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Les modalités appréciatives et axiologiques.

Sémantique
des jugements de valeur
Laurent Gosselin

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Laurent Gosselin. Les modalités appréciatives et axiologiques. Sémantique des jugements de valeur.
Cahiers de Lexicologie, 2017, 111, pp.97-119. �hal-02309110�

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1

[Version préfinale de l’article publié dans les Cahiers de Lexicologie : La


sémantique en France : Etat des lieux (II), dir. J.-Cl. Anscombre, n°111, pp. 97-119]

LES MODALITES APPRECIATIVES ET AXIOLOGIQUES


Sémantique des jugements de valeur

1. Introduction
Les modalités appréciatives et axiologiques relèvent d’une tradition
spécifiquement francophone. Elles apparaissent chez Brunot (1922 : 541 ) sous le
nom de « modalités sentimentales » et sont reprises sous l’appellation de modalités
appréciatives et/ou axiologiques par ses successeurs : Bally (1932), Culioli (1968),
Meunier (1974), Pottier (1992), Le Querler (1996, 1997), Galatanu (2002), Gosselin
(2005, 2010), Cozma (2009, 2015), entre autres. Nous montrerons qu’il peut être
utile de distinguer les deux concepts : d’une part les modalités appréciatives qui
expriment le caractère désirable ou indésirable d’un procès (état ou événement),
d’autre part les modalités axiologiques qui indiquent le caractère louable ou
blâmable d’un procès ou d’un jugement. La prise en compte de ces modalités
implique une conception « large » (cf. Le Querler1996 : 51-52, Gosselin 2010 : 5-7)
de la notion de modalité, comme celles de Brunot1 ou Bally :

La modalité est la forme linguistique d’un jugement intellectuel, d’un jugement


affectif ou d’une volonté qu’un sujet pensant énonce à propos d’une perception ou
d’une représentation de son esprit. (Bally, 1942 : 3)

On peut leur trouver un précurseur en la personne de Maïmonide, qui, dès le


XIIème siècle, introduit dans la Terminologique Logique (éd. 1982 : 36-37), manuel
de présentation de la logique aristotélicienne, les modalités du convenable, de
l’agréable et du blâmable.

Parfois, le prédicat est accompagné de quelques termes indiquant la modalité de la


liaison du prédicat au sujet ; tels que : possible, impossible, probable, nécessairement,
forcé , nécessaire, blâmable, agréable, convenable, il faut, etc. [...] Nous les appelons
modes.

Elles sont généralement ignorées des travaux anglophones consacrés aux


modalités, toutes perspectives théoriques confondues. Nuyts (2006 : 12) les évoque
cependant sous le nom de « boulomaic modality » ou d’ « emotional attitude », pour
observer, sans toutefois aller plus loin, que rien ne paraît justifier leur exclusion du
champ modal :

Why this category has not been systematically analyzed in the work of modal notions
is unclear. Maybe it is because this meaning is hardly present in the system of modal
auxiliaries in the West European languages, which has strongly dominated the
analysis of modality. There are plenty of lexical expressions with this kind of

1
Cf. Brunot (1922 : 507).
2

meaning in these languages, however, and the category has properties which make it
quite comparable to uncontroversially modal notions.

En effet, même s’il n’existe pas de semi-auxiliaire modal à valeur proprement


appréciative ou axiologique dans les langues d’Europe, ces modalités sont
exprimées par d’autres types de marqueurs, comparables aux marqueurs de modalité
épistémique : adverbes (1a,b), adjectifs (2a,b), noms (3a).

(1a) Heureusement [appréciatif] / certainement [épistémique] qu’il est là


(1b) Luc était fort heureusement / très certainement présent à cette réunion
(2a) Je suis heureux / certain qu’il soit / est là2
(2b) C’est heureux / certain qu’il soit / est là
(3) J’ai le bonheur / la certitude de le connaître.

