, il appelle les intellectuels à participer à la
reconstruction nationale. Mais cette participation ne doit s’opérer ni par
« l’unité » à tout prix ni par le sectarisme et l’enfermement des intellectuels
communistes. Le projet de l’« Encyclopédie de la renaissance française » doit
illustrer ces participations, chaque profession procédant à un bilan dans son
domaine et/ou s’attelant à travailler et à produire à destination des masses. Un
des grands enjeux est, par ailleurs, le projet de réforme de l’enseignement
présenté par les communistes (ce thème est développé dans le discours de
Georges Cogniot lors du même congrès). En échange, les intellectuels doivent
pouvoir être rémunérés pour leur travail, le Parti doit contribuer à améliorer les
conditions du travail intellectuel (la question est alors débattue plus largement
dans le champ intellectuel). L’idée de « coordonner les efforts des intellectuels
du Parti » est émise par Garaudy comme une possibilité – correspondant à ce qui
s’est déjà pratiqué pendant la guerre, avec la constitution d’une direction des
intellectuels. La mise en place d’une « Direction nationale des intellectuels
communistes » depuis octobre 1944 témoigne de cette volonté. Elle se traduira
par la création, en 1947, d’une section idéologique auprès du Comité central,
comprenant une Commission des intellectuels dirigée par Laurent Casanova 49.
Par ailleurs, l’UNI, fédération des associations issues de la Résistance
intellectuelle, et qui regroupe alors cent mille membres selon le chiffre donné
par Georges Cogniot, doit être l’instrument de la coordination des intellectuels
au niveau national et doit assurer « le rayonnement, la rénovation et la grandeur
de la pensée française 50 ».
Ces organisations professionnelles ont une triple fonction : encadrer les
nombreux intellectuels nouveaux venus au Parti dans la clandestinité ou à la
Libération ; maintenir un cadre d’action commune avec les compagnons de route
en tirant parti du capital moral acquis dans la Résistance, cela afin d’éviter
l’isolement des intellectuels communistes ; constituer une structure stable pour
les échanges intellectuels internationaux.
Il s’agit, tout d’abord, d’encadrer les producteurs culturels qui affluent au
PCF après la Libération. Dans sa réflexion sur le « Parti communiste français et
les intellectuels » qui ouvre le recueil qu’il publie en 1949 sous le titre Le Parti
communiste, les Intellectuels et la Nation, le responsable aux intellectuels
Laurent Casanova cite Maurice Thorez, qui avait noté « la présence dans le Parti
de jeunes intellectuels venus à nous dans le bouillonnement de la clandestinité,
sincères, mais animés parfois d’un vague romantisme révolutionnaire sans plus,
ayant fait effort pour assimiler notre doctrine sans y réussir parfaitement 51 ».
Auparavant, Casanova évoquait le double danger qui guette les intellectuels du
Parti : celui de verser dans « l’ouvriérisme » d’un côté, celui de « s’installer dans
52
le Parti comme un corps distinct avec des prérogatives particulières ». Pour
illustrer ce second danger, il évoquait les « amicales » dans lesquelles les
intellectuels avaient été groupés, à la Libération, par spécialité, selon la structure
d’organisation qui avait prévalu dans la clandestinité. Or « les “amicales”
avaient tendance à se transformer en organismes prenant pouvoir de décision en
dehors des organismes politiques réguliers du Parti : cellules, sections et
fédérations ». Ces amicales furent supprimées, et les intellectuels fondus dans les
organisations de base du Parti, puis incités à « aller vers les autres », à
« intervenir dans les organisations de défense professionnelle des diverses
catégories intellectuelles [syndicats enseignants, groupements d’artistes,
d’écrivains, de savants], sans mettre en cause toutefois les principes de libre
détermination de ces groupements et leurs règles démocratiques de vie
intérieure 53 ». Casanova citait en exemple le Comité de défense du cinéma
français, et le Comité de défense du livre français, ce qui nous conduit à
examiner la seconde fonction de ces organisations professionnelles, la mise en
œuvre de la politique unitaire.
Ces structures permettent, de fait, d’éviter l’isolement des intellectuels
communistes à une époque de durcissement idéologique et d’application rigide
de la ligne jdanovienne, à partir de l’automne 1947, moment de la déclaration de
guerre à l’impérialisme américain en réponse au plan Marshall via la mise en
place du Kominform. Pour les intellectuels du PCF, ces premières années de
guerre froide ont été, en effet, l’une des périodes les plus contraignantes du point
de vue de l’exercice de leur spécialité, puisqu’on leur demandait, consignes très
strictes à l’appui (réalisme, art figuratif, science prolétarienne), de mettre leur art
au service de la « vérité » dont le Parti prétendait détenir le monopole. À
l’opposé, la stratégie de ralliement des intellectuels non communistes opère,
comme au temps des combats antifascistes ou dans la Résistance, à partir de
mots d’ordre très larges, sans qu’il soit demandé aux compagnons de route de
souscrire à une vision marxiste du monde. Ces mots d’ordre sont : la défense de
la culture française contre l’importation des produits culturels américains, la
décentralisation culturelle et le pacifisme (le Mouvement de la paix). C’est une
fois de plus sous la bannière de « l’humanisme » que ces deux combats sont
fondus en un, au nom de la tradition rationaliste française, telle que transmise
par l’enseignement républicain 54. Dans son intervention au congrès de l’UNI
d’avril 1947, le président du CNE, Jean Cassou, exalte ainsi l’humanisme
français et demande le développement de la lecture et du livre 55.
La réflexion sur la diffusion du livre est née à la fois de la crise de l’édition,
qui touche particulièrement la littérature de guerre et les entreprises culturelles
issues de la Résistance (la plupart des revues, comme Poésie et Confluences,
disparaissent, Les Lettres françaises doivent être renflouées par le Parti
communiste), et de l’inquiétude face à la concurrence des produits américains,
dont la diffusion en France a été prévue par les accords Blum-Byrnes de 1946
dans tous les secteurs, en particulier le cinéma. Élargissant celle de « réalisme
socialiste », la notion de « littérature progressiste », utilisée alors par les
écrivains communistes et leurs proches, identifie la « littérature française »
contemporaine à la littérature des résistants, compagnons de route inclus, et en
exclut les écrivains « fascistes » comme Montherlant dont on dénonce le retour
sur la scène publique 56. Pour illustrer l’idée d’une littérature « progressiste »
englobant les compagnons de route dont les œuvres ne relèvent pas du réalisme
socialiste, Aragon prend ainsi l’exemple d’un livre susceptible de « donner
l’horreur de la guerre » sans que le héros du roman ait « sa carte du syndicat ou
du Parti communiste », et qui pourrait amener « des milliers de gens à signer
l’appel de Stockholm » 57.
Dans un premier temps, c’est au niveau des intermédiaires entre le livre et le
public que le combat est mené, avec la constitution, en 1948, de groupements
corporatifs interprofessionnels : un Comité de défense du livre français est ainsi
fondé à l’initiative d’Elsa Triolet, avec Vercors et Seghers, mais l’entreprise
échoue. Puis, c’est en contournant les intermédiaires et en allant directement au
public, avec les « Batailles du livre ». « Nos “batailles du livre” sont des
batailles pour le progrès de l’homme, donc pour le livre progressiste », explique
Aragon 58. Elles sont aussi l’instrument de la politique de décentralisation
culturelle qu’Aragon a définie dans son discours à l’UNI en 1947 59, appelant à
mettre en œuvre le projet de « Bibliothèques circulantes », et qui se traduit aussi
par la constitution de centres de l’UNI dans les villes de province en relation
avec les Maisons de la culture. L’année suivante, tandis que les écrivains se
lassent de sillonner la France, est fondé le Centre des BBL (Bibliothèques de la
bataille du livre), destiné à favoriser la création de petites bibliothèques de prêt
sur le lieu de travail 60.
Indissociable, pour Aragon, de la défense de la culture, le combat pour la
« paix » requiert l’établissement d’une généalogie littéraire de l’humanisme
français dans son versant pacifiste cette fois (Barbusse est à l’honneur), au nom
duquel est mise en œuvre la politique unitaire pendant la guerre froide. L’UNI
est le lieu de cette mobilisation auprès des intellectuels, chacune des
organisations fédérées recueillant l’adhésion de ses membres (Aragon obtient
ainsi l’appui des catholiques progressistes comme Louis Martin-Chauffier, alors
président du CNE, ou encore Stanislas Fumet). Lors des États généraux de la
pensée française convoqués à l’initiative de l’UNI en mars 1949, deux thèmes
sont abordés : la condition matérielle et morale de l’intellectuel, en Collaboration
avec la Confédération des travailleurs intellectuels (CTI), et la défense de la
paix 61.
Enfin, l’UNI et les organismes fédérés ont une fonction internationale. Il
s’agit, tout d’abord, de mobiliser les intellectuels dans une organisation
internationale de masse telle que le Mouvement de la paix : l’UNI a ainsi adhéré
au Congrès mondial des partisans de la paix qui s’est tenu à Paris en 1949. Il
s’agit également d’assumer un rôle de représentation corporative, pour lequel
l’UNI et les organismes fédérés sont en concurrence avec d’autres instances
comme la Confédération des travailleurs intellectuels, l’Institut de France, ou
encore le Pen Club, mais qu’ils jouent de fait dans les relations avec les unions
d’écrivains ou d’autres artistes des pays de l’Est, ou par leurs interventions en
faveur d’intellectuels communistes en difficulté avec les pouvoirs comme
Howard Fast ou Nazim Hikmet. En revanche, comme l’explique Aragon dans un
discours de 1949 62, il n’est pas question de reconstituer une instance
internationale sur le modèle de l’Association internationale des écrivains pour la
défense de la culture, qui avait été fondée en 1935 dans le cadre de la lutte contre
le fascisme. Les associations professionnelles nationales liées au PCF se
rassemblent à l’occasion de congrès, comme le Congrès des écrivains de
Wroclaw de 1948, qui assurent la liaison entre les différentes instances.
Reflétant la primauté accordée à la défense nationale dans la lutte contre
l’impérialisme américain et les nouvelles structures requises en vue de la
mobilisation de masse pour la paix, cette orientation témoigne aussi sans doute
de la crainte de voir une structure plus intégrée au niveau international échapper
au contrôle communiste, qui reste mieux assuré au niveau des groupements
professionnels nationaux et des congrès internationaux organisés depuis la
Maison de la pensée française.
Un bilan des réalisations de l’UNI demanderait une recherche plus
approfondie. On se contentera ici de constater que, par-delà les manifestations
publiques et la mobilisation pour la paix, les projets plus durables comme
« L’Encyclopédie » n’ont pas abouti – en raison notamment des divergences
occasionnées par le débat sur « science bourgeoise » vs « science
prolétarienne », – et il est difficile de prendre la mesure de l’impact de la
réflexion menée sur les conditions matérielles du travail intellectuel ou celui des
actions de décentralisation culturelle. Notons tout de même sur ce point que si
ces associations professionnelles fonctionneront bien au-delà de cette période (le
63
CNE a survécu jusqu’en 1970 ), l’UNI semble être entrée en sommeil dès le
début des années 1950.

Aragon au Comité central du Parti


communiste français
À cette époque, Aragon devient membre du Comité central, d’abord comme
suppléant en 1950, puis comme titulaire à partir de 1954. Il est alors, avec André
Stil, qui y entre au même moment, le seul écrivain en France, avant la
nomination de Malraux au ministère de la Culture (voir chapitre 8), à exercer
une responsabilité au sein du champ politique. Aragon est aussi un des rares
écrivains à avoir des dispositions politiques « héritées » : il est le fils naturel
d’un avocat républicain et journaliste devenu homme politique, Louis Andrieux,
qui, se faisant passer pour son tuteur, l’emmenait à la Chambre des députés où il
siégea de 1885 à 1889 puis de 1910 à 1924, et où les huissiers prédisaient à
l’enfant qu’un jour il succéderait à son père. Sa carrière politique, Louis
Andrieux la devait à son activité oppositionnelle sous le Second Empire, mais
aussi à la sanglante répression de l’insurrection de Lyon en 1871, alors qu’il était
procureur de la République, répression qui lui valut d’être nommé préfet de
police en 1879. Du côté maternel, il semblerait que le grand-père de l’écrivain,
Fernand Toucas, qui avait déserté le domicile familial très tôt, ait été impliqué
dans la Commune de Marseille 64.
Au Comité central, les interventions d’Aragon sont principalement centrées
sur des questions culturelles, indice de la spécialisation qui résulte de la
professionnalisation 65. Elles révèlent les contraintes que le cadre partisan lui
impose, subordonnant les enjeux culturels à la ligne idéologique du moment,
mais aussi les marges de manœuvre et les stratégies discursives d’un orateur
habile qui sait manier la rhétorique politique et le matérialisme dialectique pour
défendre et justifier sa ligne contre celle des tendances concurrentes. Fort de la
reconnaissance littéraire dont il jouit hors du cercle communiste et du capital
moral accumulé dans la Résistance, Aragon est devenu plus qu’un simple
intellectuel d’institution, il est le grand écrivain du PCF, avec pour homologue
en peinture Picasso, plus fraîchement rallié à la cause communiste, et en science
Frédéric Joliot-Curie. Aragon cultive aussi ses relations de proximité avec
Maurice Thorez, non sans imiter le couple Malraux-de Gaulle, sans toutefois
accéder à une fonction de conseiller du prince 66. Cette position lui confère une
marge de liberté mais elle fait également de lui la cible du courant ouvriériste qui
promeut, dans le contexte du jdanovisme, des « oblats » entièrement redevables
et donc dépendants du Parti – ainsi le romancier André Stil et le peintre André
Fougeron –, quand l’auteur d’Aurélien, qui défend une position « esthète » bien
qu’opposée à l’art pour l’art, revendique une relative autonomie artistique,
comme on l’a vu.
Au début des années 1950, Aragon se trouve en difficulté face à ce courant
emmené par Auguste Lecœur, lequel dispute à Laurent Casanova le contrôle du
domaine culturel dans un contexte où son protecteur, Maurice Thorez, est
affaibli physiquement suite à une congestion cérébrale et politiquement du fait
qu’il est contraint de rester en URSS 67. Le PCF perd du terrain aux élections
législatives de juin 1951 et passe à l’offensive violente le 28 mai 1952, lors de la
manifestation contre le général américain Ridgway, venu s’installer dans les
bureaux de l’OTAN, entraînant un durcissement de la répression anticommuniste
– le secrétaire général par intérim, Jacques Duclos, est arrêté, laissant le champ
libre à Lecœur un mois durant. C’est son protégé, André Stil, rédacteur en chef
de L’Humanité, et non Aragon, qui s’est vu décerner le prix Staline de littérature
en mars. L’auteur des Communistes, directeur de Ce Soir, est mis sur la touche.
Au Comité central de septembre 1952, il doit se justifier face aux reproches que
lui fait Jacques Duclos d’avoir laissé paraître dans Les Lettres françaises –
qu’Aragon dirige en pratique – un article du compagnon de route Pierre Cot
68
jugeant que la « riposte ouvrière » a manqué « d’ampleur » . Tout en admettant
son erreur, Aragon se défend en rejetant la responsabilité sur François Billoux,
membre du bureau politique et ancien ministre, qui lui aurait demandé d’insérer
un article de Pierre Cot, et sur ce dernier, qui aurait prétendu avoir eu l’aval de
Duclos. Ayant découvert cet article au cours du bouclage à l’imprimerie, il
affirme avoir voulu le supprimer, mais a dû y renoncer pour des raisons
techniques. Il l’a néanmoins intitulé « L’opinion de P. Cot ». Il regrette de ne pas
y avoir répondu, tout en précisant qu’il s’attendait à une réponse dans « notre
presse »… Enfin, il aurait dû, reconnaît-il, résister aux pressions visant à ce que
Les Lettres françaises parlent de politique, imputant ces pressions à des
intellectuels qui y collaborent, lors même qu’elles venaient de François Billoux.
Et il conclut en proclamant que l’hebdomadaire a tout de même montré « et
nationalement et internationalement le non-isolement du parti, même dans le
moment le plus grave […] ». Cette contre-offensive ne lui épargne pas une
brimade de la part de Lecœur, lequel voit dans cette affaire une manœuvre de
« la grande pensée de la bourgeoisie » qui cherche à instrumentaliser le
mouvement ouvrier.
La riposte officielle se fait entendre à la séance du 7 décembre 1952, quand
Billoux et Lecœur dénoncent la thèse du « prétendu isolement du parti » et les
« interprétations opportunistes ». Aragon contre-attaque une fois encore, tout en
donnant des gages d’orthodoxie. Il commence par s’inquiéter de la « fascisation
accélérée » qui s’opère sous le gouvernement centre droit d’Antoine Pinay,
arrivé au pouvoir en mars, et de son ministre de l’Intérieur radical Charles
Brune, « fascisation » dont il donne des exemples dans son propre « secteur
d’activité » car, explique-t-il pour justifier ce choix, « les mouvements d’un
navire se voient d’abord et beaucoup plus qu’autrement aux mouvements de sa
voilure, bien que l’ébranlement vienne de son infrastructure ». Il évoque
plusieurs cas attestant un resserrement de la censure, dont l’interdiction de la
pièce de Roger Vailland, Le colonel Foster plaidera coupable, qui critique la
guerre de Corée et la répression anticommuniste. Il en conclut que « l’ennemi de
classe reconnaît l’extrême importance de certains domaines et la nécessité
d’utiliser ces domaines pour mener à bien ses desseins contre notre peuple ». Et
de déplorer que les « camarades » n’aient pas toujours conscience de l’enjeu que
représentent les questions culturelles. Ainsi, certains – allusion sans doute à la
fraction ouvriériste – auraient trouvé exagérée l’opinion émise par François
Billoux – et, s’empresse-t-il de souligner, partagée par la direction du Parti –
selon laquelle Paul Eluard, qui vient de mourir, méritait des obsèques nationales.
Interpellé ensuite en tant que directeur littéraire des Éditeurs français réunis
(EFR), maison née en 1949 de la fusion des Éditions hier et aujourd’hui et de la
Bibliothèque française en vue de promouvoir le réalisme socialiste, sur les
faibles ventes des deux romans d’André Stil et des livres de la collection de
littérature soviétique, « Le pays de Staline 69 », qui plafonnent à 3 500
exemplaires, il blâme la critique et met en cause le système de diffusion. Ainsi,
explique-t-il, alors que l’ancienne traduction de La Mère de Gorki s’était vendue
à 100 000 exemplaires depuis la Libération, la traduction publiée aux EFR de
l’édition remaniée par l’auteur après la révolution d’Octobre, et parue en 1922,
serait passée pratiquement inaperçue, mis à part un article de Jean Fréville dans
L’Humanité. En raison de cet échec, Aragon dit ne pas pouvoir entreprendre de
faire traduire la nouvelle édition de La Jeune Garde d’Alexandre Fadeïev, roman
ayant connu antérieurement un vaste succès mais que l’auteur a entièrement
révisé suite à la critique du Parti (assimilée à une « critique de masse ») et à sa
propre autocritique, la traduction française de la première édition n’étant
toujours pas écoulée. Les romans de Fedine et de Savonov – auteur de Terres en
fleurs, qu’il qualifie de « livre de masse » – n’ont pas bénéficié selon lui de
l’accueil critique qu’ils méritaient dans la presse communiste, ni de relais
suffisant au sein des intermédiaires de la diffusion, auxquels il reproche, en ce
contexte de guerre froide, de promouvoir des auteurs et illustrateurs américains
plutôt que russes. Qui plus est, il reproche à la critique communiste de présenter
les livres soviétiques comme « d’excellents documentaires », conception à ses
yeux « calomnieuse » car cela revient à en estomper les qualités littéraires.
Fedine est, par exemple, à ses yeux, « un des meilleurs écrivains de notre
temps ». La critique, se plaint-il encore, se montre impuissante à « rendre
manifeste le contenu politique et la forme littéraire de la littérature soviétique ou
de la peinture soviétique ». Puis, se lamentant qu’un choix de poèmes et de
proses de Maïakovski par Elsa Triolet paru aux EFR n’ait pas eu plus d’écho, il
n’hésite pas à citer Staline selon lequel Maïakovski « a été et demeure le plus
talentueux poète de notre époque soviétique, l’indifférence à l’égard de son
œuvre et de sa mémoire est un crime »… Ne pouvant compter sur les écrivains
et critiques communistes, qu’il compare aux biologistes qui se sont montrés
70
frileux lors de l’affaire Lyssenko , il sollicite donc « le contrôle et l’appui du
Parti et, par conséquent, du Comité central » pour apporter des « correctifs à la
situation dans notre critique, dans nos méthodes de diffusion ». Il poursuit sa
péroraison en réglant leur compte aux anciens présidents du Comité national des
écrivains qui l’ont quitté en raison des polémiques entretenues autour des procès
de la guerre froide 71 : il traite ainsi Jean Cassou de « titiste » et dit de Louis
Martin-Chauffier : « s’il était quelque chose celui-là, ce n’était certainement pas
à ses livres qu’il le devait », se réjouissant de son remplacement à la présidence
du CNE par Vercors, « écrivain véritable, honnête, qui a ses oscillations parfois
mais qui a montré dans l’ensemble du travail avec nous que, au bout du compte,
il était honnêtement de notre côté ».
Nous entrons, explique-t-il encore, dans une période où traduisant le
mouvement des forces nouvelles vers les Partisans de la Paix et aussi
vers notre Parti, la substitution de vrais écrivains de la génération
suivante compense largement les défections d’éléments qui furent
nos alliés dans le passé, éléments parfois aventuriers comme l’était
André Malraux ou d’écrivains de troisième zone sur lesquels nous
avions été amenés à nous appuyer sans pouvoir jamais cependant
72
recommander pleinement leurs livres .

Et de conclure sur la nécessité d’encadrer la nouvelle génération d’écrivains


qui se rapproche du PCF et qu’il faut aider « à s’engager sur la voie nationale de
l’indépendance et de la paix, sur la voix de M. Thorez ».
Le mois précédent, en novembre 1952, s’est tenu à Vienne le Congrès des
peuples, qui visait à mettre en œuvre la nouvelle ligne de la politique étrangère
soviétique, celle de la « coexistence pacifique entre les régimes différents […]
opposée à l’esprit de croisade », selon les termes de Frédéric Joliot-Curie dans
L’Humanité en septembre, ligne qui devait faire « prévaloir l’esprit de
négociation sur les solutions de force », comme l’indiquait la carte éditée par le
Mouvement de la paix 73. Aragon prononce à cette occasion un discours où,
revenant sur son parcours anticolonialiste, il salue les patries vietnamienne,
khmère, laotienne, ainsi que les « frères et sœurs du Maroc et de la Tunisie,
frères et sœurs d’Algérie ». Pendant le congrès, il apprend cependant qu’Elsa
Triolet, qui espérait entrer au bureau mondial du mouvement pour la paix, n’y
sera pas élue en raison de ses origines juives. Lors de leur séjour à Moscou en
janvier 1953, Aragon et Elsa Triolet découvriront, atterrés, l’antisémitisme
d’État qui sévit en URSS sous les allures d’une campagne contre le
« cosmopolitisme », et dont l’affaire dite des « blouses blanches » – les
médecins, pour la plupart juifs, accusés de complot – est une des manifestations.
Profondément ébranlé, Aragon est victime d’une amnésie post-traumatique 74.
En mars 1953, il se trouve en butte à de violentes attaques de la part de la
direction du Parti pour avoir publié dans Les Lettres françaises un portrait que
Picasso a fait de Staline à l’occasion de sa mort. Sans revenir sur cette affaire
désormais bien connue 75, rappelons qu’elle cristallise toutes les tensions
évoquées entre la ligne « nationale » incarnée par Aragon et la mouvance
ouvriériste emmenée par Lecœur qui, profitant de l’absence de Thorez qu’il
s’agit aussi d’écarter, entend régler son compte à l’écrivain « bourgeois » en
l’humiliant publiquement (il est contraint de faire amende honorable et de
publier, dans Les Lettres françaises, une sélection des protestations adressées par
des « camarades »). Le retour de Thorez peu après et sa reprise en main des
commandes du Parti renversent le rapport de force en faveur d’Aragon, qui
l’accueille en publiant son fameux poème panégyrique, « Il revient », dont on ne
saurait mettre en cause la sincérité au vu des circonstances… Sa revanche, il la
prend dès l’année suivante, quand, lors du XIIIe congrès du PCF, qui se tient à
Ivry du 3 au 7 juin 1954, Jacques Duclos le présente comme l’« honneur des
lettres françaises et [la] fierté de notre Parti », tandis que Lecœur, mis au ban, se
voit accusé d’opportunisme et de confusionnisme.
Dans son discours sur « L’art de parti en France », Aragon, promu membre
titulaire au Comité central, réaffirme la politique mise en place par Laurent
Casanova, rétabli dans ses fonctions à la direction des intellectuels, concernant
l’organisation des intellectuels dans les structures de base du Parti (et non en
groupes séparés comme les « amicales »), ainsi que leur rôle dans les instances
professionnelles non communistes comme le Comité national des écrivains ou
l’Union des arts plastiques. L’écrivain profite ensuite de la marge de manœuvre
retrouvée pour fustiger « l’ouvriérisme allié à l’opportunisme et à l’esprit
d’aventure », dont il décrit les méfaits en matière artistique :

La prétendue doctrine de la spontanéité des masses, l’exaltation du


sens de classe transformé en art incontrôlé, quasi animal, en une
sorte de flair ouvrier, avec son complément démagogique, le culte
artificiel de la critique de masse ou de ce qui se donne pour tel, la
démagogie comparant ce qui n’est pas comparable, par exemple le
travail du romancier et celui de chaque secrétaire de section, les
déclarations autoritaires paralysant, par abus de l’autorité du Parti,
toutes possibilités critiques devant telle ou telle entreprise, décidée
pour des fins personnelles, tout cela aboutissant à la négation du
marxisme-léninisme, à l’effacement du rôle dirigeant du Parti parmi
les masses, auxquelles on n’attribuait l’infaillibilité que pour mieux
pouvoir les commander personnellement d’en haut, au mépris de
toute démocratie 76.

Il cite André Stil qui, dans une intervention au Comité central, a évoqué les
tentatives de Lecœur de le « pousser au populisme », de le « démoraliser comme
romancier », en lui reprochant d’avoir décrit les hésitations des dockers lors d’un
mouvement de grève, « parce que le prolétariat, disait-il, n’hésite jamais, que ces
choses-là c’est bon pour vous autres intellectuels ». Et Aragon d’y reconnaître
« la théorie de “l’absence de conflit”, que nos amis soviétiques ont dénoncée
dans la dramaturgie, comme artistiquement désastreuse ». Il rappelle
l’importance de la discussion critique des œuvres, considérée avec mépris au
sein de la mouvance ouvriériste du Parti, car ces œuvres « se présentent avec un
caractère apolitique » et « ne peuvent échapper à l’utilisation » qui est faite dans
la « bataille des idées » 77. Le Parti définit la « tendance », mais il revient aux
créateurs, dit-il, « de lui donner corps par des œuvres », cela relève de leur
« responsabilité », responsabilité dont ils « ont à répondre devant le Parti, la
classe ouvrière, la nation ». Tout en réclamant un art de Parti, il prend le soin de
le distinguer de l’art pratiqué par les écrivains et artistes qui en sont membres.
« L’art de parti n’est pas défini par les personnes qui font les œuvres mais par les
œuvres elles-mêmes, par leur caractère et leurs qualités, par la valeur
significative, probante des œuvres 78. » Ni Gorki ni Maïakovski n’avaient leur
carte du Parti, rappelle-t-il. Et de citer à l’appui l’article de Lénine sur « Tolstoï,
miroir de la révolution russe », et l’appréciation portée par Engels sur Balzac.
Pour lui, l’art de Parti doit inclure, par exemple, Le Feu de Barbusse. Soulignant
la fonction pédagogique des œuvres, d’où découle leur dimension politique, il
insiste aussi sur la question de leur qualité, ce qui lui vaut des applaudissements :
[…] l’important pour nous, ce qui nous aide à la connaissance du
monde pour sa transformation, dans ces grandes œuvres, est le
rapport qui s’établit entre elles et l’histoire des peuples, rapport
politique, dont il doit être jugé politiquement, avec d’une part tout le
respect de la qualité de ces œuvres, de ce qui en fait la grandeur
[applaudissements], et d’autre part l’esprit critique qui, à partir
d’elles, nous permet d’avancer 79.

Est également applaudie la réaffirmation par Aragon de la perspective


nationale, non pas comme un « calcul politique » ainsi que l’interprète le camp
anticommuniste, mais comme un « ciment durable et solide pour unir, autour de
la classe montante, les autres couches de la nation ». Or créer un « grand art
national », un « classicisme nouveau », ne relève pas de l’improvisation, cela
requiert de la maîtrise et du travail, et doit s’accompagner de la « réévaluation
critique de notre patrimoine national ». Aragon se félicite, sous ce rapport, de la
pratique des « grands anniversaires, choisis internationalement par le
Mouvement de la paix chaque année, et célébrés dans un esprit réciproque par
les peuples du monde entier ». Après Victor Hugo, vient le tour de Tchekhov,
auquel Les Lettres françaises consacrent un numéro.
Contre la dissociation de la forme et du fond pratiquée par un Lecœur,
Aragon rappelle que le but de l’art est « d’exalter », or pour exalter il faut
convaincre, c’est pourquoi la manière compte : « […] une toile qui représente
une grève, par exemple, ne vaut pas par la grève représentée, mais par les
sympathies que la manière de peindre de l’artiste peut amener du côté des
grévistes 80 ». Et les formes sont nationales. De fait, selon lui, « loin d’être
minauderies d’esthètes, la forme littéraire, poétique, artistique est une
préoccupation nationale fondée sur la tradition, l’amour de la patrie, tant dans la
langue écrite que dans la ressemblance peinte ».
Aragon reconvertit ainsi la défense de l’indépendance nationale
expérimentée sous l’occupation allemande dans la lutte contre l’impérialisme
américain (il parle de « l’occupation américaine », p. 24). Point de recettes ni de
formules. Le rôle des artistes et écrivains est « d’adapter leur art, leur talent à la
vie sans cesse modifiée, de puiser sans cesse dans cette vie, d’y être ceux qui
voient mieux, avant les autres, ce que les autres peuvent et vont voir 81 ». Il
assigne aux créateurs une fonction prophétique dans la société moderne. Tout en
les mettant en garde contre la tentation opportuniste à laquelle sont exposés les
intellectuels, et qui est en bonne partie responsable de la critique ouvriériste. Et
de clore son discours par un hommage à Thorez, suivi d’un quatrain tiré du
poème Les Yeux et la Mémoire, et dont les deux derniers vers sont une ode au
Parti : « Car le soleil pour nous et devant nous s’allume / Il est mon Parti
lumineux ».
Aragon n’interviendra plus au Comité central avant la guerre d’Algérie. Sa
prise de parole du 16 janvier 1958, d’une durée d’une heure et onze minutes,
sans notes, mérite qu’on s’y arrête, en ce qu’elle illustre sur la forme et sur le
fond la position particulière de l’écrivain dans cette instance. Se sentant sans
doute autorisé du fait de sa consécration en 1957 par le prix Lénine international
de la paix, qui lui a valu un hommage dans L’Humanité et les félicitations du
Comité central, il commence par expliquer pourquoi il n’intervient que très
rarement à cette tribune, assumant son extériorité au champ politique et à ses
pratiques discursives :

[…] c’est que, je dois le dire, j’ai toutes sortes d’idées sur moi-même
et je m’inscris assez difficilement dans la nature même de vos
débats. Je suis généralement impressionné par le caractère
systématique que vous savez donner à vos exposés et que moi je ne
sais pas du tout leur donner, donner aux miens je veux dire, et pour
cette raison très souvent il m’arrive d’avoir envie de dire quelque
chose et d’hésiter, de ne pas monter à cette tribune.

Il dit commencer son exposé en ces termes en manière « d’autocritique »,


mais il se prévaut du rapport « atypique » de Laurent Casanova en ouverture des
travaux du comité pour légitimer son « audace », s’excusant de sortir « un petit
peu des cadres normaux des exposés ici », et du « caractère parfaitement non
systématique » de ses propos, qui ne débouchent pas « sur une conclusion
logique et pratique que l’on pourrait former sous forme de résolution ». Le
discours de Casanova portait sur la nécessité d’articuler des actions politiques de
masse contre la guerre d’Algérie et contre la guerre froide, préconisant de
discuter avec le FLN, envers lequel le PCF, qui avait voté les pleins pouvoirs à
Guy Mollet le 12 mars 1956, s’était montré jusque-là distant, malgré des
mobilisations anticoloniales d’une partie des militants (mais d’autres
82
demeuraient attachés au colonialisme) .
Aragon intervient une fois de plus à partir de son domaine, celui des
intellectuels, conscient qu’il est « en marge des préoccupations qui sont celles du
Parti et particulièrement du Comité central ». Casanova avait réagi vivement à
un article de Jean Amrouche sur la responsabilité de la classe ouvrière et du PCF
dans les événements d’Algérie (paru dans France-Observateur du jour même),
en réitérant l’importance supérieure des « actions revendicatives économiques de
la classe ouvrière » sur les « objections de conscience ». Citant un autre article
d’Amrouche dans Le Monde, Aragon invite à une attitude moins réactive et à
réfléchir aux manières efficaces de combattre cette thèse qui n’est pas l’apanage
d’Amrouche mais se retrouve ailleurs, par exemple dans le roman de Daniel
Anselme La Permission et dans le reportage d’Olivier Todd intitulé Une demi-
campagne. Cette lutte est d’autant plus nécessaire qu’elle émane de proches, à
savoir d’anciens membres du PCF, dont certains ont rejoint France-Observateur
(il mentionne notamment Claude Roy), ce qui brouille les enjeux. Il explicite
ensuite le rôle des Lettres françaises, dont il est désormais le directeur officiel :
il dit ne pas avoir du tout « l’intention d’ouvrir le journal à la littérature
déclarative qui, purement et simplement, se substituerait ici aux diverses
organisations dont c’est le métier, et/ou se substituerait à L’Humanité, pour faire
des choses qui satisferaient la conscience d’un certain nombre d’intellectuels ».
En effet, Les Lettres françaises « sont utiles au Parti dans la mesure précisément
où [elles] permettent de rassembler les gens aussi loin que possible ». Et de se
flatter d’avoir réussi à maintenir ces collaborations, à quelques exceptions près,
aux heures difficiles qui ont suivi l’invasion de la Hongrie par l’URSS en 1956.
Il énumère ensuite les publications par lesquelles l’hebdomadaire a participé à la
campagne contre la guerre d’Algérie, notamment trois romans parus en
feuilletons : Pas de cheval pour Amida de Gabrielle Gildas-Andrievski, le roman
d’André Stil Nous nous aimerons demain, et une nouvelle de Vercors qui,
explique-t-il, sans traiter directement de l’Algérie renvoie à la question de la
torture pratiquée là-bas. À quoi s’ajoutent des textes émanant de soldats en
Algérie, en particulier des poèmes, ainsi que d’écrivains d’Afrique du Nord de
langue française, dont Mohammed Dib (dont il préfacera Ombre gardienne, paru
au Seuil en 1961). Le journal crée ainsi une « atmosphère » sans faire de
« déclarations ». Aragon livre ici une théorie en acte de la propagande par la
culture, mettant en pratique le principe de l’agit-prop. Sans accepter de céder aux
pressions internes pour que Les Lettres françaises se concentrent uniquement sur
cette guerre, ligne qu’il qualifie de « gauchiste », Aragon profite de la situation
pour mettre en garde le Comité central contre les dangers d’une pression inverse,
présente dans les rangs du PCF et de la classe ouvrière, et portée par « des
camarades qui ont une position de caractère raciste et colonialiste ».
Il se souvient de s’être lui-même rapproché des communistes à partir de son
engagement anticolonial pendant la guerre du Rif, et évoque en contre-exemple
de sa propre évolution Breton pestant avec un « mépris incroyable » contre un
cortège de fonctionnaires qui manifestaient pour leur salaire « quand il y a la
guerre au Maroc ». Pour lui, l’objectif est de convaincre – et donc de privilégier
une politique d’ouverture. Il mentionne un déjeuner la veille entre Sartre et un
écrivain soviétique, au cours duquel le philosophe aurait assuré à son
interlocuteur que si on lui laissait un peu de temps, il « trouver[ait] une
argumentation convaincante pour justifier l’intervention de l’Armée rouge en
Hongrie ». Et Aragon de citer le mot de Wurmser selon lequel Sartre « nous
reviendra d’autant qu’il ne nous a jamais quittés », ce qui suscite des rires dans
la salle. Il se réjouit également du fait que Roger Vadim ait écrit qu’il a toujours
été contre la guerre d’Indochine et la guerre d’Algérie dans un article des Lettres
françaises où il répondait à une critique du ballet de Françoise Sagan qu’il avait
mis en scène. Enfin, il se félicite de ce que Vercors, à qui il avait refusé de
contredire L’Humanité dans les colonnes de l’hebdomadaire, et qui en avait pris
ombrage au point de publier PPC (Pour Prendre Congé), soit toujours prêt à
collaborer au journal et lui ait donné cette nouvelle, qui est, selon Aragon, « la
meilleure chose qu’il ait écrite depuis Le Silence de la mer 83 ». Elle contient « en
passant, une petite phrase un peu désagréable par rapport au Parti que je ne lui ai
pas chicanée », précise-t-il, en prenant ses précautions : « J’espère que vous ne la
lui chicanerez pas. »
Le rapport entre littérature et propagande est au cœur de ce discours. Aragon
évoque la trilogie romanesque de l’écrivain René Jouglet (auteur prolifique né en
1884, qui est alors membre du comité directeur du CNE) : elle montre, dit-il, que
« la question des rapports avec la Chine populaire, des rapports avec l’Union
soviétique, de la guerre d’Algérie, de la lutte contre la paupérisation, de notre
position sur la question de l’automation dans les usines, par exemple, ce sont en
apparence des choses différentes mais en réalité des aspects d’un seul et unique
problème, la route vers le socialisme ». Anticipant les critiques qui « trouveront
que le réalisme est insuffisant », Aragon suggère qu’il ne faut pas être
« tellement regardant », et que le fait que Jouglet mette en scène un communiste
qui attaque l’attitude de l’URSS envers la Hongrie « avec les mots qui sont les
siens et non pas les nôtres » doit être une « leçon » incitant le Parti à un
« changement de vocabulaire », l’abandon de formules éprouvées, et de ce fait
routinisées (il emploie le terme de « routine »), qui perdent du coup de leur
efficace : « faire de notre propagande une invention continue » est pour lui la
condition d’une progression du Parti. C’est la raison pour laquelle il demande le
soutien du bureau politique à la diffusion de certains essais critiques comme
celui que Pierre Daix a consacré à Roger Martin du Gard, et à des romans
comme Le Monument d’Elsa Triolet, que la « presse bourgeoise » n’a pu
instrumentaliser contre le PCF, mais qui a également fait l’objet de discussions
au sein du Parti. « C’est une curieuse position que la position de l’écrivain
réaliste au XXe siècle. Pour moi, je la trouve la plus incommode de toutes et il me
faut beaucoup de courage parfois pour continuer à me réclamer du réalisme », se
lamente-t-il.
Un des temps forts du discours est la réflexion que livre Aragon sur le
rapport du roman à la vérité. On le verra au chapitre suivant, cette question est
étroitement liée à l’histoire du genre. Elle prend une tournure particulière dans la
conjoncture contrainte qu’impose la méthode du « réalisme socialiste ».
Toujours habile à la rhétorique, Aragon fait mine de s’opposer à Breton qui
disait, jadis, qu’une vérité « ne pouvait que gagner pour s’exprimer à prendre un
tour outrageant ». Or, Aragon considère que ce n’est pas vrai pour les
romanciers :

Le tour outrageant, l’expression caricaturale souvent, ou exagérée,


soulignée à gros traits d’une vérité, donne des livres schématiques
qui ne convainquent personne. À mon avis, le romancier, dans une
certaine mesure, devant la réalité, tout en étant fidèle à celle-ci, ne
doit jamais la prendre dans ses excès et plutôt sous-écrire que sur-
écrire, de façon à ce que la chose atteigne plus, soit plus
véritablement croyable pour le lecteur ; ce qui est croyable, qu’on ne
peut pas dénier quand c’est un fait, une photographie. Lorsque ça
passe pour être l’invention de l’auteur, à ce moment-là, si les choses,
même si elles se sont réellement passées ainsi, si elles dépassent ce
que peut croire le lecteur, eh bien elles manquent leur but […].

S’il se félicite, en tant qu’éditeur, des ventes atteintes par le roman de Stil
(28 000 exemplaires), il regrette la forme trop directement politique et pas assez
littéraire qu’a prise la promotion de ce roman, alors même que Stil, faisant
preuve de « tact », s’y détache de son passé (sous-entendu jdanovien), ce
qu’Aragon considère comme un « progrès ». Tout en étant conscient du fait que
son succès tient à cette campagne politique qui l’a « transformé en tract », il
considère que la lecture purement politique du roman a donné prise aux critiques
« gauchistes » qui le trouvent faible comme « arme de propagande ».
Antérieure au texte de Roland Barthes sur l’effet de réel, cette théorie de la
vérité romanesque, qui puise dans l’histoire du genre et des débats qu’il a
occasionnés, notamment autour du réalisme et du roman à thèse 84, exprime les
contradictions entre logiques politique et littéraire, révélant l’incompatibilité des
exigences propres à chaque champ. Elle révèle plus largement les impasses de la
littérature engagée telle qu’elle a été théorisée à la Libération par Sartre, qui ne
l’assimilait pourtant pas au roman à thèse 85. À cette date, le Nouveau Roman a
déjà pris ses distances avec la littérature engagée, bannie des Éditions de
Minuit : en témoignent les fiches de lecture d’Alain Robbe-Grillet, directeur
littéraire de la maison, laquelle privilégie le document comme mode
d’intervention politique, préservant ainsi l’autonomie de la littérature – ce qui
n’empêche pas, au contraire même, Jérôme Lindon, son directeur, de faire signer
86
à ses auteurs le manifeste des 121 (voir chapitre 2) .
Aragon comme Sartre ont d’ailleurs interrompu leurs séries romanesques qui
se voulaient les plus engagées, Les Communistes et Les Chemins de la liberté, au
seuil de l’Occupation, comme empêchés par leur éthique professionnelle de
raconter la geste héroïque de la Résistance (même si Aragon s’en explique
devant le Comité central de 1958 en arguant de la baisse des tirages des volumes
successifs, de 80 000 pour le premier à 15 000 pour le quatrième : « Je n’ai pas
voulu […] donner le spectacle d’un livre s’appelant Les Communistes et vendu
avec le genre de ventes et de tirages qui est celui en général de nos livres »).
Tandis que Sartre opte pour le théâtre afin de parler des dilemmes de l’action
militante, Aragon revient à la poésie, que Sartre avait exclue de la littérature
engagée, sans doute en vue de marginaliser tout à la fois les surréalistes et la
poésie de la Résistance. Moyen, on l’a vu, de contourner la censure extérieure de
1939 à 1942 (on y reviendra au chapitre 7), puis arme de mobilisation politique
dans Le Nouveau Crève-Cœur, la poésie devient aussi pour Aragon un mode
d’expression crypté lui permettant d’exprimer les difficultés qu’il traverse en
tant qu’intellectuel de parti. Il inaugure ainsi la pratique de la contrebande
littéraire au sein du PCF, qu’un Pierre Courtade mettra peu après en œuvre dans
son roman La Place rouge (1961) 87. Écho aux Contemplations de Hugo, le
poème autobiographique qu’Aragon a publié en 1956 est significativement
intitulé Le Roman inachevé. Il comprend « La nuit de Moscou », dont les vers
sur les « faux prophètes » figurent en exergue de ce chapitre. Leur succèdent les
deux strophes suivantes :
On sourira de nous pour le meilleur de l’âme
On sourira de nous d’avoir aimé la flamme
Au point d’en devenir nous-mêmes l’aliment
Et comme il est facile après coup de conclure
Contre la main brûlée en voyant la brûlure
On sourira de nous pour notre dévouement

Quoi je me suis trompé cent mille fois de route
Vous chantez les vertus négatives du doute
Vous vantez les chemins que la prudence suit
Eh bien j’ai donc perdu ma vie et mes chaussures
Je suis dans le fossé je compte mes blessures
Je n’arriverai pas jusqu’au bout de la nuit 88.

Avec La Semaine sainte (1958), Aragon revient au genre romanesque, mais


en recourant à nouveau à l’histoire comme allégorie du présent. Ce roman en
apparence dépolitisé lui vaut d’accéder à une position consacrée au sein du
champ littéraire, qui se traduit aussi par un vaste succès de ventes (plus de
50 000 exemplaires écoulés en un mois, le double dix ans plus tard) 89, orchestré
par Gallimard, peu après le lancement de la collection « Littératures
soviétiques », dirigée par Aragon lui-même. En réalité, ce récit qui met en scène
le peintre Géricault pendant les Cent-Jours suivant le retour en France de
Napoléon Ier le 20 mars 1815, marque un double positionnement face à la
génération littéraire montante : répliquant sur le fond aux Hussards qui recourent
au déplacement historique vers la Restauration pour avancer une interprétation
alternative des années d’Occupation 90, il se confronte aux procédés formels du
Nouveau Roman, déstructurant le récit de la débâcle deux ans avant la sortie de
La Route des Flandres de Claude Simon, qui évoque la défaite de 1940. Aragon
y reviendra dans Blanche ou l’oubli (1967), cette fois de façon explicite. Ainsi,
au moment où il est sur le point de devenir un « notable » que François Mauriac
invite à entrer à l’Académie, Aragon refuse la consécration institutionnelle pour
se poser en « esthète » et en « avant-garde consacrée », selon la formule de
Bourdieu. C’est encore la poésie, certes mêlée de prose, que choisit Aragon,
alors que la guerre d’Algérie bat son plein, pour remonter aux racines arabes de
la culture européenne, dans Le Fou d’Elsa, tout en soutenant les signataires du
91
manifeste des 121, poursuivis en justice . Aragon n’aura de cesse, pendant les
années qui suivent, de défendre l’autonomie de la littérature et des arts au sein
du Parti, jusqu’au Comité central d’Argenteuil de 1966, qui officialisera
l’abandon du « réalisme socialiste ».

Très légitimes au sortir de la guerre, les options intellectuelles revendiquées
par Aragon et les écrivains communistes sont rapidement discréditées dans le
champ littéraire. Si la dénonciation du moralisme national est venue de la gauche
du champ littéraire, c’est de la nouvelle droite des « Hussards » que tombe
d’abord la condamnation de l’humanisme, avant d’être assénée par le Nouveau
Roman : elle vise, au nom de l’art pour l’art, aussi bien l’existentialisme que le
réalisme socialiste, c’est-à-dire le camp résistant, et désigne en fait la morale en
littérature, ou ce que Sartre a appelé « la littérature engagée 92 » – sans exclure,
rappelons-le, pour les nouveaux romanciers, l’engagement citoyen, comme en
témoignera leur présence sur la liste des signataires du Manifeste des 121 pour le
droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie. Mais, à la différence des
Hussards, dont le rejet de l’humanisme rationaliste s’ancre dans la tradition
contre-révolutionnaire, les nouveaux romanciers se rattachent au mouvement de
la nouvelle génération intellectuelle, représentée par Michel Foucault, Claude
Lévi-Strauss et le structuralisme, qui opère une véritable révolution symbolique
dans le domaine des sciences humaines et sociales, en opposant à la
« philosophie du sujet » une « philosophie sans sujet », à l’humanisme
existentialiste ou personnaliste un « anti-humanisme », au subjectivisme
l’objectivisme. À cette génération, appartient aussi le philosophe communiste
Louis Althusser qui, au moment où le réalisme socialiste est sur le point d’être
abandonné, réclame quant à lui l’abandon de l’humanisme, ce qui donne lieu à
de vifs affrontements avec Roger Garaudy et Aragon. Alors que le renoncement
au réalisme socialiste fut officiellement proclamé lors du Comité central
d’Argenteuil de 1966, le débat sur l’humanisme ne fut tranché, au même Comité,
que par l’adoption de « l’humanisme scientifique 93 ».
L’expérience de la guerre a aussi entraîné un changement dans la conception
du rôle des intellectuels au sein du PCF, et donc de leur organisation. Il ne s’agit
plus simplement pour eux d’apporter une caution symbolique à la cause du
prolétariat, sur le modèle de l’engagement dreyfusard, ni de se contenter du
militantisme de base, mais de mettre leur travail même au service de la
transformation du monde social, que ce soit par la science, par la création ou par
l’enseignement. Cela suppose la reconnaissance de ce travail, qui doit être
réalisé dans un cadre professionnel collectif et évalué par des spécialistes,
comme le préconise Aragon. Tout en évitant l’enfermement des intellectuels en
petits groupes au sein du Parti, cette conception s’opposait à la tendance
ouvriériste qui entendait soumettre en dernière instance les produits culturels au
jugement du peuple et de ses représentants. Ainsi, paradoxalement, le caractère
extrêmement contraignant de la forme de l’engagement, qui limitait la liberté de
création et de pensée comme jamais auparavant, alla de pair avec la
reconnaissance implicite, dans les structures, d’une relative autonomie des
professions intellectuelles. À moins que le durcissement du contrôle exercé sur
la production intellectuelle ne soit la réplique à cette autonomie partiellement
conquise dans la Résistance.

1. Lénine, « Organisation du Parti et littérature de Parti », La Nouvelle Critique, no 6, 1949. La


traduction de ce texte dans La Nouvelle Critique à cette date n’est pas anodine, comme on le verra plus
loin. En fait, il y a une incertitude sur le sens du terme « littérature » dans le texte original de Lénine :
il signifie plus probablement « littérature de propagande ». L’interprétation de « littérature » au sens
français de « belles-lettres » correspond bien à l’esprit de la période jdanovienne, qui entendait enrôler
l’art au service de la cause du prolétariat.
2. Voir John et Carol Garrard, Inside the Soviet Writers’ Union, New York et Londres, Macmilan,
1990.
3. Voir Michel Aucouturier, Le Réalisme socialiste, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1998, p. 62 sq.
4. Voir Georg Lukács, « L’humanisme dans l’art et la décadence de l’idéologie bourgeoise », La
Nouvelle Critique, no 3, 1949, p. 59-65.
5. Ainsi qu’il l’explique dans une série d’articles, « Défense du roman français », paru dans
Commune, no 29, 1936, repris dans L’Œuvre poétique, T. VI, Paris, Livre Club Diderot, 1975, p. 1287-
1292, et « Du réalisme dans le roman », Vendredi, no 22, 1936, repris dans ibid., t. VII, p. 79-86, et
encore « Réalisme socialiste et réalisme français », Europe, mars 1938, repris dans La Nouvelle
Critique, no 6, 1949, p. 27-39 et L’Œuvre poétique, t. VII, op. cit., p. 443-458. Voir aussi Philippe
Olivera, « Aragon, “réaliste socialiste”. Les usages d’une étiquette littéraire des années trente aux
années soixante », Sociétés & Représentations, no 15, 2003, p. 229-246.
6. Aragon, « La rime en 40 », P[oètes] C[asqués] 40, no 3, 1940, Œuvres poétiques complètes, t. I,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. 731.
7. Aragon, « Beautés de la guerre et leurs reflets dans la littérature », Europe, no 156, 1935, L’Œuvre
poétique, t. VI, op. cit., p. 1275-1283, p. 1277 et 1281 pour les citations.
8. Dans un article de 1950, Aragon évoquera ce problème : « Croyez bien, par exemple, que
l’aventure d’Henri Barbusse publiant en pleine guerre mondiale de 1914-1918 son roman Le Feu en
feuilleton dans L’Œuvre ne pourrait plus se reproduire de nos jours, et la deuxième guerre mondiale ne
nous a rien offert de semblable, ce qui prouve que l’expérience avait été comprise en haut. » Aragon,
« Le roman et ses critiques », La Nouvelle Critique, no 17, 1950, p. 75-90, p. 80 pour la citation.
9. Le début du texte de Brecht paru dans Commune, no 32, en avril 1936, est cité par Aragon dans
« Rolland et Brecht. Pour ne pas quitter avril… », L’Œuvre poétique, t. VII, op. cit., p. 95.
10. Aragon, « La leçon de Ribérac ou l’Europe française », Fontaine, juin 1941, Œuvres poétiques
complètes, t. I, op. cit., p. 821 (désormais : OPC).
11. Voir Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., chapitres VI et VII.
12. Lettre manuscrite de François (Georges Cogniot) à Vidal (Pierre Villon), datée du 30 décembre
1942, archives Pierre Villon, repérées par Daniel Virieux, musée de la Résistance nationale.
13. Voir Maurice Rieuneau, Guerre et révolution dans le roman français, op. cit. Comme l’explique
cet auteur, l’expérience de ce qui fut la première guerre industrielle a contribué à infléchir les
représentations de l’héroïsme guerrier véhiculées par le patrimoine littéraire depuis la chanson de
gestes, notamment. Voir aussi le chapitre 5 du présent ouvrage.
14. Aragon, « Arma virumque cano », Préface aux Yeux d’Elsa, Neuchâtel, La Baconnière, « Les
cahiers du Rhône », 1943, OPC, t. I, op. cit., p. 748. Voir aussi chapitre 7.
15. Andreï Jdanov, Sur la littérature, la philosophie et la musique, Les Éditions de la Nouvelle
Critique, 1950, « Les éditions de la Nouvelle Critique présentent », chapitre « Sur la littérature I »,
p. 8-9.
16. Aragon, « De l’exactitude historique en poésie », En étrange pays dans mon pays lui-même, Paris,
Seghers, 1947, OPC, t. I, op. cit., p. 862-863. Sur le « sens épique » comme « sens national », voir en
particulier « Les poissons noirs ou de la réalité en poésie » (introduction à la réédition du Musée
Grévin, Éd. de Minuit, 1946), OPC, t. I, op. cit., p. 915 sq.
17. « Au besoin, comment mentir pour dire le vrai ? », c’est en ces termes qu’Aragon évoquera dans
L’Œuvre poétique, à propos de l’article cité de Brecht de 1936, le procédé de la « contrebande »
comme ruse pour dire la vérité ; « Rolland et Brecht », L’Œuvre poétique, t. VII, op. cit., p. 97.
18. Voir James Steel, Littératures de l’ombre. Récits et nouvelles de la Résistance, 1940-1944, Paris,
PFNSP, 1991, et Anne Simonin, Les Éditions de Minuit, 1942-1955. Le devoir d’insoumission, Paris,
IMEC, 1994, chapitre IV.
19. « Commune » [Jacques Decour], « L’humanisme allemand », Commune, no 66, 1939, repris dans
Aragon, L’Œuvre poétique, t. X, op. cit., p. 873-879 (p. 873 et 874 pour les citations).
20. Aragon, « La conjonction ET », Les Cahiers du Rhône, no 5, « Controverse sur le génie de la
France », 1942, L’Œuvre poétique, t. X, op. cit., p. 37-52.
21. Cette conception « humaniste » n’est pas propre à Aragon. Claude Morgan, le rédacteur en chef
(communiste) des Lettres françaises clandestines, organe du Comité national des écrivains, a publié
quelques mois avant la Libération, sous le pseudonyme de Mortagne, un récit clandestin intitulé La
Marque de l’homme, qui fait écho au Silence de la mer par sa représentation modérée et humaniste des
officiers allemands, inscrite dans la tradition pacifiste. Voir Anne Simonin, Les Éditions de Minuit, op.
cit., p. 178.
22. François La Colère, « Préface », in Jean Noir, 33 sonnets composés au secret, Éd. de Minuit,
1944, repris in L’Œuvre poétique, t. X, op. cit., p. 374.
23. Benjamin Péret, Le Déshonneur des poètes, Mexico, Poésie et révolution, 1945, rééd. Paris, J.-
J. Pauvert, « Libertés », 1965.
24. Jean-Paul Sartre, « La nationalisation de la littérature » [novembre 1945], Situations II. Qu’est-ce
que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948, rééd. 1975, p. 50-51.
25. Andreï Jdanov, Sur la littérature, la philosophie et la musique, op. cit., chapitre « Sur la littérature
II ».
26. Le poème répondait à la publication de « La Cantate du Narcisse » de Paul Valéry dans La
Nouvelle Revue française de janvier 1941, l’art pour l’art servant de caution, selon Aragon, au projet
collaborationniste de la revue dirigée par Pierre Drieu La Rochelle avec l’assentiment de
l’ambassadeur allemand Otto Abetz. Voir Wolfgang Babilas, « “Contre la poésie pure”. Lecture d’un
poème poétologique d’Aragon », Recherches croisées Aragon/Elsa Triolet, no 2, 1989, p. 233-252.
27. Voir Aragon, Chroniques du Bel Canto, Genève, Skira, 1947, 270 p.
28. Ainsi que l’a expliqué, dans une conférence qui s’est tenue en octobre 1945, Jean-Paul Sartre,
L’existentialisme est un humanisme [1946], Paris, Gallimard, « Folio essais », 1996, 110 p.
29. Voir, par exemple, Claude Morgan, « Ce que nous sommes », Les Lettres françaises, no 87, 1945.
Il sera relayé en 1946 par les attaques de Roger Garaudy dans ce même journal. Voir aussi Laurent
Casanova, « Le Parti et les intellectuels » [1er novembre 1947], in Laurent Casanova, Le Parti
communiste, les intellectuels et la nation, op. cit., p. 16-17 et Maurice Mouillaud, « J. P. Sartre ou le
trafiquant des lettres », La Nouvelle Critique, no 15, 1950, p. 32-43.
30. Cette production a fait l’objet de plusieurs analyses plus ou moins objectives, parmi lesquelles
celle de Jeannine Verdès-Leroux, Au service du Parti, op. cit., chapitre VI. Pour une étude plus
distanciée, Reynald Lahanque, « Les romans du réalisme socialiste français »,
Sociétés & Représentations, no 15, 2003, p. 177-194.
31. Voir notamment Lucie Fougeron, « Un exemple de mise en images : le “réalisme socialiste” dans
les arts plastiques en France (1947-1954) », Sociétés & Représentations, no 15, 2003, p. 195-214.
32. François Eychart, « La controverse Aragon-Simonov », Annales, no 5, 2003, p. 9-42. Voir aussi
Philippe Forest, Aragon, Paris, Gallimard, 2015, p. 612 sq.
33. « Aragon répond à ses témoins », La Nouvelle Critique, no 8, 1949, p. 75-87, p. 79 et 81 pour les
citations. Voir aussi Corinne Grenouillet, « Les ambiguïtés d’une réception : Aragon et ses lecteurs
militants (17 juin 1949) », Recherches croisées Aragon/Elsa Triolet, no 3, 1991, p. 221-290.
34. Aragon, « Le roman et les critiques », La Nouvelle Critique, no 17, 1950, p. 75-90, p. 85 pour la
citation.
35. Ibid., p. 86.
36. Pierre Daix, « Une littérature de Parti (II) », La Nouvelle Critique, no 8, 1949, p. 52-59, p. 55 pour
la citation. Voir aussi « Une littérature de Parti (I) », La Nouvelle Critique, no 7, 1949, p. 73-81.
37. Aragon, « Le roman et les critiques », art. cité, p. 87.
38. Cité d’après Stéphane Courtois et Marc Lazar, Histoire du Parti communiste français, Paris, PUF,
1995, p. 274-275.
39. Pierre Daix, « Libération de la poésie », La Nouvelle Critique, no 17, 1950, p. 103-114, p. 105
pour la citation.
40. Entretien avec Eugène Guillevic, 1er juillet 1991.
41. Aragon, « D’une poésie nationale, et de quelques exemples » (2 décembre 1953), Journal d’une
poésie nationale, Lyon, Henneuse, Les Écrivains réunis, 1954, 164 p. (p. 32 pour la citation).
42. Cité in ibid., p. 62.
43. Voir Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., chapitre VII.
44. Voir Jacques Solomon, « Vers l’Union des intellectuels français », Commune, no 65, 1939.
45. Voir Daniel Virieux, « La “direction des intellectuels communistes” dans la Résistance française.
Missions-organisation-pratiques », Sociétés & Représentations, vol. 15, no 1, 2003, p. 133-153.
46. Ibid.
47. *** « La Maison de la pensée française », Les Lettres françaises, 11 avril 1945, p. 5.
48. Discours de Roger Garaudy, Les Intellectuels et la Renaissance française, Paris, Éditions du PCF,
1945, p. 2 et 4 pour les citations.
49. Pour une perspective plus générale sur la place et l’organisation des intellectuels au sein du PCF,
voir Frédérique Matonti, « Les intellectuels et le Parti : le cas français », in Michel Dreyfus et al.
(dir.), Le Siècle des communismes, op. cit., p. 405-424.
50. Discours de Georges Cogniot, Les Intellectuels et la Renaissance française, op. cit., p. 17-23,
p. 21 pour la citation.
51. Laurent Casanova, Le Parti communiste, les Intellectuels et la Nation, op. cit., p. 19.
52. Ibid., p. 11.
53. Ibid., p. 12.
54. Sur l’importance de l’enseignement républicain dans la formation des dirigeants communistes
français, voir Bernard Pudal, Prendre Parti, Paris, PFNSP, 1989.
55. UNI-Presse, numéro spécial « Conseil national de l’UNI », avril 1947.
56. Voir notamment Elsa Triolet, L’Écrivain et le Livre ou la suite dans les idées, op. cit., et
« L’écrivain et le public », La Nouvelle Critique, no 18, 1950, p. 69-75.
57. Aragon, « Le roman et les critiques », art. cité, p. 82.
58. Aragon, « Le roman et les critiques », ibid., p. 75. Sur les « batailles du livre », voir Marc Lazar,
« Les “Batailles du livre” du Parti communiste français (1950-1952) », Vingtième siècle, no 10, 1986,
p. 41.
59. Aragon, « La culture et sa diffusion », discours prononcé en avril 1947 à l’UNI (Maison de la
Pensée), La Culture et les Hommes, Paris, Éditions sociales, 1947, p. 61 et 62.
60. Elsa Triolet, « Faire lire », brochure de présentation du Centre des B.B.L., Impr. Richard, s. d.
[1951], fonds Elsa Triolet-Aragon.
61. « États généraux de la pensée française », convoqués sur l’initiative de l’Union nationale des
intellectuels les 25, 26 et 27 mars 1949 à Paris, Maison de la pensée française.
62. Aragon, « Les pilotes de l’enthousiasme », Les Lettres françaises, 5 mai 1949.
63. Voir Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., chapitre IX.
64. Voir Pierre Juquin, Aragon. Un destin français, t. II, 1939-1942, Paris, La Martinière, 2013, p. 49-
68.
65. Les enregistrements conservés dans les archives du PCF ont été transcrits par la Fondation Gabriel
Péri.
66. Pour une typologie des modes d’intervention des intellectuels, voir Gisèle Sapiro, « Modèles
d’intervention politique des intellectuels. Le cas français », Actes de la recherche en sciences sociales,
no 176-177, 2009, p. 8-31.
67. Voir Pierre Juquin, Aragon, op. cit., p. 414 sq., et Jeannine Verdès-Leroux, Au service du Parti,
op. cit.
68. Cette séance est citée d’après Pierre Juquin, ibid., p. 419-422.
69. Voir Ioana Popa, Traduire sous contraintes. Littérature et communisme (1947-1989), Paris,
CNRS Éditions, « Culture & Société », 2010, p. 109, et Marie-Cécile Bouju, Lire en communiste : les
maisons d’édition du Parti communiste français, 1920-1968, Rennes, Presses universitaires de
Rennes, 2010.
70. La théorie lyssenkienne de la transmission des caractères acquis était promue par le Parti
communiste comme « science prolétarienne » contre la génétique accusée d’être une « science
bourgeoise ». Alors que les biologistes communistes Jacques Monod et Marcel Prenant marquaient
leur distance, Aragon a introduit un numéro d’Europe consacré à Lyssenko. Sur la position
ambivalente de Frédéric Joliot-Curie, voir Frédérique Matonti, « La colombe et les mouches. Frédéric
Joliot-Curie et le pacifisme des savants », Politix, vol. 15, no 58, 2002, p. 109-140.
71. Sur ces polémiques, voir Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., p. 653-685.
72. Citations tirées du texte dactylographié de l’intervention (19 pages) conservé dans les archives du
PCF.
73. Cité d’après Pierre Juquin, Aragon, op. cit., p. 427.
74. Ibid., p. 428.
75. Voir Pierre Daix, Aragon, une vie à changer, Paris, Seuil, 1975, nouvelle édition revue et
augmentée, Flammarion, 1994 ; Pierre Juquin, Aragon, op. cit., p. 435 sq. ; Lucie Fougeron, « Une
affaire politique : le portrait de Staline par Picasso », in Bruno Gaudichon (dir.), André Fougeron,
voilà qui fait problème vrai, 1913-1998, Roubaix / Montreuil, La Piscine / Gourcuff Gradenigo, 2014,
p. 55-77.
76. Aragon, « L’art de parti en France », La Nouvelle Critique, no 57, 1954, p. 13-14.
77. Ibid., p. 14 et 15.
78. Ibid., p. 16 et 17.
79. Ibid., p. 18.
80. Ibid., p. 23.
81. Ibid., p. 26.
82. Rappelons que Casanova, qui poussera de plus en plus à intensifier les combats du PCF contre la
guerre d’Algérie, sera exclu du Parti en 1961, avec Marcel Servin et quelques autres.
83. Ce que confirme la lettre que Vercors a adressée à Aragon le 19 décembre 1957 (archives du
CNE, fonds Elsa Triolet-Aragon) : il lui explique que ce livre, qui prend des distances politiques avec
le PCF, lui permet de collaborer de nouveau « sur le plan littéraire » avec Les Lettres françaises, et lui
propose sa nouvelle pour éviter que sa rupture ne soit exploitée par la droite.
84. Voir Susan Suleiman, Le Roman à thèse, op. cit. Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain,
op. cit. ; Anna Boschetti, « Réalisme », in Ismes. Du réalisme au postmodernisme, Paris, CNRS
Éditions, 2014, « Culture & Société », p. 23-106.
85. Voir Gisèle Sapiro, ibid., p. 667-689, et Anna Boschetti, Sartre et « Les Temps Modernes », op.
cit. Voir aussi Benoît Denis, Littérature et engagement, de Pascal à Sartre, Paris, Seuil, « Points »,
2000.
86. Anne Simonin, « La mise à l’épreuve du Nouveau Roman. Six cent cinquante fiches de lecture
d’Alain Robbe-Grillet (1955-1959) », Annales. Histoire, Sciences sociales, vol. 55, no 2, 2000, p. 415-
437 ; et « La littérature saisie par l’histoire », art. cité.
87. Sur cette pratique, voir Frédérique Matonti, « “Il faut observer la règle du jeu”. Réalisme
socialiste et contrebande littéraire : La Place rouge de Pierre Courtade », Sociétés & Représentations,
vol. 15, no 1, 2003, p. 293-306. Pierre Courtade avait été chargé par Aragon de répondre dans
L’Humanité à la recension que Claude Roy avait faite du Roman inachevé, et dans laquelle il
décryptait le message critique. Aragon ne voulait pas que ce livre « “fasse de vague” dans le Parti »,
comme il l’expliqua à Claude Roy tout en lui donnant raison sur le fond. Claude Roy, Somme toute,
Paris, Gallimard, 1976, rééd. « Folio » 1982, p. 429.
88. Aragon, Le Roman inachevé, Paris, Gallimard, « Folio », 1995, p. 233.
89. Philippe Olivera, « Le sens du jeu. Aragon entre littérature et politique », Actes de la recherche en
sciences sociales, no 101-102, 1996, p. 76-84.
90. Voir Anne Simonin, « 1815 en 1945 : les formes littéraires de la défaite », Vingtième Siècle, revue
d’histoire, art. cité, p. 48-61.
91. Il démissionne de l’Association des écrivains combattants qui a approuvé ces poursuites, et défend
les 121 à l’assemblée générale du CNE du 16 novembre 1960. Le 25 avril, le comité directeur du CNE
avait voté une motion de solidarité avec un de ses membres, Georges Arnaud, arrêté alors qu’il
assistait, en tant que journaliste, à une conférence de presse de Francis Jeanson, et inculpé de « non-
dénonciation de malfaiteurs ». Archives du CNE. Voir aussi Pierre Juquin, Aragon, op. cit., p. 474.
92. Voir Jacques Laurent, « Paul & Jean-Paul », art. cité, et chapitre 1.
93. Voir Frédérique Matonti, Intellectuels communistes, op. cit., chapitres II et III.
DEUXIÈME PARTIE

