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Dédicace
L'esthétisation du politique
Styliser la violence
Réalisme et humanisme
Professionnalisme VS ouvriérisme
Vérité et vraisemblance
Explorer la subjectivité
7 - Poésie et propagande dans la France occupée : de la vérité des métaphores à la poétique des noms
propres
Remerciements
Littérature et politique
*
NB : les citations respectent l’orthographe et la typographie de l’édition
d’origine.
1. Voir, par exemple, le dossier « Faut-il rééditer les mots bruns ? », Libération, 3-4 février 2018,
p. 2-5.
2. Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, trad. Jean-Luc Fidel, Geneviève Joublain, Patrice
Jorland et Jean-Jacques Pédussaud, Paris, Odile Jacob, 1997.
3. Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (XIXe-
e
XXI siècle), Paris, Seuil, 2011.
4. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.
Gisèle Sapiro, « The literary field between the state and the market », Poetics. Journal of Empirical
Research on Culture, the Media and the Arts, vol. 31, no 5-6, 2003, p. 441-461.
5. Andrew Abbott, The System of Professions. An Essay on the Division of Expert Labor, Chicago,
The University of Chicago Press, 1988.
6. Voir Pierre Guillaume, « L’émergence des professions intellectuelles », in Regards sur les classes
moyennes. XIXe-XXe siècles, textes réunis par Pierre Guillaume, Éditions de la Maison des sciences de
l’homme d’Aquitaine, 1995, p. 117-127.
7. Gisèle Sapiro, « Les professions intellectuelles, entre l’État, l’entrepreneuriat et l’industrie », Le
Mouvement social, no 214, 2006, p. 3-18.
8. Claude Digeon, La Crise allemande de la pensée française (1870-1914), Paris, PUF, 1959.
9. « L’honnête homme d’autrefois n’est plus pour nous qu’un dilettante, et nous refusons au
dilettantisme toute valeur morale ; nous voyons bien plutôt la perfection dans l’homme compétent qui
cherche, non à être complet, mais à produire, qui a une tâche délimitée […] » Émile Durkheim, De la
division du travail social, Paris, Alcan, 1893, rééd. Paris, PUF, « Quadrige », 1991, p. 5.
10. Gisèle Sapiro, « “Je n’ai jamais appris à écrire”. Les conditions de formation de la vocation
d’écrivain », Actes de la recherche en sciences sociales, no 168, 2007, p. 13-33.
11. Susan Rubin Suleiman, « L’engagement sublime : Zola comme archétype d’un mythe culturel »,
Cahiers naturalistes, no 67, 1993, p. 11-24.
12. Christophe Charle, Naissance des « intellectuels » : 1880-1900, Paris, Éd. de Minuit, « Le sens
commun », 1990.
13. Max Weber, Économie et société, trad. Julien Freund, Pierre Kamnitzer, Pierre Bertrand, Éric de
Dampierre, Jean Maillard et Jacques Chavy, Paris, Plon, 1971, « Presses Pocket », 1995, vol. 2,
p. 190-211.
14. Erving Goffman, Les Cadres de l’expérience, trad. Isaac Joseph, Michel Dartevelle et Pascale
Joseph, Paris, Éd. de Minuit, « Le sens commun », 1991.
15. Voir Susan Rubin Suleiman, Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, Paris, PUF, « Écriture »,
1983.
16. Cette étude vient compléter celle que j’avais engagée sur la poésie de contrebande dans La Guerre
des écrivains (1940-1953), Paris, Fayard, « Histoire de la pensée », 1999, rééd. 2006, p. 432-466.
17. Edward W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, trad. Catherine Malamoud, Paris,
Seuil, « La couleur des idées », 1980.
18. Franco Moretti, Graphes, cartes et arbres. Modèles abstraits pour une autre histoire de la
littérature, trad. Étienne Dobenesque, Paris, Les Prairies ordinaires, 2008 ; Gisèle Sapiro, La
Sociologie de la littérature, Paris, La Découverte, « Repère », 2014.
19. Pour un état des lieux, voir Frédérique Matonti et Gisèle Sapiro, « L’engagement des
intellectuels : nouvelles perspectives », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 176-177, no 1,
2009, p. 4-7, et Gil Eyal et Larissa Buchholz, « From the sociology of intellectuals to the sociology of
interventions », Annual Review of Sociology, no 36, 2010, p. 117-137. La sociologie historique des
intellectuels développée ici rejoint l’histoire sociale des intellectuels telle que développée par
Christophe Charle dans Naissance des « intellectuels », op. cit. Voir aussi Roger Chartier, « Espace
social et imaginaire social : les intellectuels frustrés au XVIIe siècle », Annales. Économies, sociétés,
civilisations, vol. 37, no 2, 1982, p. 389-400.
20. Daniel Roche, « Histoire des idées, histoire sociale : l’exemple français », Revue d’histoire
moderne et contemporaine, vol. 59-4 bis, no 5, 2012, p. 9-28 ; Frédérique Matonti, « Plaidoyer pour
une histoire sociale des idées politiques », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 59-4 bis,
no 5, 2012, p. 85-104.
21. Jennifer Milligan, The Forgotten Generation. French Women Writers of the Interwar Period,
New York / Oxford, Berg, 1996.
22. Christine Planté, La Petite Sœur de Balzac. Essai sur la femme auteur, Lyon, Presses
universitaires de Lyon, 2015 [1989] ; Nicole Racine et Michel Trebitsch (dir.), Intellectuelles. Du
genre en histoire des intellectuels, Bruxelles, Complexe, 2004 ; Juliette Rennes, Le Mérite et la
Nature. Une controverse républicaine : l’accès des femmes aux professions de prestige, 1880-1940,
Paris, Fayard, 2007.
PREMIÈRE PARTIE
POLITISATION
INTRODUCTION
En France, de l’affaire Dreyfus à la fin des années 1960, les écrivains ont
incarné la figure par excellence de « l’intellectuel » qui s’engage dans la cité au
nom de son pouvoir symbolique. Cette figure de l’intellectuel engagé a joué un
rôle tellement important dans la légitimation des causes politiques au XXe siècle
qu’elle est devenue un objet d’étude à part entière pour l’histoire politique. Mais
cette histoire politique des intellectuels, en autonomisant leurs prises de position
idéologiques comme objet d’étude, les coupe de leur source de légitimité
principale, à savoir leur pratique professionnelle en tant que producteurs
culturels. Elle néglige le fait que les écrivains (ou artistes, ou sociologues, etc.)
s’engagent en tant que tels, et qu’ils revendiquent une continuité entre leurs
interventions dans l’espace public et leur conception du métier. Contre cette
tendance de l’histoire politique des intellectuels, la théorie sociologique de
Pierre Bourdieu, qui montre que les choix éthiques, esthétiques et politiques des
individus sont étroitement liés, d’un côté à travers les habitus, de l’autre à travers
les positions occupées dans l’espace social et dans un champ déterminé, invite à
rechercher au contraire les relations entre les modes d’intervention politiques des
écrivains et leurs conceptions et pratiques professionnelles.
Cette introduction se propose de systématiser l’hypothèse des relations
étroites entre les interventions politiques des écrivains et leur position dans le
champ littéraire, hypothèse déjà vérifiée par des études empiriques portant sur
des situations historiques spécifiques 1. Dans un premier temps, on examinera la
question de la politisation des écrivains à la fois d’un point de vue historique et
théorique, en rapport avec le concept de champ littéraire et celui de prophétisme
tel qu’il a été défini par Max Weber. Puis on analysera les rapports d’analogie,
de dépendance et d’échanges entre champ littéraire et champ politique.
(INTER)DÉPENDANCES
HOMOLOGIES STRUCTURALES
Les affinités entre champ littéraire et champ politique tiennent aussi à des
homologies structurales, qu’on ne fera qu’esquisser ici. Ils ont en commun de se
situer entre, d’un côté, les activités organisées régulées par une instance
monopolistique selon une logique de corps (administration, certaines religions
comme le catholicisme, professions organisées sous formes libérale ou étatique
comme le droit ou la médecine) ou d’appareil (organisations partisanes), de
l’autre, la logique de marché, lieu de rencontre entre une offre et une demande,
cette dernière produisant la valeur des biens échangés. Si aucune activité n’obéit
entièrement à une logique de corps, celle-ci prévaut sur les effets de champ dans
les activités du premier type. De même, si la demande est très souvent
conditionnée, voire produite par l’offre, la logique de marché l’emporte sur les
effets de champ dans nombre d’activités peu autonomisées. Le champ politique
et les champs de production culturelle se situent entre ces deux pôles, se
rapprochant du premier dans des configurations de forte centralisation étatique
(comme les régimes communistes ou ceux à parti unique), et du second dans les
économies de marché (démocraties libérales). Organisé en France autour de
l’Académie des beaux-arts, qui contrôlait le Salon, le champ artistique s’est
constitué au XIXe siècle à la faveur de l’avènement d’un marché structuré par ces
39
nouveaux intermédiaires qu’étaient les galeristes . La logique de champ se
caractérise par l’existence d’une pluralité d’instances spécifiques qui régulent la
concurrence et les rapports de force, telles que les cénacles, revues, prix pour les
champs de production culturelle.
Au sein de ces espaces faiblement réglementés par une instance centrale, la
concurrence réglée prend une forme ouverte, déclarée, à la différence des
univers où la logique de corps l’emporte 40, et où les rivalités – notamment celles
entre les établis et les nouveaux entrants – sont plus feutrées, ces derniers devant
faire allégeance à leurs aînés dans le cadre d’une structure hiérarchisée. Dans les
champs de production culturelle, régis par l’idéologie romantique de l’originalité
du créateur qui, pour exister, doit se distinguer, cette concurrence prend la forme
d’une lutte autour de la définition légitime de l’activité en question – art,
littérature, musique –, les nouveaux venus contestant souvent l’orthodoxie
imposée par les établis. Lutte qui favorise la bipolarisation des enjeux, et leur
politisation par l’importation de logiques, de pratiques et de schèmes issus du
champ politique, comme les catégories de « droite » et de « gauche ».
ALLIANCES, TRANSFERTS, EMPRUNTS
1. Voir Christophe Charle, La Crise littéraire à l’époque du naturalisme. Roman. Théâtre. Politique,
Paris, Presses de l’ENS, 1979 ; Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit. ; Tristan Leperlier,
Algérie. Les écrivains dans la décennie noire (1988-2003), Paris, CNRS Éditions, « Culture &
Société », 2018.
2. Pierre Bourdieu, « Le marché des biens symboliques », L’Année sociologique, no 22, 1971, p. 49-
126.
3. Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Éd. de
Minuit, « Le sens commun », 1985.
4. Robert Darnton, Bohème littéraire et Révolution. Le monde des livres au XVIIIe siècle, trad. Éric de
Grolier, Paris, Gallimard / Seuil, « Hautes Études », 1983.
5. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit.
6. Albert Cassagne, La Théorie de l’art pour l’art en France chez les derniers romantiques et les
premiers réalistes, Paris, Hachette, 1906, rééd. Ceyzérieu, Champ Vallon, 1997.
7. Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain, op. cit.
8. Marc Martin, Médias et journalistes de la République, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 61. Sur la
professionnalisation du métier de journaliste, voir Christian Delporte, Les Journalistes en France
(1880-1950). Naissance et construction d’une profession, Paris, Seuil, 1998.
9. Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain : 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel
laïque dans la France moderne, Paris, José Corti, 1973, rééd. Gallimard, « Bibliothèque des idées »,
1996.
10. Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales. Europe XVIIIe-XIXe siècles, Paris, Seuil,
1999, rééd. « Points Histoire », 2001.
11. Anne-Marie Thiesse, Écrire la France. Le mouvement régionaliste de langue française entre la
Belle Époque et la Libération, Paris, PUF, « Ethnologies », 1991.
12. Max Weber, « La profession et la vocation de politique », in Le Savant et le Politique [1919], trad.
Catherine Colliot-Thélène, Paris, La Découverte, 2003, p. 151.
13. Pierre Bourdieu, « Genèse et structure du champ religieux », Revue française de sociologie, 1971,
vol. 12, no 3, p. 295-334 (p. 331 pour la citation).
14. Max Weber, Économie et société, op. cit., p. 190-211.
15. Pierre Bourdieu, « Une interprétation de la théorie de la religion selon Max Weber », Archives
européennes de sociologie, vol. 12, no 1, 1971, p. 3-21.
16. Rémy Ponton, « Programme esthétique et accumulation de capital symbolique. L’exemple du
Parnasse », Revue française de sociologie, XIV, 1973, p. 202-220.
17. Christophe Charle, La Crise littéraire à l’époque du naturalisme, op. cit. ; Norbert Bandier,
Sociologie du surréalisme : 1924-1929, Paris, La Dispute, 1999 ; Éric Brun, Les Situationnistes. Une
avant-garde totale (1950-1972), Paris, CNRS Éditions, « Culture & Société », 2014 ; Boris Gobille,
Le Mai 68 des écrivains : crise politique et avant-gardes littéraires, Paris, CNRS Éditions,
« Culture & Société », 2018.
18. Gisèle Sapiro, « Entre individualisme et corporatisme : les écrivains dans la première moitié du
e
XX siècle », in Steven Kaplan et Philippe Minard (dir.), La France malade du corporatisme ?, Paris,
Belin, 2004, p. 279-314 ; voir aussi Gisèle Sapiro et Boris Gobille, « Propriétaires ou travailleurs
intellectuels ? Les écrivains français en quête de statut », Le Mouvement social, no 214, 2006.
19. Pierre Bourdieu, « Questions de politique », Actes de la recherche en sciences sociales, no 16,
1977, p. 55-89 ; « La représentation politique », Actes de la recherche en sciences sociales, no 36-37,
1981, p. 3-24 ; Propos sur le champ politique, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2000 ; Delphine
Dulong, La Construction du champ politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.
20. Max Weber, « La profession et la vocation d’homme politique », in Le Savant et le Politique, op.
cit.
21. Gisèle Sapiro, « Les professions intellectuelles, entre l’État, l’entrepreneuriat et l’industrie », art.
cité.
22. Michel Offerlé (dir.), La Profession politique XIXe-XXe siècles, Paris, Belin, 1999.
23. Pierre Bourdieu, Homo academicus, Paris, Éd. de Minuit, « Le sens commun », 1992 [1984].
24. Michel Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles,
Paris, Presse de Sciences Po, 2009 [1986].
25. Pierre Bourdieu, « La représentation politique », art. cité.
26. Voir notamment Frédérique Matonti, Le Genre présidentiel. Enquête sur l’ordre des sexes en
politique, Paris, La Découverte, « Genre et sexualité », 2017.
27. Roger Chartier, « La génération romantique » (annexe), in Roger Chartier et Henri-Jean Martin,
Histoire de l’édition française, t. II, Paris, Fayard / Cercle de la librairie, 1991, p. 784. Voir aussi
Robert Bied, « La condition d’auteur », in ibid., p. 773-799.
28. Pierre Favre, « Les sciences d’État entre déterminisme et libéralisme. Émile Boutmy (1835-1906)
et la création de l’École libre des sciences politiques », Revue française de sociologie, XXII, no 3,
1981, p. 432-462.
29. Eugen Weber, L’Action française, trad. Michel Chrestien, Paris, Fayard, « Pluriel », 1985.
30. Bastien Amiel, « La tentation partisane. Le Rassemblement démocratique révolutionnaire : une
entreprise politique en construction entre “Libération” et “Guerre froide” », thèse de doctorat,
Nanterre, université Paris-Nanterre, 2017.
31. Éric Brun, Les Situationnistes, op. cit. Sur la notion de champ politique radical, voir Philippe
Gottraux, Socialisme ou barbarie. Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-
guerre, Lausanne, Payot, 1997.
32. Christophe Prochasson et Anne Rasmussen, Au nom de la patrie. Les intellectuels et la Première
Guerre mondiale (1910-1919), Paris, La Découverte, « Textes à l’appui », 1996.
33. Voir Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit.
34. Michel Dobry, « Février 1934 et la découverte de l’allergie de la société française à la
“Révolution fasciste” », Revue française de sociologie, vol. 30, no 3-4, 1989, p. 511-533.
35. Jeannine Verdès-Leroux, « Une institution totale auto-perpétuée : le Parti communiste français »,
Actes de la recherche en sciences sociales, no 36-37, 1981 ; et Au service du Parti. Le Parti
communiste, les intellectuels et la culture (1944-1956), Paris, Fayard / Éd. de Minuit, 1983.
36. Frédérique Matonti, Intellectuels communistes. Essai sur l’obéissance politique. La Nouvelle
Critique (1967-1980), Paris, La Découverte, 2005.
37. Jean-Jacques Renoliet, L’Unesco oubliée. La Société des nations et la coopération intellectuelle
(1919-1946), Paris, Publications de la Sorbonne, 1999.
38. Pascal Ory, La Belle Illusion. Culture et politique sous le signe du Front populaire, 1935-1938,
Paris, Plon, 1994 ; Vincent Dubois, La Politique culturelle. Genèse d’une catégorie d’intervention
publique, Paris, Belin, « Socio-histoires », 1999.
39. Raymonde Moulin, Le Marché de la peinture en France, Paris, Éd. de Minuit, « Le sens
commun », 1967 ; Pierre Bourdieu, Manet. Une révolution symbolique, Paris, Seuil / Raisons d’agir,
2013.
40. Pierre Bourdieu, « Effet de champ et effet de corps », Actes de la recherche en sciences sociales,
no 59, 1985, p. 73.
e
41. Jean-Louis Jeannelle, Écrire ses Mémoires au XX siècle. Déclin et renouveau, Gallimard,
« Bibliothèque des idées », 2008.
42. Pierre Bourdieu, « Une interprétation de la théorie de la religion selon Max Weber », art. cité.
Rémy Ponton, « Programme esthétique et accumulation de capital symbolique », art. cité.
43. Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain, op. cit., première partie.
44. Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., chapitre VII.
45. Gisèle Sapiro, « Entre individualisme et corporatisme », art. cité.
46. Nicole Racine-Furlaud, « L’AEAR », Le Mouvement social, no 54, 1966, p. 29-47 ; Gisèle Sapiro,
« Les conditions professionnelles d’une mobilisation réussie : le Comité national des écrivains », Le
Mouvement social, no 180, 1997, p. 179-191 ; Frédérique Matonti, Intellectuels communistes, op. cit.
47. Voir Laurent Kestel, La Conversion politique. Doriot, le PPF et la question du fascisme français,
Paris, Raisons d’agir, 2012.
48. Christophe Charle, La Crise littéraire à l’époque du naturalisme, op. cit. ; Norbert Bandier,
Sociologie du surréalisme, op. cit.
49. Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., chapitre IV.
1
Je ne persiste pas moins à croire que c’est plus que jamais le rôle de
La NRF de ne pas se mêler directement à la lutte des partis. La
bassesse de certains jugements de valeur, plus visible encore dans
Europe, Commerce, etc. que dans Candide ou l’Action fr[ançaise]
(laquelle se pique souvent d’être juste), nous avertit assez. Mais du
moins que notre impartialité ne soit pas pur détachement. Je voudrais
que la NRF fût impartiale avec passion 59.
C’est, comme on l’a déjà suggéré, dans leurs luttes contre cette droite
idéologique que les représentants du pôle intellectuel le plus autonome sont
amenés à se politiser et à faire alliance avec la gauche politique.
La dissymétrie tient aussi aux ressorts de la mobilisation : alors que les
écrivains conservateurs se font le relais des pouvoirs politique et religieux pour
imposer des limites à la pensée critique et à la création, les représentants du pôle
autonome tendent à universaliser des valeurs qui fondent leur ethos
professionnel. À l’utilisation de la littérature comme instrument du pouvoir
symbolique des forces de conservation sont ainsi régulièrement opposées la
fonction critique de l’activité intellectuelle, la conception de la littérature comme
une recherche, les valeurs universelles de l’esprit. C’est pour la défense de la
vérité et de la justice que se mobilisent, derrière Émile Zola et Anatole France,
les partisans de la révision du procès de Dreyfus. À l’opposé, les antidreyfusards
– parmi lesquels Maurice Barrès, Paul Bourget et Ferdinand Brunetière (qui s’est
lui aussi rallié entre-temps à l’Église catholique) – invoquent la raison d’État
comme limite à la recherche de la vérité par l’investigation judiciaire, et, bien
sûr, à l’exercice de la fonction critique de ceux qu’ils stigmatisent comme des
« intellectuels ». De même, après la guerre de 1914, le directeur de La NRF,
Jacques Rivière, rétorque aux écrivains proches d’Action française qui veulent
inféoder la littérature au moralisme national que le désintéressement dans l’ordre
de la pensée et de la création est un devoir patriotique pour la sauvegarde du
prestige de la France 85 : le « désintéressement » s’oppose ici implicitement à
l’utilitarisme de ceux qui tentent, au nom de la responsabilité de l’intellectuel,
d’asservir l’art et la pensée à des fins qui leur sont extérieures. Dans les années
1930, c’est au nom de la « défense de la culture » que s’effectue, sous le
parrainage d’André Gide et de Romain Rolland, la mobilisation des intellectuels
antifascistes, bien représentés à La NRF, tandis que les intellectuels néopacifistes
de droite – parmi lesquels un grand nombre d’académiciens – se posent en
gardiens de la « civilisation occidentale » et se solidarisent à ce titre avec les
régimes fascistes 86. Enfin sous l’Occupation, face aux intellectuels
collaborateurs et vichystes qui tentent d’assujettir la littérature aux valeurs de la
« Révolution nationale », la défense de la liberté (et de la liberté d’expression)
est le levier de la mobilisation des représentants du pôle autonome dans une
opposition active à l’occupant nazi et au régime de Vichy, tandis que les
pratiques de la « contrebande » littéraire (le recours à un langage codé) et de la
clandestinité redonnent à la littérature toute sa charge subversive 87.
L’homologie que postule la théorie des champs entre les positions occupées
par les agents et leurs prises de position esthétiques, éthiques et politiques ne
s’applique pas seulement au contenu de leurs engagements, comme on l’a vu au
chapitre précédent 1, mais aussi aux formes de politisation dans le champ
littéraire. Par formes de politisation, on entend ici à la fois les modalités de
l’engagement (individuel ou collectif, régulier ou ponctuel, rétribué ou gratuit),
les supports (ouvrages, articles, pétitions, manifestes, groupements,
associations, etc.), le genre (essai, pamphlet, fiction politique), et la rhétorique, à
savoir les formes discursives. Le présent chapitre propose un modèle d’analyse
des formes et modalités d’engagement des écrivains, qui associe le mode de
mobilisation à la position occupée dans le champ. Construit à partir d’études
empiriques réalisées dans cette perspective, et notamment notre enquête sur le
champ littéraire français et ses institutions dans la première moitié du
e 2
XX siècle , ce modèle reste valable au moins jusqu’à la fin de la période étudiée
dans cet ouvrage, et même au-delà, comme on le verra dans l’épilogue 3.
La structure qu’on dégagera en première partie différencie les écrivains
selon leur volume global de notoriété, et, dans un deuxième temps, selon le type
de reconnaissance, symbolique ou temporelle dont ils bénéficient. Cette
structure, qui permet d’identifier quatre types idéaux – notables, esthètes, avant-
gardes, polémistes –, n’est pas figée. Elle saisit un état des rapports de force en
fonction de la distribution inégale du capital spécifique au champ. La dynamique
du champ est portée par les luttes de concurrence qui sont à l’origine de ses
transformations. Mais cette structure affecte les formes que prennent ces luttes
entre les différentes fractions pour la conservation ou la transformation du
rapport de force. Elles feront l’objet de la seconde partie. La forme instituée de
ces luttes est la querelle. Équivalent de la controverse dans le champ
scientifique, elle renvoie à la concurrence organisée selon des règles du jeu
spécifiques au champ, que l’on ne peut en principe transgresser sous peine de
s’exclure, sauf à recourir à des forces extérieures pour arbitrer les rapports de
force internes (selon une logique qu’on qualifiera d’hétéronome), ou à politiser
le débat. Ce sont ces formes de politisation des querelles littéraires qu’on
étudiera ici, et la façon dont elles sont constituées en scandale ou polémique
dans l’espace public. Ces formes par lesquelles les enjeux extra-littéraires,
idéologiques en particulier, se réfractent dans le champ varient selon la position
occupée aux différents pôles du champ littéraire. On peut distinguer, de façon
idéaltypique, quatre modes de politisation correspondant aux quatre types de
discours critiques identifiés en première partie : moralisant, esthète, polémique et
avant-gardiste.
LES « NOTABLES »
LES « ESTHÈTES »
Contre le jugement moral porté sur les œuvres, les écrivains dotés d’un
capital symbolique spécifique sont amenés de leur côté à réaffirmer la
prééminence du « talent », de « l’originalité », du « style ». Au « bon goût »
bourgeois, ils opposent un ethos esthète qu’ils généralisent à tous les domaines
de la vie. Contre la conception de la littérature comme instrument du pouvoir
symbolique des forces de conservation, ils mettent en avant l’autonomie du
jugement esthétique, une conception de la littérature comme recherche, la
fonction critique de l’activité intellectuelle, la défense des valeurs universelles de
l’esprit : vérité, liberté. Ils correspondent à ce que Bourdieu appelle les
« hérétiques consacrés ».