On peut en effet reconnaître, dans chacune de ces phrases, un modus et un dictum,


au sens de Bally (1942 : 3). En (1a), par exemple, le modus (qui exprime le type de
jugement mis en œuvre) est marqué par heureusement et certainement, tandis que le
dictum, qui correspond au contenu du jugement, est constitué de la proposition « il
est là ».
Ces modalités servent à exprimer ce qu’il est convenu d’appeler des
« jugements de valeur » (Durkheim 1911, Lavelle 1951-1955). Or ces jugements de
valeur ou « jugements évaluatifs »3 font aujourd’hui l’objet d’une multitude
d’approches diverses dans le champ de la philosophie et des sciences du langage. Ils
sont au centre, actuellement,
– de la linguistique des émotions, à l’intersection de la syntaxe, de la sémantique et
de la psychologie (Chatar-Moumni. 2013, Blumenthal, Novakova et Siepmann
2014),
– de linguistique de l’évaluation (« appraisal ») au croisement de la sémantique et
de l’analyse des discours (Martin et White 2005, Asher, Benamarra et Mathieu 2009,
Jackiewicz 2014),
– de la fouille d’opinion (« opinion mining »), dans le champ du TAL et de la
linguistique informatique,
– de la rhétorique (Plantin 2011), ainsi que de la théorie de l’argumentation dans la
langue (Anscombre et Ducrot 1983) et de ses prolongements : théorie des
stéréotypes (Anscombre 2001), théorie des possibles argumentatifs (Galatanu 2002),
théorie des blocs sémantiques (Carel et Ducrot 1999),
– de la linguistique textuelle, où ils se manifestent sous forme d’isotopies (Rastier
1987), ou de « prosodie sémantique » (Sinclair 1991),
– de la philosophie morale qui développe depuis très longtemps des théories des
valeurs et des normes, et de l’expression de ces valeurs et de ces normes (Ogien
2003),
– de la philosophie des émotions (Deonna et Terroni 2008).

2
Pour une mise au point récente sur l’alternance subjonctif / indicatif dans ces contextes, cf. Gosselin
(2016).
3
La catégorie des jugements évaluatifs englobe celle des jugements de valeur mais ne s’y réduit pas,
puisqu’elle contient aussi des énoncés du type « il dort longtemps », « il fait froid/chaud), etc.
3

De façon plus générale, la mise en mots de ces jugements de valeur relève de


la « fonction expressive » ou « émotive » du langage (Bühler éd. 2009, Jakobson éd.
1963), largement minorée par la linguistique du XXème siècle (cf. Foolen 1997,
Hübler 1998, Legallois 2012), mais que Rousseau considérait comme la fonction
première et primordiale du langage :

On ne commença pas par raisonner, mais par sentir. On prétend que les hommes
inventèrent la parole pour exprimer leurs besoins ; cette opinion me paraît
insoutenable. [...] D’où peut donc venir cette origine ? Des besoins moraux, des
passions. (Rousseau, éd. 1993 : 61-62)

La question qui se pose pour le linguiste est de savoir où localiser les manifestations
de cette fonction expressive dans l’énoncé. Pour Rousseau, qui reprenait la
conception rhétorique de Lamy (éd. 1998 : 179-2364), l’expressivité se manifeste
dans le langage figuré, alors que le sens littéral serait purement référentiel. D’où le
paradoxe développé dans l’Essai sur l’origine des langues, selon lequel l’homme
aurait commencé à parler par figures :

Comme les premiers motifs qui firent parler l’homme furent des passions, ses
premières expressions furent des tropes. Le langage figuré fut le premier à naître, le
sens propre fut trouvé le dernier. (Rousseau, éd. 1993 : 63)

Cependant, une analyse linguistique plus approfondie conduit Jakobson (éd.


1963 : 214) à considérer que la « fonction émotive [...] colore à quelque degré tous
nos propos ». Il devient alors impératif de préciser quelles relations cette fonction
essentielle du langage entretient avec les formes linguistiques. C’est à cette question
que l’approche modale, en termes de modalités appréciatives et axiologiques,
apporte une réponse détaillée, que nous allons présenter dans les pages qui suivent.

