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Sémantique
des jugements de valeur
Laurent Gosselin
1. Introduction
Les modalités appréciatives et axiologiques relèvent d’une tradition
spécifiquement francophone. Elles apparaissent chez Brunot (1922 : 541 ) sous le
nom de « modalités sentimentales » et sont reprises sous l’appellation de modalités
appréciatives et/ou axiologiques par ses successeurs : Bally (1932), Culioli (1968),
Meunier (1974), Pottier (1992), Le Querler (1996, 1997), Galatanu (2002), Gosselin
(2005, 2010), Cozma (2009, 2015), entre autres. Nous montrerons qu’il peut être
utile de distinguer les deux concepts : d’une part les modalités appréciatives qui
expriment le caractère désirable ou indésirable d’un procès (état ou événement),
d’autre part les modalités axiologiques qui indiquent le caractère louable ou
blâmable d’un procès ou d’un jugement. La prise en compte de ces modalités
implique une conception « large » (cf. Le Querler1996 : 51-52, Gosselin 2010 : 5-7)
de la notion de modalité, comme celles de Brunot1 ou Bally :
Why this category has not been systematically analyzed in the work of modal notions
is unclear. Maybe it is because this meaning is hardly present in the system of modal
auxiliaries in the West European languages, which has strongly dominated the
analysis of modality. There are plenty of lexical expressions with this kind of
1
Cf. Brunot (1922 : 507).
2
meaning in these languages, however, and the category has properties which make it
quite comparable to uncontroversially modal notions.
2
Pour une mise au point récente sur l’alternance subjonctif / indicatif dans ces contextes, cf. Gosselin
(2016).
3
La catégorie des jugements évaluatifs englobe celle des jugements de valeur mais ne s’y réduit pas,
puisqu’elle contient aussi des énoncés du type « il dort longtemps », « il fait froid/chaud), etc.
3
On ne commença pas par raisonner, mais par sentir. On prétend que les hommes
inventèrent la parole pour exprimer leurs besoins ; cette opinion me paraît
insoutenable. [...] D’où peut donc venir cette origine ? Des besoins moraux, des
passions. (Rousseau, éd. 1993 : 61-62)
La question qui se pose pour le linguiste est de savoir où localiser les manifestations
de cette fonction expressive dans l’énoncé. Pour Rousseau, qui reprenait la
conception rhétorique de Lamy (éd. 1998 : 179-2364), l’expressivité se manifeste
dans le langage figuré, alors que le sens littéral serait purement référentiel. D’où le
paradoxe développé dans l’Essai sur l’origine des langues, selon lequel l’homme
aurait commencé à parler par figures :
Comme les premiers motifs qui firent parler l’homme furent des passions, ses
premières expressions furent des tropes. Le langage figuré fut le premier à naître, le
sens propre fut trouvé le dernier. (Rousseau, éd. 1993 : 63)
(4) Je (z) suis heureux pour elle (y) qu’il ait fait beau (x)
6
Pour une analyse et une proposition de définition formelle de cette notion, cf. Anscombre (2009 :
21-22).
7
Nous renonçons à la réduction à deux arguments proposée dans Gosselin (2010 : 334).
5
Soit un exemple dont l’analyse mobilise les deux types de distinctions définies ci-
dessus :
(6) Dommage pour Luci qu’ili ait réussi à prendre des vacances
8
On trouvera une étude approfondie de ces tours, et de la fausse symétrie entre heureusement et
malheureusement, dans Anscombre (2016).
9
Il aurait pu aussi s’agir de deux modalités appréciatives relatives, mais relatives à des conséquences
différentes (positives et négatives) ; ex. « Dommage pour lui qu’il ait réussi à se procurer la clef de la
cave ».
6
(7a) Une pierre jetée en l’air doit nécessairement retomber (nécessité aléthique)
(7b) Luc est doit sûrement être malade (forte probabilité épistémique)
(7c) Vous devez impérativement rentrer avant 22 heures (obligation déontique).
10
L’instance de validation correspond au « sujet modal » de Bally.
7
Instance de validation
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Il s’agit ici de l’avenir par rapport au moment de référence. Pour une explication des apparents
contre-exemples, cf. Gosselin 2015 : 8.
8
5. Structuration fonctionnelle
5.1. Modalités extrinsèques versus intrinsèques
Considérons les phrases :
Il est possible de leur adjoindre des expressions à valeur modale indiquant une
appréciation positive ou négative soit en position initiale (15a), soit en position
intégrée à la phrase (15b) :
(15a) Je suis heureux / c’est une chance / heureusement que le tyran est mort dans les
flammes.
(15b) Le tyran a eu la chance / le bonheur / de la chance d’échapper aux flammes.
A la suite de Bally (1942 : 3), on admet que, dans les deux cas (15a et b), les
modalités appréciatives appartiennent au modus, le dictum (ou contenu représenté)
étant constitué par les phrases initiales (14a,b). Cependant, les expressions
constitutives de ce dictum, loin d’être modalement neutres, sont – conformément à
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Haillet (2007 : 116-117) montre qu’en (12b) le conditionnel a une valeur atténuative (par rapport
au présent), alors qu’en (12a), il s’agit d’un conditionnel hypothétique.