Les « esthètes » se réunissent entre pairs dans des lieux de la vie
intellectuelle comme les Décades de Pontigny, et plus quotidiennement dans les
maisons d’édition, ou dans un cadre amical privé comme les dîners du mardi de
Mallarmé ou le grenier des Goncourt. Cette sociabilité favorise la
personnalisation des relations sociales et la valorisation du charisme individuel
qui caractérisent le champ littéraire, à l’opposé du monde bureaucratique, qui est
régi par des règles impersonnelles et où les individus sont supposés
interchangeables. Ce trait se retrouve dans leur support privilégié qui est aussi
leur principale instance de consécration, la revue littéraire, instrument de
l’autonomie puisqu’elle permet le dialogue et la critique entre pairs à l’abri des
contraintes de l’actualité et du marché. Souvent financées grâce à la fortune
personnelle d’un de leurs animateurs, les revues littéraires dépendent pour leur
survie de l’abnégation de quelques individualités, ce qui conforte le caractère
apparemment désintéressé de l’investissement dans le jeu, mais pose à ces
petites entreprises fragiles le problème de la survie en l’absence de ressources.
En s’appuyant sur une activité d’éditeur, Le Mercure de France, revue des
symbolistes, a inauguré un modèle original pour pérenniser l’entreprise et
permettre à ses collaborateurs de publier des œuvres sous forme de livres. Ce
modèle a été imité par d’autres, en particulier La Nouvelle Revue française
(NRF), fondée par André Gide, qui a donné naissance à la maison d’édition
ayant connu le développement le plus spectaculaire de ce siècle tout en
conservant son capital symbolique initial et son identité littéraire : la maison
Gallimard. Dans l’entre-deux-guerres, La NRF a été le lieu de la littérature pure
et du débat intellectuel. Elle n’a pas ignoré les questions politiques, mais les a
traitées sur le mode intellectuel, c’est-à-dire distancié, en veillant à séparer
littérature et politique.
La politique et les événements constituent avant tout une source
d’inspiration pour les œuvres des esthètes, de Roger Martin du Gard qui fait de
la guerre de 1914 l’arrière-fond de la dernière partie des Thibault à André
Malraux qui prend la guerre d’Espagne comme cadre de L’Espoir. Leur genre de
prédilection pour manifester leur engagement est l’article de revue ou l’essai
dans la forme littérarisée qui a fleuri au cours de la première moitié du
e 10
XIX siècle , et qu’a illustrée un Paul Valéry, le témoignage (comme le Voyage
au Congo d’André Gide, qui dénonce le système colonial), parfois le discours
dans une rencontre politico-intellectuelle. Les formes discursives de leur
engagement sont marquées par la « sous-assertion », le recours à l’épanorthose,
l’esthétisation de la prose, le « lyrisme idéologique » selon l’expression de Julien
Benda, qui les démarque clairement du discours politique, comme le montre
11
Marielle Macé . Quand ils entrent en politique, c’est, selon la logique de
l’engagement collectif des intellectuels née lors de l’affaire Dreyfus 12, d’une part
en signant des pétitions en leur nom propre, marque de leur charisme personnel,
sans titre, d’autre part, en participant à des groupements spécifiques réunissant
des intellectuels (comme le Comité de vigilances des intellectuels antifascistes)
ou encore à des cercles de réflexion en marge du pouvoir politique. Les plus
consacrés d’entre eux, comme Gide, maintiennent la distance et préservent leur
autonomie en n’acceptant qu’une fonction de parrainage.
LES « AVANT-GARDES »
Au pôle dominé, caractérisé dans son ensemble, du fait de cette position, par
une propension à l’hétérodoxie et à la politisation, il faut également distinguer la
logique du sensationnel et de la polémique, propre au pôle médiatique, des
stratégies contestataires des « avant-gardes », qui font scandale par leur
transgression ostentatoire des règles du « bon goût ». À l’opposé de l’orthodoxie
des défenseurs du « bon goût », les avant-gardes valorisent la vocation
subversive de la littérature, mais elles s’orientent avant tout vers l’accumulation
de capital symbolique et vers la redéfinition des possibles esthétiques et
stylistiques. La volonté de rupture les conduit à dresser un état des lieux de la
littérature de leur temps et à énoncer des principes qu’ils théorisent dans des
textes-manifestes, comme les manifestes surréalistes, L’Ère du soupçon (1956)
de Nathalie Sarraute et Pour un nouveau roman (1961) d’Alain Robbe-Grillet,
ou encore Théorie d’ensemble (1968) de Tel Quel, ce qui leur vaut d’être
accusées de « théoricisme terroriste 13 ». C’est fréquemment en empruntant aux
sciences nouvelles – la psychanalyse pour les surréalistes, la linguistique et la
sémiotique pour Tel Quel – ou aux autres arts – comme la peinture abstraite pour
Beckett 14 – qu’elles innovent dans leur domaine.
Les avant-gardes n’existent souvent que sous la forme collective d’un
groupe, groupement ou groupuscule sur le modèle des sectes religieuses et des
avant-gardes politiques. Jeunes, généralement démunis, leurs membres se
retrouvent dans des lieux publics comme les cafés, espaces de sociabilité de la
bohème.
Leur volonté de transgression des normes éthiques et esthétiques (les
premières fonctionnant comme autant de censures artistiques) les porte vers le
radicalisme politique. Les surréalistes ont, par exemple, opté pour le
communisme ou le trotskisme après avoir pris position contre le colonialisme
français à l’occasion de la guerre du Rif en 1925. Étant inconnus pour la plupart,
alors qu’il faut un nom pour signer une pétition, ils s’engagent à coups de
manifestes et de manifestations bruyantes, qui sont les moyens de protestation
des dominés. Mais même quand leur stratégie subversive les conduit à donner
une portée politique à leur protestation, comme dans le cas des surréalistes, les
avant-gardes refusent pour autant de sacrifier l’autonomie du jugement
esthétique 15. Cette exigence d’autonomie de l’art a d’ailleurs conduit la plupart
des membres du groupe surréaliste à rompre avec le Parti communiste, qui
voulait asservir l’art aux impératifs politiques de la révolution.
Dans les années 1950, les écrivains du Nouveau Roman ont résolu ce
problème en dissociant la littérature de la politique. Selon Robbe-Grillet, l’art ne
peut être un moyen au service d’une cause, fût-elle la révolution, il ne doit pas
enseigner, ni viser à l’efficacité. Soumis à un critère d’appréciation extérieur
(politique ou moral), il s’expose à la routinisation, à l’orthodoxie. Pour qu’il soit
art, il faut se résigner à sa gratuité. Ainsi, le Nouveau Roman refuse l’héritage
humaniste, qui veut que la littérature soit porteuse d’une morale positive. Robbe-
Grillet appelle au retour de « l’art pour l’art », et conclut : « Redonnons donc à la
notion d’engagement le seul sens qu’elle peut avoir pour nous. Au lieu d’être de
nature politique, l’engagement c’est, pour l’écrivain, la pleine conscience des
problèmes actuels de son propre langage 16. » Néanmoins, les écrivains du
Nouveau Roman signeront la « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la
guerre d’Algérie », autrement appelé « Manifeste des 121 » 17. Dans les années
1960, le groupe Tel Quel, mené par Philippe Sollers, a également tenté
d’associer hérésie littéraire et radicalisme politique 18.
LES « POLÉMISTES »
L’autre pôle dominé est constitué par des écrivains voués à vivre de leur
plume sans parvenir à accumuler de capital de reconnaissance symbolique,
auteurs de littérature populaire qui publient leur œuvre en feuilleton dans la
petite presse, ou écrivains-journalistes qui tendent à rattacher la littérature à
l’actualité et aux enjeux de l’heure. Dépourvus des ressources culturelles
(héritées ou acquises au cours de la formation scolaire) nécessaires pour accéder
au débat lettré ou pour le contester à partir de ses propres catégories, ces derniers
tendent à opérer une réduction du discours critique à une critique politique et
sociale pour s’affirmer dans le champ, à l’instar d’Henri Béraud ou de Lucien
Rebatet (voir infra). Le sensationnel, la dénonciation et le capital social sont leur
moyen de pallier l’absence de capital symbolique. Leur genre de prédilection est
l’enquête, l’interview, la satire sociale, ou encore le pamphlet comme moyen de
dénonciation d’un scandale public.
Le mode d’association privilégié à ce pôle est le militantisme corporatif, le
syndicalisme notamment. Il traduit à la fois la professionnalisation de ces auteurs
qui vivent de leur plume et l’absence de reconnaissance qui les contraint à la
mobilisation en groupe. Ils ont impulsé l’apparition du syndicalisme intellectuel
au lendemain de la Première Guerre mondiale, jouant un rôle actif dans la
création du Syndicat des gens de lettres, du Syndicat des journalistes, ainsi que
de la Confédération des travailleurs intellectuels qui prétendait s’inscrire entre le
syndicalisme ouvrier et les organisations patronales 19. Une partie d’entre eux se
retrouve aux extrêmes de l’échiquier politique, et notamment du côté des
intellectuels fascistes : enclins à prolonger la violence verbale par la violence
physique, ils tendent à soutenir les ligues et les factions armées des groupements
extrémistes (voir chapitre 3).
La dynamique du champ :
politisation des querelles littéraires
La dynamique des champs résulte des luttes de concurrence entre ses
membres pour le monopole du capital spécifique. C’est la définition même de la
littérature qui est le cœur de ces luttes pour l’appropriation du pouvoir
symbolique. La structuration du champ littéraire autour des pôles que nous
venons de présenter permet de mieux saisir la configuration et les enjeux des
e
querelles littéraires qui ont agité le champ littéraire français au XX siècle, ainsi
que les modalités de leur politisation.
La lutte entre « dominants » et « dominés » dans le champ, ou entre établis
et prétendants, est, on l’a vu, une des dynamiques de changement les plus
courantes. Cependant, dans les périodes fondatrices ou dans les périodes de
régression de l’autonomie comme en temps de crise nationale, les luttes entre le
pôle autonome et le pôle hétéronome l’emportent sur les divisions
générationnelles et les querelles proprement esthétiques. Dans ces périodes, les
écrivains situés au pôle autonome du champ littéraire, qu’ils soient dominants,
comme les « esthètes », ou dominés comme les avant-gardes, se trouvent
souvent attaqués par leurs concurrents situés au pôle hétéronome, qui profitent
de la conjoncture pour tenter de remettre en cause leurs revendications
d’autonomie et d’asservir l’art à des fins extra-littéraires, qu’elles soient morales,
politiques, sociales ou économiques.
Loti, Barrès, France, marquons tout de même d’un beau signe blanc
l’année qui coucha ces trois sinistres bonshommes : l’idiot, le traître
et le policier. Avec France, c’est un peu de la servilité humaine qui
s’en va ; Que ce soit fête le jour où l’on enterre la ruse, le
traditionalisme, le scepticisme et le manque de cœur 20.
1. Voir aussi Christophe Charle, La Crise littéraire à l’époque du naturalisme, op. cit. et Gisèle
Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit.
2. Gisèle Sapiro, ibid.
3. Sur Mai 1968, voir aussi Boris Gobille, « Les mobilisations de l’avant-garde littéraire française en
Mai 1968. Capital politique, capital littéraire et conjoncture de crise », Actes de la recherche en
sciences sociales, no 158, 2005, p. 30-53.
4. Pierre Bourdieu, La Distinction, op. cit.
5. Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État, Paris, Éd. de Minuit, « Le sens commun », 1989.
6. Robert Darnton, Bohème littéraire et Révolution, op. cit.
7. Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Éd. de Minuit, « Documents », 1984, p. 113-120.
8. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 107 ; Albert Cassagne, La Théorie de l’art pour
l’art…, op. cit.
9. Pierre Bourdieu, « Le marché des biens symboliques », art. cité, p. 59.
10. Philippe Olivera, « La politique lettrée en France : les essais politiques (1919-1932) », thèse de
doctorat, Paris, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2001 ; Marielle Macé, Le Temps de l’essai.
Histoire d’un genre en France au XXe siècle, Paris, Belin, « L’Extrême Contemporain », 2006.
11. Marielle Macé, « L’assertion, ou les formes discursives de l’engagement », in Emmanuel Bouju
(dir.), L’Engagement littéraire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 61-72. L’expression
de Julien Benda, évoquée par Marielle Macé, est tirée de Du style des idées. Réflexions sur la pensée.
Sa nature. Ses réalisations. Sa valeur morale, Paris, Gallimard, 1947, p. 177.
12. Christophe Charle, Naissance des « intellectuels », op. cit.
13. C’est ce que fait Jean Paulhan dans son essai Les Fleurs de Tarbes, ou la terreur dans les lettres
(Paris, Gallimard, 1941). L’accusation a également été portée contre le groupe Tel Quel (voir Philippe
Forest, Histoire de Tel Quel, 1960-1982, Paris, Seuil, 1995, p. 299).
14. Pascale Casanova, Beckett l’abstracteur. Anatomie d’une révolution littéraire, Paris, Seuil, 1997.
15. Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme, Paris, Seuil, 1945 ; Norbert Bandier, Sociologie du
surréalisme, op. cit.
16. Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Éd de Minuit, 1961, p. 39.
17. Anne Simonin, « La littérature saisie par l’Histoire… », art. cité.
18. Niilo Kauppi, Tel Quel : la constitution sociale d’une avant-garde, Helsinki, The Finnish Society
of Sciences and Letters, 1990 ; Philippe Forest, Histoire de Tel Quel, op. cit.
19. Gisèle Sapiro, « Entre individualisme et corporatisme », art. cité.
20. André Breton, « Refus d’inhumer », cité in Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme, op. cit.,
p. 95.
21. Jean-Paul Sartre, « M. François Mauriac et la liberté », La NRF, 1er février 1939, repris in
Situations I. Critiques littéraires, Paris, Gallimard, 1993 [1947], « Essais », p. 33-53 (p. 52 pour la
citation).
22. Philippe Forest, Histoire de Tel Quel, op. cit., p. 176-177.
23. Voir Marc Angenot, La Parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Paris, Payot,
1982, p. 73 sq.
24. Henri Béraud, La Croisade des longues figures, Paris, Éditions du siècle, 1924, p. 36.
25. Paul Riche, « Gallimard et sa “belle Équipe” », Au pilori, 18 octobre 1940.
26. Camille Mauclair, « Pour l’assainissement littéraire », La Gerbe, no 26, 1941.
27. Dr. Guillotin, « Le mauvais maître », L’Appel, 24 avril 1941 ; cité in Jean Touzot, Mauriac sous
l’Occupation, Paris, La Manufacture, 1990, p. 38.
28. Lucien Rebatet, Les Décombres, Paris, Denoël, 1942, p. 49.
29. Claude Morgan, « Ce que nous sommes », Les Lettres françaises, no 87, 1945. Voir aussi, par
exemple, Laurent Casanova, « Le Parti et les intellectuels » [1er novembre 1947], in Laurent Casanova,
Le Parti communiste, les intellectuels et la nation, Paris, Éditions sociales, 1949, p. 16.
30. Pierre Drieu La Rochelle, « Mauriac », La NRF, 1er septembre 1941 ; « Aragon », La NRF,
1er octobre 1941.
31. Robert Darnton, Bohème littéraire et Révolution, op. cit.
32. « Les intellectuels aux côtés de la Patrie », Le Figaro, 7 juillet 1925 (reproduit in Jean-François
Sirinelli, Intellectuels et passions françaises, op. cit., p. 64-66).
33. Cité par Boris Gobille, « Crise politique et incertitude : régimes de problématisation et logiques de
mobilisation des écrivains en Mai 68 », thèse de doctorat, Paris, EHESS, p. 362.
34. Ibid. p. 369-376.
35. Henri Massis, Jugements, t. II, Paris, Plon, 1924, p. 21, 20, 76.
36. Voir Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., p. 161 sq.
37. Réponse de René Gillouin à l’enquête : « La littérature a-t-elle une part de responsabilité dans
notre désastre ? », Gringoire, 27 février 1941.
38. André Bellessort, « Les lettres à l’épreuve de la guerre », in France 41. La Révolution nationale
constructive, un bilan, un programme, Paris, Éditions Alsatia, 1941, p. 276-277 (citations p. 280-281
et 283).
39. Théophile Gautier, « Préface », Mademoiselle de Maupin, Paris, Garnier-Flammarion, 1966,
« GF », p. 41.
40. Voir Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., chapitre VI.
41. Cité par Martyn Cornick, The Nouvelle Revue française under Jean Paulhan…, op. cit., p. 41.
42. André Gide, « Dada », La NRF, 1er avril 1920, p. 478.
43. Jacques Rivière, « Reconnaissance à Dada », La NRF, 1er août 1920, p. 216-237.
3
Un chef, c’est un homme à son plein ; l’homme qui donne et qui prend dans
la même éjaculation.
Pierre Drieu La Rochelle,
La Comédie de Charleroi, Gallimard, 1934.
L’esthétisation du politique
Le deuxième groupe rassemble les écrivains distingués de La Nouvelle
Revue française, ceux qui forment son pôle de droite dans les années 1930 et qui
assureront la continuité de la revue lors de sa reparution sous l’Occupation :
Pierre Drieu La Rochelle, Ramon Fernandez, Henry de Montherlant, Jacques
Chardonne, Alfred Fabre-Luce, Marcel Jouhandeau, tous nés entre 1880 et 1899,
presque tous à Paris. À ce noyau se joindra, après la défaite, le jeune essayiste
Armand Petitjean, entré à La NRF au milieu des années 1930, qui évolue dans le
sillage du pôle fascisant du régime de Vichy. S’y rattachent aussi Paul Morand,
collaborateur de La NRF, et Bertrand de Jouvenel. Morand se situe entre ce
groupe – il appartient à la même génération –, et le précédent, dont il se
rapproche par son statut d’ambassadeur et ses fréquentations mondaines. Morand
sera d’ailleurs, tout comme Montherlant, élu à l’Académie française dans les
années 1960.
Dans l’ensemble, les représentants de ce groupe sont, au sein de La NRF, les
plus proches du pôle académique et mondain, par leurs origines sociales
(Montherlant est issu d’une famille noble, Fabre-Luce est le fils d’un secrétaire
d’ambassade et de la petite-fille du fondateur du Crédit lyonnais, Ramon
Fernandez d’un diplomate mexicain, Morand d’un directeur de l’École des
beaux-arts, Chardonne d’un fabricant de cognac qui est aussi écrivain, Bertrand
de Jouvenel du célèbre journaliste Henry de Jouvenel) ou par leur formation
(Drieu, Chardonne, Morand et Fabre-Luce ont fréquenté l’École libre des
sciences politiques). Encore sont-ils issus d’une bourgeoisie plus parisienne, plus
fortunée et/ou plus intellectuelle, plus brillante en tout cas, hormis Drieu
La Rochelle, issu d’une famille en déclin, et Marcel Jouhandeau, le plus
atypique du groupe, fils d’un boucher de Guéret qui a néanmoins achevé sa
scolarité secondaire au lycée Henri IV et obtenu une licence de lettres, mais qui
n’a pas l’agrégation et enseigne dans un collège catholique privé afin de garder
son indépendance d’écrivain 33. À l’exception de Morand, du reste, aucun d’entre
eux n’a véritablement suivi la voie à laquelle le destinaient les études
entreprises : Drieu a échoué au concours de sortie de Science Po, qui ouvrait la
voie à la diplomatie, et c’est probablement le cas aussi de Chardonne et Fabre-
Luce, qui sont par ailleurs licenciés en droit (mais qui n’ont pas non plus achevé
la formation d’avocat), quand Montherlant a été renvoyé de Janson-de-Sailly,
puis de Sainte-Croix de Neuilly (il a tout de même obtenu son bac de
philosophie), etc. Cela explique sans doute une certaine propension à l’anti-
intellectualisme chez ces héritiers déshérités par le nouveau mode de
reproduction à composante scolaire, qui les prédispose à afficher leur mépris du
système méritocratique républicain ainsi que du rationalisme cartésien, et à se
reconnaître dans une idéologie valorisant l’action et la supériorité « naturelle »
des chefs et de l’élite, dotés de force de caractère et d’autorité « naturelle »
(c’est-à-dire héritée) plutôt que de titres scolaires.
Mais ils n’ont pas complètement renoncé aux hautes responsabilités
auxquelles leurs familles les destinaient, et s’ils ne peuvent accéder à des postes
de « décideurs », les aspirations initiales placées en eux se retrouvent dans leurs
ambitions de jouer un rôle d’idéologues et de conseillers du prince et dans leur
participation aux cercles de réflexion sur l’économie et la politique. Ayant
appartenu dans les années 1920 au groupe des Jeunes-Turcs du parti radical, et
consacré un ouvrage à Caillaux, son maître, Alfred Fabre-Luce a été sans succès
candidat en 1932 aux élections législatives dans l’Ain sous l’étiquette
républicain socialiste. En 1933, il a lancé l’éphémère hebdomadaire Pamphlet,
où le fascisme italien fait l’objet d’analyses positives, et a rencontré Mussolini.
L’année suivante, il fait partie des instigateurs, avec Jules Romains, du « plan du
9 juillet », projet de rassemblement des Français de tous bords qui appelait
notamment au renforcement de l’exécutif, avant de devenir, en 1935, rédacteur
en chef de L’Europe nouvelle et de fonder en 1936 un nouvel hebdomadaire,
L’Assaut 34. Bertrand de Jouvenel a été secrétaire de plusieurs hommes politiques
avant de devenir un écrivain politique et un activiste. Il tente notamment de
former un mouvement de jeunesse unique en lançant en 1934 le journal La Lutte
des jeunes, et réalise en 1936 une interview avec Hitler 35. Pierre Drieu
La Rochelle a écrit plusieurs essais politiques, il a adhéré au Redressement
français, mouvement fasciste qu’il quitte rapidement, puis a été compagnon de
route des jeunes radicaux, avant de prendre part au Front commun de Gaston
Bergery et de collaborer à La Lutte des jeunes, mais, à l’instar de Ramon
Fernandez, qui le suit, il n’entre vraiment en politique qu’en 1936, lorsqu’il
adhère au Parti populaire français. Ils en deviennent les principaux idéologues,
avec Bertrand de Jouvenel, qui assure la rédaction en chef de son organe,
L’Émancipation nationale, de l’été 1937 jusqu’à sa démission à l’automne 1938
(Fabre-Luce s’en est également rapproché au moment de la fascisation qu’a
connue ce parti 36).
Démissionnaire du PPF en 1939 après avoir appris que Doriot percevait de
l’argent de l’Italie, Drieu espérait, après la défaite, jouer le rôle d’ambassadeur
occulte de Vichy auprès d’Otto Abetz, mais ce dernier lui proposa plutôt de
relancer La NRF sous sa direction. Drieu se console en fréquentant les cercles de
discussion autour du projet de formation d’un parti unique 37, et adhère à
nouveau au PPF en 1942 (cette fois sans être gêné par le fait que celui-ci est
subventionné par l’Allemagne). Diplomate dont l’épouse tenait avant la guerre
un salon qui réunissait des écrivains et journalistes profascistes 38, auteur
notamment d’une sotie dénonçant la « mainmise » des étrangers et des juifs sur
l’industrie cinématographique française 39, Paul Morand est nommé, sous le
régime de Vichy, membre des instances corporatives du livre mises en place par
le régime – le Conseil du livre en 1941, la Commission de contrôle du papier
d’édition, chargée de sélectionner les manuscrits pouvant être publiés (sélection
qu’elle soumettait à l’autorisation de la Propaganda Staffel) et la Commission de
censure cinématographique en 1942 –, avant d’être envoyé comme ambassadeur
à Bucarest puis à Berne. Leur cadet Armand Petitjean profite lui aussi des
nouvelles opportunités ouvertes par l’instauration du régime de Vichy. Il entre à
l’automne 1940 au Secrétariat d’État à la Jeunesse, où il codirige le bureau de
propagande. Ayant démissionné en décembre 1940, il fait partie des dirigeants
des « Compagnons de France », et le secrétaire d’État à l’Information Paul
Marion, représentant de l’aile fascisante du régime de Vichy, qui visait à
constituer une jeunesse unique, le propose pour en prendre la direction en
mai 1941. Cependant il échoue contre le candidat catholique 40. Il tentera ensuite,
avec l’appui de Marion, de créer les Jeunesses légionnaires 41.
Appartenant à la génération qui a atteint l’âge d’homme au moment de la
Première Guerre mondiale (Petitjean excepté), mobilisés pour la plupart, ils ont,
à la différence du premier groupe, été partisans de la réconciliation franco-
allemande dès les années 1920 et ont soutenu le projet d’unification européenne,
qui a été longuement commenté et débattu dans les colonnes de La NRF. Bien
qu’ils représentent le pôle nationaliste à La NRF, ils oscillent entre cette
sensibilité nationaliste et l’idée européenne, qui n’est pas complètement
contradictoire pour eux : Drieu s’y rallie à la fin des années 1920 après avoir
renoncé à adhérer à l’Action française – il s’en explique dans des essais comme
Genève ou Moscou (1928) ou L’Europe contre les patries (1931) –, mais il se
sent à nouveau proche de Maurras au moment de la « drôle de guerre » 42 ; s’il
adopte, dans L’Équinoxe de septembre (1938), une position qui passe pour
antimunichoise dans le contexte du pacifisme ambiant, Montherlant défend,
quant à lui, une conception de la guerre comme sport, qui fait que l’on doit
reconnaître sa défaite face à l’ennemi, ainsi qu’il l’expose dans Le Solstice de
juin (1940). Ces écrivains peuvent ainsi revendiquer la continuité de leurs
positions en faveur de la constitution d’une Europe dans les années 1930 puis
sous l’Occupation, quand les antifascistes de la revue renoncent à leur pacifisme
face à l’impérialisme hitlérien. Au lendemain de la défaite de 1940, Fabre-Luce
écrit, dans sa « Lettre à un Américain » : « Coupés de l’Océan, nous regardons
vers l’Europe ; et nous comprenons seulement maintenant, devant cet horizon
nouveau, qu’une moitié du monde nous manquait 43. » Montherlant le formule,
de son côté, en ces termes :
Cette Europe est à faire vivre historiquement et politiquement ; elle
est à construire. Une lutte est ouverte : lutte de l’élite héroïque des
grands aventuriers de la nouvelle civilisation européenne contre les
Européens moyens (moyen est, ici, un mot poli pour bas : il s’agit
des bas Européens), lutte des créateurs contre les créatures, lutte de
l’harmonie contre le chaos 44.