2. L’approche modale de l’expressivité


L’objectif de l’approche modale, selon la tradition de Brunot (1922), Bally
(1932, 1942) et leurs successeurs (cf. supra) est d’envisager l’expressivité sous un
angle proprement linguistique, comme catégorie sémantique – et non plus comme
simple notion psychologique5. Pour ce faire, il convient d’abord, comme l’observe
Curea (2015 : 166) d’adopter une conception énonciativiste de la langue :

Un glissement est maintenant opéré du concept de sujet pensant, éminemment


psychologique, vers le sujet parlant comme source de l’énonciation. Qu’il soit ou non
exprimé, il est la source de l’acte d’énonciation ou de parole. La modalité a son
origine dans la subjectivité fondamentale de la mise en acte de la langue dans la
parole.

puis de proposer une structuration des modalités correspondant à la fonction


expressive – de façon à pouvoir analyser précisément le rôle et le fonctionnement de
4
Cf. Lamy (éd. 1998 : 181) : « Les passions ont un langage particulier. Les expressions qui sont les
caractères des passions sont appelées figures. »
5
Sur le passage des concepts d’affectivité et d’expressivité à celui de modalité chez Bally, cf. Curea
(2015 : 166, 170).
4

leur marques linguistiques. Cette structuration est opérée à deux niveaux


complémentaires :
– Au plan conceptuel, il s’agit d’intégrer l’expressivité dans le système des
catégories modales, en distinguant différents sous-types de modalités expressives
(structuration conceptuelle interne), et en précisant les relations de distinction et de
proximité conceptuelle avec les autres catégories du champ modal : modalités
aléthiques, épistémiques, déontiques ... (structuration conceptuelle externe).
– Au plan fonctionnel, la tâche est d’intégrer ces modalités à la structure syntactico-
sémantique de l’énoncé, et de définir ainsi des positions occupant différents niveaux
pour les modalités appréciatives et axiologiques.
Nous examinerons donc successivement la structuration conceptuelle, interne
et externe, puis la structuration fonctionnelle de ces modalités.

3. Structuration conceptuelle interne


Alors que certains auteurs emploient indifféremment les deux termes, nous
réservons l’appellation de « modalités appréciatives » à l’expression du désirable et
de l’indésirable, et celle de « modalités axiologiques » à l’expression du louable et
du blâmable. L’axiologique se distingue clairement de l’appréciatif par une propriété
formelle : l’auto-valorisation. Tout jugement axiologique, qu’il soit positif ou
négatif, se présente lui-même comme louable, tandis qu’un jugement appréciatif
n’est pas nécessairement tenu lui-même pour désirable. Par exemple, un sujet
considérant qu’il est blâmable de voler tiendra nécessairement pour louable
d’admettre qu’il est blâmable de voler. A l’inverse, un sujet qui déteste avoir les
pieds mouillés ne considèrera pas nécessairement qu’il est désirable de tenir pour
indésirable d’avoir les pieds mouillés. Cette distinction formelle peut être mise en
relation avec les instances de validation dont procèdent ces deux types de jugement.
Nous avons avancé l’hypothèse (Gosselin 2010 : 67-68) que les jugements
appréciatifs relèvent de la subjectivité, individuelle ou collective, alors que les
jugements axiologiques dépendent d’institutions6 (comme systèmes de conventions).
Or la spécificité des institutions est de porter des évaluations non seulement sur les
procès, mais aussi sur les jugements sur les procès : une institution dit à ses sujets
comment ils doivent se comporter, mais aussi comment ils doivent juger les
comportements. De là l’auto-valorisation des jugements axiologiques, qui sont les
jugements valorisés par l’institution même dont ils procèdent.
Par ailleurs, l’axiologique et l’appréciatif se caractérisent par des structures
actancielles différentes, comprenant respectivement deux et trois arguments. Un
procès ou un jugement (x) est louable/blâmable selon une institution (y). Un procès
(x) est (in)désirable pour quelqu’un (y), de l’avis de quelqu’un (z)7. Soit un exemple
où les trois arguments sont nettement dissociés (ce qui n’est pas toujours le cas) et
explicités :

(4) Je (z) suis heureux pour elle (y) qu’il ait fait beau (x)

6
Pour une analyse et une proposition de définition formelle de cette notion, cf. Anscombre (2009 :
21-22).
7
Nous renonçons à la réduction à deux arguments proposée dans Gosselin (2010 : 334).
5

z est le « sujet modal » (Bally) ou «l’instance de validation » (voir ci-dessous) de la


modalité ; y en est le « bénéficiaire » (Le Querler 1997 : 30), tandis que x est le
procès auquel renvoie le dictum.
Enfin, on sait depuis Aristote (Ethique à Nicomaque I, 1) que l’appréciatif et
l’axiologique peuvent être absolus ou relatifs (i.e. relatifs aux conséquences
particulières de la situation soumise à évaluation). On opposera ainsi les modalités
appréciatives absolues (5a) et relatives (5b) sur la base des généralisations qu’elles
sont susceptibles d’induire :

(5a) Heureusement, il fait beau (⇒ le beau temps est désirable)


(5b) Heureusement que j’ai pris mon blouson (≠> prendre son blouson est désirable)8.