VISIONS DU MONDE ET ÉTHIQUE


DE L’ÉCRITURE
INTRODUCTION

Littérature et idéologie

Les rapports entre littérature et idéologie ont été explorés dans le sillage de
la réflexion marxiste, qui conçoit les productions culturelles, à l’instar de la
religion, comme des superstructures reflétant les contradictions qui traversent les
rapports de production. Contre les approches formalistes ou purement textuelles
de la littérature, telles que le new criticism, la perspective marxiste a eu le mérite
de rappeler que la littérature a partie liée avec un système de valeurs, une vision
du monde, et qu’elle peut exprimer le point de vue des dominants ou celui des
dominés dans la société. Cette approche a déplacé l’intérêt de la recherche, de
l’intentionnalité de l’auteur aux déterminants sociaux de la production de
l’œuvre. Néanmoins, la réduction de la littérature comme de la religion à une
superstructure, un simple reflet de l’infrastructure des rapports de production, est
vite apparue comme une impasse : les sociologues marxistes de l’art et de la
littérature ont eux-mêmes commencé à s’interroger sur l’autonomie relative des
œuvres par rapport aux « idéologies » 1.
La notion d’idéologie doit être interrogée à son tour. Elle présuppose en effet
un système de valeurs cohérent et explicite, que les dominés intériorisent sous la
forme d’une « fausse conscience » selon l’approche marxiste. Mais l’idéologie
ne forme un véritable système que pour un petit groupe de spécialistes. Bourdieu
a substitué à cette notion celle de doxa, c’est-à-dire l’ensemble des croyances qui
fondent la vision du monde et font que ce monde va de soi. Ces croyances, ces
schèmes de perception, d’action et d’évaluation du monde sont constitutifs de
l’habitus : ils orientent les conduites et les jugements sans être nécessairement
explicites, sous la forme d’un sens pratique 2. Le processus d’inculcation de ces
croyances et de ces schèmes est à l’origine de ce que Bourdieu a appelé la
« violence symbolique 3 ». Son fonctionnement repose sur trois éléments
imbriqués l’un dans l’autre : la reconnaissance de la légitimité de la domination
entraîne la méconnaissance de son arbitraire et l’intériorisation de la relation de
domination par les dominés.
Cette définition de la violence symbolique ouvre des perspectives pour
penser la relation entre littérature et idéologie : la littérature n’est-elle pas faite
précisément de ces formes symboliques qui permettent d’euphémiser, et donc de
masquer les principes de domination tout en les légitimant ? Inversement, elle a
le pouvoir de dévoiler ces principes cachés par une opération de déconstruction.
C’est ce que les approches postcoloniales et les études de genre ont tenté de
montrer, sans toujours suffisamment contextualiser ni historiciser les
productions qu’elles critiquent : tandis qu’Edward Said a décrypté la
construction occidentale de l’« Orient » dans les discours scientifiques et
fictionnels, Homi Bhabha interroge la culture savante et le canon littéraire à
partir des marges et de la périphérie, des espaces refoulés et « interstitiels », qui
remettent en cause les formes d’identification traditionnelle en termes de classes,
4
genre, appartenance nationale . À partir d’une étude d’ensemble de la
production littéraire des écrivaines françaises de l’entre-deux-guerres, Jennifer
Milligan a de son côté analysé les stratégies de subversion des assignations
genrées dans les autobiographies romancées (rejet de la définition patriarcale du
rôle maternel traditionnel chez Marguerite Audoux et Irène Némirovsky,
revendication de la maternité pour opposer à l’ordre patriarcal un lignage
féminin chez Marthe de Bibesco et Catherine Pozzi), voire dans un genre plus
codifié comme le roman sentimental (par l’inversion sexuelle ou l’inversion des
rôles masculin et féminin) 5.
Les schèmes qui composent la vision dominante du monde sont imposés à
travers des instances comme l’école et la presse, que Louis Althusser a définies
comme des « appareils idéologiques d’État 6 ». Ayant étudié de près les
mécanismes par lesquels l’école exerce cette violence symbolique, Bourdieu
préfère néanmoins réserver ce concept à des cas extrêmes : « un champ devient
un appareil lorsque les dominants ont les moyens d’annuler la résistance et la
7
réaction des dominés ». Car même dans les régimes les plus autoritaires et ceux
qui ont déployé les méthodes de contrôle idéologique les plus sophistiquées, une
opposition, une résistance a existé, fût-ce dans la clandestinité. Et une forme
d’autonomie subsiste lorsque préexiste un champ littéraire ou intellectuel
8
constitué .
Parallèlement aux mécanismes cognitifs et institutionnels, il faut s’interroger
sur les producteurs d’idéologie. Cette fonction, qui a été longtemps assumée par
les instances religieuses, s’est différenciée dans le cadre du processus de
laïcisation par lequel le monopole du pouvoir spirituel leur a été retiré. Processus
qui est allé de pair avec l’émergence de spécialistes de la production
idéologique. Si les intellectuels ont joué un rôle majeur dans ce processus au
e
XVIII siècle, la professionnalisation des hommes politiques a, on l’a vu, conduit à
la clôture du jeu politique et à l’exclusion des profanes.
La lutte pour l’imposition de la vision dominante du monde constitue
toutefois plus largement ce que Bourdieu a appelé un champ de production
idéologique, « univers relativement autonome, où s’élaborent, dans la
concurrence et le conflit, les instruments de pensée du monde social
objectivement disponibles à un moment donné du temps et où se définit du
même coup le champ du pensable politique ou, si l’on veut, la problématique
légitime 9 ». Dès lors, deux questions se posent. Premièrement, quel est le degré
d’autonomie du champ littéraire par rapport à ce champ de production
idéologique, et quelles sont les relations entre ces deux espaces ?
Deuxièmement, dans la mesure où il est relativement autonome, est-ce à dire que
la littérature ne véhicule aucune vision du monde ou idéologie ?
La première question appelle une réponse empirique pour chaque
configuration socio-historique. La seconde, en revanche, suppose d’interroger ce
concept d’idéologie et ses usages : on propose de réserver le terme d’idéologie
aux discours de ces spécialistes de la production idéologique et d’employer les
concepts de vision du monde et de schèmes de perception et d’évaluation à
propos des œuvres qui ne relèvent pas directement du champ de production
idéologique, mais d’une activité spécifique autonomisée. Cette distinction opère
à partir du postulat que les producteurs culturels ne dispensent pas
nécessairement un discours idéologique cohérent et construit, et surtout que la
vision du monde et les valeurs que véhicule l’œuvre sont à la fois plus larges et
plus floues, moins cohérentes, qu’un discours idéologique.
Pris au sens large, le politique dans les œuvres littéraires (et artistiques) ne se
réduit pas à l’idéologie, car il réside non seulement dans le message ou dans les
représentations, mais dans le cadrage même de la perception, c’est-à-dire dans
les aspects formels ainsi que dans le style, comme on le verra à travers plusieurs
exemples dans cette partie, notamment celui de la poésie de la Résistance
(chapitre 7). Sous cet angle, la notion de vision du monde apparaît plus adéquate
que celle d’idéologie, à condition de ne pas lui conférer un caractère
monolithique mais de rappeler qu’elle est un enjeu de lutte permanente entre
divers groupes sociaux. De ce fait, aussi bien la signification des œuvres que la
vision du monde qu’elles véhiculent doivent être rapportées à leurs conditions de
production et de circulation, ainsi qu’aux formes d’appropriation dont elles font
l’objet. C’est en ce sens que l’on peut comprendre l’idée d’Adorno selon
laquelle l’art le plus hermétique peut exprimer une réaction contre la langue
« avilie par le commerce 10 ».
La notion de « vision du monde » part du constat que, loin d’être une activité
passive, comme le supposaient les empiristes, la perception de la réalité est
douée d’une dimension active sur laquelle la tradition rationaliste, néokantienne
en particulier, a mis l’accent. Durkheim et Mauss ont été les premiers à insister
sur le caractère socialisé des « formes de classification », l’origine extra-logique
des notions logiques 11. L’idée que les modes de catégorisation ne sont pas
universels mais historiques, et qu’ils varient d’une société à l’autre ou d’une
période à l’autre, se retrouve chez Cassirer, avec la notion de « formes
symboliques », lesquelles sont sous-jacentes à la « vision du monde »
(weltanschauung) d’une époque 12. Panofsky a montré ainsi que ces formes
symboliques peuvent, à une même époque, sous-tendre des activités très
différentes, comme l’art gothique et la scolastique 13. Dans la théorie
sociologique de Pierre Bourdieu, les « schèmes » de perception, d’action et
d’évaluation constituent l’habitus, structures structurées intériorisées par
l’individu au cours de sa socialisation, et qui deviennent des structures
14
structurantes tant au niveau cognitif qu’à celui du comportement . Cette idée du
caractère actif de la cognition est présente aussi dans la sociologie
interactionniste d’Erving Goffman qui, se référant à Gregory Bateson, parle des
« cadres de l’expérience 15 ».
La littérature participe de cette activité cognitive, de la vision du monde
d’une époque : elle produit et reproduit des représentations du monde, exprime
des sentiments communs, symbolise des valeurs, etc. Cependant, avec la division
du travail, ce que Durkheim appelait la « conscience collective » – et qu’il est
plus pertinent de désigner sous la notion d’« inconscient » collectif, ou plutôt,
pour éviter la confusion avec le sens psychanalytique du concept d’inconscient,
de « préconscient » collectif – n’est plus aussi unifié que dans les sociétés sans
classes : les schèmes de perception et d’interprétation du monde constituent un
enjeu de luttes entre différents groupes sociaux.
Pour penser ce rôle de la littérature dans le cadrage de la perception, il faut
sortir du schéma simpliste de la représentation et de la plus ou moins grande
adéquation du monde fictionnel au réel. Non pas que cette question ne soit pas
pertinente en soi, mais on risque avec elle de manquer l’essentiel, à savoir
comment la littérature participe de la « vision du monde » d’une époque. Les
écrivains eux-mêmes se sont confrontés à la question du rapport entre littérature
et vérité, comme on le verra au chapitre 5. Sur le plan théorique, le rapport de la
fiction à la réalité a été conçu à travers les notions de « vraisemblance »
(Aristote), « vérisimilitude », « mentir-vrai » (Aragon), ou encore « effet de
réel » (Barthes) 16. La théorie aristotélicienne de la vraisemblance ouvre vers des
possibles que le destinataire jugera moins par la ressemblance (mimesis) que par
la plausibilité : « ce qui pourrait avoir lieu dans l’ordre du vraisemblable et du
nécessaire 17 ». Cela renvoie non seulement aux représentations et aux valeurs,
mais aussi à la structure narrative, laquelle met en œuvre des logiques de
causalité, d’analogie, de différenciation, d’exemplarité qui sont productrices de
sens.
Si Aristote mettait l’accent sur l’objectif de la vraisemblance, qui est de
convaincre, les philosophes contemporains s’interrogent sur les fonctions
cognitives de la littérature. Jacques Bouveresse définit la littérature comme
18
mode de « connaissance pratique ». Discutant cette thèse du « cognitivisme
littéraire », Pascal Engel distingue deux options : l’une, faible selon lui, consiste
à dire que la littérature renvoie à des croyances et des modes d’inférence,
produisant des effets d’empathie, de reconnaissance, ou de reconstitution
(reenactment) ; l’autre, qu’il considère robuste, soulève la question du caractère
propositionnel ou non propositionnel du mode de connaissance pratique. Pascal
Engel avance des arguments en faveur du caractère propositionnel, sans pour
autant souscrire à une conception du cognitivisme littéraire comme un ensemble
d’énoncés thématiques mettant en œuvre des thèses offertes à l’appréciation des
lecteurs. Il propose plutôt d’y voir des modes de représentation indirects du
savoir comment (know how), des descriptions de savoirs pratiques et d’exemples
moraux de différents types, caractères, mœurs, lois psychologiques (ce qu’on
appelle l’« éthopée »). Il s’agit d’un mode de connaissance propositionnel au
sens où il ne confère le savoir pratique qu’indirectement, par « descriptions usant
de modes de présentation pratiques 19 ». Cette théorie est convaincante pour ce
qui concerne la littérature réaliste ou même allégorique, mais moins pour les
formes plus expérimentales ou la poésie, lesquelles œuvrent à déconstruire les
modes de représentation routiniers et à donner à voir les choses sous un jour
différent, qui n’est pas nécessairement traduisible en termes d’éthopée ou de
« savoir comment ».
La conception de la littérature comme « connaissance pratique », en
particulier dans cette version robuste, ouvre néanmoins un espace d’investigation
sur les rapports entre la littérature et les autres savoirs 20. Les naturalistes ont
ainsi puisé dans la médecine non seulement des représentations, mais aussi un
langage et des schèmes de causalité qui organisent le récit (par exemple, les
effets de l’alcoolisme dans L’Assommoir de Zola), tout comme les romanciers
psychologues dans la psychologie (Le Disciple de Bourget), ou les écrivains
communistes dans le matérialisme dialectique (Les Cloches de Bâle d’Aragon
sur les causes de la Première Guerre mondiale). On pourrait ainsi interroger les
relations que les œuvres littéraires entretiennent avec « l’épistémè » au sens
foucaldien, à savoir :

l’ensemble des relations pouvant unir, à une époque donnée, les


pratiques discursives qui donnent lieu à des figures
épistémologiques, à des sciences, éventuellement à des systèmes
formalisés ; le mode selon lequel, dans chacune de ces formations
discursives, se situent et s’opèrent les passages à
l’épistémologisation, à la scientificité, à la formalisation ; la
répartition de ces seuils, qui peuvent entrer en coïncidence, être
subordonnés les uns aux autres, ou être décalés dans le temps ; les
rapports latéraux qui peuvent exister entre des figures
épistémologiques ou des sciences dans la mesure où elles relèvent de
pratiques discursives voisines mais distinctes 21.

Zola concevait la littérature comme un mode d’expérimentation équivalent aux


sciences, mais l’usage que le naturalisme fait des sciences médicales de son
temps ne les remet jamais en cause. Avec la littérature automatique, le
surréalisme fait de l’écriture un mode d’exploration original de l’inconscient et
de l’inconscient une source de littérature.
La problématique de la vision du monde transcende celle de la connaissance,
car elle implique des principes axiologiques. Selon Durkheim et Mauss, « toute
classification implique un ordre hiérarchique 22 ». Bourdieu avance que les
schèmes de classification sont indissociables des schèmes d’évaluation
(positif/négatif, haut/bas, noble/ignoble, digne/indigne, etc.) 23. S’il faut prendre
acte du processus d’autonomisation de la science et de la littérature par rapport à
la morale et aux enjeux idéologiques – qui sous-tend l’éthique de la neutralité et
de l’objectivité scientifiques, transposée dans la littérature réaliste moderne à
travers le procédé du narrateur impersonnel (que Flaubert a introduit dans la
littérature française) –, cette autonomie ne peut jamais être totale, dans la mesure
où nulle représentation du monde n’est neutre : elle s’inscrit toujours de façon
relationnelle au sein d’un espace de représentations et d’une doxa qui la
dépassent et lui confèrent sa signification objective dans une configuration
donnée, indépendamment des intentions de son auteur·e. L’interprétation d’une
œuvre littéraire est tributaire du contexte socio-historique dans lequel elle est lue
et des habitudes de lecture de ce temps-là. Il n’est pas anodin, sous ce rapport,
que la posture distanciée du narrateur de Madame Bovary soit une des causes du
scandale qui a valu à Flaubert son procès 24.
La littérature se situe ainsi entre la doxa et l’« épistémè » (dont Foucault
25
analyse aussi les rapports avec l’idéologie ). Or, le degré de dépendance ou
d’autonomie des schèmes de représentation littéraire par rapport aux cadres de
perception et d’analyse existants, qu’ils soient médiatiques, politiques ou
savants, varie selon les œuvres, et par conséquent leur capacité à renouveler la
vision dominante du monde, ainsi que les récits prédominants du passé, du
présent et de l’avenir. On verra par exemple, au chapitre 8, que La Tentation de
l’Occident d’André Malraux remet en cause, tant par le fond que par la forme
dialogique du roman épistolaire, la conception prédominante, aussi bien dans la
doxa que dans l’épistémè de son époque, de l’existence d’une civilisation une et
unique, et donc de la supériorité occidentale.
Il faut donc distinguer les prises de position politiques explicites de
l’idéologie ou, plus largement encore, des schèmes de perception et d’évaluation
que véhiculent les productions littéraires. Ces schèmes, qui renvoient à des
valeurs et à des systèmes de classement hiérarchisés, existent non seulement
dans les romans à thèse, qui ont fait l’objet d’études conséquentes 26, mais aussi
dans les œuvres apparemment les plus dépolitisées. Le rapport entre les schèmes
de perception qui structurent les œuvres et ceux qui composent l’idéologie
dominante a constitué l’objet de diverses approches marxistes, notamment celle
de Lucien Goldmann, et il est au cœur des travaux de la sociocritique qui, à
l’instar de Marc Angenot, mettent en relation les œuvres avec le « discours
social » 27. Mais alors que le premier supposait une autonomie relative de la
structure de signification, et donc une cohérence de l’œuvre, le second
s’intéresse au contraire à ce que la littérature partage avec les autres catégories
de discours dans la société. La démarche d’Angenot a le mérite de dépasser
l’opposition, problématique d’un point de vue sociologique, que la sociocritique
tend à faire entre littérature et « discours social » : problématique parce qu’à la
fois trop vague – elle ne différencie pas les types de discours sociaux dans leur
spécificité – et trop restrictive – elle en exclut la littérature. Qui plus est, on l’a
dit, les œuvres ne peuvent être réduites aux représentations qu’elles véhiculent.
Il faut prendre en compte les médiations esthétiques et formelles qui font subir à
ces représentations une véritable transsubstantiation 28. C’est pourquoi l’approche
en termes de structure de signification conserve sa pertinence, à condition de
sortir de l’essentialisme qui prévalait encore dans l’approche marxiste, au profit
d’une démarche véritablement relationnelle, non seulement dans l’analyse
interne de l’œuvre, mais dans sa relation avec d’autres œuvres. À condition
d’introduire également les médiations sociales.
Ces médiations relèvent, en effet, aussi bien des institutions et des acteurs
que de l’espace du pensable et du dicible au sein de l’espace social (censure,
autocensure), et de l’espace des possibles au sein du champ littéraire (genre,
contraintes formelles, etc.). Les manuscrits de Madame Bovary de Flaubert
révèlent, par exemple, le travail de suppression d’images licencieuses, de
blasphèmes et d’allusions politiques 29. Mais les médiations résident surtout dans
le travail de mise en forme et d’euphémisation qui rend souvent ces schèmes
méconnaissables, comme le montre Bourdieu dans L’Ontologie politique de
30
Martin Heidegger . On peut classer les œuvres selon leur degré d’autonomie
relative par rapport à un système idéologique. L’opposition entre monologisme
et dialogisme suggérée par Régine Robin fournit un premier critère 31. La
position du narrateur constitue un deuxième critère : aux interventions explicites
de l’auteur dans le récit (comme chez Balzac ou dans Les Déracinés de Barrès)
s’oppose la neutralité axiologique du narrateur impersonnel (Flaubert) ou encore
la différenciation entre l’auteur et le narrateur par la focalisation interne dans la
conscience d’un personnage (Claude Simon) 32. L’ironie est également un
puissant mode de distanciation, comme l’ont illustré Flaubert ou Baudelaire.
Dans les récits autobiographiques, c’est souvent la temporalité qui introduit une
distance entre l’auteur et son personnage (Si le grain ne meurt d’André Gide).
Cependant, d’autres formes de relativisation du point de vue de l’auteur existent,
qu’il faudrait répertorier (par exemple, la forme épistolaire dans La Tentation de
l’Occident de Malraux, le dialogue dans Hiroshima mon amour de Marguerite
Duras, les « sous-conversations » dans Tropismes de Nathalie Sarraute 33, etc.).
Au niveau individuel, la vision du monde qu’un auteur engage dans son
œuvre, parfois à son insu, est le fruit de son habitus, système de dispositions à se
représenter le monde et à agir selon certains schèmes de perception, d’évaluation
et d’action. Ces dispositions ont été acquises au cours de la socialisation
primaire dans le milieu familial et de la socialisation secondaire à l’école. Même
si certaines d’entre elles peuvent être infléchies au cours de la trajectoire,
notamment pendant la scolarité ou au cours du processus de socialisation dans le
champ, les dispositions premières continuent en grande partie de structurer
l’habitus, la faculté de s’adapter aux changements étant elle-même une
disposition inégalement répartie. Dans son récit autobiographique, Les Mots
(1964), Sartre a donné une très belle illustration de la façon dont se fabriquent la
disposition intellectualiste et la croyance dans le pouvoir des mots. L’habitus ne
se résume pas aux propriétés objectives et objectivables par la statistique, mais
inclut le rapport subjectif à la trajectoire et la pente, ascendante ou déclinante,
qui peut être à l’origine d’une vision optimiste ou pessimiste, tournée vers
l’avenir ou passéiste (sans que la relation soit mécanique, bien entendu). Chez
les intellectuels, ce rapport est parfois intellectualisé et universalisé par
l’intermédiaire de schèmes qui permettent la relecture de leur propre trajectoire
comme un destin collectif. Par exemple, dans son roman autobiographique
Rêveuse bourgeoisie, qu’on analysera au chapitre 6, Drieu La Rochelle
universalise son expérience particulière du déclin familial au moyen du schème
idéologique de la « décadence » nationale développé par l’extrême droite,
schème qui, sans être thématisé directement, imprègne le roman de bout en bout
en liant étroitement le déclin familial à la fin du vieux monde et à la
modernisation. Nombre de romans réalistes socialistes fournissent des exemples
opposés, le romantisme révolutionnaire l’emportant sur la prétention réaliste 34.
Se pose dès lors la question de l’articulation entre les prises de position
explicites de l’auteur dans le champ de production idéologique et son œuvre. Les
attitudes politiques d’un écrivain en tant que tel sont, on l’a vu dans la première
partie, souvent homologues à ses prises de position esthétiques. Cette homologie
est médiatisée par la position qu’il ou elle occupe dans le champ et sa conception
de la littérature – la « posture » étant la manière d’occuper la position 35. Elle
demande toutefois à être vérifiée empiriquement dans chaque cas, les stratégies
et ajustements n’étant jamais automatiques. Un cas d’ajustement presque parfait
est l’usage délibérément idéologique que fait Aragon de la poésie courtoise dans
ses poèmes de Résistance. Cela lui permet d’intervenir dans le champ de
production idéologique par une action spécifique dans le champ littéraire, bien
que celle-ci ne corresponde pas vraiment à la conception que le Parti
communiste se fait de cette action au même moment.
Une erreur méthodologique fréquente en histoire des idées consiste à
chercher la cohérence de l’œuvre ou des prises de position d’un intellectuel dans
son parcours singulier. Or, la cohérence des prises de position esthétiques aussi
bien qu’éthico-politiques d’un écrivain réside non seulement dans son
« habitus », c’est-à-dire dans ses dispositions héritées et acquises, son milieu
familial d’origine, son éducation, mais aussi dans l’évolution du champ. Ce sont
les ajustements de la trajectoire individuelle à l’évolution de l’espace social et à
celle de l’espace des possibles et des pensables constitutif du champ littéraire à
un moment donné qui donnent leur sens aux prises de position successives. Ainsi
Aurélien d’Aragon est très délibérément une réplique, à la fois esthétique et
idéologique, à Gilles de Drieu La Rochelle. Certes, les stratégies d’opposition ou
de dépassement ne sont pas toujours aussi conscientes, mais les univers
intellectuels fonctionnent selon une logique de concurrence spécifique et des
règles qui leur sont propres. On ne comprendra pas l’évolution de la conception
aragonienne de la « poésie nationale » ou du réalisme si l’on ne porte au jour
l’imbrication très particulière des enjeux politiques et littéraires tels qu’Aragon
les perçoit à partir de sa position : d’un côté, le problème de la place des
intellectuels au sein du Parti communiste et de leur autonomie relative, de l’autre
les enjeux propres au champ littéraire : l’opposition à la poésie pure de Paul
Valéry, l’appropriation critique d’Apollinaire, la référence à Brecht, etc.
Pour conclure, il paraît fécond, d’un point de vue heuristique, de différencier
les usages des termes « politique », « idéologie » et « vision du monde » ou
« schèmes de perception et d’évaluation ». Le premier, pris dans le sens de « la
politique », devrait être réservé aux prises de position qui s’inscrivent dans le jeu
du champ politique lorsque celui-ci est relativement autonomisé. Le deuxième
renvoie au champ de production idéologique, où se joue la lutte pour
l’imposition de la vision légitime du monde social. Cette lutte est le fait de
spécialistes des idées (intellectuels) et d’instances comme la presse et les revues
intellectuelles qui participent à l’élaboration et à la diffusion de représentations
du monde social. La littérature n’en relève que lorsque le champ littéraire est
faiblement autonomisé ou lorsqu’elle est instrumentalisée plus ou moins
directement à des fins de propagande. Le troisième est le plus large, il implique
tous les schèmes de perception et d’évaluation ainsi que les principes de
classement véhiculés par les œuvres littéraires, que l’on peut rapporter à la doxa
ou à l’épistémè de son époque. S’ils recèlent une dimension politique (au sens du
politique) ou idéologique, il est nécessaire de prendre en compte la plus ou
moins grande transformation que ces schèmes ont subie dans le cadre du travail
de mise en forme. Enfin, retenons que la signification des œuvres est inséparable
des appropriations qui en sont faites. C’est au cours du processus de réception
que leur est conférée toute leur dimension idéologique, indépendamment des
intentions de l’auteur.
La question des relations entre littérature et « idéologie » suppose donc une
analyse sociologique en trois temps, qui ne sont distingués que pour les besoins
de la recherche et doivent être conçus comme trois niveaux agissant
simultanément sur cette relation. En premier lieu, il s’agit d’étudier les
conditions de production des œuvres, et notamment le système de contraintes
extérieures qui pèsent sur leur production, à savoir le degré d’autonomie du
champ littéraire par rapport aux champs politique, religieux, économique,
médiatique, savant. Le deuxième niveau concerne le rapport entre l’œuvre et la
vision du monde de l’auteur ainsi que son système de valeurs. Le troisième
niveau a trait à sa réception et aux appropriations dont elle peut faire l’objet 36.
1. Voir, par exemple, Lucien Goldmann, « Critique et dogmatisme dans la création littéraire », in
Marxisme et sciences humaines, Paris, Gallimard, « Idées », 1970, p. 41 ; Raymond Williams,
Marxism and Literature, New York, Oxford University Press, 1977, p. 95-100.
2. Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique [1971], rééd. Paris, Seuil, « Points », 2000 ;
Le Sens pratique, Paris, Éd. de Minuit, 1980. Pour une analyse plus détaillée de la genèse de la théorie
de l’habitus, voir mon article « Une liberté contrainte. La formation de la théorie de l’habitus », in
Louis Pinto, Gisèle Sapiro et Patrick Champagne (dir.), Pierre Bourdieu, sociologue, Paris, Fayard,
2004, p. 49-91.
3. Voir notamment Pierre Bourdieu, « Sur le pouvoir symbolique », Annales. Économies, sociétés,
civilisations, no 3, 1977, p. 405-411 ; Les Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 125, et La
Domination masculine, Paris, Seuil, 1998, p. 39 sq., ainsi que Loïc Wacquant, « De l’idéologie à la
violence symbolique : culture, classe et conscience chez Marx et Bourdieu », in Jean Lojkine (dir.),
Les Sociologies critiques du capitalisme, Paris, PUF, 2002, p. 25-40.
4. Edward W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, trad. Catherine Malamoud et
Claude Wauthier, Paris, Seuil, 1997 ; Homi Bhabha, Les Lieux de la culture. Une théorie
postcoloniale, trad. Françoise Bouillot, Paris, Payot, 2007. Voir aussi Gyatri Spivak, En d’autres
mondes, en d’autres mots, trad. Françoise Bouillot, Paris, Payot, 2009.
5. Jennifer Milligan, The Forgotten Generation, op. cit.
6. Louis Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État. (Notes pour une recherche) », La
Pensée, no 151, 1970, repris dans Positions (1964-1975), Paris, Éditions sociales, 1976, p. 67-125.
7. Pierre Bourdieu, « Le marché linguistique », in Questions de sociologie, op. cit., p. 136. Sur
l’école, voir en particulier Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Éd. Minuit, 1964 (avec
Jean-Claude Passeron).
8. Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit. On l’observe également dans les régimes
communistes. Voir, par exemple, Lucia Dragomir, L’Union des écrivains roumains. Un modèle
institutionnel et ses limites, Paris, Belin, 2005. Voir aussi Joseph Jurt, « Autonomie ou hétéronomie :
le champ littéraire en France et en Allemagne », Regards sociologiques, 1992, p. 3-16.
9. Pierre Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 465 (souligné dans le texte).
10. Theodor W. Adorno, Notes sur la littérature, trad. Sibylle Mull, Paris, Flammarion, « Champs »
2009 (éd. originale en allemand, 1958).
11. Émile Durkheim et Marcel Mauss, « De quelques formes primitives de classification (contribution
à l’étude des représentations collectives) », L’Année sociologique, no 6, 1903, repris in Marcel Mauss,
Œuvres, t. II, Paris, Éd. de Minuit, « Le sens commun », 1974, p. 13-89.
12. Ernst Cassirer, La Philosophie des formes symboliques, t. I, Le Langage, trad. Ole Hansen-Love et
Jean Lacoste, Paris, Éd. de Minuit, « Le sens commun », 1972.
13. Erwin Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique (1951), trad. Pierre Bourdieu, Paris,
Éd. de Minuit, « Le sens commun », 1967.
14. Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, op. cit.
15. Erving Goffman, Les Cadres de l’expérience, op. cit.
16. Sur l’évolution des conceptions de la vraisemblance, que le réalisme va associer à « l’effet de
réel », voir Andrée Mercier, « La vraisemblance : état de la question historique et théorique », Temps
Zéro, no 2, 2009 [en ligne].
17. Aristote, Poétique, trad. Jean Lallot et Roselyne Dupont-Roc, Paris, Seuil, « Poétique », 1980,
p. 65.
18. Jacques Bouveresse, La Connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité & la vie, Paris,
Agone, 2008, p. 63-64.
19. Pascal Engel, « Literature and practical knowledge », Argumenta, vol. 2, no 1, 2016, p. 55-76.
20. Voir, par exemple, le numéro spécial « Savoirs de la littérature », Annales Histoire, Sciences
sociales, no 2, 2010.
21. Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1968, p. 250. Notons que le sens de
la notion d’« épistémè » a évolué entre Les Mots et les Choses (Paris, Gallimard, 1966) et
L’Archéologie du savoir, Foucault ayant restreint progressivement son usage aux sciences ou aux
champs des savoirs scientifiques. Il démarque aussi explicitement ce concept de la notion de « vision
du monde », en s’intéressant aux pratiques et aux régularités discursives.
22. Émile Durkheim et Marcel Mauss, « De quelques formes primitives de classification… », art. cité.
23. Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, op. cit.
24. Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain, op. cit., chap. V.
25. Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 240-243.
26. Voir Susan Suleiman, Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, op. cit. ; Philippe Hamon, Texte et
idéologie, Paris, PUF, « Écriture », 1984 ; voir aussi l’étude de Paul Aron sur La Littérature
prolétarienne, Bruxelles, Labor, 1995.
27. Marc Angenot, 1889. Un état du discours social, Québec, Le Préambule, 1989.
28. Voir, par exemple, les analyses d’Henri Mitterand, Le Discours du roman, Paris, PUF,
« Écriture », 1980.
29. Claudine Gothot-Mersch, La Genèse de Madame Bovary, Paris, Corti, 1966, p. 264-265 ; Yvan
Leclerc, Crimes écrits. La littérature en procès au XIXe siècle, Paris, Plon, 1991, p. 199.
30. Pierre Bourdieu, L’Ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Éd. de Minuit, 1988.
31. Régine Robin, Le Réalisme socialiste. Une esthétique impossible, Paris, Payot, 1986.
32. Sur la question de la perspective du récit, voir notamment Dorrit Cohn, La Transparence
intérieure, trad. Alain Bony, Paris, Seuil, 1981 ; Gérard Genette, « Discours du récit », Figures III,
Paris, Seuil, 1972, p. 65-278 ; id., Nouveau Discours du récit, Paris, Seuil, 1983 ; Alain Rabatel, Une
histoire du point de vue, Paris, Klincksieck, 1997 ; id., La Construction textuelle du point de vue,
Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1998.
33. Nathalie Sarraute a théorisé cette technique dans « Conversation et sous-conversations », L’Ère du
soupçon, Paris, Gallimard, « Folio », 1956, p. 81-122.
34. Voir Reynald Lahanque, « Les romans du réalisme socialiste français »,
Sociétés & Représentations, vol. 15, no 1, 2003, p. 177-194. Voir aussi l’analyse de la représentation
des ouvriers dans les romans d’Aragon, qui doit plus à l’idéologie communiste qu’aux connaissances
sociologiques de son époque, par Nelly Wolf, « L’écriture communiste », in Mireille Hilsum, Carine
Trévisan et Maryse Vassevière, Lire Aragon, Paris, Honoré Champion, 2000, p. 199-207.
35. Sur ce concept emprunté à Bourdieu, voir Alain Viala, « Éléments de sociopoétique », in Alain
Viala et Georges Molinié, Approches de la réception. Sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio,
Paris, PUF, 1993, et Jérôme Meizoz, Postures littéraires, op. cit.
36. Voir Gisèle Sapiro, La Sociologie de la littérature, op. cit.
5

Politique de la fiction et fictionnalisation


du politique

En 1806, Senancour écrivait : « Les livres ne remuent pas le monde, mais ils
le conduisent secrètement. Les moyens violents ont des effets plus sensibles,
1 e
mais peu durables . » Réitérée tout au long du XIX siècle à l’occasion des débats
sur la liberté de presse, cette croyance ancienne dans le pouvoir des mots, que
l’expérience révolutionnaire est venue conforter, constitue un des noyaux durs
de l’imaginaire national français. La dimension politique de l’écrit a ici un
caractère d’évidence, qu’elle n’a peut-être pas ailleurs. Dans ce contexte, loin
d’inscrire le texte hors du monde actuel, de s’en « évader », le recours à la
fiction peut même relever d’une stratégie très politique. Au début du XIXe siècle,
la fictionnalisation a été, en effet, pour les auteurs libéraux qui revendiquaient le
droit de critiquer les institutions, un moyen de faire de la politique sans en avoir
l’air, de déguiser un message politique pour contourner la censure, à un moment
où la frontière entre fiction et non-fiction n’était pas clairement établie. Ce n’est
donc ni le rapport au réel, ni la dimension politique qui différencie des genres
aussi différents que la chanson, le pamphlet, le récit historique et le roman sous
la Restauration, mais simplement la forme et le mode d’expression, qui revêt un
caractère plus ou moins ouvertement politique, comme l’illustrent les cas de
Béranger et de Paul-Louis Courier.
Cependant, le caractère fictionnel d’une œuvre ne suffit pas à la protéger des
poursuites, dans la mesure où les écrits, quelle que soit leur nature, sont supposés
avoir des effets sociaux sur leurs lecteurs, créant des responsabilités à leurs
auteurs 2. Comme l’illustrent les cas du Nom de famille d’Auguste Luchet, de
Madame Bovary de Flaubert et de Sous-offs de Lucien Descaves, non seulement
il n’y a pas d’opposition entre fiction et vérité, mais le caractère politique de la
fiction romanesque tient précisément dans son rapport revendiqué à la réalité et à
la vérité : il réside dans sa manière de représenter l’ordre social.
La problématique du rapport entre vraisemblance et vérité est renouvelée par
le roman réaliste, lequel revendique une double fonction, épistémologique et
critique, en régime démocratique. Ses prétentions scientifiques sont cependant
remises en cause par la division des savoirs. L’expérience de la Grande Guerre
favorise l’irruption de l’histoire contemporaine dans le roman, qui oscille dès
lors entre témoignage et engagement. Scandant les grandes fresques sociales de
l’époque, dans la tradition du roman réaliste, l’histoire, et avec elle la politique
s’introduisent également dans le roman de formation, qui se politise au point de
parfois s’engager ouvertement dans un camp : c’est ce qu’on a appelé le « roman
à thèse ».
Parallèlement, les formes romanesques, vivement critiquées par les avant-
gardes, se renouvellent au contact des nouveaux savoirs : le narrateur omniscient
se voit disqualifié au profit d’une perspective interne à l’univers fictionnel, ce
qui modifie le temps de la narration et les modalités du récit (« sujet », par
opposition à l’histoire ou « fabula », selon les termes des formalistes russes).
Elles explorent le moi et la subjectivité, traitant de tabous comme la sexualité et
l’homosexualité. Opérant une synthèse entre réalisme et subjectivisme,
l’existentialisme épouse des points de vue historiquement (et politiquement)
situés : c’est ce que Sartre théorise sous la notion de « littérature engagée » au
lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Mais cette option est bientôt
contestée par le Nouveau Roman, qui dégage le genre de ses fonctions
didactiques sans pour autant renoncer à des formes (renouvelées) d’objectivation
et d’interrogation du réel.
Fictionnalisation du politique sous
la Restauration
La mise en place du régime de liberté de presse en 1819, en application de la
charte de 1814, ouvre un espace pour l’expression d’opinions politiques
divergentes de celles du gouvernement. Une expression tenue pour légitime en
régime parlementaire, où les opinions doivent se confronter dans un espace
public de débat, afin d’éclairer les franges lettrées de la population. Les lois de
Serre de 1819 fixent cependant des limites à la liberté de presse : elles protègent
le régime monarchique et la religion (l’athéisme demeure un crime), elles
sanctionnent l’offense aux mœurs. Ceux qui se risquent à des attaques directes
du régime, comme le pamphlétaire Paul-Louis Courier, qu’on surnomme à
l’époque le « Rabelais de la politique », sont poursuivis en justice. Courier se
défend en invoquant la vérité, fondée sur la raison, la science, l’histoire. Or, en
tant qu’héritiers des philosophes du XVIIIe siècle, les écrivains libéraux entendent
assumer leur droit de critiquer les institutions. Le combat acharné qu’ils
engagent avec le régime et avec les ultras autour des limites de la liberté
d’expression est mené au nom d’une éthique professionnelle qui se réclame de la
vérité, dans le sillage des philosophes du XVIIIe siècle.
Plus qu’un droit, dire la vérité constitue pour ces écrivains un devoir, lequel
fonde l’éthique de responsabilité de l’écrivain en régime parlementaire. La vérité
abolit les superstitions, démasque les impostures, combat les tyrannies. Il faut la
faire connaître au plus grand nombre, la faire triompher, telle est la mission de
l’écrivain. C’est ainsi que la décrit John Bickerstaff alias Jonathan Swift à son
ami Courier : « Ce n’est pas un droit, c’est un devoir, étroite obligation de
quiconque a une pensée, de la produire et mettre au jour pour le bien commun.
La vérité est toute à tous. […] Car, si votre pensée est bonne, on en profite ;
mauvaise, on la corrige, et l’on profite encore 3. » Avec la sincérité et le
désintéressement 4, le « courage » est une des premières qualités de l’écrivain. En
effet, en disant la vérité, il prend des risques, il s’expose à la persécution, comme
l’explique Voltaire dans l’article « Gens de lettres », qu’il a rédigé pour
L’Encyclopédie 5.
Ce modèle héroïque de l’écrivain courageux combattant de manière
désintéressée pour la vérité, emprunté aussi bien aux philosophes (Rousseau en
particulier) qu’aux auteurs anglais (Swift), se construit par contraste avec celui
de l’homme de lettres qui flatte le pouvoir, symbolisé par la figure du
« bouffon », du « fou du roi ». Alors que ce dernier met sa plume au service des
puissants de l’heure en échange de gratifications temporelles, le premier n’est au
contraire guidé que par sa mission qui est d’éclairer l’opinion, de faire connaître
la vérité, ce qui lui vaut souvent d’être persécuté par le pouvoir. L’écrivain qui
dit la vérité a une fonction rédemptrice, selon Armand Carrel lorsqu’il évoque
Paul-Louis Courier, il « absout » sa génération face à la postérité si jamais on
accuse celle-ci d’être restée « muette spectatrice de toutes les hontes de la France
depuis quinze ans 6 ». Il est bien le prédicateur et le prophète des Temps
Modernes.
Comment dire, cependant, la vérité face aux limites imposées à la liberté
d’expression ? La loi ne punissant en principe que la provocation ou l’offense
explicite, la plupart des écrivains libéraux recourent à des stratégies de
contournement de la censure par la fictionnalisation : l’allégorie et le
déplacement historique ou géographique en sont les deux principales techniques
littéraires.
La fiction ne constitue alors qu’une part congrue des publications. En effet,
dans la production éditoriale de la Restauration, les belles-lettres – catégorie plus
large que la fiction puisqu’elle inclut la poésie – représentent environ un tiers
des titres publiés et un quart des feuilles tirées. La part de l’histoire a doublé
depuis la période napoléonienne, passant à un cinquième des titres et un tiers des
feuilles tirées 7. Les événements révolutionnaires et les changements de régime
expliquent en partie cet engouement nouveau pour les livres d’histoire. En 1828,
selon les données établies à l’époque par Philarète Chasles, l’histoire arrive
même en tête des catégories d’ouvrages avec 736 titres, devançant de peu les
matières religieuses (708). Suivent la poésie (463), le drame (308), la
jurisprudence (286), les romans (267), la politique et l’administration (264), puis
l’éducation (260). Mis à part la médecine (220), les ouvrages spécialisés,
auxquels se rattache désormais la philosophie, tombent au-dessous de 100 8.
Si la poésie obéit à des contraintes formelles qui facilitent son identification
comme genre à part entière, les contours des divers genres en prose ne sont pas
aussi nets. Qui plus est, la distinction entre fiction et non-fiction apparaît
inopérationnelle pour les classer. En effet, à la différence des sciences et de la
philosophie qui connaissent alors un processus de spécialisation, l’écriture de
l’histoire, la peinture de la société, les études de mœurs, l’analyse psychologique
ne constituent pas encore une spécialité et empruntent de plus en plus des formes
romanesques, qu’elles contribuent à anoblir : l’œuvre de Balzac en témoigne.
L’intérêt pour l’histoire se manifeste non seulement dans l’augmentation du
nombre de titres publiés annuellement mais aussi dans la vogue du roman
historique, importée d’Angleterre avec l’œuvre de Walter Scott notamment. Si
elle contribue à la construction des identités nationales 9, l’écriture de l’histoire
est aussi un enjeu politique brûlant, et doit, de ce fait, souvent se travestir, à
l’instar des écrits politiques, brouillant les frontières entre fiction et non-fiction.
Ces stratégies de contournement sont clairement décryptées par les censeurs,
comme en témoignent les fameuses fiches rédigées par l’abbé Jean Mutin
lorsqu’il occupa le poste de chef d’une division créée au ministère de l’Intérieur
à la fin de la période de la Restauration, en charge des analyses de livres
destinées à servir de base aux poursuites judiciaires engagées par le parquet. Il
écrit par exemple, à propos de l’Histoire de la contre-révolution en Angleterre
(1827) d’Armand Carrel, que c’est en fait une histoire à peine masquée de la
contre-révolution en France sous Louis XVIII et Charles X : « impossible au
lecteur ignorant et crédule de ne pas s’écrier à chaque page : c’est tout comme
chez nous 10 ». Un des subterfuges auxquels recouraient les auteurs de pamphlets
consistait à intercaler des phrases qui semblaient contraster avec la thèse
centrale, et qui étaient destinées à servir à la défense en cas de poursuites. « Par
là ils se croient suffisamment à couvert devant les tribunaux et ils n’en disent pas
moins tout ce qu’ils veulent dire à un public qui n’est pas dupe de ce manège »,
commente l’abbé Mutin, qui explicite ce stratagème dans sa fiche sur la
Septième Lettre de Salvandy 11.
L’ambiguïté est, par conséquent, une propriété majeure de ces textes, qui
leur confère un caractère littéraire, et la fictionnalisation constitue avant tout une
stratégie d’évitement des poursuites. C’est donc à bon droit que la défense
conteste la méthode de lecture du ministère, fondée sur « ce système funeste
d’interprétation, de conjectures et d’insinuations perfides incessamment
démenties par ceux dont on veut à toute force traduire la pensée 12 ». Le ministère
lui oppose cependant que les allusions sont évidentes, « aucune contention
d’esprit », « aucun effort d’imagination » ne sont nécessaires pour en
comprendre le sens. C’est le cas, par exemple, dans la chanson « Le sacre de
Charles-le-simple » de Béranger, qui fait partie des textes incriminés lors de son
procès de 1828 (le troisième). La référence à Charles X est considérée comme
parfaitement reconnaissable « à travers le voile qui la couvre », c’est-à-dire le
procédé de transposition historique, dont l’inexactitude révèle le caractère fictif
et, partant, « coupable » :

Oui, c’est en recherchant dans nos annales le souvenir d’un roi faible
et malheureux, que le sieur Béranger, reportant, par une fiction
coupable, du dix-neuvième au neuvième, des choses qui n’existaient
pas et ne pouvaient exister en ces temps reculés, a bien osé,
méprisant toute vérité, violant toute convenance, mettre en scène son
souverain sous les traits et le nom de l’infortuné Charles III 13.

De même, la chanson « Les infiniment petits, ou la Gérontocratie » est une


allégorie prophétique qui peint la France du futur comme une nation imaginaire
de nains, à la manière burlesque et satirique de Jonathan Swift, sur laquelle les
« barbons » règnent toujours. Là encore, l’allusion aux Bourbons est
transparente.
Et si l’accusation tend naturellement à surinterpréter les textes dans un sens
politique, la défense affiche souvent, en toute mauvaise foi, une fausse naïveté
en niant leur dimension allusive, métaphorique ou ironique. Me Berville,
défenseur de Baudouin, l’éditeur de Béranger, lors du procès de 1828, conteste,
par exemple, la capacité de l’imprimeur à décrypter les allusions dans des textes
codés :

Je n’ai jamais trop bien compris, même à l’égard des auteurs, le


système des interprétations ; ce système, qui tend à faire prononcer
une condamnation certaine pour un délit présumé, qui tend à faire
condamner de simples intentions sans corps de délit constant. Mais à
l’égard des libraires ; condamner un accusé pour n’avoir pas eu
d’esprit ! Ah ! Messieurs, que de coupables dans le monde…
Il nous fallait donc deviner, nous, simple commerçant, non juge ni
procureur du Roi, que Charles-le-simple voulait dire Charles X, que
les barbons voulaient dire les Bourbons. Il fallait deviner cela ou
aller en prison ! Ainsi le Sphynx proposait les énigmes, et dévorait
les malheureux qui n’avaient pu les deviner. (Mouvement) 14.

Cette époque voit la littérarisation de genres mineurs exclus jusque-là du


domaine des « belles-lettres », la chanson et le pamphlet, à travers les figures
emblématiques de Béranger et de Paul-Louis Courier, tous deux poursuivis et
condamnés. Or, le rapport de ces deux genres au politique est fort différent :
inhérent au pamphlet, le traitement de sujets politiques était atypique, ou à tout
le moins minoritaire dans le cas de la chanson, qu’on tenait pour un genre léger.
La littérarisation s’opère par le travail de la mise en forme. En ce qui concerne la
chanson, le recours à la fiction n’y est pas étranger, comme on vient de le voir,
mais elle s’effectue principalement par un rapprochement – en principe
proscrit – avec la poésie (ce qui conduit d’ailleurs le procureur du roi, lors du
premier procès de Béranger en 1821, à qualifier ses chansons d’odes pour
aggraver son cas en leur conférant un statut plus digne et donc une portée plus
large). Pour le pamphlet, c’est le style qui est à l’origine de la reconnaissance
littéraire, dans une tradition où le terme « littérature » n’est réservé ni à la fiction
ni à l’écriture en vers. Ce n’est qu’un siècle plus tard que Céline introduira la
dimension fictionnelle dans le pamphlet, comme on l’a vu au chapitre 3. Un
questionnement sur la figure du narrateur se fait jour, néanmoins, dès cette
époque, dans les débats que suscite au prétoire le pamphlet de Paul-Louis
Courier intitulé Simple discours de Paul-Louis, vigneron de la Chavonnière, aux
membres du conseil de la commune de Véretz, à l’occasion d’une souscription
pour l’acquisition de Chambord.
Si la littérarisation de la chanson n’allait pas de soi, elle était encore plus
difficilement imaginable dans le cas du pamphlet. Genre politique par
excellence, il est en effet associé dans l’imaginaire collectif à la littérature de
combat. L’usage du terme, d’origine anglaise, se répand en France au
e
XVIII siècle. Il réunit en un même genre des types d’écrits politiques subversifs
autrefois désignés sous diverses appellations : libelles, satires,
mazarinades, etc. 15 Publiés sous forme de tract, de placard ou de brochure
(autres dénominations courantes), ils ont en commun un format court et un
caractère polémique. Il s’agit d’une « littérature d’action », qui a une visée
16
performative, au sens d’Austin : elle est conçue et perçue comme une
« arme » 17. « Ce genre de satires courtes est le plus redoutable, parce que, non
seulement elles sont connues dans les temps, mais qu’on les retient », explique
Malesherbes dans son Mémoire sur la liberté de presse 18. Il a proliféré pendant
la Révolution.
Le pamphlet se caractérise donc avant tout par son format bref. Dans le
dialogue que met en scène Paul-Louis Courier entre le narrateur qui est son
propre personnage et le libraire Arthus-Bertrand, membre du jury qui vient de le
condamner, ce dernier le décrit en ces termes : « proprement parler, le pamphlet
n’a qu’une feuille seule ; deux ou plus font une brochure 19 ». Au-delà, c’est un
ouvrage. Défini par son format court, le pamphlet ne constitue pas un genre au
sens propre puisqu’il peut revêtir, on l’a vu, des formes diverses, de la lettre
publique à la parabole, que seuls réunissent la dimension politique et le style
polémique.
Pour ces raisons, le pamphlet a mauvaise presse. Ce n’est pas un genre
respectable. Arthus-Bertrand dit à l’auteur condamné n’avoir même pas pris la
peine de lire l’écrit incriminé, car de toute façon, « le pamphlet ne saurait être
bon ». Devant la stupéfaction du narrateur, le juré réplique : « Que voulez-vous,
mon cher monsieur, que voulez-vous mettre de bon sens en une misérable
feuille ? Quelles idées s’y peuvent développer ? Dans des ouvrages raisonnés, au
sixième volume à peine entrevoit-on où l’auteur en veut venir. » Et de s’étonner
qu’un homme comme lui « s’avili[sse], s’abaiss[e] jusqu’à faire des
pamphlets 20 ». Imaginaire ou non, ce dialogue illustre le type d’arguments
invoqués à l’époque contre la forme pamphlétaire, et que l’on retrouve dans la
bouche du député centriste Nicod de Ronchaud en défense du projet de loi
liberticide lors du débat de 1827 à la Chambre des députés :

Serions-nous donc réduits à chercher aujourd’hui la littérature


française dans la multitude de libelles et de pamphlets dont nous
sommes inondés, et qui, pour la plupart, n’ont d’autre passeport que
le désir de nuire, et sont condamnés à retomber dans l’oubli le jour
même qui les voit paraître ? Bien loin que le grand nombre de petits
écrits soit favorable à la bonne et sainte littérature, il ne peut que
contrarier ses progrès en donnant au goût une fausse direction, et
détournant les esprits de ces conceptions élevées ou profondes, et de
ces ouvrages savamment combinés, auxquels le travail et le temps
peuvent seuls imprimer un caractère de grandeur 21.

À l’inverse de la chanson qui appelle l’indulgence, le pamphlet vaut donc


condamnation de son auteur. L’enjeu du débat tient dans la prétendue capacité
du pamphlet à dire la vérité. Pour Paul-Louis Courier, c’est ce qu’on lui
reproche : « Mais malheur à celui par qui le scandale arrive, qui sur quelque
sujet important et d’un intérêt général dit au public la vérité 22. » Dans le camp
adverse, le procureur du roi de Broë blâme le pamphlétaire – qu’il appelle aussi
« libelliste » – pour avoir précisément déformé la vérité. De Broë lui oppose
l’historien, qui étaye la vérité par de longues démonstrations, quand l’auteur
d’une simple brochure ne peut donner qu’une vision partielle et partiale des faits.
Cette distinction entre histoire et autres écrits, Me Berville, avocat de Paul-Louis
Courier, la récuse : « La vérité a-t-elle, pour se montrer, des formes
privilégiées ? existe-t-il un genre d’ouvrage dans lesquels la vérité soit
criminelle ? » Dans son Pamphlet des pamphlets, Paul-Louis Courier met sous la
plume de son prétendu ami sir John Bickerstaff – un des pseudonymes du
célèbre pamphlétaire de langue anglaise Jonathan Swift – une apologie du
pamphlet, qui renverse l’argument de ses accusateurs en proclamant qu’« il n’y a
point de bonne pensée qu’on ne puisse expliquer en une feuille, et développer
assez ; qui s’étend davantage, souvent ne s’entend guère, ou manque de loisir,
23
comme dit l’autre [Pascal], pour méditer et faire court ». La brièveté du genre
fait sa force, car il s’adresse à tous et non aux seuls oisifs. Qui plus est, l’écrivain
anglais anoblit ce genre maudit en l’inscrivant dans la prestigieuse lignée des
épîtres de saint Paul et de saint Basile, des harangues de Cicéron, des
philippiques de Démosthène, des Provinciales de Pascal et du Bon Sens de
Benjamin Franklin.
Du point de vue stylistique, le ministère public reproche à Courier d’avoir
parlé dans des termes irrévérencieux du jeune duc de Bordeaux, né
miraculeusement sept mois après l’assassinat par Louvel de son présumé père, le
duc de Berri, héritier du trône : il a employé les termes de « maillot » et de
« bavette » ainsi que celui de « métier » dans la phrase « ton métier sera de
régner ». Dans les commentaires dont il a accompagné la publication des pièces
de son procès, Courier résume en ces termes le réquisitoire du procureur de
Broë : « Il dit le maillot simplement, sans dire l’auguste maillot ; la bavette, et
non pas la royale bavette. Il dit, chose horrible ! de ce prince, qu’un jour son
métier sera de régner 24. » Éludant la dimension ironique du propos, l’auteur et
son défenseur répondent que la simplicité naïve du ton sied au personnage qui
parle dans son pamphlet. « Le langage d’un villageois ne peut être celui d’un
académicien », explique Me Berville 25. Courier oppose au parler simple du
peuple la boursouflure et la surenchère d’épithètes caractéristiques du style de la
noblesse, et si bien accordés à la flatterie courtisane.
Nonobstant la narration à la première personne et le caractère non fictionnel
du discours, la défense s’appuie sur la distinction entre l’auteur et le narrateur et
sur le principe réaliste de l’adaptation du style du récit au personnage du
narrateur en fonction de sa position sociale. Pareille manière de relativiser le
discours en l’imputant à un narrateur socialement situé fait ressortir, en creux, la
diversité sociale des locuteurs ayant désormais accès à la parole publique. Cette
forme énonciative, qui met en scène un personnage parlant à la première
personne pour dénoncer publiquement un scandale au nom de la vérité et de la
justice, va devenir, à partir de la fin du XIXe siècle, au moment où le format
cessera d’en être le signe distinctif, la marque de la « parole pamphlétaire 26 », la
polémique et l’anathème l’emportant désormais sur la prétention à dire le vrai.
En témoignent les épais factums de cette époque, de La France juive de
Drumont à Bagatelles pour un massacre de Céline, qui y introduira en outre, on
l’a rappelé, une dimension fictionnelle.
Paul-Louis Courier a largement contribué à littérariser et à légitimer ce genre
discrédité par les lettrés. Son style incisif lui vaut la reconnaissance d’écrivains
comme Stendhal, qui considère que « M. Courier est peut-être l’homme de
France qui, depuis Voltaire, a écrit le pamphlet avec le plus de piquant, de
27
malignité, avec le plus de verve ». Pour Balzac, cependant, « le vrai
pamphlétaire fut Béranger ; les autres ont aidé plus ou moins à la sape des
libéraux ; mais lui seul a frappé, car il a prêché les masses 28 ».