[…] quand il musait avec intention dans un lieu battu par une
mitrailleuse, il sentait quelque chose de pareil, peut-on croire, à ce
que demande à l’ivresse certains artistes, une accélération de la
pensée, un flux de mémoire, un épanouissement d’images, jusqu’à
des éclairs de pénétration pour telles âmes qui lui étaient un peu
nocturnes, jusqu’à des explosions de joie créatrice qui lui faisaient
s’écrier : « J’aurai beaucoup d’enfants ! », une plénitude dont il
prenait conscience les yeux baissés, avec un sourire des lèvres
closes, comme s’il faisait quelque chose de mal. Et c’est vrai que
cette sorte de courage vous a des apparences de péché. […] Puis
toute cette joie était couverte de sang. La guerre existera toujours
parce qu’il y aura toujours des garçons de vingt ans pour la faire
naître, à force d’amour 56.
Cette conception n’engage pas seulement le corps des individus, elle prétend
s’étendre au « corps social » dans son ensemble, selon une vision organiciste de
la nation partagée par toutes les tendances fascisantes. Cérémonies et rituels
incarnent cette mystique de la nation unifiée et ordonnée selon les hiérarchies
« naturelles ». Elles exercent une fascination particulière auprès de ce groupe des
esthètes, auxquels, sous ce rapport, se rattache Robert Brasillach. Les
descriptions qu’il fait du Congrès de Nuremberg, qualifiant le national-
socialisme de « poésie » 61, sont en effet emblématiques de cette esthétisation du
politique. Au milieu des Sept couleurs, roman dont une partie se passe dans
l’Italie fasciste et une autre dans l’Allemagne nazie – Alain Laubreaux le décrit
comme un « arc-en-ciel fasciste 62 » – et qui a recueilli trois voix au scrutin pour
l’attribution du prix Goncourt de 1939, on lit une longue description du
Congrès :
Sur les gradins, il peut tenir cent mille personnes assises, dans
l’arène deux ou trois cent mille. Les étendards à croix gammée, sous
le soleil éclatant, claquent et brillent. Et voici venir les bataillons du
travail, les hommes de l’Arbeitskorp, la pelle sur l’épaule. […] On
présente les pelles, et la messe du travail commence.
– Êtes-vous prêts à féconder la terre allemande ?
– Nous sommes prêts.
Ils chantent, le tambour roule, on évoque les morts, l’âme du parti et
de la nation est confondue, et enfin le maître achève de brasser cette
foule énorme et d’en faire un seul être et il parle 63.
Dans ses souvenirs, Notre avant-guerre, Brasillach revient sur le Congrès de
Nuremberg, et s’il avoue son dépaysement face à ce qui lui apparaît comme une
forme d’orientalisme, il n’hésite pas à comparer la cérémonie du « drapeau du
sang » à l’Eucharistie, exprimant sa fascination pour ces fêtes païennes et pour
« la prédication soutenue qui est faite à la jeunesse pour la foi, le sacrifice et
l’honneur » (seule la militarisation des femmes lui demeure intolérable 64). Et
d’évoquer plus loin la « joie fasciste » :
C’est une fatalité terrible que d’être un chef. […] Parce que
véritablement, c’est tragique d’être un chef, un vrai chef, un homme
qui se sent entraîné par une fatalité irrésistible, continue, toujours
égale à elle-même 76.
Styliser la violence
Le troisième groupe est le plus important numériquement : il rassemble des
écrivains-journalistes (19 sans Céline), critiques pour la plupart, qui publient
chez Plon, Albin Michel et Denoël (ainsi que Gallimard pour trois d’entre eux).
Bien que le plus homogène sur le plan professionnel, ce groupe est socialement
le plus hétérogène. Cela s’explique en partie par l’âge de ses membres : treize,
soit près des deux tiers, ont moins de 35 ans en 1934. Le journalisme est pour
eux un gagne-pain et une manière d’accéder, en l’absence de ressources
économiques et sociales suffisantes, aux deux mondes qu’ils tentent de pénétrer :
le monde littéraire et le monde politique. Leur carrière est en cours de
construction : Robert Brasillach a déjà publié des romans avant la guerre, Lucien
Rebatet, en revanche, a le sentiment de sacrifier son œuvre littéraire à ses
78
« responsabilités » politiques . Et si le bouleversement social occasionné par
l’Occupation fut pour eux un accélérateur de carrière, comme en témoigne le
large succès qu’a connu son pamphlet Les Décombres, l’épuration y a mis un
terme (Rebatet publiera néanmoins un roman chez Gallimard en 1951, Les Deux
Étendards, puis ses Mémoires d’un fasciste en 1976, mais n’ayant pas accumulé
de capital symbolique avant la guerre à l’instar de Céline, et s’étant discrédité
par son ultracollaborationnisme outrancier, il n’a pas obtenu la reconnaissance
escomptée).
L’hétérogénéité est visible dans leurs origines sociales 79 : quatre sur 19 sont
issus de la petite bourgeoisie et des classes populaires, taux relativement élevé
par comparaison aux groupes précédents, mais qui est proche du recrutement du
champ littéraire dans ces catégories à la même époque 80. L’appartenance de ces
intellectuels de première génération au « peuple » est d’ailleurs soulignée par
leur entourage. Le secrétaire de rédaction de Je suis partout, Henri Poulain, fils
de serrurier, qui mène dès 1937 les enquêtes littéraires du journal, et qui
s’imposera sous l’Occupation dans les pages littéraires avant de se retirer avec
Brasillach en 1943, est décrit par Lucien Rebatet en ces termes : « […] le seul de
notre équipe qui fût sans talent de plume, Normand, procédurier, tirebouchonné,
animé contre Lesca [l’administrateur de Je suis partout] d’une haine
prolétarienne 81 ». Lucien Combelle, fils d’un ouvrier socialiste et de la fille d’un
patron de bistrot, se décrit dans ses mémoires comme « un gamin certifié par la
communale et que Maurras, la Sorbonne et Gide réunis ont déphasé », évoquant
à la fois sa fascination et son malaise à l’égard de ceux qu’il pense être des
normaliens de la rue d’Ulm 82. Et c’est sur le thème de « l’homme du peuple » –
il est fils de boulanger – que l’avocat d’Henri Béraud centrera sa plaidoirie lors
du procès de son client à la Libération 83. Leur ascension sociale, ils la doivent à
l’école, comme l’explique un rapport de police à propos de Noël Bayon (qui
signe sous l’Occupation Noël B. de la Mort) : « Issu d’une modeste famille, il a
pu néanmoins faire de très bonnes études, aidé par un de ses oncles 84. » De
même, Henri Béraud a fait des études au lycée Ampère à Lyon, mais a dû les
interrompre à quinze ans pour travailler. Ces auteurs sont le plus clairement
situés à la frontière entre le champ journalistique et le champ littéraire, dont ils
représentent les limites sur le plan social (du point de vue des chances d’accès)
et sur le plan professionnel (en particulier les prétendants comme Henri Poulain
et Lucien Combelle, qui n’ont pas d’œuvre propre) 85.
À l’opposé, on trouve des fils de familles de notables de province comme
Lucien Rebatet, fils de notaire, Robert Brasillach, fils d’un officier colonial mort
dans son enfance, dont la mère s’est remariée avec un médecin, Thierry
Maulnier, fils de professeur, Kléber Haedens, fils d’un officier d’artillerie
86
coloniale, Alain Laubreaux, fils d’un représentant de commerce , etc. Quelques
autres sont issus de la moyenne bourgeoisie parisienne, comme Jean Variot, fils
d’un médecin militaire, les frères Robert Francis et Jean-Pierre Maxence, dont le
père était un entrepreneur de travaux publics, ou Georges Blond, fils d’un
journaliste. La plupart d’entre eux (8 sur 10 pour lesquels on dispose des
renseignements) ont fait des études secondaires dans un établissement public.
Seuls trois d’entre eux (Robert Vallery-Radot, Lucien Rebatet et Alain
Laubreaux) ont fréquenté un collège catholique, ce dernier ayant poursuivi ses
études au lycée Louis-le-Grand, comme Robert Brasillach, Maurice Bardèche et
Georges Pelorson – ils y ont eu comme professeur un membre actif d’Action
87
française, André Bellessort . Ces trois derniers sont entrés, avec Thierry
Maulnier, à l’École normale supérieure (ils appartiennent à la promotion de
1928). Agrégé de lettres, à la différence de ses condisciples qui ont échoué au
concours, Maurice Bardèche est le seul à suivre la voie de l’enseignement (il est
professeur dans un lycée et fait une thèse de doctorat), sans rompre cependant
avec ses amis (il a épousé la sœur de Brasillach auquel il est très lié). Il quittera
cependant l’enseignement après l’exécution de Brasillach à la Libération pour
devenir un journaliste pamphlétaire et un idéologue fasciste. La moitié (10)
d’entre eux ont un diplôme d’études supérieures, une licence de lettres pour huit
d’entre eux (on compte un second agrégé de lettres, non normalien : André
Thérive). Cette formation scolaire en lettres les prédispose à la critique littéraire,
par laquelle ils font leur entrée dans le champ littéraire.
Notons que deux d’entre eux ont reçu une formation militaire : Georges
Blond, officier de la marine marchande, et Kléber Haedens, scolarisé au prytanée
militaire de La Flèche. C’est le cas aussi de leur aîné Paul Chack. Nombre de ces
écrivains, comme de ceux des groupes précédents, comptent en outre des
militaires dans leur famille : à l’instar de Claude Farrère, lui-même formé à
l’École navale, Haedens et Brasillach sont, on l’a vu, fils d’officiers coloniaux et
Jean Variot d’un médecin militaire. Laubreaux est petit-fils d’officier, Henry
Bordeaux a un frère général. Drieu La Rochelle descend quant à lui d’une lignée
de soldats de l’Empire. Il faudrait pouvoir mesurer le poids spécifique de cet
héritage militaire dans l’engagement profasciste de ces intellectuels, qui peut
apparaître comme un mode de reconversion de certaines valeurs, notamment
l’adhésion à une idéologie qui valorise l’ordre, la hiérarchie et l’action, et surtout
l’approbation de la militarisation de l’État (qui se manifestera en particulier dans
leur appui à la Milice).
Leur capital scolaire les autorise à prétendre jouer un rôle de leaders
d’opinions. Ayant été pour la plupart d’entre eux (11) membres ou proches
sympathisants d’Action française et s’étant formés dans le journal de la ligue à
l’école de ses deux leaders qui s’illustraient quotidiennement dans le style
pamphlétaire, ils vont bientôt s’affranchir de leurs maîtres et voler de leurs
propres ailes à l’hebdomadaire Je suis partout, d’abord spécialisé dans la
politique étrangère (un des domaines les plus nobles du journalisme), puis
s’orientant vers le fascisme, jusqu’à provoquer la rupture avec Maurras 88. Ils
reprochent en particulier à leur maître son inaction le 6 février 1934.
Par-delà le caractère illusoire d’un retour du régime monarchique en France,
plusieurs facteurs rendent la doctrine d’Action française inapte à incarner les
aspirations diffuses de ces jeunes prétendants. Premièrement, à la différence des
« notables », enfants de la défaite de 1870, la génération intellectuelle née au
tournant du siècle, qui s’affirme dans les années 1930, n’est plus animée par
l’esprit de revanche à l’égard d’une Allemagne dont la France vient de
triompher. Bien qu’ayant été nourrie de la germanophobie de Maurras, elle a
grandi dans l’atmosphère pacifiste de l’après-guerre. Ayant hérité, comme les
« esthètes », de la hantise de la décadence française sans que la pulsion
germanophobe soit aussi fortement enracinée chez elle, elle est séduite par le
redressement allemand. Elle y voit non plus une menace pour la civilisation
occidentale, mais un rempart contre la « barbarie asiatique » incarnée sous les
traits du bolchevisme, d’autant que la propagande hitlérienne a adopté le thème
de la « défense de l’Occident ».
Plus généralement, la politique étrangère d’Action française paraissait de
plus en plus inadaptée aux évolutions des rapports de force sur la scène
internationale, avec la création de la Société des nations (SDN) et la perspective
européenne. Dénonçant, dans un ouvrage collectif rédigé au lendemain du
6 février 1934, « l’européanisme économique » de la finance internationale et le
juridisme abstrait de Genève, fondé sur la solidarité des régimes démocratiques,
Robert Francis, Thierry Maulnier et Jean-Pierre Maxence saluent la constitution
d’une Europe fasciste opposée à la SDN et formée de nationalismes impérialistes
(ils citent, outre l’Allemagne et l’Italie, les partis fascistes existant en Hollande,
en Angleterre avec Mosley, en Espagne avec le fils de Primo de Rivera) 89.
L’évolution du journal Je suis partout du nationalisme intégral au fascisme
s’effectue par ce même truchement. Cependant, l’équipe reste partagée entre son
ultranationalisme originaire et son attirance pour les régimes fascistes étrangers.
Attaché à la civilisation humaniste française et à sa « mission civilisatrice »,
qu’il considère comme incompatible avec le totalitarisme et le racisme
biologique aussi bien qu’avec la démocratie, un Thierry Maulnier ne souscrit, à
l’été 1939, qu’à « un fascisme minimum » selon son expression, qui permettrait
à la France de tenir tête aux autres fascismes, à savoir la subordination des
intérêts individuels et de classe à la communauté nationale et le « renforcement
des organes de l’autorité gouvernementale 90 ». Cette position le place en porte-à-
faux avec la majorité de l’équipe de Je suis partout, qui opte de manière plus
radicale pour le fascisme. Il s’en sépare au moment de la défaite.
Deuxièmement, l’Action française avait fondé sa défense de l’identité et de
la culture française sur le retour au classicisme. Or, si le classicisme fut le mot
d’ordre de toute la génération littéraire postsymboliste, de Maurras à Gide, la
nouvelle génération, les surréalistes en particulier, avait entrepris de réhabiliter
le romantisme. Après l’accession de Hitler au pouvoir, la jeune génération
fasciste, d’abord attirée par le classicisme maurrassien, va également remettre en
cause la suprématie de la culture latine, à la faveur de la résurgence d’un
romantisme qui trouve dans le fascisme de quoi alimenter sa fascination pour la
force hitlérienne. Certains des « esthètes » réactivent, on l’a vu, sous l’influence
du nazisme, le mythe de la supériorité des races nordiques, ce qui n’échappe pas
à leurs cadets. Lucien Rebatet écrit ainsi :
Réalisme et humanisme
Pour les intellectuels communistes français, l’expérience de la Deuxième
Guerre mondiale et de l’occupation allemande en France a été déterminante.
D’une part, elle a accéléré le travail de réappropriation de l’héritage du passé
national qu’Aragon appelait de ses vœux dans son article de 1937, « Réalisme
socialiste, réalisme français », afin d’appliquer sur le plan culturel la ligne du
« communisme national » définie cette même année par Maurice Thorez à Arles,
à l’occasion du IXe congrès du PCF. D’autre part, le contexte de la guerre a
rendu possible, pour les écrivains et artistes communistes français, la véritable
mise en œuvre du mot d’ordre de Staline qui définissait le réalisme socialiste par
sa « forme nationale » et son « contenu socialiste ».
Issu de l’avant-garde surréaliste, Aragon est entré au Parti communiste en
1927 pour ne plus en sortir, contrairement aux autres membres du groupe. Cette
adhésion, qui fait de lui un intellectuel de parti, l’autorise à écrire des romans,
genre que les surréalistes avaient condamné. Aragon voyait dans le roman le
genre réaliste par excellence, un véritable outil de connaissance de la réalité.
Selon lui, la tradition du roman réaliste français – qu’il distinguait du « roman
bourgeois », plus enclin à masquer la réalité qu’à l’éclairer – exprimait, de
Stendhal à Malraux, en passant par Hugo, Flaubert, Zola et Romain Rolland,
« l’esprit » du peuple français dont il portait l’élan révolutionnaire ou la critique
sociale 5. Les Cloches de Bâle (1934) avait d’ailleurs été un des premiers romans
français à se voir décerner l’étiquette de « réaliste socialiste », à une époque où
celle-ci fonctionnait au sein du monde communiste comme un imprimatur plutôt
que comme une catégorie de la critique littéraire.
Pourtant, c’est dans la poésie qu’Aragon va mettre en œuvre cette « méthode
de création » pendant la « drôle de guerre », au moment de l’interdiction du PCF
à la suite du pacte germano-soviétique. Il adopte, en effet, des formes nationales
traditionnelles (rimes, alexandrins), tout en résolvant des problèmes de prosodie
très modernes soulevés par Apollinaire, en s’appuyant sur la poésie médiévale et
la chanson populaire, dans lesquelles il trouve matière à transgresser les règles
de la poésie classique (les rimes féminines et masculines, ou encore
l’interdiction de morceler la rime enjambée) 6. Mais si Apollinaire est (avec
Maïakovski, qu’Elsa Triolet, sa compagne, traduit alors) la référence formelle
des recherches poétiques d’Aragon, il est aussi le modèle à rejeter quant au
contenu. À cette époque – celle du pacte germano-soviétique –, le contenu
idéologique « socialiste » impliqué par la « méthode » de création est le
pacifisme. Or Aragon, que son expérience des horreurs de la guerre de 1914-
1918 et sa trajectoire au sein du groupe surréaliste prédisposaient à l’engagement
pacifiste, avait publié en 1935, sous le titre « Beautés de la guerre et leurs reflets
dans la littérature », une critique de la « mystification de la guerre » opérée par
la poésie d’Apollinaire, malgré « un certain ton de voix, comme une
contrebande, [qui] atteignait en nous ce goût profond du fruit défendu » : si le
vers « Ah Dieu ! que la guerre est jolie » pouvait être interprété ironiquement, la
poétique abstraite d’Apollinaire, qu’Aragon résume par la formule « ni sang ni
cadavres », en faisait le complice du mensonge organisé sur la guerre ; et Aragon
de lui opposer la phrase d’Henri Barbusse dans Le Feu : « Ce serait un crime de
montrer les beaux côtés de la guerre… même si elle en avait 7. »
Ainsi, à l’image de Barbusse pendant la Grande Guerre, Aragon se donne
pour tâche de faire passer un message pacifiste. Mais plus encore que Barbusse,
l’écrivain communiste est confronté à la censure 8. À la faveur de son relatif
hermétisme, la poésie devient alors le médium de la « contrebande » littéraire
(encore que le message pacifiste imprègne également, mais au sujet de la Grande
Guerre, Les Voyageurs de l’impériale, à la rédaction duquel Aragon est attelé
alors, et qui paraîtra en 1942). Trouver la « ruse » pour combattre le mensonge et
dire la vérité, telle est la tâche que Bertolt Brecht a assignée aux opposants en
régime de censure et de mensonge (en l’occurrence le fascisme) et que les poètes
espagnols confrontés au franquisme, comme Antonio Machado et Federico
9
García Lorca, ont illustrée . La ruse, qu’il avait d’abord cherchée dans le roman,
Aragon la trouve dans une technique poétique qu’il emprunte à la poésie
médiévale : le « trobar clus », cet art fermé qui « permettait aux poètes de
chanter leurs Dames en présence même de leur Seigneur 10 ».
Après la défaite et l’occupation des deux tiers du territoire par les troupes
allemandes, cette poésie « nationale » va prendre, par sa tonalité patriotique, un
sens de protestation. Le modèle de la « contrebande » poétique développé par
Aragon se propage dans les petites revues littéraires, Fontaine à Alger, Poésie
39,40 et Confluences en zone Sud, Messages en zone occupée 11. Les légendes et
les mythes nationaux servent de codes pour parler du présent, permettant aux
intellectuels dispersés de communiquer au grand jour en contournant la censure.
Cette floraison poétique, sur laquelle on reviendra au chapitre 7, permet aussi la
relecture de l’héritage national dans le sens de la ligne théorique communiste : à
la fin 1942, Georges Cogniot, devenu conseiller pour la question des
intellectuels après l’arrestation et l’exécution de Georges Politzer au printemps,
corrige ainsi le responsable des intellectuels Pierre Villon, qui écrivait que la
poésie commençait enfin à sortir du milieu étroit des amateurs et à s’adresser au
peuple, en lui expliquant que, bien au contraire, la poésie française avait toujours
été « populaire » :
Professionnalisme VS ouvriérisme
La remise au pas de la littérature avec la suspension de la revue Leningrad, à
laquelle Jdanov reproche d’avoir cédé à des influences occidentales et surtout
d’avoir publié l’humoriste Zotschenko ainsi que la poétesse Anna Akhmatova,
marque l’entrée dans la période jdanovienne. Sous couvert d’incitation à une
littérature plus politique et de mobilisation contre la « littérature bourgeoise », la
redéfinition du réalisme socialiste implique l’imposition d’une conception
classiciste et moralisatrice, voire didactique, de la littérature : au nom de
l’éducation de la jeunesse, Jdanov condamne l’individualisme, la décadence, le
pessimisme, le subjectivisme, l’érotisme morbide, l’apologie de l’adultère, et
appelle les écrivains et les artistes à choisir les « meilleurs sentiments » et les
« vertus de l’homme soviétique » tout en montrant aux gens « ce qu’ils ne
doivent pas être » 25. Le classicisme est défini par opposition au formalisme et au
naturalisme en littérature, en peinture et en musique.
Le combat contre le « formalisme », Aragon l’avait engagé dès la période de
l’Occupation, notamment avec son poème intitulé « Contre la poésie pure 26 ». Il
est au cœur de sa critique de la poésie pure dans son versant académique
(Valéry) comme dans son versant avant-gardiste (les surréalistes) 27. De même, la
lutte contre l’existentialisme, grand concurrent du marxisme auprès des
intellectuels, et qui, en outre, se réclame désormais lui aussi de
« l’humanisme » 28, a été engagée dès la fin 1945. Cette « littérature de l’absurde
29
et du désespoir » est stigmatisée pour son subjectivisme et son pessimisme .
Après le tournant jdanovien et la guerre froide, ce combat se durcit et prend une
tournure moralisatrice : contre l’art abstrait, les recherches formelles, la
littérature de « prostituées » (Henry Miller), de « voyous », de « gangsters »
(Jean Genet), les imitations de Joyce, Dos Passos et Faulkner, l’influence
américaine, le roman policier.
La nouvelle définition du réalisme socialiste donne lieu à une littérature
édifiante : Le Mot mineur, camarades ou Le Premier Choc d’André Stil, Nous
retournerons cueillir les jonquilles de Jean Laffitte, La Dernière Forteresse de
Pierre Daix, À bras le corps de Dominique Desanti 30. Dans les arts plastiques,
c’est le peintre André Fougeron qui devient l’incarnation du réalisme socialiste
promu par la tendance ouvriériste alors représentée par Auguste Lecœur 31.
Aragon salue la nouvelle génération réaliste socialiste. Il entreprend
d’introduire l’art et la littérature soviétiques en France. Il promeut le réalisme de
Courbet contre Manet érigé par Malraux dans son Musée imaginaire en
précurseur de l’art moderne (dans L’Exemple de Courbet, qui paraît en 1952).
Néanmoins, il se trouve rapidement en porte-à-faux avec les interprétations
populistes du jdanovisme. Il contrecarre ainsi, dès 1947, la virulente campagne
menée en URSS par Alexandre Guérassimov, président de l’Académie des arts,
contre « l’école moderniste parisienne décadente », dont Matisse et Picasso
32
étaient présentés comme les initiateurs .
La parution de son roman Les Communistes, pourtant destiné à incarner l’art
de Parti qu’il appelle de ses vœux, génère des tensions entre la mouvance
ouvriériste, qui entend soumettre les produits culturels à l’appréciation de la
classe ouvrière et de ses représentants, et ceux qui, à l’instar d’Aragon,
défendent l’idée que la littérature, comme les autres domaines artistiques, est un
métier, et requiert à ce titre l’avis de spécialistes. Ces tensions transparaissent
dans la réponse d’Aragon à ses lecteurs lors de la réunion du 17 juin 1949
convoquée sur l’initiative de La Vie ouvrière à la salle de la Grange-aux-Belles,
réunion qui a été en fait organisée par le Parti. Tout en faisant son autocritique et
en prenant acte de ses « erreurs » dans la peinture de la classe ouvrière – « Il est
bien possible que, dans mon livre, je n’aie pas eu le talent nécessaire pour rendre
les ouvriers exactement tels qu’ils sont, et j’accepte toutes les critiques en ce
sens » –, Aragon demande à être jugé par rapport à l’histoire du roman français :
Mais ne faut-il pas tenir compte du fait que si mon roman se fait de
cette façon, c’est fonction du point où je me trouve de mon évolution
et de l’évolution du roman français : et les romans, pas plus que le
monde, ne se font en un jour 33 !
Revenant sur cette problématique dans une conférence de 1950 qui s’est
tenue au même endroit, à l’occasion de l’ouverture de la Bataille du livre
parisienne, Aragon revendique pour les écrivains le droit, au nom de leur
spécialité, de récuser l’avis du « lecteur de masse » ou de « l’ouvrier » :
Je sais fort bien que personne n’a des idées à soi, que c’est une
illusion de le croire, que nos idées nous viennent toujours du groupe
d’hommes auquel nous sommes liés. Mais l’expression de ces idées
est tout de même l’affaire de l’homme qui les exprime, et la pure et
simple soumission à la critique de masse ne relèverait pas du tout
d’une humilité bien naturelle, mais simplement de la méconnaissance
du rôle du métier pour l’écrivain 35.