Soit un exemple dont l’analyse mobilise les deux types de distinctions définies ci-
dessus :

(6) Dommage pour Luci qu’ili ait réussi à prendre des vacances

Cet énoncé, d’apparence paradoxale, contient deux modalités appréciatives : l’une


marquée par dommage que (qui est l’antonyme d’heureusement que), l’autre par le
coverbe réussir à. La première est négative (elle exprime l’indésirable), la seconde
positive (désirable). Selon la modalité positive (marquée par réussir à) le dictum (x :
Luc a pris des vacances) est désirable pour Luc (y) de l’avis de Luc (z). Selon la
modalité négative (dommage pour Luc que) le dictum est indésirable pour Luc (y) de
l’avis du locuteur (z). Pour que le même dictum soit jugé à la fois désirable et
indésirable pour un même bénéficiaire, il faut non seulement que les deux sources
du jugement soient différentes, mais aussi que le désirable soit de deux natures
différentes. Ici, le désirable positif est absolu, alors que l’indésirable sera interprété
comme relatif à certaines conséquences (par exemples au fait que Luc ait eu un
accident pendant les vacances)9.

4. Structuration conceptuelle externe


Pour définir précisément les relations des modalités appréciatives et
axiologiques aux autres modalités, il est indispensable de se référer à un modèle
théorique. Nous retenons la Théorie Modulaire des Modalités (Gosselin 2010). Dans
ce cadre, les modalités sont envisagées selon une conception large, comme tout
mode de validation / invalidation d’un contenu représenté. Le formalisme adopté est
emprunté à l’informatique. Il s’agit d’un formalisme orienté-objet : chaque modalité
est conçue comme un objet porteur de neuf attributs (ou paramètres), susceptibles
chacun de prendre différentes valeurs. Ces valeurs sont attribuées par un système de
règles prenant pour entrées les différents marqueurs de l’énoncé.
Parmi les paramètres constitutifs de la modalité, on distingue les paramètres
conceptuels, dont les valeurs permettent de définir les catégories et les valeurs

8
On trouvera une étude approfondie de ces tours, et de la fausse symétrie entre heureusement et
malheureusement, dans Anscombre (2016).
9
Il aurait pu aussi s’agir de deux modalités appréciatives relatives, mais relatives à des conséquences
différentes (positives et négatives) ; ex. « Dommage pour lui qu’il ait réussi à se procurer la clef de la
cave ».
6

modales, des paramètres fonctionnels, qui indiquent le mode de fonctionnement de


la modalité dans la structure syntactico-sémantique de l’énoncé.
Les paramètres conceptuels sont au nombre de trois : l’instance de validation
10
(I) , la direction d’ajustement (D) et la force de la validation (R). L’instance de
validation peut prendre trois valeurs distinctes : le réel (dans le cas des modalités
aléthiques), la subjectivité (par exemple, pour les modalités épistémiques) ou
l’institution (entre autres pour les modalités déontiques). Ainsi, dans les énoncés
suivants, le contenu du jugement est-il présenté respectivement comme validé par le
réel (7a), par une subjectivité (7b) et par une institution (7c)

(7a) Une pierre jetée en l’air doit nécessairement retomber (nécessité aléthique)
(7b) Luc est doit sûrement être malade (forte probabilité épistémique)
(7c) Vous devez impérativement rentrer avant 22 heures (obligation déontique).