Politique du roman : l’ordre social en jeu


Sous la monarchie de Juillet, le roman connaît un essor sans précédent en
France. Il devient un genre littéraire reconnu, au même titre que la poésie et le
drame. Toutefois, pour acquérir ses lettres de noblesse, il lui a fallu se présenter
sous les dehors d’une étude sociologique contribuant à la connaissance de la
société 29. Balzac tout comme Eugène Sue le revendiquent, ce qui n’évite pas à
ces nouveaux éducateurs autoproclamés des poursuites. Or, avec la libéralisation
de la presse qui reconnaît la liberté des opinions, l’offense aux mœurs devient le
motif de poursuite le plus courant contre la fiction politique. La dimension
politique de ces procès littéraires tient au reproche fait aux écrivains d’attenter à
l’ordre social, qui révèle en retour le pouvoir subversif de la fiction, comme
l’illustrent les poursuites intentées contre Auguste Luchet, Gustave Flaubert et
Lucien Descaves sous trois régimes différents. Les deux premiers illustrent la
défense de la famille comme pilier de l’ordre social, le troisième celle du
nationalisme comme fondement de l’ordre républicain.
Née du combat des libéraux, la monarchie de Juillet se montre relativement
clémente avec la littérature, par comparaison avec le régime précédent. L’arsenal
répressif est toutefois durci après l’attentat perpétré par Giuseppe Fieschi contre
Louis-Philippe en juillet 1835. Outre les crimes politiques, les atteintes aux
hiérarchies sociales et aux fondements de l’ordre bourgeois, en particulier la
famille et la propriété, sont sévèrement réprimées. Le procès d’Auguste Luchet
en témoigne.
Luchet, dans lequel Louis Blanc voyait un représentant de l’art social, aux
côtés de Béranger et quelques autres 30, est poursuivi pour son roman Le Nom de
famille, paru fin 1841. Cette fiction sur le thème de la filiation raconte l’histoire
du fils naturel de la marquise de Tancarville, né d’une liaison qu’elle avait eue,
après dix ans de mariage stérile, avec le fils de l’homme qui avait fait exécuter
son propre père pendant la Révolution. Journaliste, affecté de nombre de vices, il
a épousé une fille issue d’un adultère. Il finit par assassiner son beau-père, avant
de provoquer la mort de son père légitime et tenter de tuer son père naturel.
Luchet et son éditeur comparaissent devant le jury de la cour d’assises en
1842, sous l’accusation des délits d’outrage à la morale publique et aux bonnes
mœurs, d’excitation à la haine et au mépris du gouvernement, du dessein de
troubler la paix publique en excitant le mépris et la haine des citoyens contre
plusieurs classes de citoyens, et d’outrages et dérision contre la religion
pratiquée par la majorité des Français. Soucieux de soustraire cette affaire à la
catégorie des procès politiques, qui bénéficiait de circonstances atténuantes sous
la monarchie orléaniste, l’avocat général Nouguier précise aux membres du
jury : « ce n’est pas à vos sentiments politiques, sentiments que nous ignorons et
que nous voulons ignorer, que nous avons aujourd’hui l’intention de faire
appel ». Il s’agit, poursuit-il, dans cette affaire, « des règles éternelles de la
morale publique, les préceptes essentiels de la religion, ce lien sacré entre
l’homme et la divinité, les principes conservateurs de la famille, qui unissent les
hommes entre eux ». Ce livre regorge en effet d’attaques contre la famille,
explique Nouguier, on y trouve « partout l’adultère et partout le mot adultère » et
« le nom que donne la famille n’est qu’un mensonge », suivant l’auteur. À cela
s’ajoutent la comparaison de la puissance paternelle au despotisme, des attaques
contre la noblesse, des diffamations violant la vie privée des familles qui en sont
issues en mêlant la fiction à la réalité, et « partout l’injure, la menace jetée à
toutes les classes 31 ». Déjà connu pour ses opinions républicaines, Me Jules
Favre ne parvint pas à sauver son client de la peine sévère que réclamait contre
lui l’avocat général. Luchet fut condamné à deux ans de prison et 1 000 francs
d’amende.
Le procès intenté à Flaubert pour Madame Bovary en 1857, sous le Second
Empire, illustre encore plus clairement la dimension politique des procès pour
offense aux mœurs que l’on retrouve tout au long du XIXe siècle 32. Ce roman
porte également atteinte aux deux piliers de l’ordre social bourgeois que sont la
famille et la propriété : Emma Bovary commet un adultère qui entraîne la
destruction de sa famille et elle dilapide la fortune familiale, la conduisant à sa
ruine. Selon l’avocat de Flaubert, cependant, le fait que son client fasse mourir
son héroïne dans des souffrances atroces prouvait que ce roman n’est pas une
apologie de l’adultère. Mais cet argument parut bien insuffisant au procureur
impérial : la mort d’Emma ne suffisait pas à absoudre les offenses à la morale et
au bon goût que Flaubert avait commises dans son roman. En outre, Emma se
donne elle-même la mort, ce qui constituait une offense supplémentaire à la
morale.
Les choix formels de Flaubert ont autant pesé, sinon plus, dans les poursuites
dont il a fait l’objet, que le thème de l’adultère, qui était commun dans la
littérature et le théâtre de l’époque. Le jugement qui l’acquittait le blâmait
d’avoir recouru au procédé réaliste, ce qui peut paraître paradoxal si l’on
considère qu’il avait entrepris ce roman en « haine du réalisme 33 », et que ce
procédé était largement parodié, les descriptions les plus détaillées étant
réservées aux produits de l’imagination d’Emma 34. La neutralité axiologique de
l’auteur, qui choqua aussi bien la critique de l’époque que le procureur impérial
Ernest Pinard, tenait à la posture du narrateur impersonnel, lequel observe ses
personnages avec une objectivité teintée d’ironie – posture que Flaubert a
empruntée à Goethe 35. De même, l’usage que fait Flaubert d’une technique
nouvelle en France, le discours indirect libre, qui consiste à entrer dans les
pensées des personnages sans indiquer de changement de perspective par des
guillemets ou par la forme indirecte, a conduit le procureur impérial à confondre
le point de vue de l’auteur avec celui de sa protagoniste, et donc à voir dans le
roman une apologie de l’adultère. Encore peu établie à l’époque, la distinction
entre auteur, narrateur et personnage s’établira comme une convention de la
e
littérature moderne, reconnue progressivement au cours du XX siècle par le juge,
tout comme celle entre apologie et représentation, qui fonde le réalisme.
L’acquittement de Flaubert ne tient pas seulement au capital social mobilisé
par son réseau familial, mais aussi au fait que son avocat est parvenu à
convaincre le tribunal de police correctionnelle du caractère hautement moral de
ce roman, qui montre les effets nocifs des « mauvais livres » sur une femme
d’origine modeste (Emma a lu la littérature romantique dans son enfance) : ils
ont instillé des idées chimériques dans son esprit, et fait germer en elle la
prétention à s’élever au-dessus de sa condition. Or la mobilité sociale était une
des grandes inquiétudes des conservateurs à cette époque, et le roman était
suspecté d’être un puissant vecteur de trouble pour l’ordre social en attisant les
ambitions et la convoitise des individus de condition modeste : dans son
intervention du 6 avril 1847 à la Chambre des députés, le baron Chapuys-
Montlaville avait ainsi accusé le roman-feuilleton de détourner le lecteur de la
réalité en lui faisant miroiter une « existence fabuleuse, chargée de plaisirs,
entourée de splendeurs », qui le conduit à mépriser « l’état, la profession de son
père » et le pousse vers « les satisfactions extrêmes de l’orgueil et du bien-être
matériel ». La lecture régulière de ces romans constituait à ses yeux un grave
péril pour la société : « […] en dégoûtant […] chaque citoyen de sa situation, et
en lui faisant concevoir pour son avenir des espérances chimériques, cette lecture
provoque le déclassement », qui est une « maladie épidémique de ce temps 36 »
(il s’agit ici de déclassement par le haut). Dans la réponse qu’il lui fit, Louis
Desnoyers s’étonna « qu’un prétendu démocrate comme [lui] considère que les
enfants ne doivent pas aspirer à s’élever au-dessus de la condition de leurs
parents 37 ».
Toujours est-il que Flaubert fut absous au nom même de ce pour quoi il était
condamné : l’influence négative des « mauvais livres ». Cette thèse a été
largement discutée par les commentateurs : alors que certains la relativisent en
l’assignant au point de vue de la belle-mère d’Emma, qui traite le libraire
d’« empoisonneur » 38, d’autres souscrivent à l’analyse de l’avocat de Flaubert.
Si l’on a pu montrer que, loin d’être réservée au point de vue de la belle-mère, la
thèse des effets nocifs des « mauvais livres » est un des principes de causalité
qui structure l’enchaînement de nombreuses scènes du roman, il est impossible
d’en faire pour autant un roman à thèse avant la lettre, l’ambiguïté prévalant
jusqu’au bout 39.
Bien qu’il parodie le genre réaliste, Flaubert en revendique le principe
fondamental qui est de décrire la réalité, et l’éthique de vérité qui lui est
associée. Plus, il renouvelle ce genre en s’inspirant de la démarche scientifique.
40
Contre l’esthétique classique qui associait le Beau, le Vrai et le Bien , le
courant réaliste a en effet développé une nouvelle conception des rapports entre
esthétique et morale. Les écrivains réalistes considèrent qu’on ne peut retrancher
la peinture du mal ou de l’immoralité sans fausser la représentation du monde,
sans réduire la vraisemblance de l’œuvre. La morale qui cherche à dissimuler la
vérité n’est qu’hypocrisie sociale. Mais montrer le mal ne signifie pas
l’approuver. Au contraire, même. Ce n’est pas au moyen de l’idéalisation mais
de la description de la réalité telle qu’elle est, en disant la vérité, que la littérature
est utile. Le principe est emprunté au paradigme scientifique : la connaissance du
mal constitue une étape nécessaire pour en découvrir le remède. Les réalistes
vont même plus loin : dans le domaine moral, la connaissance du mal et de ses
conséquences a une vertu préventive.
La référence à la science sert à fonder l’autorité de l’écrivain et sa
revendication d’autonomie par rapport au champ de production idéologique. Plus
qu’une posture, elle imprègne très fortement la démarche artistique des écrivains
réalistes 41, tant au plan des sujets que de la méthode. Des personnages issus du
monde scientifique font leur apparition dans l’univers romanesque de Balzac,
Flaubert, puis de Zola : ingénieurs, savants, médecins, inventeurs, pharmaciens.
Les descriptions de maladies, soins, interventions chirurgicales, scènes de
laboratoire se multiplient. Quant à la méthode, ils lui empruntent un regard à la
fois plus distancié et plus précis sur le monde, un regard à la fois critique et
détaché. Si les romantiques ont introduit la couleur locale contre l’abstraction
classique, le courant réaliste va pousser beaucoup plus loin le souci d’exactitude
historique et d’observation minutieuse de la réalité, fondées chez Flaubert et les
Goncourt, comme plus tard chez Zola, sur des recherches approfondies et une
vaste documentation. Ce souci de documentation est déjà présent chez certains
romantiques et chez Balzac. Mais la génération postromantique emprunte aussi à
la science sa méthode impersonnelle et sa « neutralité » axiologique, gages de
son « objectivité ».
De Balzac à Flaubert, la fonction dénonciatrice revendiquée par les écrivains
réalistes évolue de la prédication, caractéristique de la prophétie du malheur, au
diagnostic, emprunté au modèle médical. Cela leur vaut la réprobation des
critiques conservateurs tels qu’Alfred-Auguste Cuvillier-Fleury, pour qui l’art se
caractérise par le reflet de « l’âme de l’auteur » dans son œuvre ; or, explique le
critique, les procédés réalistes de la reproduction photographique font
« disparaître l’homme dans le peintre : il ne reste qu’une plaque d’acier 42 ». À
cette question de la relation entre la morale de l’œuvre et la morale de l’auteur
qui sous-tend celle, juridique, de l’intention de nuire, les auteurs attaqués
répondent en posant, à l’image du savant, la sincérité, la probité, la recherche de
la vérité dans l’exercice de l’art comme fondement de leur éthique
professionnelle et donc de la moralité de l’artiste.
La rupture opérée par Flaubert par rapport à Balzac consiste dans l’adoption
d’une posture qui se veut objective, sur le modèle du savant : Flaubert emprunte
à la science le paradigme de l’objectivité tout comme la méthode de la
description clinique (il puise aussi la technique descriptive dans la peinture).
C’est ce qu’on a appelé le narrateur impersonnel. Prédisposé à l’observation par
son habitus de fils de médecin ayant grandi dans un hôpital et que son père
emmenait dans ses visites, il transpose ce principe dans sa posture d’artiste.
L’écrivain adopte la posture du savant qui doit se dégager de toute normativité
pour observer, représenter, plutôt que juger et prêcher. Pour Flaubert, cette
posture objective est (avec l’ironie) un mode de distanciation : elle impose une
distinction entre l’auteur et le narrateur. À l’instar du savant, le narrateur
flaubertien observe le monde qu’il décrit sans prendre parti.
Ce faisant, Flaubert transgresse la convention classique qui subordonne la
littérature à la morale. Plus, en prenant la morale pour objet, il la relativise.
Scandale sur le plan de la morale. Mais scandale sur le plan esthétique aussi. En
effet, Flaubert remet en cause l’association du Beau, du Bien et du Vrai. La
théorie de l’art pour l’art a déjà renversé le rapport entre le Beau et le Bien en
dissociant le Beau de « l’utile » 43. En bon disciple de Théophile Gautier,
Flaubert rompt avec la théorie du Beau idéal, qui est supposée avoir un effet
moralisateur, en infligeant un traitement esthétique à des figures « médiocres »,
situées au bas de la hiérarchie sociale (« Bien écrire le médiocre »). Première
transgression. Mais, en prenant au sérieux ces représentants des classes
inférieures, au lieu de les montrer sous un jour comique, en restituant leur point
de vue sur le monde, Flaubert enfreint également la règle qui exige de traiter les
personnages en fonction de leur position sociale. Cette transgression, dans
laquelle le critique Armand de Pontmartin voit un symptôme de la « démocratie
littéraire 44 », attente à l’ordre social.
Les méthodes descriptives réalistes furent elles-mêmes contestées par les
critiques conservateurs. Ces tenants de la théorie du Beau idéal, qui concevaient
l’art comme idéalisation de la réalité, contestaient l’aptitude de ces méthodes
réalistes à restituer le réel : pour eux, la description réaliste était un miroir
grossissant, une loupe, qui déformait la réalité, et s’apparentait de ce fait à la
caricature, genre très politisé. Le critique du Journal des débats, Cuvillier-
Fleury, fustige ainsi le procédé réaliste du « daguerréotype », procédé
« matérialiste » qui, à force d’exactitude dans le détail, en vient à fausser le
tableau d’ensemble. Il oppose, à la suite de Victor Cousin, l’« imitation
ingénieuse et savante du modèle » à la « copie servile et plate ». Le réalisme
« prétend être vrai parce qu’il dit tout », mais il fait en cela fausse route : « Une
copie qui n’est qu’exacte calomnie son modèle 45. » Léon Aubineau renchérit
dans L’Univers : « Les réalistes, aujourd’hui, se complaisent aux vilenies mais se
gardent de l’idéal », explique-t-il, refusant de recenser un livre où on est
« envahi par l’ordure 46 ».
Parmi les arguments développés en défense par Flaubert et son avocat, il y
avait l’idée que l’écrivain réaliste ne fait que refléter la réalité. Il ne peut, par
conséquent, être tenu pour responsable des faits qu’il décrit, et qu’il lui faut
restituer de façon exacte ou du moins vraisemblable. Me Senard explique ainsi
que s’il n’avait pas décrit les plaisirs de l’adultère, on ne pourrait en comprendre
l’attrait. C’est pourquoi Flaubert n’assume que la forme de son œuvre :
composition, style, technique de description. Or c’est précisément ce qui lui est
reproché : le narrateur impersonnel, la couleur lascive, le réalisme, pour lesquels
il est blâmé dans le jugement malgré la décision du tribunal de l’acquitter.
En retour, Flaubert et les tenants de l’esthétique réaliste opposent la vérité au
mensonge et à l’hypocrisie bourgeoise. Pour eux, la vérité comme la beauté sont
morales en soi, et sont une morale. Selon cette conception, la vérité ne peut être
immorale. « La moralité de l’artiste est dans la force et la vérité de sa peinture »,
47
écrit Barbey d’Aurevilly . Plus, l’intervention – directe ou indirecte – de
l’auteur visant à rectifier la représentation du réel pour démontrer, louer ou
condamner, est un artifice qui fausse le caractère de vérité et de sincérité de
l’œuvre. « Une véritable œuvre d’art n’a pas besoin de réquisitoire, écrit
Baudelaire à propos de Madame Bovary. La logique de l’œuvre suffit à toutes les
postulations de la morale, et c’est au lecteur à tirer les conclusions de la
conclusion 48. » Seule la vérité peut avoir un effet moral : tout comme les tenants
de l’art pour l’art l’ont fait pour le Beau, Flaubert renverse le rapport de
dépendance entre le Vrai et le Bien, faisant dériver le deuxième terme du
premier. Ainsi qu’il l’écrira à George Sand en 1876 :

Si le lecteur ne tire pas d’un livre la moralité qui doit s’y trouver,
c’est que le lecteur est un imbécile, ou que le livre est faux au point
de vue de l’exactitude. Car du moment qu’une chose est Vraie, elle
est bonne. Les livres obscènes ne sont même immoraux que parce
qu’ils manquent de vérité. Ça ne se passe pas « comme ça » dans la
vie 49.

La responsabilité est ainsi transférée de l’auteur au lecteur. Or, cette


conception se heurte au problème de l’accroissement du lectorat et aux craintes
que suscite l’accès de nouveaux lecteurs non préparés à des œuvres qui ne
délivreraient pas de message univoque. À la représentation de lecteurs – et
surtout de lectrices – « immatures » et incapables d’un jugement autonome, les
écrivains réalistes de la génération suivante vont opposer non seulement la
croyance scientifique selon laquelle la connaissance fonde la raison, mais aussi
l’idée que tout être humain est capable de discernement et de jugement si on lui
représente la réalité de manière véridique. Il est en mesure de tirer la « hautaine
leçon des faits », comme le formule Zola :

L’auteur n’est pas un moraliste, mais un anatomiste qui se contente


de dire ce qu’il trouve dans le cadavre humain. Les lecteurs
concluront, s’ils le veulent, chercheront la vraie moralité, tâcheront
de tirer une leçon du livre. Quant au romancier, il se tient à l’écart,
surtout par un motif d’art, pour laisser à son œuvre son unité
impersonnelle, son caractère de procès-verbal, écrit à jamais sur le
marbre. Il pense que sa propre émotion gênerait celle de ses
personnages, que son jugement atténuerait la hautaine leçon des faits.
C’est là toute une poétique nouvelle dont l’application change la face
du roman 50.

Le réalisme renvoie au matérialisme non seulement comme méthode


descriptive mais comme ontologie, en ce qu’il écarte toute transcendance, ne
cherchant la formation du sens et des valeurs que dans les conditions socio-
historiques : le roman devient l’instrument de cette recherche, de cette étude
scientifique de la société 51. Balzac se désignait comme un « docteur de science
sociale », prenant pour modèle d’écriture l’histoire naturelle 52. Zola, dont le
naturalisme se présente comme une version plus scientifique du réalisme, se
réfère à l’expérimentation médicale et élabore le projet d’un « roman
expérimental ».
Sous le régime démocratique de la Troisième République, qui privatise la
religion, la science accède à une position hégémonique et elle fonde la
constitution d’une nouvelle morale publique, où les notions de
normal/pathologique, sain ou malsain, remplacent celles, religieuses, du bien et
du mal, et où l’intérêt national devient la valeur suprême de la morale publique.
Les écrivains doivent alors redéfinir leur magistère intellectuel par rapport aux
savants. On peut distinguer deux postures extrêmes : le recours à la science
comme modèle et principe de légitimation de la littérature, posture élaborée par
les naturalistes ; l’antiscientisme, qui passe par la défense de l’idéalisme et du
spiritualisme, et conduit tout un courant à s’allier avec la religion qui est alors
renvoyée au domaine privé. Une troisième posture, celle de l’art pour l’art, se
tient à égale distance des deux autres en dissociant le Beau de la question du
Bien et de celle du Vrai.
Dans une conjoncture de libéralisation de l’écrit consécutive à la grande loi
républicaine de 1881 (durcie cependant dès 1882), les procès intentés à la
deuxième génération des écrivains naturalistes – parfois appelés néoréalistes –
sont révélateurs de l’échec de Zola et de son école à imposer la figure de
53
l’écrivain expérimentateur sur le modèle du médecin . En un temps où les sujets
tabous ou sacrés (comme la sexualité) sont confiés à des spécialistes, lesquels les
abordent munis des gants du jargon scientifique en dépossédant les profanes, la
littérature, qui utilise la langue commune pour étaler ces réalités sur la place
publique, se trouve comme contaminée par ses objets impurs. L’invocation de la
science parvint, certes, à dédouaner Paul Bonnetain, poursuivi et jugé le
27 décembre 1884 pour Charlot s’amuse, histoire d’un onaniste victime d’une
hérédité « malsaine », son défenseur ayant convaincu le jury que la tonalité
« triste » du roman n’autorisait pas à l’interpréter comme un plaidoyer en faveur
de l’onanisme. Mais la prétention scientifique ne suffit pas à protéger Dubut de
Laforest, auteur du Gaga, qui met en scène une femme se soumettant aux désirs
les plus pervers de son mari, devenu obsédé sexuel, pour sauver le lien du
mariage – un roman dans lequel le criminologue Cesare Lombroso a vu la
confirmation de ses théories, et qui valut à son auteur d’être condamné, le
15 mars 1886, à deux mois de prison et 2 000 francs d’amende.
Cette vérité devait être établie par les méthodes des sciences expérimentales,
ainsi que l’avait suggéré Zola, dans la continuité de Flaubert, le modèle étant la
médecine. Lors de sa confrontation avec le juge d’instruction pour son roman
Autour d’un clocher (1884), Louis Desprez opposa les sciences expérimentales à
la scolastique, affirmant se sentir plus proche de la méthode inductive du
54
médecin que de la propension des hommes de loi à procéder par déduction . Le
travail de l’écrivain relève, selon Desprez, de l’analyse : il « décompose une
passion comme un chimiste décompose un élément quelconque ». Or, une
analyse doit aller jusque dans les moindres détails, sans quoi elle est incomplète
et donc « fausse dans ses conclusions 55 ».
Selon cette conception, la science constituait en soi un gage de moralité.
Cette œuvre morale était aussi considérée comme « saine », selon le paradigme
médical en vigueur pour décrire le « corps social ». Dire la vérité était non
seulement un « droit » mais aussi un « devoir ». C’est dans ce basculement du
« droit » au « devoir » que s’élabora la nouvelle conception du rôle social de
l’écrivain et de sa responsabilité en régime démocratique. Elle impliquait une
éthique et des qualités héroïques de courage et de sacrifice que Zola allait
incarner dans l’affaire Dreyfus, au nom précisément de la vérité.
C’est aussi la vérité, fondée sur le témoignage et une documentation,
qu’invoque Lucien Descaves pour sa défense lors du procès qui lui est intenté
pour son roman antimilitariste Sous-offs, paru en 1889. Ce procès illustre le
recours à l’offense aux bonnes mœurs contre les opposants ou les critiques du
régime qu’on ne pouvait assigner en justice pour raison politique, puisque, selon
la loi libérale de 1881, la République ne se protège pas en tant que régime. Il est
révélateur de la nationalisation de la morale publique à cette époque.
Descaves était accusé d’injure à l’armée et d’offense aux mœurs pour avoir
décrit les mœurs militaires à une époque où l’armée devient une institution
sacrée de la nation (l’offense aux mœurs permettait de corser l’affaire, les peines
pour injure à l’armée étant plus légères). Pour aggraver son cas, le procureur
tenta de reclasser le livre dans le genre pamphlétaire : il le qualifia d’« infâme
libelle », qui prétendait apporter la « vérité » au lecteur, intention dont on
trouvait la trace dans la dédicace du livre, présentant l’ouvrage comme une
« analyse scientifique », une analyse du « laboratoire ». Et le procureur de traiter
l’auteur de « malfaiteur de la plume ». Pour sa défense, l’avocat de Descaves
joua sur un double argument. D’un côté, il souligna qu’il s’agissait d’un roman
et non d’un pamphlet : les personnages étant fictifs, il ne pouvait y avoir
diffamation. De l’autre, il mit en avant la nécessité de dire la vérité afin
d’améliorer l’état des choses : tel était, selon lui, le rôle des écrivains et
journalistes en régime démocratique. La seule question qui se posait à ses yeux
était de savoir si ce que son client décrivait était vrai. Or, Descaves s’était
appuyé non seulement sur son expérience, à une époque où le service militaire
était devenu universel, mais aussi sur les jugements rendus par les conseils de
guerre. Descaves fut acquitté. On notera que, dans cette affaire, il n’y a pas de
contradiction entre fiction et vérité. C’est autant la dimension fictionnelle que la
preuve donnée de la véracité du propos qui permirent l’acquittement de l’auteur
accusé d’injure.
Dans les trois cas, par ailleurs fort différents, que nous venons d’explorer, le
procédé fictionnel a été estimé passible de poursuites parce qu’il attentait à
l’ordre social, et c’est moins le caractère fictif que la vraisemblance de l’histoire
et la sincérité de la démarche qui ont évité à Flaubert et à Descaves d’être
sanctionnés, à l’inverse de Luchet dont les intentions furent jugées coupables.
Par-delà la spécificité des raisons de poursuivre en fonction des différentes
conceptions de l’ordre social qui prévalent sous ces trois régimes, on observe
une remarquable continuité dans la lecture politique de la fiction romanesque et
de ses effets potentiellement subversifs par les juges.

Vérité et vraisemblance
La disjonction du Vrai, du Beau et du Bien opérée par la littérature moderne
aura donc eu pour effet d’ouvrir un nouvel espace des possibles concernant les
relations entre éthique et esthétique. En littérature, elle pose une série de
questions relatives au rapport entre l’œuvre et la réalité (idéalisation vs
description réaliste), entre l’auteur et le narrateur (apparition du narrateur
impersonnel chez Flaubert), entre le narrateur et les personnages (jugement ou
observation impartiale, position de surplomb ou adoption de points de vue
intradiégétiques), questions qui ont des répercussions au niveau du style (recours
à la technique du discours indirect libre par Flaubert) et du langage (introduction
du vocabulaire scientifique et de la langue parlée, notamment le parler populaire,
par les naturalistes).
Sous ce rapport, la littérature apparaît comme un espace discursif politique.
Nelly Wolf analyse le genre romanesque comme lieu d’exploration de la
démocratie et de ses limites 56. La « démocratie interne » du roman s’observe à
trois niveaux : celui de la fiction, à travers le questionnement du contrat social
dont la mise en œuvre se heurte aux hiérarchies sociales et aux mécanismes
d’exclusion ; celui de la diction, à travers le rapprochement de la langue littéraire
et de la langue du quotidien, mais aussi la représentation de l’écart entre la
langue légitime et l’hétérogénéité linguistique des dialectes et parlers populaires,
introduit par les réalistes et les naturalistes qui les tiennent à distance en les
signalant par des guillemets ou des italiques ; celui du discours, à travers
l’expérimentation fictive du débat d’idées par le questionnement et la
confrontation de différents systèmes de valeurs, sous une forme dialogique
comme dans Jacques le fataliste de Diderot, ou dans La Tentation de l’Occident
de Malraux (voir chapitre 8), ou encore dans le roman de formation, qu’on
examinera avec Rêveuse bourgeoisie de Drieu La Rochelle (voir chapitre 6).
Cependant, l’hégémonie acquise par le paradigme scientifique à la fin du
e
XIX siècle, la monopolisation de la notion de la vérité par la science et la
division du travail d’expertise contraint les écrivains à redéfinir leur position et
leur rôle social.
Si l’affaire Dreyfus a marqué un moment d’unification du champ intellectuel
autour d’un engagement en défense de la vérité, cette unité masque le processus
de différenciation des activités intellectuelles et la concurrence entre professions
sur certains domaines de compétence, concurrence qui s’intensifie avec
l’expansion inédite des fractions intellectuelles à la fin du XIXe siècle 57. La
spécialisation de trois groupes d’experts qui se professionnalisent – les savants,
en particulier dans les sciences humaines et sociales naissantes, les journalistes
et les hommes politiques – dépossède ainsi les écrivains de certains de leurs
domaines d’intervention et de compétence : les questions morales et sociales,
l’histoire, l’écrit journalistique, la politique. D’autant que les sciences humaines
et sociales se différencient de la littérature en important le paradigme
objectiviste, de même que la presse d’information et d’investigation se distingue
de la presse d’opinion traditionnelle, qui était littéraire et politique. Le roman
historique avait été le genre privilégié de l’écriture de l’histoire nationale au
début du XIXe siècle, le roman de mœurs se réclamait de l’étude sociologique ;
or, désormais, la professionnalisation des métiers d’historien et de sociologue,
qui se démarquent de la littérature par l’importation du paradigme scientifique,
renvoie l’écrivain à l’amateurisme, sinon au dilettantisme. La vie psychique
possède désormais aussi ses experts avec la psychologie et, bientôt, la
psychanalyse. La littérature expérimentale s’est nourrie de ces nouveaux
savoirs : ainsi les surréalistes, qui ont puisé dans la psychanalyse, ainsi le
Collège de sociologie de Georges Bataille et de Michel Leiris (ce dernier étant
lui-même, rappelons-le, ethnologue). Mais ces expériences passent par la remise
en question du genre romanesque.
Et de fait, les formes romanesques connaissent à cette époque un profond
renouvellement 58. On peut distinguer deux tendances opposées, selon que prime
le souci de la vraisemblance ou celui de la vérité. Ces deux tendances se
distinguent notamment du point de vue de la conception du rapport entre l’art et
la réalité. Pour satisfaire à la vraisemblance, l’univers fictionnel recrée des
situations, des comportements et des relations sociales, à savoir un monde
conforme à celui auquel il se réfère selon des règles de probabilité ou plutôt
selon l’idée qu’on s’en fait communément. C’est ce dont parle le philosophe
Jacques Bouveresse quand il définit la littérature comme « connaissance
pratique » 59. La restitution de la vérité se fonde quant à elle sur l’observation et
le témoignage, et peut conduire à révéler des réalités qui sont des tabous sociaux.
Le premier problème qui se pose du point de vue de la vraisemblance ou de
60
la vérisimilitude est celui de la typicalité, de l’exemplarité ou de la probabilité .
Cela peut se jauger à la cohérence des actions d’un personnage et à leur
probabilité sociale. Dans leur livre sur Durkheim et le suicide, Christian
Baudelot et Roger Establet montrent que les écrivains réalistes comme Balzac et
Maupassant ont mis en scène des suicides à haute probabilité statistique
(hommes célibataires de plus de cinquante ans), à la différence de Flaubert qui
61
décrirait un suicide d’exception dans Madame Bovary (femme mariée jeune) .
On peut néanmoins leur objecter que même si le suicide d’Emma Bovary relève
plutôt d’une parodie de la littérature romantique, il s’inscrit parfaitement dans la
trame réaliste qui la conduit à la désintégration sociale et à la ruine, deux
facteurs explicatifs du suicide selon Durkheim.
Avec la constitution des sciences humaines et sociales comme disciplines
scientifiques, on observe toutefois un repli de la littérature novatrice vers les cas
atypiques ou socialement marginaux au double sens statistique et normatif (on
lui a reproché de ne parler que de « monstres »). Elle explore des cas limites qui
interrogent nos représentations ordinaires : par exemple, dans Les Caves du
Vatican de Gide, le crime parfaitement désintéressé, c’est-à-dire sans mobile,
tout en étant intentionnel, échappe à toute catégorisation juridique (c’est sans
doute pour cela d’ailleurs que Gide nomme ce livre « sotie » plutôt que
« roman »).
La vraisemblance ou la vérisimilitude est aussi produite par le « décor », la
« toile de fond » ou l’univers romanesque. Le roman réaliste s’est affirmé, on l’a
vu, par son incorporation des savoirs contemporains et sa capacité à rendre
compte du monde social et naturel, produisant ce que Barthes appellera « l’effet
de réel » 62. Sont mis à contribution les savoirs techniques ou experts (que l’on
pense aux descriptions de l’imprimerie dans Illusions perdues ou à l’opération
du pied bot dans Madame Bovary), la psychologie, ou encore l’histoire, présente
non seulement dans le roman historique mais aussi dans les romans de formation
(les événements de 1848 dans L’Éducation sentimentale ou la Grande Guerre
dans Les Thibault). Certains, comme Aragon, sont allés plus loin en construisant
le récit sur la base d’une analyse des événements historiques : l’enchaînement
des causes qui conduisent à la guerre dans Les Beaux Quartiers (voir infra).
Enfin, la vraisemblance interroge bien sûr le langage : avec l’incorporation
des classes populaires dans le roman du XIXe siècle, s’est posé le problème de
l’écart entre la langue littéraire et la langue parlée : ses manuscrits montrent que
Flaubert s’est censuré là-dessus, mais le parler populaire est introduit par les
naturalistes, Céline généralise ce principe en optant pour le courant de
63
conscience, sur lequel on reviendra ; et c’est en « néo-français », à savoir en
adoptant la syntaxe et le vocabulaire du langage parlé, dans une orthographe
phonétique, que Raymond Queneau écrira Zazie dans le métro (1959). Mais ce
matériau est soumis à un travail d’esthétisation qui confère à ces parlers
populaires ou argotiers une dimension poétique, renversant les hiérarchies
sociales qu’impose la domination linguistique 64. On retrouve cela plus
récemment dans l’œuvre d’un Patrick Chamoiseau, qui érige le créole au rang de
langue littéraire, statut qui lui était dénié 65. Autant de « coups de force »
symboliques qui bouleversent tout à la fois les conventions esthétiques et l’ordre
social. La littérature a ainsi le pouvoir de subvertir les schèmes de perception et
d’évaluation en accordant la dignité littéraire à certains objets ou à des idiomes.
Elle peut légitimer ou dévoiler ce que Pierre Bourdieu appelle la violence
symbolique 66.

Entre témoignage et engagement :


d’une guerre à l’autre
Présente sous forme de scènes et tableaux dans le roman de mœurs ou en
arrière-fond du roman de formation, l’histoire contemporaine envahit le roman
avec l’expérience de la Première Guerre mondiale. Rompant avec la tradition
épique, la production romanesque consacrée à la guerre est marquée par la
prééminence du vécu, de l’expérience, transposés à l’aide des techniques
réalistes et naturalistes, faisant émerger dans l’espace public des réalités
masquées par la propagande cocardière. Le roman de guerre s’apparente alors au
témoignage ou au carnet de route, quand il ne se fond pas avec lui comme dans
67
Ceux de 14 de Maurice Genevoix (1918-1923) .
Témoigner sur la guerre requiert en effet une révision des techniques du
roman, traditionnellement centré sur l’individu. À côté d’œuvres restées fidèles à
la tradition épique – exaltation des vertus nobles et viriles – et empreintes du
sentiment patriotique (comme L’Appel du sol d’Adrien Bertrand), les premiers
romans de guerre livrés « à chaud », comme Le Feu de Barbusse, couronné par
le prix Goncourt en 1916, ou Les Croix de Bois de Roland Dorgelès, lauréat du
prix Goncourt 1919 (contre Proust) –, ont pour trame l’enchaînement d’épisodes
saillants de la vie du soldat, et les personnages, multipliés ou mis en avant pour
assurer l’unité d’ensemble, sont subordonnés au phénomène qu’ils servent à
appréhender : la guerre 68. Le dialogue y occupe une place prépondérante, épicé
d’argot militaire, dont l’effet comique tranche avec la description naturaliste (et
souvent pittoresque) des conditions de vie bestiales, de l’insalubrité, des réalités
physiques de la mort, comme dans Civilisation (1918) où Georges Duhamel
rapporte, en une peinture poignante, son expérience des hôpitaux de l’arrière.
Autre particularité liée au caractère nouveau de cette guerre insaisissable dans
son ensemble, l’adoption d’une échelle d’observation réaliste, souvent confinée
à un point de vue limité, comme celui d’une escouade, à l’instar de Pain de
soldat d’Henry Poulaille (1937). Si un certain comique picaresque est exploité
pour lui-même dans le genre inauguré par René Benjamin (Gaspard, 1915), et
poursuivi par André Thérive (Noir et or, 1930), il contribue à la démythification
de l’héroïsme guerrier cher à la tradition épique, surtout quand il s’allie, dans la
veine naturaliste, à l’horreur pour tourner les valeurs guerrières en dérision et
pour déboucher sur une protestation pacifiste.
La démythification de l’héroïsme guerrier, associée à la dénonciation du
patriotisme mensonger, est inaugurée par Le Feu de Barbusse (1916). D’abord
paru – censuré – en feuilleton dans L’Œuvre de Gustave Téry, il connaît l’un des
plus grands succès de librairie de l’époque, avec 200 000 exemplaires vendus en
deux ans 69. Ce genre du « roman de guerre désabusé », encore subversif en plein
conflit, va connaître une grande vogue jusque dans les années 1930, de Léon
Clavel, soldat (1919) au Voyage au bout de la nuit (1932) de Céline. Dans son
récit baroque Thomas l’imposteur (1923), Jean Cocteau porte à son paroxysme
cette démystification de la guerre, présentée comme un théâtre. C’est un procédé
de théâtralisation semblable que met en œuvre Céline dans la première partie du
Voyage au bout de la nuit pour témoigner de son expérience au front et dénoncer
le patriotisme mensonger. En marge de cette littérature, la vision de la guerre
comme exaltatrice de vertus nobles et viriles persiste chez un Henry de
Montherlant (La Relève du matin, 1920 ; Le Songe, 1922), un Philippe Barrès
(La Guerre à vingt ans, 1924) ou un Joseph Kessel (L’Équipage, 1923, où
l’aviateur apparaît comme la version moderne du chevalier ou de l’archange).
Reste qu’un grand nombre d’œuvres, parmi les plus importantes de cette
période, ont eu pour vocation d’opposer aux écrits cocardiers de l’arrière un
témoignage sur la monstruosité de la réalité guerrière (Jules Romains, Verdun,
1938 ; Blaise Cendrars, La Main coupée, 1946 ; Céline, Casse-pipe, 1948).
70
Bien que contesté dans sa valeur testimoniale , le roman de guerre aura
donc contribué à la remise en cause de l’idéologie dominante. Les années 1920
voient naître des études plus globales sur les causes du conflit et ses
conséquences sur la société civile. La guerre vue de l’arrière fait ainsi irruption
dans les dernières parties des cycles romanesques de Marcel Proust (À la
recherche du temps perdu, 1913-1927), Romain Rolland (L’Âme enchantée,
1922-1924) et Roger Martin du Gard (Les Thibault, 1922-1940). Facteur de
transformation de la hiérarchie mondaine dans Le Temps retrouvé (1927), où elle
consacre l’accession de la bourgeoisie parvenue à la place de l’authentique
aristocratie, profitant dans Mère et Fils (1927) à toute une classe politique et
intellectuelle qui, pour se donner bonne conscience, cultive un chauvinisme
mensonger, la guerre est encore, au cœur de L’Été 1914 (1936), un temps fort de
l’imbrication entre vies publique et privée. Elle est révélatrice, dans Roux le
bandit (1925) d’André Chamson ou Le Grand Troupeau (1931) de Jean Giono,
des méfaits de la civilisation industrielle lorsque, faisant incursion dans la vie
rurale, elle perturbe l’ordre « naturel ». Ces romans véhiculent une vision du
monde pacifiste, que l’on retrouve dans les grandes reconstitutions historiques
de Martin du Gard et de Jules Romains (Les Hommes de bonne volonté, 1932-
1946), ou encore dans le cycle du Monde réel (1934-1944) d’Aragon. Sans être
des romans à thèse, ces œuvres explorent les événements du temps présent sous
des formes variées allant du témoignage à la fresque socio-historique en passant
par le roman d’apprentissage pour faire apparaître une vision du monde qui est à
la fois un mode d’interprétation philosophique et historique ou psychologique
des conditions de vie de l’époque et une attitude face à ces conditions. Attitude
que vient souvent compléter un engagement de l’auteur dans l’espace public.
Cette politisation est le fait de la « génération du feu », selon l’expression de
Robert Wohl 71, celle d’Aragon, Breton, Eluard, Drieu La Rochelle, Montherlant,
Céline, Giono, des hommes mobilisés après l’essoufflement de l’élan patriotique
et pour qui la guerre a été la première expérience de socialisation dans le monde
adulte. Leur recherche esthétique se caractérise par la quête d’un cadre de
référence, d’un système éthique, afin de parvenir à penser l’événement en tant
qu’écrivains. Gaétan Picon a qualifié de « génération éthique » celle des auteurs
qui s’affirment entre 1925 en 1930 par la recherche d’une « formule de salut » à
travers leurs œuvres romanesques, et qui, par là, se rapprochent de l’essai : « [Le
roman] devient le moyen que l’écrivain choisit pour exprimer sa vision des
choses, sa vérité intérieure, les mythes qui l’exaltent : l’équivalent de la
confession, de l’essai, du traité de morale, du poème. » Il établit par ce biais une
filiation entre cette génération et la suivante, celle de Sartre et de Camus, qui
tendra cependant à poser le problème éthique en termes métaphysiques 72.
L’affirmation de la « génération du feu » se traduit par une nouvelle vague
de publications sur la guerre, romans et récits notamment, qui s’amorce autour
de 1927-1928, et culmine en 1930 73. Le succès de librairie que connaît la
traduction d’À l’ouest, rien de nouveau d’Erich Maria Remarque en 1929
confirme, aux yeux des éditeurs, l’intérêt du public pour les publications sur la
guerre.
L’apprentissage de l’absurdité de la guerre associée à la révélation des tares
de la société démocratique conduit tantôt à l’élaboration d’une philosophie
nihiliste de la vie (Voyage au bout de la nuit) tantôt à la prise de conscience
historique (Les Beaux Quartiers, l’Été 1914). Aragon fait évoluer son
personnage dans l’univers romanesque en narrateur-historien omniscient qui
analyse, par le prisme du matérialisme dialectique, les causes de la guerre, en
confrontant les forces sociales en présence et en dénonçant l’asservissement de
la politique et de l’armée au Capital. En revanche, pour le héros pacifiste de
Martin du Gard, la guerre se révèle peu à peu comme une nécessité historique
inéluctable et suscite donc une vision tragique de l’humanité moderne. À la
différence de ces philosophies déterministes de l’histoire, la reconstitution
unanimiste d’une conscience collective qu’opère Jules Romains, par
l’orchestration de points de vue différents, ménage une marge de contingence où
peuvent intervenir les « bonnes volontés ». Cette saisie de l’histoire en marche à
travers les points de vue subjectifs et limités des hommes qui la vivent et qui la
font se retrouve, à une échelle plus restreinte, dans le tableau que brosse André
Chamson des événements du 6 février 1934 (La Galère, 1939).
Dans la lignée du récit de guerre, la fonction testimoniale est prise en charge
par une littérature engagée avant la lettre 74. Alors que la transposition
romanesque de l’horreur et de l’absurdité de la guerre moderne industrielle a
largement discrédité le genre épique, c’est la guerre civile à vocation
révolutionnaire qui offre, tant par son idéal de combat pour la justice que par le
caractère inédit de la guérilla urbaine, un cadre propice à la réhabilitation de
l’héroïsme combattant. L’insurrection de Canton en 1925 et celle de Shanghai en
1927 forment ainsi l’arrière-fond des Conquérants (1928) et de La Condition
humaine (1933), deux romans où André Malraux explore les ressorts de l’action
militante. Paru en feuilleton dans l’hebdomadaire Marianne, le second lui vaut le
prix Goncourt 1933. La guerre d’Espagne est le deuxième temps fort de cette
nouvelle littérature engagée, avec, côté républicain, le roman-reportage de
Malraux L’Espoir, côté franquiste, Gilles de Drieu La Rochelle. Chez Malraux,
on note une évolution d’une conception de la guerre comme initiation à la virilité
et à l’action, pour lesquelles l’idéologie n’est qu’un support, à un apprentissage
de la fraternité qui, à travers la lutte collective contre le Mal (le fascisme), fonde
la dimension épique de L’Espoir. Cette fébrilité héroïque sur fond tragique se
retrouve dans le roman de formation de son homologue de droite, Drieu
La Rochelle, dont le protagoniste, errant, nostalgique de la Grande Guerre, dans
les cercles intellectuels parisiens sans trouver de sens à sa vie, redécouvre les
vertus viriles dans la guerre civile espagnole, conçue comme une révolution
fasciste.
Cette littérature engagée atteint son apogée sous l’occupation allemande, en
particulier dans les écrits de la Résistance qui paraissent clandestinement,
l’opposition étant muselée et pourchassée. Il faut toutefois distinguer, au sein de
la littérature clandestine, deux tendances qui reflètent à la fois un clivage
idéologique entre humanistes et communistes, et une évolution de la Résistance
allant de l’individualisme attentiste, représenté par le refus digne mais
silencieux, à l’action directe et à la fraternité combattante 75.
Émanant de la génération humaniste et pacifiste, la première œuvre surtout à
la réappropriation du patrimoine national revendiqué par le régime de Vichy tout
en exprimant le refus de collaborer : cette tendance est incarnée par le récit de
Vercors alias Jean Bruller, Le Silence de la mer, premier titre paru en 1942 aux
Éditions de Minuit clandestines. Il décrit l’obstination d’une jeune femme à
refuser d’adresser la parole à l’officier allemand cantonné chez son oncle (avec
qui elle habite), bien qu’il soit un « bon Allemand », amoureux de la culture
française, comme l’atteste son émerveillement devant la bibliothèque de l’oncle.
La seconde tendance, représentée par les communistes et par les éditions
qu’ils créent en zone Sud, la Bibliothèque française, est une littérature de
combat, faite pour illustrer et soutenir la lutte armée, à l’instar des Amants
d’Avignon (1943) d’Elsa Triolet. Ces récits mettent en scène des personnes
caractérisées socialement : par exemple, la paysannerie coopérant avec les
maquis, ou des représentants de la bourgeoisie collaborant avec les Allemands,
dans Le Puits des miracles (1944) de Lauter alias André Chamson. L’image des
femmes y demeure confinée à un rôle traditionnel, défini par la relation à
l’homme : femmes de prisonniers, veuves, mères, sœurs, fiancées, maîtresses.
L’étude des manuscrits des Amants d’Avignon renseigne toutefois sur l’évolution
des représentations des femmes à cette époque, nonobstant les tentatives du
régime de Vichy de les renvoyer au foyer en naturalisant les identités genrées : le
personnage principal, une dactylo nommée Juliette qui va s’engager dans la
Résistance, était initialement une veuve, mère d’un enfant ; elle devient une
célibataire ayant adopté un enfant 76. En 1945, alors que les femmes ont obtenu le
droit de vote un an plus tôt, Elsa Triolet est la première écrivaine à remporter le
prix Goncourt pour son recueil de nouvelles intitulé Le premier accroc coûte
deux cents francs, qui inclut Les Amants d’Avignon. Simone de Beauvoir
s’attelle alors, à côté de son œuvre romanesque, à la rédaction du Deuxième Sexe
(1949) qui deviendra le texte de référence du mouvement féministe.
Comme la littérature collaborationniste, qui a connu ses plus grands succès
dans les formes pamphlétaires (Les Décombres de Lucien Rebatet est tiré à
65 000 exemplaires), la littérature de Résistance a joué un véritable rôle
idéologique dans la conjoncture surpolitisée des « années noires ». Qu’elle soit
parvenue à assumer une fonction de contre-propagande dans le relatif respect des
règles de l’art atteste des pouvoirs de la littérature. Mais les conditions très
contraintes de production et de réception des œuvres l’empêchent de participer
au renouvellement formel qui s’est esquissé dans l’entre-deux-guerres, et dont
témoigne en 1942 la parution au grand jour, chez Gallimard, de L’Étranger
d’Albert Camus.

Explorer la subjectivité
Parallèlement à cette emprise de l’histoire contemporaine sur le roman de
l’entre-deux-guerres, la rupture avec les techniques du roman réaliste du
e
XIX siècle s’accentue dans le cadre des recherches sur la subjectivité et le moi.
Dès l’après Première Guerre mondiale, sous l’influence d’André Gide, on assiste
à une redéfinition du roman psychologique, qui emprunte aux philosophies du
sujet, à la psychanalyse freudienne, puis à la phénoménologie (qui commence à
être introduite en France : Husserl, Kierkegaard 77) des méthodes d’exploration
de soi et de la subjectivité : introspection et observation des réalités intérieures
du moi, réflexivité. Au milieu des années 1920, le roman est déclaré moribond
par les surréalistes qui ont fait très jeunes l’expérience du front, et ont fondé leur
révolte sur le rejet de la guerre et de la propagande, dont la littérature de
témoignage participe à leurs yeux : aucun procédé réaliste ne saurait selon eux
rendre compte de l’horreur d’une guerre qui a marqué si durablement les esprits.
D’où la nécessité d’explorer l’inconscient, à l’instar de la psychanalyse, par le
rêve ou l’écriture automatique, qui révèlent la part de subjectivité échappant au
sujet conscient. Au roman qui ment, l’avant-garde surréaliste préfère des formes
expérimentales proches de la poésie. Le surréalisme opère aussi un retour au
romantisme, qui avait été discrédité, depuis le début du XXe siècle, sous l’effet
des attaques de Charles Maurras, thuriféraire du classicisme. L’opposition entre
romantisme et classicisme avait pris alors une connotation immédiatement
politique : assimilant le romantisme à la Révolution, Maurras prétendait y voir
une philosophie subjectiviste d’importation allemande, étrangère au « génie
français », dont elle aurait précipité la « décadence » 78. Contre ce fervent
défenseur de la « civilisation occidentale », les surréalistes ravivent donc le
mythe romantique de l’Orient, qu’ils réinvestissent dans l’engagement
79
anticolonialiste pendant la guerre du Rif, en 1925 (voir chapitre 8) .
La littérature moderne conteste le point de vue dominant du romancier
omniscient et omnipotent. En 1939, Jean-Paul Sartre décrétera la caducité de
cette technique narrative dans son célèbre éreintement de La Fin de la nuit de
François Mauriac, comme on l’a vu au chapitre 2 80. Inspiré des modèles anglo-
américains introduits en France dans les années 1930 – James Joyce, William
Faulkner, puis Virginia Woolf –, le courant de conscience a apporté une réponse
à la question du point de vue en l’incorporant à l’univers romanesque par
diverses techniques : récit rétrospectif, journal intime, monologue intérieur d’un
narrateur intradiégétique, ou encore changement de focalisation d’un personnage
à un autre. Ainsi, c’est désormais la subjectivité des personnages qui donne le
ton, la temporalité et la perspective du roman, au point de se transformer, dans
La Nausée (1938) de Sartre, par exemple, en une véritable phénoménologie de la
perception. Ce qui pose la question de la vérité : elle consiste ici à construire un
point de vue situé sur le monde, qui introduit une forme de relativisme.
L’adoption d’un point de vue subjectif modifie aussi le temps et l’espace
romanesques, et a des effets sur la forme et le style ainsi que sur le temps de la
narration : la première personne remplace la troisième, le présent ou le passé
composé le passé simple.
La génération postsurréaliste, notamment Raymond Queneau, Michel Leiris,
Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Nathalie Sarraute, entreprend, dès les années
1930, de nouvelles recherches formelles qui approfondissent cette exploration de
la subjectivité. Dans son premier roman, Le Chiendent (1933), Raymond
Queneau met ainsi au travail le Discours de la méthode de Descartes,
exemplifiant le principe du cogito : le personnage, qui n’est d’abord qu’une
silhouette, qu’une apparence, sans raison d’être, sans nécessité, existant
seulement dans la perception des autres, prend consistance à mesure qu’il
devient conscient de lui-même. La Nausée (1938) de Jean-Paul Sartre et
L’Étranger (1942) d’Albert Camus adoptent le même procédé d’une conscience
opaque où s’impriment toutes les impressions extérieures sans qu’elles prennent
sens, d’où le sentiment de l’absurde. L’antihéros de La Nausée, Roquentin, fait
l’expérience de la contingence et de l’absurdité de la condition humaine,
expérience nauséeuse du monde environnant, qu’il consigne dans son journal.
C’est l’écriture qui lui permet de transcender cette réalité matérielle dans
laquelle il est englué. Empruntant certains procédés aux romanciers américains
(Hemingway, Faulkner, Dos Passos), la composition et l’intrigue de ces récits
tournent le genre du roman d’aventures en dérision. La Grande Guerre, la crise
de 1929, la montée du nazisme y sont présents, mais à travers le vécu des
personnages. Le crime de Meursault, dans L’Étranger, rappelle le crime gratuit
du Lafcadio des Caves du Vatican de Gide, transplanté dans un contexte colonial
à propos duquel le roman, par le choix de la focalisation interne, demeure
ambigu.
Certains membres de la deuxième génération surréaliste – notamment
Raymond Queneau et Michel Leiris – explorent aussi, avec Georges Bataille et
Roger Caillois, les liens entre sociologie, ethnologie et littérature dans le cadre
du Collège de sociologie (1937-1939), en une tentative d’appréhender l’altérité
et les réalités refoulées d’un inconscient collectif, à travers les notions de
« sacré », de « sacrifice », de « tabous » (comme les thèmes de la sexualité et la
mort) 81.
Malgré la libéralisation de la presse et de l’imprimé qui succède à la censure
de guerre, la sexualité demeure un sujet tabou. Paru en 1920-1921 hors
commerce, dans un tirage très limité, Si le grain ne meurt d’André Gide
renouvelle le genre de l’autobiographie, littérarisé par les Confessions de Jean-
Jacques Rousseau, pour décrire la genèse de son homosexualité, sujet tabou s’il
en est (voir excursus). Inspiré de la psychanalyse freudienne, ce livre, où il
travaille à élaborer une éthique de la sincérité, lui vaut de violentes attaques de la
part de la droite catholique, comme on l’a vu au chapitre 2. Dans son sillage,
L’Âge d’homme (1939) de Michel Leiris oscille entre témoignage et confession
psychanalytique, adoptant la première personne du singulier sur le mode
autobiographique pour traiter également de la sexualité, tout en respectant
l’exigence de la « sincérité », ce qui lui confère un caractère transgressif. La
sexualité et la symbolique du fantasme sont explorées au même moment par
Georges Bataille dans des textes très confidentiels, qui ne seront connus que
dans les années 1950, comme Histoire de l’œil. C’est « ce qui excède la
possibilité de penser » (parce que tabou) qui donne un sens à la réflexion, écrit-il
dans sa Préface à Madame Edwarda (1956). Les récits de Bataille allient
érotisme, mort et rituel – Histoire de l’œil, 1928 ; Le Bleu du ciel, écrit en 1935,
publié en 1956 – comme moyens de transgression d’une parole interdite qui
donne à entrevoir l’impensable. Dans Le Bleu du ciel, qui se déroule à Barcelone
pendant l’insurrection catalane d’octobre 1934, le dispositif interdit-
transgression que figure le couple de Don Juan et du Commandeur est une
métaphore de la relation entre littérature et politique : le Commandeur représente
le communisme qui, en tant que morale supérieure, est la condition même de la
transgression, donc de la possibilité de la littérature. Le Commandeur,
symbolisant la virilité brutale du prolétariat – fantasme récurrent chez Bataille –,
est aussi celui qui inflige la jouissance par la castration 82.
La rupture avec les techniques du roman réaliste, qui passe aussi par la
relégitimation de genres marginalisés depuis la fin du XIXe siècle avec le
triomphe du roman (la poésie, le conte, l’essai), est entérinée après la guerre par
l’existentialisme, avant d’être poussée à l’extrême par le Nouveau Roman.
Qu’est-ce que la littérature engagée ?
De même que la Grande Guerre avait donné lieu, après la première vague de
romans à dimension documentaire, à une réflexion littéraire sur la condition
humaine, les leçons tirées du second conflit mondial remettent à l’ordre du jour
la morale humaniste, devant laquelle Sartre s’incline dans sa célèbre conférence
83
de 1945, « L’existentialisme est un humanisme ». Cependant, alors que la
littérature engagée d’un Aragon ou d’un Malraux était empreinte de lyrisme
révolutionnaire, la littérature existentialiste produit un effet d’objectivité en
incorporant la vision du monde subjective du narrateur à l’univers fictionnel.
Chez Sartre, les « chemins de la liberté » partent du constat nauséeux de la
contingence et de l’absurde à un renversement de cette contingence comme
principe de liberté de la conscience, qui doit matérialiser des choix. Mais ces
choix engagent la conscience dans le cadre d’une réalité historique, sociale et
intellectuelle particulière, et dès lors, c’est le théâtre qui va offrir à Sartre
l’espace propre à déployer sa conception d’une littérature engagée dans une voie
plus nettement idéologique (Les Mains sales, 1948 ; Nekrassov, 1955) 84. Pour
Camus, le sentiment de l’absurde, théorisé dans Le Mythe de Sisyphe (1942), et
illustré dans L’Étranger (1942), ne peut être dépassé que par l’expérience de la
révolte qui, seule, fait apparaître un sens (L’Homme révolté, 1951). Ce
dépassement, qui permet de fonder une morale positive, Camus l’avait éprouvé
sur le mode allégorique dans une situation-limite analogue à celle de la guerre :
l’épidémie (La Peste, 1947). Cependant, La Chute (1956) opérera un retour
critique en dénonçant le danger de l’hypocrisie de la bonne conscience. Cette
réflexion sur la condition humaine apparaît également dans l’œuvre de Simone
de Beauvoir, tant dans la fiction (Le Sang des autres, 1945) que dans les essais
(Pour une morale de l’ambiguïté, 1947), avec une application particulière à la
question de l’engagement féministe.
La théorie sartrienne de la littérature engagée répond à des problématiques
qui structuraient le champ littéraire d’avant-guerre sous la forme d’une série
d’oppositions : entre pensée et action, entre art pour l’art et littérature à thèse.
Renvoyant dos à dos l’art pour l’art et le réalisme comme postures entachées
d’irresponsabilité, cette théorie s’ancre aussi dans une conception de la
responsabilité de l’écrivain qui doit beaucoup à l’expérience de la guerre et à la
conjoncture de l’épuration 85. C’est, en effet, dans les conditions surpolitisées de
l’Occupation qu’elle voit le jour. Intitulé « La littérature, cette liberté ! »,
l’article que Sartre publie anonymement dans Les Lettres françaises clandestines
développe l’idée selon laquelle la littérature est un acte de communication, qui
requiert la liberté du lecteur. Sous ce rapport, l’art de la prose ne peut
s’accommoder de tous les régimes mais doit être solidaire du régime
démocratique, le seul où elle conserve son sens selon lui :

Ainsi la littérature n’est pas un chant innocent et facile, qui


s’accommoderait de tous les régimes ; mais elle pose elle-même la
question politique : écrire, c’est réclamer la liberté pour tous les
hommes ; si l’œuvre ne doit pas être l’acte d’une liberté qui veut se
faire reconnaître par d’autres libertés, elle n’est qu’un infâme
bavardage 86.

Il est curieux que Sartre ignore ce faisant la pratique de la « contrebande


littéraire », dont on a vu qu’elle était un moyen sophistiqué de faire passer un
message subversif en régime de restriction de la liberté d’expression, et qui était
largement répandue sous l’Occupation (voir chapitre 7).
Si l’écrivain a un devoir politique, Sartre prend soin de distinguer la
responsabilité de l’écrivain de celle de l’homme politique. Le politique ne peut,
selon lui, réaliser la liberté que par la violence. Il existe certes également une
violence des mots, qu’illustre la propagande ou la publicité, mais la littérature
s’en démarque précisément parce qu’elle est un « appel dépourvu de violence à
la liberté 87 ». Dans Qu’est-ce que la littérature ?, Sartre donne l’exemple de
Richard Wright qui, parce qu’il a écrit à la fois pour les Blancs et pour les Noirs,
n’est tombé ni dans la satire ni dans les lamentations prophétiques, mais a
transformé la déchirure en œuvre d’art. C’est par le travail de dévoilement du
monde, d’objectivation, que l’écrivain doit placer chacun face à ses
responsabilités :

Mais dès à présent nous pouvons conclure que l’écrivain a choisi de


dévoiler le monde et singulièrement l’homme aux autres hommes
pour que ceux-ci prennent en face de l’objet ainsi mis à nu leur
entière responsabilité. […] la fonction de l’écrivain est de faire en
sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne s’en puisse
dire innocent 88.

Sartre récuse ainsi l’alternative d’une autonomie impliquant


l’irresponsabilité de l’écrivain, que revendique alors un Jean Paulhan, fervent
défenseur des intellectuels poursuivis pour « intelligence avec l’ennemi », et
d’un engagement politique qui sacrifie cette autonomie à son sens des
responsabilités, selon le modèle du militantisme communiste et du réalisme
socialiste incarné par Aragon (voir chapitre 4). Fondée sur une définition de la
responsabilité arrimée à sa philosophie de la liberté, mais aussi sur la croyance
collective dans le pouvoir symbolique des écrivains telle qu’elle s’est exprimée
lors des procès de l’épuration, la conception de la « littérature engagée » qu’il
développe lui permet de réaffirmer l’autonomie de l’écrivain à l’égard du monde
politique sans pour autant nier sa responsabilité. Dans Les Mandarins, Simone
de Beauvoir a décrit cette esthétique, qui situe l’existentialisme entre le pôle
esthète et le pôle avant-gardiste, par ses effets sur le lecteur (ou plutôt, en
l’occurrence, sur la lectrice qu’est Anne, son double fictionnel) :

Dubreuilh donnait l’impression d’écrire capricieusement, pour son


seul plaisir, des choses tout à fait gratuites ; et pourtant, le livre
fermé, on se retrouvait bouleversé de colère, de dégoût, de révolte,
on voulait que les choses changent. À lire certains passages de son
œuvre, on l’aurait pris pour un pur esthète : il a le goût des mots ; et
il s’intéresse sans arrière-pensée à la pluie et au beau temps, aux jeux
de l’amour et du hasard, tout ; seulement il ne s’arrête pas là :
soudain vous vous trouvez jeté dans la foule des hommes et tous
leurs problèmes vous concernent 89.

La position symboliquement dominante que l’existentialisme a acquise à la


Libération n’en sera pas moins contestée dès la fin des années 1940, à la fois par
les communistes qui fustigent son subjectivisme, son nihilisme, son pessimisme
(voir chapitre 4), et par la nouvelle droite des « Hussards », qui lui reproche son
moralisme et son caractère didactique. Dans un article intitulé « Paul & Jean-
Paul », Jacques Laurent établit un parallèle entre Paul Bourget et Jean-Paul
Sartre : « orgueilleux l’un et l’autre de leurs études universitaires », ces deux
écrivains auraient introduit des méthodes scientifiques dans l’univers
romanesque pour démontrer leurs thèses 90. Mais la littérature que promeuvent
ces deux courants n’est pas en mesure d’opposer une concurrence de poids à
l’existentialisme du point de vue littéraire : côté communiste, le réalisme
socialiste, côté « Hussards », le roman historique – lequel n’est pas moins
engagé, recourant, on l’a vu, à l’histoire de la Restauration comme allégorie des
années d’Occupation afin de contester le récit résistantialiste alors dominant 91 –,
tous deux défendant des formes très classiques et condamnant la modernité.
Également critiquée par un penseur comme Étiemble (Littérature dégagée,
1952), la conception sartrienne de la littérature engagée va être remise en cause
par le Nouveau Roman.