Récusant aussi bien l’enfermement des intellectuels dans leur spécialité que
l’ouvriérisme qu’il qualifie de « déviation d’intellectuel » fondée sur un
« complexe d’infériorité » déplacé, il appelle les intellectuels à participer à la
reconstruction nationale. Mais cette participation ne doit s’opérer ni par
« l’unité » à tout prix ni par le sectarisme et l’enfermement des intellectuels
communistes. Le projet de l’« Encyclopédie de la renaissance française » doit
illustrer ces participations, chaque profession procédant à un bilan dans son
domaine et/ou s’attelant à travailler et à produire à destination des masses. Un
des grands enjeux est, par ailleurs, le projet de réforme de l’enseignement
présenté par les communistes (ce thème est développé dans le discours de
Georges Cogniot lors du même congrès). En échange, les intellectuels doivent
pouvoir être rémunérés pour leur travail, le Parti doit contribuer à améliorer les
conditions du travail intellectuel (la question est alors débattue plus largement
dans le champ intellectuel). L’idée de « coordonner les efforts des intellectuels
du Parti » est émise par Garaudy comme une possibilité – correspondant à ce qui
s’est déjà pratiqué pendant la guerre, avec la constitution d’une direction des
intellectuels. La mise en place d’une « Direction nationale des intellectuels
communistes » depuis octobre 1944 témoigne de cette volonté. Elle se traduira
par la création, en 1947, d’une section idéologique auprès du Comité central,
comprenant une Commission des intellectuels dirigée par Laurent Casanova 49.
Par ailleurs, l’UNI, fédération des associations issues de la Résistance
intellectuelle, et qui regroupe alors cent mille membres selon le chiffre donné
par Georges Cogniot, doit être l’instrument de la coordination des intellectuels
au niveau national et doit assurer « le rayonnement, la rénovation et la grandeur
de la pensée française 50 ».
Ces organisations professionnelles ont une triple fonction : encadrer les
nombreux intellectuels nouveaux venus au Parti dans la clandestinité ou à la
Libération ; maintenir un cadre d’action commune avec les compagnons de route
en tirant parti du capital moral acquis dans la Résistance, cela afin d’éviter
l’isolement des intellectuels communistes ; constituer une structure stable pour
les échanges intellectuels internationaux.
Il s’agit, tout d’abord, d’encadrer les producteurs culturels qui affluent au
PCF après la Libération. Dans sa réflexion sur le « Parti communiste français et
les intellectuels » qui ouvre le recueil qu’il publie en 1949 sous le titre Le Parti
communiste, les Intellectuels et la Nation, le responsable aux intellectuels
Laurent Casanova cite Maurice Thorez, qui avait noté « la présence dans le Parti
de jeunes intellectuels venus à nous dans le bouillonnement de la clandestinité,
sincères, mais animés parfois d’un vague romantisme révolutionnaire sans plus,
ayant fait effort pour assimiler notre doctrine sans y réussir parfaitement 51 ».
Auparavant, Casanova évoquait le double danger qui guette les intellectuels du
Parti : celui de verser dans « l’ouvriérisme » d’un côté, celui de « s’installer dans
52
le Parti comme un corps distinct avec des prérogatives particulières ». Pour
illustrer ce second danger, il évoquait les « amicales » dans lesquelles les
intellectuels avaient été groupés, à la Libération, par spécialité, selon la structure
d’organisation qui avait prévalu dans la clandestinité. Or « les “amicales”
avaient tendance à se transformer en organismes prenant pouvoir de décision en
dehors des organismes politiques réguliers du Parti : cellules, sections et
fédérations ». Ces amicales furent supprimées, et les intellectuels fondus dans les
organisations de base du Parti, puis incités à « aller vers les autres », à
« intervenir dans les organisations de défense professionnelle des diverses
catégories intellectuelles [syndicats enseignants, groupements d’artistes,
d’écrivains, de savants], sans mettre en cause toutefois les principes de libre
détermination de ces groupements et leurs règles démocratiques de vie
intérieure 53 ». Casanova citait en exemple le Comité de défense du cinéma
français, et le Comité de défense du livre français, ce qui nous conduit à
examiner la seconde fonction de ces organisations professionnelles, la mise en
œuvre de la politique unitaire.
Ces structures permettent, de fait, d’éviter l’isolement des intellectuels
communistes à une époque de durcissement idéologique et d’application rigide
de la ligne jdanovienne, à partir de l’automne 1947, moment de la déclaration de
guerre à l’impérialisme américain en réponse au plan Marshall via la mise en
place du Kominform. Pour les intellectuels du PCF, ces premières années de
guerre froide ont été, en effet, l’une des périodes les plus contraignantes du point
de vue de l’exercice de leur spécialité, puisqu’on leur demandait, consignes très
strictes à l’appui (réalisme, art figuratif, science prolétarienne), de mettre leur art
au service de la « vérité » dont le Parti prétendait détenir le monopole. À
l’opposé, la stratégie de ralliement des intellectuels non communistes opère,
comme au temps des combats antifascistes ou dans la Résistance, à partir de
mots d’ordre très larges, sans qu’il soit demandé aux compagnons de route de
souscrire à une vision marxiste du monde. Ces mots d’ordre sont : la défense de
la culture française contre l’importation des produits culturels américains, la
décentralisation culturelle et le pacifisme (le Mouvement de la paix). C’est une
fois de plus sous la bannière de « l’humanisme » que ces deux combats sont
fondus en un, au nom de la tradition rationaliste française, telle que transmise
par l’enseignement républicain 54. Dans son intervention au congrès de l’UNI
d’avril 1947, le président du CNE, Jean Cassou, exalte ainsi l’humanisme
français et demande le développement de la lecture et du livre 55.
La réflexion sur la diffusion du livre est née à la fois de la crise de l’édition,
qui touche particulièrement la littérature de guerre et les entreprises culturelles
issues de la Résistance (la plupart des revues, comme Poésie et Confluences,
disparaissent, Les Lettres françaises doivent être renflouées par le Parti
communiste), et de l’inquiétude face à la concurrence des produits américains,
dont la diffusion en France a été prévue par les accords Blum-Byrnes de 1946
dans tous les secteurs, en particulier le cinéma. Élargissant celle de « réalisme
socialiste », la notion de « littérature progressiste », utilisée alors par les
écrivains communistes et leurs proches, identifie la « littérature française »
contemporaine à la littérature des résistants, compagnons de route inclus, et en
exclut les écrivains « fascistes » comme Montherlant dont on dénonce le retour
sur la scène publique 56. Pour illustrer l’idée d’une littérature « progressiste »
englobant les compagnons de route dont les œuvres ne relèvent pas du réalisme
socialiste, Aragon prend ainsi l’exemple d’un livre susceptible de « donner
l’horreur de la guerre » sans que le héros du roman ait « sa carte du syndicat ou
du Parti communiste », et qui pourrait amener « des milliers de gens à signer
l’appel de Stockholm » 57.
Dans un premier temps, c’est au niveau des intermédiaires entre le livre et le
public que le combat est mené, avec la constitution, en 1948, de groupements
corporatifs interprofessionnels : un Comité de défense du livre français est ainsi
fondé à l’initiative d’Elsa Triolet, avec Vercors et Seghers, mais l’entreprise
échoue. Puis, c’est en contournant les intermédiaires et en allant directement au
public, avec les « Batailles du livre ». « Nos “batailles du livre” sont des
batailles pour le progrès de l’homme, donc pour le livre progressiste », explique
Aragon 58. Elles sont aussi l’instrument de la politique de décentralisation
culturelle qu’Aragon a définie dans son discours à l’UNI en 1947 59, appelant à
mettre en œuvre le projet de « Bibliothèques circulantes », et qui se traduit aussi
par la constitution de centres de l’UNI dans les villes de province en relation
avec les Maisons de la culture. L’année suivante, tandis que les écrivains se
lassent de sillonner la France, est fondé le Centre des BBL (Bibliothèques de la
bataille du livre), destiné à favoriser la création de petites bibliothèques de prêt
sur le lieu de travail 60.
Indissociable, pour Aragon, de la défense de la culture, le combat pour la
« paix » requiert l’établissement d’une généalogie littéraire de l’humanisme
français dans son versant pacifiste cette fois (Barbusse est à l’honneur), au nom
duquel est mise en œuvre la politique unitaire pendant la guerre froide. L’UNI
est le lieu de cette mobilisation auprès des intellectuels, chacune des
organisations fédérées recueillant l’adhésion de ses membres (Aragon obtient
ainsi l’appui des catholiques progressistes comme Louis Martin-Chauffier, alors
président du CNE, ou encore Stanislas Fumet). Lors des États généraux de la
pensée française convoqués à l’initiative de l’UNI en mars 1949, deux thèmes
sont abordés : la condition matérielle et morale de l’intellectuel, en Collaboration
avec la Confédération des travailleurs intellectuels (CTI), et la défense de la
paix 61.
Enfin, l’UNI et les organismes fédérés ont une fonction internationale. Il
s’agit, tout d’abord, de mobiliser les intellectuels dans une organisation
internationale de masse telle que le Mouvement de la paix : l’UNI a ainsi adhéré
au Congrès mondial des partisans de la paix qui s’est tenu à Paris en 1949. Il
s’agit également d’assumer un rôle de représentation corporative, pour lequel
l’UNI et les organismes fédérés sont en concurrence avec d’autres instances
comme la Confédération des travailleurs intellectuels, l’Institut de France, ou
encore le Pen Club, mais qu’ils jouent de fait dans les relations avec les unions
d’écrivains ou d’autres artistes des pays de l’Est, ou par leurs interventions en
faveur d’intellectuels communistes en difficulté avec les pouvoirs comme
Howard Fast ou Nazim Hikmet. En revanche, comme l’explique Aragon dans un
discours de 1949 62, il n’est pas question de reconstituer une instance
internationale sur le modèle de l’Association internationale des écrivains pour la
défense de la culture, qui avait été fondée en 1935 dans le cadre de la lutte contre
le fascisme. Les associations professionnelles nationales liées au PCF se
rassemblent à l’occasion de congrès, comme le Congrès des écrivains de
Wroclaw de 1948, qui assurent la liaison entre les différentes instances.
Reflétant la primauté accordée à la défense nationale dans la lutte contre
l’impérialisme américain et les nouvelles structures requises en vue de la
mobilisation de masse pour la paix, cette orientation témoigne aussi sans doute
de la crainte de voir une structure plus intégrée au niveau international échapper
au contrôle communiste, qui reste mieux assuré au niveau des groupements
professionnels nationaux et des congrès internationaux organisés depuis la
Maison de la pensée française.
Un bilan des réalisations de l’UNI demanderait une recherche plus
approfondie. On se contentera ici de constater que, par-delà les manifestations
publiques et la mobilisation pour la paix, les projets plus durables comme
« L’Encyclopédie » n’ont pas abouti – en raison notamment des divergences
occasionnées par le débat sur « science bourgeoise » vs « science
prolétarienne », – et il est difficile de prendre la mesure de l’impact de la
réflexion menée sur les conditions matérielles du travail intellectuel ou celui des
actions de décentralisation culturelle. Notons tout de même sur ce point que si
ces associations professionnelles fonctionneront bien au-delà de cette période (le
63
CNE a survécu jusqu’en 1970 ), l’UNI semble être entrée en sommeil dès le
début des années 1950.
Il cite André Stil qui, dans une intervention au Comité central, a évoqué les
tentatives de Lecœur de le « pousser au populisme », de le « démoraliser comme
romancier », en lui reprochant d’avoir décrit les hésitations des dockers lors d’un
mouvement de grève, « parce que le prolétariat, disait-il, n’hésite jamais, que ces
choses-là c’est bon pour vous autres intellectuels ». Et Aragon d’y reconnaître
« la théorie de “l’absence de conflit”, que nos amis soviétiques ont dénoncée
dans la dramaturgie, comme artistiquement désastreuse ». Il rappelle
l’importance de la discussion critique des œuvres, considérée avec mépris au
sein de la mouvance ouvriériste du Parti, car ces œuvres « se présentent avec un
caractère apolitique » et « ne peuvent échapper à l’utilisation » qui est faite dans
la « bataille des idées » 77. Le Parti définit la « tendance », mais il revient aux
créateurs, dit-il, « de lui donner corps par des œuvres », cela relève de leur
« responsabilité », responsabilité dont ils « ont à répondre devant le Parti, la
classe ouvrière, la nation ». Tout en réclamant un art de Parti, il prend le soin de
le distinguer de l’art pratiqué par les écrivains et artistes qui en sont membres.
« L’art de parti n’est pas défini par les personnes qui font les œuvres mais par les
œuvres elles-mêmes, par leur caractère et leurs qualités, par la valeur
significative, probante des œuvres 78. » Ni Gorki ni Maïakovski n’avaient leur
carte du Parti, rappelle-t-il. Et de citer à l’appui l’article de Lénine sur « Tolstoï,
miroir de la révolution russe », et l’appréciation portée par Engels sur Balzac.
Pour lui, l’art de Parti doit inclure, par exemple, Le Feu de Barbusse. Soulignant
la fonction pédagogique des œuvres, d’où découle leur dimension politique, il
insiste aussi sur la question de leur qualité, ce qui lui vaut des applaudissements :
[…] l’important pour nous, ce qui nous aide à la connaissance du
monde pour sa transformation, dans ces grandes œuvres, est le
rapport qui s’établit entre elles et l’histoire des peuples, rapport
politique, dont il doit être jugé politiquement, avec d’une part tout le
respect de la qualité de ces œuvres, de ce qui en fait la grandeur
[applaudissements], et d’autre part l’esprit critique qui, à partir
d’elles, nous permet d’avancer 79.
[…] c’est que, je dois le dire, j’ai toutes sortes d’idées sur moi-même
et je m’inscris assez difficilement dans la nature même de vos
débats. Je suis généralement impressionné par le caractère
systématique que vous savez donner à vos exposés et que moi je ne
sais pas du tout leur donner, donner aux miens je veux dire, et pour
cette raison très souvent il m’arrive d’avoir envie de dire quelque
chose et d’hésiter, de ne pas monter à cette tribune.
S’il se félicite, en tant qu’éditeur, des ventes atteintes par le roman de Stil
(28 000 exemplaires), il regrette la forme trop directement politique et pas assez
littéraire qu’a prise la promotion de ce roman, alors même que Stil, faisant
preuve de « tact », s’y détache de son passé (sous-entendu jdanovien), ce
qu’Aragon considère comme un « progrès ». Tout en étant conscient du fait que
son succès tient à cette campagne politique qui l’a « transformé en tract », il
considère que la lecture purement politique du roman a donné prise aux critiques
« gauchistes » qui le trouvent faible comme « arme de propagande ».
Antérieure au texte de Roland Barthes sur l’effet de réel, cette théorie de la
vérité romanesque, qui puise dans l’histoire du genre et des débats qu’il a
occasionnés, notamment autour du réalisme et du roman à thèse 84, exprime les
contradictions entre logiques politique et littéraire, révélant l’incompatibilité des
exigences propres à chaque champ. Elle révèle plus largement les impasses de la
littérature engagée telle qu’elle a été théorisée à la Libération par Sartre, qui ne
l’assimilait pourtant pas au roman à thèse 85. À cette date, le Nouveau Roman a
déjà pris ses distances avec la littérature engagée, bannie des Éditions de
Minuit : en témoignent les fiches de lecture d’Alain Robbe-Grillet, directeur
littéraire de la maison, laquelle privilégie le document comme mode
d’intervention politique, préservant ainsi l’autonomie de la littérature – ce qui
n’empêche pas, au contraire même, Jérôme Lindon, son directeur, de faire signer
86
à ses auteurs le manifeste des 121 (voir chapitre 2) .
Aragon comme Sartre ont d’ailleurs interrompu leurs séries romanesques qui
se voulaient les plus engagées, Les Communistes et Les Chemins de la liberté, au
seuil de l’Occupation, comme empêchés par leur éthique professionnelle de
raconter la geste héroïque de la Résistance (même si Aragon s’en explique
devant le Comité central de 1958 en arguant de la baisse des tirages des volumes
successifs, de 80 000 pour le premier à 15 000 pour le quatrième : « Je n’ai pas
voulu […] donner le spectacle d’un livre s’appelant Les Communistes et vendu
avec le genre de ventes et de tirages qui est celui en général de nos livres »).
Tandis que Sartre opte pour le théâtre afin de parler des dilemmes de l’action
militante, Aragon revient à la poésie, que Sartre avait exclue de la littérature
engagée, sans doute en vue de marginaliser tout à la fois les surréalistes et la
poésie de la Résistance. Moyen, on l’a vu, de contourner la censure extérieure de
1939 à 1942 (on y reviendra au chapitre 7), puis arme de mobilisation politique
dans Le Nouveau Crève-Cœur, la poésie devient aussi pour Aragon un mode
d’expression crypté lui permettant d’exprimer les difficultés qu’il traverse en
tant qu’intellectuel de parti. Il inaugure ainsi la pratique de la contrebande
littéraire au sein du PCF, qu’un Pierre Courtade mettra peu après en œuvre dans
son roman La Place rouge (1961) 87. Écho aux Contemplations de Hugo, le
poème autobiographique qu’Aragon a publié en 1956 est significativement
intitulé Le Roman inachevé. Il comprend « La nuit de Moscou », dont les vers
sur les « faux prophètes » figurent en exergue de ce chapitre. Leur succèdent les
deux strophes suivantes :
On sourira de nous pour le meilleur de l’âme
On sourira de nous d’avoir aimé la flamme
Au point d’en devenir nous-mêmes l’aliment
Et comme il est facile après coup de conclure
Contre la main brûlée en voyant la brûlure
On sourira de nous pour notre dévouement
Quoi je me suis trompé cent mille fois de route
Vous chantez les vertus négatives du doute
Vous vantez les chemins que la prudence suit
Eh bien j’ai donc perdu ma vie et mes chaussures
Je suis dans le fossé je compte mes blessures
Je n’arriverai pas jusqu’au bout de la nuit 88.
Littérature et idéologie
Les rapports entre littérature et idéologie ont été explorés dans le sillage de
la réflexion marxiste, qui conçoit les productions culturelles, à l’instar de la
religion, comme des superstructures reflétant les contradictions qui traversent les
rapports de production. Contre les approches formalistes ou purement textuelles
de la littérature, telles que le new criticism, la perspective marxiste a eu le mérite
de rappeler que la littérature a partie liée avec un système de valeurs, une vision
du monde, et qu’elle peut exprimer le point de vue des dominants ou celui des
dominés dans la société. Cette approche a déplacé l’intérêt de la recherche, de
l’intentionnalité de l’auteur aux déterminants sociaux de la production de
l’œuvre. Néanmoins, la réduction de la littérature comme de la religion à une
superstructure, un simple reflet de l’infrastructure des rapports de production, est
vite apparue comme une impasse : les sociologues marxistes de l’art et de la
littérature ont eux-mêmes commencé à s’interroger sur l’autonomie relative des
œuvres par rapport aux « idéologies » 1.
La notion d’idéologie doit être interrogée à son tour. Elle présuppose en effet
un système de valeurs cohérent et explicite, que les dominés intériorisent sous la
forme d’une « fausse conscience » selon l’approche marxiste. Mais l’idéologie
ne forme un véritable système que pour un petit groupe de spécialistes. Bourdieu
a substitué à cette notion celle de doxa, c’est-à-dire l’ensemble des croyances qui
fondent la vision du monde et font que ce monde va de soi. Ces croyances, ces
schèmes de perception, d’action et d’évaluation du monde sont constitutifs de
l’habitus : ils orientent les conduites et les jugements sans être nécessairement
explicites, sous la forme d’un sens pratique 2. Le processus d’inculcation de ces
croyances et de ces schèmes est à l’origine de ce que Bourdieu a appelé la
« violence symbolique 3 ». Son fonctionnement repose sur trois éléments
imbriqués l’un dans l’autre : la reconnaissance de la légitimité de la domination
entraîne la méconnaissance de son arbitraire et l’intériorisation de la relation de
domination par les dominés.
Cette définition de la violence symbolique ouvre des perspectives pour
penser la relation entre littérature et idéologie : la littérature n’est-elle pas faite
précisément de ces formes symboliques qui permettent d’euphémiser, et donc de
masquer les principes de domination tout en les légitimant ? Inversement, elle a
le pouvoir de dévoiler ces principes cachés par une opération de déconstruction.
C’est ce que les approches postcoloniales et les études de genre ont tenté de
montrer, sans toujours suffisamment contextualiser ni historiciser les
productions qu’elles critiquent : tandis qu’Edward Said a décrypté la
construction occidentale de l’« Orient » dans les discours scientifiques et
fictionnels, Homi Bhabha interroge la culture savante et le canon littéraire à
partir des marges et de la périphérie, des espaces refoulés et « interstitiels », qui
remettent en cause les formes d’identification traditionnelle en termes de classes,
4
genre, appartenance nationale . À partir d’une étude d’ensemble de la
production littéraire des écrivaines françaises de l’entre-deux-guerres, Jennifer
Milligan a de son côté analysé les stratégies de subversion des assignations
genrées dans les autobiographies romancées (rejet de la définition patriarcale du
rôle maternel traditionnel chez Marguerite Audoux et Irène Némirovsky,
revendication de la maternité pour opposer à l’ordre patriarcal un lignage
féminin chez Marthe de Bibesco et Catherine Pozzi), voire dans un genre plus
codifié comme le roman sentimental (par l’inversion sexuelle ou l’inversion des
rôles masculin et féminin) 5.
Les schèmes qui composent la vision dominante du monde sont imposés à
travers des instances comme l’école et la presse, que Louis Althusser a définies
comme des « appareils idéologiques d’État 6 ». Ayant étudié de près les
mécanismes par lesquels l’école exerce cette violence symbolique, Bourdieu
préfère néanmoins réserver ce concept à des cas extrêmes : « un champ devient
un appareil lorsque les dominants ont les moyens d’annuler la résistance et la
7
réaction des dominés ». Car même dans les régimes les plus autoritaires et ceux
qui ont déployé les méthodes de contrôle idéologique les plus sophistiquées, une
opposition, une résistance a existé, fût-ce dans la clandestinité. Et une forme
d’autonomie subsiste lorsque préexiste un champ littéraire ou intellectuel
8
constitué .
Parallèlement aux mécanismes cognitifs et institutionnels, il faut s’interroger
sur les producteurs d’idéologie. Cette fonction, qui a été longtemps assumée par
les instances religieuses, s’est différenciée dans le cadre du processus de
laïcisation par lequel le monopole du pouvoir spirituel leur a été retiré. Processus
qui est allé de pair avec l’émergence de spécialistes de la production
idéologique. Si les intellectuels ont joué un rôle majeur dans ce processus au
e
XVIII siècle, la professionnalisation des hommes politiques a, on l’a vu, conduit à
la clôture du jeu politique et à l’exclusion des profanes.
La lutte pour l’imposition de la vision dominante du monde constitue
toutefois plus largement ce que Bourdieu a appelé un champ de production
idéologique, « univers relativement autonome, où s’élaborent, dans la
concurrence et le conflit, les instruments de pensée du monde social
objectivement disponibles à un moment donné du temps et où se définit du
même coup le champ du pensable politique ou, si l’on veut, la problématique
légitime 9 ». Dès lors, deux questions se posent. Premièrement, quel est le degré
d’autonomie du champ littéraire par rapport à ce champ de production
idéologique, et quelles sont les relations entre ces deux espaces ?
Deuxièmement, dans la mesure où il est relativement autonome, est-ce à dire que
la littérature ne véhicule aucune vision du monde ou idéologie ?
La première question appelle une réponse empirique pour chaque
configuration socio-historique. La seconde, en revanche, suppose d’interroger ce
concept d’idéologie et ses usages : on propose de réserver le terme d’idéologie
aux discours de ces spécialistes de la production idéologique et d’employer les
concepts de vision du monde et de schèmes de perception et d’évaluation à
propos des œuvres qui ne relèvent pas directement du champ de production
idéologique, mais d’une activité spécifique autonomisée. Cette distinction opère
à partir du postulat que les producteurs culturels ne dispensent pas
nécessairement un discours idéologique cohérent et construit, et surtout que la
vision du monde et les valeurs que véhicule l’œuvre sont à la fois plus larges et
plus floues, moins cohérentes, qu’un discours idéologique.
Pris au sens large, le politique dans les œuvres littéraires (et artistiques) ne se
réduit pas à l’idéologie, car il réside non seulement dans le message ou dans les
représentations, mais dans le cadrage même de la perception, c’est-à-dire dans
les aspects formels ainsi que dans le style, comme on le verra à travers plusieurs
exemples dans cette partie, notamment celui de la poésie de la Résistance
(chapitre 7). Sous cet angle, la notion de vision du monde apparaît plus adéquate
que celle d’idéologie, à condition de ne pas lui conférer un caractère
monolithique mais de rappeler qu’elle est un enjeu de lutte permanente entre
divers groupes sociaux. De ce fait, aussi bien la signification des œuvres que la
vision du monde qu’elles véhiculent doivent être rapportées à leurs conditions de
production et de circulation, ainsi qu’aux formes d’appropriation dont elles font
l’objet. C’est en ce sens que l’on peut comprendre l’idée d’Adorno selon
laquelle l’art le plus hermétique peut exprimer une réaction contre la langue
« avilie par le commerce 10 ».