Le concept de direction d’ajustement est emprunté à la pragmatique des actes


illocutoires. Il a été forgé par Searle (éd. 1982) sur la base des réflexions
d’Anscombe (éd. 2002) sur le raisonnement pratique chez Aristote. Puis il a été
étendu par Searle (éd. 1985) à l’ensemble des états mentaux intentionnels. Dans la
classification des actes illocutoires, deux orientations sont possibles : soit l’énoncé
s’ajuste au monde (valeur descriptive), soit le monde est censé s’ajuster à l’énoncé
(valeur injonctive). Qu’en est-il des actes expressifs ? Searle (éd. 1982) considère
qu’ils n’ont pas de direction d’ajustement. Cette position a été critiquée par Vernant
(1997 : 50), pour qui « si mots et monde n’ont pas de relation, l’acte de discours
perd tout sens, toute finalité ». Une solution a été proposée par Ogien (2003 : 116),
précisée dans Gosselin (2010 : 72-78) : les expressifs, et plus généralement,
l’ensemble des jugements de valeur ont une direction d’ajustement mixte,
prioritairement descriptive et secondairement injonctive. Car les énoncés porteurs de
jugements de valeurs formulent des descriptions du monde dans le but explicite
d’influer sur l’attitude à adopter à son égard (ex. « Ce fruit est délicieux », « Il serait
scandaleux d’accepter cette décision »).
Enfin la force de la relation se caractérise à la fois par une polarité (positive ou
négative) et un degré. Par exemple, une modalité appréciative pourra avoir une
orientation positive et un degré plus ou moins élevé (8a), ou une orientation
négative, avec là encore des différences de degré (8b) :

(8a) C’est pas mal / bien / formidable / merveilleux que p.


(8b) C’est dommage / malheureux / épouvantable que p.

Les paramètres I (instance de validation) et D (direction d’ajustement)


suffisent à définir les catégories modales (aléthique, épistémique, appréciatif, etc.).
Le paramètre F (force de la relation) permet de préciser la valeur modale, dans le
cadre de chacune de ces catégories (par exemple, pour le déontique : l’obligatoire, le
permis, le facultatif et l’interdit ; pour l’épistémique : le certain, le probable, le
contestable et l’exclu, etc.).

10
L’instance de validation correspond au « sujet modal » de Bally.
7

Les catégories modales définies au moyen des paramètres I et F correspondent


à différents types de jugements (parmi lesquels les jugements de valeur associés aux
modalités appréciatives et axiologiques). Soit le classement proposé :

Catégorie Instance de Direction type de jugement


modale validation d’ajustement
aléthique réel descriptive jugement de réalité présenté comme objectif
épistémique subjectivité descriptive jugement de réalité subjectif
appréciative subjectivité mixte jugement de valeur subjectif : désirable /
indésirable
axiologique institution mixte jugement de valeur institutionnel : louable
/ blâmable
boulique subjectivité injonctive jugement injonctif subjectif : expression
d’une volonté, d’un refus
déontique institution injonctive jugement injonctif institutionnel : expression
d’une obligation, permission, interdiction

Tableau 1 : catégories modales et types de jugements

Cette classification permet de préciser les relations de proximité conceptuelle


entre modalités, selon les valeurs des paramètres qu’elles partagent. Si les modalités
appréciatives et axiologiques n’ont rien en commun avec les modalités aléthiques,
elles partagent certaines valeurs avec les autres modalités, et en particulier avec les
modalités bouliques et déontiques, comme le montre le tableau 2.

Direction injonctive boulique déontique


d’ajustement mixte appréciative axiologique
subjectivité institution

Instance de validation

Tableau 2 : relations de proximité conceptuelle entre catégories modales

La différence fondamentale entre le boulique-déontique d’une part, et


l’appréciatif-axiologique de l’autre, tient au fait qu’en vertu de leurs directions
d’ajustement injonctive, impliquant la précédence de l’énoncé sur l’état du monde
censé s’y conformer, ces modalités bouliques-déontiques ne peuvent concerner que
des situations situées dans l’avenir11, alors que les modalités appréciatives-
axiologiques peuvent aussi bien concerner le présent et le passé. On observe ainsi le
contraste entre (9a) / (10a), et (9b) / (10b) :

(9a) ?* Je veux qu’il soit venu hier (boulique)


(9b) Je suis content qu’il soit venu hier (appréciatif)
(10a) ?* Il doit / est dans l’obligation d’être venu hier (déontique)
(10b) C’est bien / remarquable qu’il soit venu hier (axiologique).

11
Il s’agit ici de l’avenir par rapport au moment de référence. Pour une explication des apparents
contre-exemples, cf. Gosselin 2015 : 8.
8

Cependant, lorsque cette discrimination temporelle ne s’impose pas, les


relations de proximité conceptuelles illustrées par le tableau 2 peuvent donner lieu à
des relations de quasi-paraphrase entre propositions modalisées au moyen de
marqueurs de modalités axiologiques ou déontiques (11a,b), appréciatives ou
bouliques (12a,b), ou à une indétermination entre modalités appréciatives et
axiologiques (13).