Une morale de l’écriture : le Nouveau Roman


De 1947 à 1956, Nathalie Sarraute publie un ensemble d’articles qu’elle
réunit en 1956 sous le titre de l’un d’entre eux, paru en 1950 : L’Ère du soupçon.
Inscrivant les nouvelles tendances romanesques dans la filiation de Dostoïevski,
Gide, Proust, Kafka, Faulkner, Woolf et le Sartre de La Nausée, elle y fournit
fondements et références au nouveau courant qui émerge dans les années 1950.
Systématisant ce socle théorique, Robbe-Grillet, éditeur littéraire des Éditions de
Minuit où paraissent les œuvres qui lui sont associées, les range sous une même
bannière dans son recueil Pour un nouveau roman (1961), dont le titre retourne
l’étiquette péjorative que le critique Émile Henriot, de l’Académie française, leur
avait accolée dans le compte rendu qu’il avait fait de La Jalousie et de
Tropismes, publié par Le Monde du 22 mai 1957.
Le nouvel art romanesque se fonde sur le rejet des conventions et des
procédés du roman traditionnel. Il se caractérise par un triple refus : du
personnage, de l’intrigue et du message, ainsi que l’explique Robbe-Grillet dans
son article de 1957, « Sur quelques notions périmées 92 ».
Le personnage est constitutif du roman : Balzac a laissé le père Goriot,
Dostoïevski les frères Karamazov. Or le personnage traditionnel doit avoir un
nom propre (nom de famille et prénom), des parents, une profession, souvent des
biens (une propriété). Surtout, il doit avoir un « caractère », que son visage
exprime et qui dicte ses actions, leur confère leur unité, leur cohérence. Il est à la
fois unique et général, voire universel. Il est vrai que cette généralité a déjà été
contestée par certains auteurs d’avant-guerre : ils ont parfois choisi pour héros
un fou, un enfant trouvé, un oisif, quelqu’un qui ne répond pas à des
déterminations sociales connues d’avance, du Lafcadio des Caves du Vatican au
Roquentin de La Nausée, ou au Meursault de L’Étranger, ou encore au
Ferdinand du Voyage au bout de la nuit, ces trois derniers romans étant écrits à
la première personne. Kafka est allé plus loin en renonçant à donner un nom à
son héros, qu’il désigne de la lettre K. Autre manifestation de cette évolution,
pointée par Nathalie Sarraute dans « L’ère du soupçon 93 », Le Bruit et la Fureur
de Faulkner épouse la perception d’un enfant qui n’effectue pas les liens de
causalité, et poursuit avec deux personnages qui ont le même nom. Quant à
Beckett, il change le nom et la forme de son héros dans le cours d’un même récit
(dans Malone meurt, par exemple).
Pour Robbe-Grillet, le personnage doté d’un nom, une identité sociale,
appartient à une époque révolue : celle qui a marqué l’apogée de l’individu et de
la bourgeoisie. « L’époque actuelle, dit-il, est plutôt celle du numéro matricule »
(p. 28). L’existentialisme a opéré un passage aux antihéros qui incarnaient la
contestation des valeurs humanistes, remises en cause par l’expérience de la
guerre moderne industrielle. Le Nouveau Roman va plus loin dans la remise en
cause de l’héritage humaniste en adoptant un parti pris moins anthropocentriste
(par un déplacement de l’attention sur les objets, par exemple, chez Beckett et
Robbe-Grillet), et en renonçant à caractériser ses protagonistes, lesquels sont
souvent de pures consciences (comme dans Malone meurt ou La Jalousie).
De même, le roman raconte une histoire. Il est construit autour d’une
intrigue qui constitue la trame de l’œuvre, lui donne ses nœuds, détermine son
déroulement, sa cohérence. L’écriture n’est qu’un moyen pour raconter une
histoire et produire un effet de réel. La convention entre l’auteur et le lecteur
réside dans la « suspension volontaire de l’incrédulité », selon l’expression de
Coleridge : l’auteur fait semblant de raconter une histoire vraie et le lecteur d’y
croire. Bien raconter, c’est faire ressembler ce qu’on écrit aux schémas dont les
gens ont l’habitude, à l’idée qu’ils ont de la réalité. Telle est la règle de la
vraisemblance. Suivant cette conception, le récit représente un ordre, celui du
système rationnel et organisateur qui s’est épanoui avec la prise du pouvoir par
la classe bourgeoise au XIXe siècle, explique Robbe-Grillet : il impose l’image
d’un univers stable, cohérent, univoque, intelligible, marqué par le passé simple,
la troisième personne, le narrateur omniscient, le déroulement chronologique, le
séquençage, etc. Or, poursuit l’auteur des Gommes, les relations entre l’homme
et le monde ont changé, et ont mis à mort les certitudes sur lesquelles se fondait
le roman traditionnel. Cette évolution est perceptible dans l’œuvre de Flaubert,
puis chez Proust, Kafka, Faulkner et Beckett. L’intrigue disparaît, ce qui ne
signifie pas qu’il ne se passe rien : les événements sont tantôt, comme chez
Nathalie Sarraute, d’ordre psychique, se produisant alors au niveau
infraconscient des affects, des petits drames qui accompagnent les actions les
plus banales du quotidien (ce qu’elle appelle des « tropismes », selon le titre
qu’elle a donné à son premier recueil publié en 1939), tantôt des événements qui
se contestent comme chez Beckett.
Surtout, l’intrigue n’organise plus le récit : les événements ou « l’histoire »
ne surgissent plus qu’à travers la conscience, la mémoire, le monologue
intérieur, en partie réels, en partie imaginés. Ainsi, dans Malone meurt de
Beckett, Malone tente de raconter une histoire dont on ne sait si elle évoque son
enfance, mais il change en cours de route le nom du personnage, son caractère,
modifie l’intrigue – transgressant les règles du roman classique. Le récit met
ainsi en abyme le travail de déconstruction du roman auquel se livre l’auteur.
Dans La Modification (1958) de Michel Butor, couronné par le prix Renaudot,
l’intrigue, parodie du mélodrame classique du triangle – un directeur de société
qui veut quitter sa femme pour sa maîtresse –, est un prétexte pour construire un
roman qui a pour héros deux villes, Paris et Rome. L’unité du récit tient dans un
trajet entre Paris et Rome, où l’on suit les pensées de l’homme qui a décidé cette
fois de ramener sa maîtresse à Paris mais, à mesure qu’il s’approche de Rome où
elle réside, son épouse commence à lui manquer. Ce principe d’unité permet de
passer du présent (les personnages dans le wagon, auxquels il donne des noms,
dont il imagine l’histoire) au passé – passé à Rome avec Cécile, passé avec sa
femme Henriette – et au futur tel qu’il se l’imagine.
La contestation du personnage ne faisait que prendre acte d’une tendance
déjà présente dans la littérature, notamment dans le courant existentialiste. Le
refus de l’intrigue ou la parodie d’intrigue va plus loin, mais il est plus juste de
parler de radicalisation que de coupure. C’est le rejet du message qui marque la
rupture du Nouveau Roman avec l’existentialisme. On l’a vu au chapitre 4,
Robbe-Grillet condamne aussi bien la « littérature engagée » que le « réalisme
94
socialiste » pour leur didactisme . Selon lui, l’art ne doit servir aucune cause,
sous peine de sombrer dans l’orthodoxie et la routine. Refusant l’héritage
humaniste, qui veut que la littérature soit porteuse d’une morale positive, Robbe-
Grillet appelle au retour de « l’art pour l’art ». Pour l’écrivain, la notion
d’engagement ne peut être « de nature politique ». Elle désigne « la pleine
conscience [qu’il a] des problèmes actuels de son propre langage […] » (p. 39).
Sur le plan esthétique, le refus de signifier que marque ce triple rejet des
conventions romanesques implique une attention accrue portée à la forme, au
langage, au médium. La rupture avec ces conventions, le recours à des
techniques comme la mise en abyme, ou encore la construction très symétrique
du récit dans La Modification attirent l’attention du lecteur vers l’expression
elle-même.

L’ethos de l’écrivain moderne s’est ainsi construit autour du paradigme de
vérité, qui n’est pas contradictoire, on l’a vu, avec la fictionnalisation. Si le
recours à la fiction a pu constituer un moyen de contourner la censure, la
distinction entre fiction et non-fiction ne suffit pas, en tout état de cause, à
protéger un texte face aux limites fixées à la liberté d’expression, en raison des
effets supposés subversifs de la fiction dans son mode de représentation de
l’ordre social, qui lui confère une dimension politique. Cette distinction ne s’est
d’ailleurs établie que progressivement, avec la proclamation de l’autonomie de
l’univers fictionnel par rapport au monde réel, et surtout par rapport à son auteur,
à travers la distinction entre auteur, narrateur et personnages, puis celle, plus
récente, entre apologie et représentation. La littérature moderne a conservé cet
héritage de subversion, en proposant des visions du monde alternatives, voire
opposées à l’idéologie dominante et à la doxa, sans aller jusqu’à contester
l’épistémè. Elle est cependant restée tiraillée entre art pour l’art et engagement.

1. Senancour, De l’amour, cité par Paul Bénichou, Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel
laïque dans la France moderne [1973], Paris, Gallimard, 1996, p. 206.
2. Sur les différentes conceptions des effets sociaux de littérature, Gisèle Sapiro, La Responsabilité de
l’écrivain, op. cit. Le cadre législatif et les procès évoqués dans les deux premières sections de ce
chapitre y sont développés plus en détail.
3. Paul-Louis Courier, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964
[1951], p. 214.
4. Voir Gisèle Sapiro, « Une catégorie éthique de l’entendement lettré : le concept de
désintéressement », Revue Silène, 22 novembre 2017 (en ligne).
5. Voltaire, « Lettres, gens de lettres ou lettré », Dictionnaire philosophique, Paris, Imprimerie
nationale, 1994, p. 324.
6. Armand Carrel, « Essai sur la vie et les écrits de Paul-Louis Courier », texte rédigé pour la
première édition des Œuvres complètes de Paul-Louis Courier en 1829, repris in Paul-Louis Courier,
Œuvres. Pamphlets politiques et littéraires, Éditions d’Aujourd’hui, 1984, p. 33.
7. D’après les comptages du Pierre-Antoine Daru, Notions statistiques sur la librairie pour servir à la
discussion de la loi sur la presse, Paris, Firmin Didot, 1827. Voir aussi l’analyse qu’en fait David
Bellos, « La conjoncture de la production », in Roger Chartier et Henri-Jean Martin, Histoire de
l’édition française, t. II, Paris, Fayard / Cercle de la librairie, 1991, p. 733-735.
8. Philarète Chasles, « Statistique littéraire et intellectuelle de la France », Revue de Paris, 1829, dans
ibid., p. 739-740.
9. Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales. Europe XVIIe siècle-XXe siècle, Paris,
Seuil, 1998, rééd. « Points », 2001.
10. Rapport du 10 décembre 1828, reproduit in « Bibliothèque historique », Gazette littéraire. Revue
française et étrangère de la littérature, des sciences, des beaux-arts, etc., 19 août 1830, p. 586.
11. « Bibliothèque historique », Gazette littéraire…, 2 septembre 1830, p. 611.
12. Procès fait aux chansons de P.-J. Béranger, Paris, Baudouin frères, 1828, p. 148.
13. Gazette des tribunaux, 11 décembre 1828.
14. Ibid.
15. Yvonne Bellenger, « Le pamphlet avant le pamphlet : le mot et la chose », Cahiers de
l’Association internationale des études françaises, vol. 36, no 1, 1984, p. 87-96.
16. John Austin, Quand dire, c’est faire [1962], trad. Gilles Lane, Paris, Seuil, 1970, rééd. « Points »,
1991.
17. Christian Jouhaud, Mazarinades : La Fronde des mots, rééd. Paris, Aubier, 2009.
18. Voir Malesherbes, Mémoires sur la librairie [1758]. Mémoire sur la liberté de la presse [1788],
Paris, Imprimerie nationale, 1994, p. 232.
19. Ce dialogue est mis en scène dans Paul-Louis Courier, Pamphlet des pamphlets, in Œuvres
complètes, op. cit., p. 210.
20. Ibid., p. 211, 212.
21. Intervention de Nicod de Ronchaud, député du Jura, à la Chambre des députés, in M. J. Vidal et
M. E. Laurent (dir.), Archives parlementaires de 1787 à 1860. Recueil complet des débats
législatifs & politiques des chambres françaises, T. L, 13 février 1827, Paris, Imprimerie Paul Dupont,
1882, p. 537.
22. Paul-Louis Courier, Pamphlet des pamphlets, in Œuvres complètes, op. cit., p. 219.
23. Ibid., p. 218.
24. Procès de Paul-Louis Courier [1821], in Paul-Louis Courier, Œuvres complètes, op. cit., p. 99.
25. Ibid., p. 107.
26. Marc Angenot, La Parole pamphlétaire, op. cit.
27. Cité d’après Alain Dejammet, Paul-Louis Courier, Paris, Fayard, 2009, p. 451.
28. Cité d’après Jean Touchard, La Gloire de Béranger, t. II, Paris, Armand Colin, 1968, p. 155.
29. Judith Lyon-Caen, La Lecture et la Vie. Les usages du roman au temps de Balzac, Paris,
Tallandier, 2006.
30. Louis Blanc, « L’avenir littéraire », Revue du Progrès, 15 février 1839, cité par Albert Cassagne,
La Théorie de l’art pour l’art…, op. cit., p. 79.
31. Cité d’après Le Moniteur universel, 11 mars 1842. Voir aussi, sur ce procès, Le Constitutionnel,
11 mars 1842 et Journal des débats, 11 mars 1842.
32. Le procès est reproduit dans Gustave Flaubert, Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1951, p. 615-683 (« Appendice »). Sur le procès, voir Dominick LaCapra, « Madame
Bovary » on Trial, Ithaca, Cornell University Press, 1982 ; Yvan Leclerc, Crimes écrits. La littérature
en procès au XIXe siècle, Paris, Plon, 1991 ; Elisabeth Ladenson, Dirt for Art’s Sake. Books on Trial
from Madame Bovary to Lolita, Cornell University Press, 2007 ; et Gisèle Sapiro, La Responsabilité
de l’écrivain, op. cit., deuxième partie.
33. Gustave Flaubert, lettre du 30 octobre 1856 à Edma Roger des Genettes, Correspondance, t. II,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, p. 643. Sur les enjeux et luttes autour de la
notion de « réalisme », voir Anna Boschetti, « Réalisme », in Ismes, op. cit., p. 23-106.
34. Comme l’a noté Gérard Genette, « Silences de Flaubert », Figures, Paris, Seuil, 1966, p. 223-243.
35. Norbert Christian Wolf, « Ästhetische Objektivität. Goethes und Flauberts konzept des Stils »,
Poetica, vol. 34, no 1-2, 2002, p. 125-169.
36. Reproduit dans Le Moniteur, 7 avril 1847, et dans La Querelle du roman-feuilleton. Littérature,
presse et politique, un débat précurseur (1836-1848), textes réunis et présentés par Lise Dumasy,
Grenoble, Ellug, 1999, p. 108 et 109.
37. Louis Desnoyers, « Un peu d’histoire à propos de roman », Le Siècle, 5 septembre 1847, reproduit
in ibid., p. 133 pour la citation.
38. Voir notamment Dominick LaCapra, « Madame Bovary » on Trial, op. cit.
39. Je renvoie à mon analyse du roman dans La Responsabilité de l’écrivain, op. cit., p. 266 sq.
40. Et que réactualise à cette époque le philosophe Victor Cousin, Du vrai, du bien, du beau, Paris,
Didier, 1854.
41. Voir Robert Fath, Influence de la science sur la littérature française dans la deuxième moitié du
e
XIX siècle, Lausanne, Payot, 1901.

42. Alfred-Auguste Cuvillier Fleury, « Revue littéraire. Madame Bovary de Gustave Flaubert »,


Journal des débats, 26 mai 1857.
43. Albert Cassagne, La Théorie de l’art pour l’art…, op. cit.
44. Armand de Pontmartin, « Le roman bourgeois et le roman démocrate. MM. Edmond About et
Gustave Flaubert », Le Correspondant, juin 1857, p. 303-304.
45. Alfred-Auguste Cuvillier Fleury, « Revue littéraire », art. cité.
46. Léon Aubineau, « D’un roman nouveau », L’Univers, 26 juin 1857.
47. Jules Barbey d’Aurevilly, « Préface à la nouvelle édition », Une vieille maîtresse [1851], Paris,
Achille Faure, 1866, p. 13.
48. L’Artiste du 18 octobre 1857, reproduit dans Charles Baudelaire, Œuvres complètes, texte établi,
présenté et annoté par Claude Pichois, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975,
rééd. 2008, p. 81-82.
49. Gustave Flaubert, lettre du 6 février 1876, Correspondance, t. V, Paris, Gallimard, « Bibliothèque
de la Pléiade », 2007, p. 12.
50. Émile Zola, Les Romanciers naturalistes [1890], in Œuvres complètes, Paris, Fasquelle, 1906,
p. 275.
51. Voir Stephen Heath, Gustave Flaubert. Madame Bovary, Cambridge / New York, Cambridge
University Press, 1992, p. 29.
52. Voir, par exemple, l’analyse sociologique que propose de son œuvre Michael Lucey, Les Ratés de
la famille. Balzac et les formes sociales de la sexualité, Paris, Fayard, 2003.
53. Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain, op. cit., troisième partie. Sur ces procès, voir aussi
Yvan Leclerc, Crimes écrits, op. cit.
54. Lettre de Louis Desprez à Henry Kistemaeckers, 28 juillet 1884, reproduite dans « Un procès
littéraire : Louis Desprez (souvenirs d’un éditeur) », Mercure de France, no 560, 1921, p. 433-434.
55. Louis Desprez, Pour la liberté d’écrire, repris in René-Pierre Colin et Jean-François Nivet, Louis
Desprez (1861-1885). Pour la liberté d’écrire, biographie suivie de Pour la liberté d’écrire et de Mes
prisons, par un naturaliste, Tusson, Éditions du Lérot, 1992, p. 214 et 228.
56. Nelly Wolf, « Le roman comme démocratie », Revue d’histoire littéraire de la France, no 2, 2005,
p. 343-352.
57. Voir Christophe Charle, Naissance des « intellectuels », op. cit., et Andrew Abbott, The System of
Professions, op. cit.
58. Voir Michel Raimond, La Crise du roman. Des lendemains du naturalisme aux années vingt,
Paris, José Corti, 1967 ; voir aussi Dominique Viart, Le Roman français au XXe siècle, Paris, Armand
Colin, 2011.
59. Jacques Bouveresse, La Connaissance de l’écrivain, op. cit.
60. Sur la typicalité, voir l’ouvrage classique d’Erich Auerbach, Mimésis. La représentation de la
réalité dans la littérature occidentale, trad. Cornélius Heim, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des
idées », 1968 [1946]. Sur l’exemplarité, voir Alexandre Gefen, Emmanuel Bouju, Marielle Macé et
Guiomar Hautcœur (dir.), Littérature et exemplarité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007.
61. Christian Baudelot et Roger Establet, Durkheim et le suicide, Paris, PUF, 1998.
62. Jacques Dubois, Les Romanciers du réel, Paris, Seuil, « Points », 2000.
63. Voir Jérôme Meizoz, L’Âge du roman parlant, 1919-1939, Genève, Droz, 2001.
64. Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard,
1982.
65. Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé, Paris, Gallimard, 1997.
66. Pierre Bourdieu, La Domination masculine, op. cit.
67. Voir Jean Norton Cru, Du témoignage, Paris, Gallimard / NRF, 1930.
68. Voir Maurice Rieuneau, Guerre et révolution dans le roman français, op. cit. Voir aussi Léon
Riegel, Guerre et littérature. Le bouleversement des consciences dans la littérature romanesque
inspirée par la Grande Guerre (littératures française, anglo-saxonne et allemande), 1910-1939, Paris,
Klincksieck, 1978 ; et Pierre Schoentjes, Fictions de la Grande Guerre. Variations littéraires sur 14-
18, Paris, Classique Garnier, « Études de littérature des XXe et XXIe siècles », 2009.
69. Voir Philippe Baudorre, Barbusse, le pourfendeur de la Grande Guerre, Paris, Flammarion, 1995.
70. Jean Norton Cru, Du témoignage, op. cit.
71. Robert Wohl, The Generation of 1914, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1979, p. 24
sq.
72. Gaétan Picon, Panorama de la nouvelle littérature française, Paris, Gallimard, « Tel », 1976,
rééd. 1988, p. 53 sq.
73. Voir Maurice Rieuneau, Guerre et révolution dans le roman français, op. cit. ; voir aussi Antoine
Prost, Les Anciens Combattants et la Société française, 1914-1939, vol. 3, Mentalités et idéologies,
Paris, PFNSP, 1977, p. 160-163, p. 132-136, et notamment le graphique p. 133.
74. Le terme d’engagement apparaît dans la pensée existentialiste chrétienne de l’entre-deux-guerres,
et se voit associé à la littérature par les écrivains du Front populaire, sans avoir été théorisé à cette
époque. Voir Benoît Denis, « Engagement littéraire et morale de la littérature », in Emmanuel Bouju
(dir.), L’Engagement littéraire, op. cit., p. 40, n. 1.
75. Voir Margaret Atack, Literature and the French Resistance : Cultural Politics and Narrative
Forms, 1940-1950, Manchester, Manchester University Press, 1989 ; et James Steel, Littératures de
l’ombre, op. cit.
76. Amy Smiley, « Représentation et Résistance. Les Amants d’Avignon et le “réel” de la femme », in
Marianne Gaudric-Delranc (dir.), Elsa Triolet, un écrivain dans le siècle, Paris, L’Harmattan, 2000,
p. 147-163. Sur la construction des identités genrées à cette époque, voir Francine Muel-Dreyfus,
Vichy et l’éternel féminin. Contribution à une sociologie politique de l’ordre des corps, Paris, Seuil,
« XXe siècle », 1996.
77. Voir Louis Pinto, « (Re)traductions. Phénoménologie et “philosophie allemande” dans les années
1930 », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 145, no 5, 2002, p. 21-33.
78. Voir Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., p. 120-126.
79. Marguerite Bonnet, « L’Orient dans le surréalisme : mythe et réel », Revue de littérature
comparée, no 216, 1980, p. 411-424 ; Norbert Bandier, Sociologie du surréalisme, op. cit.
80. Jean-Paul Sartre, « M. François Mauriac et la liberté », art. cité.
81. Denis Hollier (dir.), Le Collège de sociologie (1937-1939), Paris, Gallimard, « Folio », 1979.
82. Voir Denis Hollier, Les Dépossédés. Bataille, Caillois, Leiris, Malraux, Sartre, Paris, Éd. de
Minuit, 1993.
83. Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, op. cit. Sur l’existentialisme après la guerre,
voir notamment Maurice Nadeau, Le Roman français depuis la guerre, Paris, Gallimard, « Idées »,
1963 ; et Anna Boschetti, Sartre et « Les Temps Modernes », op. cit.
84. Voir Susan Suleiman, « Ontology and politics : The representation of communists in Sartre’s
fiction and theatre », Journal of Romance Studies, vol. 6, no 1-2, 2006, p. 127-142.
85. Voir Gisèle Sapiro, « Responsibility and freedom : Foundations of Sartre’s concept of intellectual
engagement », Journal of Romance Studies, vol. 6, no 1-2, 2006, p. 31-48 ; et La Responsabilité de
l’écrivain, op. cit., p. 667-687.
86. *** [Jean-Paul Sartre], « La littérature, cette liberté ! », Les Lettres françaises, 15 avril 1944.
87. Jean-Paul Sartre, La Responsabilité de l’écrivain, op. cit., p. 29.
88. Id., « Situation de l’écrivain en 1947 », repris in Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard,
1948, rééd. « Folio essais », 1993, p. 29-30.
89. Simone de Beauvoir, Les Mandarins, t. I, Paris, Gallimard, « Folio », 1972, rééd. 1987, p. 70
[1954].
90. Jacques Laurent, « Paul & Jean-Paul », art. cité, (p. 27 pour la citation).
91. Voir Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy (1944-198…), Paris, Seuil, 1987.
92. Alain Robbe-Grillet, « Sur quelques notions périmées », Pour un nouveau roman, op. cit. Voir
aussi Jean Ricardou, Le Nouveau Roman, suivi de Les Raisons de l’ensemble, Paris, Seuil, 1973, rééd.
« Points », 1990 ; et Nelly Wolf, Une littérature sans histoire : essai sur le nouveau roman, Paris,
Droz, 1995.
93. Nathalie Sarraute, « L’ère du soupçon » (1950), repris dans L’Ère du soupçon, op. cit., p. 75.
94. Anne Simonin, « La mise à l’épreuve du nouveau roman », art. cité.
Excursus : André Gide et l’éthique
de la sincérité

Le renouvellement du genre autobiographique après la Grande Guerre est


1
étroitement lié à la remise en cause du roman réaliste . Empruntant à la fois au
modèle religieux de la confession et à celui des autobiographies sollicitées par
les psychiatres et psychologues à partir de la fin du XIXe siècle, il est aussi lié au
paradigme de vérité, dont il apparaît comme la forme subjectivée. En effet,
privilégiant la restitution d’une réalité sur la vraisemblance, il constitue un autre
moyen d’explorer les réalités intérieures du moi et de la subjectivité, par
l’introspection et le retour sur l’enfance. Ici le témoignage se centre sur
l’individu et son histoire, le caractère véridique étant assuré par le fait que
l’auteur et le protagoniste sont la même personne, le premier faisant appel à sa
mémoire et à son expérience. Mais en assumant publiquement ce récit à la
première personne, en exposant aux regards de tous les choses les plus secrètes,
quitte à transgresser des tabous, ce genre illustre de la manière la plus radicale le
principe de sincérité qui doit fonder l’éthique de responsabilité de l’écrivain.
Figure par excellence de « l’esthète », André Gide, en faveur duquel la nouvelle
génération de poètes (dont les futurs surréalistes) regroupée autour de la revue
Littérature a arbitré contre Barrès, donne à ce genre sa forme la plus aboutie.
Né dans une famille très fortunée, André Gide a eu la possibilité de différer
l’attente du succès, mais son échec initial lui a ouvert des vues sur la carrière
d’écrivain, qu’il met en scène dans Paludes (1895), et a favorisé un travail de
réflexivité précoce 2. Pour Gide, l’entreprise autobiographique est étroitement
associée au projet littéraire même. Marqué par la lecture du Journal d’Amiel au
moins autant que par les Confessions de Rousseau, il a commencé à tenir son
propre journal très tôt, à l’âge de vingt ans (en 1889), mais n’entreprendra d’en
publier des extraits qu’à partir de 1934. Mis à part la parution en 1910 de
quelques pages sur Oscar Wilde, qui relèvent d’ailleurs plus du témoignage, le
récit de ses souvenirs d’enfance et de jeunesse, qui sort en 1926 sous le titre Si le
grain ne meurt, inaugure la publication de l’œuvre autobiographique. Un extrait
avait paru dans La Nouvelle Revue française en 1921, au lendemain de la Grande
Guerre, et une première édition imprimée du livre en un très petit nombre
d’exemplaires, sans nom d’éditeur, avait été rendue disponible dès cette date. Le
livre met en place un modèle qui servira de matrice à nombre d’autobiographies
ultérieures.
Dès le début de son autobiographie 3, le narrateur explique que son « récit
n’a raison d’être que véridique » (p. 10). Cette vérité implique un risque, il dit
savoir à l’avance qu’elle va lui faire « du tort », qu’on pourra « en tirer parti »
contre lui. Pourquoi donc prendre ce risque ? La réponse renvoie au modèle de la
confession : « Mettons que c’est par pénitence que je l’écris. » (p. 10). Par sa
connotation religieuse, elle établit aussi le lien entre l’auteur de l’autobiographie
et l’enfant qu’il décrit, fortement imprégné de la haute exigence morale et
puritaine qui régissait son univers familial, et qui continue de travailler l’ethos
de l’écrivain jusque dans son entreprise la plus profane. Le « Mettons » introduit
cependant une distance qui jette aussitôt le doute sur cette motivation morale et
invite à la considérer comme une convention littéraire, laquelle renvoie à son
modèle religieux et fonde le pacte avec le lecteur. Cette convention et le modèle
religieux qui l’inspire viennent garantir, en quelque sorte, la sincérité du propos,
la pénitence s’opposant à la flatterie et à l’autocélébration : « C’est la vérité que
je dis, non point ce qui me fasse honneur. » (p. 61).
La sincérité dans l’écriture implique donc un risque, elle expose son auteur 4,
mais elle requiert aussi un effort pour surmonter la honte à évoquer certains
sujets (p. 65) et de l’audace pour parler de sujets tabous, en particulier la
sexualité, l’onanisme et l’homosexualité. Ici le travail de mémoire et
d’introspection s’apparente à la démarche psychologique et psychanalytique. En
effet, les récits autobiographiques des pathologies sexuelles, qui empruntaient
beaucoup au registre de la confession, ont évolué depuis la fin du XIXe siècle,
avec l’émergence d’une science de la sexualité, de l’aveu à l’anamnèse, plaçant
l’enfance en son centre. Mais rares sont les autobiographies écrites en dehors du
cadre médical : le Dr Laupts alias Georges Saint-Paul en publie deux en lien
avec son enquête sur l’inversion, dont une, intitulée le Roman d’un inverti-né, lui
a été communiquée par Émile Zola : il s’agit du récit qu’un jeune aristocrate
5
italien lui avait confié pour servir de base à un roman réaliste . Ce type de récit
demeure donc le plus souvent anonyme, confié de manière plus ou moins
honteuse à un spécialiste en vue d’y trouver un remède. La transgression
consiste à l’assumer publiquement. C’est une problématique que l’on retrouvera
dans L’Âge d’homme (1939) de Michel Leiris.
Cependant, chez Gide, la honte ne touche pas seulement la sexualité mais
aussi la question de la simulation de la maladie et de la duplicité vis-à-vis de son
entourage : « Ah ! quel souvenir misérable ! Comme je sauterais par-dessus, si
j’acceptais de rien omettre », dit le narrateur à propos de l’épisode de sa tentative
de simuler la douleur pour attirer l’attention de son oncle qui ne le prenait pas au
sérieux (p. 114). La duplicité est un thème central de Si le grain ne meurt, le
narrateur adulte oscillant, à propos de l’enfant, entre la thèse de la mauvaise foi
et celle de la semi-inconscience (« En croyant les tromper, c’est sans doute moi
que je trompe »). Ce thème n’en confère que plus de relief à la démarche de
sincérité qui sous-tend l’entreprise autobiographique, et donne son sens à celui
de la pénitence annoncé au départ : le malaise de l’adulte qui doit surmonter sa
honte pour rétablir la vérité contre les mensonges de l’enfant est sa punition. Le
thème de la duplicité et de la mauvaise foi enfantines sera repris par Jean-Paul
Sartre dans Les Mots (1964).
Un autre thème central est la prise de conscience de l’écart entre le point de
vue subjectif, qu’il s’agisse de la perception ou du souvenir, et la réalité,
reconstituée grâce à des témoignages et des documents. Cet écart entre le
souvenir trompeur et la réalité sera un des thèmes travaillés par Georges Perec
dans W ou le souvenir d’enfance (1975). Mais le travail de mémoire induit chez
Gide un désenchantement. Par exemple, alors qu’il croit se souvenir de l’entrée
des Prussiens à Rouen, sa mère lui dit qu’il s’agit plus probablement des
« retraites aux flambeaux » du samedi soir :

Et soudain je reconnaissais aussi la chanson. Tout se remettait à sa


place et reprenait sa proportion. Mais je me sentais un peu volé ; il
me semblait que j’étais plus près de la vérité d’abord, et que méritait
bien d’être un événement historique ce qui, devant mes sens tout
neufs, se douait d’une telle importance. De là ce besoin inconscient
de le reculer à l’excès afin que le magnifiât la distance. (p. 25).

Gide note ici l’erreur qui guette sans cesse la subjectivité ou les défaillances
possibles de la mémoire, et en prévention desquelles il faut exercer une
vérification et un contrôle constants, en confrontant le souvenir aux autres
témoignages ou aux traces écrites, et par recoupements, à la manière des
scientifiques. Mais, plus encore que ce souci de vérité, il lui importe de restituer
ce souvenir erroné, qui jette là encore un pont entre l’auteur et l’enfant, et
l’expérience de la déception ou du désenchantement né du rétablissement de la
vérité factuelle.
La restitution d’un point de vue subjectif sur le monde et son objectivation
sont au cœur de l’entreprise autobiographique, et c’est la vérité de ce point de
vue que l’auteur s’est donné la charge d’évoquer avec la plus grande sincérité
possible, condition du travail d’objectivation. D’autant que – autre thème central
du livre – c’est précisément de l’écart entre l’imagination et la réalité que naît la
vocation littéraire du jeune protagoniste. On comprend mieux qu’à la réalité
banale, brute, partagée par tous, parfois tragique comme lorsque son père meurt,
l’auteur préfère le souvenir erroné ou l’imagination (il imagine ainsi que son
père n’est pas mort pour de vrai, qu’il rejoint sa mère la nuit 6), forme de
complicité avec l’enfant rêveur qu’il était, et face positive de ce qu’il juge à
d’autres moments sévèrement comme de la duplicité.
L’imagination, la rêverie, l’art (le piano) s’associent chez l’enfant à la
maladie réelle ou simulée et à l’angoisse, le Schaudern, comme autant de modes
de résistance à la rigidité et à l’arbitraire des normes sociales et morales que lui
imposent son entourage, sa mère en particulier, mais aussi le système scolaire.
Ces caractéristiques, qui fondent le sentiment de sa différence, de sa singularité,
s’accentuent après la mort du père qui introduisait une note de souplesse ou de
justification intellectuelle dans ce système. Du vivant de son père, ses parents
s’opposaient en effet sur l’éducation. Ces désaccords sous-tendent l’« habitus
7
clivé » du futur écrivain . Issus de milieux très différents – bourgeoisie
industrielle et commerciale rouennaise convertie du catholicisme au
protestantisme du côté de la mère ; bourgeoisie intellectuelle protestante et
cévenole du côté du père, grand professeur de droit descendant d’une lignée de
juristes –, ils divergeaient notamment sur l’obéissance, « [l]a mère restant d’avis
que l’enfant doit se soumettre sans chercher à comprendre, [le] père gardant
toujours une tendance à tout expliquer ». La mère le comparait « au peuple
hébreu et protestait qu’avant de vivre dans la grâce il était bon d’avoir vécu sous
la loi » (p. 16). Et même s’il pense au moment où il écrit que sa mère « était dans
le vrai », il éprouve de la tendresse pour « l’état d’insubordination fréquente et
de continuelle discussion » dans lequel il restait vis-à-vis d’elle, état qui le
rattache à la tradition d’opposition et de résistance cévenoles. Et si la notion de
pénitence est un résidu des valeurs maternelles, la tentative de se comprendre et
de s’expliquer à lui-même et aux autres, au risque de heurter le bon goût et la
morale, l’inscrit davantage dans la filiation de son père et de son ethos
intellectuel. La pénitence se mue du reste en défense, aussitôt déniée – « Ce n’est
pas ma défense, c’est mon histoire que j’écris » (p. 309) –, à la fin du récit, qui
se clôt significativement sur la mort de la mère.
Malgré l’effort de sincérité qu’il a prodigué, Gide demeure insatisfait du
résultat. Tout en considérant que « c’est, de beaucoup, [son] meilleur livre »,
Roger Martin du Gard, auquel il a fait lire cette partie dans sa première version
imprimée en 1920, lui reproche d’avoir triché en dérobant l’essentiel – sa
formation « vu du dedans », la naissance de sa vocation littéraire, etc. : « Vous
vouliez parler de vous sans fausse honte, laisser de vous une image d’une
inoubliable vérité. Vous vous êtes laissé aller au charme de vos souvenirs, à
l’agrément presque uniquement littéraire, de cette belle coulée de miel – qui est
incomparable, j’en conviens – et l’essentiel, vous l’avez escamoté sans trop vous
8
en apercevoir . » Martin du Gard blâme donc son ami de n’avoir pas été au bout
de son projet, d’avoir sacrifié la sincérité et la vérité à la littérarité. Gide a
intégré ces critiques à la fin de la première partie de l’édition :

Mon intention pourtant a toujours été de tout dire. Mais il est un


degré dans la confidence que l’on ne peut dépasser sans artifice, sans
se forcer ; et je cherche surtout le naturel. Sans doute un besoin de
mon esprit m’amène, pour tracer plus purement chaque trait, à
simplifier tout à l’excès ; on ne dessine pas sans choisir ; mais le plus
gênant c’est de devoir présenter comme successifs des états de
simultanéité confuse. Je suis un être de dialogue ; tout en moi
combat et se contredit. Les Mémoires ne sont jamais qu’à demi
sincères, si grand que soit le souci de vérité : tout est toujours plus
compliqué qu’on ne le dit. Peut-être même approche-t-on de plus
près la vérité dans le roman. (p. 280).

Cette dernière phrase fait sans doute écho à sa discussion avec Proust, qui lui
a dit après avoir lu, lui aussi, la première partie de ses mémoires : « Vous pouvez
tout raconter ; mais à condition de ne jamais dire : Je 9. » Elle se réfère également
à la discussion avec Martin du Gard, dont on trouve la trace dans la même lettre,
à propos de Corydon cette fois. Pour l’auteur des Thibault, la seule manière
valable d’aborder la question de l’homosexualité n’est ni l’explication, ni la
défense : « C’est en peignant la passion avec une telle sincérité, un tel accent de
vérité, une si exacte chaleur, qu’elle s’impose comme une réalité 10. » Ce qui
renvoie, par-delà la distinction entre démontrer et montrer (qui différencie le
savant de l’écrivain), à celle entre vérité et vraisemblance. Cependant, dans la
deuxième partie de Si le grain ne meurt, qui certes va plus loin dans la
révélation, Gide oppose précisément vérité et vraisemblance pour dire que la
première surpasse la seconde, et qu’il aurait fallu atténuer, voire fausser, la vérité
pour paraître vraisemblable :

Je sais bien que certaine précision, que j’apporte ici, prête à sourire ;
il me serait aisé de l’omettre ou de la modifier dans le sens de la
vraisemblance ; mais ce n’est pas la vraisemblance que je poursuis,
c’est la vérité ; et n’est-ce point précisément lorsqu’elle est le moins
vraisemblable qu’elle mérite le plus d’être dite ? Pensez-vous que
sinon j’en parlerais ? (p. 343).

Bien qu’ils conçoivent sa mise en œuvre de manière opposée (masquée ou


assumée), Gide et Martin du Gard partagent la valeur de la « sincérité », qu’ils
placent au-dessus de tout. En outre, malgré les différences génériques nettes
entre l’autobiographie et le roman (encore que le choix de la première ou de la
troisième personne ne suffise pas à démarquer l’autobiographie de la fiction,
puisque le « je » peut être celui d’un personnage fictif 11), malgré les divergences
entre les partisans de la mise en scène de la sincérité, de Gide à Leiris, et ceux
qui, à l’instar de Proust et de Martin du Gard, choisissent d’avancer masqués, on
constate que l’opposition est moins tranchée dans la pratique, et devrait sans
doute être rapportée à des écarts d’habitus et d’ethos plutôt qu’à de clairs partis
pris esthétiques. Ainsi, Roger Martin du Gard a écrit pendant la Grande Guerre
deux chapitres de ses mémoires qu’il ne peut se résigner à achever et à publier,
mais il encourage Gide à persévérer dans cette voie. Gide lui-même, au moment
où il fait imprimer la première partie de Si le grain ne meurt, médite le projet de
son unique roman (ou plutôt le seul qu’il ait accepté de définir comme tel 12), Les
Faux-monnayeurs, qu’il publiera en 1926, en même temps que son
autobiographie dont il a différé la mise en vente. On trouve dans le roman des
échos à l’interrogation de l’auteur de Si le grain ne meurt, à travers les questions
que se posent ses personnages, à savoir si la sincérité est possible lorsqu’il y a
division ou dédoublement de la personnalité, ou encore si l’examen de
conscience ne serait qu’une illusion 13.
Si le grain ne meurt paraît au plus fort des attaques adressées à Gide par les
écrivains nationalistes et catholiques, qui lui reprochent son immoralisme, son
pessimisme, son subjectivisme et son irresponsabilité 14. Au moment où Gide
trace les limites de son projet du point de vue de l’objectif de sincérité et de
vérité qu’il s’est fixé, son principal détracteur, Henri Massis, condamne le
principe même de la sincérité, l’opposant, par une pirouette dont il est
coutumier, à la vérité :

Qu’est-ce donc que la sincérité pour Gide ? Être sincère, c’est avoir
toutes les pensées, c’est leur accorder le droit d’être pour cela seul
qu’on les trouve en soi, car « rien de ce qui est en nous ne doit être
différé ». M. André Gide est de ceux qui refusent la vérité par crainte
de s’appauvrir ; il croit l’erreur plus féconde que le vrai, parce que le
vrai est un et que l’erreur est innombrable. C’est le propre du
15
dilettantisme .

La vérité, pour ce porte-parole de l’Église, est bien entendu d’ordre


métaphysique et a un caractère absolu qui l’oppose tant à la vérité scientifique
qu’à la vérité historique – objective ou subjective – dont Gide est soucieux. La
mise en cause du principe de sincérité par Massis au nom de cette « vérité »
métaphysique relève en réalité de la même logique que celle de la condamnation,
par le Syllabus de 1864, du principe de la science moderne selon lequel toute
vérité est bonne à dire. Elle condamne l’entreprise même de restitution du point
de vue subjectif, dans le genre autobiographique comme dans le genre
romanesque, au nom du fait que l’individu doit s’effacer devant les normes de la
collectivité et doit garder secrets le vice et la confession.
Loin d’être passagère ou anecdotique, cette attaque est représentative des
positions conservatrices qui combattent depuis le début de la Troisième
République les tendances de la littérature moderne au nom de la morale et de
l’intérêt national, rappelant l’écrivain à ses responsabilités sociales (voir
chapitre 1). Ces attaques culmineront sous le régime de Vichy 16. À cette
conception conservatrice et hétéronome de la responsabilité de l’écrivain, les
tenants de l’autonomie littéraire, depuis les théoriciens de l’art pour l’art,
opposent l’éthique de responsabilité de l’artiste, fondée sur des valeurs propres à
17
leur pratique intellectuelle : beauté, vérité, sincérité, probité, désintéressement .
Condamné par ses détracteurs, aux yeux desquels il fait figure de chef
d’école, pour son irresponsabilité et la gratuité de son art, dont le crime gratuit
de Lafcadio dans Les Caves du Vatican est comme la métaphore, Gide oppose à
ce moralisme tout extérieur à la pratique littéraire et qui cherche à lui imposer
des limites sociales une éthique de responsabilité fondée sur le souci de vérité et
la sincérité. Ce souci, qu’il met d’abord à l’épreuve dans l’entreprise
autobiographique, sera ensuite placé au service du témoignage, avec la
dénonciation des abus de l’administration coloniale au Congo (Voyage au
Congo, 1927), puis avec le récit du voyage en URSS et sa version retouchée
(Retour d’URSS, 1936, et Retouches à mon « Retour de l’URSS », 1937). Le
souci de vérité et de sincérité a donc dicté la plupart des prises de position
politiques de Gide et nourri son éthique de responsabilité comme auteur et
comme intellectuel.

1. Voir Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, « Points », 1re éd. 1975, rééd. 1996,
et Jacques Lecarme et Éliane Lecarme-Tabone, L’Autobiographie, Paris, Armand Colin, 1997.
2. Sur l’enfance de Gide, voir la biographie de Claude Martin, André Gide ou la vocation du bonheur,
t. I, 1869-1911, Paris, Fayard, 1998. Voir aussi Pierre Lepape, André Gide le Messager, Paris, Seuil,
« Biographie », 1997.
3. Les références renvoient à l’édition courante en poche : André Gide, Si le grain ne meurt, Paris,
Gallimard, « Folio », 1955.
4. Il s’agit en l’occurrence d’un risque non seulement de réprobation sociale mais de confrontation à
la justice. Alors qu’il vient d’achever ses mémoires, Maria Van Rysselberghe, « la Petite Dame »
interroge Gide sur l’éventualité de poursuites par lord Alfred Douglas, le compagnon d’Oscar Wilde,
dont il est question dans la deuxième partie, le témoignage de Gide contredisant la version
mensongère que Douglas diffuse sur la nature de ses relations avec Wilde (il nie avoir été au courant
de son homosexualité). Gide répond qu’il y a naturellement pensé, et qu’il « l’espère presque ». Aline
Mayrisch lui dit alors : « Mais on peut vous sommer de faire les preuves de ce que vous avancez. » Et
Gide de répondre : « Tant pis, je me refuserai à le faire et me laisserai condamner même à une forte
amende ; la vérité vaut bien cela. » Propos rapportés par Maria Van Rysselberghe, Les Cahiers de la
Petite Dame, t. I, 1918-1929, Paris, Gallimard, « Cahiers André Gide », 1973, p. 99.
5. Dr Laupts (pseudo. de Georges Saint-Paul), Tares et poisons, perversion et perversité sexuelles,
une enquête médicale sur l’inversion, Georges Carré, 1896. Voir Sylvie Chaperon, Les Origines de la
sexologie, 1850-1900, Paris, Audibert, 2007, p. 162-169.
6. « La croyance indistincte, indéfinissable, à je ne sais quoi d’autre, à côté du réel, du quotidien, de
l’avoué, m’habita durant nombre d’années » (p. 27).
7. Sur cette notion, voir Pierre Bourdieu, Manet, op. cit.
8. Lettre de Roger Martin du Gard à André Gide, 7 octobre 1920, in André Gide et Roger Martin du
Gard, Correspondance, I, 1913-1934, Paris, Gallimard, 1968, no 35, p. 158. C’est Martin du Gard qui
souligne. Gide fait aussi état de la conversation qu’ils ont eue deux jours plus tôt dans son Journal, t. I,
1887-1925, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, 5 octobre 1920, p. 1110 : « [Martin
du Gard] me fait part de sa déception profonde : j’ai escamoté mon sujet ; crainte, pudeur, souci du
public, je n’ai rien osé dire de vraiment intime, ni réussi qu’à soulever des interrogations… »
9. Phrase rapportée par André Gide, Journal, ibid., 14 mai 1921, p. 1124.
10. Lettre citée de Roger Martin du Gard, in André Gide et Roger Martin du Gard, Correspondance,
I, op. cit., p. 157. C’est Martin du Gard qui souligne.
11. Gide dit ainsi, à propos de La Symphonie pastorale : « C’est quand je puis dire “Je” au nom d’un
autre que je parle le mieux. Quand il s’agit de dire ma vraie pensée, c’est une abondance, un
imbroglio, une forêt vierge. » Propos rapportés dans Les Cahiers de la Petite Dame, t. I, op. cit., p. 25.
12. « Vous vous rendez bien compte que, étant donné l’idée que je me fais du roman, je n’en ai point
écrit encore. Pour moi, distinction toute personnelle et arbitraire, je conçois le roman à la manière de
Dostoïevski : une lutte de points de vue. Dans Balzac, c’est la lutte des passions, mais les personnages
ont, en somme, la même conception du bien et du mal. L’Immoraliste, La Porte étroite sont des
monographies », explique-t-il à un critique, selon les propos rapportés dans Les Cahiers de la Petite
Dame, t. I, op. cit., p. 34-35.
13. Voir l’analyse de Léon Pierre Quint, André Gide. L’homme, sa vie, son œuvre. Entretiens avec
Gide et ses contemporains, Paris, Stock, 1952, p. 78-79.
14. J’ai analysé ces attaques en détail dans La Guerre des écrivains, op. cit., chapitre II. Voir aussi le
chapitre 2 du présent ouvrage.
15. Henri Massis, Jugements, t. II, op. cit., p. 13 et 14.
16. Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., chapitre II.
17. Id., La Responsabilité de l’écrivain, op. cit.
6

Drieu La Rochelle entre le rêve et l’action :


la fabrique d’un écrivain fasciste

Dès son premier essai politique, Mesure de la France, publié en 1922, Pierre
Drieu La Rochelle se posait comme un nouveau prophète du malheur, annonçant
la décadence de la nation. L’obsession de la décadence le conduira, douze ans
plus tard, après une longue période d’indétermination politique, à opter pour le
fascisme, puis, après la défaite de 1940, pour la Collaboration avec l’Allemagne
nazie.
L’obsession de la décadence n’a rien d’original parmi les intellectuels
français depuis la défaite de 1870 et l’avènement du régime parlementaire honni.
C’est même le thème majeur par lequel la nouvelle droite nationaliste s’est
affirmée après l’affaire Dreyfus autour de Maurice Barrès et de Charles Maurras,
thème qu’elle oppose à l’idéologie républicaine du progrès. On s’intéressera ici
aux relations entre l’histoire familiale et l’histoire nationale telles qu’elles sont
construites ou reconstruites par Drieu La Rochelle dans ses écrits à caractère
autobiographique. Si la littérature est un lieu privilégié de l’articulation du
particulier et du général, les écrits autobiographiques permettent d’interroger
plus spécifiquement les imbrications de la mémoire personnelle et de la mémoire
sociale ou de la mémoire autobiographique et de la mémoire historique, selon les
termes de Maurice Halbwachs 1. Après une évocation rapide de la place de
l’entreprise autobiographique dans l’œuvre de Drieu La Rochelle, on abordera la
reconstruction de la mémoire familiale dans deux de ses écrits, son essai
d’autobiographie intitulé État civil (1921) et son roman autobiographique
Rêveuse bourgeoisie (1937). Il s’agira de montrer les formes d’universalisation
de l’expérience particulière du déclin familial qui fondent le discours sur la
décadence nationale et, inversement, l’interprétation de l’histoire familiale à la
lumière de l’histoire nationale, qui donne un sens (une signification) à la pente
(en déclin) de la trajectoire familiale. L’indétermination identitaire, étroitement
liée au sentiment d’impuissance sociale, et la reconversion littéraire trouvent
également leur expression esthétique, comme on le montrera à travers une
lecture de Rêveuse bourgeoisie.

Les formes de l’autobiographie dans l’œuvre


de Drieu La Rochelle
Un seul texte de Drieu La Rochelle répond à tous les critères de
l’autobiographie : c’est son Récit secret, écrit peu avant son suicide en 1945, et
publié à titre posthume. Mais s’il n’a jamais voulu ou pu assumer entièrement le
« pacte autobiographique » de manière directe, ses écrits relèvent presque tous
2
de ce que Philippe Lejeune a appelé « l’espace autobiographique ».
Après deux recueils de poèmes de guerre d’inspiration futuriste
(Interrogation et Fond de cantine) publiés en 1917 et 1919, Drieu La Rochelle
donne, en 1921, un texte intitulé État civil, qui est le plus autobiographique des
textes qu’il a publiés de son vivant, et dont il est avéré qu’il relate l’enfance de
l’auteur. État civil paraît aux éditions de La Nouvelle Revue française en 1921,
l’année où Gide met en circulation l’édition privée et confidentielle de Si le
grain ne meurt. Le choix de Drieu, revenu du front, d’ancrer ce récit
autobiographique dans l’enfance en ces temps d’explosion d’une littérature de
témoignage consacrée à la guerre – il réserve à celle-ci ses poèmes, à la manière
d’Apollinaire – le situe résolument du côté de La Nouvelle Revue française, à
laquelle il collabore depuis sa reparution en 1919, et de son fondateur, André
Gide, qui préfèrent au témoignage brut et au naturalisme de la littérature de
guerre l’introspection et l’exploration de la subjectivité, soumises à l’exigence
de la sincérité. Drieu La Rochelle fréquente aussi à cette époque les surréalistes.
Ceux-ci, bien qu’ayant, comme lui, fait l’expérience du front, refusent
obstinément de parler de la guerre et protestent contre une littérature de
témoignage mensongère.
Drieu La Rochelle ne reviendra sur l’expérience de la guerre que beaucoup
plus tard. On trouve cependant dès ses premiers poèmes les éléments de la
mythologie guerrière qui deviendra la matrice de sa conception de l’action et de
sa vision idéologique du monde 3. Le décalage entre cette mythologie de l’action
héroïque et son expérience de la première guerre industrielle, anonyme, où les
soldats sont des antihéros passifs, esclaves du machinisme (dans La Comédie de
Charleroi, il les assimilera à des ouvriers), qui se comportent comme un
troupeau, à l’instar des « masses » dans les régimes démocratiques, fonde déjà
ses analyses politiques, qu’il livre dans un premier essai, Mesure de la France
(1922). Il y dénonce pêle-mêle, comme facteurs de décadence, la dénatalité,
l’alcoolisme, l’argent, le machinisme, le matérialisme 4. Il rompt avec les
surréalistes en 1925, au moment où ceux-ci prennent position contre la guerre du
Rif, leur reprochant de trahir les préceptes de l’art pour l’art en s’engageant sur
le terrain politique 5. Mais ce sont plus profondément leurs prises de position à
gauche qui répugnent à celui qui oscille déjà entre le rêve surréaliste et l’élitisme
« occidental » d’Action française. Toujours est-il que le modèle surréaliste
l’incite à réfléchir plus sérieusement à ses propres engagements mais, refusant le
nationalisme trop étriqué de Maurras dans les bras duquel les surréalistes se sont
empressés de l’envoyer, il se maintient dans une position indéterminée entre le
rêve et l’action, entre nationalisme et internationalisme – il se revendique
européen –, entre communisme et capitalisme, livrant ses interrogations dans un
nouveau récit autobiographique, Le Jeune Européen (1927), qui rassemble des
textes écrits dans la suite de ses premiers poèmes, et dans des essais politiques :
Genève ou Moscou (1928) et L’Europe contre les patries (1931).
Parallèlement, Drieu se lance dans l’entreprise romanesque avec L’Homme
couvert de femmes (1925), Blèche (1928), Une femme à sa fenêtre (1929), Le
Feu follet (1931). En 1934 paraît La Comédie de Charleroi, recueil de récits tirés
de son expérience de la guerre de 1914, écrits à la première personne, mais où
les noms des personnages sont fictifs. Ce retour sur son expérience de la guerre
est lié au processus de maturation politique qui le conduit, à la suite de la montée
du nazisme, des émeutes du 6 février 1934 et de la mobilisation des intellectuels
français, à sortir de son indétermination 6 : il opte alors pour le fascisme
(Socialisme fasciste, 1934) et s’engage en juin 1936 auprès de Jacques Doriot,
qui a quitté le Parti communiste pour fonder le Parti populaire français (PPF), à
tendance nettement fasciste. Il écrit à cette époque deux romans à caractère
fortement autobiographique : Rêveuse bourgeoisie (1937), sur sa famille et son
enfance, puis Gilles (1939), roman d’initiation qui raconte sa vie depuis sa
démobilisation, son mariage raté avec la sœur, d’origine juive, d’un camarade
tué au front, son insertion dans les milieux littéraires (surréalistes notamment), et
qui s’achève sur l’engagement du protagoniste comme volontaire en Espagne
dans le camp des franquistes. Ces œuvres ne lui vaudront pas la reconnaissance
qu’il escomptait, notamment de la part du milieu de La NRF, où l’on apprécie
davantage ses qualités d’essayiste 7.
En 1939, alors qu’il a quitté le PPF, ayant découvert qu’il était alimenté par
des fonds venant de l’Italie mussolinienne (il y réadhérera néanmoins en 1942),
il commence à écrire un journal qu’il tiendra jusqu’en 1945. La publication de ce
journal en 1992 a fait scandale, révélant un Drieu aigri, rancunier, mesquin,
furieusement antisémite, l’envers de l’image de maîtrise et de retenue qu’il avait
voulu donner de lui-même dans ses écrits de la période de l’Occupation, pendant
laquelle il dirigea la très prestigieuse Nouvelle Revue française à la demande de
l’ambassadeur du Reich en France Otto Abetz 8. À la fin 1942, moment du
tournant de la guerre, alors qu’il réalise qu’il a choisi le mauvais camp, il décide
de commencer à rédiger ses mémoires. Ce projet inabouti a donné lieu à
quelques pages sur ses débuts littéraires ainsi qu’à un Fragment de mémoire,
1940-1941, publié lui aussi à titre posthume, et qui serait à rapprocher de son
essai intitulé Avec Doriot (1937) : il y relate son activité strictement politique à
cette époque, notamment sa participation à la tentative de constituer un parti
unique 9. Alors qu’au début de l’Occupation il a plutôt publié des essais
politiques, il revient à la littérature avec les nouvelles de L’Homme à cheval, une
pièce de théâtre, Charlotte Corday, et un roman, Les Chiens de paille. Enfin, peu
avant de se donner la mort après la Libération, il écrit ce Récit secret, déjà
évoqué, et un texte intitulé Exorde, qui oscille entre plaidoirie et mémoires d’un
condamné à mort 10.
Drieu aura donc exploré toutes les formes possibles de l’écriture
autobiographique, de la confession au journal, en passant par le roman
autobiographique et des fragments de mémoire. Cette exploration est assortie
d’une réflexion sur les genres et d’une véritable stratégie d’écriture. C’est ainsi
que le statut d’État civil demeure délibérément incertain. Car aussitôt après avoir
énoncé le pacte autobiographique au premier chapitre : « Je vis, je fais un certain
système de ma vie, et j’ai pris la plume pour tracer ici ma mince vérité » –, il
rompt l’unité du récit rétrospectif à la première personne en évoquant
ponctuellement un certain Cogle dont il parle à la troisième personne 11. Cogle
revient dans le dernier chapitre, alors même que le modèle autobiographique est
ouvertement revendiqué pour être aussitôt dénigré : « Voilà une trop vieille
rengaîne [sic], un tour trop usé depuis les confessions de Jean-Jacques que de
tirer profit ainsi sournoisement de l’étalage de ses faiblesses et de ses échecs »,
ce qui constitue une réplique à Si le grain ne meurt de Gide (EC, p. 177 et 185 ;
voir l’excursus du chapitre 5). Drieu ne lèvera l’incertitude qu’après coup, en
revendiquant le statut autobiographique de ce texte. Dans la liste des « ouvrages
du même auteur » incluse dans un volume de 1934 (La Comédie de Charleroi),
État civil et Le Jeune Européen sont ainsi suivis de la mention « confession », là
où figure « poèmes », « roman » ou « essai politique » pour d’autres œuvres
(cette mention disparaît à d’autres périodes). En 1941, Drieu qualifiera État civil
« d’essai d’autobiographie curieusement prématuré 12 », et ne l’inclura pas dans
le volume de ses Écrits de jeunesse.
Le début d’État civil mérite de retenir notre attention en ce qu’il révèle du
rapport de Drieu au genre autobiographique :
J’ai envie de raconter une histoire. Saurai-je un jour raconter autre
chose que mon histoire ? Il était une fois un petit garçon de trois ans.
J’écris ce qui me passe par la tête. Mais un ordre s’impose. Tout ce
qui me reste de divin, cet ordre.
Où suis-je ? À la campagne. Pourquoi pas à la ville ? Non, à la
campagne.

Suit une succession d’impressions et de souvenirs mimant la logique


associative de la mémoire d’une conscience en train de se former, selon le
modèle forgé par les Confessions de saint Augustin. Par-delà l’effet parodique
recherché et la volonté d’attirer l’attention sur le genre en soulignant l’arbitraire
du choix des faits relatés, il faut prendre au sérieux les deux premières phrases
de ce texte, à savoir : « J’ai envie de raconter une histoire. Saurai-je un jour
raconter autre chose que mon histoire ? » Le thème de la difficulté à écrire des
romans, de l’absence d’imagination revient souvent dans les écrits de Drieu.
Citons, à titre d’exemple, ce passage du Jeune Européen :

Quand je voulus satisfaire ce besoin, si fort qu’il paraissait gratuit, de


conter une histoire, je crus bien d’abord ne pas pouvoir faire ce que
je voulais. Mon esprit était encore encombré d’un ramassis d’idées
refroidies dont les pions m’avaient gavé autrefois. J’étais plié à la
routine d’expliquer les choses avant de les regarder.

Et, plus loin :

Quand j’approchai du papier, ma plume se mit à courir et, renversant


les barrières, une confession impérieuse répandit son flot impatient.
Au bout de trois jours j’avais écrit cent pages, deux cents pages au
bout de sept jours. Toute mon odyssée sexuelle se déroulait,
effrontée, misérable ; […]
Me relisant, je m’effarai : ce n’était pas ce que j’avais voulu faire 13.
Drieu place, comme beaucoup de ses contemporains, le roman au-dessus de
l’autobiographie 14. À la fin de la première partie de Si le grain ne meurt, on l’a
vu, Gide s’interroge sur la sincérité de l’entreprise autobiographique : « Les
Mémoires ne sont jamais qu’à demi sincères, si grand que soit le souci de vérité :
tout est toujours plus compliqué qu’on ne le dit. Peut-être même approche-t-on
de plus près la vérité dans le roman 15. » La comparaison du roman de Drieu
Rêveuse bourgeoisie (1937) avec ses autres écrits autobiographiques, notamment
État civil, en confirme le caractère d’autofiction. Approche-t-il plus la vérité que
ceux-ci ? S’il livre des éléments biographiques qu’on ne trouve pas ailleurs, il est
difficile de faire la part de l’imagination et du fantasme. Mais cette part-là ne
nous intéresse pas moins en ce qu’elle intervient précisément dans la
reconstruction du passé, ici l’histoire familiale. Selon Marthe Robert 16, le
fantasme originel de l’enfant trouvé et celui du bâtard de prince, qui forment ce
que Freud a appelé le « roman familial », est à l’origine du genre romanesque. Et
de fait, le roman est le genre par excellence de la saga familiale, qui connaît une
vogue dans les années 1930 avec des œuvres phares comme Les Thibault de
Roger Martin du Gard (prix Nobel en 1937) et La Chronique des Pasquier de
Georges Duhamel, récit de l’ascension sociale d’une famille (dont le modèle est
celle de l’auteur) sous la Troisième République. Ces œuvres ont en commun
d’articuler l’histoire familiale avec l’histoire sociale.
À l’instar de la trajectoire familiale et sociale de Drieu La Rochelle, Rêveuse
bourgeoisie 17 est placé sous le signe de l’indétermination. Des commentateurs
ont déjà noté l’indétermination de la forme même de ce récit, qui oscille, de
partie en partie, entre roman d’éducation et roman de mœurs, satire sociale et
mélodrame intimiste 18. Indétermination aussi du narrateur, d’abord omniscient,
sautant d’un point de vue à l’autre, puis se révélant, dans la quatrième partie,
focalisé dans un personnage du roman, la petite sœur Geneviève, le récit passant
alors de la troisième à la première personne. L’indétermination est enfin placée
au cœur de l’intrigue avec la figure centrale du père, Camille, incapable de
choisir entre deux ménages, entre la rêverie et l’ambition sociale 19.
Le roman est divisé en cinq parties. La première est consacrée à la rencontre
fatale entre les futurs parents, Agnès Ligneul et Camille Le Pesnel, organisée par
un prêtre bien intentionné, que vient conforter la passion immédiate de la jeune
fille pour son futur époux. Les deux familles se jaugent et s’apprécient
mutuellement. La hiérarchie sociale est montrée de manière subtile par les
jugements des uns sur les autres, écrits en discours indirect libre. La famille
Ligneul, qui figure les grands-parents maternels, appartient à la moyenne
bourgeoisie ascendante (M. Ligneul est architecte), catholique et conservatrice,
ayant amassé un certain capital. Le nom des Le Pesnel (qui désigne la lignée
paternelle des Drieu La Rochelle) leur apparaît comme un moyen de consolider
leur position sociale. De leur côté, les Le Pesnel, issus d’une vieille famille
normande ayant obtenu par le passé des charges anoblissantes qui lui valurent ce
nom, ont été ruinés lors du krach de la banque de l’Union générale. Ils voient
dans l’alliance avec ces honnêtes bourgeois un moyen de reprendre leur rang. Ils
demandent d’ailleurs une dot à hauteur des sommes perdues dans le krach.
Dans la deuxième partie, on pénètre au cœur de la vie tourmentée du couple
qui s’entredéchire, quelques années après le mariage, tandis que le père, Camille,
dilapide la dot de sa femme dans des affaires malheureuses où il se fait escroquer
par la banque Ben Abram (métonymie du grand capitalisme juif), se consolant
dans les bras d’une maîtresse (Rose) et dans la lecture des « plus violents
journaux de droite » (RB, p. 102) (il lit notamment tous les soirs l’article
d’Henry Rochefort dans L’Instransigeant). Ils ont un petit garçon de six ans,
Yves, double de l’auteur, qui souffre des disputes entre ses parents, et que sa
mère, désœuvrée, traîne dans les grands magasins qu’il hait (RB, p. 95), et une
petite fille de quatre ans, Geneviève. Les rapports jaloux et possessifs entre le
fils et la mère occupent très largement cette partie : Yves ne supporte pas les
sorties de sa mère qui tente de se venger de l’infidélité du père et de combler son
oisiveté en se laissant courtiser par un vieil ami de Camille, Le Loreur, issu d’un
milieu social plus élevé (RB, p. 114) ; l’enfant ne supporte pas non plus la
souffrance de sa mère : « Yves en voulait à sa mère de laisser perpétuer ce
désastre. Cela le déroutait, le bouleversait, le rendait maussade, furieux,
vindicatif. Il n’en voulait pas à l’auteur de tout ce désastre, à son père ; il en
voulait à la victime qui se laissait ainsi ravager. » (RB, p. 109). Une fois les
velléités de divorce écartées, la deuxième partie s’achève sur la réconciliation
toute provisoire des parents.
Nouveau changement de décor pour la troisième partie, qui nous transporte,
quelques années plus tard, sur la côte normande, où Agnès est en vacances avec
ses parents et ses deux enfants, âgés à présent de onze et neuf ans, dans une villa
de location. On apprend qu’Agnès attendait un troisième enfant, mais qu’elle a
fait une fausse couche. Cette partie met en scène la répétition du drame, la ruine
familiale, le malheur des Ligneul. Tandis qu’Agnès refuse les avances d’un vieil
ami de la famille, Gustave Ganche, qui est prêt à l’épouser si elle quitte son
mari, Camille se montre incapable de choisir entre sa femme et sa maîtresse.
Cette dernière finit par renvoyer Camille dans sa famille.
Dans la quatrième partie, un narrateur insoupçonné jusque-là se révèle et
commence à parler à la première personne. Il s’agit de la petite sœur, Geneviève,
qui reprend le récit de l’histoire familiale huit ans plus tard, quand Yves a vingt
ans et elle dix-sept. Cette partie montre comment le malheur des parents s’abat
sur leurs enfants avec l’échec d’Yves au concours de l’École libre des sciences
politiques qui lui aurait ouvert la carrière diplomatique et aurait permis à la
famille de sortir de la ruine et du déclin dans lesquels l’a entraînée le père. Cette
partie s’achève sur la décision d’Yves de s’engager comme volontaire dans les
Chasseurs d’Afrique.
Dans la dernière partie, qui se situe en 1925, Geneviève, devenue artiste,
revoit son père après le décès de sa mère, et revient sur l’histoire familiale. On
apprend alors la mort d’Yves pendant la guerre. Le roman se termine sur
l’enterrement du père trois ans plus tard, alors que Geneviève attend un enfant.
Drieu refusait une lecture purement autobiographique de son roman, ainsi
qu’il l’a écrit dans une lettre datée du 28 mars 1937, en réponse à une critique de
Rêveuse bourgeoisie (la lettre ne fut pas expédiée, semble-t-il) :

Naturellement, vous avez vu fort juste en démêlant la part de la


mémoire et la part du rêve. La vie m’a donné certaines des grandes
lignes de l’intrigue et du fatum Le Pesnel et certains des
personnages. Mais dans la mémoire peu à peu ces personnages,
devenus des fantômes, s’étaient mêlés à d’autres et avaient pris
l’habitude de jouer un certain drame dans mes greniers. Parmi les
femmes, Rose, je ne sais pas qui elle est, Geneviève non plus (bien
que…), mes Manichon non plus.
Parmi les hommes, les candidats amants d’Agnès, l’un est
« inventé », l’autre est « copié », et pourtant… Tout ce que je
pourrais vous dire là-dessus serait faux, par quelque côté. Dieu
merci, j’en suis là.
Ce qu’il faut, c’est que tous nos personnages soient dans le
mouvement même de nos réflexes les plus quotidiens et les plus
profonds, qu’ils soient noués à nos difficultés vitales. Ce sont les
courbes de température de nos deux ou trois maladies et de nos
guérisons aussi 20.