La notion de « vision du monde » part du constat que, loin d’être une activité
passive, comme le supposaient les empiristes, la perception de la réalité est
douée d’une dimension active sur laquelle la tradition rationaliste, néokantienne
en particulier, a mis l’accent. Durkheim et Mauss ont été les premiers à insister
sur le caractère socialisé des « formes de classification », l’origine extra-logique
des notions logiques 11. L’idée que les modes de catégorisation ne sont pas
universels mais historiques, et qu’ils varient d’une société à l’autre ou d’une
période à l’autre, se retrouve chez Cassirer, avec la notion de « formes
symboliques », lesquelles sont sous-jacentes à la « vision du monde »
(weltanschauung) d’une époque 12. Panofsky a montré ainsi que ces formes
symboliques peuvent, à une même époque, sous-tendre des activités très
différentes, comme l’art gothique et la scolastique 13. Dans la théorie
sociologique de Pierre Bourdieu, les « schèmes » de perception, d’action et
d’évaluation constituent l’habitus, structures structurées intériorisées par
l’individu au cours de sa socialisation, et qui deviennent des structures
14
structurantes tant au niveau cognitif qu’à celui du comportement . Cette idée du
caractère actif de la cognition est présente aussi dans la sociologie
interactionniste d’Erving Goffman qui, se référant à Gregory Bateson, parle des
« cadres de l’expérience 15 ».
La littérature participe de cette activité cognitive, de la vision du monde
d’une époque : elle produit et reproduit des représentations du monde, exprime
des sentiments communs, symbolise des valeurs, etc. Cependant, avec la division
du travail, ce que Durkheim appelait la « conscience collective » – et qu’il est
plus pertinent de désigner sous la notion d’« inconscient » collectif, ou plutôt,
pour éviter la confusion avec le sens psychanalytique du concept d’inconscient,
de « préconscient » collectif – n’est plus aussi unifié que dans les sociétés sans
classes : les schèmes de perception et d’interprétation du monde constituent un
enjeu de luttes entre différents groupes sociaux.
Pour penser ce rôle de la littérature dans le cadrage de la perception, il faut
sortir du schéma simpliste de la représentation et de la plus ou moins grande
adéquation du monde fictionnel au réel. Non pas que cette question ne soit pas
pertinente en soi, mais on risque avec elle de manquer l’essentiel, à savoir
comment la littérature participe de la « vision du monde » d’une époque. Les
écrivains eux-mêmes se sont confrontés à la question du rapport entre littérature
et vérité, comme on le verra au chapitre 5. Sur le plan théorique, le rapport de la
fiction à la réalité a été conçu à travers les notions de « vraisemblance »
(Aristote), « vérisimilitude », « mentir-vrai » (Aragon), ou encore « effet de
réel » (Barthes) 16. La théorie aristotélicienne de la vraisemblance ouvre vers des
possibles que le destinataire jugera moins par la ressemblance (mimesis) que par
la plausibilité : « ce qui pourrait avoir lieu dans l’ordre du vraisemblable et du
nécessaire 17 ». Cela renvoie non seulement aux représentations et aux valeurs,
mais aussi à la structure narrative, laquelle met en œuvre des logiques de
causalité, d’analogie, de différenciation, d’exemplarité qui sont productrices de
sens.
Si Aristote mettait l’accent sur l’objectif de la vraisemblance, qui est de
convaincre, les philosophes contemporains s’interrogent sur les fonctions
cognitives de la littérature. Jacques Bouveresse définit la littérature comme
18
mode de « connaissance pratique ». Discutant cette thèse du « cognitivisme
littéraire », Pascal Engel distingue deux options : l’une, faible selon lui, consiste
à dire que la littérature renvoie à des croyances et des modes d’inférence,
produisant des effets d’empathie, de reconnaissance, ou de reconstitution
(reenactment) ; l’autre, qu’il considère robuste, soulève la question du caractère
propositionnel ou non propositionnel du mode de connaissance pratique. Pascal
Engel avance des arguments en faveur du caractère propositionnel, sans pour
autant souscrire à une conception du cognitivisme littéraire comme un ensemble
d’énoncés thématiques mettant en œuvre des thèses offertes à l’appréciation des
lecteurs. Il propose plutôt d’y voir des modes de représentation indirects du
savoir comment (know how), des descriptions de savoirs pratiques et d’exemples
moraux de différents types, caractères, mœurs, lois psychologiques (ce qu’on
appelle l’« éthopée »). Il s’agit d’un mode de connaissance propositionnel au
sens où il ne confère le savoir pratique qu’indirectement, par « descriptions usant
de modes de présentation pratiques 19 ». Cette théorie est convaincante pour ce
qui concerne la littérature réaliste ou même allégorique, mais moins pour les
formes plus expérimentales ou la poésie, lesquelles œuvrent à déconstruire les
modes de représentation routiniers et à donner à voir les choses sous un jour
différent, qui n’est pas nécessairement traduisible en termes d’éthopée ou de
« savoir comment ».
La conception de la littérature comme « connaissance pratique », en
particulier dans cette version robuste, ouvre néanmoins un espace d’investigation
sur les rapports entre la littérature et les autres savoirs 20. Les naturalistes ont
ainsi puisé dans la médecine non seulement des représentations, mais aussi un
langage et des schèmes de causalité qui organisent le récit (par exemple, les
effets de l’alcoolisme dans L’Assommoir de Zola), tout comme les romanciers
psychologues dans la psychologie (Le Disciple de Bourget), ou les écrivains
communistes dans le matérialisme dialectique (Les Cloches de Bâle d’Aragon
sur les causes de la Première Guerre mondiale). On pourrait ainsi interroger les
relations que les œuvres littéraires entretiennent avec « l’épistémè » au sens
foucaldien, à savoir :
En 1806, Senancour écrivait : « Les livres ne remuent pas le monde, mais ils
le conduisent secrètement. Les moyens violents ont des effets plus sensibles,
1 e
mais peu durables . » Réitérée tout au long du XIX siècle à l’occasion des débats
sur la liberté de presse, cette croyance ancienne dans le pouvoir des mots, que
l’expérience révolutionnaire est venue conforter, constitue un des noyaux durs
de l’imaginaire national français. La dimension politique de l’écrit a ici un
caractère d’évidence, qu’elle n’a peut-être pas ailleurs. Dans ce contexte, loin
d’inscrire le texte hors du monde actuel, de s’en « évader », le recours à la
fiction peut même relever d’une stratégie très politique. Au début du XIXe siècle,
la fictionnalisation a été, en effet, pour les auteurs libéraux qui revendiquaient le
droit de critiquer les institutions, un moyen de faire de la politique sans en avoir
l’air, de déguiser un message politique pour contourner la censure, à un moment
où la frontière entre fiction et non-fiction n’était pas clairement établie. Ce n’est
donc ni le rapport au réel, ni la dimension politique qui différencie des genres
aussi différents que la chanson, le pamphlet, le récit historique et le roman sous
la Restauration, mais simplement la forme et le mode d’expression, qui revêt un
caractère plus ou moins ouvertement politique, comme l’illustrent les cas de
Béranger et de Paul-Louis Courier.
Cependant, le caractère fictionnel d’une œuvre ne suffit pas à la protéger des
poursuites, dans la mesure où les écrits, quelle que soit leur nature, sont supposés
avoir des effets sociaux sur leurs lecteurs, créant des responsabilités à leurs
auteurs 2. Comme l’illustrent les cas du Nom de famille d’Auguste Luchet, de
Madame Bovary de Flaubert et de Sous-offs de Lucien Descaves, non seulement
il n’y a pas d’opposition entre fiction et vérité, mais le caractère politique de la
fiction romanesque tient précisément dans son rapport revendiqué à la réalité et à
la vérité : il réside dans sa manière de représenter l’ordre social.
La problématique du rapport entre vraisemblance et vérité est renouvelée par
le roman réaliste, lequel revendique une double fonction, épistémologique et
critique, en régime démocratique. Ses prétentions scientifiques sont cependant
remises en cause par la division des savoirs. L’expérience de la Grande Guerre
favorise l’irruption de l’histoire contemporaine dans le roman, qui oscille dès
lors entre témoignage et engagement. Scandant les grandes fresques sociales de
l’époque, dans la tradition du roman réaliste, l’histoire, et avec elle la politique
s’introduisent également dans le roman de formation, qui se politise au point de
parfois s’engager ouvertement dans un camp : c’est ce qu’on a appelé le « roman
à thèse ».
Parallèlement, les formes romanesques, vivement critiquées par les avant-
gardes, se renouvellent au contact des nouveaux savoirs : le narrateur omniscient
se voit disqualifié au profit d’une perspective interne à l’univers fictionnel, ce
qui modifie le temps de la narration et les modalités du récit (« sujet », par
opposition à l’histoire ou « fabula », selon les termes des formalistes russes).
Elles explorent le moi et la subjectivité, traitant de tabous comme la sexualité et
l’homosexualité. Opérant une synthèse entre réalisme et subjectivisme,
l’existentialisme épouse des points de vue historiquement (et politiquement)
situés : c’est ce que Sartre théorise sous la notion de « littérature engagée » au
lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Mais cette option est bientôt
contestée par le Nouveau Roman, qui dégage le genre de ses fonctions
didactiques sans pour autant renoncer à des formes (renouvelées) d’objectivation
et d’interrogation du réel.
Fictionnalisation du politique sous
la Restauration
La mise en place du régime de liberté de presse en 1819, en application de la
charte de 1814, ouvre un espace pour l’expression d’opinions politiques
divergentes de celles du gouvernement. Une expression tenue pour légitime en
régime parlementaire, où les opinions doivent se confronter dans un espace
public de débat, afin d’éclairer les franges lettrées de la population. Les lois de
Serre de 1819 fixent cependant des limites à la liberté de presse : elles protègent
le régime monarchique et la religion (l’athéisme demeure un crime), elles
sanctionnent l’offense aux mœurs. Ceux qui se risquent à des attaques directes
du régime, comme le pamphlétaire Paul-Louis Courier, qu’on surnomme à
l’époque le « Rabelais de la politique », sont poursuivis en justice. Courier se
défend en invoquant la vérité, fondée sur la raison, la science, l’histoire. Or, en
tant qu’héritiers des philosophes du XVIIIe siècle, les écrivains libéraux entendent
assumer leur droit de critiquer les institutions. Le combat acharné qu’ils
engagent avec le régime et avec les ultras autour des limites de la liberté
d’expression est mené au nom d’une éthique professionnelle qui se réclame de la
vérité, dans le sillage des philosophes du XVIIIe siècle.
Plus qu’un droit, dire la vérité constitue pour ces écrivains un devoir, lequel
fonde l’éthique de responsabilité de l’écrivain en régime parlementaire. La vérité
abolit les superstitions, démasque les impostures, combat les tyrannies. Il faut la
faire connaître au plus grand nombre, la faire triompher, telle est la mission de
l’écrivain. C’est ainsi que la décrit John Bickerstaff alias Jonathan Swift à son
ami Courier : « Ce n’est pas un droit, c’est un devoir, étroite obligation de
quiconque a une pensée, de la produire et mettre au jour pour le bien commun.
La vérité est toute à tous. […] Car, si votre pensée est bonne, on en profite ;
mauvaise, on la corrige, et l’on profite encore 3. » Avec la sincérité et le
désintéressement 4, le « courage » est une des premières qualités de l’écrivain. En
effet, en disant la vérité, il prend des risques, il s’expose à la persécution, comme
l’explique Voltaire dans l’article « Gens de lettres », qu’il a rédigé pour
L’Encyclopédie 5.
Ce modèle héroïque de l’écrivain courageux combattant de manière
désintéressée pour la vérité, emprunté aussi bien aux philosophes (Rousseau en
particulier) qu’aux auteurs anglais (Swift), se construit par contraste avec celui
de l’homme de lettres qui flatte le pouvoir, symbolisé par la figure du
« bouffon », du « fou du roi ». Alors que ce dernier met sa plume au service des
puissants de l’heure en échange de gratifications temporelles, le premier n’est au
contraire guidé que par sa mission qui est d’éclairer l’opinion, de faire connaître
la vérité, ce qui lui vaut souvent d’être persécuté par le pouvoir. L’écrivain qui
dit la vérité a une fonction rédemptrice, selon Armand Carrel lorsqu’il évoque
Paul-Louis Courier, il « absout » sa génération face à la postérité si jamais on
accuse celle-ci d’être restée « muette spectatrice de toutes les hontes de la France
depuis quinze ans 6 ». Il est bien le prédicateur et le prophète des Temps
Modernes.
Comment dire, cependant, la vérité face aux limites imposées à la liberté
d’expression ? La loi ne punissant en principe que la provocation ou l’offense
explicite, la plupart des écrivains libéraux recourent à des stratégies de
contournement de la censure par la fictionnalisation : l’allégorie et le
déplacement historique ou géographique en sont les deux principales techniques
littéraires.
La fiction ne constitue alors qu’une part congrue des publications. En effet,
dans la production éditoriale de la Restauration, les belles-lettres – catégorie plus
large que la fiction puisqu’elle inclut la poésie – représentent environ un tiers
des titres publiés et un quart des feuilles tirées. La part de l’histoire a doublé
depuis la période napoléonienne, passant à un cinquième des titres et un tiers des
feuilles tirées 7. Les événements révolutionnaires et les changements de régime
expliquent en partie cet engouement nouveau pour les livres d’histoire. En 1828,
selon les données établies à l’époque par Philarète Chasles, l’histoire arrive
même en tête des catégories d’ouvrages avec 736 titres, devançant de peu les
matières religieuses (708). Suivent la poésie (463), le drame (308), la
jurisprudence (286), les romans (267), la politique et l’administration (264), puis
l’éducation (260). Mis à part la médecine (220), les ouvrages spécialisés,
auxquels se rattache désormais la philosophie, tombent au-dessous de 100 8.
Si la poésie obéit à des contraintes formelles qui facilitent son identification
comme genre à part entière, les contours des divers genres en prose ne sont pas
aussi nets. Qui plus est, la distinction entre fiction et non-fiction apparaît
inopérationnelle pour les classer. En effet, à la différence des sciences et de la
philosophie qui connaissent alors un processus de spécialisation, l’écriture de
l’histoire, la peinture de la société, les études de mœurs, l’analyse psychologique
ne constituent pas encore une spécialité et empruntent de plus en plus des formes
romanesques, qu’elles contribuent à anoblir : l’œuvre de Balzac en témoigne.
L’intérêt pour l’histoire se manifeste non seulement dans l’augmentation du
nombre de titres publiés annuellement mais aussi dans la vogue du roman
historique, importée d’Angleterre avec l’œuvre de Walter Scott notamment. Si
elle contribue à la construction des identités nationales 9, l’écriture de l’histoire
est aussi un enjeu politique brûlant, et doit, de ce fait, souvent se travestir, à
l’instar des écrits politiques, brouillant les frontières entre fiction et non-fiction.
Ces stratégies de contournement sont clairement décryptées par les censeurs,
comme en témoignent les fameuses fiches rédigées par l’abbé Jean Mutin
lorsqu’il occupa le poste de chef d’une division créée au ministère de l’Intérieur
à la fin de la période de la Restauration, en charge des analyses de livres
destinées à servir de base aux poursuites judiciaires engagées par le parquet. Il
écrit par exemple, à propos de l’Histoire de la contre-révolution en Angleterre
(1827) d’Armand Carrel, que c’est en fait une histoire à peine masquée de la
contre-révolution en France sous Louis XVIII et Charles X : « impossible au
lecteur ignorant et crédule de ne pas s’écrier à chaque page : c’est tout comme
chez nous 10 ». Un des subterfuges auxquels recouraient les auteurs de pamphlets
consistait à intercaler des phrases qui semblaient contraster avec la thèse
centrale, et qui étaient destinées à servir à la défense en cas de poursuites. « Par
là ils se croient suffisamment à couvert devant les tribunaux et ils n’en disent pas
moins tout ce qu’ils veulent dire à un public qui n’est pas dupe de ce manège »,
commente l’abbé Mutin, qui explicite ce stratagème dans sa fiche sur la
Septième Lettre de Salvandy 11.
L’ambiguïté est, par conséquent, une propriété majeure de ces textes, qui
leur confère un caractère littéraire, et la fictionnalisation constitue avant tout une
stratégie d’évitement des poursuites. C’est donc à bon droit que la défense
conteste la méthode de lecture du ministère, fondée sur « ce système funeste
d’interprétation, de conjectures et d’insinuations perfides incessamment
démenties par ceux dont on veut à toute force traduire la pensée 12 ». Le ministère
lui oppose cependant que les allusions sont évidentes, « aucune contention
d’esprit », « aucun effort d’imagination » ne sont nécessaires pour en
comprendre le sens. C’est le cas, par exemple, dans la chanson « Le sacre de
Charles-le-simple » de Béranger, qui fait partie des textes incriminés lors de son
procès de 1828 (le troisième). La référence à Charles X est considérée comme
parfaitement reconnaissable « à travers le voile qui la couvre », c’est-à-dire le
procédé de transposition historique, dont l’inexactitude révèle le caractère fictif
et, partant, « coupable » :
Oui, c’est en recherchant dans nos annales le souvenir d’un roi faible
et malheureux, que le sieur Béranger, reportant, par une fiction
coupable, du dix-neuvième au neuvième, des choses qui n’existaient
pas et ne pouvaient exister en ces temps reculés, a bien osé,
méprisant toute vérité, violant toute convenance, mettre en scène son
souverain sous les traits et le nom de l’infortuné Charles III 13.
Si le lecteur ne tire pas d’un livre la moralité qui doit s’y trouver,
c’est que le lecteur est un imbécile, ou que le livre est faux au point
de vue de l’exactitude. Car du moment qu’une chose est Vraie, elle
est bonne. Les livres obscènes ne sont même immoraux que parce
qu’ils manquent de vérité. Ça ne se passe pas « comme ça » dans la
vie 49.
Vérité et vraisemblance
La disjonction du Vrai, du Beau et du Bien opérée par la littérature moderne
aura donc eu pour effet d’ouvrir un nouvel espace des possibles concernant les
relations entre éthique et esthétique. En littérature, elle pose une série de
questions relatives au rapport entre l’œuvre et la réalité (idéalisation vs
description réaliste), entre l’auteur et le narrateur (apparition du narrateur
impersonnel chez Flaubert), entre le narrateur et les personnages (jugement ou
observation impartiale, position de surplomb ou adoption de points de vue
intradiégétiques), questions qui ont des répercussions au niveau du style (recours
à la technique du discours indirect libre par Flaubert) et du langage (introduction
du vocabulaire scientifique et de la langue parlée, notamment le parler populaire,
par les naturalistes).
Sous ce rapport, la littérature apparaît comme un espace discursif politique.
Nelly Wolf analyse le genre romanesque comme lieu d’exploration de la
démocratie et de ses limites 56. La « démocratie interne » du roman s’observe à
trois niveaux : celui de la fiction, à travers le questionnement du contrat social
dont la mise en œuvre se heurte aux hiérarchies sociales et aux mécanismes
d’exclusion ; celui de la diction, à travers le rapprochement de la langue littéraire
et de la langue du quotidien, mais aussi la représentation de l’écart entre la
langue légitime et l’hétérogénéité linguistique des dialectes et parlers populaires,
introduit par les réalistes et les naturalistes qui les tiennent à distance en les
signalant par des guillemets ou des italiques ; celui du discours, à travers
l’expérimentation fictive du débat d’idées par le questionnement et la
confrontation de différents systèmes de valeurs, sous une forme dialogique
comme dans Jacques le fataliste de Diderot, ou dans La Tentation de l’Occident
de Malraux (voir chapitre 8), ou encore dans le roman de formation, qu’on
examinera avec Rêveuse bourgeoisie de Drieu La Rochelle (voir chapitre 6).
Cependant, l’hégémonie acquise par le paradigme scientifique à la fin du
e
XIX siècle, la monopolisation de la notion de la vérité par la science et la
division du travail d’expertise contraint les écrivains à redéfinir leur position et
leur rôle social.
Si l’affaire Dreyfus a marqué un moment d’unification du champ intellectuel
autour d’un engagement en défense de la vérité, cette unité masque le processus
de différenciation des activités intellectuelles et la concurrence entre professions
sur certains domaines de compétence, concurrence qui s’intensifie avec
l’expansion inédite des fractions intellectuelles à la fin du XIXe siècle 57. La
spécialisation de trois groupes d’experts qui se professionnalisent – les savants,
en particulier dans les sciences humaines et sociales naissantes, les journalistes
et les hommes politiques – dépossède ainsi les écrivains de certains de leurs
domaines d’intervention et de compétence : les questions morales et sociales,
l’histoire, l’écrit journalistique, la politique. D’autant que les sciences humaines
et sociales se différencient de la littérature en important le paradigme
objectiviste, de même que la presse d’information et d’investigation se distingue
de la presse d’opinion traditionnelle, qui était littéraire et politique. Le roman
historique avait été le genre privilégié de l’écriture de l’histoire nationale au
début du XIXe siècle, le roman de mœurs se réclamait de l’étude sociologique ;
or, désormais, la professionnalisation des métiers d’historien et de sociologue,
qui se démarquent de la littérature par l’importation du paradigme scientifique,
renvoie l’écrivain à l’amateurisme, sinon au dilettantisme. La vie psychique
possède désormais aussi ses experts avec la psychologie et, bientôt, la
psychanalyse. La littérature expérimentale s’est nourrie de ces nouveaux
savoirs : ainsi les surréalistes, qui ont puisé dans la psychanalyse, ainsi le
Collège de sociologie de Georges Bataille et de Michel Leiris (ce dernier étant
lui-même, rappelons-le, ethnologue). Mais ces expériences passent par la remise
en question du genre romanesque.
Et de fait, les formes romanesques connaissent à cette époque un profond
renouvellement 58. On peut distinguer deux tendances opposées, selon que prime
le souci de la vraisemblance ou celui de la vérité. Ces deux tendances se
distinguent notamment du point de vue de la conception du rapport entre l’art et
la réalité. Pour satisfaire à la vraisemblance, l’univers fictionnel recrée des
situations, des comportements et des relations sociales, à savoir un monde
conforme à celui auquel il se réfère selon des règles de probabilité ou plutôt
selon l’idée qu’on s’en fait communément. C’est ce dont parle le philosophe
Jacques Bouveresse quand il définit la littérature comme « connaissance
pratique » 59. La restitution de la vérité se fonde quant à elle sur l’observation et
le témoignage, et peut conduire à révéler des réalités qui sont des tabous sociaux.
Le premier problème qui se pose du point de vue de la vraisemblance ou de
60
la vérisimilitude est celui de la typicalité, de l’exemplarité ou de la probabilité .
Cela peut se jauger à la cohérence des actions d’un personnage et à leur
probabilité sociale. Dans leur livre sur Durkheim et le suicide, Christian
Baudelot et Roger Establet montrent que les écrivains réalistes comme Balzac et
Maupassant ont mis en scène des suicides à haute probabilité statistique
(hommes célibataires de plus de cinquante ans), à la différence de Flaubert qui
61
décrirait un suicide d’exception dans Madame Bovary (femme mariée jeune) .
On peut néanmoins leur objecter que même si le suicide d’Emma Bovary relève
plutôt d’une parodie de la littérature romantique, il s’inscrit parfaitement dans la
trame réaliste qui la conduit à la désintégration sociale et à la ruine, deux
facteurs explicatifs du suicide selon Durkheim.
Avec la constitution des sciences humaines et sociales comme disciplines
scientifiques, on observe toutefois un repli de la littérature novatrice vers les cas
atypiques ou socialement marginaux au double sens statistique et normatif (on
lui a reproché de ne parler que de « monstres »). Elle explore des cas limites qui
interrogent nos représentations ordinaires : par exemple, dans Les Caves du
Vatican de Gide, le crime parfaitement désintéressé, c’est-à-dire sans mobile,
tout en étant intentionnel, échappe à toute catégorisation juridique (c’est sans
doute pour cela d’ailleurs que Gide nomme ce livre « sotie » plutôt que
« roman »).
La vraisemblance ou la vérisimilitude est aussi produite par le « décor », la
« toile de fond » ou l’univers romanesque. Le roman réaliste s’est affirmé, on l’a
vu, par son incorporation des savoirs contemporains et sa capacité à rendre
compte du monde social et naturel, produisant ce que Barthes appellera « l’effet
de réel » 62. Sont mis à contribution les savoirs techniques ou experts (que l’on
pense aux descriptions de l’imprimerie dans Illusions perdues ou à l’opération
du pied bot dans Madame Bovary), la psychologie, ou encore l’histoire, présente
non seulement dans le roman historique mais aussi dans les romans de formation
(les événements de 1848 dans L’Éducation sentimentale ou la Grande Guerre
dans Les Thibault). Certains, comme Aragon, sont allés plus loin en construisant
le récit sur la base d’une analyse des événements historiques : l’enchaînement
des causes qui conduisent à la guerre dans Les Beaux Quartiers (voir infra).
Enfin, la vraisemblance interroge bien sûr le langage : avec l’incorporation
des classes populaires dans le roman du XIXe siècle, s’est posé le problème de
l’écart entre la langue littéraire et la langue parlée : ses manuscrits montrent que
Flaubert s’est censuré là-dessus, mais le parler populaire est introduit par les
naturalistes, Céline généralise ce principe en optant pour le courant de
63
conscience, sur lequel on reviendra ; et c’est en « néo-français », à savoir en
adoptant la syntaxe et le vocabulaire du langage parlé, dans une orthographe
phonétique, que Raymond Queneau écrira Zazie dans le métro (1959). Mais ce
matériau est soumis à un travail d’esthétisation qui confère à ces parlers
populaires ou argotiers une dimension poétique, renversant les hiérarchies
sociales qu’impose la domination linguistique 64. On retrouve cela plus
récemment dans l’œuvre d’un Patrick Chamoiseau, qui érige le créole au rang de
langue littéraire, statut qui lui était dénié 65. Autant de « coups de force »
symboliques qui bouleversent tout à la fois les conventions esthétiques et l’ordre
social. La littérature a ainsi le pouvoir de subvertir les schèmes de perception et
d’évaluation en accordant la dignité littéraire à certains objets ou à des idiomes.