(11a) C’est mal de parler en mangeant (axiologique)


(11b) Il ne faut pas parler en mangeant (déontique)
(12a) J’aimerais / cela me ferait plaisir que vous veniez samedi (appréciatif)
(12b) Je voudrais que vous veniez samedi (boulique)12
(13) C’est atroce de faire ça (appréciatif et/ou axiologique).

L’indétermination, fréquente, entre l’appréciatif et l’axiologique provient de


deux principes distincts :
a) on considère ordinairement, de nos jours, qu’il est blâmable (axiologique) de faire
souffrir (appréciatif) ;
b) un « bon sujet » pour une institution doit tenir pour désirable ce que l’institution
pose comme louable, et prendre en aversion ce qu’elle pose pour blâmable.
Au total, l’analyse des jugements de valeur sous forme de modalités
appréciatives et axiologiques, dans le cadre de la Théorie Modulaire des Modalités,
permet à la fois de préciser leur spécificité (liée à la direction d’ajustement mixte),
leurs différences entre elles (dues à la différence d’instances de validation) et leurs
relations de proximité conceptuelles avec les autres catégories modales.

5. Structuration fonctionnelle
5.1. Modalités extrinsèques versus intrinsèques
Considérons les phrases :

(14a) Le tyran est mort dans les flammes


(14b) Le tyran a échappé aux flammes.

Il est possible de leur adjoindre des expressions à valeur modale indiquant une
appréciation positive ou négative soit en position initiale (15a), soit en position
intégrée à la phrase (15b) :

(15a) Je suis heureux / c’est une chance / heureusement que le tyran est mort dans les
flammes.
(15b) Le tyran a eu la chance / le bonheur / de la chance d’échapper aux flammes.

A la suite de Bally (1942 : 3), on admet que, dans les deux cas (15a et b), les
modalités appréciatives appartiennent au modus, le dictum (ou contenu représenté)
étant constitué par les phrases initiales (14a,b). Cependant, les expressions
constitutives de ce dictum, loin d’être modalement neutres, sont – conformément à

12
Haillet (2007 : 116-117) montre qu’en (12b) le conditionnel a une valeur atténuative (par rapport
au présent), alors qu’en (12a), il s’agit d’un conditionnel hypothétique.
9

l’analyse de Brunot et Bally – elles-mêmes porteuses de modalités appréciatives et


axiologiques. En effet, contrairement à ce qu’affirme Ducrot (1993 : 112), la notion
de dictum n’implique nullement que le contenu représenté soit conçu comme faisant
l’objet d’une description objective. De fait, Bally, à la suite de Brunot, admettait la
présence de modalités appréciatives marquées par les lexèmes qui composent le
dictum :

Le sentiment [ou modalité sentimentale] détermine très souvent le choix des mots,
qui, à eux seuls, dégagent une impression d’admiration, ou au contraire de dédain, de
désapprobation, etc. De là un tableau ou une croûte ; – une observation, un
avertissement et une scène, une algarade ; – un nectar et de la bibine. (Brunot, 1922 :
541)

Certains mots [...] éveillent les idées de luxe, de beauté, d’élégance, tandis que leurs
« synonymes » expriment la misère et la laideur. Une maison (qui originairement est
une demeure) peut être un château, un palais, un hôtel, une villa, un cottage, ou bien
une chaumière, une hutte, une baraque, une bicoque, une masure, un taudis. (Brunot
1922 : 581)

La modalité est aussi incorporée dans le dictum sous la forme d’un adjectif de
jugement ou d’appréciation : Cette hypothèse est fausse (= Je nie que telle ou telle
chose soit) ; Ce fruit est délicieux (= J’ai du plaisir à le manger). Un cas plus délicat
est celui où l’adjectif cumule les significations de qualité objective et d’appréciation
subjective : Ce sermon est monotone (= Je m’ennuie à écouter ce sermon parce qu’il
est uniforme). (Bally, éd. 1965, § 47)