L’étude de la construction romanesque et des distorsions qu’elle fait subir au


réel n’en est pas moins révélatrice du rapport de l’auteur au passé familial et de
la construction de son identité sociale.

La reconstruction de la mémoire familiale


Dans État civil, après l’évocation des lignées paternelle et maternelle, le
narrateur confronte le récit de ses origines avec le fantasme de l’enfant trouvé et
celui du bâtard de prince, le choix de l’autobiographie s’opposant ici au « roman
familial » :

Et si mes parents m’avaient perdu dans ma petite enfance, […] je


n’aurais pu esquisser cette petite tétralogie, il m’aurait fallu m’en
tenir à la pièce que je joue moi-même ? Ah ouiche ! c’est alors que
j’aurais pu m’en donner à cœur-joie. J’aurais supprimé les présences
gênantes comme celles de cet oncle qui arbore mon nom sur une
enseigne de boutique, et j’en aurais imaginé de plus flatteuses 21.
Rien ne m’aurait empêché de me persuader peu à peu que j’étais
bâtard d’un prince (EC, p. 50).

Le « roman familial » naît, selon Freud, de la déception qui succède à la


période de croyance en la toute-puissance des parents et exprime l’aspiration à
des origines plus élevées. C’est dans cette aspiration que Marthe Robert voit
22
l’origine du roman comme genre. Dans Rêveuse bourgeoisie , Drieu
La Rochelle projette cette aspiration à des origines nobles sur le personnage qui
représente son père, Camille Le Pesnel : celui-ci s’imagine volontiers comme
étant le fils illégitime d’un vieil aristocrate de sa région d’origine, le marquis de
Saint-Pience, manière de marquer son caractère infantile. Cependant, le narrateur
fait aussi état des charges anoblissantes qu’auraient obtenues par le passé les Le
Pesnel (figurant la lignée paternelle des Drieu La Rochelle), et qui leur auraient
valu leur nom (RB, p. 21). Or cette histoire est de pure fiction, les biographes de
Drieu ayant établi que son arrière-grand-père, fils de tisserand, avait reçu le
sobriquet de La Rochelle en tant que soldat de l’Empire, comme La Tulipe. Le
choix du genre romanesque permet donc ici à Drieu de faire une entorse à la
réalité et de s’attribuer les origines nobles dont il rêve, tout en entretenant la
légende autour de son nom. Mais si le fait est biographiquement faux, l’effet
social que produit le nom (et donc la croyance dans sa noblesse) est quant à lui
bien réel. Car ce nom est, précisément, à l’origine de la mésalliance ayant
entraîné la ruine de la famille maternelle, qui ne cessera de payer les dettes du
gendre : « M. Ligneul, comme Mme Ligneul, était étrangement impressionné par
le nom des Le Pesnel. Pour la petite bourgeoisie, l’article est comme un avant-
goût de la particule » (RB, p. 26).
Par la lignée maternelle, Drieu La Rochelle est le petit-fils d’un imprimeur
(EC, p. 82 ; dans le roman, on l’a vu, M. Ligneul est architecte) qui fut garde
national à Paris pendant la Commune. Il avait épousé la fille d’un petit rentier
voltairien et républicain et d’une Bretonne royaliste. Cette grand-mère, dont
Drieu fut très proche, est peinte sous les traits de Mme Ligneul, sur le portrait de
laquelle s’ouvre Rêveuse bourgeoisie. Elle était elle-même très catholique et
« vendéenne », et racontait à son petit-fils des histoires de chouannerie tout en
exaltant ses passions enfantines pour les héros, Napoléon en particulier.
L’ascension sociale de cette famille de la moyenne bourgeoisie aisée va être
brusquement stoppée par la mésalliance avec la famille La Rochelle. Le père de
Drieu, avocat en mal de clientèle, malheureux en affaires, qui se partageait entre
deux ménages, a dilapidé la dot de son épouse. C’est le drame qui forme
l’intrigue de Rêveuse bourgeoisie.
Toute l’enfance de Drieu fut marquée par les soucis d’argent et le sentiment
de l’infériorité sociale, dans cette famille qui peinait à tenir son rang. Élève au
collège catholique Sainte-Marie de Monceau, qu’avait fréquenté avant lui Paul
Morand, Drieu se souviendra de ce sentiment d’infériorité sociale : « J’étais dans
un collège de garçons riches, moins riche, puis pauvre du fait de mon père. Petit
23
bourgeois gêné parmi de grands bourgeois . » Alors que ses maîtres à Sainte-
Marie – modernistes, semble-t-il – le destinaient à l’apostolat social, il rompit
encore adolescent avec la foi, mais conserva toute sa vie un fond de
spiritualisme.
Le sentiment d’infériorité sociale est sans doute à l’origine du jugement
rétrospectif que, dans son autobiographie romancée, Drieu porte sur le mode de
vie petit-bourgeois de sa famille aussi bien que sur le monde moderne qui est à
l’origine du déclin familial. Dans État civil, il décrit longuement les meubles
« sans âme » (EC, p. 81) qui ont constitué le décor de son enfance, et auxquels il
oppose les objets artisanaux conçus par un « créateur » :

À part une commode qui était dans la famille depuis Louis XV, et
quelques autres objets pillés en Chine par un grand-oncle, toutes les
choses familiales venaient de magasins sans fond où on les avait
prises au hasard entre mille.
Ces choses n’avaient pas d’âme. À peine après un long usage
commençaient-elles à se frotter, à s’imprégner de notre air
particulier. Mais elles étaient périssables, s’usaient promptement et
disparaissaient de notre vie avant qu’elles aient pu s’y assimiler.
(EC, p. 81.)

Et, plus loin :

Un objet, un meuble, ne peut être viable et durable que s’il naît à la


manière des hommes. Il doit être conçu comme un enfant. Il faut
qu’un artisan, rassemblant diverses pièces de bois, en conçoive la
figure particulière, unique […]. Un meuble ne peut prendre de
personnalité que dans ce long face-à-face d’un fragment de la
matière et de l’âme du créateur. (EC, p. 82-83.)

De même, nostalgique de l’enracinement, il dénonce la pratique petite-


bourgeoise de la location de maisons de vacances comme un simulacre :

Il s’est trouvé que peu de temps après ma naissance mes grands


parents vendirent leur maison de campagne. En sorte que mes étés se
sont passés dans des villas qui sont ouvertes à tout venant et ne
connaissent que la vie anormale d’une saison. Nous tombions sur tel
paysage selon des convenances découvertes dans un indicateur de
chemins de fer. Il ne fallait pas s’écarter d’une certaine distance du
bureau de mon grand-père, et trouver un village suffisamment truqué
pour la satisfaction des citadins. (EC, p. 86.)

Le thème de la maison de vacances en location revient en ouverture de la


troisième partie de Rêveuse bourgeoisie, dans un passage qui illustre bien le ton
de dérision du roman, à la fois nostalgique et désabusé : « On louait une villa au
bord de la mer et l’on jouissait pleinement de l’illusion d’avoir une maison, une
terre. » (p. 187). Cette pratique est présentée comme un signe de déchéance. La
maison de location va du reste être le théâtre de la découverte de la ruine
familiale et d’une nouvelle scène de mélodrame entre le couple.
Ce jugement qui condamne la culture moderne en simili, la fabrication en
série, le goût petit-bourgeois, n’est certainement pas celui de l’enfant Pierre
Drieu La Rochelle. Dans État civil, le narrateur reconnaît que ce jugement est
ultérieur : « Mais je ne souffrais guère de cette féroce abstraction de ma vie et ce
n’est que maintenant que je ressens le vide qui a creusé mon enfance. » (EC,
p. 86.) Or, le roman permet d’avoir ce regard critique en adoptant le point de vue
d’un narrateur anonyme ou celui, rétrospectif, de la petite sœur. On notera,
cependant, que ce jugement n’est pas seulement le fait d’une projection a
posteriori, puisque le narrateur d’État civil se souvient avoir entendu parfois,
sans les comprendre sur le coup, « des vieillards prononcer l’anathème contre
tout ce qui se défait », et de citer son grand-père qui « se lamentait de la fatalité
qui rapidement faisait de son métier d’imprimeur un malhonnête tour de passe-
passe, une tromperie effrontée ». Ainsi, les valeurs qui lui ont été transmises par
sa famille fondent la vision du monde désenchantée à travers laquelle Drieu juge
sévèrement le décor de sa petite enfance comme signe à la fois du déclin familial
et de la fin du vieux monde sous l’emprise de l’industrialisation et du
capitalisme moderne. Mais ce vieux monde se présente aussi sous la forme d’une
illusion ou d’un rêve, revers des aspirations petites-bourgeoises déçues.
Les aspirations familiales d’ascension sociale, contrariées par la mésalliance
des parents et les échecs du père, se concentrent sur le fils aîné. En ces débuts de
la Troisième République, l’école est l’instrument du nouveau mode de
reproduction « méritocratique », qui perturbe le jeu de la reproduction sociale
directe. Premier de la classe durant sa scolarité secondaire, ce qui compensait
son infériorité sociale, Drieu mise sur la réussite scolaire pour redresser le déclin
familial et échapper à l’enfer quotidien du foyer où ses parents s’entredéchirent.
Il n’en ressentira que plus vivement l’humiliation de son échec au concours de
sortie de l’École libre des sciences politiques qui conduisait à la diplomatie : sur
56 candidats, 33 furent reçus dans sa promotion. Cet échec réduit à néant toutes
les espérances dont le jeune Pierre était porteur à un moment où la situation
familiale est critique. Il transmue surtout l’infortune du père en destin du fils.
Dans Rêveuse bourgeoisie, la scène où Yves annonce son échec à sa famille est
centrée sur la secrète jubilation du père : « Il triomphait : nous tombions à son
niveau » (p. 279). L’échec réduit aussi à néant les espoirs de mariage avec une
jeune fille issue d’une famille très riche, Emmy Maindron, dont Yves est
amoureux et qui lui rend son amour. L’auteur fait mourir Yves à la guerre peu
après cet échec. Dans quelle mesure la figure d’Emmy est-elle une transposition
de celle de Colette Jeramec, la sœur d’un camarade de l’École des sciences
politiques tué au front, riche héritière d’une famille de juifs convertis de la
grande bourgeoisie que Drieu a bien épousée à son retour du front en 1917 ?
Reproduisant le schéma paternel, Drieu a dilapidé la dot de sa femme avant de la
quitter, plein de haine pour la famille qui l’a accepté et lui a donné l’argent dont
il manquait (il le racontera dans Gilles). Dans Rêveuse bourgeoisie, c’est la
petite sœur, Geneviève, qui épouse le frère d’Emmy, Antoine Maindron, pour
bientôt divorcer.
L’écart entre les aspirations familiales, surtout celles de ses grands-parents,
et les possibilités objectives du jeune Yves sont au cœur du drame romanesque :
« Ils rêvaient tous deux sans cesse des grandes choses qu’il ne manquerait pas de
faire. » (RB, p. 218.) Comme ils l’avaient fait pour sa mère, élevée dans un
« excellent couvent de Neuilly » (RB, p. 15 et 347), ses grands-parents lui
avaient donné une éducation et, du coup, des ambitions au-dessus de ses
moyens. Au collège, Yves était « fourvoyé parmi les fils d’aristocrates et de
banquiers » (RB, p. 269). À l’École libre des sciences politiques, où il côtoyait
les fils de la grande bourgeoisie et des grands corps de l’État, il « luttait
désespérément pour se maintenir au niveau convenable » du point de vue
vestimentaire (RB, p. 271). Comme la mésalliance avec les Le Pesnel, l’échec
d’Yves est la rançon de l’ambition des Ligneul, la famille maternelle, à s’élever
au-dessus de leur condition. En dépit de leur modestie, la crainte de Mme Ligneul
« d’avoir [parfois] des sentiments au-dessus de son état » dont il est fait mention
au début du roman (RB, p. 15) va se trouver confirmée tout au long de l’histoire
et culminer avec l’échec scolaire d’Yves :
Mes grands-parents comme mes parents entrevoyaient bien des
raisons à l’échec d’Yves ; ils ne voyaient pas qu’ils lui avaient offert
avec cette éducation le pire et le meilleur.
S’ils en avaient eu conscience, sans doute auraient-ils eu seulement
du remords ; ils n’auraient pas su avec orgueil lui reprocher de
n’avoir pas produit la force qu’appelait un tel cadeau. Ils
s’inclinèrent devant son chagrin où ils voyaient le leur. Ce chagrin
prenait une signification décisive, c’était la famille Ligneul qui
échouait dans son ascension. Elle avait mal choisi ses alliés. Les Le
Pesnel, plus brillants que les Ligneul, avaient moins de consistance
et résistaient moins bien à l’épreuve de Paris. (RB, p. 283.)

De ce point de vue, le roman, qu’il commence à écrire au retour de


l’enterrement de son père 24, est un acte d’accusation contre sa famille qui a
nourri des illusions sur son compte – c’est le thème du « rêve », qu’on va
développer à présent –, et surtout de ce père responsable des malheurs familiaux.
Les rapports « sanglants, sanguinaires » de Drieu avec son père, comme il l’écrit
dans une lettre à Jean Paulhan en mars 1931 25, ne sont sans doute pas étrangers
au refus de la paternité chez celui qui, dès Mesure de la France, n’a pourtant
cessé de dénoncer la dénatalité comme une cause de décadence. Or, Rêveuse
bourgeoisie se termine précisément sur l’enterrement du père et sur la grossesse
de la petite sœur, Geneviève.
On peut s’interroger sur ce personnage purement fictif de la petite sœur
(Drieu n’avait qu’un frère beaucoup plus jeune que lui), et sur le passage, dans la
quatrième partie, d’un récit à la troisième personne – ayant d’abord émané d’un
narrateur omniscient, puis focalisé dans le jeune Yves –, au point de vue de cette
petite sœur qui occupait jusque-là un rôle assez marginal et assume
rétrospectivement le récit de l’histoire familiale :

J’ai pu jusqu’ici, tant bien que mal, raconter ma vie selon ce procédé
indirect. Mais maintenant, je prends ouvertement la parole. C’est moi
Geneviève, la fille de Camille et d’Agnès, qui parle. Tout cela,
c’était pour en venir à parler de moi, et d’Yves (RB, p. 259).

Ce brusque changement, selon un procédé qui paraît artificiel et assez


maladroit, pourrait être lu – avec un risque de surinterprétation – comme la
figuration, au sein même du roman, de l’abandon du narrateur omniscient du
e
roman réaliste du XIX siècle, de plus en plus contesté à cette époque, pour
l’adoption du point de vue d’un personnage du roman. Jean-Paul Sartre ne va pas
tarder à décréter la caducité de cette technique du narrateur omnipotent et
omniscient dans son attaque déjà citée contre François Mauriac 26. Drieu, qui est
proche des milieux de La NRF, n’ignore sans doute pas que ce procédé est
condamné. Il reprendra d’ailleurs à son compte, en 1941, la critique de Sartre
dans un article qu’il consacre à Mauriac dans La NRF 27.
Mais dans la mesure où Geneviève est le seul personnage réellement fictif de
la famille, qu’elle est artiste (elle fait du théâtre) et qu’elle se situe dans la
catégorie sociale des « ratés », par opposition avec le monde de la « réussite » 28,
on est en droit de faire l’hypothèse que ce passage à la première personne n’est
pas un pur procédé littéraire et de s’interroger sur ce que représente ce
personnage et son « je ». Et on fera l’hypothèse que Geneviève n’est autre que le
double de Drieu La Rochelle 29. Ce personnage lui permet de raconter pour la
première fois, et à la première personne, l’échec scolaire qui a fait sombrer
définitivement toutes les ambitions de rédemption sociale que nourrissait sa
famille et identifié le fils à son père, dont il est condamné à reproduire
l’indétermination, l’impuissance sociale, et l’identité de « raté ».
Pourquoi, cependant, n’avoir pas donné la parole à Yves et pourquoi s’être
choisi un double féminin ? L’adoption du point de vue de la petite sœur permet
bien sûr de porter un regard complaisant sur ce frère qu’elle aime d’un amour
quasi incestueux 30. Mais il y a peut-être une explication plus profonde à
rechercher du côté de l’imaginaire genré. Il faut, pour cela, se pencher sur une
opposition qui organise le récit, et qui est aussi source d’indétermination. Il
s’agit de l’opposition entre le rêve et l’action, thème majeur dans l’œuvre de
Drieu, qui traverse tous ses écrits, et qui renvoie aussi au titre paradoxal du
roman : Rêveuse bourgeoisie.

Entre le rêve et l’action :


la littérarisation de l’indétermination
identitaire
Cette opposition entre le rêve et l’action est un thème de prédilection des
intellectuels français dans l’entre-deux-guerres. L’injonction à l’action apparaît
dès avant la guerre de 1914, dans l’enquête d’Agathon sur Les Jeunes Gens
d’aujourd’hui (1913) 31, mais prend une tonalité particulière après l’expérience
de la Grande Guerre. L’action est un mot d’ordre aussi bien à l’extrême droite,
du côté de l’Action française, qu’à l’extrême gauche, du côté du Parti
communiste. Elle hante également le discours des anciens combattants 32.
Connotant la partition genrée de l’imaginaire social entre un pôle féminin et un
pôle masculin, l’opposition entre le rêve et l’action renvoie à la structure de la
classe dominante, où les intellectuels occupent une position dominée face aux
33
détenteurs de capital économique et politique, qui sont les décideurs .
L’intellectualité est renvoyée, sous ce jour, à la féminité, à l’improductivité, à
l’impuissance, à la passivité, à la rêverie, à l’opposé de la virilité active et
productive des classes industrielles, ou encore du soldat 34.
Dans l’œuvre de Drieu, la tension entre le rêve et l’action prend des formes
diverses : incarnée dans des couples de personnages romanesques,
femme/homme ou intellectuel/chef comme dans L’Homme à cheval, elle est
thématisée dans ses écrits autobiographiques comme dans ses essais 35. La
rêverie s’identifie à la faiblesse, à l’impuissance, à l’improductivité, au déclin et
à la décadence. Ce thème organise également l’autre roman autobiographique de
Drieu, Gilles : le protagoniste, revenu du front, se laisse aller à l’oisiveté et à la
rêverie des jeunes gens de son milieu, qui est le signe de la décadence française,
et ce n’est qu’à la fin, avec son engagement comme volontaire dans les troupes
franquistes, qu’il trouve le salut. Le roman d’initiation tourne ainsi au roman à
thèse 36. Dans Rêveuse bourgeoisie, le jeune Yves réagit à son échec qui le
réveille de sa rêverie – symbolisée par les lectures romanesques, les amours
improbables, les rêves d’un avenir inaccessible – aussi bien que de celle de ses
grands-parents en optant pour l’action : il s’engage dans les Chasseurs
d’Afrique, et trouve la mort au front pendant la guerre de 1914. (Notons l’ironie
du renversement : dans la réalité, Drieu a voulu s’engager dans les tirailleurs
marocains quand il s’ennuyait au front, mais ce désir est resté à l’état de rêverie,
précisément.)
Comment interpréter cette mort, par-delà sa dimension proprement
romantique ? Que signifie ou symbolise le choix de faire mourir son double
romanesque ? En fait, Drieu fait mourir l’homme d’action, et c’est l’artiste –
incarné sous les traits d’une femme, la sœur Geneviève – qui lui survit. Ce n’est
pas forcer le trait que d’y voir une métaphore de la reconversion dans la carrière
littéraire des dispositions et des acquis scolaires de Drieu, qui n’ont pas suffi à le
conduire à une carrière politique ni à en faire un chef ou un héros. Drieu a ainsi
choisi le rêve plutôt que l’action, la littérature plutôt que la politique, et il a opté,
à ses débuts, pour le rêve surréaliste. Et que fait Geneviève si ce n’est raconter
l’histoire familiale après la mort de son père, alors qu’elle attend un enfant ?
Cette interprétation prend tout son sens si l’on tient compte du fait qu’au
moment où il écrit Rêveuse bourgeoisie, Drieu La Rochelle se trouve à un
nouveau carrefour de sa vie : il vient d’abandonner la littérature pour la
politique, le rêve pour l’action, en s’engageant auprès du leader fasciste Jacques
Doriot au Parti populaire français (PPF), ce qui sera le sujet de Gilles.
Le thème du rêve est central dans Rêveuse bourgeoisie. La rêverie
caractérise le père, Camille Le Pesnel, et elle est à l’origine de son échec
professionnel : on lui reconnaît une « intelligence » incapable de se matérialiser
dans une réalisation concrète, par manque de « caractère », autre antienne du
conservatisme et de la réaction à cette époque ; il est d’ailleurs spécifié que
d’autres utiliseront ses idées, qui étaient bonnes :
Une agitation incessante jetait Camille dès le matin vers mille
poursuites, mille rendez-vous. Mais son énergie ne nourrissait tout
cela que comme un rêve et non pas comme une action. Il faisait
semblant de discuter avec les gens d’affaire, mais à travers ces gestes
inachevés, ces calculs sans suite, il se frottait juste assez à la réalité
pour faire rebondir son rêve. Il jouait comme un enfant ; éternel
enfant, il imitait sans conviction les grandes personnes. Dieu sait que
Paris est rempli de tels personnages. Cette race en remplit les rues,
cette race de provinciaux qui y sont entrés, rêvant tout éveillés et qui,
n’étant point mordus par une ambition assez précise, ne se réveillant
jamais et quelquefois pendant plusieurs générations. Race ignorante
de la ruse, de l’audace, du gain, du but et qui reste là bayant aux
murs, après avoir pendant des siècles bayé aux arbres et aux
corneilles, avec une innocence moins périlleuse. Il est une autre race
d’hommes à côté de celle-là qui est toute au détail et à l’immédiat et
qui exploite la première sans jamais se laisser fléchir par la curiosité
ou la pitié. (RB, p. 230-231.)

Lorsque la famille Le Pesnel prend conscience de l’ampleur des dettes qu’a


accumulées Camille, la vieille tante Yvonne dit : « Il ne fallait pas l’envoyer à
Paris. Ce garçon-là était bon pour l’armée. Et encore… ».
Le rêve est donc aussi celui des Le Pesnel, qui ont tout misé sur leur fils,
auquel ils ont donné une excellente éducation, et sur lequel ils ont fondé tous
leurs espoirs de retrouver leur rang, en l’envoyant à Paris, et puis en le mariant
aux Ligneul. Mais en le transplantant dans la capitale, ils en ont fait à jamais un
« déraciné », selon une représentation immortalisée par le roman éponyme de
Maurice Barrès – un des maîtres à penser de Drieu –, qui relate avec férocité les
effets désastreux de l’émigration des jeunes gens vers Paris à la fin du XIXe siècle
(quand Camille revient à la campagne, il s’épanouit).
De l’autre côté, le rêve est celui des Ligneul, honnêtes bourgeois pourtant
tournés vers l’action – ils se sont enrichis grâce au labeur acharné du père –, et
qui, bien que rebutés par l’aspect campagnard des parents de Camille, sont
attirés par le nom qui leur vaudra tous les malheurs, par la supériorité qu’ils
reconnaissent à cette famille sur leurs propres ascendants, mais aussi par une
forme de nostalgie de leurs propres origines campagnardes. Ils seront punis de
leur vanité, de ne s’être pas contentés de rester à leur place et d’avoir prétendu
s’élever au-dessus de leur rang et de leur condition (autre thème rebattu de la
littérature du XIXe siècle, d’Illusions perdues à Madame Bovary). Enfin, la
rêverie est représentée par l’amour têtu de leur fille, Agnès, pour son mari, que
ses enfants lui reprochent de n’avoir pas quitté par volupté. Le rêve est donc au
pôle féminin : passif, lascif, il est source de déchéance.
Par-delà l’obsession de la décadence des classes dominantes qui travaille le
roman et toute la pensée de Drieu, le thème de la rêverie est un marqueur du
décalage entre les aspirations subjectives et les chances objectives dans un
monde en transformation, qui voit la dévaluation des valeurs de l’ancienne
France face à la modernité capitaliste et démocratique. Mais c’est aussi un
plaidoyer en faveur de ces valeurs, à travers les thèmes de la « droiture », de
« l’honnêteté », de la « modestie », par opposition au cynisme, à l’envie, à
l’appât du gain ou à la prétention déplacée.
Ces antinomies sont lisibles dans les couples d’oppositions que constituent
les personnages : les Le Pesnel (la famille paternelle), qui sont toute modestie,
par opposition aux Parisiens ; M. Ligneul, le grand-père maternel, honnête et
modeste, malgré un grain de vanité, par rapport à son ami l’entrepreneur Rabier,
plus riche mais plus vulgaire ; Mme Ligneul, la grand-mère, naïve et crédule mais
très à cheval sur ses principes comme son mari, par rapport à Mme Rabier – « à
demi juive » (RB, p. 16) – et à ses filles, plus cyniques. Malgré son excellente
éducation, Agnès elle-même apparaît « plus vulgaire » que sa mère, qui avait été
« formée aux manières antiques par [son père] le disciple de Rousseau » (RB,
p. 347) 37. En regard de son ami Le Loreur, qui sera un des courtisans d’Agnès,
ou pis, du marquis de Saint-Pience, dont il s’imagine être un descendant,
Camille Le Pesnel, le père, paraît quant à lui corrompu par la vie parisienne.
Mais il s’oppose à deux autres Parisiens : d’un côté, son associé, Gravier, qui
l’envie et le hait : vénal, il fait des affaires louches sur le dos de Camille, où est
mêlée la banque Ben Abram. De l’autre côté, Camille s’oppose à Gustave
Ganche, le jeune ami de famille des Ligneul très cultivé, produit de la
méritocratie républicaine, qui est entré au parti radical et promeut des idées
avancées. Mais il porte la marque de ses origines dans son corps, chétif, tordu,
bien qu’il pratique les haltères, et dans sa laideur, qui l’opposent à Camille, beau
et droit, portant son corps un peu rejeté en arrière avec une allure fière, noble, et
n’a même pas conscience de son ridicule quand il propose, pour sauver les
Ligneul de la faillite, d’épouser Agnès si elle divorce de Camille : c’est
me
M Ligneul qui, malgré la sympathie qu’elle éprouve pour lui, rappelle ce
prétendant téméraire à l’ordre : « Tu ne t’es pas regardé, mon pauvre Gustave, ce
n’est pas toi qui séduiras ma fille. Tu ne lui plais pas et tu ne l’auras jamais. »
(RB, p. 222.) Le jugement sévère que portent les Ligneul sur Gustave Ganche
fait l’objet d’une fine description montrant leur attachement aux hiérarchies
sociales bousculées par la Troisième République et à un monde en voie de
disparition, qui fonde leurs dispositions éthico-politiques :

Il défendait les gouvernants : c’était là qu’était le véritable scandale.


Car les Ligneul et les Le Pesnel n’avaient même pas besoin de leurs
journaux, d’ailleurs rédigés par des bourgeois de leur espèce, pour
mépriser les Combes, les Clemenceau, les Briand. Encore imbus du
sentiment hiérarchique de l’ancien régime, ces petits bourgeois, à
peine sortis de leur province, s’étonnaient et se scandalisaient de voir
leurs semblables ou leurs inférieurs au pouvoir. Ils prétendaient que
ces semblables étaient tombés au-dessous d’eux ; ils ne pouvaient
pardonner au régime républicain de hisser sur le pavois des hommes
qui par l’éducation laïque étaient dépouillés de la tradition de
modestie et de mesure qu’eux avaient sauvegardée.
Les Ligneul et les Le Pesnel regardaient avec effroi le fils
d’honorables, pieux, discrets propriétaires bourguignons qui se
dégradaient à leurs yeux par l’apologie d’une lie de téméraires. Ils
étaient heureux de pouvoir, à cause des défauts de Gustave, mépriser
sans craindre de le regretter un jour une ambition dont ils savaient
que l’outrecuidance était hélas ! rendue possible par la misère du
temps qui avait frappé de paralysie les maîtres naturels – princes,
nobles, prêtres, grands bourgeois. (RB, p. 205).

Bien qu’étant le seul personnage doté de la puissance sexuelle comme le fait


38
remarquer Jacques Lecarme , Camille Le Pesnel est esclave de son désir, qu’il
est incapable de maîtriser, ce qui le relègue au pôle féminin. Il apparaît, dans le
roman, tantôt comme un monstre, tantôt comme une victime de la société
capitaliste moderne, qui est à l’origine de la dégénérescence de la « race »
française, selon le thème barrésien des Déracinés.
Un second thème, celui de l’oscillation entre la honte et le dédain, se
rattache étroitement à celui de la transformation de l’espace social. Si le
sentiment d’infériorité sociale est à l’origine de la honte et nourrit le
ressentiment contre la démocratie et la haine du capitalisme chez Drieu
La Rochelle, il est compensé par le dédain, qui se fonde sur le sentiment de
supériorité morale, due à l’ascendance, et sur le pouvoir de séduction. Ainsi,
lorsque Camille Le Pesnel rencontre Agnès Ligneul, il est tout de suite conscient
de l’ascendant qu’il exerce sur sa future femme. Cette structure se retrouve dans
la rencontre croisée entre d’un côté Yves et sa sœur Geneviève, de l’autre les
riches enfants Maindron, qui sont fascinés par les Le Pesnel, malgré leur
pauvreté.
Le malheur qui s’est abattu sur la famille apparaît donc plus, dans le roman,
comme une fatalité, mais une fatalité socialement fondée. Cette thématique
reflète le processus de généralisation de l’expérience particulière, qui fait que
Drieu rejoint spontanément, sur la base son expérience du déclin familial, les
prophéties sur la « décadence française » et le « déclin de l’Occident » que
ressasse dans l’entre-deux-guerres l’extrême droite, ainsi que les thèmes
xénophobes et antisémites.
Source de son sentiment d’impuissance sociale, l’indétermination identitaire
de Drieu, entre deux lignées familiales, entre traditions républicaine et
monarchiste, entre passéisme et modernité, entre intellectualisme et activisme,
s’est longtemps traduite dans ses options politiques. Notons que la tradition
républicaine passe par les hommes de la famille (mais s’arrête toutefois à son
père, qui est réactionnaire), tandis que la tradition réactionnaire est plutôt
véhiculée par les femmes. S’il avait fait sa carrière politique, s’il était devenu un
homme d’action, Drieu eût-il été républicain ? Cela n’est pas impossible, comme
en témoignent ses engagements successifs. À Sainte-Marie, le jeune Drieu s’était
proclamé « chef des républicains et des bonapartistes contre les royalistes ». À
l’École des sciences politiques, il s’inscrivit au groupe des étudiants
républicains, « qui, dans cette atmosphère de bourgeoisie officielle, cossue et
timide, était considéré comme subversif », tout en s’initiant aux penseurs de la
contre-révolution, de Maistre à Maurras, qu’il découvrit à cette époque 39.
En porte-à-faux dans un milieu – celui de ses condisciples –
ultraconservateur, voire réactionnaire, il fut ébloui par la découverte tardive de la
littérature moderne, et séduit par la tentative avortée de synthèse entre le
maurrassisme et le syndicalisme révolutionnaire de Sorel, qui réconciliait ses
dispositions éthiques, esthétiques et politiques contradictoires, et qui devait le
conduire au fascisme. Trop républicain par ses origines pour rallier l’Action
française monarchiste, mais fasciné par l’autorité et le culte du chef, à la fois
anticapitaliste et antidémocrate, l’écrivain Drieu se tourne vers l’extrême droite.
Après une longue période d’indétermination politique durant laquelle il hésite
entre fascisme et communisme, il élabore son rêve d’un socialisme fasciste avant
de rêver à une Collaboration franco-allemande dont il serait un agent politique,
puis, ayant été détourné de cette voie par l’ambassadeur du Reich en France Otto
Abetz, qui lui réserve un rôle plus littéraire à la direction de La Nouvelle Revue
française, de continuer à rêver à l’action politique avec le projet de parti unique.
Après avoir constaté que « l’action » telle qu’il l’imaginait n’était qu’un mauvais
rêve dont il se réveille à la Libération, il se suicide en mars 1945, non sans être
revenu une dernière fois, dans son Récit secret, sur l’échec originel qui aura
alimenté son ressentiment social, son anti-intellectualisme, et son obsession de la
« décadence », le mettant sur le compte de la position sociale de sa famille, qu’il
rend ainsi responsable de l’échec en question :
À vingt ans, j’ai songé pendant quelques jours à disparaître après un
examen manqué. […] Il faut dire que je fus refusé à cet examen pour
des raisons voulues des autorités, et non pas à cause de mon
insuffisance. C’était à la sortie de l’École des Sciences Politiques et
on avait voulu me punir de ce qui paraissait le désordre dangereux de
mon esprit, et aussi me barrer la carrière diplomatique, ce qui du
reste était sage, car ma famille était ruinée, et ma timidité ne pouvait
longtemps me permettre aucune maîtrise sur mon sentiment
40
d’infériorité sociale .

Le roman autobiographique aura permis à Drieu de lier étroitement le déclin


familial à la fin du vieux monde et à la modernisation que, rejeté hors des
sphères du pouvoir du fait des échecs de son père et des siens propres, il n’a pu
qu’observer du dehors, en contemplateur désabusé – ou en romancier –, comme
la réalisation des prophéties de malheur proférées par ses maîtres à penser.

1. Maurice Halbwachs, La Mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997 [1950], p. 99.
2. Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, « Points », 1996 [1975], p. 41.
3. Marie Balvet, Itinéraire d’un intellectuel vers le fascisme. Drieu La Rochelle, Paris, PUF, 1984.
4. Pierre Drieu La Rochelle, Mesure de la France, suivi de Écrits, 1939-1940, Paris, Grasset, 1964
[1922].
5. Voir sa première lettre aux surréalistes parue dans La NRF ; Pierre Drieu La Rochelle, Textes
retrouvés, Monaco, Éditions du Rocher, 1992, p. 45-49.
6. Joseph Jurt, « L’engagement de Drieu et la structure du champ littéraire de l’entre-deux-guerres »,
in Marc Dambre (dir.), Drieu La Rochelle écrivain et intellectuel, Paris, Presses de la Sorbonne
nouvelle, 1995, p. 15-39.
7. Pierre Andreu et Frédéric Grover, Drieu La Rochelle, Paris, Hachette, 1979, p. 386.
8. Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., chapitre VI.
9. Pierre Drieu La Rochelle, Fragment de mémoires, 1940-1941, précédé de Robert O. Paxton, « Le
parti unique et P. Drieu La Rochelle », Paris, Gallimard, 1982.
10. Ruth Amossy, « Plaidoirie et parole testamentaire. Exorde de Drieu La Rochelle », in Nadine
Kuperty-Tsur (dir.), Écriture de soi et argumentation. Rhétorique et modèles de l’autoreprésentation,
Caen, Presses universitaires de Caen, 2000, p. 65-86.
11. Pierre Drieu La Rochelle, État civil, Paris, Éditions de la Nouvelle Revue française, 1921, p. 12-
13 (désormais EC).
12. Pierre Drieu La Rochelle, Écrits de jeunesse, 1917-1927, Paris, Gallimard, 1941, p. 7.
13. Ibid., p. 204 et 205.
14. Jacques Lecarme et Éliane Lecarme-Tabone, L’Autobiographie, Paris, Armand Colin, 1997.
15. André Gide, Si le grain ne meurt, op. cit.
16. Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Gallimard, « Tel », 1995 [1972].
17. Les références de pages renvoient à l’édition de Rêveuse bourgeoisie chez Gallimard,
« L’imaginaire », 1995. Elle sera désormais signalée par l’abréviation RB.
18. Francine Dugast-Portes, « Rêveuse bourgeoisie : une esthétique de la désillusion », in Marc
Dambre (dir.), Drieu La Rochelle écrivain et intellectuel, op. cit., p. 197-201 ; John Flower, « Drieu
La Rochelle et la crise de la société contemporaine dans Rêveuse bourgeoisie », Cahiers François
Mauriac, no 18, 1991, p. 101-113.
19. La référence à L’Éducation sentimentale de Flaubert est très claire dans Rêveuse Bourgeoisie,
comme l’a noté John Flower (ibid.). Sur les thèmes de l’indétermination et de l’impuissance dans
L’Éducation sentimentale, voir l’analyse de Pierre Bourdieu, Pierre Bourdieu, « L’Invention de la vie
d’artiste », Actes de la recherche en sciences sociales, no 2, 1975, p. 67-93, et Les Règles de l’art, op.
cit.
20. Pierre Drieu La Rochelle, Sur les écrivains, Paris, Gallimard, 1982, p. 158-159.
21. Cet aveu doit être rapproché de l’épisode que raconte Aragon, et selon lequel Drieu, qui se plaisait
à l’effet que ne manquait pas de faire la particule de son nom dans les milieux intellectuels, piqua
« une colère épouvantable » quand il apprit que Cocteau avait découvert la pharmacie de son oncle où
s’étalait le nom de Drieu La Rochelle (Aragon, Aragon parle avec Dominique Arban, Paris, Seghers,
1968, p. 105). En réalité, on ne connaît pas d’oncle pharmacien à Drieu La Rochelle, mais seulement
un grand-père, qui tint une pharmacie à Coutances jusqu’en 1878.
22. Jacques Lecarme propose une analyse de ce roman comme exprimant, chez l’auteur, la phase de
« surestimation infantile des parents », selon les termes de Freud, alors que Gilles serait fondé sur le
fantasme de l’enfant trouvé, le protagoniste ayant été élevé par un tuteur et ne connaissant pas ses
parents. Jacques Lecarme, Drieu La Rochelle ou le bal des maudits, Paris, PUF, 2001, p. 162-163.
23. Cité par Dominique Desanti, Drieu La Rochelle : le séducteur mystifié, Paris, Flammarion, 1978,
p. 17.
24. Pierre Andreu et Frédéric Grover, Drieu La Rochelle, op. cit., p. 288-289.
25. Pierre Drieu La Rochelle et Jean Paulhan, Correspondance, op. cit., no 22, p. 68.
26. Jean-Paul Sartre, Situations I. Critiques littéraires, op. cit.
27. Pierre Drieu La Rochelle, « Mauriac », art. cité, p. 243-350 (voir p. 347).
28. Francine Dugast-Portes, art. cité, p. 209.
29. Jacques Lecarme (Drieu La Rochelle, op. cit., p. 180-181) identifie aussi Geneviève comme un
double féminin de l’auteur.
30. Voir John Flower, art. cité, p. 109.
31. Agathon, Les Jeunes Gens d’aujourd’hui, op. cit.
32. Antoine Prost, Les Anciens Combattants, 1914-1940, Paris, Gallimard / Julliard, « Archives »,
1977.
33. Pierre Bourdieu, La Distinction, op. cit.
34. Luc Boltanski, « Pouvoir et impuissance : projet intellectuel et sexualité dans le journal
d’Amiel », Actes de la recherche en sciences sociales, no 5-6, 1975, p. 80-108 ; Sergio Miceli,
« Division du travail entre les sexes et division du travail de domination. Étude clinique des
Anatoliens au Brésil », Actes de la recherche en sciences sociales, no 5-6, 1975, p. 162-182.
35. Barnett Singer, « The Prison of Fascist Personality : Pierre Drieu La Rochelle », Stanford French
Review, vol. 1, no 3, 1977, p. 403-414 ; Jacques Lecarme, « “Moi, l’intellectuel”, signé Drieu », in
Jacques Deguy, L’Intellectuel et ses miroirs romanesques (1920-1960), Lille, Presses universitaires de
Lille, 1993, p. 119-148.
36. Susan Suleiman, Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, op. cit.
37. Disciple de Voltaire et de Rousseau, le père de la grand-mère de Drieu lui avait transmis les
principes ascétiques de l’Émile : « Il venait la réveiller au petit matin, la faisait laver dans l’eau glacée
et l’emmenait dans de longues expéditions à pied ». (EC, p. 52.)
38. Jacques Lecarme, Drieu La Rochelle, op. cit., p. 170.
39. Frédéric Lefèvre, « Une heure avec Pierre Drieu La Rochelle », in Une heure avec…, T. II,
Nantes, Siloë, 1997, p. 342 (1re éd. Gallimard, 1927).
40. Pierre Drieu La Rochelle, Journal, 1939-1945, op. cit., p. 483.
7

Poésie et propagande dans la France occupée :


de la vérité des métaphores à la poétique
des noms propres

Je dis ce que je vois


Ce que je sais
Ce qui est vrai
Paul Eluard,
« Les armes de la douleur » (1944),
Gallimard « Pléiade », 1968

La poésie de propagande, le poème-sermon n’ont plus leur raison d’être à


partir du moment où l’article de journal et la brochure peuvent renseigner « plus
vite et plus nettement », expliquait Charles Asselineau dans l’article qu’il avait
rédigé pour le procès des Fleurs du mal de Charles Baudelaire 1. Mais
qu’advient-il lorsque le journal n’assume plus sa fonction ?
La littérature joue un rôle dans le cadrage de la perception de la réalité et
donc dans l’élaboration des visions du monde concurrentes d’une époque. On
peut ainsi, en suivant Goffman, décrire les moments de crise comme provoquant
une « rupture de cadre », cadre d’intelligibilité, cadre des croyances, voire cadre
de la perception de la réalité :
Lorsque nous faisons l’expérience d’une rupture de cadre, quelle
qu’en soit la raison, c’est la nature même de nos croyances et de nos
engagements qui, subitement, se trouve bouleversée. […] La réalité
2
flotte de manière anomique .

La défaite de 1940 et l’occupation allemande en France provoquent une telle


rupture des cadres de l’expérience à une grande échelle puisqu’elle contraint les
individus à réorganiser leur vie quotidienne. Elle induit aussi une perte de
repères : « Je flotte comme un bouchon », écrit Roger Martin du Gard à Maria
3
Van Rysselberghe le 22 juillet 1940 . Cette perte de repères, qui remonte déjà
aux brouillages idéologiques d’avant la guerre (néopacifisme de droite, scission
des pacifistes et des antifascistes, pacte germano-soviétique), est aggravée par le
suicide de la République, l’avènement du régime de Vichy, et l’appel du 18 juin.
L’interprétation de l’événement que constitue la défaite devient un enjeu de lutte
entre différentes fractions, qui ont cependant en commun le cadre national,
lequel structure la vision du monde de presque toutes les forces en présence.
La littérature a pris une part active à cette guerre idéologique. Dans ce
contexte de censure et de répression a fleuri une littérature d’opposition à
l’idéologie dominante et au storytelling qui l’accompagnait, littérature qui
n’avait pas le droit de s’exprimer ouvertement. Cette littérature de résistance a
contribué à la production et à la légitimation d’une autre perception de la réalité
de l’Occupation, comme l’ont montré Margaret Atack et James Steel dans le cas
de la fiction 4. On reviendra ici, à une échelle plus restreinte, sur celui de la
poésie, et plus particulièrement sur la stratégie d’Aragon, qui joua un rôle phare
à cette époque et qui mena en outre une réflexion sur le rôle social de la poésie.
Le choix de la poésie permet d’insister sur la dimension formelle, qui est la plus
spécifique à la littérature. Cet exemple servira de fil conducteur à une série
d’interrogations plus générales concernant la part de la littérature dans le cadrage
de la perception de la réalité et, de ce fait, la manière dont elle peut s’opposer
aux récits politiques dominants, que d’aucuns désignent sous la notion de
storytelling 5.
Le plus littéraire des genres, la poésie, était aussi le plus noble jusqu’à la fin
du XIXe siècle, quand le roman s’est imposé comme forme dominante sur le
marché du livre 6. Reléguée au pôle de production restreinte, la poésie devint (à
côté du néoclassicisme d’un Maurras) le genre privilégié du renouveau
esthétique et de l’expérimentation : après le romantisme, le Parnasse, le
symbolisme, le vers se libère de la rime, et les avant-gardes futuriste, cubiste,
dadaïste, surréaliste, l’investissent, allant jusqu’à renier le roman pour ces
7
derniers . Nonobstant la volonté surréaliste d’en faire une arme subversive, ces
expériences avaient pu donner le sentiment qu’elle se confinerait désormais dans
le pur formalisme. Or, elle va être le moyen d’expression favori de l’opposition
littéraire dès la défaite de 1940 8.
Ce regain de popularité qu’a connu la poésie sous l’Occupation a souvent été
mis sur le compte des conditions matérielles perturbées par la débâcle, l’exode,
l’instabilité résidentielle. Et de fait, nombre d’écrivains, qui ne sont pourtant pas
proscrits, se sentent comme paralysés par les événements et éprouvent une
grande difficulté à se remettre au travail, à l’instar de Martin du Gard. Le choix
de la poésie ne peut cependant être réduit à cette explication fonctionnaliste. De
fait, les déplacements fréquents et la (semi-)clandestinité n’empêchent pas
Aragon de s’atteler à un gros roman, Aurélien, qu’il publiera après la guerre. On
montrera ici que la poésie a été un instrument d’opposition très spécifique dans
cette conjoncture de bâillonnement de la parole.
La forme que prend la référence aux événements varie selon les conditions
de la publication : au grand jour, la poésie avance masquée, derrière l’allégorie,
la métaphore, le déplacement dans le temps, elle délivre son message en
« contrebande » ; lorsque le message est décrypté par les censeurs, elle s’exile en
Algérie, en Belgique, en Suisse ; ou « prend le maquis », comme dit Eluard dans
sa préface au recueil clandestin L’Honneur des poètes, qui paraît en 1943 aux
Éditions de Minuit, pour témoigner et sonner l’appel aux armes.

Entre représentation et symbolisation


Le rôle de la littérature ne se limite pas, on l’a dit, aux représentations. La
littérature véhicule une vision du monde, et constitue, on l’a vu, un mode de
connaissance pratique. Or, dans une période de crise comme celle qui est
provoquée par la défaite de 1940, la science, qui avait acquis le quasi-monopole
du savoir sous la Troisième République, n’est pas à même de répondre aux
questions qui se posent. La presse se trouve vite bâillonnée, mise au pas et
embrigadée par les pouvoirs en place : elle participe à l’imposition de la
nouvelle idéologie dominante, à laquelle l’information, strictement encadrée, est
subordonnée, et d’un récit – un storytelling –, qui voit dans la défaite de la
France face à l’Allemagne l’expiation des péchés républicains (symbolisés par
les congés payés) et dans le régime de Vichy la rédemption attendue (la « divine
surprise » de Maurras) 9. L’opposition au régime de Vichy et à sa politique
collaborationniste ne peut s’y exprimer librement 10.
Cette double défection de la science et du journalisme ouvre un espace pour
d’autres formes de connaissance ou de compréhension du monde. La défaite et
l’Occupation donnent lieu à des récits concurrents, qui peuvent prendre une
forme fictionnelle ou non (le pamphlet de Rebatet Les Décombres). Dans une
veine qui remonte aux récits de la Première Guerre mondiale (voir chapitre 5),
une vague de récits de guerre paraît ainsi au cours de la première année de
l’Occupation : on peut citer notamment Paul Mousset, Quand le temps travaillait
pour nous ; Jean de Baroncelli, Vingt-six hommes ; Pierre Béarn, De Dunkerque
à Liverpool ; Georges Blond, L’Angleterre en guerre ; Yves Dautun, La Batterie
errante ; Roland Tessier, Le Bar de l’escadrille ; Jacques Benoist-Méchin, La
Moisson de quarante ; Maurice Betz, Dialogue des prisonniers.
Par-delà ces récits sur l’expérience de la guerre, qui renvoient à un passé
immédiat, c’est l’histoire qui est mobilisée en premier lieu pour penser
l’événement. Ravivant une expérience marquante, elle est spontanément
sollicitée au niveau de la mémoire individuelle et collective 11. C’est pourquoi les
comparaisons varient en fonction des générations : 1870 pour la génération des
hommes de plus de soixante ans (référence récurrente chez les vichystes 12),
guerre de 14 pour les hommes de quarante ans comme Aragon (les poèmes
« Vingt ans après » et « La valse des vingt ans » dans Le Crève-cœur, « Les
larmes se ressemblent »). Mais d’autres périodes historiques sont convoquées, en
particulier le Moyen Âge, qui connaît une vogue depuis le milieu des années
1930. En réalité, les usages de l’histoire sous l’Occupation ont moins un objectif
de connaissance qu’une fonction idéologique. L’histoire nationale est un enjeu
de lutte. La Résistance va lutter pour se la réapproprier (par exemple, Éléonore
d’Aquitaine comme symbole de la liberté dans « Les croisés » d’Aragon 13). En
outre, comme sous la Restauration notamment, l’histoire est utilisée en tant que
14
code pour parler du présent en contournant la censure . Elle ne sert pas
d’explication causale du présent, elle a une fonction purement allégorique. Se
pose, donc, la question des usages de ces savoirs : l’usage des références
historiques communes pour « lire » le présent.
Au-delà de la connaissance pratique, la vision du monde véhicule un
système de valeurs et des principes de classification qui ont une dimension
axiologique. C’est pourquoi l’autonomie de la littérature par rapport aux visions
du monde et aux cadres idéologiques en vigueur à une époque ne peut être
complète. En effet, l’interprétation d’une œuvre s’inscrit de façon relationnelle
dans un espace de représentations plus large, qui forme le contexte de sa
réception. De ce fait, le principe de l’art pour l’art a pu, par un paradoxe
apparent, être instrumentalisé à des fins hétéronomes. Plus exactement, le
discours sur l’art pour l’art a servi à justifier la poursuite de l’activité littéraire
sous l’Occupation : il a été utilisé comme un appât pour attirer les écrivains
prestigieux à La Nouvelle Revue française, qui reparaissait sous la direction de
Pierre Drieu La Rochelle 15. Ainsi, ce principe sur lequel s’était fondée
l’autonomie de la littérature est détourné par les autorités allemandes pour
normaliser la situation d’occupation en masquant les conditions hétéronomes
faites à la littérature, avec la censure, la répression, l’exclusion des juifs et des
antinazis sur des bases qui n’avaient rien de littéraire. C’est dans ce contexte
qu’il faut comprendre la politisation de la littérature de l’opposition, qui est
explicitée par Aragon dans son poème « Contre la poésie pure », lequel vise Paul
Valéry 16. Chez Aragon, ce principe trouve évidemment son ancrage dans son
allégeance communiste, mais il lui permet de rallier les opposants, par-delà les
communistes, d’abord autour des petites revues de zone Sud, Poésie 40,41…,
Confluences, et la revue Fontaine à Alger, puis dans la clandestinité, au Comité
national des écrivains.
Comment expliquer cette politisation de la littérature ? Il faut d’abord
rappeler que l’engagement de la littérature est antérieur à la guerre : la période
de l’entre-deux-guerres a vu fleurir le roman à thèse, et même la poésie se
voulait révolutionnaire, chez l’avant-garde surréaliste. Mais ce sont surtout les
conditions hétéronomes faites à la littérature dans les « années noires » qui
expliquent qu’Aragon ait pu rallier un grand nombre d’écrivains reconnus. En
effet, sous l’Occupation, la mobilisation des plumes s’opère au nom de
l’autonomie littéraire, qui s’articule avec la défense de « l’esprit français » :
seule l’indépendance de la France peut faire retrouver à la littérature son
autonomie perdue 17. Comme l’exprimera le poète chrétien Pierre Emmanuel
dans un essai sur « l’utilisation des mythes » :

Car l’horreur n’est salutaire qu’à celui qui, la connaissant, lutte


contre elle de toute la force de son espoir. […] Aujourd’hui plus que
jamais, le problème qui se pose à l’homme est un problème de
connaissance : nous avons, dans le chaos actuel, tous les éléments
d’un humanisme nouveau ; reste à trouver l’esprit de cet humanisme,
et pour tout dire, son lyrisme créateur. Si nous échouons à nous
rendre maîtres de la loi de notre devenir, nous sommes, quelle que
soit la puissance de nos moyens, menacés d’une barbarie d’autant
plus grave qu’elle usera, en les détournant, des armes spirituelles
dont nous n’aurons pas su nous servir 18.

S’il y a un cadre qui unifie la vision du monde de l’époque, c’est bien le


cadre national. Certes, la définition de la nation, du point de vue de son histoire
et de sa composition, est un enjeu de lutte âpre et sanglante entre vichystes,
collaborationnistes et résistants, mais l’intérêt national fonctionne comme un
« opérateur axiologique 19 » positif dans un système d’oppositions qui permet de
cadrer l’activité de l’adversaire sous les concepts à connotation négative de
« trahison » et de « terrorisme » (terme qui désigne la violence non monopolisée
par les pouvoirs en place 20). L’occupation étrangère a eu pour effet paradoxal de
« renationaliser » la vision du monde des intellectuels français, y compris ceux
qui avaient opté dans l’entre-deux-guerres pour les positions les plus
antinationalistes (internationalistes, pacifistes, communistes), à une petite
minorité près (les trotskistes et les surréalistes notamment, mais aussi les
promoteurs d’un socialisme fasciste tels que Lucien Combelle). Exilé en
Uruguay, Jules Supervielle écrit ses Poèmes de la France malheureuse, qui
paraissent en 1941 à Buenos Aires, aux Éditions des Lettres françaises, et qui
seront republiés l’année suivante à Neuchâtel, aux éditions La Baconnière. Le
recueil s’ouvre sur le poème « 1940 » :

Comme du haut du ciel je regarde la France


Ses villes et ses champs dans le fond de l’offense,
Prisonniers de nos jours aux élans condamnés
Je nous regarde tous à survivre obstinés

En Suisse, dans la revue Traits (no 7), paraît en mai 1942, la « Prière sur la
France » du jeune poète mauricien Loys Masson.
Le recadrage national s’opère aussi au Parti communiste. Bien qu’il ait
d’abord défini la guerre comme impérialiste pendant le temps du pacte germano-
soviétique, le Parti communiste adopte, vers mai 1941, une ligne nationale avec
le lancement du Front national pour l’indépendance de la France 21. Ce recadrage
s’inscrit dans l’esprit du congrès d’Arles de 1937, où Maurice Thorez avait
annoncé la voie nationale vers le communisme. C’est ce « vent d’Arles »
qu’évoque Aragon dans « Plus belle que les larmes », « vent » qui lui avait fait
« retrouver les couleurs de la France » 22.
Pour comprendre le rôle de la littérature dans la guerre idéologique, il ne
suffit pas de s’en tenir aux représentations qu’elle véhicule. La littérature oscille
en effet entre représentation et symbolisation. Du côté de la représentation, on
tend à postuler la transparence du langage, la primauté du signifié, on recourt
plutôt à la métonymie, tandis que du côté de la fonction de symbolisation, le
langage est opaque, il signifie, c’est le règne de la métaphore et l’attention portée
à la forme. Cette première opposition doit être articulée avec une seconde (voir
schéma ci-dessous) : la tension entre narration et expression (qui ne se résume
pas à l’opposition entre roman et poésie, car on la retrouve dans l’opposition
entre poésie épique et poésie lyrique, par exemple).

La littérature, entre représentation et symbolisation

Déconstruire le récit dominant de la défaite :


la « contrebande » poétique
L’interprétation de la défaite de 1940 par les vichystes et collaborationnistes
recourt, comme sous la Restauration et après la Commune, au schème du
meaculpisme et de la repentance. Dans un premier temps, face au récit dominant
de la défaite comme expiation des péchés républicains et à l’exploitation des
événements en faveur de la politique de Collaboration, les écrivains de
l’opposition ne peuvent en proposer ouvertement une autre interprétation. Ils
sont soit voués au silence (comme Martin du Gard), soit contraints de recourir à
la symbolisation : allusion, métaphore, allégorie. Cela explique en partie le
renouveau de la poésie à cette époque, plus que les conditions de production
souvent mentionnées pour l’expliquer : la débâcle, les déplacements,
l’instabilité.
C’est Aragon qui développe la technique de la « contrebande littéraire »,
telle qu’il l’a nommée. Ainsi qu’on l’a vu au chapitre 4, Aragon avait déjà
réfléchi de longue date au problème posé par Brecht : comment parler sous la
censure, comment trouver la « ruse » pour combattre le mensonge et dire la
vérité 23 ? La ruse, qu’il avait d’abord cherchée dans le roman, à l’image de
Barbusse pendant la Grande Guerre (le message pacifiste du Feu), Aragon la
trouve dans la technique médiévale du trobar clus 24, qu’il a testée au moment de
l’interdiction du Parti communiste, en 1939.
Dans les poèmes de 1939, écrits alors qu’il est mobilisé, et qui seront
recueillis dans le Crève-Cœur, l’analogie avec la Première Guerre est
prédominante. La propagande de guerre est dénoncée : « L’ère des phrases
mécaniques recommence » (« Vingt ans après », OPC, t. I, p. 697). Le message
pacifiste, qui a un sens politique très concret avec le pacte germano-soviétique,
est masqué par le thème à la fois plus individuel et plus universel de l’expérience
de la guerre, et notamment le vécu des amants séparés par la guerre, à la
première personne, dans la tradition de la poésie lyrique : mélancolie,
nostalgie, etc. Si ce ton s’oppose délibérément aux « beautés de la guerre »
d’Apollinaire (à qui Aragon reprochait, on s’en souvient, d’en avoir caché les
horreurs), il y a finalement très peu d’évocation de la guerre elle-même, juste
une allusion au sort des « Enfants-soldats roulés vivants sans autre lit / Que la
fosse qu’on fit d’avance à votre taille » (« La valse des vingt ans », p. 706).
L’événement, la défaite, s’introduit subrepticement, en 1940, dans « Les lilas et
les roses », par la rumeur (p. 715) : « Tout se tait L’ennemi dans l’ombre se
repose / On nous a dit ce soir que Paris s’est rendu ». « Tapisserie de la grande
peur » décrit la débâcle (p. 716) :

Reconnais-tu les champs la ville et les rapaces


Le clocher qui plus jamais ne sonnera l’heure
Les chariots bariolés de literies
Un ours Un châle Un mort comme un soulier perdu
Les deux mains prises dans son ventre Une pendule
Les troupeaux échappés les charognes les cris
Des bronzes d’art à terre Où dormez-vous ce soir

À partir de cette époque, le thème prédominant devient l’amour de la patrie,


qui se confond avec la femme aimée. Aragon se fait poète national. Citons la
fameuse strophe qui ouvre le poème « Richard II Quarante » (p. 719) :

Ma patrie est comme une barque


Qu’abandonnèrent ses haleurs
Et je ressemble à ce monarque
Plus malheureux que le malheur
Qui restait roi de ses douleurs

Ce recadrage national s’opère non seulement au niveau thématique, mais


aussi au niveau de la forme. Aragon recourt à la rime et à des formes populaires,
notamment la chanson et la ballade (« Complainte pour l’orgue de la nouvelle
barbarie », p. 717-719). Il fait de la rime l’instrument privilégié de
l’autonomisation de la poésie et de la langue française par rapport au latin et à
l’emprise romaine à leur origine, au XIIe siècle :

Si le problème de la rime est tout d’abord celui sur lequel j’ai voulu
m’exprimer en 1940, c’est parce que l’histoire du vers français
débute où apparaît la rime, c’est que la rime est l’élément
caractéristique qui libère notre poésie de l’emprise romaine, et en fait
la poésie française 25.