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Le sentiment [ou modalité sentimentale] détermine très souvent le choix des mots,
qui, à eux seuls, dégagent une impression d’admiration, ou au contraire de dédain, de
désapprobation, etc. De là un tableau ou une croûte ; – une observation, un
avertissement et une scène, une algarade ; – un nectar et de la bibine. (Brunot, 1922 :
541)
Certains mots [...] éveillent les idées de luxe, de beauté, d’élégance, tandis que leurs
« synonymes » expriment la misère et la laideur. Une maison (qui originairement est
une demeure) peut être un château, un palais, un hôtel, une villa, un cottage, ou bien
une chaumière, une hutte, une baraque, une bicoque, une masure, un taudis. (Brunot
1922 : 581)
La modalité est aussi incorporée dans le dictum sous la forme d’un adjectif de
jugement ou d’appréciation : Cette hypothèse est fausse (= Je nie que telle ou telle
chose soit) ; Ce fruit est délicieux (= J’ai du plaisir à le manger). Un cas plus délicat
est celui où l’adjectif cumule les significations de qualité objective et d’appréciation
subjective : Ce sermon est monotone (= Je m’ennuie à écouter ce sermon parce qu’il
est uniforme). (Bally, éd. 1965, § 47)
Ainsi, dans les exemples (15a,b),le nom de tyran véhicule-t-il lui-même des
évaluations axiologique et appréciative négatives, tandis que le verbe échapper est à
la fois porteur d’une modalité appréciative positive (il est désirable d’échapper à
quelque chose), et d’une modalité appréciative négative affectée à son complément
(en l’occurrence, les flammes). Si donc l’expressivité se manifeste en une
multiplicité d’endroits dans des phrases comme (15a,b), la tâche de l’approche
modale est d’isoler différentes modalités et de préciser leur statut fonctionnel.
La première distinction oppose les modalités extrinsèques aux modalités
intrinsèques. Ces dernières sont intrinsèques aux lexèmes constitutifs du dictum. Ce
sont les seules modalités à prendre en compte dans (14a,b). Les premières sont
extrinsèques à ce dictum ; ce sont elles qui sont ajoutées en (15a,b). Il convient alors
d’opérer des distinctions supplémentaires concernant le statut fonctionnel respectif
des modalités extrinsèques et des modalités intrinsèques.
(16a) Je suis heureux / c’est une chance que le tyran soit mort dans les flammes
(16b) Je ne suis pas heureux / suis-je heureux / j’étais heureux / certainement que
j’étais heureux que le tyran soit mort dans les flammes
(16c) Ce n’est pas de chance / est-ce une chance / ce fut une chance / certainement
que c’était une chance que le tyran soit mort dans les flammes.
(17a) Heureusement / par chance / dommage que le tyran soit mort dans les flammes
(17b) Certainement que, par chance, le tyran est mort dans les flammes.
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Sur l’opposition entre modalités appréciatives intraprédicatives versus extraprédicatives, cf. Le
Querler (1997). On retrouve cette même opposition « extra / intraprédicative » sous des terminologies
variées dans la littérature sur les modalités (cf. Gosselin 2010 : 96-97).
14
Cette distinction est due à Kronning (1996, 2013). Elle est reprise par Vet (1997).
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extraprédicative intraprédicative
véridicible métaprédicat opérateur prédicatif
ex. il est heureux que p ex. avoir de la chance de Vinf
non véridicible opérateur propositionnel opérateur prédicatif transparent
ex. heureusement que p ex. avoir la chance de Vinf
2) Une modalité, au moins, est associée au lexème : professeur est porteur d’une
modalité aléthique (« X est un professeur » exprime un jugement de réalité
objectif) ; à salaud et idiot sont respectivement associées des modalités axiologique
et appréciative négatives (d’où leur emploi comme insultes), etc.
3) Le lexème assigne une modalité, au moins, à un ou plusieurs éléments qu’il régit.
Par exemple « échapper à » et « risque de » assignent une modalité appréciative
négative à leur complément, de même que « ramassis de » assigne une modalité
axiologique négative au substantif qu’il régit, même si celui-ci n’en est pas
intrinsèquement porteur :
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On remarque que ce phénomène est propre aux modalités appréciatives et axiologiques, car la
même construction avec des marqueurs de modalité épistémique (conviction, certitude), boulique
(volonté) ou déontique (obligation, permission), ne présente pas du tout les mêmes caractéristiques :
« Il n’a pas la certitude / volonté / obligation d’être élu » (la négation porte sur la modalité).