Ainsi, dans les exemples (15a,b),le nom de tyran véhicule-t-il lui-même des
évaluations axiologique et appréciative négatives, tandis que le verbe échapper est à
la fois porteur d’une modalité appréciative positive (il est désirable d’échapper à
quelque chose), et d’une modalité appréciative négative affectée à son complément
(en l’occurrence, les flammes). Si donc l’expressivité se manifeste en une
multiplicité d’endroits dans des phrases comme (15a,b), la tâche de l’approche
modale est d’isoler différentes modalités et de préciser leur statut fonctionnel.
La première distinction oppose les modalités extrinsèques aux modalités
intrinsèques. Ces dernières sont intrinsèques aux lexèmes constitutifs du dictum. Ce
sont les seules modalités à prendre en compte dans (14a,b). Les premières sont
extrinsèques à ce dictum ; ce sont elles qui sont ajoutées en (15a,b). Il convient alors
d’opérer des distinctions supplémentaires concernant le statut fonctionnel respectif
des modalités extrinsèques et des modalités intrinsèques.

5.2. Structuration fonctionnelle des modalités extrinsèques


Deux critères sont à prendre en compte pour structurer le champ des modalités
extrinsèques : a) ce sur quoi porte la modalité (uniquement le prédicat ou la
proposition tout entière), b) ce qui peut porter sur la modalité (l’interrogation, la
négation, le temps, une autre modalité ...). Le premier critère conduit à dissocier les
modalités intraprédicatives (qui ne portent que sur le prédicat avec lequel elles
constituent un prédicat complexe), des modalités extraprédicatives (qui affectent la
10

proposition, prise globalement)13. Le second permet d’opposer les modalités


véridicibles (qui peuvent être niées, interrogées, affectées d’un temps différent du
présent actuel, etc.) aux modalités non véridicibles (qui n’offrent aucune de ces
possibilités)14. Ces deux critères sont complémentaires et ne se recouvrent pas. De là
quatre statuts possibles pour les modalités extrinsèques. Elles peuvent être :
1) Extraprédicative et véridicible : elles ont alors le statut de métaprédicat

(16a) Je suis heureux / c’est une chance que le tyran soit mort dans les flammes
(16b) Je ne suis pas heureux / suis-je heureux / j’étais heureux / certainement que
j’étais heureux que le tyran soit mort dans les flammes
(16c) Ce n’est pas de chance / est-ce une chance / ce fut une chance / certainement
que c’était une chance que le tyran soit mort dans les flammes.

2) Extraprédicative et non véridicible : opérateur propositionnel

(17a) Heureusement / par chance / dommage que le tyran soit mort dans les flammes

Ces expressions ne supportent ni la négation, ni l’interrogation, ni d’être dans la


portée d’une modalité épistémique (« *certainement qu’heureusement que ... »), et
lorsque cette modalité épistémique est syntaxiquement possible, elle affecte
directement le contenu représenté et non la modalité appréciative extrinsèque :

(17b) Certainement que, par chance, le tyran est mort dans les flammes.

3) Intraprédicative et véridicible : opérateur prédicatif

(18a) Le tyran a eu de la chance d’échapper aux flammes


(18b) Le tyran n’a pas eu de chance, a-t-il eu de la chance / a certainement eu de la
chance d’échapper aux flammes
(18c) Le tyran a / avait / eut / aura eu de la chance d’échapper aux flammes.

On observe en outre qu’avec le statut intraprédicatif de la modalité appréciative, le


bénéficiaire de l’appréciatif est l’individu désigné par le sujet de la phrase (la
modalité est « participant-oriented »), alors qu’avec le statut extraprédicatif, c’est le
locuteur ou la collectivité qu’il représente qui, par défaut, constituent ce bénéficiaire
(la modalité est « speaker-oriented »). Pour que le bénéficiaire en soit le sujet, il est
nécessaire qu’il soit explicité (« heureusement pour lui, le tyran ... »).

4) Intraprédicative et non véridicible : opérateur prédicatif transparent

(19) Le tyran a eu la chance / le bonheur d’échapper aux flammes.

13
Sur l’opposition entre modalités appréciatives intraprédicatives versus extraprédicatives, cf. Le
Querler (1997). On retrouve cette même opposition « extra / intraprédicative » sous des terminologies
variées dans la littérature sur les modalités (cf. Gosselin 2010 : 96-97).
14
Cette distinction est due à Kronning (1996, 2013). Elle est reprise par Vet (1997).
11

L’expression « avoir la chance de » est clairement intraprédicative, car elle contraint


le choix du sujet de la prédication. On ne peut, par exemple, l’insérer en (20b)
contrairement à (20a) :

(20a) Pierre rencontre / a la chance de rencontrer Marie à Lyon


(20b) La Saône rencontre / ?? a la chance de rencontrer le Rhône à Lyon.