L’usage du « je » lyrique (vécu) évolue du soldat séparé de son aimée au


Français qui a perdu sa patrie. Il passe parfois au « nous », comme dans la
« Complainte pour l’orgue de la nouvelle barbarie » et dans « Ombres » : « Nos
vignes nos enfants nos rêves nos troupeaux » (p. 722). Mais le « je » est aussi le
témoin lucide qui s’oppose à « eux » : les faux prophètes, les « oiseaux
querelleurs », ceux qui divisent la nation au lieu de s’unir dans le malheur, et
aussi le régime de Vichy qui cherche les causes de la défaite dans l’esprit de
jouissance qui l’a emporté contre l’esprit de sacrifice : « Avons-nous attiré la
foudre par nos rires » (« Ombres », p. 721).
Du point de vue du « message » – car « message » il y a dans cette poésie
toute de circonstance –, la stratégie d’Aragon est d’opposer au racisme
biologique, aux mythes nazis et au projet de formation d’une Europe sous
domination allemande une autre vision de l’histoire européenne : la nation
française est née de la fusion du Nord et du Midi et d’un mélange des « races »,
la France a « envahi poétiquement l’Europe à la fin du Moyen Âge », à travers la
réception de l’œuvre de Chrétien de Troyes. L’invasion poétique pacifique
s’oppose bien sûr à l’invasion guerrière. Et la morale courtoise à la morale
chevaleresque, expression d’une civilisation guerrière fondée sur un ordre viril,
que revendique le nazisme et que promeut, en France, Montherlant. Selon
Montherlant, cette morale chevaleresque fut pervertie précisément par les
femmes, la galanterie lui ayant substitué une « morale de midinette », la
« morale courtoise », qui est selon lui à l’origine de la décadence française.
Aragon lui oppose les mérites de la « morale courtoise », qui fut le vecteur de la
diffusion de la « passion de justice, [du] goût de la chevalerie, de la défense des
faibles, de l’exaltation des hautes pensées ». Le « culte de la femme » traduit son
accession à un statut social reconnu. Et Aragon de rappeler que ce thème
« pren[d] de nos jours un sens de protestation » – à un moment où l’on interdit
aux femmes l’accès à la fonction publique et où l’on veut les renvoyer au
foyer 26.
Aragon met son projet en forme dans ses poèmes, non seulement en
multipliant les références à l’histoire de France, notamment au Moyen Âge, mais
aussi en transgressant les règles de la prosodie classique, en particulier
l’opposition rimes masculines/féminines et le morcellement de la rime enjambée.
Ces ruptures, qui vont puiser dans la tradition médiévale des troubadours,
s’inspirent aussi de la poésie moderne, en particulier Apollinaire et Maïakovski.
Aragon explicite son projet dans des textes en prose qu’il publie hors de
France (« La leçon de Ribérac ou l’Europe française », paru dans Fontaine en
juin 1941, et « Arma virumque cano », la préface aux Yeux d’Elsa, qui voit le
jour en mars 1942 aux éditions de la Baconnière, à Neuchâtel, dans la collection
des « Cahiers du Rhône »). Il trouve des échos auprès de la jeune génération de
poètes qu’il parvient à rallier bien au-delà du cercle des communistes. C’est ainsi
que Pierre Emmanuel poursuivra la réflexion sur les mythes. Considérant que
« la poésie d’aujourd’hui doit être progrès de l’homme dans son futur, donc
prophétie », il appelle, contre les « faux prophètes », à opposer au mythe de
« l’autophagie », qui prévaut dans le monde moderne, d’autres mythes, nourris
de certaines « vertus humaines essentielles », notamment la « liberté », afin de
fonder une « attitude humaine positive », « un vaste anonymat de volontés
agissantes préparant, en pleine ère barbare, l’aube de temps peut-être
lointains » : « Pour nous, modernes, qui avons engendré les monstres
étonnamment féconds de la nouvelle fable, il est temps d’entrer en guerre contre
eux, si nous ne voulons pas être dévorés. La poésie – une poésie armée – a un
rôle à jouer dans cette lutte 27. »
Cette littérature de contrebande n’est pas dans la ligne du Parti communiste
de l’époque, qui est défavorable à toute publication au grand jour. En cette
période de tâtonnement, on l’a vu au chapitre 4, Aragon parvient à infléchir la
ligne, d’autant que sa stratégie réussit en opérant le rassemblement des écrivains
de l’opposition en zone Sud. Mais il doit aussi se justifier auprès du Parti, et tout
particulièrement auprès du philosophe rationaliste Georges Politzer, de l’usage
qu’il fait des mythes de la tradition nationale. Il s’expliquera après la Libération
de cet usage poétique qu’il a fait de l’histoire et des légendes, usage
métaphorique qui interpelle la mémoire collective nationale pour parler du
présent, en mettant en avant leur fonction mobilisatrice, laquelle vise, rappelons-
le, à réveiller le sens épique, expression du sens national, de la tradition
héroïque 28. On peut retraduire cela, en termes marxistes (quoique pas très
orthodoxes), comme suit : les mythes, qu’Aragon prétend avoir « remis sur leurs
pieds 29 », ravivent un passé de luttes nationales contre l’oppresseur, qui
s’opposent à la mystification vichyste du discours de repentance. Sur le conseil
de Politzer, il va approfondir dans Brocéliande (1942) le thème du héros à peine
ébauché dans « La leçon de Ribérac ». La problématique du héros mythique se
retrouve à la même époque chez un Pierre Emmanuel : « Il préfigure et légitime,
par une action le plus souvent tragique, ce qui plus tard sera “une façon de voir”,
une “manière d’être” universelles 30. »

De l’allégorie au témoignage :
la littérature clandestine
Cette évolution correspond au passage d’une littérature centrée sur le thème
du refus pacifiste (Le Silence de la mer) à une littérature de combat destinée à
soutenir la lutte armée 31. Elle correspond globalement aussi – avec un décalage
dans le temps et dans l’espace – au passage à la clandestinité (qui n’a rien
d’automatique) 32. La « littérature de contrebande » trouve en effet ses limites.
Décryptée par les initiés de l’autre bord, comme Drieu La Rochelle, qui la
dénonce en septembre 1941 dans La NRF, cette pratique, trop dangereuse pour
se développer en zone Nord, se heurte bientôt à la censure en zone Sud.
« L’hymne à la liberté » de Pierre Emmanuel est refusé par la censure. Il paraîtra
à Alger, dans le recueil Jour de Colère, publié chez Edmond Charlot, dans la
collection « Fontaine » que dirige Max-Pol Fouchet :

Ô mes frères dans les prisons vous êtes libres


Libres les yeux brûlés les membres enchaînés
Le visage troué les lèvres mutilées
Vous êtes ces arbres violents et torturés
Qui croissent plus puissants parce qu’on les émonde

Au mois d’août 1942, Confluences est suspendu pour deux mois en raison du
poème « Nymphée » d’Aragon, la référence à Mithridate, « vieux roi
malheureux contre qui tout conspire », et les accents révoltés ayant été décodés
sans difficulté par les censeurs. Cette suspension est censée servir d’exemple :
dans une lettre adressée à Poésie 42 et Fontaine, le ministère de l’Information
menace de sanctionner le procédé de la « contrebande » poétique 33. Aragon se
voit désormais contraint de publier sous pseudonyme. Le durcissement des
conditions de production, suite à l’extension de la juridiction nazie à la zone Sud
à partir du mois de novembre, accélère le passage à la clandestinité.
La littérature d’opposition évolue alors vers la fonction représentative. On
passe de la symbolisation à la représentation de la réalité de l’occupation et de
l’expérience subjective au témoignage. Un texte marque le passage de l’allégorie
et du mythe au « témoignage » : signé « le témoin des martyrs », il est issu des
documents sur l’exécution des otages de Chateaubriant qui ont été envoyés à
Aragon par le Parti en janvier 1942, accompagnés de ce mot de Jacques Duclos :
« Fais de cela un monument. » Après s’être heurté aux refus successifs de Gide,
de Martin du Gard et d’un troisième écrivain, il les met lui-même en forme en
février. Ce texte a été recopié et diffusé un peu partout en France et hors de
France, lu à la radio de Londres et de Boston.
« Témoigner », c’est tout d’abord « faire connaître » les crimes et exactions
de l’occupant. Sur l’exécution des otages de Chateaubriant, Pierre Seghers
compose « Octobre », son ode aux fusillés, qui paraît non signée, en 1942, dans
le troisième numéro de la revue Traits en Suisse, avant d’être reprise, sous le
pseudonyme de Louis Maste, dans le recueil L’Honneur des poètes, publié aux
Éditions de Minuit clandestines en 1943 (et où figure un autre poème sur les
otages exécutés, par Pierre Emmanuel alias Jean Amyot) :
Le vent qui pousse les colonnes de feuilles mortes
Octobre, quand la vendange est faite dans le sang
Le vois-tu avec ses fumées, ses feux, qui emporte
Le Massacre des Innocents

Ces crimes sont commis avec l’aide active de « l’État français ». Dans « Le
médecin de Villeneuve », interdit par la censure vichyste, et publié en Suisse
dans En français dans le texte, Aragon évoque une rafle de juifs à Nice à l’été
1942 (OPC, t. I, p. 896-897) :

Qui frappe à la porte au noir du silence


Il se lève un vent de la violence
Sur la ville un vol de coquecigrues
Traque des fuyards à travers les rues
Qui frappe à la porte au noir du silence

Dans L’Honneur des poètes également, la dernière strophe du poème de Paul


Vaille alias Loys Masson, intitulé « Les mots État français remplaceront
République française », annonce le tournant de la guerre :

Pour chacun que massacra en ses geôles l’État


Français, c’est un soviet qui monte à la lumière
Vainqueur ensemençant de justice ma terre

Cette fonction testimoniale atteint son apogée avec le poème « Oradour », où


Jean Tardieu décrit en une litanie lancinante d’heptasyllabes l’extermination des
habitants du village par les soldats allemands le 10 juin 1944. Il paraît dans le
dernier numéro des Lettres françaises clandestines, daté du mois d’août, et qui
s’est vendu dans Paris à la criée alors que se préparait l’insurrection :

Oradour n’a plus de forme


Oradour, femmes ni hommes
Oradour, femmes ni hommes
Oradour n’a plus d’enfant
Oradour n’a plus de feuilles
[…]

La poésie exprime également l’expérience de l’emprisonnement. Enfermé


depuis décembre 1941 à la prison militaire de Furgol à Toulouse pour son
engagement dans la Résistance, puis transféré au camp de Saint-Sulpice dans le
Tarn, avant d’être libéré en juin 1943, Jean Cassou alias Jean Noir a composé au
cours de sa détention les 33 sonnets composés au secret, qui paraissent
également aux Éditions de Minuit clandestines au printemps 1944. Bien que la
lecture fût interdite en prison, il avait eu un jour entre les mains un fragment
d’un numéro du journal collaborationniste Pariser-Zeitung qui contenait un
sonnet de Hoffmanstahl, « Die Beide ». Cassou le traduisit au cours d’une nuit
d’insomnie. De cette traduction naquit le projet des sonnets.
Dans la préface qu’il rédige pour ce recueil, après avoir dénoncé la situation
dramatique des prisons vichystes où l’on laisse mourir de faim les détenus,
Aragon alias François La Colère évoque la « solution imprévue et magistrale »
que certains d’entre eux donnent au problème du désœuvrement, « par l’exercice
[…] de leurs plus hautes facultés ». Il mentionne les « universités prisonnières »
avant de s’arrêter « pour écouter un chant particulier », celui du poète Jean Noir,
qui a opté pour le sonnet, cette forme que l’on pensait tombée en désuétude
depuis Mallarmé. Par-delà le retour à la fonction originelle de la métrique et de
la rime comme procédé mnémotechnique, le sonnet, libéré de tout académisme,
retrouve une nouvelle vie comme moyen d’expression de l’homme en prison, en
raison de l’adéquation de la forme contrainte avec la réalité qu’elle doit
signifier : « Désormais il sera presque impossible de ne pas voir dans le sonnet
l’expression de la liberté contrainte, la forme même de la pensée prisonnière. »
La forme poétique symbolise donc elle-même l’expérience de la captivité :

Errer dans ce lacis et délirer ! Ô saintes


rêveries de la captivité. Les prisons
sont en moi mes prisonnières et dans l’empreinte
de mes profonds miroirs se font et se défont 34

En cette période où la presse légale a abdiqué son rôle d’information pour se


soumettre à la propagande, la littérature réendosse donc cette fonction de
témoignage 35. Il s’agit d’un témoignage au sens quasi juridique du terme, qui
entend instruire le procès du nazisme et de la Collaboration. Si la littérature n’a
jamais été utilisée comme document dans les procès de l’épuration, elle aura
nourri l’imaginaire collectif et contribué à préparer l’état d’esprit de l’épuration.
Elle ne se limite cependant pas à cette fonction, bien sûr, puisqu’il s’agit d’un
témoignage engagé, qui vise non seulement à faire connaître mais aussi à édifier.
Au récit dominant d’une France en proie aux terroristes, la Résistance
oppose l’épopée de ces martyrs du combat pour la Libération de la France, qui
deviennent ainsi à leur tour des symboles de l’histoire nationale, et construit la
figure du traître, le collaborateur, qui sera jugé après la Libération pour trahison
nationale 36. C’est surtout la prose qui traite de cette figure du traître, tout en
analysant les dilemmes auxquels sont confrontés les héros. Mais la poésie
participe également de ce grand récit qui se construit. Paru sous le pseudonyme
de Lucien Gallois dans L’Honneur des poètes, « Le legs » de Robert Desnos, qui
mourra en déportation, désigne les coupables par leurs noms :

Un Laval, un Pétain, un Bonnard, un Brinon,


Ceux qui savent trahir et ceux qui font ripaille,
Ceux qui sont destinés aux justes représailles
Et cela ne fait pas un grand nombre de noms.

Lors du passage à la clandestinité, la poésie perd cependant un peu de cette


fonction nationale pour prendre des accents plus prophétiques de dénonciation
de la barbarie nazie et des crimes dont on ne pouvait parler légalement, ou de
défense des grands principes universels comme la liberté, dont le fameux poème
d’Eluard « Liberté », qui ouvre le recueil Poésie et vérité paru en 1942, a donné
le ton. La dimension nationale demeure cependant sous-jacente dans la
littérature de Résistance, l’esprit français étant identifié à la défense de la liberté
dans la tradition de la Révolution française. « Le notaire a nom : France, et le
legs : Liberté », conclut le poème de Lucien Gallois.
La poésie devient cri, comme l’écrit Eluard dans sa préface à L’Honneur des
poètes : « Une fois de plus la poésie mise au défi se regroupe, retrouve un sens
précis à sa violence latente, crie, accuse, espère. » Aragon le dit en vers : « Mots
mariés mots meurtris / Rime où le crime crie » (« Art poétique », OPC, t. I,
p. 873). Dans « Les sept poèmes d’amour en guerre », imprimés clandestinement
à Saint-Flour fin 1943, sous le pseudonyme de Jean du Haut, puis parus dans
Traits en janviers 1944, Eluard oscille entre oraison funèbre et appel à la
vengeance. Le passage du je au nous marque une évolution vers la prise de
conscience qu’expriment, dans le sixième, les sentiments d’indignation et de
honte : « Mais maintenant c’est la honte / Qui nous mure tout vivants /
[…]/Honte des trains suppliciés ». Ils produisent une sourde colère dont bruisse
l’air, « Retentissant de haine et de vengeance », conduisant à l’appel du septième
à la mobilisation :

Au nom des hommes en prison


Au nom des femmes déportées
Au nom de tous nos camarades
Martyrisés et massacrés
Pour n’avoir pas accepté l’ombre

Il nous faut drainer la colère
Et faire se lever le fer
Pour préserver l’image haute
Des innocents partout traqués
Et qui partout vont triompher

La poésie clandestine donne aussi voix à ceux qui meurent sous la torture
sans avoir parlé, ainsi dans la « Ballade de celui qui chantait dans les supplices »
d’Aragon, publiée dans Les Lettres françaises clandestines (no 7, juin 1943) et
reprise dans L’Honneur des poètes (La Diane française, OPC, t. I, p. 1007) :

Et s’il était à refaire


Je referais ce chemin
Une voix monte des fers
Et parle des lendemains

En effet, témoigner, c’est aussi tresser un tombeau poétique aux martyrs du


combat pour la libération nationale : Guy Mocquet, Gabriel Péri, les fusillés de
mai (les intellectuels communistes arrêtés en janvier 1942, parmi lesquels
Jacques Decour, le fondateur du Front national des écrivains), les inscrire dans la
mémoire nationale : « Je n’oublierai jamais / Les morts du mois de Mai »
(« Plainte pour le grand descort de France », Les Yeux d’Elsa, OPC, t. I, p. 778).
Ici, il ne s’agit plus de mythes mais de la réalité non camouflée. Seuls, parmi les
résistants, les morts peuvent être nommés. Selon le philosophe Saul Kripke, les
noms propres sont des « désignateurs rigides », qui désignent la même personne
dans tous les mondes possibles, indépendamment des descriptions ou croyances
37
à son propos . De même qu’elle pointe du doigt les traîtres et situe leurs
exactions dans l’espace-temps (« mai », « octobre », « Oradour »), la poésie
élégiaque redonne à ces disparus leur nom propre, leur identité, ou encore leur
pseudonyme de Résistance, elle les arrache aux affiches rouges qui les désignent
comme terroristes pour leur rendre l’hommage de la nation humiliée. Elle les re-
présente, les présente sous un jour nouveau, une autre description, comme des
martyrs, et érige leur sacrifice en exemple : « Jacques Decour ou “Comme je
vous en donne l’exemple” », titre Aragon un texte dédié à Jacques Decour alias
Daniel Decourdemanche. « Decour a été mis à mort », sur ce vers s’achève le
poème d’Eluard « Critique de la poésie », faisant écho au « García Lorca a été
mis à mort » qui suit la première strophe, et à « Saint-Pol-Roux a été mis à mort
/ Sa fille a été suppliciée » qui suit la deuxième. Dans Poésie 42 a paru en
juillet 1942 un poème de Robert Morel intitulé « Arrivée de l’homme », qui
évoque la figure de Jésus pour symboliser ces martyrs : « Il habite le cadavre du
gosse Mocquet / […] Et c’est le premier juif qu’on fusille. »
Les célèbres « Strophes pour se souvenir », écrites par Aragon en 1955, sont
un éloge funèbre à la mémoire des résistants communistes étrangers du groupe
Manouchian, qui décrit le procédé de leur stigmatisation comme terroristes et
leur déshumanisation au moyen de l’affiche rouge, en leur rendant leur humanité
par l’apostrophe (« vous »), puis l’adieu de Missak, dit Michel, Manouchian à sa
femme à la première personne, et enfin la troisième personne dans la dernière
strophe (« Ils étaient vingt-trois lorsque les fusils fleurirent ») :

Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes


Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L’affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants

Nul ne semblait vous voir Français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l’heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
38
Et les mornes matins en étaient différents

En cette période de crise nationale, la littérature aura donc participé à la lutte


pour le (re)cadrage de la perception de la réalité sociale et politique et de son
interprétation. On peut distinguer grosso modo deux grandes phases de la
littérature d’opposition, et plus particulièrement de la poésie, qui renvoient à
deux modalités différentes de la relation entre littérature et réalité. Dans un
premier temps, la réalité est symbolisée par des mythes et légendes, puisés
notamment dans l’histoire nationale, tandis que l’amour pour une femme est une
métaphore de l’amour de la patrie. Dans un deuxième temps, ce sont des
exemples réels qui sont constitués en symbole de la résistance d’un peuple à
l’oppression, comme l’illustre la constitution des fusillés en héros et en martyrs.
Cette deuxième phase aura pour effet de cadrer les perceptions ultérieures.
Comme on sait, il faudra attendre très longtemps avant que l’opposition morale
héros-traître ne soit remise en cause, par-delà le discours de l’extrême droite 39.
Ces deux formes de cadrage, représentation ou symbolisation, peuvent
opérer soit sous une forme narrative, soit sous une forme expressive. On a insisté
sur la dimension formelle, plus évidente dans le cas de la poésie, mais présente
aussi dans la prose, car l’histoire des représentations tend souvent à la négliger.
Or c’est ce qui distingue la littérature des autres formes d’écriture, plus encore
que la dimension fictionnelle, puisqu’elle peut inclure aussi de la poésie et de la
non-fiction. Il y a évidemment des œuvres où cette dimension formelle est plus
dominante que dans d’autres. Par exemple, dans La Route des Flandres (1960)
de Claude Simon, l’événement historique est ressaisi à travers la mémoire : la
narration suit l’ordre de la mémoire qui brouille la chronologie du récit et
l’intrigue. Mais ce chaos de la mémoire symbolise en même temps la
décomposition de l’ordre militaire, social, et spatio-temporel pendant la débâcle.
Du coup, elle restitue une forme de l’expérience de la débâcle qui est
précisément la rupture de cadre évoquée en introduction.
Cette fonction de la poésie allait être discréditée à la Libération par des
concurrents qui n’y avaient pas pris part. La première attaque est venue du
surréaliste Benjamin Péret qui, depuis Mexico, dénonce, dans Le Déshonneur
des poètes, cette poésie de circonstance qui ne dépasse pas, selon lui, le « niveau
lyrique de la publicité pharmaceutique 40 ». Selon Péret, l’erreur est d’avoir
voulu, dans la continuité d’Apollinaire, faire de la guerre un sujet poétique, alors
que « la poésie n’a pas de patrie puisqu’elle est de tous les temps et de tous les
lieux 41 ». Commentant l’ouvrage de Léon-Gabriel Gros, Présentation des poètes
contemporains, publié aux Éditions des Cahiers du Sud en 1944, Maurice
Nadeau, lui aussi proche des surréalistes, voit dans cette poésie « de
circonstance » un « retour en arrière » aux « anciennes sources lyriques de la
poésie », un abandon de « cette autonomie qu’il [le poète] avait conquise au prix
de sarcasmes et des incompréhensions » (allusion au surréalisme). Le « poète-
témoin » fait selon lui un « mauvais calcul » car la « valeur de son témoignage »
disparaît avec les circonstances qui l’ont vu naître, elle « n’est plus qu’historique
et n’a de chances de se revaloriser que dans des circonstances à peu près
semblables » :

Il est une différence entre le poète engagé dans les événements


transitoires et épisodiques d’une époque […] et celui qui, les
dominant […], les fait servir à une réalité qui dépasse ces
événements et les sentiments qu’ils lui inspirent, à une réalité qui le
dépasse lui aussi. C’est proprement cela qu’on appelle poésie. C’est
en quoi elle est une connaissance (en un seul mot ou en deux) 42.

Dans Qu’est-ce que la littérature ?, Jean-Paul Sartre exclura quant à lui la


poésie de la littérature engagée, ignorant délibérément le rôle qui fut le sien dans
les « années noires » : il l’assimile à la musique, à la peinture qui se caractérisent
par leur désintéressement, à rebours de l’utilitarisme de la prose, dont la fonction
est de signifier. Pour le poète, les mots sont des choses et non des signes :

Les poètes sont des hommes qui refusent d’utiliser le langage. Or,
comme c’est dans et par le langage conçu comme une certaine
espèce d’instrument que s’opère la recherche de la vérité, il ne faut
pas s’imaginer qu’ils visent à discerner le vrai ni à l’exposer. Ils ne
songent pas non plus à nommer le monde et, par le fait, ils ne
nomment rien du tout, car la nomination implique un perpétuel
sacrifice du nom à l’objet nommé ou, pour parler comme Hegel, le
nom s’y révèle l’inessentiel, en face de la chose qui est essentielle 43.

Le poète « représente la signification plutôt qu’il ne l’exprime », poursuit


Sartre. « Sans doute l’émotion, la passion même – et pourquoi pas la colère,
l’indignation sociale, la haine politique – sont à l’origine du poème. Mais elles
ne s’y expriment pas, comme dans un pamphlet ou dans une confession. » Pour
Sartre, l’ambiguïté et le débordement des mots par rapport au signifié empêche
la poésie de provoquer « l’indignation ou l’enthousiasme politique du lecteur »,
et de citer à l’appui la poésie de la Résistance.
On espère avoir montré le contraire dans ce chapitre : la poésie peut
exprimer des valeurs comme la liberté, des sentiments d’indignation contre
l’oppression ou l’injustice, elle peut signifier et représenter le monde, elle peut
avoir une fonction référentielle, lorsqu’elle recourt aux noms propres, par
exemple, mais aussi de façon plus allusive à des événements, elle peut
« témoigner ». Elle a donc bien une fonction cognitive, de cadrage de la
perception du monde, qui va de la production d’un effet de connaissance par
l’empathie, la reconnaissance, la reconstitution (reenactment), à la transmission
d’un contenu propositionnel (production d’un récit alternatif des événements).
Mais sans doute cette poésie engagée est-elle plus ajustée à des situations de
musellement de la parole, quand le langage clair pour dire la vérité est proscrit,
ou à des situations insurrectionnelles : elle ressurgira d’ailleurs chez les poètes
de la négritude (Césaire, Senghor) et de la guerre d’indépendance algérienne
44
(Dib, Yacine) . Comme on l’a vu au chapitre 4, l’usage routinisé que feront
Aragon et les poètes communistes de la poésie engagée dans les années 1950
achèvera de la délégitimer dans le champ littéraire français, où l’on prise
désormais le choix du silence d’un René Char qui, à l’instar d’André Malraux,
préféra résister par les armes plutôt que par la littérature.

1. Article joint aux pièces justificatives préparées par Baudelaire pour son procès, et paru dans la
Revue française du 1er septembre 1857 ; reproduite in Charles Baudelaire, Œuvres complètes, t. I, op.
cit., p. 1201.
2. Erving Goffman, Les Cadres de l’expérience, op. cit., p. 370.
3. Roger Martin du Gard, Journal, t. III, 1937-1949, Paris, Gallimard, 1993, p. 347.
4. Margaret Atack, Literature and the French Resistance, op. cit. ; James Steel, Littératures de
l’ombre, op. cit.
5. Voir notamment Christian Salmon, Storytelling : la machine à fabriquer des histoires et à formater
les esprits, Paris, La Découverte, 2007.
6. Christophe Charle, La Crise littéraire à l’époque du naturalisme, op. cit.
7. Anna Boschetti, La Poésie partout. Apollinaire, homme-époque, Paris, Seuil, « Liber », 2001 ;
Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme, op. cit. ; Marcel Raymond, De Baudelaire au surréalisme,
Paris, José Corti, 1940, rééd. 1978.
8. Voir Pierre Seghers, La Résistance et ses poètes. France, 1940-1945, Paris, Seghers, 1974 ; et « La
Poésie et la Résistance », Europe, no 543-544, 1974.
9. Francine Muel-Dreyfus, Vichy et l’éternel féminin, op. cit.
10. Voir, notamment, Philippe Amaury, Les Deux Premières Expériences d’un « ministère de
l’Information » en France, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1969 ; Laurent
Gervereau et Denis Pechanski (dir.), La Propagande sous Vichy, Paris, BDIC, 1990 ; Rita Thalmann,
La Mise au pas. Idéologie et stratégie sécuritaire dans la France occupée, Paris, Fayard, « Pour une
histoire du XXe siècle », 1991.
11. Maurice Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire (1925), Paris, Albin Michel, 1994.
12. Voir, par exemple, Daniel Halévy, Trois Épreuves, 1814, 1871, 1940, Paris, Plon, 1941, et Michel
Mohrt, Les Intellectuels face à la défaite de 1870, Paris, Corrêa, 1941 ; voir aussi l’analyse de
Francine Muel-Dreyfus, Vichy et l’éternel féminin, op. cit., p. 27 sq.
13. Aragon, « Les croisés », Le Crève-Cœur (1940), OPC, t. I, op. cit., p. 722-724.
14. Voir chapitres 4 et 5 et Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., p. 432 sq. ; sur la
Restauration, La Responsabilité de l’écrivain, op. cit., chapitre I.
15. Sur La NRF sous l’Occupation, voir Pierre Hebey, La NRF des années sombres (juin 1940-
juin 1941). Des intellectuels à la dérive, Paris, Gallimard, 1992, et Gisèle Sapiro, La Guerre des
écrivains, op. cit., chapitre VI.
16. Voir Wolfgang Babilas, « “Contre la poésie pure”. Lecture d’un poème poétologique d’Aragon »,
art. cité, p. 233-252.
17. Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit.
18. Pierre Emmanuel, « L’utilisation des mythes », Poésie 43, no 12, 1943, p. 64-65.
19. J’ai forgé ce concept pour désigner les notions qui permettent d’unifier des systèmes d’opposition
hétérogènes et de passer d’un système de classification à un autre, ainsi que je l’ai montré pour le
schème « désintéressement/utilitarisme » ; Gisèle Sapiro « Défense et illustration de “l’honnête
homme” : les hommes de lettres contre la sociologie », Actes de la recherche en sciences sociales,
no 153, 2004, p. 11-27 ; et « The concept of disinterestedness : An axiological operator », « à
paraître ».
20. Si l’on reprend la définition wébérienne de l’État comme monopole de la violence légitime.
21. Daniel Virieux, « Le Front national de lutte pour la liberté et l’indépendance de la France. Un
mouvement de Résistance. Période clandestine (mai 1941-août 1944) », thèse de doctorat, université
Paris 8, 1995, Atelier de reproduction des thèses de Lille, 5 vol.
22. Aragon, « Le vent d’Arles », L’OP, t. VII, p. 460. Voir aussi Aragon, « Maurice Thorez et la
France », L’Homme communiste, Paris, Gallimard, 1946, p. 228.
23. Le début du texte de Brecht paru dans Commune, no 32, en avril 1936, est cité par Aragon dans
« Rolland et Brecht. Pour ne pas quitter avril… », L’OP, t. VII, p. 95.
24. Aragon, « La leçon de Ribérac ou l’Europe française », Fontaine, juin 1941, OPC, t. I, op. cit.,
p. 821.
25. Aragon, « Arma virumque cano », Les Yeux d’Elsa, OPC, t. I, op. cit., p. 748.
26. Aragon, « La leçon de Ribérac… », Fontaine, juin 1941, OPC, t. I, op. cit., p. 819 n. Pour le
discours des idéologues de la « Révolution nationale » sur les femmes, voir Francine Muel-Dreyfus,
Vichy et l’éternel féminin, op. cit.
27. Pierre Emmanuel, « L’homme et le poète », Fontaine, no 19-20, 1942, p. 86-88.
28. Aragon, « Les poissons noirs ou de la réalité en poésie », introduction à la réédition du Musée
Grévin, Éd. de Minuit, 1946, OPC, t. I, op. cit., p. 915 sq.
29. Aragon, « De l’exactitude historique en poésie », OPC, t. I, op. cit., p. 864-865.
30. Pierre Emmanuel, « L’homme et le poète », art. cité, p. 87.
31. Voir sur ce point James Steel, Littératures de l’ombre, op. cit.
32. Voir Anne Simonin, Les Éditions de Minuit, op. cit., 1994.
33. Cette lettre est reproduite dans Pierre Seghers, La Résistance et ses poètes, op. cit., p. 201.
34. Jean Cassou, 33 sonnets composés au secret, Éd. de Minuit, 1944, rééd. Paris, Gallimard,
« Folio », p. 47 (p. 30-32 pour les citations d’Aragon).
35. Comme l’a analysé Margaret Atack, Literature and the French Resistance, op. cit.
36. Voir Anne Simonin, Le Déshonneur dans la République. Une histoire de l’indignité, 1791-1958,
Paris, Grasset, 2008 ; et Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain, op. cit., quatrième partie.
37. Saul Kripke, La Logique des noms propres, trad. Pierre Jacob et François Recanati, Paris, Éd. de
Minuit, 1982 [1972 et 1980].
38. Aragon, Le Roman inachevé, op. cit., p. 227.
39. Voir notamment Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy, op. cit.
40. Benjamin Péret, Le Déshonneur des poètes, op. cit., p. 23.
41. Ibid., p. 30-31.
42. Maurice Nadeau, « Réflexions sur une nouvelle génération poétique », Confluences, no 4, 1945,
p. 423-425.
43. Jean-Paul Sartre, Situations II. Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 63-64.
44. Voir l’anthologie Les Poètes et la guerre d’Algérie, Paris, Le Temps des cerises, 2012.
8

Malraux, entre champ littéraire et champ


politique : de l’anticolonialisme au ministère
de la Culture

Mais ce n’est plus l’Europe ni le passé qui envahit la France en ce début


de siècle, c’est le monde qui envahit l’Europe, le monde avec tout son
présent et tout son passé, ses offrandes amoncelées de formes vivantes ou
mortes et de méditations… Ce grand spectacle troublé qui commence, mon
cher Ami, c’est une des tentations de l’Occident.
André Malraux,
La Tentation de l’Occident, Grasset, 1926

Malraux est le seul écrivain français du XXe siècle à être devenu ministre, si
l’on excepte les quelques mois que Jean Giraudoux a passés à la tête du
Commissariat général à l’Information pendant la drôle de guerre. Malraux
ministre se comparait à Barrès qui, lui, n’avait été que député 1. Si, au XIXe siècle,
la littérature pouvait être un marchepied vers la politique, ce n’est plus le cas au
e
XX , avec la professionnalisation des carrières d’hommes politiques sous la
Troisième République. Sous ce rapport, la trajectoire de Malraux est d’autant
plus atypique qu’il est autodidacte. Elle l’est d’ailleurs aussi dans le champ
littéraire, où la grande majorité des écrivains de sa génération ont fait des études
secondaires et supérieures 2.
Ce descendant d’une lignée de marins, d’artisans et de petits commerçants,
petit-fils d’un armateur, fils d’un remisier qui se disait courtier, et qui a
abandonné le domicile familial, a fait l’école primaire supérieure après avoir
suivi quelques cours privés à l’Institution Dugand et obtenu son certificat
d’études. Mais il n’est pas admis au lycée Condorcet et interrompt ses études
sans avoir obtenu son baccalauréat. À la différence de nombre d’écrivains, il n’a
pas reçu d’éducation classique. Son capital culturel, ce féru de lecture l’a
d’abord accumulé à la bibliothèque populaire du quartier à Bondy, où il a grandi
élevé par sa mère et sa grand-mère, puis, adolescent, dans les salles de cinéma
parisiennes, au Louvre, au musée Guimet, et en dévorant les romantiques, Hugo,
3
Dumas et Michelet, avant de s’intéresser aux cultures asiatiques .
Sa trajectoire peut être appréhendée comme un révélateur de l’évolution des
rapports entre champ littéraire et champ politique, ce qui permet en retour d’en
comprendre la singularité. La trajectoire est conçue ici selon une perspective
sociologique, à rebours de « l’illusion biographique 4 », comme une série de
positions occupées successivement dans un ou plusieurs espaces sociaux en
transformation, qui doivent être reconstitués comme des espaces des possibles
tels qu’ils se présentent à l’individu en fonction de ses dispositions et de ses
ressources (capitaux économique, culturel et social). On s’intéressera en
particulier ici aux compétences que Malraux acquiert et qui lui sont reconnues
sur les questions liées à la culture. Après un retour sur la querelle
Orient/Occident dans l’entre-deux-guerres, on évoquera l’intervention de
Malraux dans cette querelle, avec La Tentation de l’Occident, qui oppose à la
doxa de la supériorité occidentale un relativisme culturel alors très marginal en
France. Malraux se spécialise à cette époque dans les cultures dites orientales,
tout en s’intéressant à l’art et au cinéma, accumulant un capital culturel atypique
qu’il reconvertira en expertise dans le champ politique en tant que ministre des
Affaires culturelles.
La querelle Orient/Occident dans l’entre-
deux-guerres
Dans les années 1920 et 1930, avec le Cartel des gauches puis le Front
populaire, la gauche intellectuelle acquiert une plus grande légitimité sociale. La
politique devient un mode de démarcation dans le champ littéraire, où elle vient
remplacer les écoles en perte de vitesse, avec les revendications identitaires
(écrivains régionalistes, catholiques, prolétariens). C’est à travers un engagement
éthico-politique – l’anticolonialisme – que le groupe surréaliste, par exemple, est
parvenu à s’imposer dans les années 1920 5.
Le nationalisme d’extrême droite, né de l’affaire Dreyfus et incarné par la
Ligue d’Action française, se trouve confronté au lendemain de la Grande Guerre
au nouvel internationalisme incarné par la Société des nations (SDN), qui vise à
6
la pacification des relations interétatiques . Nombre d’écrivains s’y rallient, à
commencer par Paul Valéry, nommé membre du comité d’honneur de la
Commission de coopération intellectuelle de la SDN 7. En 1921 est fondé le PEN
Club en vue de rassembler les écrivains épris de paix et de liberté pour défendre
les valeurs de l’esprit contre le nationalisme.
Cet internationalisme wilsonien est concurrencé par l’internationalisme
révolutionnaire, en phase avec la IIIe Internationale communiste. Henri Barbusse
s’en fait le porte-parole dans le champ intellectuel français, par un appel publié
en 1919. L’internationalisme pacifiste est représenté par la « Déclaration de
l’indépendance de l’esprit » rédigée par Romain Rolland et parue la même
année. Reprochant aux intellectuels d’avoir mis leur art et leur science au service
des gouvernements, ce dernier les appelle à honorer la seule « vérité » tout en se
solidarisant avec « le Peuple – unique, universel […] le Peuple de tous les
hommes, tous également nos frères ». Au nationalisme d’Action française, il
oppose un internationalisme humaniste qui se rapproche du « panhumanisme »
de l’écrivain indien Rabindranath Tagore et du pacifisme de Mahatma Gandhi 8.
En 1923, Romain Rolland lance la revue Europe aux éditions Rieder, avec René
Arcos, qui explique :
Nous disons aujourd’hui Europe parce que notre vaste presqu’île,
entre l’Orient et le Nouveau Monde, est le carrefour où se rejoignent
les civilisations. Mais c’est à tous les peuples que nous nous
adressons […] dans l’espoir d’aider à dissiper les tragiques
malentendus qui divisent actuellement les hommes.

Tiraillée entre le pôle nationaliste et le pôle internationaliste, La Nouvelle


Revue française, la revue littéraire la plus prestigieuse de l’après-guerre, et qui
devient un des lieux du dialogue intellectuel européen, se donne à son tour pour
objectif de « faire cesser cette contrainte que la guerre exerce encore sur les
intelligences » 9, comme l’écrit son directeur Jacques Rivière lors de sa
reparution en 1919. Rivière fait du désintéressement dans l’ordre de la pensée et
de la création un devoir patriotique pour la sauvegarde du prestige de la France.
Il n’est cependant pas question pour la revue de s’enfermer dans sa tour d’ivoire,
signe de la dévaluation de cette option, mais de séparer la littérature et la
politique, dont La NRF n’entend pas se tenir à l’écart pour autant. Cette
séparation s’opère à travers les rubriques, mais la revue n’échappera pas au
mouvement de politisation dans les années 1930.
La revendication d’autonomie de la pensée par rapport à la propagande
nationaliste et, plus généralement, par rapport à la politique, se généralise dans
toute une fraction du champ intellectuel qui tente de résister aux entreprises de
captation politique des enjeux culturels : la série d’articles que Julien Benda
publie dans La NRF à partir de 1926 pour dénoncer « la trahison des clercs » qui
se fourvoient en politique au lieu de limiter leur engagement à des causes
universelles comme la défense de la vérité et de la justice lors de l’affaire
Dreyfus en constitue l’un des exemples les plus notoires 10.
L’affrontement entre les camps nationaliste et internationalistes prend corps
à travers la querelle sur les rapports Orient/Occident, qui révèle en même temps
un clivage au sein du camp internationaliste entre ceux qui restent convaincus de
la supériorité occidentale et une petite minorité avant-gardiste qui prône le
relativisme culturel : cette petite minorité est représentée par les surréalistes et
par Malraux, pour qui cette querelle est le moment d’entrée dans le champ
littéraire avec son livre La Tentation de l’Occident 11.
Ainsi que l’a montré Edward Said 12, l’« Orient » est avant tout une
construction occidentale. Plus qu’une entité géographique stable, puisqu’elle
peut englober des ensembles très variés (du Proche à l’Extrême-Orient, mais
aussi souvent l’Afrique du Nord, voire toute l’Afrique), cette construction
fonctionne comme le miroir renversé d’un Occident largement produit de
l’imaginaire lui aussi. Par conséquent, si l’on veut éviter de s’enfermer dans
l’essentialisme des définitions, il faut reconstituer les enjeux liés à la
construction du couple Orient/Occident à travers les usages qui en sont faits dans
les débats intellectuels de l’époque.
L’opposition Orient/Occident dans la France des premières décennies du
e
XX siècle doit tout d’abord être rapportée à la conjoncture politique du conflit
avec l’Allemagne (qui a vaincu la France en 1870) et à la conjoncture
intellectuelle de la condamnation du romantisme au profit du classicisme par les
enfants de la défaite, notamment Charles Maurras et ses émules d’Action
française 13. Caractérisé par son individualisme, son subjectivisme relativiste et
son origine étrangère (protestante et allemande), le « romantisme » est accusé
d’avoir entraîné la décadence du « génie français », qui est, assure Maurras,
14
d’essence classique . Pour Maurras, la transgression des règles du classicisme
est l’expression de la « barbarie ». Celle-ci s’origine, explique-t-il, en
Alexandrie, elle s’est développée « sous la bure chrétienne à Rome et en
Afrique », puis à Byzance, et enfin dans l’Europe moderne, en Allemagne
notamment, où elle a été importée par le judaïsme et par la Réforme 15. Maurras
transpose ainsi l’opposition du Nord et du Midi, inscrite dans la tradition
lettrée 16 – de la théorie des climats de Montesquieu à L’Essai sur l’inégalité des
races (1855) de Gobineau, qui biologise le mythe de la supériorité des races
nordiques –, à l’antinomie entre Occident et Orient, mieux ajustée aux
circonstances du conflit avec l’Allemagne. Il oppose un Occident régi par le
principe « masculin » de l’ordre et de la maîtrise de soi, qui a désormais son
centre dans le Midi provençal, héritier de la tradition gréco-latine, et un Orient
régi par le principe « féminin » dont le romantisme serait l’expression 17.
Au lendemain de la guerre, une vague d’orientalisme déferle sur
l’Allemagne défaite, de la prophétie de Spengler sur le déclin de l’Occident – qui
décrète que toute culture est soumise, de sa naissance à sa mort, à des lois de
développement historique – à la vogue que connaît bientôt le comte Hermann
Keyserling, fondateur de l’école de la Sagesse de Darmstadt. L’historien de la
littérature Ernst Robert Curtius met en garde contre le risque que comporterait
cette vague d’orientalisme pour la France. En prophétisant, dans son célèbre
article paru en août 1919 sous le titre la « Crise de l’esprit » : « Nous autres,
civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles », Paul Valéry lui-
même a participé, à l’issue de la Première Guerre, à l’introduction de ce
relativisme culturel en France, tout en réaffirmant la supériorité de la civilisation
européenne 18. Valéry diagnostique une crise intellectuelle plus grave que la crise
économique, née de l’instrumentalisation de la science et de la technique au
service de la destruction de ce qu’elle prétendait servir, la civilisation, et de
l’hésitation des nations européennes entre la tradition et l’innovation, l’ordre et
le désordre, après que le modernisme – conçu comme la recherche de
l’originalité, de la diversité et du mélange (d’opinions, d’idées, du style) poussée
à l’extrême – eut atteint ses limites en 1914. « L’idée de culture, d’intelligence,
d’œuvres magistrales est pour nous, dit-il, dans une relation très ancienne […]
avec l’idée d’Europe. » S’il reconnaît que d’autres parties du monde ont eu des
« civilisations admirables », « aucune partie du monde n’a possédé cette
singulière propriété physique : le plus intense pouvoir émissif uni au plus intense
pouvoir absorbant. Tout est venu à l’Europe et tout en est venu. Ou presque
tout ». Or se pose la question de savoir si l’Europe va « garder sa prééminence
dans tous les genres », ou si elle va devenir « ce qu’elle est en réalité, c’est-à-
dire : un petit cap du continent asiatique 19 ». Selon Valéry, la diffusion de la
culture, l’accession à la culture et au savoir de catégories de plus en plus larges
d’individus et la démocratie entraîneront inévitablement la perte de la
prééminence de l’Europe, qui n’est supérieure que sous ce rapport. Comme
l’a montré Jeffrey Mehlman 20, il ressort de l’analyse de Valéry que le seul
moyen de conjurer cette menace est de préserver ce qui fait la différence
qualitative de l’Europe, autrement dit mettre un terme à la diffusion de la
culture. L’année suivante, signalant la crise intellectuelle que traverse
l’Allemagne, Bernard Groethuysen fait connaître aux lecteurs de La NRF
l’œuvre de Spengler 21.
L’importation de cette vague orientaliste en France, dans les premières
années de l’après-guerre, exprime la réaction de la gauche intellectuelle à
l’entreprise de monopolisation de la notion de Civilisation (au singulier) par la
droite catholique et nationaliste. Cette notion, qui s’est codifiée dans un sens
e e
universaliste au XVIII siècle, avait servi tout au long du XIX siècle à justifier la
colonisation. Mot d’ordre de la propagande française pendant la Grande Guerre,
elle est revendiquée aussi bien par la droite que par la gauche intellectuelles
(Charles Maurras et Romain Rolland). Mais la droite lui donne un sens
nationaliste étroit qui rompt avec la tradition des Lumières. Regroupée autour
d’Action française sous la bannière du « Parti de l’intelligence », cette droite
intellectuelle se réclame en effet du double héritage gréco-latin et chrétien, dont
la France serait la gardienne, et de l’universalisme de l’Église romaine, pour
fonder ses visées impérialistes et condamner l’internationalisme de la gauche
intellectuelle 22.
En réaction contre l’internationalisme humaniste de Romain Rolland,
notamment, Jacques Maritain et Henri Massis, deux intellectuels catholiques
proches d’Action française, dénoncent, dans un entretien qu’ils donnent en
octobre 1923 aux Nouvelles littéraires, ces tendances qui, à la faveur de la
défaite allemande, ouvrent la porte au « mysticisme asiatique » :

L’avenir de l’Occident est une fois encore en péril. Nous assistons


depuis la fin de la guerre à une poussée d’orientalisme qui part
d’Allemagne et risque de nous ramener jusqu’au Thibet [sic] à la
suite de Nietzsche et de Tolstoï. […] à la faveur du désespoir
germano-slave, les pires ferments asiatiques commencent à dissocier
notre culture, à nous désoccidentaliser 23.
L’évolution des enjeux nationaux et internationaux avec l’arrivée du Cartel
des gauches au pouvoir en 1924, le rapprochement franco-allemand et l’alliance
slavo-japonaise contre l’hégémonie anglo-américaine favorisent la transposition
des débats sur l’Orient et l’Occident en sujet d’actualité politique, ouvrant un
véritable marché éditorial. Et c’est à travers la réflexion qu’ils proposent dans
l’étude des rapports entre cultures que les écrivains réaffirment leur pouvoir
symbolique, en recourant, donc, à la forme de l’essai 24. La double identification
entre bolchevisme et asiatisme d’un côté, entre germanisme et asiatisme de
25
l’autre , fonde la rhétorique qui fait de la France la dépositaire des valeurs
universelles de l’Occident, enracinées dans la civilisation gréco-latine et dans le
catholicisme romain.
La conjoncture politique de la révolution de 1917 nourrit l’inquiétude de la
droite française, d’autant que le communisme se réclame du progrès technique et
de la science moderne, et se présente donc comme une étape du progrès de la
civilisation occidentale 26. La droite intellectuelle s’attelle dès lors à démontrer
que le bolchevisme n’est, au contraire, qu’une résurgence du mysticisme
asiatique inhérent au nationalisme slave 27. Ce thème sera notamment développé
par Henri Massis dans un essai intitulé Défense de l’Occident. Henri Massis, qui
s’est déjà fait connaître par ses attaques contre André Gide, auquel il reproche
son immoralisme et la mise en cause de la conception occidentale de l’homme
sous l’effet de ses origines protestantes et d’influences slaves (celle de
Dostoïevski en particulier) 28, dénonce dans ce livre le « nouvel assaut de l’Orient
contre l’héritage latin » (l’essai n’est publié qu’en 1927, mais le premier chapitre
a paru dans La Revue universelle du 15 octobre 1925, soit plusieurs mois avant
La Tentation de l’Occident de Malraux) 29.
Le communisme ne cherche-t-il pas d’ailleurs, faute de succès en Occident,
à se diffuser dans les pays d’Orient, en appelant les peuples opprimés à la révolte
contre l’impérialisme de l’Occident 30 ? En Extrême-Orient, les retombées de la
révolution de 1917 commencent déjà à se faire sentir, avec le mouvement
révolutionnaire chinois et la montée des revendications indigènes dans les
colonies d’Indochine. En 1924, Abel Bonnard publie En Chine, récit du voyage
qu’il y a effectué en 1920-1921. Il s’achève sur une mise en garde : l’esprit de
révolte naissant menace la France. En 1926, La Revue des deux mondes consacre
un article au chef du gouvernement révolutionnaire du Sud à Canton, Sun-Yat-
Sen 31.
À la faveur de la vague orientaliste qui semble atteindre alors la France – en
1924 paraît notamment le livre de René Guénon Orient et Occident –, mais aussi
des prises de position de Massis et Maritain, un débat intellectuel s’engage
autour de ce thème, dont les arguments sont exposés lors d’une vaste enquête
menée par les Cahiers du mois, dans un numéro spécial de février 1925 consacré
aux « Appels de l’Orient », et à laquelle 116 intellectuels français et étrangers
ont répondu.
Les réponses à l’enquête témoignent d’une remise en cause de la conception
d’une civilisation unique. À l’exception d’Henri Massis et d’Henri Ghéon, tous
ceux qui ont répondu reconnaissent l’existence d’autres civilisations. Selon la
grande majorité d’entre eux, les échanges avec l’Orient ne comportent aucun
danger pour la civilisation occidentale et pour ses arts. Certains, à l’instar de
Gide, Claudel, Barbusse, Brunschvicg, considèrent que l’influence entre
civilisations est généralement bénéfique et ne saurait nuire en aucun cas. Aux
yeux de plusieurs personnalités interrogées, l’influence de l’Orient est par
ailleurs moins dangereuse que celle des États-Unis, où prévalent le matérialisme
et le machinisme. Sous ce rapport, d’aucuns considèrent même l’influence de
l’Orient comme salutaire : ils évoquent l’idéalisme, le spiritualisme, la sagesse
vs le matérialisme, le progrès, l’action, l’avidité, la hâte. Quelques-uns, tels Jean
Schlumberger et Edmond Jaloux, y voient, à la suite de René Guénon, une
garantie pour la conservation d’un ordre social hiérarchisé, à l’opposé de la
mobilité sociale et de l’idéal égalitaire qui prévaut dans les pays démocratiques.
S’amorce, à travers les résultats de cette enquête, le tournant que va prendre le
débat et la redistribution des positions entre la droite et la gauche autour de cette
question. Car il ressort surtout du dossier que les craintes résident dans
l’américanisation et l’industrialisation des pays d’Extrême-Orient 32.
En réaction au discours dominant sur la suprématie de la civilisation
occidentale, la nouvelle génération, des surréalistes à Paul Morand, en passant
par Malraux, renoue avec le romantisme honni par ses aînés, et affiche, sinon
son adhésion, du moins son intérêt pour l’Orient, ce qui en retour conforte les
craintes de la droite intellectuelle.
Dans sa réponse à l’enquête des Cahiers du mois, André Breton prend
explicitement position contre le fanatisme d’Henri Massis. Pour Breton : « C’est
d’Orient que nous vient aujourd’hui la lumière 33. » Durant l’année 1925, le
mythe de l’Orient sert de « catalyseur à la révolte surréaliste », comme
l’explique Marguerite Bonnet 34. C’est sous la bannière de l’Orient que s’opère le
rapprochement entre les surréalistes et les animateurs de la revue Clarté, proches
du PCF, qui cosignent en juillet 1925 avec le groupe « Philosophies » la pétition
lancée par Barbusse contre la guerre au Maroc, conférant ainsi au mythe
surréaliste de l’Orient une portée politique anticolonialiste et inaugurant l’attrait
des surréalistes pour le communisme 35.
Cette prise de position anticolonialiste paraît, dans la France des années
1920, très radicale. En effet, si le système colonial et son administration font
l’objet de critiques et de dénonciation – par exemple, René Maran dans
Batouala, lauréat du prix Goncourt 1921, Malraux dans son journal L’Indochine,
ou encore André Gide dans Voyage au Congo, qui paraît en feuilleton dans La
NRF de 1927 –, l’idée de la mission civilisatrice de la France, à travers la
colonisation, n’a pas encore vraiment été remise en cause. Tout au plus, des
orientalistes comme Sylvain Lévi dénoncent-ils l’ethnocentrisme de l’Occident,
qui nie les civilisations indigènes, ainsi qu’il l’explique dans un entretien paru
dans L’Indochine en 1925, sans pour autant envisager l’indépendance
politique 36. Si un René Grousset peut déjà, dans son ouvrage Le Réveil de l’Asie,
critiquer la colonisation britannique, rares sont ceux qui, comme Louis
Massignon, vont jusqu’à plaider que la révolte des peuples colonisés est
légitime 37. Ce n’est que dans les années 1930 que le milieu des orientalistes
commencera à se mobiliser contre la colonisation.
La déclaration de Barbusse, portée par des groupuscules d’une avant-garde
littéraire et politique suffisamment tapageuse pour éveiller les craintes de leurs
aînés, suscite un contre-manifeste intitulé « Les intellectuels aux côtés de la
Patrie » (Le Figaro, 7 juillet 1925). Par sa défense du colonialisme et de la
mission civilisatrice de la France, cette pétition recrute très largement dans les
rangs de l’establishment intellectuel – de Paul Valéry à Henri Massis –, même si
les 175 personnes qui la signent se rangent majoritairement à droite 38.

LA TENTATION DE L’OCCIDENT :
L’INTRODUCTION D’UNE VISION RELATIVISTE DES
CULTURES

La Tentation de l’Occident de Malraux paraît un an plus tard chez Grasset, à


un moment où les publications sur l’Orient se multiplient. En 1925, les Décades
de Pontigny avaient été consacrées à « Nous autres Européens. Europe et Asie ».
Les éditions Bossard ont lancé la « Petite Collection orientaliste », où sont
traduits des ouvrages sur l’Inde. Grasset sort la traduction du Siddhartha
d’Hermann Hesse. Une véritable mode du récit de voyage en Extrême-Orient
s’affirme, et l’on voit se multiplier les romans exotiques sur ce thème. Outre
Paul Claudel, nommé ambassadeur de France au Japon d’où il envoie ses
impressions 39, la presse cite les noms de journalistes et d’écrivains comme
Albert Londres, Léon Werth, Roland Dorgelès, Pierre Benoit ou encore Paul
Morand, lequel, après avoir fait le récit de son voyage dans Rien que la terre,
publie Bouddha vivant, qui met en scène les aventures croisées d’un jeune
occidental et d’un jeune Oriental 40. Et c’est l’expérience du séjour prolongé de
Malraux en Indochine que font valoir Les Nouvelles littéraires pour signaler
l’intérêt de La Tentation de l’Occident au moment de la sortie du livre 41.
Avec cet essai ou plutôt ce dialogue, Malraux se place donc au cœur d’un
débat majeur qui agite le champ intellectuel, et participe d’une mode qu’il
contribue à lancer. Pour Malraux, ce débat est l’occasion de reconvertir des
dispositions familiales et une expérience personnelle dans une œuvre littéraire –
après l’avoir déjà fait en politique avec la publication du journal L’Indochine,
son combat contre l’administration coloniale et sa participation au mouvement
Jeune Annam. Malraux peut ainsi s’acquitter d’une dette contractée à l’égard du
milieu littéraire qui lui a accordé sa confiance en se mobilisant en sa faveur à
propos du vol des sculptures du temple de Banteaï-Srey, incident auquel la
dédicace du livre à Clara Malraux fait expressément référence. Grâce à sa
femme, Malraux a aussi une connaissance plus directe de l’ouvrage de Spengler,
Le Déclin de l’Occident, qui place les cultures sur un pied d’égalité (la
traduction en français ne paraîtra qu’en 1931).
Malraux a déjà signé un contrat chez Grasset pour le livre, qui paraîtra fin
juillet 1926, quand trois lettres de lui sont publiées dans La Nouvelle Revue
française, en avril de cette même année. Signe de l’attention qu’il porte à la
polémique qui agite le champ intellectuel, Malraux évoque auprès de son éditeur
la parution prochaine de l’essai d’Henri Massis, Défense de l’Occident, pour
accélérer la sortie de sa Tentation de l’Occident. Il ajoute à son titre l’article
défini « La » à cause du titre de Massis, explique-t-il à Marcel Arland (et sans
doute pour s’en démarquer) 42.
Dans son « indication » liminaire, Malraux prend le soin de préciser qu’il ne
faut pas voir en M. Ling « un symbole de l’Extrême-Oriental. Un tel symbole ne
saurait exister. Il est chinois, et, comme tel, soumis à une sensibilité et à une
pensée chinoises que ne suffisent pas à détruire les livres d’Europe », signe qu’il
a intégré les critiques des spécialistes lors du débat Orient/Occident sur le fait
que la notion d’Orient englobe des cultures très différentes. Cependant, le
dialogue entre l’Européen A. D. et le Chinois Ling ne peut qu’être lu comme une
confrontation des visions du monde occidentales et orientales (Ling évoque
d’ailleurs le monstre comme « un des miroirs de l’Orient » (p. 68) ; et se définit
comme « asiatique » (p. 69) ; il parle aussi du « penseur d’Extrême-Orient »
(p. 161). Dans la déclaration qu’il donne aux Nouvelles littéraires après la
parution du livre, Malraux énonce les traits communs aux civilisations d’Asie,
qui les différencient de la civilisation occidentale.
L’opposition Orient/Occident telle que la construit Malraux dans La
Tentation se fonde très largement sur les représentations mythiques du sens
commun savant, telles qu’elles ressortent de l’enquête des Cahiers du mois. Au
matérialisme de l’Occident s’oppose le spiritualisme de l’Orient ; au réalisme
(p. 75) et à l’utilitarisme l’idéalisme ; à l’agir l’être (« pour être il [n’est] pas
nécessaire d’agir […] le monde vous transforme bien plus que vous ne le
transformez », dit Ling, (p. 68) ; à l’action (p. 64) la passivité de la
contemplation et du rêve ; à la discontinuité des actes dans le temps la continuité
et l’éternité (p. 68) ; à l’individualisme (le « moi » est « distinct du monde »
(p. 82), la fusion du moi et du monde ; à la responsabilité individuelle la punition
collective mais aussi la transmigration des âmes (p. 94) ; à la hâte et l’avidité le
calme et la sérénité, qui s’oppose aussi au culte de la souffrance, du sacrifice et
de l’angoisse propre au christianisme (p. 65-66, 68) ; à l’idéal du progrès celui
de la perfection ; au scientisme et au positivisme la métaphysique et la vie
intérieure ; au jugement la compréhension (p. 88) ; à la culture livresque la vie ;
aux images, analogies et allégories les rythmes et mouvements (p. 87 et 103) ; à
l’imitation et à la représentation (en peinture) la signification (p. 90) ; à l’esprit
d’analyse l’esprit de synthèse (« [l’esprit occidental] veut dresser un plan de
l’univers, en donner une image intelligible, c’est-à-dire établir entre des choses
ignorées et des choses connues une suite de rapports susceptibles de faire
connaître celles qui étaient jusque-là obscures », p. 95).

OCCIDENT ORIENT

Matérialisme Spiritualisme

Réalisme (p. 79) Idéalisme


Utilitarisme

Agir Être
« pour être il [n’est] pas nécessaire
d’agir […] le monde vous transforme
bien plus que vous ne le
transformez », dit Ling (p. 48).

Action Passivité, contemplation, rêve


« La création sans cesse
renouvelée par l’action d’un
monde destiné à l’action, voilà ce
qui me semblait alors l’âme de
l’Europe » (p. 30)

Domination Soumission

Discontinuité des actes dans le Continuité, éternité (p. 47)


temps

Individualisme Fusion du moi et du monde


Le « moi » est « distinct du
monde » (p. 103).

Responsabilité individuelle Punition collective


Transmigration des âmes (p. 153-
154)

Hâte, avidité Calme

Culte de la souffrance, du Sérénité


sacrifice et de l’angoisse propre
au christianisme (p. 37, 41, 49)

Progrès Perfection

Scientisme, positivisme Métaphysique, observation de la vie


intérieure

Jugement Compréhension (p. 125)

Culture livresque Vie

Images, analogies et allégories Rythmes, différence, mouvements


(p. 188) (p. 123-124)

Imitation, Représentation (en Signification (p. 135)


peinture)

Analyse Synthèse
« [l’esprit occidental] veut dresser
un plan de l’univers, en donner
une image intelligible, c’est-à-dire
établir entre des choses ignorées
et des choses connues une suite
de rapports susceptibles de faire
connaître celles qui étaient
jusque-là obscures » (p. 157)

Connaître = « faire un système » Connaître = « prendre une


(p. 161) conscience intense » (p. 161)

Analyse de ce qu’on éprouve Penser pour éprouver (p. 161)


(p. 161) = lucidité, réflexivité

Tableau des oppositions entre Orient et Occident dans La Tentation de l’Occident

Qui plus est, Malraux partage avec ses adversaires, représentés par Henri
Massis, un certain nombre de présupposés et même de valeurs, s’agissant de leur
perception du monde moderne. On trouve des deux côtés une semblable
dénonciation de l’individualisme 43, du matérialisme et de l’anarchie qui règne
dans le monde capitaliste et industrialisé ; un même rejet du rationalisme
cartésien et du scientisme que promeut l’idéologie républicaine, à travers
l’Université notamment. Et de fait, Malraux comme Massis cherchent dans la
tradition, occidentale d’un côté, orientale de l’autre, le remède aux maladies du
monde occidental moderne déshumanisé : spiritualisme, fusion du moi avec le
groupe, etc. Recensant dans La NRF un ensemble de livres qui traitent de ce
thème, Ramon Fernandez voit dans l’attirance de l’Orient l’équivalent de
l’intérêt des Français du XVIIIe siècle pour les « sauvages », qui leur permettait de
se considérer sous un œil neuf, ce qui prouve, selon lui, « qu’il y a quelque chose
de pourri dans le rayonnement occidental ». Et d’émettre la crainte que le débat
Orient/Occident aboutisse à une « liquidation générale des valeurs humaines »,
ainsi qu’il ressort de « l’échange de nihilismes » que met en scène La Tentation
de l’Occident de Malraux, de « l’échange d’impuretés » de Rien que la terre de
Paul Morand et du constat que fait Robert de Traz, dans le récit de son voyage
au Proche-Orient, de la « décadence » du monde musulman sous un déguisement
européen 44.
Cependant, le choix de l’Orient a, pour Malraux, des implications éthico-
politiques diamétralement opposées à celles de Massis. En bon représentant de
sa génération et du retour au romantisme qu’elle opère contre l’idéologie
classiciste dominante et le dogmatisme de ses aînés, Malraux, à l’instar des
surréalistes, se tourne vers l’irrationnel. Option que Massis de son côté
condamne au nom de la Raison, non pas de la raison cartésienne idéaliste et
abstraite, mais du réalisme thomiste que l’Église a adopté comme doctrine
officielle depuis la fin du XIXe siècle.
Surtout, Malraux oppose à la conception unitaire et ethnocentrique de la
Civilisation, telle que la définissent Henri Massis et l’Action française, la
reconnaissance de l’existence d’autres civilisations : « Chaque civilisation
modèle une sensibilité », écrit Ling qui, dans la même lettre, critique la
confusion occidentale entre l’idée de civilisation et celle d’ordre, ce qui
s’applique bien aux conceptions de Massis (p. 35). « Je vois dans l’Europe une
barbarie attentivement ordonnée », dit-il, expliquant que « La civilisation n’est
point chose sociale, mais psychologique ; et il n’en est qu’une qui soit vraie :
celle des sentiments », (p. 35-36). Et dans la déclaration qu’il donne aux
Nouvelles littéraires, Malraux explique :

Ce que la confrontation de deux civilisations en lutte fait naître en


nous, c’est une sorte de dépouillement dû à la découverte de leur
double arbitraire. Éprouver la sensation que notre monde pourrait
être différent, que les modes de notre pensée pourraient ne pas être
ceux que nous connaissons donne une liberté, dont l’importance peut
devenir singulière. La vue que nous prenons de l’Europe lorsque
nous vivons en Asie est particulièrement propre à toucher les
hommes de ma génération parce qu’elle donne à nos problèmes une
intensité extrême, et parce qu’elle concourt à détruire l’idée de la
nécessité d’un monde unique, d’une réalité limitée. Car notre
45
domaine me semble être surtout celui du possible .