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la négation peut porter sur la modalité aléthique (« Luc n’a pas tué / pris le bien
d’autrui / dissimulé la vérité ») et/ou sur la modalité axiologique négative (il a tué,
pris le bien d’autrui, dissimulé la vérité, mais dans des circonstances telles que son
acte est justifié et ne saurait encourir de blâme, par exemple s’il a menti par
humanité). Ce double fonctionnement est confirmé par les tests syntaxiques. Les
axiologiques et appréciatifs purs peuvent apparaître en position de N1 et non de N2
dans la structure (25a)17 ; les substantifs purement aléthiques ne peuvent occuper
que la position de N2 dans cette même structure (sauf effet particulier) ; mais les
mixtes apparaissent naturellement dans les deux positions (25e,f) :
(25a) Ces N1 de N2
(25b) Ces salauds / crétins d’égyptologues / professeurs d’université
(25c) ? Ces crétins de salauds / salauds de crétins
(25d) ? Ces égyptologues de professeurs d’université
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Cette étude a été menée dans le cadre du projet NHUMA dirigé par C. Schnedecker et W.
Mihatsch. Cf. Gosselin (sous presse).
17
Cf. Milner (1978), Ruwet (1982), Flaux et Mostrov (2016).
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2) Le niveau sublexical.
Un N se laisse gloser, dans les dictionnaires, au moyen de sous-prédicats. Par
exemple château désigne une « belle et vaste demeure », rhumatisme une « affection
douloureuse des articulations ». Or ces sous-prédicats sont eux-mêmes porteurs de
modalités associées qui peuvent être de nature différente de la modalité de niveau
lexical18. Château et rhumatisme sont aléthiques au niveau lexical (on peut faire des
statistiques sur les châteaux et les rhumatismes dans des études scientifiques), mais
ils possèdent des sous-prédicats porteurs d’appréciations subjectives (belle, vaste,
douloureuse). En l’occurrence, Les adjectifs belle et douloureuse sont porteurs de
modalités appréciatives, respectivement positive et négative. Vaste porte une
modalité épistémique (un jugement de réalité subjectif). Les modalités associées au
niveau sublexical sont appelées à jouer un rôle décisif dans les discours. Pour
prendre un exemple récent longuement débattu dans la presse, les termes migrant,
réfugié, clandestin, sont tous également aléthiques au niveau lexical (à la différence
de parasite qui est axiologique et appréciatif négatif), mais ils sont porteurs de
modalités différentes au niveau sublexical : aléthique pour migrant (qui n’implique
aucun jugement de valeur), appréciatif négatif pour réfugié (à cause du sous-prédicat
victime), et axiologique négatif pour clandestin (« en situation d’illégalité »).
3) Les valeurs stéréotypiques.
Les modalités de niveau lexical ou sublexical peuvent être linguistiquement
marquées ou inférées sur la base de l’activation d’un stéréotype. Seules ces dernières
sont contextuellement annulables. Par exemple pluie ou insecte sont porteurs de
modalités appréciatives négatives au niveau lexical stéréotypique. C’est pourquoi
« il peut y avoir de la pluie / des insectes » sera paraphrasable, dans une situation
typique, par « il risque d’y avoir de la pluie / des insectes », par opposition à « il
peut y avoir des chaises ». Mais on conçoit aisément que ces modalités appréciatives
négatives sont contextuellement annulables.
Au niveau sublexical stéréotypique, un adulte sera présenté comme libre (appréciatif
positif) et responsable (axiologique positif). Ces modalités seront mobilisées dans
un énoncé comme « Sois adulte ! », qui ne saurait être interprété au seul niveau
lexical (aléthique) (cf. Aleksandrova 2013, Gosselin 2015).
18
D’où l’intérêt d’étudier les gloses dictionnairiques pour identifier les modalités associées. Cf., dans
la perspective de Galatanu, Cozma (2009).
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6. Conclusion
L’approche modale de l’expressivité conduit à structurer cette notion sous la
forme de deux concept, les modalités appréciatives et axiologiques, qui présentent
une structure interne, précisément définie, et qui s’articulent, selon des relations de
différence et de proximité, aux autres catégories modales. Leur mise en
fonctionnement dans l’énoncé est elle-même structurée par l’opposition entre
modalités extrinsèques versus intrinsèques. Chacune de ces deux catégories se
subdivise à son tour selon quatre niveaux distincts.
L’intérêt de cette approche se manifeste sur plusieurs plans. Du point de vue
philosophique, elle permet de dépasser la dichotomie exclusive entre jugements de
réalité et jugements de valeurs, mise en cause par Perelman (1970) et Putnam
(2002), ainsi que l’opposition entre descriptivisme et expressivisme (Schroeder
2008), car la plupart des énoncés, contiennent, à des niveaux fonctionnels différents,
des jugements de valeur et des jugements de réalité : des modalité appréciatives-
axiologiques et des modalités aléthiques-épistémiques.
Pour la même raison, elle permet de résoudre les difficultés posées, dans le
champ de la sémantique lexicale, par les distinctions entre connotation et dénotation
ainsi qu’entre classifiance et non classifiance (Milner 1978) : loin d’être
« inextricable » (Ruwet 1982 : 250), la combinaison de jugements de valeurs et de
jugements de réalité au sein d’un même lexème devient rigoureusement analysable
au moyen de modalités opérant à des niveaux fonctionnels différents.
Enfin, pour l’analyse des textes et des discours, automatisée ou non, cette
perspective offre l’avantage de fournir des catégories et des classifications
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Chaque niveau d’analyse doit faire l’objet de critères et de tests spécifiques (Gosselin sous presse).
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RÉFÉRENCES