Elle peut légitimer ou dévoiler ce que Pierre Bourdieu appelle la violence
symbolique 66.
Explorer la subjectivité
Parallèlement à cette emprise de l’histoire contemporaine sur le roman de
l’entre-deux-guerres, la rupture avec les techniques du roman réaliste du
e
XIX siècle s’accentue dans le cadre des recherches sur la subjectivité et le moi.
Dès l’après Première Guerre mondiale, sous l’influence d’André Gide, on assiste
à une redéfinition du roman psychologique, qui emprunte aux philosophies du
sujet, à la psychanalyse freudienne, puis à la phénoménologie (qui commence à
être introduite en France : Husserl, Kierkegaard 77) des méthodes d’exploration
de soi et de la subjectivité : introspection et observation des réalités intérieures
du moi, réflexivité. Au milieu des années 1920, le roman est déclaré moribond
par les surréalistes qui ont fait très jeunes l’expérience du front, et ont fondé leur
révolte sur le rejet de la guerre et de la propagande, dont la littérature de
témoignage participe à leurs yeux : aucun procédé réaliste ne saurait selon eux
rendre compte de l’horreur d’une guerre qui a marqué si durablement les esprits.
D’où la nécessité d’explorer l’inconscient, à l’instar de la psychanalyse, par le
rêve ou l’écriture automatique, qui révèlent la part de subjectivité échappant au
sujet conscient. Au roman qui ment, l’avant-garde surréaliste préfère des formes
expérimentales proches de la poésie. Le surréalisme opère aussi un retour au
romantisme, qui avait été discrédité, depuis le début du XXe siècle, sous l’effet
des attaques de Charles Maurras, thuriféraire du classicisme. L’opposition entre
romantisme et classicisme avait pris alors une connotation immédiatement
politique : assimilant le romantisme à la Révolution, Maurras prétendait y voir
une philosophie subjectiviste d’importation allemande, étrangère au « génie
français », dont elle aurait précipité la « décadence » 78. Contre ce fervent
défenseur de la « civilisation occidentale », les surréalistes ravivent donc le
mythe romantique de l’Orient, qu’ils réinvestissent dans l’engagement
79
anticolonialiste pendant la guerre du Rif, en 1925 (voir chapitre 8) .
La littérature moderne conteste le point de vue dominant du romancier
omniscient et omnipotent. En 1939, Jean-Paul Sartre décrétera la caducité de
cette technique narrative dans son célèbre éreintement de La Fin de la nuit de
François Mauriac, comme on l’a vu au chapitre 2 80. Inspiré des modèles anglo-
américains introduits en France dans les années 1930 – James Joyce, William
Faulkner, puis Virginia Woolf –, le courant de conscience a apporté une réponse
à la question du point de vue en l’incorporant à l’univers romanesque par
diverses techniques : récit rétrospectif, journal intime, monologue intérieur d’un
narrateur intradiégétique, ou encore changement de focalisation d’un personnage
à un autre. Ainsi, c’est désormais la subjectivité des personnages qui donne le
ton, la temporalité et la perspective du roman, au point de se transformer, dans
La Nausée (1938) de Sartre, par exemple, en une véritable phénoménologie de la
perception. Ce qui pose la question de la vérité : elle consiste ici à construire un
point de vue situé sur le monde, qui introduit une forme de relativisme.
L’adoption d’un point de vue subjectif modifie aussi le temps et l’espace
romanesques, et a des effets sur la forme et le style ainsi que sur le temps de la
narration : la première personne remplace la troisième, le présent ou le passé
composé le passé simple.
La génération postsurréaliste, notamment Raymond Queneau, Michel Leiris,
Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Nathalie Sarraute, entreprend, dès les années
1930, de nouvelles recherches formelles qui approfondissent cette exploration de
la subjectivité. Dans son premier roman, Le Chiendent (1933), Raymond
Queneau met ainsi au travail le Discours de la méthode de Descartes,
exemplifiant le principe du cogito : le personnage, qui n’est d’abord qu’une
silhouette, qu’une apparence, sans raison d’être, sans nécessité, existant
seulement dans la perception des autres, prend consistance à mesure qu’il
devient conscient de lui-même. La Nausée (1938) de Jean-Paul Sartre et
L’Étranger (1942) d’Albert Camus adoptent le même procédé d’une conscience
opaque où s’impriment toutes les impressions extérieures sans qu’elles prennent
sens, d’où le sentiment de l’absurde. L’antihéros de La Nausée, Roquentin, fait
l’expérience de la contingence et de l’absurdité de la condition humaine,
expérience nauséeuse du monde environnant, qu’il consigne dans son journal.
C’est l’écriture qui lui permet de transcender cette réalité matérielle dans
laquelle il est englué. Empruntant certains procédés aux romanciers américains
(Hemingway, Faulkner, Dos Passos), la composition et l’intrigue de ces récits
tournent le genre du roman d’aventures en dérision. La Grande Guerre, la crise
de 1929, la montée du nazisme y sont présents, mais à travers le vécu des
personnages. Le crime de Meursault, dans L’Étranger, rappelle le crime gratuit
du Lafcadio des Caves du Vatican de Gide, transplanté dans un contexte colonial
à propos duquel le roman, par le choix de la focalisation interne, demeure
ambigu.
Certains membres de la deuxième génération surréaliste – notamment
Raymond Queneau et Michel Leiris – explorent aussi, avec Georges Bataille et
Roger Caillois, les liens entre sociologie, ethnologie et littérature dans le cadre
du Collège de sociologie (1937-1939), en une tentative d’appréhender l’altérité
et les réalités refoulées d’un inconscient collectif, à travers les notions de
« sacré », de « sacrifice », de « tabous » (comme les thèmes de la sexualité et la
mort) 81.
Malgré la libéralisation de la presse et de l’imprimé qui succède à la censure
de guerre, la sexualité demeure un sujet tabou. Paru en 1920-1921 hors
commerce, dans un tirage très limité, Si le grain ne meurt d’André Gide
renouvelle le genre de l’autobiographie, littérarisé par les Confessions de Jean-
Jacques Rousseau, pour décrire la genèse de son homosexualité, sujet tabou s’il
en est (voir excursus). Inspiré de la psychanalyse freudienne, ce livre, où il
travaille à élaborer une éthique de la sincérité, lui vaut de violentes attaques de la
part de la droite catholique, comme on l’a vu au chapitre 2. Dans son sillage,
L’Âge d’homme (1939) de Michel Leiris oscille entre témoignage et confession
psychanalytique, adoptant la première personne du singulier sur le mode
autobiographique pour traiter également de la sexualité, tout en respectant
l’exigence de la « sincérité », ce qui lui confère un caractère transgressif. La
sexualité et la symbolique du fantasme sont explorées au même moment par
Georges Bataille dans des textes très confidentiels, qui ne seront connus que
dans les années 1950, comme Histoire de l’œil. C’est « ce qui excède la
possibilité de penser » (parce que tabou) qui donne un sens à la réflexion, écrit-il
dans sa Préface à Madame Edwarda (1956). Les récits de Bataille allient
érotisme, mort et rituel – Histoire de l’œil, 1928 ; Le Bleu du ciel, écrit en 1935,
publié en 1956 – comme moyens de transgression d’une parole interdite qui
donne à entrevoir l’impensable. Dans Le Bleu du ciel, qui se déroule à Barcelone
pendant l’insurrection catalane d’octobre 1934, le dispositif interdit-
transgression que figure le couple de Don Juan et du Commandeur est une
métaphore de la relation entre littérature et politique : le Commandeur représente
le communisme qui, en tant que morale supérieure, est la condition même de la
transgression, donc de la possibilité de la littérature. Le Commandeur,
symbolisant la virilité brutale du prolétariat – fantasme récurrent chez Bataille –,
est aussi celui qui inflige la jouissance par la castration 82.
La rupture avec les techniques du roman réaliste, qui passe aussi par la
relégitimation de genres marginalisés depuis la fin du XIXe siècle avec le
triomphe du roman (la poésie, le conte, l’essai), est entérinée après la guerre par
l’existentialisme, avant d’être poussée à l’extrême par le Nouveau Roman.
Qu’est-ce que la littérature engagée ?
De même que la Grande Guerre avait donné lieu, après la première vague de
romans à dimension documentaire, à une réflexion littéraire sur la condition
humaine, les leçons tirées du second conflit mondial remettent à l’ordre du jour
la morale humaniste, devant laquelle Sartre s’incline dans sa célèbre conférence
83
de 1945, « L’existentialisme est un humanisme ». Cependant, alors que la
littérature engagée d’un Aragon ou d’un Malraux était empreinte de lyrisme
révolutionnaire, la littérature existentialiste produit un effet d’objectivité en
incorporant la vision du monde subjective du narrateur à l’univers fictionnel.
Chez Sartre, les « chemins de la liberté » partent du constat nauséeux de la
contingence et de l’absurde à un renversement de cette contingence comme
principe de liberté de la conscience, qui doit matérialiser des choix. Mais ces
choix engagent la conscience dans le cadre d’une réalité historique, sociale et
intellectuelle particulière, et dès lors, c’est le théâtre qui va offrir à Sartre
l’espace propre à déployer sa conception d’une littérature engagée dans une voie
plus nettement idéologique (Les Mains sales, 1948 ; Nekrassov, 1955) 84. Pour
Camus, le sentiment de l’absurde, théorisé dans Le Mythe de Sisyphe (1942), et
illustré dans L’Étranger (1942), ne peut être dépassé que par l’expérience de la
révolte qui, seule, fait apparaître un sens (L’Homme révolté, 1951). Ce
dépassement, qui permet de fonder une morale positive, Camus l’avait éprouvé
sur le mode allégorique dans une situation-limite analogue à celle de la guerre :
l’épidémie (La Peste, 1947). Cependant, La Chute (1956) opérera un retour
critique en dénonçant le danger de l’hypocrisie de la bonne conscience. Cette
réflexion sur la condition humaine apparaît également dans l’œuvre de Simone
de Beauvoir, tant dans la fiction (Le Sang des autres, 1945) que dans les essais
(Pour une morale de l’ambiguïté, 1947), avec une application particulière à la
question de l’engagement féministe.
La théorie sartrienne de la littérature engagée répond à des problématiques
qui structuraient le champ littéraire d’avant-guerre sous la forme d’une série
d’oppositions : entre pensée et action, entre art pour l’art et littérature à thèse.
Renvoyant dos à dos l’art pour l’art et le réalisme comme postures entachées
d’irresponsabilité, cette théorie s’ancre aussi dans une conception de la
responsabilité de l’écrivain qui doit beaucoup à l’expérience de la guerre et à la
conjoncture de l’épuration 85. C’est, en effet, dans les conditions surpolitisées de
l’Occupation qu’elle voit le jour. Intitulé « La littérature, cette liberté ! »,
l’article que Sartre publie anonymement dans Les Lettres françaises clandestines
développe l’idée selon laquelle la littérature est un acte de communication, qui
requiert la liberté du lecteur. Sous ce rapport, l’art de la prose ne peut
s’accommoder de tous les régimes mais doit être solidaire du régime
démocratique, le seul où elle conserve son sens selon lui :
1. Senancour, De l’amour, cité par Paul Bénichou, Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel
laïque dans la France moderne [1973], Paris, Gallimard, 1996, p. 206.
2. Sur les différentes conceptions des effets sociaux de littérature, Gisèle Sapiro, La Responsabilité de
l’écrivain, op. cit. Le cadre législatif et les procès évoqués dans les deux premières sections de ce
chapitre y sont développés plus en détail.
3. Paul-Louis Courier, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964
[1951], p. 214.
4. Voir Gisèle Sapiro, « Une catégorie éthique de l’entendement lettré : le concept de
désintéressement », Revue Silène, 22 novembre 2017 (en ligne).
5. Voltaire, « Lettres, gens de lettres ou lettré », Dictionnaire philosophique, Paris, Imprimerie
nationale, 1994, p. 324.
6. Armand Carrel, « Essai sur la vie et les écrits de Paul-Louis Courier », texte rédigé pour la
première édition des Œuvres complètes de Paul-Louis Courier en 1829, repris in Paul-Louis Courier,
Œuvres. Pamphlets politiques et littéraires, Éditions d’Aujourd’hui, 1984, p. 33.
7. D’après les comptages du Pierre-Antoine Daru, Notions statistiques sur la librairie pour servir à la
discussion de la loi sur la presse, Paris, Firmin Didot, 1827. Voir aussi l’analyse qu’en fait David
Bellos, « La conjoncture de la production », in Roger Chartier et Henri-Jean Martin, Histoire de
l’édition française, t. II, Paris, Fayard / Cercle de la librairie, 1991, p. 733-735.
8. Philarète Chasles, « Statistique littéraire et intellectuelle de la France », Revue de Paris, 1829, dans
ibid., p. 739-740.
9. Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales. Europe XVIIe siècle-XXe siècle, Paris,
Seuil, 1998, rééd. « Points », 2001.
10. Rapport du 10 décembre 1828, reproduit in « Bibliothèque historique », Gazette littéraire. Revue
française et étrangère de la littérature, des sciences, des beaux-arts, etc., 19 août 1830, p. 586.
11. « Bibliothèque historique », Gazette littéraire…, 2 septembre 1830, p. 611.
12. Procès fait aux chansons de P.-J. Béranger, Paris, Baudouin frères, 1828, p. 148.
13. Gazette des tribunaux, 11 décembre 1828.
14. Ibid.
15. Yvonne Bellenger, « Le pamphlet avant le pamphlet : le mot et la chose », Cahiers de
l’Association internationale des études françaises, vol. 36, no 1, 1984, p. 87-96.
16. John Austin, Quand dire, c’est faire [1962], trad. Gilles Lane, Paris, Seuil, 1970, rééd. « Points »,
1991.
17. Christian Jouhaud, Mazarinades : La Fronde des mots, rééd. Paris, Aubier, 2009.
18. Voir Malesherbes, Mémoires sur la librairie [1758]. Mémoire sur la liberté de la presse [1788],
Paris, Imprimerie nationale, 1994, p. 232.
19. Ce dialogue est mis en scène dans Paul-Louis Courier, Pamphlet des pamphlets, in Œuvres
complètes, op. cit., p. 210.
20. Ibid., p. 211, 212.
21. Intervention de Nicod de Ronchaud, député du Jura, à la Chambre des députés, in M. J. Vidal et
M. E. Laurent (dir.), Archives parlementaires de 1787 à 1860. Recueil complet des débats
législatifs & politiques des chambres françaises, T. L, 13 février 1827, Paris, Imprimerie Paul Dupont,
1882, p. 537.
22. Paul-Louis Courier, Pamphlet des pamphlets, in Œuvres complètes, op. cit., p. 219.
23. Ibid., p. 218.
24. Procès de Paul-Louis Courier [1821], in Paul-Louis Courier, Œuvres complètes, op. cit., p. 99.
25. Ibid., p. 107.
26. Marc Angenot, La Parole pamphlétaire, op. cit.
27. Cité d’après Alain Dejammet, Paul-Louis Courier, Paris, Fayard, 2009, p. 451.
28. Cité d’après Jean Touchard, La Gloire de Béranger, t. II, Paris, Armand Colin, 1968, p. 155.
29. Judith Lyon-Caen, La Lecture et la Vie. Les usages du roman au temps de Balzac, Paris,
Tallandier, 2006.
30. Louis Blanc, « L’avenir littéraire », Revue du Progrès, 15 février 1839, cité par Albert Cassagne,
La Théorie de l’art pour l’art…, op. cit., p. 79.
31. Cité d’après Le Moniteur universel, 11 mars 1842. Voir aussi, sur ce procès, Le Constitutionnel,
11 mars 1842 et Journal des débats, 11 mars 1842.
32. Le procès est reproduit dans Gustave Flaubert, Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1951, p. 615-683 (« Appendice »). Sur le procès, voir Dominick LaCapra, « Madame
Bovary » on Trial, Ithaca, Cornell University Press, 1982 ; Yvan Leclerc, Crimes écrits. La littérature
en procès au XIXe siècle, Paris, Plon, 1991 ; Elisabeth Ladenson, Dirt for Art’s Sake. Books on Trial
from Madame Bovary to Lolita, Cornell University Press, 2007 ; et Gisèle Sapiro, La Responsabilité
de l’écrivain, op. cit., deuxième partie.
33. Gustave Flaubert, lettre du 30 octobre 1856 à Edma Roger des Genettes, Correspondance, t. II,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, p. 643. Sur les enjeux et luttes autour de la
notion de « réalisme », voir Anna Boschetti, « Réalisme », in Ismes, op. cit., p. 23-106.
34. Comme l’a noté Gérard Genette, « Silences de Flaubert », Figures, Paris, Seuil, 1966, p. 223-243.
35. Norbert Christian Wolf, « Ästhetische Objektivität. Goethes und Flauberts konzept des Stils »,
Poetica, vol. 34, no 1-2, 2002, p. 125-169.
36. Reproduit dans Le Moniteur, 7 avril 1847, et dans La Querelle du roman-feuilleton. Littérature,
presse et politique, un débat précurseur (1836-1848), textes réunis et présentés par Lise Dumasy,
Grenoble, Ellug, 1999, p. 108 et 109.
37. Louis Desnoyers, « Un peu d’histoire à propos de roman », Le Siècle, 5 septembre 1847, reproduit
in ibid., p. 133 pour la citation.
38. Voir notamment Dominick LaCapra, « Madame Bovary » on Trial, op. cit.
39. Je renvoie à mon analyse du roman dans La Responsabilité de l’écrivain, op. cit., p. 266 sq.
40. Et que réactualise à cette époque le philosophe Victor Cousin, Du vrai, du bien, du beau, Paris,
Didier, 1854.
41. Voir Robert Fath, Influence de la science sur la littérature française dans la deuxième moitié du
e
XIX siècle, Lausanne, Payot, 1901.
Gide note ici l’erreur qui guette sans cesse la subjectivité ou les défaillances
possibles de la mémoire, et en prévention desquelles il faut exercer une
vérification et un contrôle constants, en confrontant le souvenir aux autres
témoignages ou aux traces écrites, et par recoupements, à la manière des
scientifiques. Mais, plus encore que ce souci de vérité, il lui importe de restituer
ce souvenir erroné, qui jette là encore un pont entre l’auteur et l’enfant, et
l’expérience de la déception ou du désenchantement né du rétablissement de la
vérité factuelle.
La restitution d’un point de vue subjectif sur le monde et son objectivation
sont au cœur de l’entreprise autobiographique, et c’est la vérité de ce point de
vue que l’auteur s’est donné la charge d’évoquer avec la plus grande sincérité
possible, condition du travail d’objectivation. D’autant que – autre thème central
du livre – c’est précisément de l’écart entre l’imagination et la réalité que naît la
vocation littéraire du jeune protagoniste. On comprend mieux qu’à la réalité
banale, brute, partagée par tous, parfois tragique comme lorsque son père meurt,
l’auteur préfère le souvenir erroné ou l’imagination (il imagine ainsi que son
père n’est pas mort pour de vrai, qu’il rejoint sa mère la nuit 6), forme de
complicité avec l’enfant rêveur qu’il était, et face positive de ce qu’il juge à
d’autres moments sévèrement comme de la duplicité.
L’imagination, la rêverie, l’art (le piano) s’associent chez l’enfant à la
maladie réelle ou simulée et à l’angoisse, le Schaudern, comme autant de modes
de résistance à la rigidité et à l’arbitraire des normes sociales et morales que lui
imposent son entourage, sa mère en particulier, mais aussi le système scolaire.
Ces caractéristiques, qui fondent le sentiment de sa différence, de sa singularité,
s’accentuent après la mort du père qui introduisait une note de souplesse ou de
justification intellectuelle dans ce système. Du vivant de son père, ses parents
s’opposaient en effet sur l’éducation. Ces désaccords sous-tendent l’« habitus
7
clivé » du futur écrivain . Issus de milieux très différents – bourgeoisie
industrielle et commerciale rouennaise convertie du catholicisme au
protestantisme du côté de la mère ; bourgeoisie intellectuelle protestante et
cévenole du côté du père, grand professeur de droit descendant d’une lignée de
juristes –, ils divergeaient notamment sur l’obéissance, « [l]a mère restant d’avis
que l’enfant doit se soumettre sans chercher à comprendre, [le] père gardant
toujours une tendance à tout expliquer ». La mère le comparait « au peuple
hébreu et protestait qu’avant de vivre dans la grâce il était bon d’avoir vécu sous
la loi » (p. 16). Et même s’il pense au moment où il écrit que sa mère « était dans
le vrai », il éprouve de la tendresse pour « l’état d’insubordination fréquente et
de continuelle discussion » dans lequel il restait vis-à-vis d’elle, état qui le
rattache à la tradition d’opposition et de résistance cévenoles. Et si la notion de
pénitence est un résidu des valeurs maternelles, la tentative de se comprendre et
de s’expliquer à lui-même et aux autres, au risque de heurter le bon goût et la
morale, l’inscrit davantage dans la filiation de son père et de son ethos
intellectuel. La pénitence se mue du reste en défense, aussitôt déniée – « Ce n’est
pas ma défense, c’est mon histoire que j’écris » (p. 309) –, à la fin du récit, qui
se clôt significativement sur la mort de la mère.
Malgré l’effort de sincérité qu’il a prodigué, Gide demeure insatisfait du
résultat. Tout en considérant que « c’est, de beaucoup, [son] meilleur livre »,
Roger Martin du Gard, auquel il a fait lire cette partie dans sa première version
imprimée en 1920, lui reproche d’avoir triché en dérobant l’essentiel – sa
formation « vu du dedans », la naissance de sa vocation littéraire, etc. : « Vous
vouliez parler de vous sans fausse honte, laisser de vous une image d’une
inoubliable vérité. Vous vous êtes laissé aller au charme de vos souvenirs, à
l’agrément presque uniquement littéraire, de cette belle coulée de miel – qui est
incomparable, j’en conviens – et l’essentiel, vous l’avez escamoté sans trop vous
8
en apercevoir . » Martin du Gard blâme donc son ami de n’avoir pas été au bout
de son projet, d’avoir sacrifié la sincérité et la vérité à la littérarité. Gide a
intégré ces critiques à la fin de la première partie de l’édition :
Cette dernière phrase fait sans doute écho à sa discussion avec Proust, qui lui
a dit après avoir lu, lui aussi, la première partie de ses mémoires : « Vous pouvez
tout raconter ; mais à condition de ne jamais dire : Je 9. » Elle se réfère également
à la discussion avec Martin du Gard, dont on trouve la trace dans la même lettre,
à propos de Corydon cette fois. Pour l’auteur des Thibault, la seule manière
valable d’aborder la question de l’homosexualité n’est ni l’explication, ni la
défense : « C’est en peignant la passion avec une telle sincérité, un tel accent de
vérité, une si exacte chaleur, qu’elle s’impose comme une réalité 10. » Ce qui
renvoie, par-delà la distinction entre démontrer et montrer (qui différencie le
savant de l’écrivain), à celle entre vérité et vraisemblance. Cependant, dans la
deuxième partie de Si le grain ne meurt, qui certes va plus loin dans la
révélation, Gide oppose précisément vérité et vraisemblance pour dire que la
première surpasse la seconde, et qu’il aurait fallu atténuer, voire fausser, la vérité
pour paraître vraisemblable :
Je sais bien que certaine précision, que j’apporte ici, prête à sourire ;
il me serait aisé de l’omettre ou de la modifier dans le sens de la
vraisemblance ; mais ce n’est pas la vraisemblance que je poursuis,
c’est la vérité ; et n’est-ce point précisément lorsqu’elle est le moins
vraisemblable qu’elle mérite le plus d’être dite ? Pensez-vous que
sinon j’en parlerais ? (p. 343).
Qu’est-ce donc que la sincérité pour Gide ? Être sincère, c’est avoir
toutes les pensées, c’est leur accorder le droit d’être pour cela seul
qu’on les trouve en soi, car « rien de ce qui est en nous ne doit être
différé ». M. André Gide est de ceux qui refusent la vérité par crainte
de s’appauvrir ; il croit l’erreur plus féconde que le vrai, parce que le
vrai est un et que l’erreur est innombrable. C’est le propre du
15
dilettantisme .
1. Voir Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, « Points », 1re éd. 1975, rééd. 1996,
et Jacques Lecarme et Éliane Lecarme-Tabone, L’Autobiographie, Paris, Armand Colin, 1997.
2. Sur l’enfance de Gide, voir la biographie de Claude Martin, André Gide ou la vocation du bonheur,
t. I, 1869-1911, Paris, Fayard, 1998. Voir aussi Pierre Lepape, André Gide le Messager, Paris, Seuil,
« Biographie », 1997.
3. Les références renvoient à l’édition courante en poche : André Gide, Si le grain ne meurt, Paris,
Gallimard, « Folio », 1955.