Malraux participe donc de la remise en cause de la vision unitaire de la


Civilisation, dont les anthropologues et les orientalistes dénoncent à la même
époque l’ethnocentrisme et le présupposé évolutionniste. Il contribue ainsi à
introduire une conception relativiste qui n’exclut pas le dialogue. Des
commentateurs ont avancé que, comme les lettres de Ling et A. D. ne se
répondent pas, on a affaire à un dialogue de sourds ; mais on peut aussi plaider
que le dialogue se déploie en chacun des deux protagonistes, puisque ces deux
jeunes gens ont une bonne connaissance de la culture de l’autre et qu’ils
consignent leurs impressions de voyage, le Français en Orient et le Chinois en
Occident, impressions qui donnent lieu à une confrontation de la vision du
monde de chacun à celle de l’autre. Et de fait, dans sa déclaration aux Nouvelles
littéraires, Malraux explique que l’Asie peut moins nous apporter un
enseignement qu’une « découverte particulière de ce que nous sommes 46 ». Une
fois vaincue, la tentation se mue en connaissance. La force de l’essai de Malraux
tient précisément à ce qu’il confronte des représentations en tant que telles, ce
qui lui confère une dimension réflexive par rapport au débat qui anime le champ
intellectuel, où les points de vue présentés s’en tiennent le plus souvent à une
approche essentialiste.
Le relativisme culturel le conduit en outre à renouveler le genre du récit
épistolaire, dans le sillage des Lettres persanes de Montesquieu. Ainsi que l’a
analysé Robert Thornberry, la forme épistolaire oppose au monologisme
didactique, au dogmatisme et à la clôture du discours qui caractérisent l’essai de
Massis (Défense de l’Occident) l’ouverture et la polyphonie 47. Aux certitudes et
aux dogmatismes propres au genre de l’essai, aussi bien qu’au roman du
e
XIX siècle, Malraux, comme les surréalistes (qui ont, rappelons-le, décrété la
mort du roman), substitue les interrogations, le doute, à travers le relativisme de
la forme épistolaire et la non-clôture du récit. Cela avant qu’il ne trouve une
forme romanesque adaptée à ce relativisme, grâce à une technique narrative qui,
comme l’écrit Susan Suleiman, accentue la fragmentation (dialogues, scènes) et
la multiplicité des perspectives, y compris dans un roman à thèse comme
L’Espoir 48.
Et c’est pourquoi Malraux, dans le compte rendu de l’essai de Massis dont
La NRF lui a confié le soin, a beau jeu de renverser les positions : dans le ton
dogmatique et péremptoire de Massis, il ne voit qu’une expression défensive,
celle qu’adopte un homme qui craint de succomber à la tentation de ce qu’il
dénonce, alors que son propre essai montre que ce n’est qu’en cédant d’abord à
la tentation qu’on peut atteindre le détachement nécessaire à la connaissance et à
la réflexivité. Malraux avance en effet qu’en Ernest Renan, Anatole France,
Maurice Barrès, André Gide et l’Asie, Massis combat ce qui s’est offert à lui
dans sa jeunesse comme autant de tentations, d’où leur démonisation par celui
qui aujourd’hui essaie de leur échapper. À travers eux, Massis lutte contre
l’esprit de connaissance et de recherche, qui implique « cette idée que la nature
de l’homme est telle que toutes les expériences sont possibles ». Pour Malraux,
« l’Orient nous aide à nous délivrer d’un certain académisme de l’esprit ».
Académisme dont l’attachement de Massis aux « éléments fixes » de la pensée
apparaît, sous la plume de Malraux, comme la caricature 49.
S’étant fait de l’orientalisme une spécialité, Malraux recense également dans
La NRF Bouddha vivant de Morand et la traduction en français du Journal de
voyage d’un philosophe de Keyserling (un extrait portant sur la musique hindoue
en avait été publié dans le numéro des Cahiers du mois sur « les appels de
l’Orient »). Ce que Malraux salue dans ce livre, qui est celui de Keyserling qu’il
préfère, malgré certaines inexactitudes qu’il ne détaille pas, c’est la recherche
d’une expérience humaine, le désir de connaissance – à l’opposé du jugement de
Massis –, même si ce désir se heurte à ses propres mythes. Mais ces mythes,
comme l’avait montré Malraux dans la Tentation de l’Occident, en révèlent
davantage à l’explorateur sur lui-même et sur les possibilités humaines que sur la
civilisation qu’il observe ou sur l’homme en général. Il s’agit donc à nouveau
des représentations mythiques de l’altérité 50. Se demandant, en conclusion,
quelle expérience peut se former de la traduction en mythes de la pensée des
hommes différents de nous, il élude aussi bien « l’expérience de la pensée
humaine » en général que « l’expérience de la vie » ou de « l’homme », pour en
arriver à l’« expérience de nos possibilités, de nos tendances encore larvaires, de
tout ce qui, en nous, peut prendre forme et participer à notre vie profonde 51 ».
Désormais posé en spécialiste, Malraux est en mesure de reconvertir son
expérience politique en œuvre romanesque, dans une conjoncture de politisation
de la production littéraire induite par la guerre et par la littérature de témoignage
(voir chapitre 5), ainsi que par le thème de « l’action » : un des schèmes de
prédilection du discours des associations d’anciens combattants, même s’il ne
52
débouche jamais sur un contenu politique concret , ce thème favorise la mise à
l’écart, dans le champ littéraire, de l’option de la « tour d’ivoire » (mise à l’écart
à laquelle a déjà largement contribué le maurrassisme par sa critique de
l’idéalisme et des « jeux gratuits » de l’esprit). La « génération du feu », qui fait
son entrée dans le champ autour de 1925, contribue à cette politisation des
enjeux littéraires et indique la voie aux cadets qui, jaloux des palmes guerrières
de leurs aînés, tentent de compenser leurs lacunes dans ce domaine par la
surenchère politique.
C’est Malraux qui, n’ayant pas fait la Grande Guerre, remet le premier à
l’honneur cet héroïsme guerrier avec Les Conquérants en 1928, puis La
Condition humaine, couronné par le prix Goncourt en 1933, un héroïsme qui
trouvera dans la guerre civile espagnole une nouvelle source d’inspiration avec
le roman-reportage L’Espoir (1937), auquel Gilles (1939) de Drieu La Rochelle
constitue, on l’a vu, une sorte de réplique de droite. Dans les deux cas, l’œuvre
se double de l’engagement politique de l’auteur, mais Malraux se distingue au
sein du champ littéraire par un engagement guerrier atypique, les dispositions
conduisant au métier d’écrivain étant rarement compatibles avec celles que
requiert l’action armée… L’écho médiatique que reçoit son œuvre s’en trouve
amplifié, lui conférant une visibilité auprès du grand public en sus de la
reconnaissance des pairs. Malraux se distinguera de même pendant
l’Occupation, refusant de participer au mouvement de la littérature clandestine,
pour privilégier, de façon atypique à nouveau, l’action armée (son engagement
dans les FFI).
Le mode de politisation de Malraux avant la guerre est donc contestataire,
sinon clairement révolutionnaire, et il est caractéristique des avant-gardes qui se
politisent dans le cadre de leur combat contre la doxa : cela passe par la remise
en cause du nationalisme et du colonialisme au nom de valeurs humanistes (la
reconnaissance de l’égalité des cultures), ainsi que par la subversion des
catégories de pensée dominantes (la supériorité occidentale). Ce qui distingue
Malraux au sein des avant-gardes de son époque, c’est la reconversion réussie
dans le champ littéraire d’un capital politique acquis hors d’un cadre partisan.
Expérience qui le pare de l’aura de l’aventurier, figure plus valorisée dans le
monde des lettres que celle, généralement suspecte, du militant. Après la guerre,
c’est le capital symbolique accumulé par l’écrivain désormais consacré, mais
aussi les ressources qu’il a acquises dans le cadre de sa spécialisation sur les
cultures orientales, sur l’art et sur le cinéma, que Malraux va reconvertir dans le
champ politique, cette fois comme conseiller du prince – puis comme homme
politique.

Du conseiller du prince au ministre


S’il fut un des introducteurs du relativisme culturel en France, André
Malraux a également contribué à y acclimater la notion de culture prise dans son
sens anthropologique anglo-américain. Dans les années 1930, l’opposition
Orient/Occident glisse vers une opposition entre « culture » et « civilisation » 53 :
contre les défenseurs de l’Occident emmenés par Massis et l’Action française
pour soutenir l’agression mussolinienne en Éthiopie et le franquisme, le camp
des intellectuels antifascistes se rassemble en 1935, à l’issue du congrès de 1935
qui s’est tenu à la Mutualité, et dont Malraux était une des vedettes, en une
Association internationale des écrivains pour la défense de la culture, sur
proposition d’André Gide 54. Plus proche de la Kultur au sens allemand, le terme
« culture » se diffuse à l’époque pour désigner les œuvres de l’esprit auxquelles
on commence à associer les arts plus populaires comme le cinéma : ainsi
l’Institut de coopération intellectuelle de la Société des nations a consacré en
1933 un congrès à « L’avenir de la culture », auquel participent, côté français,
Paul Langevin, Paul Valéry et Jules Romains. Sous le Front populaire
s’esquissent, notamment avec les Maisons de la culture à la mise en place
desquelles Malraux participe 55, les prémices d’une politique culturelle qui ne
porte pas encore son nom. Il faut en effet attendre les années 1950 pour que la
notion de culture soit constituée en France en catégorie d’intervention
publique 56. Ce phénomène doit être mis en relation avec la création de l’Unesco,
qui remplace l’Institut international de coopération intellectuelle de la SDN, et
dont l’un des cinq départements créés en 1950 est dévolu aux « activités
culturelles », lesquelles englobent les arts et les lettres, mais aussi les institutions
culturelles (musées et bibliothèques) 57.
La notoriété de Malraux, son capital moral et politique de résistant et
d’homme d’action, ainsi que les compétences qu’il a acquises dans le domaine
culturel ne suffisent pas à expliquer son accession à un poste de responsabilité
politique alors qu’il n’a pas les titres requis : son recrutement tient en bonne
partie à la conjoncture de crise ouverte par la défaite et l’Occupation, qui a remis
en cause les fondements légitimes du pouvoir, et créé un espace pour
l’affirmation d’un chef charismatique, le général de Gaulle. C’est dans la
conjoncture extraordinaire de la Libération, en août 1945, que ce dernier, à la
recherche d’une caution de gauche, convoque Malraux, qui s’est éloigné des
communistes pendant la guerre, pour lui proposer le poste de conseiller
technique à la Culture à son cabinet. Nommé le 16 août 1945, Malraux
s’intéresse dans ce cadre aux sondages d’opinion, à la modernisation de
l’Éducation nationale, et à l’élaboration d’une politique en matière culturelle. En
novembre, le cabinet du Général lui offre le ministère de l’Information, qu’il
occupe brièvement jusqu’au départ de De Gaulle en janvier 1946, nommant
Raymond Aron comme directeur de cabinet. À l’instar de Jean Giraudoux en
1939, c’est donc un écrivain qui est chargé de l’information, à une époque où
celle-ci se confond avec la propagande (comme avec la censure) 58.
C’est en cette même année 1946 que Malraux prononce, sous l’égide de
l’Unesco, un discours sur « L’homme et la culture », où il adopte la définition
anthropologique de la notion de culture en l’opposant à celle de civilisation :

Depuis vingt-cinq ans, le pluralisme était né ; et à l’idée ancienne de


civilisation – qui était celle de progrès dans les sentiments, dans les
mœurs, dans les coutumes et dans les arts – s’était substituée l’idée
nouvelle des cultures, c’est-à-dire que chaque civilisation
particulièrement avait créé son système de valeurs, que ces systèmes
de valeurs n’étaient pas les mêmes, qu’ils ne se continuaient pas
nécessairement, et qu’il y avait entre la culture égyptienne, par
exemple, et la nôtre, une séparation décisive, qui coupait ce que les
Égyptiens avaient pensé d’essentiel de ce que nous pensons
aujourd’hui.
Cette idée des cultures, considérées comme mondes clos, a été
acceptée dans la majorité de l’Europe entre les deux guerres. On sait
qu’elle est née en Allemagne. Si vulnérable qu’elle fût, elle avait
confusément remplacé l’ancienne idée linéaire et impérieuse que les
hommes s’étaient faite de la civilisation 59.

Malraux apparaît donc comme expert de la culture, et il joue à ce titre un


rôle décisif dans la création du ministère des Affaires culturelles en 1959.
Nommé, après le retour du général de Gaulle au pouvoir en 1958, « ministre
délégué de la présidence du Conseil », chargé de l’information, puis « de
l’expansion et du rayonnement de la culture française », l’écrivain est d’abord
déçu de ne pas se voir confier le portefeuille de l’Intérieur 60. Mais il accepte et
n’hésite pas à mettre en œuvre sa conception autoritaire de l’information contre
le Parti communiste notamment, lui qui avait cosigné au mois d’avril de la même
année, avec François Mauriac, Roger Martin du Gard (tous deux prix Nobel de
littérature) et Sartre, une adresse solennelle au président de la République René
Coty contre la saisie de La Question d’Henri Alleg, récit d’un journaliste
communiste torturé par les parachutistes, au nom de la liberté d’expression 61.
Malraux s’accommode vite de sa mission de représentant de la culture
française dans le monde, qu’il remplit avec faste et panache, au grand dam du
ministère des Affaires étrangères inquiet de voir cet outsider marcher sur ses
plates-bandes. Lorsque de Gaulle accède à la présidence de la Cinquième
République, en décembre, il confie l’Information à Jacques Soustelle. Il faut
donc trouver un portefeuille à Malraux. Le Premier ministre, Michel Debré,
accompagné de Georges Pompidou, lui explique que le portefeuille de
l’Information serait trop étriqué pour lui, que le Général souhaite créer un grand
ministère de la Culture, que lui seul serait capable de lui donner le prestige
nécessaire 62. Cette fois, l’écrivain est comblé. L’anticolonialiste d’avant-guerre
met alors ses talents d’orateur au service de la propagande de l’Algérie française
à l’étranger, et ne proteste pas quand le gouvernement auquel il appartient prend
des sanctions contre les signataires du « Manifeste des 121 » (parmi lesquels sa
propre fille, Florence, cinéaste), qui se voient interdire les scènes officielles, la
radio et la télévision 63. Mais le ministre de la Culture soutiendra aussi avec éclat
le général de Gaulle lorsque, ayant affirmé en septembre 1959 le droit du peuple
algérien à l’autodétermination, il se trouve confronté aux partisans de l’Algérie
française.
On peut établir une continuité directe entre les tentatives antérieures de
développer une politique culturelle et la création, à l’instigation de Malraux et en
sa faveur, d’un ministère des Affaires culturelles en 1959 64. En tant que ministre
de l’Information en 1945, il esquissait déjà les prémices de la politique de
démocratisation culturelle dont il serait l’artisan : « Il me semble indispensable
que la culture cesse d’être l’apanage des gens qui ont la chance d’habiter Paris
ou d’être riches », déclarait-il devant l’Assemblée 65.
La création du ministère des Affaires culturelles s’inscrit dans le contexte de
l’essor des industries des biens culturels, sous l’impulsion du marché américain
auquel les accords Blum-Byrnes ont assuré un débouché en France. Il s’agit de
mettre en place des politiques publiques pour contrer les tendances à la
marchandisation de la culture, favoriser l’œuvre de patrimonialisation et
encourager les créateurs français. Ces attributions ne sont pas entièrement
inédites. Le nouveau ministère va progressivement regrouper des services
comme les Beaux-Arts et les Lettres, qui dépendaient d’autres portefeuilles (en
particulier l’Éducation), et intégrer le cinéma, qui relevait du ministère de
l’Industrie depuis 1947 (après avoir dépendu de l’Intérieur), et qui se trouve
ainsi élevé au rang d’art légitime 66. Faisant alliance avec les producteurs
culturels professionnels, à la fois contre la « culture de masse » et contre les
67
pratiques d’amateurs , ce ministère élabore – certes avec un budget limité – une
politique de démocratisation culturelle centrée sur la diffusion des biens culturels
légitimes en direction du plus grand nombre, et plus particulièrement des classes
moyennes, à une époque de forte augmentation de la scolarisation, dans
l’enseignement supérieur notamment 68. L’institution qui sera privilégiée pour
mettre en œuvre cette politique est le réseau des Maisons de la culture : chaque
département français devra en compter une. La première ouvre au Havre en
1961, suivie de celles de Caen et de Bourges, puis du Théâtre de l’Est parisien.
Ce n’est pas un hasard si, outre le personnel issu de l’Éducation, le nouveau
ministère de la Culture recrute d’anciens fonctionnaires de l’administration
coloniale, que la décolonisation laisse désœuvrés, et qui vont transposer à la
diffusion de la culture leur vocation de missionnaires de la civilisation 69.
Malraux a joué un rôle dans ce processus de reconversion par l’intermédiaire de
l’administrateur colonial Émile Biasini, devenu son conseiller technique en
1960. Lesdits fonctionnaires appliquent dans ce nouveau cadre la conception
« magique » de la réception des œuvres d’art comme ne nécessitant pas de
médiation pédagogique, conception qu’ils avaient mise en œuvre dans les
colonies, suivant en cela une idée théorisée par Malraux lui-même, qui avait
reproduit là, en quelque sorte, son habitus d’autodidacte. Ce référentiel de
l’action culturelle fonde son autonomie face au ministère de l’Éducation, avec
lequel le nouveau ministère entretiendra des relations concurrentielles et
conflictuelles. Malraux n’abandonnera pas pour autant les anciennes colonies,
réfléchissant aux moyens d’y diffuser le film français, ou de valoriser des
cultures autochtones. À la différence de son action à l’Information, il prendra
toutefois le soin de distinguer la politique culturelle de la propagande.

La trajectoire de Malraux illustre bien la façon dont les écrivains réaffirment
leur pouvoir symbolique dans une conjoncture de différenciation du champ
littéraire et du champ politique, en l’occurrence à travers leurs prises de position
prophétiques sur les rapports entre cultures. Dès l’entre-deux-guerres, alors que
la culture commence à être constituée en catégorie d’intervention publique,
nombre d’écrivains sont sollicités en tant qu’experts par une instance comme
l’Institut international de coopération intellectuelle, puis par le Front populaire.
La spécialisation de Malraux sur les questions de culture (au sens
anthropologique comme au sens plus restreint de domaine d’activités dotées
d’une valeur symbolique), sa notoriété et son charisme l’auront qualifié pour
mettre en œuvre, à partir de 1959, la nouvelle politique de démocratisation
culturelle tout en représentant la culture française à l’étranger. Ce rôle d’expert
conféré aux créateurs en matière culturelle sera cependant de courte durée :
d’abord reprise en mains par les hauts fonctionnaires, en France comme dans les
organismes internationaux, à mesure que se multiplient les ministères de la
70
culture dans le monde , la gestion de la culture ne va pas tarder à se
professionnaliser 71.
Outre sa conception antididactique de la diffusion des œuvres qui marquera
durablement l’action publique dans ce domaine, Malraux aura contribué à
introduire en France une approche relativiste de la culture, reconnaissant
pleinement les civilisations non occidentales. On peut, à cet égard, établir une
filiation entre son discours de 1946 à l’Unesco et la notion de « diversité
culturelle », développée au sein de cette institution dans les années 1960-1970
afin de défendre les identités des pays du Sud après les indépendances, face à la
domination des anciennes colonies. C’est cette même notion qui sera remise au
goût du jour par l’Unesco dans les années 1990, pour être substituée à la
revendication, jugée trop élitiste et défensive, de « l’exception culturelle ». Elle
permet, en effet, de réconcilier les deux acceptions de la notion de culture,
mœurs et coutumes d’un côté, domaine d’activité spécifique doté d’une valeur
symbolique et d’une légitimité, de l’autre 72.
1. Olivier Todd, André Malraux, une vie, Paris, Gallimard, « Biographies », 2001, p. 439.
2. Sur une population de 185 en activité dans les années 1940, 8 écrivains sur 10 ont fait des études
secondaires, et ils ne sont que 6,5 % à avoir fréquenté l’école primaire supérieure ; deux écrivains sur
trois ont fait des études supérieures ; voir Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., p. 708-709.
3. Voir Olivier Todd, André Malraux, op. cit.
4. Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, no 62-63,
1986, p. 69-72.
5. Voir Norbert Bandier, Sociologie du surréalisme (1924-1929), op. cit.
6. Voir Jean-Jacques Renoliet, L’Unesco oubliée, op. cit.
7. Voir Gisèle Sapiro, « L’internationalisation des champs intellectuels dans l’entre-deux-guerres :
facteurs professionnels et politiques », in id. (dir.), L’Espace intellectuel en Europe (XIXe-XXe siècle),
Paris, La Découverte, 2009, p. 111-146.
8. « Déclaration d’indépendance de l’esprit », L’Humanité, 26 juin 1919, reproduit dans Jean-
François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises. Manifestes et pétitions au XXe siècle, op. cit.,
p. 42.
9. Jacques Rivière, « La Nouvelle Revue française », art. cité, p. 4. Voir aussi Gisèle Sapiro, La
Guerre des écrivains, op. cit., p. 142 sq.
10. L’essai de Julien Benda, La Trahison des clercs, a paru chez Grasset en 1927. Sur le
positionnement intellectuel de Benda, voir Pascal Engel, Les Lois de l’esprit : Julien Benda ou la
raison, Paris, Ithaque, 2012.
11. J’ai analysé en détail cette querelle dans « L’introduction du relativisme culturel en France :
Malraux et le débat Orient-Occident dans l’entre-deux-guerres », Cahiers André Malraux, vol. 30,
no 1-2, 2001, p. 70-88.
12. Edward W. Said, L’Orientalisme, op. cit.
13. Voir Claude Digeon, La Crise allemande de la pensée française (1870-1914), Paris, PUF, 1959,
p. 422 sq.
14. Pierre Lasserre, Le Romantisme français. Essai sur la Révolution dans les sentiments et dans les
idées au XIXe siècle, Paris, Mercure de France, 1907, p. 191 et passim.
15. Cité par Victor Nguyen, Aux origines de l’Action française. Intelligence et politique à l’aube du
e e
XX siècle, Paris, Fayard, « Pour une histoire du XX siècle », 1991, p. 801.

16. Voir Pierre Bourdieu, « Le Nord et le Midi : contribution à une analyse de l’effet Montesquieu »,
Actes de la recherche en sciences sociales, no 35, 1980, p. 21-25.
17. Charles Maurras, « Le Romantisme féminin », in Charles Maurras, L’Avenir de l’intelligence ;
suivi d’Auguste Comte ; Le Romantisme féminin ; Mademoiselle Monk ; L’invocation à Minerve,
Paris, Flammarion, 1905, rééd. 1927, p. 221.
18. Paul Valéry, « La crise de l’esprit », La Nouvelle Revue française, no 71, 1919, p. 321-337. Cet
article regroupe deux lettres parues dans la revue anglaise Athenaeum les 11 avril et 2 mai 1919.
19. Ibid., p. 331.
20. Jeffrey Mehlman, « Craniometry and criticism : Notes on a Valéryan criss-cross », in Genealogies
of the Text. Literature, Psychoanalysis, and Politics in Modern France, New York / Cambridge,
Cambridge University Press, 1995, p. 11-32.
21. Bernard Groethuysen, « Lettre d’Allemagne », La NRF, no 86, 1920 et no 91, 1921, repris in
Bernard Groethuysen, Autres portraits, Paris, Gallimard, 1995, p. 171-199.
22. « Pour un parti de l’intelligence », Le Figaro, 19 juillet 1919, reproduit in ibid., p. 43-46 (souligné
dans le manifeste).
23. Jacques Maritain et Henri Massis, in Frédéric Lefebvre, Une heure avec…, Les Nouvelles
littéraires, 13 octobre 1923, repris in Frédéric Lefèvre, Une heure avec…, Paris, Éditions de la NRF,
1924, p. 60-61 (souligné dans le texte).
24. Philippe Olivera, La Politique lettrée en France, op. cit.
25. Voir Henri Massis, « Mises au point », Les Cahiers du mois, « Les appels de l’Orient », no 9-10,
1925, p. 36.
26. Serge Chassin, « La mobilisation de l’Asie », Revue des deux mondes, 1er février 1926, p. 662.
27. Ibid., p. 663. Pour preuve du caractère asiatique du bolchevisme, Chassin évoque les origines des
leaders de la révolution (ibid., p. 675).
28. Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., p. 131-135. Voir aussi chapitre 2 et l’excursus
suivant le chapitre 5 du présent ouvrage.
29. Henri Massis, Défense de l’Occident, Paris, Plon, 1927, p. 113-114 et passim. Voir aussi le livre
de Pierre Daye, Moscou dans le souffle d’Asie, Paris, Perrin, 1926.
30. Serge Chassin, « La mobilisation de l’Asie », art. cité, p. 672.
31. Marcel Landowski, « Sun-Yat-Sen, fondateur de la République chinoise », Revue des deux
mondes, 15 avril 1926, p. 800-823.
32. François Berge, « Le cahier de la rédaction », Les Cahiers du mois, février 1925, p. 337.
33. Réponse d’André Breton à l’enquête sur « Les appels de l’Orient », ibid., p. 251 et 250
respectivement.
34. Marguerite Bonnet, « L’Orient dans le surréalisme : mythe et réel », Revue de littérature
comparée, no 216, 1980, p. 417 ; voir aussi p. 421-424 ; et Norbert Bandier, Sociologie du surréalisme,
op. cit.
35. Le manifeste « Aux travailleurs intellectuels. Oui ou non condamnez-vous la guerre ? », paru dans
L’Humanité du 2 juillet 1925, est reproduit dans Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions
françaises, op. cit., p. 62-64.
36. Voir Pierre Singaravélou, L’École française d’Extrême-Orient ou l’institution des marges (1898-
1956). Essai d’histoire sociale et politique de la science coloniale, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 270.
Voir aussi Roland Lardinois, L’Invention de l’Inde. Entre ésotérisme et science, Paris, CNRS Éditions,
2007.
37. Réponse de Louis Massignon à l’enquête des Cahiers du mois, op. cit., p. 297.
38. Voir Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises, op. cit., p. 64-66.
39. Voir, par exemple, Paul Claudel, « Hangtcheou », La NRF, no 153, 1926, p. 641-643.
40. Georges Charensol, « Le Retour de Pierre Benoit », Les Nouvelles littéraires, no 194, 1926 ; ***,
« Paul Morand retour d’Orient », Les Nouvelles littéraires, no 195, 1926. Un fragment de Rien que la
terre est publié dans La NRF de janvier 1926, avant la parution du livre chez Grasset la même année.
Bouddha vivant sort l’année suivante, toujours chez Grasset.
41. « André Malraux et l’Orient », Les Nouvelles littéraires, no 198, 31 juillet 1926, repris in André
Malraux, Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, p. 113-114.
42. Lettre à Marcel Arland citée par Daniel Durosay, « La Tentation de l’Occident. Notice », in André
Malraux, Œuvres complètes, op. cit., p. 893-894.
43. Dans la déclaration qu’il donne aux Nouvelles littéraires, Malraux dit : « le premier présent de
[notre génération] c’est la proclamation de la faillite de l’individualisme, de toutes les attitudes, de
toutes les doctrines qui se justifient par l’exaltation du moi » (« André Malraux et l’Orient », art cité,
p. 114 ; souligné par Malraux).
44. Ramon Fernandez, « Retour à l’Occident », La NRF, no 158, 1926.
45. « André Malraux et l’Orient », art. cité.
46. Ibid.
47. Robert Thornberry, « L’orientalisme chez Malraux et Massis », in Christine Moatti et David
Bevan, André Malraux. Unité de l’œuvre, unité de l’homme, Colloque de Cerisy, Paris, La
Documentation française, 1989, p. 151.
48. Susan R. Suleiman, Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, op. cit., p. 165.
49. André Malraux, « Défense de l’Occident, par Henri Massis », La NRF, no 165, 1927, p. 813-818.
50. André Malraux, « Lettres étrangères », La NRF, no 189, 1929.
51. Ibid.
52. Voir Antoine Prost, Les Anciens Combattants et la société française, vol. 3, op. cit., p. 160-163 ;
voir aussi Les Anciens Combattants, 1914-1940, op. cit., p. 161.
53. Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., p. 142 sq.
54. Voir Wolfgang Klein, Commune. Revue de défense de la culture (1933-1939), Paris, Éditions du
CNRS, 1988, p. 44.
55. Voir Pascal Ory, La Belle Illusion, op. cit.
56. Voir Vincent Dubois, La Politique culturelle, op. cit.
57. Voir Mauricio Bustamante, « L’Unesco et la culture : construction d’une catégorie d’intervention
internationale, du “développement culturel” à la “diversité culturelle” », thèse de doctorat, Paris,
EHESS, 2014.
58. Didier Georgakakis, « Le Commissariat général à l’information et la drôle de guerre », in
Mélanges de l’École française de Rome. Italie et Méditerranée, t. CVIII, no 1, 1996, p. 39-54. Voir
aussi Olivier Todd, André Malraux, op. cit., p. 378-399.
59. André Malraux, « L’homme et la culture », conférence donnée à la Sorbonne le 4 novembre 1946,
sous l’égide de l’Unesco, La Politique, la culture, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1996, p. 154-155.
60. Jean Lacouture, André Malraux, une vie dans le siècle, Paris, Seuil, 1973, p. 359.
61. L’adresse paraît dans L’Express du 17 avril 1958. Voir Anne Simonin, « La littérature saisie par
l’histoire », art. cité.
62. Olivier Todd, André Malraux, op. cit., p. 381.
63. Voir Jean Lacouture, André Malraux, op. cit., p. 365-370.
64. Voir Herman Lebovics, Mona Lisa’s Escort. André Malraux and the Reinvention of French
Culture, Ithaca, Cornell University Press, 1999.
65. Cité par Olivier Todd, André Malraux, op. cit., p. 381.
66. Voir Vincent Dubois, La Politique culturelle, op. cit.
67. Malraux se désintéressait des loisirs, qu’il considérait comme relevant des affaires sociales, et
qu’il refusait de confondre avec la culture, au grand dam du chef du gouvernement Michel Debré.
Voir Charles-Louis Foulon, « Debré Michel », in Charles-Louis Foulon, Janine Mossuz-Lavau et
Michaël de Saint-Cheron, Dictionnaire Malraux, Paris, CNRS Éditions, 2011, p. 210.
68. Philippe Urfalino, L’Invention de la politique culturelle, Paris, La Documentation française,
1996 ; Herman Lebovics, Mona Lisa’s Escort, op. cit.
69. Voir Vincent Dubois, La Politique culturelle, op. cit., p. 174-175.
70. Voir Mauricio Bustamante, « Les politiques culturelles dans le monde. Comparaisons et
circulations de modèles nationaux d’action culturelle dans les années 1980 », Actes de la recherche en
sciences sociales, no 206-207, 2015, p. 156-173.
71. Voir Vincent Dubois, La Culture comme vocation, Paris, Raisons d’agir, 2013.
72. Voir Mauricio Bustamante, « L’Unesco et la culture… », thèse citée. Voir aussi Bernard Gournay,
Exception culturelle et mondialisation, Paris, Presses de Sciences Po, 2002 ; Serge Regourd,
L’Exception culturelle, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2002.
Excursus : Une mise en scène du dialogue entre
l’écrivain et le grand homme politique

S’il a été limité dans ses ambitions, le rapport de Malraux à la politique ne


s’arrête pas à l’expertise sur les questions culturelles. À la mort du général de
Gaulle, en 1971, il mettra en scène leur relation privilégiée dans un portrait
dialogué, Les Chênes qu’on abat…, qui rassemble des fragments du deuxième
tome de ses Antimémoires 1. Dans sa préface, l’auteur présente la forme qu’il
donne à ce livre d’« interview », alors qu’il s’agit d’un déjeuner privé auquel il
est convié avec Geoffroy de Courcel. Le portrait de l’homme politique est, on l’a
vu, un genre de prédilection des « notables » du champ littéraire, ce qu’est
devenu Malraux à cette date.
Et de fait on retrouve dans cet ouvrage nombre de caractéristiques du genre,
qui participent à la construction du charisme de ces figures en personnalisant le
pouvoir qu’elles incarnent dans des traits de caractère, l’hexis corporelle, la voix,
l’atmosphère qu’elles dégagent, et qui se transpose aux objets qui les entourent.
« Sa haute taille, un peu courbée maintenant, domine la petite pièce où flambe
un feu de bois » (p. 19), ainsi s’ouvre la première scène, qui se passe dans le
cabinet de travail du Général à Colombey, le 11 décembre 1969, le lieu
symbolisant son retrait du monde après les événements de 1968, mais offrant
aussi une vue imprenable sur l’homme dans son univers privé, auquel seuls les
intimes ont accès, son isolement, son détachement progressif du monde, son
humour parfois amer. Le cabinet est décrit dans un registre métonymique
signifiant une grandeur sobre et austère (« noblesse de la pièce », (p. 20). Les
descriptions de la personne ponctuent ensuite les bribes de conversation : « Il est
perspicace, et même quelquefois médium […]. Mais son intelligence tient au
niveau de sa réflexion (ce que Chateaubriand appelait l’intelligence de la
grandeur d’âme) plus qu’à cette réflexion même ou à la pénétration, bien
qu’elles ne lui manquent pas ; et tient aussi à une obsession » (p. 23-24) ; « il
parlait avec une énergie invulnérable » ; « il possède une rare fermeté, mais
enfin il est un homme, et non un personnage de théâtre » (p. 39).
Les propos échangés s’élèvent à un niveau de généralité qui maintient à
distance tant la technicité bureaucratique que la politique politicienne – « son
dialogue avec les politiciens a toujours été un dialogue de sourds » (p. 54 ; voir
aussi p. 146-148, p. 178 et 225) –, révélant une hauteur de vue qui inscrit le
personnage dans l’histoire. Ce qui n’empêche pas des mises au point, à
destination du lecteur, sur les choix politiques controversés de l’ancien président
de la République dans des moments de crise, la guerre d’Algérie et Mai 68.
L’inscription du personnage dans l’histoire passe aussi par l’identification
avec la nation, son incarnation – il « est » la France, il l’est devenu par un acte
de foi, et par la force de la volonté :

Personne, après l’appel célèbre, n’a cru qu’il était la France, et


d’abord pas lui. Il a décidé de l’être. Lorsqu’il a dit aux Français
écrasés, au monde stupéfait : « La France existe ! », qui, sinon lui,
eût osé le dire ? Les politiciens de la IIIe République n’y croyaient
plus. Le maréchal Pétain était alors un émouvant protecteur des
ruines, mais sa protection, loin de signifier que la France existât,
signifiait que la France avait cessé d’exister (p. 43 ; c’est Malraux
qui souligne).

C’est tantôt au sorcier, tantôt au prophète que Malraux assimile le général de


Gaulle :
Le général n’est pas seulement de Gaulle par le 18 juin. Il est
inséparable de moyens fort intelligibles : volonté, fermeté,
éloquence, etc., comme les grands capitaines le sont du génie
militaire, et les artistes, du génie artistique ; mais il l’est aussi de
forces qui semblent moins les siennes que celles du destin. Pour ses
amis, pour ses ennemis, il y a du sorcier en lui […] (p. 57-58).
La force des prophètes d’Israël, c’était de proclamer la Vérité quand
elle avait tout contre elle. La force de vos discours de Juin et de tout
ce qui les a suivis tient à la même certitude prophétique : « Quand
vous vous lèverez d’entre les morts… » (p. 75).

Le « prophète » est uni à ceux qui ont cru en lui – « les Français » – par un lien
mystique. Malraux décrit son action dans les termes de la domination
charismatique plutôt que légale-rationnelle, suivant la classification
2
wébérienne :

Il existe une éloquence des actes, qui n’est point celle de la parole,
bien qu’elle la suscite souvent ; l’appel du 18 juin lui appartient. Et
même une mystérieuse action sur le monde, étrangère à la politique.
(p. 55).

« Votre France n’a jamais été du domaine du rationnel », dit-il au Général.


(p. 149.)
Par cette incarnation prophétique du destin d’une nation, le charisme du
général de Gaulle a irradié dans le monde entier. De sa légende dorée participe
en effet sa gloire à l’étranger, dont Malraux peut témoigner de première main –
de la considération de Mao et des confidences du shah d’Iran jusqu’aux villages
du Niger où « tous les hommes de haute taille s’appellent Gaul » (p. 99) :

Pour le Tiers Monde, il a incarné l’indépendance, et pas seulement la


nôtre ; il a rétabli la France qu’avaient aimée jadis tant de nations, et
non une France Über alles ; il a été le défenseur de l’Afrique, et, à la
fin, du Viêt-nam. Il a rendu à la France une force liée à lui, et
d’abord à notre faiblesse […] (p. 55-56).

L’inscription de ce « héros » dans l’histoire s’effectue enfin par les


comparaisons avec des figures impériales : Alexandre, César, Napoléon.
« Qu’est-ce qui fait de lui un personnage légendaire ? », se demande l’écrivain.
Force est de constater qu’il n’est ni un « grand capitaine », ni un « saint ». Il
n’est pas non plus le « vainqueur d’une guerre », à l’image de Clemenceau. Qu’il
ait été un « grand politique » n’y suffit pas, car « les géants politiques », les
Richelieu, les Bismarck, ne sont jamais légendaires.

Certes, poursuit Malraux, il y a dans son prestige, maints éléments


rationnels : il a été le libérateur, le solitaire vainqueur, l’intraitable, la
résurrection de l’énergie nationale et par conséquent de l’espoir,
même en 1958 ; le seul homme que l’on ait pu opposer au désastre,
non parce qu’il ferait une « union nationale » à la manière de
Poincaré ou de Doumergue, mais parce qu’il portait la France en lui ;
un peu, le prophète… Bien entendu, il y a aussi le talent […] (p. 53).

Ce portrait du chef en héros épique situe Malraux entre le pôle esthète


auquel il a appartenu et celui des « notables », dont il relève désormais :

L’instituteur n’appelle pas héros le général de Gaulle, parce qu’il


approuve sa politique. Le personnage qu’il appelle héros appartient à
l’imaginaire. Son action ne vient pas des résultats qu’il atteint, mais
des rêves qu’il incarne et qui lui préexistent. Le héros de l’Histoire
est le frère du héros de roman ; un chevalier n’est pas un reître
(p. 56).
Il n’appartient pas à notre temps – mais à un passé millénaire auquel
s’accorde si bien aujourd’hui, sa stature massive de gisant.
Ces conversations interviennent, par ailleurs, au moment où le Général s’est
retiré de l’action et où il est attelé à la rédaction de ses mémoires 3, ce qui
resserre la connivence entre les deux hommes, et les place quasiment sur un pied
d’égalité, de Gaulle consultant Malraux sur l’intérêt de l’entreprise, et Malraux
le lui expliquant :

– Il existe, dis-je, un domaine de la littérature que la critique n’a pas


isolé, parce qu’elle le confond avec les Mémoires : ce sont les livres
qui racontent ce que leur auteur a fait. Pas : a ressenti. Car les
Mémoires sont souvent des résurrections de sentiments. Le récit de
l’exécution d’un grand dessein pose d’autres problèmes (p. 38).

Et Malraux d’enchaîner en livrant son analyse de ces Mémoires, ce qui le place


en surplomb :

À mes yeux, ses Mémoires, que le récit soit celui du maintien de la


France dans l’abandon de 1940 ou dans l’espoir de 1958, sont une
tragédie à deux protagonistes : les Français et lui. Dans la guerre et
dans la paix, la France est l’enjeu. À plusieurs reprises, il l’a faite
contre la majorité des Français. Il en éprouve une amère et secrète
fierté (p. 39).

Contrairement à la forme journalistique de « l’interview », qui requiert que


l’interviewer s’efface, dans la deuxième partie, prenant prétexte du cadre du
déjeuner convivial en présence de Mme de Gaulle et de l’aide de camp du Général
– moment où la voix du Général change et « semble dire : entracte » –, Malraux
se donne la parole et se met lui-même en scène en homme politique, dans ses
échanges avec les puissants de ce monde, le président Kennedy en particulier. Il
prend cependant le soin d’émailler ses propos de marques de déférence et de
subordination à l’égard de son interlocuteur, tout en signalant l’approbation qu’il
reçoit de ce dernier pour ses analyses et ses actions :
Donc, après les considérations historiques, le président [Kennedy]
m’a dit, d’une façon abrupte : « La Chine va avoir la bombe
atomique. Devrions-nous intervenir dès maintenant ? » Il n’attachait
aucune importance à mon avis, mais il pensait que je ne parlerais pas
comme ses conseillers américains, et que je lui apporterais un autre
domaine de réflexion. Et il attendait sans doute de ma réponse un
écho de ce que vous pensiez.
– Si je me souviens bien, vous lui avez dit que la Chine n’aurait pas
la bombe atomique avant un an ?
Ce qui fut vrai […] (p. 138-139).
Ce qui l’intrigue chez moi, c’est la manie logique. Il n’y a pas de
commune mesure entre son rôle épique et mon rôle ; mais s’il a le
génie de l’instinct, il a aussi le goût de la rigueur (p. 153).

Il est aussi beaucoup question d’art, le Général se plaçant alors en position


d’élève attentif.
Dans la troisième partie, les convives prennent le café au salon, la
conversation redevient politique – à part un épisode où l’écrivain le questionne
sur ses relectures –, le Général est au centre, mais l’échange continue. Il
commence par interroger Malraux sur le sens du mot « gaullisme » que ce
dernier aurait « imposé », ce à quoi l’écrivain répond :

Pendant la Résistance, quelque chose comme : les passions


politiques au service de la France, en opposition à la France au
service des passions de droite ou de gauche. Ensuite, un sentiment.
Pour la plupart de ceux qui vous ont suivi, votre idéologie ne me
paraît pas avoir été capitale (p. 145-146).

Poursuivant son entreprise de légitimation charismatique de l’ancien


Président et de justification lettrée de sa politique, Malraux fait du général de
Gaulle « le dernier chef antifasciste d’Occident » (p. 150). Celui-ci se souvient
qu’en 1958, alors qu’il était traité de fasciste, on a attribué à Malraux la phrase
suivante : « Quand a-t-on vu une dictature en ballotage ? » Et l’écrivain de
répondre : « J’avais dit aussi : quand a-t-on vu un dictateur que la presse ne cesse
d’attaquer ? »
Suit une discussion sur les intellectuels, dont de Gaulle se montre déçu :
« Le talent n’est pas souvent le garant de la justesse des idées » (p. 166), soupire-
t-il, mentionnant la grève de la radio en Mai 68. Selon lui, « les grands écrivains
e
français du XVIII siècle ont été prophètes, […] mais ce qui a commencé en
tragédie finit une fois de plus en comédie » (p. 168). Loin de défendre
l’autonomie des intellectuels, Malraux s’empresse tout d’abord de le rassurer en
lui rappelant qu’il existe des « artistes gaullistes », tels Braque, Le Corbusier,
Chagall et Balthus (on comprend qu’il s’inclut implicitement dans la liste). À la
question du Général : « Qu’est-ce qu’un artiste gaulliste ? », l’écrivain répond :
« Un artiste qui vous défend » (p. 169). Et lorsque le Général lui demande :
« Pourquoi les intellectuels ne croient-ils plus à la France ? », Malraux réplique :
« Y ont-ils jamais beaucoup cru ? […] Nos intellectuels sont presque tous des
littérateurs, dont l’idéologie dépend des sentiments. Pourquoi un romancier
comprendrait-il l’action ou l’histoire mieux qu’un peintre, mieux qu’un
musicien ? » (p. 171-172). L’écrivain déplore leur nihilisme, qu’il nomme aussi
« l’absurde ». L’ancien Président considère que la « liberté de l’esprit » doit être
« défendue à tout prix, sauf au prix de la réalité nationale sur laquelle elle se
fonde. Voltaire, quoi qu’il en pense, est plus lié à la France qu’à la Raison »
(p. 172). C’est à Sartre que pense le Général lorsqu’il s’inquiète de
« l’irresponsabilité de l’intelligence », dont dépend selon lui le sort de la
civilisation occidentale : « Ça finit par la vente de journaux gauchistes sur les
boulevards » (p. 208). Le Général souscrira aussi, plus tard dans la discussion, à
une analyse de Mai 68 qu’a faite Malraux : « Vous avez dit, en Mai, une phrase
que j’approuve : le drame des étudiants n’est aucunement un drame universitaire,
c’est une crise de civilisation 4 » (p. 204).
L’entretien s’est ainsi transformée en dialogue, comme annoncé du reste
dans la préface juste après la mention de la forme interview. Tout en érigeant
Malraux à la position d’interlocuteur privilégié et de conseiller du prince (à la
différence du journaliste), la forme dialoguée démarque aussi son ouvrage des
portraits flamboyants brossés dans les années 1930 par ses médiocres confrères
de ces dictateurs entrés dans l’histoire comme des héros négatifs, les Hitler,
Mussolini et Pétain (voir chapitre 3). Malraux n’hésite pas d’ailleurs à
revendiquer, d’entrée de jeu, la primeur du genre :

Je découvre aussi, avec surprise, que nous ne connaissons aucun


dialogue d’un homme de l’Histoire avec un grand artiste : écrivain,
musicien ; nous ne connaissons pas mieux les dialogues de Jules II
avec Michel-Ange, que leurs engueulades. […] Nous sommes
stupéfaits que Voltaire n’ait pas rapporté les siens avec Frédéric. […]
Victor Hugo ressuscite pour nous ses conversations avec Louis-
Philippe, mais qu’importe Louis-Philippe ? (p. 7-8).

Cependant, le dialogue qui était dans La Tentation de l’Occident un


instrument de relativisation des points de vue n’est plus ici qu’un échange
complice de légitimité charismatique entre un ancien chef de l’État et un écrivain
docile qui s’est mis corps et âme à son service, pour défendre une vision unitaire
du monde.
Le passage qu’on vient de citer révèle aussi le modèle de Malraux, Victor
Hugo, figure à laquelle il assimile le général de Gaulle – « Votre prédécesseur,
en France sinon en Iran, ce n’est aucun politique, pas même Clemenceau : c’est
Victor Hugo » (p. 52) –, mais à laquelle lui-même s’identifie secrètement.
Témoin ces vers de Victor Hugo placés en épigraphe, et qui ont donné leur titre
au volume : « Oh ! Quel farouche bruit font dans le crépuscule / Les chênes
qu’on abat pour le bûcher d’Hercule ! » Au moment de l’enterrement du Général
à Colombey où il se trouve, Malraux entend à la radio se former le cortège de la
« multitude silencieuse [qui] commence à monter, pour porter à l’Arc de
triomphe les marguerites ruisselantes de pluie que la France n’avait pas
apportées depuis la mort de Victor Hugo » (p. 12-13). Sans doute rêvait-il d’une
telle manifestation populaire pour ses propres funérailles, mais c’est Sartre,
l’intellectuel engagé qui y aura droit à sa mort en 1980, et non lui, l’expert
devenu ministre, conseiller du prince, et chantre de « L’homme qui, dans le
terrible sommeil de notre pays, en maintint l’honneur comme un invincible
songe ! » (p. 148).

1. Publié en 1976 en « Folio » sous le titre La Corde et les Souris, ce deuxième tome formera en
même temps, avec les Antimémoires, Le Miroir des limbes (Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1976). Sur les mémoires de Malraux, voir Jean-Louis Jeannelle, Malraux, mémoire et
métamorphose, Paris, Gallimard, 2006.
2. Sur les discours ayant construit cette représentation de de Gaulle en prophète, voir Brigitte Gaïti,
De Gaulle, prophète de la Cinquième République (1946-1962), Paris, Presses de Sciences Po, 1998.
3. Voir Jean-Louis Jeannelle, Écrire ses Mémoires au XXe siècle, op. cit.
4. Référence à une phrase du discours que Malraux a prononcé le 20 juin 1968 au Parc des
Expositions : « Nous ne sommes pas en face de besoins de réformes, mais en face d’une des crises les
plus profondes que la civilisation ait connues. » (www.assemblee-nationale.fr/histoire/andre-
malraux/discours_politique_culture/parc_expositions.asp)
ÉPILOGUE

Dépolitisation de la littérature ?

La littérature s’est-elle dépolitisée depuis la fin des années 1970 ? Pour


comprendre l’évolution du rapport des écrivains à la politique en France, on
esquissera à gros traits, en guise d’épilogue, une analyse de la transformation des
enjeux politiques, intellectuels et littéraires depuis la guerre d’Algérie : montée
du pouvoir technocratique, division du travail d’expertise, clôture du champ
politique sur lui-même, emprise croissante des médias audiovisuels. On donnera
ensuite un aperçu du phénomène de repolitisation du champ littéraire
contemporain, à droite comme à gauche.

Division du travail intellectuel et clôture


du champ politique
La première partie de cet ouvrage a examiné les conditions qui font qu’un
écrivain est conduit à intervenir dans le débat politique (« le » politique), voire
dans le jeu politique (« la » politique), quand il n’y est pas contraint par le
pouvoir ou les circonstances, ainsi que les diverses formes de politisation au sein
du monde des lettres. Ces conditions présupposent une relative différenciation
entre champ littéraire et champ politique. Dans Les Mandarins, Simone de
Beauvoir a mis en scène les dilemmes auxquels sont confrontés les écrivains qui
s’engagent en politique, tiraillés entre les injonctions contradictoires qui
découlent des logiques propres à ces deux champs, et qu’on a vues à l’œuvre
tout au long de ce livre : pensée vs action (notamment le rapport au temps) ;
désintéressement (gratuité de l’écriture) vs utilitarisme ; composition libre vs
subordination à la cause défendue ; sincérité vs calcul politique : « Alors quand
on fait de la politique, on n’a plus le droit d’écrire des livres sincères ? »,
demande Anne à son époux, Robert Dubreuilh, qui préfère, dit-il, ne pas publier
les mémoires qu’il est en train d’écrire car cela donnerait des armes à ses
adversaires politiques :

– Nous avons toujours pensé qu’on n’écrit pas pour écrire, dit
Robert. À certains moments d’autres formes d’action sont plus
urgentes.
– Pas pour vous dis-je. Vous êtes d’abord un écrivain.
– Tu sais bien que non, dit Robert avec reproche. Ce qui compte
d’abord pour moi c’est la révolution.
– Oui, dis-je. Mais le meilleur moyen que vous ayez de servir la
révolution, c’est d’écrire vos livres.

De même, attelé à sa table de travail, Henri Perron, personnage inspiré de


Camus, est traversé par des sentiments mêlés :

Il se sentait obligé, comme tout le monde, de s’occuper de politique :


mais alors ça n’aurait pas dû exiger un apprentissage spécial ; si
c’était un domaine réservé à des techniciens, qu’on ne lui demande
pas de s’en mêler 1.

Cette technicité croissante, qui renvoie à la distinction entre « la » politique


et « le » politique, tend à exclure les écrivains de la première, à savoir du champ
politique, comme l’illustre l’échec, évoqué précédemment, de la tentative de
Sartre et Rousset de créer un parti politique en 1947. Lors de la réunion du
Comité central du 10 mai 1963, Aragon prend la parole, annonçant un « exposé
très court et très général que j’ai pris en note, parce que vous savez que je ne suis
pas un orateur et bien que vous ayez fait de moi un homme politique, vous n’en
avez jamais fait qu’un médiocre homme politique ». Si Aragon joue de sa
différence et de son capital symbolique extrapolitique, son positionnement dans
cette instance politique n’est, on l’a vu, pas aisé, et il tend à se spécialiser sur les
questions culturelles. Contraint à réduire ses ambitions politiques, Malraux y
sera également assigné lorsqu’il est rappelé au pouvoir par de Gaulle. Et, comme
le fait remarquer à juste titre François Mauriac, « si les jeux de la politique et du
hasard avaient porté Aragon à la place qu’occupe Malraux aujourd’hui, il
n’aurait peut-être pas écrit Elsa 2 ».
Malraux compte deux écrivains parmi ses successeurs à la fonction de
ministre des Affaires culturelles, Maurice Druon en 1973-1974 et Alain
Peyrefitte en 1974, mais tous deux avaient les titres requis (le premier a été
formé à Science-Po, le second à l’ENA), et ce dernier menait une carrière
politique après avoir été diplomate (il avait été en charge de différents
portefeuilles ministériels depuis 1962). Leur mandat aux Affaires culturelles fut
de courte durée. À partir de la fin des années 1970, marquées par la montée du
pouvoir technocratique, et la clôture du champ politique sur son propre jeu 3, le
processus de différenciation atteint un point tel qu’il se traduit par une
dépolitisation du champ littéraire et une dé-littérarisation du champ politique.
Les écrivains et intellectuels qui avaient été constitués en experts de l’après-
guerre aux années 1970 se voient destitués au profit de spécialistes de la gestion
culturelle, lesquels se recrutent parmi les hauts fonctionnaires et les
intermédiaires culturels 4. Cette évolution n’est pas propre à la France, elle
s’observe aussi dans une organisation internationale comme l’Unesco 5. Les
nouvelles formes de politisation des écrivains qui apparaissent à cette époque
sont centrées sur la défense de leurs intérêts professionnels, autour du statut
d’auteur élaboré en 1975 6.
La dépolitisation du champ littéraire tient aussi aux transformations du
champ intellectuel sous l’effet de la division du travail d’expertise, qui
s’accentue à partir des années 1960 : d’un côté, la professionnalisation croissante
du journalisme destitue les écrivains de la fonction d’éditorialiste – brillamment
illustrée après la guerre par un François Mauriac et un Albert Camus – et relègue
la figure du polémiste, ternie par les procès d’épuration, à ses marges ; de
l’autre, l’institutionnalisation académique des sciences sociales, en particulier la
sociologie, l’économie et l’anthropologie, en lien avec la demande accrue
d’expertise pour l’élaboration de politiques publiques – culturelles, sociales,
7
économiques, (post)coloniales – et le conseil aux entreprises , dépossède les
écrivains de l’analyse du monde social au profit d’experts attitrés et d’essayistes.
Ce sont ces intellectuels qui structurent aujourd’hui le débat au sein du champ de
production idéologique. Cette évolution explique pour partie le dégoût et le
ressentiment de nombre d’écrivains et d’essayistes ultraconservateurs ou
réactionnaires à l’égard des sciences sociales (voir infra). Toutefois, elle a aussi
contribué au renouvellement des possibles littéraires du côté des avant-gardes.
Comme dans l’entre-deux-guerres, ces nouvelles sciences, et les paradigmes
qui s’y affirment, en particulier le marxisme et le structuralisme, ont nourri la
critique sociale et la subversion esthétique de certains courants avant-gardistes,
notamment les situationnistes et le groupe Tel Quel, lesquels n’en ont pas moins
combattu la spécialisation 8. Formé à la sociologie, Georges Perec se fait
connaître en 1965 avec son roman Les Choses, critique du nouveau matérialisme
petit-bourgeois et de la société de consommation, couronné en 1965 par le prix
Renaudot. Dans la Gazette de Lausanne du 27 novembre, le romancier et
critique Jean Bloch-Michel, ami de Camus, fustige cette « littérature
sociologique », auquel il dénie toute valeur littéraire, mettant aussi en doute
l’apport sociologique de cette représentation d’une « moyenne » par des « jeunes
gens théoriques ».
Le magistère des intellectuels est plus largement remis en cause en 1968 par
le mot d’ordre anti-autoritariste et la méfiance à l’égard de toutes les formes de
pouvoir, aussi bien temporel que spirituel. Michel Foucault a tiré les
conséquences de cette évolution dès 1976, quand il théorise la notion
d’« intellectuel spécifique », par opposition à l’intellectuel à prétention
universaliste incarné par l’écrivain :
Il y a bien des années maintenant qu’on ne demande plus à
l’intellectuel de jouer ce rôle [de représentant de l’universel]. Un
nouveau mode de liaison entre la théorie et la pratique s’est établi.
Les intellectuels ont pris l’habitude de travailler non pas dans
l’universel, l’exemplaire, le juste-et-le-vrai-pour-tous, mais dans des
secteurs déterminés, en des points précis où les situaient soit leurs
conditions de travail, soit leurs conditions de vie (le logement,
l’hôpital, l’asile, le laboratoire, l’université, les rapports familiaux ou
sexuels). Ils y ont gagné à coup sûr une conscience beaucoup plus
concrète et immédiate des luttes. Et ils ont rencontré là des
problèmes qui étaient spécifiques, non universels, différents souvent
de ceux du prolétariat ou des masses. […] c’est ce que j’appellerais
l’intellectuel spécifique par opposition à l’intellectuel universel.
Cette figure nouvelle a une autre signification politique : elle a
permis, sinon de souder, du moins de réarticuler des catégories assez
voisines qui étaient restées séparées. L’intellectuel, jusque-là, était
par excellence l’écrivain : conscience universelle, sujet libre, il
s’opposait à ceux qui n’étaient que des compétences au service de
l’État ou du capital (ingénieurs, magistrats, professeurs). […] Ce
processus explique que si l’écrivain tend à disparaître comme figure
de proue, le professeur et l’Université apparaissent non pas peut-être
comme éléments principaux, mais comme échangeurs, points de
croisement privilégiés. […] Toute la théorisation exaspérée de
l’écriture à laquelle on a assisté dans les années 1960 n’était sans
doute que le chant du cygne : l’écrivain s’y débattait pour le maintien
de son privilège politique ; mais qu’il se soit agi justement d’une
théorie, qu’il lui ait fallu des cautions scientifiques, appuyées sur la
linguistique, la sémiologie, la psychanalyse, que cette théorie ait eu
ses références du côté de Saussure ou de Chomsky, etc., qu’elle ait
donné lieu à des œuvres littéraires si médiocres, tout cela prouve que
l’activité de l’écrivain n’était plus le foyer actif 9.
Les transformations du champ de production
idéologique
Sur le plan de l’espace des possibles politiques, l’expérience de la guerre a
entraîné un renversement historique au sein du champ de production
idéologique : en soutenant un régime qui avait livré les deux tiers du territoire
français à l’ennemi et en légitimant la politique de la Collaboration, les
thuriféraires du nationalisme d’avant-guerre avaient perdu leur crédibilité ; le
patriotisme – dans son versant républicain et libéral – fut réapproprié par la
Résistance intellectuelle, pourtant issue, en grande majorité, de
l’internationalisme pacifiste de l’entre-deux-guerres et du Front populaire 10. À la
faveur de ce renversement, la Résistance intellectuelle put également redéfinir la
« responsabilité de l’écrivain », notion qui avait été accaparée aux débuts de la
Troisième République par le camp conservateur. Elle fut théorisée par Sartre à la
Libération, alors qu’elle retrouvait un sens juridique très précis dans le cadre des
procès de l’épuration, où les intellectuels étaient poursuivis pour « intelligence
avec l’ennemi » 11. Cependant, tandis que Sartre dénationalisait cette notion de
responsabilité pour l’arrimer à sa conception de la liberté, l’option nationaliste
était, on l’a vu, instrumentalisée par Aragon à la fois contre l’impérialisme
américain et contre la tendance ouvriériste au sein du Parti communiste, ce qui
contribua également à la discréditer dans le champ intellectuel, au moment où
s’esquissait la construction européenne. La défense de la culture française contre
l’importation massive des produits culturels américains a néanmoins fondé à la
fin des années 1940 une alliance entre communistes et gaullistes. Ces derniers
s’organisaient de leur côté autour du Rassemblement du peuple français du
général de Gaulle, lequel fit appel à certains intellectuels de « gauche », comme
André Malraux, nommé délégué à la propagande, tandis que Claude Mauriac
dirigeait la revue gaulliste Liberté de l’esprit 12.
Délégitimée par la Collaboration, la droite radicale s’était vue marginalisée
après 1945, et mit un certain temps à se restructurer. Cependant que les
collaborateurs et leurs défenseurs cherchaient à atténuer leur responsabilité face
aux tribunaux, en plaidant le droit à l’erreur, voire à « l’aberration » (Jean
Paulhan), la jeune droite littéraire qui émergea alors autour du groupe des
« Hussards » se réclamait des valeurs de liberté et d’anticonformisme qui
caractérisaient avant la guerre les écrivains modernes face au moralisme des
penseurs de droite et d’extrême droite, opposés à la liberté d’expression :
revendiquant la désinvolture, l’irresponsabilité, l’art pour l’art, devenu « le
style », les « Hussards » s’appropriaient désormais, on l’a vu, cette posture
« esthète » contre le moralisme existentialiste. L’analyse de leurs productions
littéraires révèle toutefois un programme beaucoup plus idéologique qu’ils ne
voulaient bien le reconnaître, orienté, on l’a dit, vers la délégitimation de la
morale résistante et de la lecture qu’elle proposait de la période de
l’Occupation 13. Ce pôle d’écrivains « esthètes » se démarquait de la droite (et
l’extrême droite) académique, à laquelle ils devaient pourtant mêler leurs noms
pendant la guerre d’Algérie au bas du « Manifeste des intellectuels français » :
ce texte répondait à la Déclaration pour le droit à l’insoumission dans la guerre
d’Algérie (ou « Manifeste des 121 ») en s’insurgeant contre les « déclarations
scandaleuses » qui menaçaient les valeurs de la France et celles de
« l’Occident » et en rappelant la « mission civilisatrice, sociale et humaine »
qu’accomplissait l’armée française en Algérie 14. Le vieillissement social allait
du reste conduire certains de ces « esthètes » vers le pôle des « notables » et à
l’Académie française (Michel Déon et Jacques Laurent notamment).
La guerre d’Algérie permet à la droite radicale de revendiquer à nouveau le
nationalisme, face à l’engagement anticolonialiste des existentialistes alliés aux
Nouveaux Romanciers 15. Ces derniers rejettent toutefois l’option de la
« littérature engagée » et contribuent à la rendre caduque. La subversion avant-
gardiste dans le champ littéraire prendra d’autres formes, plus symboliques,
autour de Mai 68 16.
Une évolution marquante de cette période est la participation active et
visible des femmes à ces engagements intellectuels 17 : elles sont vingt à signer le
« Manifeste des 121 », dont, pour les écrivaines les plus connues, Simone de
Beauvoir, Marguerite Duras, Hélène Parmelin et Nathalie Sarraute (elles sont en
revanche beaucoup moins nombreuses parmi les signataires du Manifeste pour
les intellectuels français) 18. Simone de Beauvoir collabore depuis 1945 aux
Temps Modernes, la revue intellectuelle la plus importante de l’après-guerre,
autour de laquelle se recompose le champ des revues 19, et elle est membre de sa
rédaction. À la différence des revues concurrentes comme Esprit et Critique, qui
demeurent très masculines, Les Temps Modernes compte aussi Colette Audry
parmi ses collaborateurs réguliers, et publie occasionnellement Nathalie Sarraute
dont Sartre préface le Portrait d’un inconnu (1948). Engagée avec l’avocate
Gisèle Halimi pendant la guerre d’Algérie dans le recueil de preuves des tortures
et de viol dont a été victime une jeune militante algérienne du FLN, Djamila
20
Boupacha , Simone de Beauvoir va prendre la tête du combat féministe.
Ancienne membre des communistes hétérodoxes de la rue Saint-Benoît,
Marguerite Duras rejoint en 1968 le Comité d’action écrivains-étudiants
(CAEE), avec Maurice Blanchot, Dionys Mascolo, Robert Antelme, Claude Roy
et Maurice Nadeau. Notons cependant que Duras opte, ce faisant, pour le
groupement qui vise à « invisibiliser » les écrivains en tant que tels, même si,
étant la plus connue parmi ceux qui le rejoignent, elle transfère son capital
symbolique au comité.
Dès la fin des années 1940, le sous-champ de la gauche radicale s’est
réorganisé autour de l’opposition au Parti communiste 21. Nonobstant la tentative
d’aggiornamento, conduite dans le champ intellectuel par La Nouvelle Critique
dans les années 1960 22, et malgré l’abandon du réalisme socialiste, le PCF ne
parvient pas à reconquérir une légitimité fortement écornée par des années de
soumission aux diktats soviétiques, et contestée sur sa gauche par les courants
marxistes hétérodoxes ainsi que par les anarchistes, qui recrutent dans les jeunes
générations à l’approche de 1968. Aragon est hué par les étudiants place de la
Sorbonne pendant les manifestations de mai, signe du discrédit qui frappe à la
fois le Parti et la figure de l’écrivain engagé à son service. Le ralliement passager
et opportuniste de Philippe Sollers et du groupe Tel Quel ne suffit pas à redorer
le blason du PCF au lendemain de la répression du Printemps de Prague,
d’autant que ce groupe évolue rapidement vers le maoïsme, jusqu’à effectuer en
1974 un voyage officiel en Chine qui signe le terme de cet engagement et la fin
de l’aventure avant-gardiste. Sollers se mue bientôt en « esthète » distancié, cette
posture coïncidant avec son accession à une position dominante dans le champ
littéraire : interrompant en 1982 la revue Tel Quel (dont les Éditions du Seuil
refusaient de céder le titre), il lancera cette même année L’Infini chez Denoël,
23
avant de rapatrier la revue, en 1987, chez son nouvel éditeur, Gallimard .
La délégitimation du Parti communisme est entérinée avec la parution en
1974 de la traduction française de L’Archipel du Goulag d’Alexandre
Soljenitsyne, qui révèle les réalités du système carcéral mis en place en URSS.
La réception de cet ouvrage cristallise l’offensive de la nouvelle droite
intellectuelle, qui se regroupe autour de l’anticommunisme et de
l’antimarxisme 24. Elle va avoir pour tribune la revue Commentaire, fondée en
1978 par Raymond Aron, et fortement inspirée du néoconservatisme étasunien.
Cette droite acquiert une visibilité grâce à l’apparition des « nouveaux
philosophes » qui, forts de leur maîtrise des rouages de la communication à
l’heure où l’audiovisuel l’emporte sur l’écrit, s’affirment en tant
qu’« intellectuels médiatiques ».
La mort de Sartre en 1980 laisse un vide dans le camp de la gauche
intellectuelle, qui se recompose entre autres autour de Michel Foucault sous la
forme de collectifs d’intellectuels spécifiques, largement composés de
chercheurs. L’arrivée du parti socialiste au pouvoir en 1981 contribue à la fois à
la démobilisation de la gauche intellectuelle et à la marginalisation du marxisme.
La gauche se divise dans les années 1980 autour du néolibéralisme, qui fait des
adeptes aussi dans les rangs de la droite libérale. C’est un sociologue, Pierre
Bourdieu, qui engagera dans les années 1990 le combat contre le néolibéralisme
devenu doctrine d’État sous les gouvernements de gauche comme de droite, sur
le mode de l’« intellectuel spécifique », qu’il redéfinit cependant en
« intellectuel collectif », prenant acte de la division du travail scientifique 25.

La nouvelle droite littéraire :


contre l’antiracisme, le multiculturalisme
et Mai 68
Que ce soit malgré ou à cause de la marginalisation des écrivains au sein du
champ de production idéologique, un petit nombre d’entre eux se trouvent attirés
par la droite radicale. L’idéologie dominante à laquelle cette droite se confronte
désormais n’est plus le nationalisme républicain, qui a prévalu de 1871 à 1940,
mais la philosophie des droits de l’homme, qui comprend l’antiracisme et
l’égalité homme-femme, ce qui exclut les groupements politiques d’extrême
droite de la concurrence légitime au sein du champ politique.
Cependant, le discours culturaliste essentialiste des intellectuels de la droite
radicale, qui apporte une justification lettrée à leur islamophobie, a retrouvé une
certaine « légitimité » dans le contexte des vagues d’attentats perpétrés par des
organisations terroristes se réclamant de l’islam depuis le 11 septembre 2011. En
effet, malgré le travail de déconstruction de ces catégories opéré par Edward
Said, cette conjoncture tragique a ravivé les représentations et systèmes
d’opposition entre cultures « orientales » et « occidentales », qui n’avaient du
reste jamais cessé de structurer l’imaginaire collectif, comme en témoigne le
livre à succès de Samuel P. Huntington, Le Choc des civilisations 26. Le débat de
l’entre-deux-guerres sur Orient/Occident a retrouvé une singulière actualité dans
ce contexte. Ainsi, Jean Clair, conservateur du patrimoine et directeur du musée
Picasso à Paris, a accusé les surréalistes d’avoir préfiguré ce qui s’est passé le
11 septembre en démoralisant l’Occident par leurs prophéties sur la destruction
de la civilisation occidentale (notamment de l’Amérique) et la victoire de
l’Orient 27… Tandis que l’écrivaine Annie Le Brun retournait à Jean Clair le
reproche de poujadisme intellectuel, le poète Alain Jouffroy l’assimilait au
défenseur de l’Occident Henri Massis 28.
Les types idéaux élaborés pour la première moitié du XXe siècle –
« notables », « polémistes » et « esthètes » – demeurent tout aussi pertinents
pour différencier les postures, souvent inspirées de modèles du passé, des
écrivains qui se situent dans la mouvance idéologique de la droite radicale.
On pourrait classer ainsi, au pôle des « notables », outre Michel Déon, déjà
cité, des figures comme Angelo Rinaldi, devenu directeur littéraire du Figaro
peu après son élection à l’Académie française en 2002, après s’être fait pendant
un quart de siècle à L’Express une redoutable réputation de critique littéraire
antimoderne à la plume acerbe, ainsi qu’Alain Finkielkraut, pourfendeur, depuis
son essai La Défaite de la pensée (1987), de la nouvelle « barbarie » du
multiculturalisme, de la déculturation et de la perte de la hiérarchie des valeurs
culturelles, qui les a rejoints sous la Coupole en 2014. À ce pôle académique
s’ajoute depuis 2003, moment de reconfiguration du champ intellectuel autour
de la candidature de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République, l’ancien
maoïste Pascal Bruckner, collaborateur de la revue néoconservatrice et
islamophobe Le Meilleur des mondes 29.
La figure la plus emblématique des « polémistes » est sans doute Éric
Zemmour. Chroniqueur au Figaro magazine et journaliste à Valeurs actuelles,
écrivain (il a notamment publié un roman, Petit frère, en 2008 et nombre de
pamphlets), il attaque l’antiracisme, qu’il assimile au communisme, le
multiculturalisme et le mariage pour tous. Il est l’auteur notamment du Premier
sexe (2006), où il déplore la féminisation de la société, de Mélancolie française
(2014) et du Suicide français (2014), où il prend position contre la thèse de
l’historien américain Robert Paxton pour réhabiliter celle de Robert Aron selon
laquelle le régime de Vichy aurait protégé les juifs français ; il y rend aussi les
sciences humaines responsables du relativisme des valeurs. Auteur de portraits
d’Edouard Balladur et de Jacques Chirac, il a été condamné le 18 février 2011
pour provocation à la discrimination raciale en raison de sa justification, sur
France Ô, du « droit » des employeurs de refuser des Arabes ou des Noirs. Son
couronnement peu après par le prix Richelieu, que décerne l’association Défense
de la langue française à un journaliste qui « aura témoigné par la qualité de son
propre langage, de son souci de défendre la langue française », a provoqué la
démission d’Angelo Rinaldi du jury. L’académicien a exposé ses raisons à
Libération : « […] je refuse de présider une association qui récompense et donc
légitime la propagande haineuse de M. Éric Zemmour […] Je démissionne donc
de mes fonctions de président de Défense de la langue française et quitte
totalement l’association ». Angelo Rinaldi considère que « les étrangers
stigmatisés par le journaliste viennent majoritairement de pays francophones et
illustrent le rayonnement culturel et intellectuel de la langue française dans le
monde ». Sa démission, qui visait à endiguer une radicalisation « dans l’air du
temps » du discours réactionnaire 30, illustre tout ce qui sépare le pôle des
« polémistes » de celui des « notables ».
À ce pôle des « polémistes », mais plus proche des « esthètes », on peut
également ranger Éric Naulleau, ancien professeur de lettres, éditeur, essayiste,
critique et traducteur. Fondateur de la maison d’édition L’Esprit des péninsules,
où il a fait paraître notamment La Littérature sans estomac, le pamphlet de
Pierre Jourde, avec lequel il publiera une attaque contre Le Monde des livres
sous le titre Petit déjeuner chez Tyrannie, suivi du Crétinisme alpin en 2003,
puis une parodie de manuel de littérature, le Jourde & Nolleau, il a aussi créé les
revues Arapoética : de la poésie internationale et Seine et Danube,
respectivement en 2000 en 2003. Critique au Matricule des anges, il a été
chroniqueur vedette, avec Éric Zemmour, de l’émission « On n’est pas couché »
de Laurent Ruquier, dont il s’est fait évincer. Depuis 2006, il est éditeur chez
Balland. En 2013, il a publié un livre avec l’idéologue d’extrême droite Alain
Soral, Dialogues désaccordés, sur la question du vote pour le Front national.
Par le choix de la forme pamphlétaire, Philippe Muray se rattache à ce
groupe, même s’il partage nombre de traits avec les « esthètes », notamment le
style. Il a d’ailleurs été salué à ces deux pôles par l’écrivain Michel
31
Houellebecq au pôle « esthète » et par la journaliste Élisabeth Lévy de
Causeur, avec laquelle il a réalisé une série d’entretiens, au pôle des
« polémistes ». Dans la préface à ces entretiens, il expose sa théorie selon
laquelle nous serions entrés dans l’ère du « festivisme », dominé par « l’homo
festivus festivus » ou « festivocrate de nouvelle génération », qui « n’[a]d’autre
projet que d’instaurer [son]vide frénétique, ce dimanche de la vie agité qu’il
appelle “démocratie” pour qu’on n’ose jamais examiner les bienfaits
autoritairement présupposés par ce vocable », et de « liquider le véritable
adversaire de l’avenir radieux : la domination masculine » qui, après
l’homoparentalité, va conduire à la « désintégration du dernier verrou de sûreté
de l’ancien monde, celui de l’interdit de l’inceste » et ouvrir ainsi la voie à une
« civilisation de promiscuité absolue qu’il est déjà possible de définir comme un
primitivisme par la cybernétique ». Vouant un culte à son nouveau dieu,
« l’égalitisme, lequel est à l’égalité ce qu’une perversion est à une névrose, ou
une secte à une religion, ou le respect des différences des sexes au brouillage
intentionnel des différences sexuelles, ou le plaisir amoureux à la destructivité
pornographique », cette société est « en proie à la recherche maniaque des
discriminations », son nouveau diable. Philippe Muray voue une haine sainte
aux anthropologues qui relativisent les valeurs de la morale occidentale, comme
aux sociologues et à tous les « chercheurs assistés du CNRS », qui « font
semblant de combler à toute heure du jour et de la nuit, par des bavardages
lymphatiques d’école », le « vide » du monde actuel 32. Son autre cible
privilégiée dans le champ intellectuel, ce sont les femmes, surtout lorsqu’à
l’instar de Catherine Millet elles osent pénétrer le continent du sexe, chasse-
gardée du mâle qui seul est autorisé à en parler comme à en jouir. L’auteure de
La Vie sexuelle de Catherine M. lui apparaît ainsi comme l’incarnation suprême
de Festivus festivus :

Elle s’exhibe. Et ce qu’elle exhibe, c’est bien cet individu flexible,


souple, élastique, libertaire, sans tabous, sans interdits, sans
mémoire, innocent, parfaitement intégré de par son émancipation
même, et absolument consentant à la voix du temps, que j’appelle
Festivus festivus (Festiva festiva, en l’occurrence, serait plus juste).
La course au profit, dans la vie de ce personnage, est doublée par la
course aux orgies ; et, à l’« immense accumulation de
marchandises » dont parlait Marx, s’ajoute l’accumulation des coïts ;
mais il s’agit toujours de course et d’accumulation, c’est-à-dire de
challenge, c’est-à-dire encore une fois de croissance, c’est-à-dire de
nihilisme festif et d’érection fébrile du principe de plaisir contre la
Loi et le réel, donc d’infantilisme gavé de toute-puissance postiche 33.

Suivant un procédé caractéristique des « polémistes », comme on l’a vu, la


critique littéraire repose ici sur un jugement purement moral travesti en une
analyse qui se veut politique et sociale. Seule une brève allusion est faite au
« style “nouveau roman” qui fait que les actes sexuels racontés y réussissent
cette prouesse d’aller plus lentement que dans la vie 34 » (ce qui en dit plus sur
les pratiques de Muray lui-même…).
Cette attaque de Muray contre Catherine Millet – comme nombre d’autres
dont sont victimes les écrivaines contemporaines de la part de leurs pairs
masculins 35 – est révélatrice du ressentiment d’auteurs voués à la confidentialité
face aux vastes succès que rencontrent, à l’échelle nationale et internationale,
nombre d’entre elles, de Marguerite Duras avec L’Amant (Éditions de Minuit,
1984) à Catherine Millet avec La Vie sexuelle de Catherine M. (Seuil, 2001), en
passant par Camille Laurens avec Dans ces bras-là (POL, 2000), ressentiment
qui participe sans doute de la radicalisation politique de certains « esthètes », tels
que Renaud Camus et Richard Millet, tous deux lancés par l’éditeur POL, à
l’instar de cette dernière.
Certes, ce pôle des « esthètes » de droite, qui a émergé dans le sillage des
« Hussards », compte aussi un auteur à succès : Michel Houellebecq. Contestant
en 2003 la notion de « nouveau réactionnaire », Houellebecq lui préférait le
terme de « conservateur », le conservatisme pouvant selon lui être source de
progrès, par analogie avec la science (il se réfère à Kuhn) 36. Quelle que soit la
qualification adoptée et les spécificités de chacun, ces auteurs partagent une
posture qui se veut anticonformiste contre le multiculturalisme, l’antiracisme et
le féminisme.
Ayant fait de la provocation un levier pour concentrer l’attention médiatique
sur lui, Houellebecq déclarait au Figaro le 25 août 2001, au moment de la sortie
de son roman Plateforme, dont le protagoniste, Michel, laisse libre cours à ses
sentiments islamophobes 37 : « La lecture du Coran est une chose dégoûtante.
Dès que l’islam naît, il se signale par sa volonté de soumettre le monde. Sa
nature, c’est de soumettre. C’est une religion belliqueuse, intolérante, qui rend
les gens malheureux », et au magazine Lire le 1er septembre 2001 : « La religion
la plus con, c’est quand même l’islam. Quand on lit le Coran, on est effondré…
effondré ! » (ce qui lui a valu d’être accusé par des associations d’inciter à la
haine raciale, accusation dont il a été relaxé par le tribunal correctionnel de
Paris). Dans Soumission, roman qui relève du genre de la politique-fiction,
Houellebecq, imagine l’arrivée d’un Parti musulman au pouvoir en France en
2022, et l’imposition de la loi religieuse dans tous les domaines de la vie,
matérialisant des craintes diffuses alimentées par les discours islamophobes.
Renaud Camus a évolué de la gauche socialiste vers l’extrême droite, dont il
est devenu un idéologue. Candidat en 2002 à la présidence de la République
avec le parti de l’In-nocence qu’il a fondé pour défendre les « valeurs de
civisme, de civilité, de civilisation, d’urbanité, de respect de la parole et d’“in-
nocence” », il prend acte de son échec, qu’il impute notamment à « [s]es propres
capacités politiques », et appelle à voter Marine Le Pen pour faire barrage à
l’immigration, dans laquelle il voit une menace de « changement de
civilisation 38 ». Dans le programme de ce parti (Abécédaire de l’In-nocence,
David Reinharc, 2010), il élabore sa pseudo-théorie du « grand remplacement »,
développée dans un ouvrage éponyme (David Reinharc, 2010) : sous ce vocable,
il entend dénoncer la substitution des immigrés extra-européens à la population
française « de souche », qui conduit, affirme-t-il, à une « grande déculturation ».
Cette pseudo-théorie a connu un succès idéologique certain au sein de la droite
identitaire, faisant des adeptes y compris parmi des « notables » comme Alain
Finkielkraut, qui a continué à la défendre même après que son auteur a comparé
ce « grand remplacement » au génocide des juifs d’Europe 39. Renaud Camus est
condamné en 2014 pour provocation à la haine et à la violence « contre un
groupe de personnes en raison de leur religion », à cause des propos qu’il avait
tenus lors des Assises internationales sur l’islamisation en décembre 2010. En
2015, il rallie le parti satellite du Front national, « Souveraineté, identité et
libertés », et préside depuis novembre 2017 le « Conseil national de la
Résistance européenne » qu’il a cofondé à Colombey-les-Deux-Églises, site du
Mémorial Charles de Gaulle, et qui a pour slogan « Vive la France libre. Vive la
civilisation européenne 40 » – illustration s’il en est des usages et formes
d’appropriation abusive des symboles de la mémoire collective.
Pour illustrer l’intrication des enjeux littéraires et politiques à ce pôle, on
s’arrêtera ici plus en détail sur le cas de Richard Millet, auteur d’un Éloge
littéraire d’Anders Breivik, le meurtrier de 77 personnes au cours de l’été 2011,
8 à l’occasion du bombardement d’un immeuble gouvernemental à Oslo et 69
dans l’île norvégienne d’Utoia, dont une majorité d’adolescents qui s’y
trouvaient dans un camp de jeunes travailleurs (AUF). Ancien professeur devenu
éditeur chez Gallimard, qui le remerciera suite au scandale suscité par ce
pamphlet, Richard Millet est l’auteur de nombre de romans assez confidentiels et
d’une série d’essais (Le Dernier Écrivain, Harcèlement littéraire, parus tous
deux en 2005, et Le Désenchantement littéraire, 2007, L’Enfer du roman, 2010,
Fatigue du sens et Arguments d’un désespoir contemporain en 2011) où,
critiquant les tendances actuelles de la littérature nationale et internationale, il
laisse par moments transparaître sa conception d’une Europe chrétienne. En
2012, il publie simultanément De l’antiracisme comme terreur littéraire et
Langue fantôme suivi d’un Éloge littéraire d’Anders Breivik. Si la posture
énonciative de ces deux essais les apparente au genre pamphlétaire 41, et s’il
partage bon nombre de thèmes avec des polémistes comme Philippe Muray – en
particulier l’idée de la décadence de la culture française depuis Mai 68, la
désignation de la production culturelle actuelle comme « pornographie », la
hantise de la perte d’identité avec l’immigration et le multiculturalisme (« crime
contre l’esprit français » 42), le spectre de l’islamisation de l’Europe –, il s’en
démarque par le style plus soutenu et épuré à la fois, ainsi que par l’absence
d’invectives et d’attaques ad hominem, donc par une forme d’euphémisation
« esthète ».
« Ce qu’on appelle littérature, aujourd’hui, n’est que la face hédoniste d’un
nihilisme dont l’antiracisme est la branche terroriste » : c’est sur cette phrase que
s’ouvre le premier pamphlet, dans lequel Millet nie l’existence du sentiment
raciste en France, tout en dénonçant l’antiracisme comme une idéologie
dominante qui « tente de nous persuader que les races n’existent pas ». Son
essentialisme raciste et culturaliste se double d’un racisme de classe et d’un
« racisme de l’intelligence » – selon un trait que les « esthètes » partagent avec
les « notables », ce qui n’empêche pas un certain anti-intellectualisme à ce pôle
(il vise surtout les universitaires). En témoigne la citation suivante :
Est donc déclaré raciste, aujourd’hui, celui qui conteste non pas
l’égalité des races et des ethnies, mais le Nouvel Ordre politico-racial
mis en place, dans les pays européens, par le capitalisme mondialisé,
avec la Collaboration active du complexe médiatico-culturel,
notamment des écrivains – ce qui revient à entériner une colonisation
d’un nouvel ordre : celle du riche par le pauvre, c’est-à-dire une
colonisation inverse, le reflux et le déclin historique, la décadence
morale, aussi, engendrant ce néocolonialisme dont meurt l’Europe
par incapacité à rester soi devant une immigration innombrable,
incompatible, généralement hostile et finalement destructrice 43.

Conformément à la posture pamphlétaire, Millet se présente en persécuté,


victime de l’idéologie dominante actuelle, et il fait de la haine qu’il suscite une
marque de distinction qui le conforte dans ses certitudes d’homme blanc,
catholique, cultivé, au nom desquelles il assène de manière répétitive et quasi
obsessionnelle – autre trait commun avec Muray – ce qu’il affirme être la
« vérité ». À l’instar des dominants, Millet tend à universaliser les atouts qui
fondent sa domination symbolique, menacée par le relativisme culturel :

Français de souche et de race blanche, hétérosexuel catholique,


pénétré du souci d’autrui autant que du mien, et par là
particulièrement soucieux de ce que j’ai reçu en héritage, notamment
la langue, et de le transmettre à mon tour, croyant plus en la
profondeur du sang et du temps qu’aux vertiges de l’horizontalité ou
aux extases de l’ubiquité transnationale, transsexuelle, pluriraciale et
multiculturelle, et persuadé que cet héritage (autre nom de la vraie
culture) est la seule forme d’universalité, avec le catholicisme, dont
je ne la sépare pas, toutes choses que le relativisme généralisé
s’efforce d’anéantir […] 44.
En portant dans le second essai un regard esthétisant sur le meurtre de masse
perpétré par Breivik, Millet prétend s’inscrire dans une tradition littéraire, que
l’on peut reconstituer sans difficulté. Baudelaire ne s’était-il pas assigné pour
tâche d’extraire la beauté du mal, suscitant l’opprobre des gardiens de la morale
de son temps ? Ces derniers vitupéraient l’intérêt que la littérature moderne
portait au crime, aux mœurs déviantes, aux monstres sociaux, en même temps
qu’ils condamnaient l’art pour l’art. « Les bons sentiments ne sont pas matière à
littérature », disait André Gide, après avoir publié Les Caves du Vatican, sotie
dont le héros commet un « crime gratuit ». On ne pourra pas reprocher à Richard
Millet de faire étalage de bons sentiments. Mais fait-il de la littérature dans ce
prétendu Éloge littéraire d’Anders Breivik, à la façon de Marguerite Duras,
rendant Christine Villemin responsable – avant l’ouverture de son procès – du
meurtre de son fils, Grégory, tout en faisant d’elle une victime de la condition
féminine ? Article totalement irresponsable, mais qui fut reconnu comme un
véritable texte littéraire.
Millet se dit « frappé par [la] perfection formelle » des gestes de Breivik,
dans laquelle il voit une « dimension littéraire », au nom du fait que « la
perfection, comme le Mal [aurait] toujours peu ou prou à voir avec la
littérature ». On s’attend donc à une description esthétisante de la « perfection
formelle » de ces actes, à la manière d’Apollinaire fasciné par les obus couleurs
de lune auxquels il était, lui, à la différence de Millet, exposé. Au lieu de quoi
suit un rappel factuel et plat de « ce qui s’est passé ». Puis le prétendu éloge
littéraire tourne non pas en apologie, puisque Millet a annoncé d’emblée qu’il
« n’approuve pas » ce massacre, mais en un étrange plaidoyer en défense – le
texte est paru deux jours avant le procès du tueur. Ainsi, tout en clamant la
pleine responsabilité de Breivik pour mieux défendre la cause qui est la sienne, il
en fait une « victime » du multiculturalisme et de la perte de l’identité nationale :
« Breivik, d’une façon naïve, loin d’incarner le Mal, s’est fait le truchement
sacrificiel du mal qui ronge nos sociétés tombées dans une horizontalité acéphale
et trompeuse », écrit-il. Et Millet de déceler dans les actes du meurtrier « une
manifestation dérisoire de l’instinct de survie civilisationnel 45 ».
La rhétorique qui consiste à rendre les (vraies) victimes responsables des
crimes perpétrés contre elles est familière : les nazis et fascistes de tout poil
martelaient à l’envi que les juifs étaient responsables de la Deuxième Guerre
mondiale. Cette rhétorique pamphlétaire n’a de littéraire que le style, elle évoque
l’« esthétisation du politique » pratiquée par le fascisme, telle que Walter
Benjamin l’a définie et qu’on a vue à l’œuvre au chapitre 3. Plus que celle de
fasciste, cependant, la qualification de « réactionnaire » paraît appropriée dans
son cas, comme dans celui de Muray. On retrouve, dans cet essai comme dans
celui qui le précède dans le même volume, Langue fantôme, les leitmotive de la
rhétorique réactionnaire d’avant-guerre : décadence annonçant la fin de la
civilisation, danger que le métissage fait courir à « l’essence française » et à la
pureté de la langue. Il ne parle pas de pureté de la race et se défend d’être raciste,
mais il n’hésite pas à réifier le terme de « race », qu’il emploie pour celui de
« culture ». Ce sont des thèmes qu’on trouve chez Maurras et l’Action française.
À ceci près qu’ici, les musulmans ont remplacé les juifs (qui ont été en revanche
la cible d’un Renaud Camus, dont le journal, La Campagne de France, paru en
2000, a suscité un scandale dans le monde des lettres parce qu’il dénonçait la
« surreprésentation » de juifs à l’émission Panorama de France-Culture). Autre
différence marquante avec leurs prédécesseurs : l’absence de discours sur la
figure du chef qui a tant fasciné ces derniers, mais qui semble s’être évanouie
avec les leçons tirées des régimes fasciste et nazi.
Si cette rhétorique peut s’articuler à la revendication de tout ce que la droite
littéraire d’avant-guerre avait combattu dans la littérature moderne, cela tient au
renversement historique évoqué depuis 1945. Toutefois, à la différence des
modernes qui subordonnaient le contenu à la recherche d’une forme, dans le
sillage de Flaubert, la forme demeure, aussi bien chez les Hussards que chez
Millet, au service d’une vision du monde élitaire et foncièrement réactionnaire.
L’étiquette de « nouveaux réactionnaires 46 » que l’on brandit
périodiquement pour qualifier cette droite littéraire contemporaine n’est pas très
heureuse. Car elle tend à occulter, d’une part, les constantes structurales et
axiologiques que l’on retrouve d’une période à l’autre, et, d’autre part, les
transformations historiques qui ont entraîné une reconfiguration des enjeux
politiques et littéraires ainsi que la marginalisation relative des écrivains dans le
champ de production idéologique. Cette notion masque aussi les différentes
manières d’être un écrivain (ultra-, néo-) conservateur ou « réactionnaire », et
qui ont des effets différenciés sur des publics différents. « Esthètes » et
« polémistes » se démarquent ainsi de la nostalgie passéiste bon teint, « bon
goût », des « notables », dont les prises de position tant politiques que littéraires
prennent la forme de l’indignation morale contre la profanation des valeurs dont
ils se veulent les dépositaires. Chez les premiers, la vision apocalyptique de la
fin du monde – c’est-à-dire la fin d’un ordre social hiérarchisé, dans lequel leurs
capitaux d’hommes blancs cultivés avaient encore une valeur symbolique
distinctive, et où ils incarnaient « l’identité française » – revêt en effet des
formes spécifiques : à la politisation de l’esthétique qui caractérise le discours
critique des « polémistes » répond l’esthétisation du politique au pôle
« esthète ».

La « gauche » littéraire : une esthétique


engagée
S’il fait grand bruit, ce pôle de la droite littéraire radicale ne compte qu’un
petit nombre d’écrivains. En réalité, le centre de gravité du champ littéraire
français contemporain demeure à gauche, même si nombre d’écrivains de ce
pôle, à la suite du Nouveau Roman, prennent bien soin de distinguer littérature et
politique, comme en témoignent les pétitions qu’elles ou ils signent volontiers,
sans avoir pour la plupart d’autre activité proprement politique dans l’espace
public, ni écrire de la « littérature engagée ».
Les protestations d’indignation qu’a suscitées le pamphlet de Richard Millet
donnent cependant un aperçu des principes et des valeurs éthico-politiques que
partage, au minimum, et par-delà la diversité des sensibilités politiques, cette
« gauche » (prise dans un sens assez large) littéraire : défense des droits
humains, antiracisme, refus de tout essentialisme identitaire, égalité des sexes.
Deux articles phares, écrits par des écrivains consacrés, Jean-Marie Le Clézio,
Prix Nobel de littérature, et Annie Ernaux, tous deux auteurs Gallimard, donnent
le ton.
Le 7 septembre 2012, dans BibliObs, Jean-Marie Le Clézio pose la question
de « la responsabilité des écrivains dans la propagation du racisme et de la
xénophobie » : « En France renaît de ses cendres l’idéologie nauséabonde des
années 1930, lorsque l’extrême droite (la Cagoule, Action française) faisait le lit
du nazisme (et préparait la défaite de la France) en utilisant la xénophobie et
l’antisémitisme. » Celui-ci prend désormais le visage de l’islamophobie : « […]
la propagande utilise les mêmes termes, les mêmes slogans, les mêmes
obsessions : l’invasion des étrangers, la perte des repères chrétiens, la pureté de
la race ». Et Le Clézio de s’inquiéter du fait que « ces thèmes, ces obsessions
sont exploités par une partie de la classe politique, et par un nombre grandissant
d’intellectuels et d’artistes ». Le multiculturalisme est à ses yeux « une question
déjà caduque », car, explique-t-il : « Nous vivons dans un monde de rencontres,
de mélanges et de remises en cause. Les mélanges et les flux migratoires existent
depuis toujours, ils sont même à l’origine de la race humaine (la seule race). »
Quant à Millet, il n’existe selon Le Clézio que « par et pour le scandale ». Or,
demande-t-il, « si Céline est un génie et un provocateur, est-il suffisant d’être
provocateur pour avoir du génie ? » Il conclut en recommandant, pour
comprendre Breivik, la lecture de Seventeen de l’écrivain japonais Ôé
Kenzaburô, l’histoire d’un adolescent entraîné vers l’ultranationalisme, plutôt
que le pamphlet de Millet, signalant ainsi la valeur cognitive de la fiction
littéraire de qualité comme moyen de compréhension du monde.
L’article d’Annie Ernaux a paru dans Le Monde du 10 septembre 2012.
Exprimant, à l’instar de Le Clézio, le dégoût que cette lecture lui a inspiré,
l’écrivaine décortique la « rhétorique perverse » du pamphlet, qui s’éclaire du
premier essai, Langue fantôme, où l’auteur se désole du déclin de la littérature
français et de la perte de sa « pureté », sous l’effet de l’immigration et du
multiculturalisme. Annie Ernaux récuse fermement cette thèse : « Jamais je
n’accepterai qu’on lie mon travail d’écrivain à une identité raciale et nationale
me définissant contre d’autres et je lutterai contre ceux qui voudraient imposer
ce partage de l’humanité. » Dénonçant un « acte politique à visée destructrice
des valeurs qui fondent la démocratie française », Annie Ernaux conclut qu’il
s’agit ni plus ni moins d’« un pamphlet fasciste qui déshonore la littérature ».
Cet article a recueilli l’approbation de 118 écrivains (dont 52 femmes), de toutes
générations (sur les 112 signataires – Ernaux comprise – dont nous avons pu
trouver la date de naissance, 23 ont la trentaine, 30 la quarantaine, 25 la
cinquantaine, 34 ont passé les soixante ans), qui sont dans l’ensemble assez
représentatifs du pôle « esthète » de la « gauche » littéraire : plus d’un tiers
publient ou ont publié au moins un titre chez Gallimard ou dans une de ses
filiales (Verticales, Mercure de France, POL) ; un cinquième au Seuil ou aux
Éditions de l’Olivier (filiale du Seuil) ; quelques-uns publient chez de petits
éditeurs expérimentaux tels qu’Al Dante ou Inculte ; environ un tiers sont
lauréats de prix prestigieux (1 Nobel, 3 Goncourt, 3 Médicis, 5 Femina, 3
Renaudot, plusieurs prix de l’Académie française, et d’autres moins médiatisés
mais marquant une reconnaissance par les pairs).
Si la gauche littéraire compte aussi quelques « notables » (souvent des
« esthètes » consacrés au pôle du pouvoir temporel, l’Académie française
notamment, à l’instar de Danièle Sallenave ou de Jean-Christophe Ruffin), il est
plus difficile d’identifier ses « polémistes », lesquels se tiennent à la lisière du
champ littéraire, en raison du discrédit jeté sur la forme et le style pamphlétaires.
Du côté des « esthètes » et des « avant-gardes », le souci de se distancier de la
« littérature engagée » a conduit, par un mouvement de balancier, à un recul des
thèmes sociaux et politiques depuis le pic de politisation atteint au début des
années 1970. Il existe néanmoins, dans la littérature contemporaine, de notables
exceptions, qui tendent à se multiplier avec la repolitisation induite par la
montée de l’extrême droite. La critique sociale s’effectue en donnant voix aux
dominés, victimes du capitalisme, du néolibéralisme, de la colonisation, de la
fermeture des frontières, du patriarcat et du sexisme, au moyen de formes
littéraires innovantes.
Ainsi, au pôle expérimental du champ littéraire, peu après le récit
autobiographique poignant de l’expérience maoïste de l’établissement en usine
publié par Robert Linhart aux Éditions de Minuit (L’Établi, 1981), avaient paru,
chez POL, L’Excès-l’usine de Leslie Kaplan (1982), et, chez Minuit, Sortie
d’usine (1982) de François Bon, qui se démarquaient tous deux du traitement
réaliste-socialiste de l’usine, par le recours, chez la première, à une forme
poétique et un usage du « on » signalant la dépersonnalisation au sein du
collectif, et chez le second, à la perspective intradiégétique et au parler
populaire. Vingt ans plus tard, à l’ère des grandes délocalisations, François Bon
enquête dans Daewoo (Fayard, 2004) sur les conséquences désastreuses qu’elles
ont eues sur les ouvriers licenciés, l’ouvrage prenant la forme d’entretiens qui
leur donnent la parole. De son côté, Pierre Bergounioux a retracé, dans Les
Forges de Syam (L’imprimeur, 2001 ; réed. Verdier, 2007), la longue histoire
d’un site industriel passé de mains en mains. Dans Des châteaux qui brûlent
(2017), Arno Bertina imagine les suites d’une grève d’ouvriers dans un abattoir
breton placé en liquidation judiciaire, faisant entendre une pluralité de voix. Le
point de vue des « sans domicile fixe » s’exprime dans Par la ville, hostile
(2016) de Bertrand Leclair, qui narre l’histoire – tirée d’un fait divers – d’une
mère célibataire expulsée d’un HLM suite à la condamnation de ses fils pour
trafic de stupéfiants. Dans un « pamphlet-poème » intitulé Papiers ! (Laurence
Teper, 2007), Claude Mouchard témoigne du traitement des « sans-papiers » à
partir d’un collage d’extraits de journaux, de bribes d’informations, de scènes
vécues dans la ville de l’auteur, Orléans, « terrain, depuis plusieurs années,
d’expérimentation du sarkozysme » (p. 16), ou à l’aéroport de Roissy,
interrogeant la signification du « nous » qui les exclut. Dans Qui a tué mon
père ? (2018), Édouard Louis accuse de son côté les politiques d’être
responsables de la violence physique et symbolique dont a été victime son père,
ouvrier devenu balayeur après avoir eu le dos broyé par un accident du travail :

Hollande, Valls, El Khomri, Hirsch, Sarkozy, Macron, Bertrand,


Chirac. L’histoire de ta souffrance porte des noms. L’histoire de ta
vie est l’histoire de ces personnes qui se sont succédé pour t’abattre.
L’histoire de ton corps est l’histoire de ces noms qui se sont succédé
pour te détruire. L’histoire de ton corps accuse l’histoire politique 47.
Pour le jeune écrivain formé à la sociologie et nourri de l’œuvre de Pierre
Bourdieu, « la politique, c’est la distinction entre des populations à la vie
soutenue, encouragée, protégée, et des populations exposées à la mort, à la
48
persécution, au meurtre ».
Arrêtons-nous brièvement sur Le Colonel des Zouaves (POL, 1997)
d’Olivier Cadiot, œuvre phare de la génération montante des années 1990 qui, à
travers le flux de conscience d’un majordome, éclairait d’un jour nouveau la
condition domestique et la relation de service : cette phénoménologie de sa
perception du monde (l’ouïe, la vue, le toucher), d’une acuité extrême du fait
d’un habitus professionnel d’être-à-l’écoute, illustre le fonctionnement de la
violence symbolique telle que l’a définie Pierre Bourdieu, à savoir
l’intériorisation de la domination par les dominés, qui les rend complices des
dominants 49. Elle montre en actes l’adhésion de ce domestique à sa fonction,
avec laquelle il fait corps, ne cessant de se perfectionner dans son art de servir,
l’absence de coordonnées spatio-temporelles renforçant l’exemplarité du récit.
Et en même temps, il s’échappe de sa fonction, de sa condition, par
l’imagination. Il rêve. Au long de cette vie répétitive, c’est dans son esprit que
germent des histoires, un peu comme chez Emma Bovary. Son raffinement, la
richesse de ses facultés perceptives – il capte des motifs du tapis, des
illustrations artistiques dans des ouvrages, des détails de la nature – et
imaginatives, contraste avec la vulgarité stupide de son maître et de ses invités,
dont les conversations sont des tissus de clichés de la pensée conservatrice.
Devenir narrateur lui donne du pouvoir, un fantasme de pouvoir d’agir, qui
renverse le rapport de force (il tue les invités de son hôte, enlève la belle invitée
rousse) : il devient, par la puissance de l’esprit, une sorte de don Quichotte.
La critique de la condition postcoloniale est omniprésente dans la littérature
francophone maghrébine et subsaharienne, qui a émergé sur la scène littéraire
française depuis la fin des années 1960, et a fait l’objet de travaux
conséquents 50. On évoquera ici l’œuvre de l’écrivain d’origine congolaise, Alain
Mabanckou, qui incarne des situations de domination sociale, coloniale, genrée.
Ces formes de domination peuvent s’imbriquer, se cumuler, mais aussi se
renverser. Les récits épousent le point de vue des dominés, des damnés de la
terre, ils donnent voix aux sans voix, nous donnent à voir le monde par leurs
yeux : des boit-sans-soif comme le narrateur de Verre cassé (Seuil, 2005), des
orphelins comme le Grégoire Nakobomayo d’African Psycho (Le Serpent à
plumes, 2003), antithèse de Patrick Bateman, le beau et riche golden boy
d’American psycho de Bret Easton Ellis, qui rêve de devenir lui aussi serial
killer sans y parvenir, ou comme Petit Piment (Seuil, 2015), tourmenté par le
désir de revanche après avoir été élevé dans un orphelinat dont le directeur se
maintient pendant trente ans grâce à son capital politique, expulsant les
religieux, se mettant au service du Parti congolais du travail, plaçant ses
neveux… Ces voix font jaillir la violence contenue, grondante, explosive, mais
mettent également en scène les formes de résignation. Elles bousculent la
syntaxe et la ponctuation, innervent le récit de la tradition orale du conte
africain, de la fable, de la magie, conduisent à des rebondissements inattendus –
ce qui interroge les modalités d’accès à la parole (Petit Piment écrit ses
« confessions » depuis l’établissement pénitentiaire pour prisonniers
irresponsables où il est enfermé) et attire l’attention sur les conditions du récit,
tout comme les références littéraires dont le texte est saturé. Le tout est enrobé
d’un voile d’ironie qui désamorce et minore la violence, la tourne en dérision.
Mais la domination coloniale est partout présente, dans les structures sociales
comme dans la conscience, qui fait également l’objet d’un essai : Le Sanglot de
l’homme noir (Fayard, 2012).
S’arracher à la violence symbolique fut l’objectif du courant de l’écriture-
femme qui a fleuri dans les années 1970 51. Il a donné lieu à des innovations
formelles qui situent des auteures comme Monique Wittig (L’Opoponax, Minuit,
1964) ou Hélène Cixous au pôle de l’avant-garde. Depuis, les nouvelles formes
de la domination masculine ont été explorées par les écrivaines contemporaines
dans des genres différents, du récit autobiographique La Femme gelée (1981)
d’Annie Ernaux – dont l’œuvre est traversée par la problématique de la violence
symbolique des rapports sociaux de classe et de sexe – au décapant essai de
Virginie Despentes, King Kong Théorie (2006) – « quand on affirme que la
prostitution est une “violence faite aux femmes”, on veut nous faire oublier que
c’est le mariage qui est une violence faite aux femmes, et d’une manière
générale, les choses telles que nous les endurons 52 » –, et au roman de Camille
Laurens Celle que vous croyez (Gallimard, 2017). Ce dernier s’ouvre sur la
déposition d’une femme à la gendarmerie, plainte délirante contre les violences
faites à ses semblables partout dans le monde : « on l’a pendue cette femme vous
savez bien elle avait tué l’homme qui l’avait violée ils nous tuent c’est la haine
vous savez c’est la haine ». Par-delà la condition féminine, le roman interroge la
production de récits de soi et de la subjectivité en interaction étroite avec les
dispositifs institutionnels et communicationnels : gendarmerie, hôpital
psychiatrique, cadre judiciaire, Facebook, atelier d’écriture, contraintes
éditoriales, qui laissent plus ou moins de place au subterfuge, à la manipulation,
à la dissimulation, aux liaisons dangereuses et aux fausses confidences, mais
aussi à des expressions de sincérité qui n’ont rien à voir avec la question de la
vérité. Dans le triptyque Trois femmes puissantes (Gallimard, 2009), couronné
par le prix Goncourt, Marie Ndiaye interroge les conditions de maintien de
l’intégrité chez ces femmes confrontées à diverses formes d’humiliation, dont la
dernière, Khady Demba, périt alors qu’elle tente de quitter clandestinement
l’Afrique. Enfin, mêlant les genres, de la poésie au roman d’anticipation en
passant par la forme du procès, l’émission de radio et la tragédie antique, la
politique-fiction de Chloé Delaume, Les Sorcières de la République (Seuil,
2016), se construit autour du procès de la Sybille, prophétesse conseillère des
déesses de l’Olympe et fondatrice du Parti du Cercle, qui a pris le pouvoir en
2017 pour venger le sexe féminin. Dans ce genre qui a connu un renouveau à
l’approche des élections de 2017, ce roman très poétique et inventif contraste
avec le pseudo-réalisme de Soumission de Houellebecq évoqué plus haut.
Contre les discours islamophobes et xénophobes auquel un Houellebecq
donne une forme et une légitimité littéraires, et qui ont redoublé de virulence
avec l’afflux de migrants, dont une bonne partie proviennent de pays arabes
et/ou musulmans ravagés par des guerres meurtrières, Patrick Chamoiseau,
lauréat en 1992 du prix Goncourt pour Texaco (Gallimard), épopée des habitants
d’un bidonville en Martinique, et défenseur de la culture créole 53, a publié au
Seuil un essai aussi poétique qu’engagé, Frères migrants (2017), qui, fait assez
rare pour être signalé, associe dans un même souffle réprobateur une critique
acerbe du néolibéralisme et un cri d’alarme sur la situation des migrants :

Pourtant, comment ne pas le voir ? Le néo-libéralisme qui tend à


triompher ; sa finance versée aux hystéries létales ; le Politique se
désertant lui-même dans des démocraties devenues erratiques ; l’État
qui s’amenuise, abandonnant la barre aux seuls économistes, et qui
s’incline sous d’innombrables entités mercantiles, diffuses et
agissantes dans le tissu du monde. […] Et voici ce que provoque ce
planétaire assombrissement : l’exclusion, le rejet, la violence, la
bêtise, la haine et l’indécence qui fermentent de partout […]. Cet
effondrement engendre une perte de l’éthique, et quand l’éthique
défaille c’est la beauté qui tombe.
[…]
Les frontières de l’Europe s’érigent en de mauves meurtrières. Elles
alimentent un des enfers de Dante, et réinstallent une manière de ce
Gouffre dont a parlé Glissant. Gouffre de vies noyées, de paupières
ouvertes fixes, de plages où des corps arrachés aux abysses vont
affoler l’écume. Gouffre d’enfants flottés, ensommeillés dans un
moule de corail, avalés par le sable ou désarticulés tendres par des
houles impavides (p. 19-20, 21-22).

En dépit du processus de dépolitisation du champ littéraire, et malgré qu’en


aient ceux qui lui reprochent son formalisme et son élitisme, la littérature
française contemporaine est donc demeurée, en ses pôles expérimental et
« esthète », un lieu de critique sociale et politique, de déconstruction des
essentialismes – par exemple, l’identité nationale tournée en dérision dans le
roman burlesque de Nina Yargekov Double nationalité (POL, 2016) –, ainsi
qu’un espace de production de visions et de récits alternatifs du monde social.
Comme par le passé, elle tend à se repolitiser face aux menaces que le pôle
hétéronome – aujourd’hui incarné par ceux qui l’instrumentalisent à des fins de
défense identitaire – fait peser sur son autonomie.

Da Capo. Les entreprises de réédition


des pamphlets d’extrême droite
On ne saurait achever cet ouvrage sans évoquer la question de la réédition
des écrits et des pamphlets issus de l’extrême droite. Elle ressurgit avec acuité
dans la conjoncture de repolitisation que nous venons de brosser à gros traits.
Mais elle s’était déjà posée en 1992, lors de la parution du Journal 1939-1945 de
Drieu La Rochelle chez Gallimard : la maison avait alors pris la précaution d’y
insérer un « avertissement de l’éditeur » et de l’inscrire dans la collection
« Témoins » pour donner le statut de document à ce déversement de haine et
d’antisémitisme, néanmoins utile à la compréhension de cette période trouble.
En 2015, ce n’est plus un inédit mais un best-seller des « années noires »,
Les Décombres de Lucien Rebatet, que décide de rééditer Robert Laffont dans la
collection « Bouquins », laquelle se présente comme « la bibliothèque idéale de
l’honnête homme » à en croire Jean d’Ormesson. Certes, le virulent pamphlet
reparaît sous le titre « le Dossier Rebatet », dans une édition minutieusement
établie, annotée et préfacée par des spécialistes. La republication du texte
complet – dont l’édition originale est consultable à la Bibliothèque nationale –, a
au moins le mérite de rétablir les coupes opérées par l’auteur dans la version
édulcorée rééditée chez Pauvert en 1976, comme premier tome de ses Mémoires
d’un fasciste. En tout état de cause, l’entreprise s’est révélée lucrative pour
Laffont, quelques milliers d’exemplaires s’étant écoulés très rapidement. Or,
c’est précisément cette reparution des Décombres qui aurait convaincu la veuve
de Céline et son avocat de lever l’interdiction de rééditer les pamphlets, suivant
le souhait de l’écrivain. Elle a sans doute aussi contribué à décider Gallimard à
se lancer dans ce projet, l’autre facteur étant leur parution au Québec – où ils
étaient tombés dans le domaine public en janvier 2012 –, dans une édition
annotée par un spécialiste de Céline, Régis Tettamanzi, que Gallimard comptait
reprendre. Le projet peut surprendre eu égard au rôle qu’avait joué Gallimard, au
lendemain de la Libération, dans la dissociation de l’œuvre littéraire de Céline
de ses écrits « polémiques », contribuant à la construction de la figure du génie
fou, et donc irresponsable : c’est ainsi qu’après l’assassinat de Robert Denoël,
Gallimard avait récupéré le fonds et réédité en 1952, aussitôt acquis le vote de la
première loi amnistiant les faits de Collaboration, Voyage au bout de la nuit et
Mort à crédit. Derrière cette opération, il y avait un résistant, Jean Paulhan,
engagé dans une lutte acharnée contre l’épuration (voir sa Lettre aux directeurs
de la Résistance, 1952), lutte qui l’avait conduit à se rapprocher de l’extrême
54
droite . Paulhan avait publié aussi, dès 1951, Les Deux Étendards de Rebatet,
qui purgeait alors sa peine de travaux forcés, sans parvenir à l’imposer
littérairement (ce qui n’empêchera pas Gallimard de rééditer le roman en 1991,
peu avant le journal de Drieu).
Ces entreprises de réédition interrogent la notion d’« œuvre », qui est une
construction sociale : les écrits polémiques font-ils partie de « l’œuvre » d’un
écrivain ? Certes, malgré le processus de différenciation des deux champs,
littérature et politique ne formaient pas encore de domaines bien distincts avant
la guerre. C’est désormais le cas, en raison, entre autres, du discrédit jeté sur les
écrits politiques de ces auteurs. Rebatet recourut largement à l’argument
littéraire pour se disculper devant les tribunaux : son pamphlet ne serait pas un
écrit de propagande mais relèverait du genre de la confession 55. Sous
l’Occupation, il avait pourtant bel et bien présenté son succès comme celui des
idées de son camp. Céline avait souhaité tenir les pamphlets en marge de son
œuvre après les y avoir inscrits. Régis Tettamanzi, qui a annoté l’édition
québécoise, avance en faveur de leur réédition non seulement leur intérêt
historique, mais aussi leur qualité littéraire et leur utilité pour la compréhension
de l’œuvre 56. Mais que les spécialistes aient profit à les lire induit-il qu’il faille
inciter le grand public à s’y plonger ? L’alibi de l’« œuvre » est, en l’occurrence,
un bien piètre argument quand on sait qu’il est excessivement rare de lire
l’intégralité des écrits d’un écrivain, sans compter les centaines de milliers de
titres jamais réédités, y compris d’auteurs en vue de cette période comme Julien
Benda, l’ennemi intime de Maurras 57.
L’intérêt historique de ces éditions critiques est mis en avant par tous ceux
qui soutiennent l’entreprise, éditeurs et historiens. Il est indéniable. Le livre
d’Alice Kaplan sur les sources des pamphlets de Céline a révélé tout ce qu’ils
devaient à la presse d’extrême droite 58, tranchant au profit du second le débat
entre Gide, qui mettait en avant la valeur littéraire de Bagatelles pour un
massacre (voyant dans les juifs une métaphore), et Maritain, qui en dénonçait
l’antisémitisme foncier.
La question qui se pose est de savoir à qui est destinée une telle édition
critique, quels types de bénéfice il en est tiré, et au profit de qui. On ne peut
s’empêcher de penser que c’est le succès commercial de l’opération Rebatet qui
a décidé Laffont à publier un volume d’écrits de Charles Maurras, toujours dans
la collection « Bouquins ». Et l’on peut s’interroger sur le sens de ce succès à
l’heure de la montée de l’extrême droite en Europe. De la collection « Témoins »
à la collection « Bouquins », peut-être demain « la Pléiade », ne risque-t-on pas
de banaliser, voire de consacrer, ces écrits, dans un contexte où ce genre
d’entreprises se multiplient à l’extrême droite, comme en témoigne la réédition
en 2017 du Hitler de Louis Bertrand par de mystérieuses Éditions du Lore ? Sans
parler du précédent créé sur le plan légal : comment condamner désormais
l’incitation à la haine raciale si les écrits antisémites et xénophobes de Maurras,
Rebatet et Céline sont intégrés au patrimoine littéraire de la France 59 ?
L’importance de l’« œuvre » et de l’intérêt historique sont aussi les
arguments qui ont été avancés en faveur de l’inscription de Maurras au livre des
commémorations nationales. Les éminents historiens qui siègent dans la
commission – et qui ont démissionné après que la ministre de la Culture a
tranché contre leur avis en refusant d’y inclure Maurras – expliquent que, pour
lever toute ambiguïté, ils avaient demandé par le passé que la notion de
« célébration » soit remplacée par celle de « commémoration » 60. Commémorer
Maurras serait, selon eux, une manière de souligner l’intérêt historique de ses
écrits. Mais le travail historique ne se confond pas avec les commémorations
officielles, et les chercheurs n’ont fort heureusement pas attendu cet
« anniversaire » pour étudier la pensée de Maurras et d’autres polémistes
d’extrême droite. En effet, quel serait le sens d’une commémoration de
l’anniversaire de la naissance de Maurras sinon celui de sacraliser l’écrivain
comme un « grand homme », un héros de la nation, conformément au principe
établi par cette République que le monarchiste qu’il fut a combattue toute sa
vie ? Et si l’on veut à tout prix évoquer la figure de Maurras dans ce cadre
officiel, pourquoi ne pas commémorer plutôt son procès ? Ce serait une façon
plus appropriée de rappeler l’influence néfaste qu’a eue ce penseur antisémite et
xénophobe sur plusieurs générations d’intellectuels, au lieu de légitimer ceux qui
s’en réclament aujourd’hui pour justifier l’islamophobie et les appels à
l’expulsion des migrants au nom de « l’identité nationale ».

1. Simone de Beauvoir, Les Mandarins, t. I, op. cit., p. 61, 63 et 189.


2. François Mauriac, Bloc-notes, T. II, 1958-1960, 28 février 1959, Paris, Seuil, « Points Essais »,
p. 224.
3. Pierre Bourdieu, Propos sur le champ politique, op. cit.
4. Vincent Dubois, La Politique culturelle, op. cit.
5. Mauricio Bustamante, « L’Unesco et la culture… », thèse citée.
6. Comme l’a montré Boris Gobille, « Crise politique et incertitude… », thèse citée, vol. 2 ; voir aussi
Gisèle Sapiro et Boris Gobille, « Propriétaires ou travailleurs intellectuels ? », art. cité.
7. Michael Pollak, « La planification des sciences sociales », Actes de la recherche en sciences
sociales, no 2-3, 1976, p. 105-121 ; Gisèle Sapiro, Éric Brun et Clarisse Fordant, « The rise of the
social sciences and humanities in France : Institutionalization, professionalization and
autonomization », in Christian Fleck, Victor Karady et Mathias Duller (dir.), Institutionalization of the
Social Sciences and Humanities in Europe and Beyond, Basingstoke, Palgrave McMillan, 2018,
chap II.
8. Éric Brun, Les Situationnistes, op. cit. ; Boris Gobille, Le Mai 68 des écrivains, op. cit.
9. « Intervista a Michel Foucault », juin 1976 (publié en italien en 1977), in Michel Foucault, Dits et
Écrits, t. III, Paris, Gallimard, 1994, no 192, p. 154-155 (souligné dans le texte).
10. Voir Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit.
11. Id., La Responsabilité de l’écrivain, op. cit., quatrième partie.
12. Voir Jeanyves Guérin, « “Liberté de l’esprit” : un mensuel gaulliste », La Revue des revues, 2017,
p. 76-95.
13. Voir Nicholas Hewitt, Literature and the Right in Postwar France, op. cit. ; Anne Simonin,
« 1815 en 1945 : les formes littéraires de la défaite », art. cité.
14. Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises, op. cit., p. 214-220.
15. Robbe-Grillet retirera cependant son soutien en raison de la « confusion qui s’établit entre
“insoumission” et “aide au FLN” », comme il l’écrit à Dionys Mascolo ; lettre d’Alain Robbe-Grillet à
Dionys Mascolo, 26 septembre 1960, in Catherine Brun et Olivier Penot-Lacassagne (dir.),
Engagements et déchirements. Les intellectuels et la guerre d’Algérie, Paris, Gallimard / IMEC, 2012,
p. 163.
16. Boris Gobille, Le Mai 68 des écrivains, op. cit.
17. Voir notamment Delphine Naudier, « La reconnaissance sociale et littéraire des femmes
écrivains », in Nicole Racine et Michel Trebitsch (dir.), Intellectuelles, op. cit., p. 191-207.
18. Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises, op. cit., p. 213.
19. Anna Boschetti, Sartre et « Les Temps Modernes », op. cit., p. 185 sq.
20. Simone de Beauvoir, Gisèle Halimi, Djamila Boupacha, Paris, Gallimard, 1962.
21. Philippe Gottraux, Socialisme ou barbarie, op. cit.
22. Frédérique Matonti, Intellectuels communistes, op. cit.
23. Témoin d’une droitisation qui accompagne le vieillissement social, son portrait d’Edouard
Balladur, à qui il apportera son soutien en 1995, le rapproche du pôle des « notables », même s’il
boude l’Académie française. Philippe Sollers, « Balladur, tel quel », L’Express, 12 janvier 1995. Niilo
Kauppi, Tel Quel : la constitution sociale d’une avant-garde, op. cit. ; Philippe Forest, Histoire de Tel
Quel, op. cit. ; et Philippe Sollers, Paris, Seuil, 1992.
24. Michael Christofferson, Les Intellectuels contre la gauche. L’idéologie antitotalitaire en France
(1968-1981), trad. André Merlot et Françoise Jaouën, Marseille, Agone, 2009.
25. Pierre Bourdieu, Contre-feux. Propos pour servir à la résistance contre l’invasion néo-libérale,
Paris, Raisons d’agir, 1998. Voir aussi Louis Pinto, Gisèle Sapiro et Patrick Champagne (dir.), Pierre
Bourdieu, sociologue, op. cit.
26. Samuel P. Huntington, Le Choc des civilisations, trad. Jean-Luc Fidel et Geneviève Joublain,
Paris, Odile Jacob, 1997.
27. Jean Clair, « Le surréalisme et la démoralisation de l’Occident », Le Monde, 21 novembre 2001.
28. Annie Le Brun, « Clarté de Breton, noirceur de Clair », et Alain Jouffroy, « Venimeuse attaque »,
Le Monde, 8 décembre 2001.
29. Cette revue est née du rapprochement du cercle de l’Oratoire, en lutte contre l’antiaméricanisme
depuis les manifestations contre la guerre en Irak, avec un petit groupe composé des écrivains Olivier
Rolin et Marc Weitzmann, du réalisateur Romain Goupil et d’Olivier Rubinstein, à l’époque éditeur
chez Denoël ; Éric Aeschimann, « Une revue qui pointe l’arme à gauche » et « Les meilleurs amis de
l’Amérique », Libération, 9 mai 2006.
30. Léonard Billot, « Angelo Rinaldi proteste contre la remise d’un prix à Éric Zemmour »,
Libération, 7 mars 2011.
31. Entretien d’Aude Lancelin avec Michel Houellebecq, « Le génie de la formule », Le Nouvel
Observateur, 1er octobre 2010.
32. Philippe Muray, Festivus festivus. Conversations avec Elisabeth Lévy, Paris, Flammarion,
« Champs essais », 2005, p. 11-12, 14, 28-29, 24.
33. Ibid., p. 49.
34. Ibid., p. 52.
35. C’est le cas, par exemple, de Pierre Jourde, représentatif du pôle « esthète » par la dissociation de
la littérature et de la morale, et dont les critiques péremptoires et acerbes sont souvent fondées sur un
jugement expéditif, asséné à l’emporte-pièce, lorsqu’il vise des écrivaines, alors qu’il se montre plus
expansif pour encenser un Houellebecq ou un Millet. Pierre Jourde, La Littérature sans estomac,
Paris, Esprit des Péninsules, 2002, repris dans « Presses Pocket », 2003. Cet ouvrage lui a valu le prix
de la Critique de l’Académie française.
36. Michel Houellebecq, « Le conservatisme, source de progrès », Le Figaro magazine, 8 novembre
2003.
37. Voir l’analyse de ce roman par Abdel-Illah Salhi, « Un racisme chic et tendance », Libération,
4 septembre 2001.
38. Renaud Camus, « Nous refusons de changer de civilisation », Le Monde, 19 avril 2012.
39. Voir Mathieu Dejean, « Alain Finkielkraut reprend à son compte la théorie du “grand
remplacement” de Renaud Camus », Les Inrockuptibles, 30 octobre 2017.
40. www.cnre.eu
41. Pour une analyse détaillée de la stratégie rhétorique de Millet, voir Jérôme Meizoz, « Richard
Millet : le scénario Céline », in Pascal Durand et Sarah Sindaco (dir.), Le Discours
« néoréactionnaire ». Transgressions conservatrices, Paris, CNRS Éditions, « Culture & Société »,
p. 281-296.
42. Richard Millet, De l’antiracisme comme terreur littéraire, Paris, Pierre Guillaume de Roux, 2012,
p. 46.
43. Ibid., p. 16. Sur le racisme de classe et le racisme de l’intelligence, voir Pierre Bourdieu,
Questions de sociologie, op. cit., p. 264-268.
44. Ibid., p. 28-29.
45. Richard Millet, Langue fantôme suivi de Éloge littéraire d’Anders Breivik, Paris, Pierre
Guillaume De Roux, 2012, p. 115, 110.
46. Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre : enquête sur les nouveaux réactionnaires, Paris, Seuil,
« La République des idées », 2002. Cet ouvrage amalgame en outre des tendances très diverses. Voir
la mise au point de Pascal Durand et Sarah Sindaco, « La construction des nouveaux réactionnaires »,
in Pascal Durand et Sarah Sindaco (dir.), Le Discours « néoréactionnaire », op. cit., p. 7-22.
47. Édouard Louis, Qui a tué mon père ?, Paris, Seuil, 2018, p. 84 (c’est l’auteur qui souligne).
48. Ibid., p. 11-12.
49. Pierre Bourdieu, La Domination masculine, op. cit.
50. Pour des études d’ensemble récentes, voir Claire Ducournau, La Fabrique des classiques
africains. Écrivains d’Afrique subsaharienne francophone, Paris, CNRS Éditions,
« Culture & Société », 2017 ; Tristan Leperlier, Algérie. Les écrivains algériens dans la décennie
noire (1988-2003), op. cit., et, sur la production littéraire féminine : Isabelle Charpentier. Le Rouge
aux joues. Virginité, interdits sexuels et rapports de genre au Maghreb, Saint-Étienne, Publications de
l’université de Saint-Étienne, « Long-courriers », 2013. Signalons aussi une étude sur la « littérature
beur » qui a émergé dans les années 1980, et dont les auteurs sont des enfants d’immigrés issus des
anciennes colonies du Maghreb : Kathryn A. Kleppinger, Branding the « Beur Author ». Minority
Writing and the Media in France, 1983-2013, Liverpool, Liverpool University Press, 2015.
51. Voir Delphine Naudier, « L’écriture-femme, une innovation esthétique emblématique », Sociétés
contemporaines, vol. 44, no 4, 2001, p. 57-73.
52. Virginie Despentes, King Kong Théorie, Paris, Grasset, 2006, rééd. Le Livre de Poche, 2017,
p. 85.
53. Patrick Chamoiseau, Jean Bernabé et Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, Paris, Gallimard,
1989.
54. Anne Simonin, « Le droit à l’innocence… », art. cité, p. 121-141.
55. Voir Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain, op. cit., chapitre XII.
56. Entretien de Matthias Gadret avec Régis Tettamanzi, Le Petit Célinien, 23 septembre 2012, en
ligne. Sur le risque d’une lecture esthétisante de ces pamphlets, voir l’excellent article de Tiphaine
Samoyault, « Pamphlets de Céline : la littérature “menacée de mort” », Le Monde des livres,
11 janvier 2018.
57. La collection « Quarto » chez Gallimard a refusé le projet de réédition des œuvres complètes de
Benda (pourtant auteur de la maison), proposé par Pascal Engel, et la collection « Bouquins » ne lui a
jamais répondu. Témoignage de Pascal Engel à l’auteure.
58. Alice Kaplan, Reproductions of Banality, op. cit.
59. Leur réédition ne pose pas de problème juridique selon Thibaut Sardier, « Des textes antisémites
et pourtant publiables », Libération, 3-4 février 2018, p. 2-5. Mais que ces textes soient réédités ne
crée-t-il pas un précédent ?
60. Pascal Ory et Jean-Noël Jeanneney, « Commémorer, ce n’est pas célébrer », Le Monde, 28 janvier
2018.
Remerciements

Certains de ces chapitres ont paru dans des versions antérieures et/ou dans
d’autres langues. Que Frédérique Matonti, Pascal Engel et Eva Illouz soient
remerciés pour leurs précieuses remarques sur des parties de ce travail, ainsi que
tous les relecteurs des précédentes versions. Ma gratitude va aussi, comme
toujours, à Olivier Bétourné pour le dialogue ininterrompu depuis vingt ans.
Chapitre 1 : « De l’usage des catégories de droite et de gauche dans le champ
littéraire », Sociétés & Représentations, no 11, 2001, p. 19-53 ; repris
(version abrégée) dans Jacques Le Bohec et Christophe Le Digol (dir.),
Gauche/droite. Genèse d’un clivage politique, Paris, PUF, 2012 ; traduit en
russe in Serge Zenkine (éd.), Respublica slovesnosti : Frantsia v mirovoi
intellectualnoi culture, Moscou, Novoe literaturnoe obozrenie, 2005, p. 294-
334 ; en anglais in Gillis J. Dorleijn, Ralf Grüttermeier, Liesbeth Korthals-
Altes (eds.), The Autonomy of Literature at the Fins de Siècles (1900 and
2000) : A Critical Assessment, Louvain, Peeters, 2007, p. 41-70.
Chapitre 2 : « Forms of politicization in the French literary field », Theory and
Society, no 32, 2003, p. 633-652. Repris in David Swartz et Vera Zolberg
(dir.), After Bourdieu. Influence, Critique, Elaboration, Spring Publisher,
2004 ; et « Das französiche literarische Feld : Struktur, Dynamik und
Formen der Politisierung », Berliner Journal für Soziologie, 2/04, 2004,
p. 157-171 ; traduit en russe : The Journal of Sociology and Social
Anthropology, vol. VII, no 5 (29), 2004, p. 126-143 ; et « Formes de
politisation dans le champ littéraire », in Jean Kaempfer, Sonya Florey et
Jérôme Meizoz (dir.), Formes de l’engagement littéraire (XVe-XXIe siècles),
Lausanne, Éditions Antipode, 2006, p. 118-130.
Chapitre 3 : « Figures d’écrivains fascistes », in Michel Dobry (dir.), Le Mythe
de l’allergie française au fascisme, Paris, Albin Michel, 2003, p. 195-236
(version augmentée dans le présent volume).
Chapitre 4 (hors la dernière section) : « Formes et structures de l’engagement
des écrivains communistes en France de la “drôle de guerre” à la Guerre
o
froide », Sociétés & Représentations, n 15, 2002, p. 155-176.
Chapitre 5 (première partie) : « Politique de la fiction et fictionnalisation du
politique face aux limites de la liberté d’expression », in Raison publique,
mai 2014 (en ligne).
L’excursus du chapitre 5 est extrait de : « Le principe de sincérité et l’éthique de
responsabilité de l’écrivain », in Eveline Pinto (dir.), L’Écrivain, le Savant et
le Philosophe. La littérature, entre philosophie et sciences sociales, Paris,
Publications de la Sorbonne, 2004, p. 183-202.
Chapitre 6 : « Entre le rêve et l’action : l’autobiographie romancée de Drieu
La Rochelle », Sociétés contemporaines, no 44, 2001, p. 111-128.
Chapitre 7 : « Literature’s role in framing perceptions of reality : The example of
the Second World war » in Margaret Atack and Christopher Lloyd (éd.),
Framing Narratives of the Second World War and Occupation in France,
1939-2009 : New Readings, Durham, Durham Modern Languages Series,
Manchester University Press, 2011, p. 21-36. « Poésie et propagande dans la
France occupée », Raison publique, juin 2018 (en ligne).
Chapitre 8 : « L’introduction du relativisme culturel en France : Malraux et le
débat Orient/Occident dans l’entre-deux-guerres », dans Cahiers André
Malraux, vol. 30, no 1-2, 2001, p. 70-88 ; « Malraux entre champ littéraire et
champ politique », in Martine Boyer-Weinman et Jean-Louis Jeannelle
(dir.), Signés Malraux, Paris, Garnier, 2016, p. 39-58.
Épilogue : l’analyse des écrivains de la droite radicale contemporaine est extraite
(en une version remaniée) de « Notables, esthètes et polémistes : manières
d’être un écrivain “réactionnaire” des années 1930 à nos jours », in Pascal
Durand et Sarah Sindaco (dir.), Le Discours « néoréactionnaire ».
Transgressions conservatrices, Paris, CNRS Éditions, « Culture & Société »,
p. 23-46 ; celle sur Richard Millet a paru dans Le Nouvel Observateur,
20 septembre 2012 ; et la dernière section sur la réédition des pamphlets
dans Libération, 3-4 février 2018.
Liste des schémas et tableaux

Schéma : Figures idéaltypiques d’écrivains et formes de leur politisation ici


Schéma : La littérature entre représentation et symbolisation ici
Tableau des oppositions entre Orient et Occident dans La Tentation de
l’Occident ici

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