4. Il s’agit en l’occurrence d’un risque non seulement de réprobation sociale mais de confrontation à
la justice. Alors qu’il vient d’achever ses mémoires, Maria Van Rysselberghe, « la Petite Dame »
interroge Gide sur l’éventualité de poursuites par lord Alfred Douglas, le compagnon d’Oscar Wilde,
dont il est question dans la deuxième partie, le témoignage de Gide contredisant la version
mensongère que Douglas diffuse sur la nature de ses relations avec Wilde (il nie avoir été au courant
de son homosexualité). Gide répond qu’il y a naturellement pensé, et qu’il « l’espère presque ». Aline
Mayrisch lui dit alors : « Mais on peut vous sommer de faire les preuves de ce que vous avancez. » Et
Gide de répondre : « Tant pis, je me refuserai à le faire et me laisserai condamner même à une forte
amende ; la vérité vaut bien cela. » Propos rapportés par Maria Van Rysselberghe, Les Cahiers de la
Petite Dame, t. I, 1918-1929, Paris, Gallimard, « Cahiers André Gide », 1973, p. 99.
5. Dr Laupts (pseudo. de Georges Saint-Paul), Tares et poisons, perversion et perversité sexuelles,
une enquête médicale sur l’inversion, Georges Carré, 1896. Voir Sylvie Chaperon, Les Origines de la
sexologie, 1850-1900, Paris, Audibert, 2007, p. 162-169.
6. « La croyance indistincte, indéfinissable, à je ne sais quoi d’autre, à côté du réel, du quotidien, de
l’avoué, m’habita durant nombre d’années » (p. 27).
7. Sur cette notion, voir Pierre Bourdieu, Manet, op. cit.
8. Lettre de Roger Martin du Gard à André Gide, 7 octobre 1920, in André Gide et Roger Martin du
Gard, Correspondance, I, 1913-1934, Paris, Gallimard, 1968, no 35, p. 158. C’est Martin du Gard qui
souligne. Gide fait aussi état de la conversation qu’ils ont eue deux jours plus tôt dans son Journal, t. I,
1887-1925, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, 5 octobre 1920, p. 1110 : « [Martin
du Gard] me fait part de sa déception profonde : j’ai escamoté mon sujet ; crainte, pudeur, souci du
public, je n’ai rien osé dire de vraiment intime, ni réussi qu’à soulever des interrogations… »
9. Phrase rapportée par André Gide, Journal, ibid., 14 mai 1921, p. 1124.
10. Lettre citée de Roger Martin du Gard, in André Gide et Roger Martin du Gard, Correspondance,
I, op. cit., p. 157. C’est Martin du Gard qui souligne.
11. Gide dit ainsi, à propos de La Symphonie pastorale : « C’est quand je puis dire “Je” au nom d’un
autre que je parle le mieux. Quand il s’agit de dire ma vraie pensée, c’est une abondance, un
imbroglio, une forêt vierge. » Propos rapportés dans Les Cahiers de la Petite Dame, t. I, op. cit., p. 25.
12. « Vous vous rendez bien compte que, étant donné l’idée que je me fais du roman, je n’en ai point
écrit encore. Pour moi, distinction toute personnelle et arbitraire, je conçois le roman à la manière de
Dostoïevski : une lutte de points de vue. Dans Balzac, c’est la lutte des passions, mais les personnages
ont, en somme, la même conception du bien et du mal. L’Immoraliste, La Porte étroite sont des
monographies », explique-t-il à un critique, selon les propos rapportés dans Les Cahiers de la Petite
Dame, t. I, op. cit., p. 34-35.
13. Voir l’analyse de Léon Pierre Quint, André Gide. L’homme, sa vie, son œuvre. Entretiens avec
Gide et ses contemporains, Paris, Stock, 1952, p. 78-79.
14. J’ai analysé ces attaques en détail dans La Guerre des écrivains, op. cit., chapitre II. Voir aussi le
chapitre 2 du présent ouvrage.
15. Henri Massis, Jugements, t. II, op. cit., p. 13 et 14.
16. Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., chapitre II.
17. Id., La Responsabilité de l’écrivain, op. cit.
6
Dès son premier essai politique, Mesure de la France, publié en 1922, Pierre
Drieu La Rochelle se posait comme un nouveau prophète du malheur, annonçant
la décadence de la nation. L’obsession de la décadence le conduira, douze ans
plus tard, après une longue période d’indétermination politique, à opter pour le
fascisme, puis, après la défaite de 1940, pour la Collaboration avec l’Allemagne
nazie.
L’obsession de la décadence n’a rien d’original parmi les intellectuels
français depuis la défaite de 1870 et l’avènement du régime parlementaire honni.
C’est même le thème majeur par lequel la nouvelle droite nationaliste s’est
affirmée après l’affaire Dreyfus autour de Maurice Barrès et de Charles Maurras,
thème qu’elle oppose à l’idéologie républicaine du progrès. On s’intéressera ici
aux relations entre l’histoire familiale et l’histoire nationale telles qu’elles sont
construites ou reconstruites par Drieu La Rochelle dans ses écrits à caractère
autobiographique. Si la littérature est un lieu privilégié de l’articulation du
particulier et du général, les écrits autobiographiques permettent d’interroger
plus spécifiquement les imbrications de la mémoire personnelle et de la mémoire
sociale ou de la mémoire autobiographique et de la mémoire historique, selon les
termes de Maurice Halbwachs 1. Après une évocation rapide de la place de
l’entreprise autobiographique dans l’œuvre de Drieu La Rochelle, on abordera la
reconstruction de la mémoire familiale dans deux de ses écrits, son essai
d’autobiographie intitulé État civil (1921) et son roman autobiographique
Rêveuse bourgeoisie (1937). Il s’agira de montrer les formes d’universalisation
de l’expérience particulière du déclin familial qui fondent le discours sur la
décadence nationale et, inversement, l’interprétation de l’histoire familiale à la
lumière de l’histoire nationale, qui donne un sens (une signification) à la pente
(en déclin) de la trajectoire familiale. L’indétermination identitaire, étroitement
liée au sentiment d’impuissance sociale, et la reconversion littéraire trouvent
également leur expression esthétique, comme on le montrera à travers une
lecture de Rêveuse bourgeoisie.
À part une commode qui était dans la famille depuis Louis XV, et
quelques autres objets pillés en Chine par un grand-oncle, toutes les
choses familiales venaient de magasins sans fond où on les avait
prises au hasard entre mille.
Ces choses n’avaient pas d’âme. À peine après un long usage
commençaient-elles à se frotter, à s’imprégner de notre air
particulier. Mais elles étaient périssables, s’usaient promptement et
disparaissaient de notre vie avant qu’elles aient pu s’y assimiler.
(EC, p. 81.)
J’ai pu jusqu’ici, tant bien que mal, raconter ma vie selon ce procédé
indirect. Mais maintenant, je prends ouvertement la parole. C’est moi
Geneviève, la fille de Camille et d’Agnès, qui parle. Tout cela,
c’était pour en venir à parler de moi, et d’Yves (RB, p. 259).
1. Maurice Halbwachs, La Mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997 [1950], p. 99.
2. Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, « Points », 1996 [1975], p. 41.
3. Marie Balvet, Itinéraire d’un intellectuel vers le fascisme. Drieu La Rochelle, Paris, PUF, 1984.
4. Pierre Drieu La Rochelle, Mesure de la France, suivi de Écrits, 1939-1940, Paris, Grasset, 1964
[1922].
5. Voir sa première lettre aux surréalistes parue dans La NRF ; Pierre Drieu La Rochelle, Textes
retrouvés, Monaco, Éditions du Rocher, 1992, p. 45-49.
6. Joseph Jurt, « L’engagement de Drieu et la structure du champ littéraire de l’entre-deux-guerres »,
in Marc Dambre (dir.), Drieu La Rochelle écrivain et intellectuel, Paris, Presses de la Sorbonne
nouvelle, 1995, p. 15-39.
7. Pierre Andreu et Frédéric Grover, Drieu La Rochelle, Paris, Hachette, 1979, p. 386.
8. Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., chapitre VI.
9. Pierre Drieu La Rochelle, Fragment de mémoires, 1940-1941, précédé de Robert O. Paxton, « Le
parti unique et P. Drieu La Rochelle », Paris, Gallimard, 1982.
10. Ruth Amossy, « Plaidoirie et parole testamentaire. Exorde de Drieu La Rochelle », in Nadine
Kuperty-Tsur (dir.), Écriture de soi et argumentation. Rhétorique et modèles de l’autoreprésentation,
Caen, Presses universitaires de Caen, 2000, p. 65-86.
11. Pierre Drieu La Rochelle, État civil, Paris, Éditions de la Nouvelle Revue française, 1921, p. 12-
13 (désormais EC).
12. Pierre Drieu La Rochelle, Écrits de jeunesse, 1917-1927, Paris, Gallimard, 1941, p. 7.
13. Ibid., p. 204 et 205.
14. Jacques Lecarme et Éliane Lecarme-Tabone, L’Autobiographie, Paris, Armand Colin, 1997.
15. André Gide, Si le grain ne meurt, op. cit.
16. Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Gallimard, « Tel », 1995 [1972].
17. Les références de pages renvoient à l’édition de Rêveuse bourgeoisie chez Gallimard,
« L’imaginaire », 1995. Elle sera désormais signalée par l’abréviation RB.
18. Francine Dugast-Portes, « Rêveuse bourgeoisie : une esthétique de la désillusion », in Marc
Dambre (dir.), Drieu La Rochelle écrivain et intellectuel, op. cit., p. 197-201 ; John Flower, « Drieu
La Rochelle et la crise de la société contemporaine dans Rêveuse bourgeoisie », Cahiers François
Mauriac, no 18, 1991, p. 101-113.
19. La référence à L’Éducation sentimentale de Flaubert est très claire dans Rêveuse Bourgeoisie,
comme l’a noté John Flower (ibid.). Sur les thèmes de l’indétermination et de l’impuissance dans
L’Éducation sentimentale, voir l’analyse de Pierre Bourdieu, Pierre Bourdieu, « L’Invention de la vie
d’artiste », Actes de la recherche en sciences sociales, no 2, 1975, p. 67-93, et Les Règles de l’art, op.
cit.
20. Pierre Drieu La Rochelle, Sur les écrivains, Paris, Gallimard, 1982, p. 158-159.
21. Cet aveu doit être rapproché de l’épisode que raconte Aragon, et selon lequel Drieu, qui se plaisait
à l’effet que ne manquait pas de faire la particule de son nom dans les milieux intellectuels, piqua
« une colère épouvantable » quand il apprit que Cocteau avait découvert la pharmacie de son oncle où
s’étalait le nom de Drieu La Rochelle (Aragon, Aragon parle avec Dominique Arban, Paris, Seghers,
1968, p. 105). En réalité, on ne connaît pas d’oncle pharmacien à Drieu La Rochelle, mais seulement
un grand-père, qui tint une pharmacie à Coutances jusqu’en 1878.
22. Jacques Lecarme propose une analyse de ce roman comme exprimant, chez l’auteur, la phase de
« surestimation infantile des parents », selon les termes de Freud, alors que Gilles serait fondé sur le
fantasme de l’enfant trouvé, le protagoniste ayant été élevé par un tuteur et ne connaissant pas ses
parents. Jacques Lecarme, Drieu La Rochelle ou le bal des maudits, Paris, PUF, 2001, p. 162-163.
23. Cité par Dominique Desanti, Drieu La Rochelle : le séducteur mystifié, Paris, Flammarion, 1978,
p. 17.
24. Pierre Andreu et Frédéric Grover, Drieu La Rochelle, op. cit., p. 288-289.
25. Pierre Drieu La Rochelle et Jean Paulhan, Correspondance, op. cit., no 22, p. 68.
26. Jean-Paul Sartre, Situations I. Critiques littéraires, op. cit.
27. Pierre Drieu La Rochelle, « Mauriac », art. cité, p. 243-350 (voir p. 347).
28. Francine Dugast-Portes, art. cité, p. 209.
29. Jacques Lecarme (Drieu La Rochelle, op. cit., p. 180-181) identifie aussi Geneviève comme un
double féminin de l’auteur.
30. Voir John Flower, art. cité, p. 109.
31. Agathon, Les Jeunes Gens d’aujourd’hui, op. cit.
32. Antoine Prost, Les Anciens Combattants, 1914-1940, Paris, Gallimard / Julliard, « Archives »,
1977.
33. Pierre Bourdieu, La Distinction, op. cit.
34. Luc Boltanski, « Pouvoir et impuissance : projet intellectuel et sexualité dans le journal
d’Amiel », Actes de la recherche en sciences sociales, no 5-6, 1975, p. 80-108 ; Sergio Miceli,
« Division du travail entre les sexes et division du travail de domination. Étude clinique des
Anatoliens au Brésil », Actes de la recherche en sciences sociales, no 5-6, 1975, p. 162-182.
35. Barnett Singer, « The Prison of Fascist Personality : Pierre Drieu La Rochelle », Stanford French
Review, vol. 1, no 3, 1977, p. 403-414 ; Jacques Lecarme, « “Moi, l’intellectuel”, signé Drieu », in
Jacques Deguy, L’Intellectuel et ses miroirs romanesques (1920-1960), Lille, Presses universitaires de
Lille, 1993, p. 119-148.
36. Susan Suleiman, Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, op. cit.
37. Disciple de Voltaire et de Rousseau, le père de la grand-mère de Drieu lui avait transmis les
principes ascétiques de l’Émile : « Il venait la réveiller au petit matin, la faisait laver dans l’eau glacée
et l’emmenait dans de longues expéditions à pied ». (EC, p. 52.)
38. Jacques Lecarme, Drieu La Rochelle, op. cit., p. 170.
39. Frédéric Lefèvre, « Une heure avec Pierre Drieu La Rochelle », in Une heure avec…, T. II,
Nantes, Siloë, 1997, p. 342 (1re éd. Gallimard, 1927).
40. Pierre Drieu La Rochelle, Journal, 1939-1945, op. cit., p. 483.
7
En Suisse, dans la revue Traits (no 7), paraît en mai 1942, la « Prière sur la
France » du jeune poète mauricien Loys Masson.
Le recadrage national s’opère aussi au Parti communiste. Bien qu’il ait
d’abord défini la guerre comme impérialiste pendant le temps du pacte germano-
soviétique, le Parti communiste adopte, vers mai 1941, une ligne nationale avec
le lancement du Front national pour l’indépendance de la France 21. Ce recadrage
s’inscrit dans l’esprit du congrès d’Arles de 1937, où Maurice Thorez avait
annoncé la voie nationale vers le communisme. C’est ce « vent d’Arles »
qu’évoque Aragon dans « Plus belle que les larmes », « vent » qui lui avait fait
« retrouver les couleurs de la France » 22.
Pour comprendre le rôle de la littérature dans la guerre idéologique, il ne
suffit pas de s’en tenir aux représentations qu’elle véhicule. La littérature oscille
en effet entre représentation et symbolisation. Du côté de la représentation, on
tend à postuler la transparence du langage, la primauté du signifié, on recourt
plutôt à la métonymie, tandis que du côté de la fonction de symbolisation, le
langage est opaque, il signifie, c’est le règne de la métaphore et l’attention portée
à la forme. Cette première opposition doit être articulée avec une seconde (voir
schéma ci-dessous) : la tension entre narration et expression (qui ne se résume
pas à l’opposition entre roman et poésie, car on la retrouve dans l’opposition
entre poésie épique et poésie lyrique, par exemple).
Si le problème de la rime est tout d’abord celui sur lequel j’ai voulu
m’exprimer en 1940, c’est parce que l’histoire du vers français
débute où apparaît la rime, c’est que la rime est l’élément
caractéristique qui libère notre poésie de l’emprise romaine, et en fait
la poésie française 25.
De l’allégorie au témoignage :
la littérature clandestine
Cette évolution correspond au passage d’une littérature centrée sur le thème
du refus pacifiste (Le Silence de la mer) à une littérature de combat destinée à
soutenir la lutte armée 31. Elle correspond globalement aussi – avec un décalage
dans le temps et dans l’espace – au passage à la clandestinité (qui n’a rien
d’automatique) 32. La « littérature de contrebande » trouve en effet ses limites.
Décryptée par les initiés de l’autre bord, comme Drieu La Rochelle, qui la
dénonce en septembre 1941 dans La NRF, cette pratique, trop dangereuse pour
se développer en zone Nord, se heurte bientôt à la censure en zone Sud.
« L’hymne à la liberté » de Pierre Emmanuel est refusé par la censure. Il paraîtra
à Alger, dans le recueil Jour de Colère, publié chez Edmond Charlot, dans la
collection « Fontaine » que dirige Max-Pol Fouchet :
Au mois d’août 1942, Confluences est suspendu pour deux mois en raison du
poème « Nymphée » d’Aragon, la référence à Mithridate, « vieux roi
malheureux contre qui tout conspire », et les accents révoltés ayant été décodés
sans difficulté par les censeurs. Cette suspension est censée servir d’exemple :
dans une lettre adressée à Poésie 42 et Fontaine, le ministère de l’Information
menace de sanctionner le procédé de la « contrebande » poétique 33. Aragon se
voit désormais contraint de publier sous pseudonyme. Le durcissement des
conditions de production, suite à l’extension de la juridiction nazie à la zone Sud
à partir du mois de novembre, accélère le passage à la clandestinité.
La littérature d’opposition évolue alors vers la fonction représentative. On
passe de la symbolisation à la représentation de la réalité de l’occupation et de
l’expérience subjective au témoignage. Un texte marque le passage de l’allégorie
et du mythe au « témoignage » : signé « le témoin des martyrs », il est issu des
documents sur l’exécution des otages de Chateaubriant qui ont été envoyés à
Aragon par le Parti en janvier 1942, accompagnés de ce mot de Jacques Duclos :
« Fais de cela un monument. » Après s’être heurté aux refus successifs de Gide,
de Martin du Gard et d’un troisième écrivain, il les met lui-même en forme en
février. Ce texte a été recopié et diffusé un peu partout en France et hors de
France, lu à la radio de Londres et de Boston.
« Témoigner », c’est tout d’abord « faire connaître » les crimes et exactions
de l’occupant. Sur l’exécution des otages de Chateaubriant, Pierre Seghers
compose « Octobre », son ode aux fusillés, qui paraît non signée, en 1942, dans
le troisième numéro de la revue Traits en Suisse, avant d’être reprise, sous le
pseudonyme de Louis Maste, dans le recueil L’Honneur des poètes, publié aux
Éditions de Minuit clandestines en 1943 (et où figure un autre poème sur les
otages exécutés, par Pierre Emmanuel alias Jean Amyot) :
Le vent qui pousse les colonnes de feuilles mortes
Octobre, quand la vendange est faite dans le sang
Le vois-tu avec ses fumées, ses feux, qui emporte
Le Massacre des Innocents
Ces crimes sont commis avec l’aide active de « l’État français ». Dans « Le
médecin de Villeneuve », interdit par la censure vichyste, et publié en Suisse
dans En français dans le texte, Aragon évoque une rafle de juifs à Nice à l’été
1942 (OPC, t. I, p. 896-897) :
La poésie clandestine donne aussi voix à ceux qui meurent sous la torture
sans avoir parlé, ainsi dans la « Ballade de celui qui chantait dans les supplices »
d’Aragon, publiée dans Les Lettres françaises clandestines (no 7, juin 1943) et
reprise dans L’Honneur des poètes (La Diane française, OPC, t. I, p. 1007) :
Les poètes sont des hommes qui refusent d’utiliser le langage. Or,
comme c’est dans et par le langage conçu comme une certaine
espèce d’instrument que s’opère la recherche de la vérité, il ne faut
pas s’imaginer qu’ils visent à discerner le vrai ni à l’exposer. Ils ne
songent pas non plus à nommer le monde et, par le fait, ils ne
nomment rien du tout, car la nomination implique un perpétuel
sacrifice du nom à l’objet nommé ou, pour parler comme Hegel, le
nom s’y révèle l’inessentiel, en face de la chose qui est essentielle 43.
1. Article joint aux pièces justificatives préparées par Baudelaire pour son procès, et paru dans la
Revue française du 1er septembre 1857 ; reproduite in Charles Baudelaire, Œuvres complètes, t. I, op.
cit., p. 1201.
2. Erving Goffman, Les Cadres de l’expérience, op. cit., p. 370.
3. Roger Martin du Gard, Journal, t. III, 1937-1949, Paris, Gallimard, 1993, p. 347.
4. Margaret Atack, Literature and the French Resistance, op. cit. ; James Steel, Littératures de
l’ombre, op. cit.
5. Voir notamment Christian Salmon, Storytelling : la machine à fabriquer des histoires et à formater
les esprits, Paris, La Découverte, 2007.
6. Christophe Charle, La Crise littéraire à l’époque du naturalisme, op. cit.
7. Anna Boschetti, La Poésie partout. Apollinaire, homme-époque, Paris, Seuil, « Liber », 2001 ;
Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme, op. cit. ; Marcel Raymond, De Baudelaire au surréalisme,
Paris, José Corti, 1940, rééd. 1978.
8. Voir Pierre Seghers, La Résistance et ses poètes. France, 1940-1945, Paris, Seghers, 1974 ; et « La
Poésie et la Résistance », Europe, no 543-544, 1974.
9. Francine Muel-Dreyfus, Vichy et l’éternel féminin, op. cit.
10. Voir, notamment, Philippe Amaury, Les Deux Premières Expériences d’un « ministère de
l’Information » en France, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1969 ; Laurent
Gervereau et Denis Pechanski (dir.), La Propagande sous Vichy, Paris, BDIC, 1990 ; Rita Thalmann,
La Mise au pas. Idéologie et stratégie sécuritaire dans la France occupée, Paris, Fayard, « Pour une
histoire du XXe siècle », 1991.
11. Maurice Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire (1925), Paris, Albin Michel, 1994.
12. Voir, par exemple, Daniel Halévy, Trois Épreuves, 1814, 1871, 1940, Paris, Plon, 1941, et Michel
Mohrt, Les Intellectuels face à la défaite de 1870, Paris, Corrêa, 1941 ; voir aussi l’analyse de
Francine Muel-Dreyfus, Vichy et l’éternel féminin, op. cit., p. 27 sq.
13. Aragon, « Les croisés », Le Crève-Cœur (1940), OPC, t. I, op. cit., p. 722-724.
14. Voir chapitres 4 et 5 et Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., p. 432 sq. ; sur la
Restauration, La Responsabilité de l’écrivain, op. cit., chapitre I.
15. Sur La NRF sous l’Occupation, voir Pierre Hebey, La NRF des années sombres (juin 1940-
juin 1941). Des intellectuels à la dérive, Paris, Gallimard, 1992, et Gisèle Sapiro, La Guerre des
écrivains, op. cit., chapitre VI.
16. Voir Wolfgang Babilas, « “Contre la poésie pure”. Lecture d’un poème poétologique d’Aragon »,
art. cité, p. 233-252.
17. Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit.
18. Pierre Emmanuel, « L’utilisation des mythes », Poésie 43, no 12, 1943, p. 64-65.
19. J’ai forgé ce concept pour désigner les notions qui permettent d’unifier des systèmes d’opposition
hétérogènes et de passer d’un système de classification à un autre, ainsi que je l’ai montré pour le
schème « désintéressement/utilitarisme » ; Gisèle Sapiro « Défense et illustration de “l’honnête
homme” : les hommes de lettres contre la sociologie », Actes de la recherche en sciences sociales,
no 153, 2004, p. 11-27 ; et « The concept of disinterestedness : An axiological operator », « à
paraître ».
20. Si l’on reprend la définition wébérienne de l’État comme monopole de la violence légitime.
21. Daniel Virieux, « Le Front national de lutte pour la liberté et l’indépendance de la France. Un
mouvement de Résistance. Période clandestine (mai 1941-août 1944) », thèse de doctorat, université
Paris 8, 1995, Atelier de reproduction des thèses de Lille, 5 vol.
22. Aragon, « Le vent d’Arles », L’OP, t. VII, p. 460. Voir aussi Aragon, « Maurice Thorez et la
France », L’Homme communiste, Paris, Gallimard, 1946, p. 228.
23. Le début du texte de Brecht paru dans Commune, no 32, en avril 1936, est cité par Aragon dans
« Rolland et Brecht. Pour ne pas quitter avril… », L’OP, t. VII, p. 95.
24. Aragon, « La leçon de Ribérac ou l’Europe française », Fontaine, juin 1941, OPC, t. I, op. cit.,
p. 821.
25. Aragon, « Arma virumque cano », Les Yeux d’Elsa, OPC, t. I, op. cit., p. 748.
26. Aragon, « La leçon de Ribérac… », Fontaine, juin 1941, OPC, t. I, op. cit., p. 819 n. Pour le
discours des idéologues de la « Révolution nationale » sur les femmes, voir Francine Muel-Dreyfus,
Vichy et l’éternel féminin, op. cit.
27. Pierre Emmanuel, « L’homme et le poète », Fontaine, no 19-20, 1942, p. 86-88.
28. Aragon, « Les poissons noirs ou de la réalité en poésie », introduction à la réédition du Musée
Grévin, Éd. de Minuit, 1946, OPC, t. I, op. cit., p. 915 sq.
29. Aragon, « De l’exactitude historique en poésie », OPC, t. I, op. cit., p. 864-865.
30. Pierre Emmanuel, « L’homme et le poète », art. cité, p. 87.
31. Voir sur ce point James Steel, Littératures de l’ombre, op. cit.
32. Voir Anne Simonin, Les Éditions de Minuit, op. cit., 1994.
33. Cette lettre est reproduite dans Pierre Seghers, La Résistance et ses poètes, op. cit., p. 201.
34. Jean Cassou, 33 sonnets composés au secret, Éd. de Minuit, 1944, rééd. Paris, Gallimard,
« Folio », p. 47 (p. 30-32 pour les citations d’Aragon).
35. Comme l’a analysé Margaret Atack, Literature and the French Resistance, op. cit.
36. Voir Anne Simonin, Le Déshonneur dans la République. Une histoire de l’indignité, 1791-1958,
Paris, Grasset, 2008 ; et Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain, op. cit., quatrième partie.
37. Saul Kripke, La Logique des noms propres, trad. Pierre Jacob et François Recanati, Paris, Éd. de
Minuit, 1982 [1972 et 1980].
38. Aragon, Le Roman inachevé, op. cit., p. 227.
39. Voir notamment Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy, op. cit.
40. Benjamin Péret, Le Déshonneur des poètes, op. cit., p. 23.
41. Ibid., p. 30-31.
42. Maurice Nadeau, « Réflexions sur une nouvelle génération poétique », Confluences, no 4, 1945,
p. 423-425.
43. Jean-Paul Sartre, Situations II. Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p. 63-64.
44. Voir l’anthologie Les Poètes et la guerre d’Algérie, Paris, Le Temps des cerises, 2012.
8
Malraux est le seul écrivain français du XXe siècle à être devenu ministre, si
l’on excepte les quelques mois que Jean Giraudoux a passés à la tête du
Commissariat général à l’Information pendant la drôle de guerre. Malraux
ministre se comparait à Barrès qui, lui, n’avait été que député 1. Si, au XIXe siècle,
la littérature pouvait être un marchepied vers la politique, ce n’est plus le cas au
e
XX , avec la professionnalisation des carrières d’hommes politiques sous la
Troisième République. Sous ce rapport, la trajectoire de Malraux est d’autant
plus atypique qu’il est autodidacte. Elle l’est d’ailleurs aussi dans le champ
littéraire, où la grande majorité des écrivains de sa génération ont fait des études
secondaires et supérieures 2.
Ce descendant d’une lignée de marins, d’artisans et de petits commerçants,
petit-fils d’un armateur, fils d’un remisier qui se disait courtier, et qui a
abandonné le domicile familial, a fait l’école primaire supérieure après avoir
suivi quelques cours privés à l’Institution Dugand et obtenu son certificat
d’études. Mais il n’est pas admis au lycée Condorcet et interrompt ses études
sans avoir obtenu son baccalauréat. À la différence de nombre d’écrivains, il n’a
pas reçu d’éducation classique. Son capital culturel, ce féru de lecture l’a
d’abord accumulé à la bibliothèque populaire du quartier à Bondy, où il a grandi
élevé par sa mère et sa grand-mère, puis, adolescent, dans les salles de cinéma
parisiennes, au Louvre, au musée Guimet, et en dévorant les romantiques, Hugo,
3
Dumas et Michelet, avant de s’intéresser aux cultures asiatiques .
Sa trajectoire peut être appréhendée comme un révélateur de l’évolution des
rapports entre champ littéraire et champ politique, ce qui permet en retour d’en
comprendre la singularité. La trajectoire est conçue ici selon une perspective
sociologique, à rebours de « l’illusion biographique 4 », comme une série de
positions occupées successivement dans un ou plusieurs espaces sociaux en
transformation, qui doivent être reconstitués comme des espaces des possibles
tels qu’ils se présentent à l’individu en fonction de ses dispositions et de ses
ressources (capitaux économique, culturel et social). On s’intéressera en
particulier ici aux compétences que Malraux acquiert et qui lui sont reconnues
sur les questions liées à la culture. Après un retour sur la querelle
Orient/Occident dans l’entre-deux-guerres, on évoquera l’intervention de
Malraux dans cette querelle, avec La Tentation de l’Occident, qui oppose à la
doxa de la supériorité occidentale un relativisme culturel alors très marginal en
France. Malraux se spécialise à cette époque dans les cultures dites orientales,
tout en s’intéressant à l’art et au cinéma, accumulant un capital culturel atypique
qu’il reconvertira en expertise dans le champ politique en tant que ministre des
Affaires culturelles.
La querelle Orient/Occident dans l’entre-
deux-guerres
Dans les années 1920 et 1930, avec le Cartel des gauches puis le Front
populaire, la gauche intellectuelle acquiert une plus grande légitimité sociale. La
politique devient un mode de démarcation dans le champ littéraire, où elle vient
remplacer les écoles en perte de vitesse, avec les revendications identitaires
(écrivains régionalistes, catholiques, prolétariens). C’est à travers un engagement
éthico-politique – l’anticolonialisme – que le groupe surréaliste, par exemple, est
parvenu à s’imposer dans les années 1920 5.
Le nationalisme d’extrême droite, né de l’affaire Dreyfus et incarné par la
Ligue d’Action française, se trouve confronté au lendemain de la Grande Guerre
au nouvel internationalisme incarné par la Société des nations (SDN), qui vise à
6
la pacification des relations interétatiques . Nombre d’écrivains s’y rallient, à
commencer par Paul Valéry, nommé membre du comité d’honneur de la
Commission de coopération intellectuelle de la SDN 7. En 1921 est fondé le PEN
Club en vue de rassembler les écrivains épris de paix et de liberté pour défendre
les valeurs de l’esprit contre le nationalisme.
Cet internationalisme wilsonien est concurrencé par l’internationalisme
révolutionnaire, en phase avec la IIIe Internationale communiste. Henri Barbusse
s’en fait le porte-parole dans le champ intellectuel français, par un appel publié
en 1919. L’internationalisme pacifiste est représenté par la « Déclaration de
l’indépendance de l’esprit » rédigée par Romain Rolland et parue la même
année. Reprochant aux intellectuels d’avoir mis leur art et leur science au service
des gouvernements, ce dernier les appelle à honorer la seule « vérité » tout en se
solidarisant avec « le Peuple – unique, universel […] le Peuple de tous les
hommes, tous également nos frères ». Au nationalisme d’Action française, il
oppose un internationalisme humaniste qui se rapproche du « panhumanisme »
de l’écrivain indien Rabindranath Tagore et du pacifisme de Mahatma Gandhi 8.
En 1923, Romain Rolland lance la revue Europe aux éditions Rieder, avec René
Arcos, qui explique :
Nous disons aujourd’hui Europe parce que notre vaste presqu’île,
entre l’Orient et le Nouveau Monde, est le carrefour où se rejoignent
les civilisations. Mais c’est à tous les peuples que nous nous
adressons […] dans l’espoir d’aider à dissiper les tragiques
malentendus qui divisent actuellement les hommes.
LA TENTATION DE L’OCCIDENT :
L’INTRODUCTION D’UNE VISION RELATIVISTE DES
CULTURES
OCCIDENT ORIENT
Matérialisme Spiritualisme
Agir Être
« pour être il [n’est] pas nécessaire
d’agir […] le monde vous transforme
bien plus que vous ne le
transformez », dit Ling (p. 48).
Domination Soumission
Progrès Perfection
Analyse Synthèse
« [l’esprit occidental] veut dresser
un plan de l’univers, en donner
une image intelligible, c’est-à-dire
établir entre des choses ignorées
et des choses connues une suite
de rapports susceptibles de faire
connaître celles qui étaient
jusque-là obscures » (p. 157)
Qui plus est, Malraux partage avec ses adversaires, représentés par Henri
Massis, un certain nombre de présupposés et même de valeurs, s’agissant de leur
perception du monde moderne. On trouve des deux côtés une semblable
dénonciation de l’individualisme 43, du matérialisme et de l’anarchie qui règne
dans le monde capitaliste et industrialisé ; un même rejet du rationalisme
cartésien et du scientisme que promeut l’idéologie républicaine, à travers
l’Université notamment. Et de fait, Malraux comme Massis cherchent dans la
tradition, occidentale d’un côté, orientale de l’autre, le remède aux maladies du
monde occidental moderne déshumanisé : spiritualisme, fusion du moi avec le
groupe, etc. Recensant dans La NRF un ensemble de livres qui traitent de ce
thème, Ramon Fernandez voit dans l’attirance de l’Orient l’équivalent de
l’intérêt des Français du XVIIIe siècle pour les « sauvages », qui leur permettait de
se considérer sous un œil neuf, ce qui prouve, selon lui, « qu’il y a quelque chose
de pourri dans le rayonnement occidental ». Et d’émettre la crainte que le débat
Orient/Occident aboutisse à une « liquidation générale des valeurs humaines »,
ainsi qu’il ressort de « l’échange de nihilismes » que met en scène La Tentation
de l’Occident de Malraux, de « l’échange d’impuretés » de Rien que la terre de
Paul Morand et du constat que fait Robert de Traz, dans le récit de son voyage
au Proche-Orient, de la « décadence » du monde musulman sous un déguisement
européen 44.
Cependant, le choix de l’Orient a, pour Malraux, des implications éthico-
politiques diamétralement opposées à celles de Massis. En bon représentant de
sa génération et du retour au romantisme qu’elle opère contre l’idéologie
classiciste dominante et le dogmatisme de ses aînés, Malraux, à l’instar des
surréalistes, se tourne vers l’irrationnel. Option que Massis de son côté
condamne au nom de la Raison, non pas de la raison cartésienne idéaliste et
abstraite, mais du réalisme thomiste que l’Église a adopté comme doctrine
officielle depuis la fin du XIXe siècle.
Surtout, Malraux oppose à la conception unitaire et ethnocentrique de la
Civilisation, telle que la définissent Henri Massis et l’Action française, la
reconnaissance de l’existence d’autres civilisations : « Chaque civilisation
modèle une sensibilité », écrit Ling qui, dans la même lettre, critique la
confusion occidentale entre l’idée de civilisation et celle d’ordre, ce qui
s’applique bien aux conceptions de Massis (p. 35). « Je vois dans l’Europe une
barbarie attentivement ordonnée », dit-il, expliquant que « La civilisation n’est
point chose sociale, mais psychologique ; et il n’en est qu’une qui soit vraie :
celle des sentiments », (p. 35-36). Et dans la déclaration qu’il donne aux
Nouvelles littéraires, Malraux explique :
16. Voir Pierre Bourdieu, « Le Nord et le Midi : contribution à une analyse de l’effet Montesquieu »,
Actes de la recherche en sciences sociales, no 35, 1980, p. 21-25.
17. Charles Maurras, « Le Romantisme féminin », in Charles Maurras, L’Avenir de l’intelligence ;
suivi d’Auguste Comte ; Le Romantisme féminin ; Mademoiselle Monk ; L’invocation à Minerve,
Paris, Flammarion, 1905, rééd. 1927, p. 221.
18. Paul Valéry, « La crise de l’esprit », La Nouvelle Revue française, no 71, 1919, p. 321-337. Cet
article regroupe deux lettres parues dans la revue anglaise Athenaeum les 11 avril et 2 mai 1919.
19. Ibid., p. 331.
20. Jeffrey Mehlman, « Craniometry and criticism : Notes on a Valéryan criss-cross », in Genealogies
of the Text. Literature, Psychoanalysis, and Politics in Modern France, New York / Cambridge,
Cambridge University Press, 1995, p. 11-32.
21. Bernard Groethuysen, « Lettre d’Allemagne », La NRF, no 86, 1920 et no 91, 1921, repris in
Bernard Groethuysen, Autres portraits, Paris, Gallimard, 1995, p. 171-199.
22. « Pour un parti de l’intelligence », Le Figaro, 19 juillet 1919, reproduit in ibid., p. 43-46 (souligné
dans le manifeste).
23. Jacques Maritain et Henri Massis, in Frédéric Lefebvre, Une heure avec…, Les Nouvelles
littéraires, 13 octobre 1923, repris in Frédéric Lefèvre, Une heure avec…, Paris, Éditions de la NRF,
1924, p. 60-61 (souligné dans le texte).
24. Philippe Olivera, La Politique lettrée en France, op. cit.
25. Voir Henri Massis, « Mises au point », Les Cahiers du mois, « Les appels de l’Orient », no 9-10,
1925, p. 36.
26. Serge Chassin, « La mobilisation de l’Asie », Revue des deux mondes, 1er février 1926, p. 662.
27. Ibid., p. 663. Pour preuve du caractère asiatique du bolchevisme, Chassin évoque les origines des
leaders de la révolution (ibid., p. 675).
28. Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., p. 131-135. Voir aussi chapitre 2 et l’excursus
suivant le chapitre 5 du présent ouvrage.
29. Henri Massis, Défense de l’Occident, Paris, Plon, 1927, p. 113-114 et passim. Voir aussi le livre
de Pierre Daye, Moscou dans le souffle d’Asie, Paris, Perrin, 1926.
30. Serge Chassin, « La mobilisation de l’Asie », art. cité, p. 672.
31. Marcel Landowski, « Sun-Yat-Sen, fondateur de la République chinoise », Revue des deux
mondes, 15 avril 1926, p. 800-823.
32. François Berge, « Le cahier de la rédaction », Les Cahiers du mois, février 1925, p. 337.
33. Réponse d’André Breton à l’enquête sur « Les appels de l’Orient », ibid., p. 251 et 250
respectivement.
34. Marguerite Bonnet, « L’Orient dans le surréalisme : mythe et réel », Revue de littérature
comparée, no 216, 1980, p. 417 ; voir aussi p. 421-424 ; et Norbert Bandier, Sociologie du surréalisme,
op. cit.
35. Le manifeste « Aux travailleurs intellectuels. Oui ou non condamnez-vous la guerre ? », paru dans
L’Humanité du 2 juillet 1925, est reproduit dans Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions
françaises, op. cit., p. 62-64.
36. Voir Pierre Singaravélou, L’École française d’Extrême-Orient ou l’institution des marges (1898-
1956). Essai d’histoire sociale et politique de la science coloniale, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 270.
Voir aussi Roland Lardinois, L’Invention de l’Inde. Entre ésotérisme et science, Paris, CNRS Éditions,
2007.
37. Réponse de Louis Massignon à l’enquête des Cahiers du mois, op. cit., p. 297.
38. Voir Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises, op. cit., p. 64-66.
39. Voir, par exemple, Paul Claudel, « Hangtcheou », La NRF, no 153, 1926, p. 641-643.
40. Georges Charensol, « Le Retour de Pierre Benoit », Les Nouvelles littéraires, no 194, 1926 ; ***,
« Paul Morand retour d’Orient », Les Nouvelles littéraires, no 195, 1926. Un fragment de Rien que la
terre est publié dans La NRF de janvier 1926, avant la parution du livre chez Grasset la même année.
Bouddha vivant sort l’année suivante, toujours chez Grasset.
41. « André Malraux et l’Orient », Les Nouvelles littéraires, no 198, 31 juillet 1926, repris in André
Malraux, Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, p. 113-114.
42. Lettre à Marcel Arland citée par Daniel Durosay, « La Tentation de l’Occident. Notice », in André
Malraux, Œuvres complètes, op. cit., p. 893-894.
43. Dans la déclaration qu’il donne aux Nouvelles littéraires, Malraux dit : « le premier présent de
[notre génération] c’est la proclamation de la faillite de l’individualisme, de toutes les attitudes, de
toutes les doctrines qui se justifient par l’exaltation du moi » (« André Malraux et l’Orient », art cité,
p. 114 ; souligné par Malraux).
44. Ramon Fernandez, « Retour à l’Occident », La NRF, no 158, 1926.
45. « André Malraux et l’Orient », art. cité.
46. Ibid.
47. Robert Thornberry, « L’orientalisme chez Malraux et Massis », in Christine Moatti et David
Bevan, André Malraux. Unité de l’œuvre, unité de l’homme, Colloque de Cerisy, Paris, La
Documentation française, 1989, p. 151.
48. Susan R. Suleiman, Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, op. cit., p. 165.
49. André Malraux, « Défense de l’Occident, par Henri Massis », La NRF, no 165, 1927, p. 813-818.
50. André Malraux, « Lettres étrangères », La NRF, no 189, 1929.
51. Ibid.
52. Voir Antoine Prost, Les Anciens Combattants et la société française, vol. 3, op. cit., p. 160-163 ;
voir aussi Les Anciens Combattants, 1914-1940, op. cit., p. 161.
53. Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., p. 142 sq.
54. Voir Wolfgang Klein, Commune. Revue de défense de la culture (1933-1939), Paris, Éditions du
CNRS, 1988, p. 44.
55. Voir Pascal Ory, La Belle Illusion, op. cit.
56. Voir Vincent Dubois, La Politique culturelle, op. cit.
57. Voir Mauricio Bustamante, « L’Unesco et la culture : construction d’une catégorie d’intervention
internationale, du “développement culturel” à la “diversité culturelle” », thèse de doctorat, Paris,
EHESS, 2014.
58. Didier Georgakakis, « Le Commissariat général à l’information et la drôle de guerre », in
Mélanges de l’École française de Rome. Italie et Méditerranée, t. CVIII, no 1, 1996, p. 39-54. Voir
aussi Olivier Todd, André Malraux, op. cit., p. 378-399.
59. André Malraux, « L’homme et la culture », conférence donnée à la Sorbonne le 4 novembre 1946,
sous l’égide de l’Unesco, La Politique, la culture, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1996, p. 154-155.
60. Jean Lacouture, André Malraux, une vie dans le siècle, Paris, Seuil, 1973, p. 359.
61. L’adresse paraît dans L’Express du 17 avril 1958. Voir Anne Simonin, « La littérature saisie par
l’histoire », art. cité.
62. Olivier Todd, André Malraux, op. cit., p. 381.
63. Voir Jean Lacouture, André Malraux, op. cit., p. 365-370.
64. Voir Herman Lebovics, Mona Lisa’s Escort. André Malraux and the Reinvention of French
Culture, Ithaca, Cornell University Press, 1999.
65. Cité par Olivier Todd, André Malraux, op. cit., p. 381.
66. Voir Vincent Dubois, La Politique culturelle, op. cit.
67. Malraux se désintéressait des loisirs, qu’il considérait comme relevant des affaires sociales, et
qu’il refusait de confondre avec la culture, au grand dam du chef du gouvernement Michel Debré.
Voir Charles-Louis Foulon, « Debré Michel », in Charles-Louis Foulon, Janine Mossuz-Lavau et
Michaël de Saint-Cheron, Dictionnaire Malraux, Paris, CNRS Éditions, 2011, p. 210.
68. Philippe Urfalino, L’Invention de la politique culturelle, Paris, La Documentation française,
1996 ; Herman Lebovics, Mona Lisa’s Escort, op. cit.
69. Voir Vincent Dubois, La Politique culturelle, op. cit., p. 174-175.
70. Voir Mauricio Bustamante, « Les politiques culturelles dans le monde. Comparaisons et
circulations de modèles nationaux d’action culturelle dans les années 1980 », Actes de la recherche en
sciences sociales, no 206-207, 2015, p. 156-173.
71. Voir Vincent Dubois, La Culture comme vocation, Paris, Raisons d’agir, 2013.
72. Voir Mauricio Bustamante, « L’Unesco et la culture… », thèse citée. Voir aussi Bernard Gournay,
Exception culturelle et mondialisation, Paris, Presses de Sciences Po, 2002 ; Serge Regourd,
L’Exception culturelle, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2002.
Excursus : Une mise en scène du dialogue entre
l’écrivain et le grand homme politique
Le « prophète » est uni à ceux qui ont cru en lui – « les Français » – par un lien
mystique. Malraux décrit son action dans les termes de la domination
charismatique plutôt que légale-rationnelle, suivant la classification
2
wébérienne :
Il existe une éloquence des actes, qui n’est point celle de la parole,
bien qu’elle la suscite souvent ; l’appel du 18 juin lui appartient. Et
même une mystérieuse action sur le monde, étrangère à la politique.
(p. 55).
1. Publié en 1976 en « Folio » sous le titre La Corde et les Souris, ce deuxième tome formera en
même temps, avec les Antimémoires, Le Miroir des limbes (Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1976). Sur les mémoires de Malraux, voir Jean-Louis Jeannelle, Malraux, mémoire et
métamorphose, Paris, Gallimard, 2006.
2. Sur les discours ayant construit cette représentation de de Gaulle en prophète, voir Brigitte Gaïti,
De Gaulle, prophète de la Cinquième République (1946-1962), Paris, Presses de Sciences Po, 1998.
3. Voir Jean-Louis Jeannelle, Écrire ses Mémoires au XXe siècle, op. cit.
4. Référence à une phrase du discours que Malraux a prononcé le 20 juin 1968 au Parc des
Expositions : « Nous ne sommes pas en face de besoins de réformes, mais en face d’une des crises les
plus profondes que la civilisation ait connues. » (www.assemblee-nationale.fr/histoire/andre-
malraux/discours_politique_culture/parc_expositions.asp)
ÉPILOGUE
Dépolitisation de la littérature ?
– Nous avons toujours pensé qu’on n’écrit pas pour écrire, dit
Robert. À certains moments d’autres formes d’action sont plus
urgentes.
– Pas pour vous dis-je. Vous êtes d’abord un écrivain.
– Tu sais bien que non, dit Robert avec reproche. Ce qui compte
d’abord pour moi c’est la révolution.
– Oui, dis-je. Mais le meilleur moyen que vous ayez de servir la
révolution, c’est d’écrire vos livres.
Certains de ces chapitres ont paru dans des versions antérieures et/ou dans
d’autres langues. Que Frédérique Matonti, Pascal Engel et Eva Illouz soient
remerciés pour leurs précieuses remarques sur des parties de ce travail, ainsi que
tous les relecteurs des précédentes versions. Ma gratitude va aussi, comme
toujours, à Olivier Bétourné pour le dialogue ininterrompu depuis vingt ans.
Chapitre 1 : « De l’usage des catégories de droite et de gauche dans le champ
littéraire », Sociétés & Représentations, no 11, 2001, p. 19-53 ; repris
(version abrégée) dans Jacques Le Bohec et Christophe Le Digol (dir.),
Gauche/droite. Genèse d’un clivage politique, Paris, PUF, 2012 ; traduit en
russe in Serge Zenkine (éd.), Respublica slovesnosti : Frantsia v mirovoi
intellectualnoi culture, Moscou, Novoe literaturnoe obozrenie, 2005, p. 294-
334 ; en anglais in Gillis J. Dorleijn, Ralf Grüttermeier, Liesbeth Korthals-
Altes (eds.), The Autonomy of Literature at the Fins de Siècles (1900 and
2000) : A Critical Assessment, Louvain, Peeters, 2007, p. 41-70.
Chapitre 2 : « Forms of politicization in the French literary field », Theory and
Society, no 32, 2003, p. 633-652. Repris in David Swartz et Vera Zolberg
(dir.), After Bourdieu. Influence, Critique, Elaboration, Spring Publisher,
2004 ; et « Das französiche literarische Feld : Struktur, Dynamik und
Formen der Politisierung », Berliner Journal für Soziologie, 2/04, 2004,
p. 157-171 ; traduit en russe : The Journal of Sociology and Social
Anthropology, vol. VII, no 5 (29), 2004, p. 126-143 ; et « Formes de
politisation dans le champ littéraire », in Jean Kaempfer, Sonya Florey et
Jérôme Meizoz (dir.), Formes de l’engagement littéraire (XVe-XXIe siècles),
Lausanne, Éditions Antipode, 2006, p. 118-130.
Chapitre 3 : « Figures d’écrivains fascistes », in Michel Dobry (dir.), Le Mythe
de l’allergie française au fascisme, Paris, Albin Michel, 2003, p. 195-236
(version augmentée dans le présent volume).
Chapitre 4 (hors la dernière section) : « Formes et structures de l’engagement
des écrivains communistes en France de la “drôle de guerre” à la Guerre
o
froide », Sociétés & Représentations, n 15, 2002, p. 155-176.
Chapitre 5 (première partie) : « Politique de la fiction et fictionnalisation du
politique face aux limites de la liberté d’expression », in Raison publique,
mai 2014 (en ligne).
L’excursus du chapitre 5 est extrait de : « Le principe de sincérité et l’éthique de
responsabilité de l’écrivain », in Eveline Pinto (dir.), L’Écrivain, le Savant et
le Philosophe. La littérature, entre philosophie et sciences sociales, Paris,
Publications de la Sorbonne, 2004, p. 183-202.
Chapitre 6 : « Entre le rêve et l’action : l’autobiographie romancée de Drieu
La Rochelle », Sociétés contemporaines, no 44, 2001, p. 111-128.
Chapitre 7 : « Literature’s role in framing perceptions of reality : The example of
the Second World war » in Margaret Atack and Christopher Lloyd (éd.),
Framing Narratives of the Second World War and Occupation in France,
1939-2009 : New Readings, Durham, Durham Modern Languages Series,
Manchester University Press, 2011, p. 21-36. « Poésie et propagande dans la
France occupée », Raison publique, juin 2018 (en ligne).
Chapitre 8 : « L’introduction du relativisme culturel en France : Malraux et le
débat Orient/Occident dans l’entre-deux-guerres », dans Cahiers André
Malraux, vol. 30, no 1-2, 2001, p. 70-88 ; « Malraux entre champ littéraire et
champ politique », in Martine Boyer-Weinman et Jean-Louis Jeannelle
(dir.), Signés Malraux, Paris, Garnier, 2016, p. 39-58.
Épilogue : l’analyse des écrivains de la droite radicale contemporaine est extraite
(en une version remaniée) de « Notables, esthètes et polémistes : manières
d’être un écrivain “réactionnaire” des années 1930 à nos jours », in Pascal
Durand et Sarah Sindaco (dir.), Le Discours « néoréactionnaire ».
Transgressions conservatrices, Paris, CNRS Éditions, « Culture & Société »,
p. 23-46 ; celle sur Richard Millet a paru dans Le Nouvel Observateur,
20 septembre 2012 ; et la dernière section sur la réédition des pamphlets
dans Libération, 3-4 février 2018.
Liste des schémas et tableaux