Pourtant, en cas d’insertion de la négation, de l’interrogation, d’un temps différent,


ou d’un adverbe épistémique, ces éléments affectent directement le contenu (en
l’occurrence le prédicat) et non la modalité appréciative :

(21) Le tyran n’a pas eu la chance / a-t-il eu la chance / aura la chance / a


certainement eu la chance d’échapper aux flammes (≈ le tyran n’a pas échappé aux
flammes et ça a été une chance pour lui, etc. )15.

Soit, pour résumer, le tableau 3 des quatre niveaux de modalités extrinsèques :

extraprédicative intraprédicative
véridicible métaprédicat opérateur prédicatif
ex. il est heureux que p ex. avoir de la chance de Vinf
non véridicible opérateur propositionnel opérateur prédicatif transparent
ex. heureusement que p ex. avoir la chance de Vinf

Tableau 3 : les quatre niveaux de modalités extrinsèques

5.3. Structuration fonctionnelle des modalités intrinsèques


Les modalités intrinsèques sont les modalités marquées par les lexèmes
constitutifs du dictum. On admet que tout lexème marque au moins une modalité.
Quatre types de situations doivent être distingués :
1) Le lexème dénote une valeur modale. Exemples :

(22) C’est un plaisir (axiologique positif) / une possibilité (aléthique ou épistémique) /


un devoir (déontique) / une certitude (épistémique).

2) Une modalité, au moins, est associée au lexème : professeur est porteur d’une
modalité aléthique (« X est un professeur » exprime un jugement de réalité
objectif) ; à salaud et idiot sont respectivement associées des modalités axiologique
et appréciative négatives (d’où leur emploi comme insultes), etc.
3) Le lexème assigne une modalité, au moins, à un ou plusieurs éléments qu’il régit.
Par exemple « échapper à » et « risque de » assignent une modalité appréciative
négative à leur complément, de même que « ramassis de » assigne une modalité
axiologique négative au substantif qu’il régit, même si celui-ci n’en est pas
intrinsèquement porteur :

15
On remarque que ce phénomène est propre aux modalités appréciatives et axiologiques, car la
même construction avec des marqueurs de modalité épistémique (conviction, certitude), boulique
(volonté) ou déontique (obligation, permission), ne présente pas du tout les mêmes caractéristiques :
« Il n’a pas la certitude / volonté / obligation d’être élu » (la négation porte sur la modalité).
12

(23) ramassis de fonctionnaires internationaux (F. Nourissier, Lettre à mon chien,


1975 : 150) / athées (E. Sue, Le juif errant, 1845 : 668) / paysans, manœuvres (E.
About, Le nez d’un notaire, 1862 : 8) / juifs, laquais (A. Glatigny, Le fer rouge,
1870 : 29) / chanteurs, échotiers de journaux (Huysmans, Marthe : histoire d’une
fille, 1876 : 92), etc. (exemples recueillis dans Frantext).

4) Le lexème suppose un scénario modal (Gosselin 2015 : 38-44), i.e. un


enchaînement stéréotypique d’actions et de situations auxquelles sont assignées des
modalités. Par exemple, le substantif vengeance et le verbe se venger impliquent un
enchaînement d’actions indésirables pour leurs bénéficiaires (typiquement, X a
commis une action indésirable pour Y, qui est conduit à son tour à commettre, en
retour, une action indésirable pour X).
Dans le cas des modalités appréciatives associées (situation n°2) à un verbe ou
un substantif déverbal, il est indispensable de mettre en relation la structure
actancielle du verbe avec celle du désirable (cf. supra, § 3). Par exemple, « X
s’amuse de Y » renvoie à un procès désirable pour X (qui est à la fois le bénéficiaire
et l’instance de validation du désirable) ; « X ennuie Y » désigne un procès
indésirable pour Y ; « X protège Y de Z » réfère à un procès désirable pour Y et
assigne une valeur indésirable à Z relativement à Y ».
En étudiant plus particulièrement les noms d’humains16, nous avons été amené
à distinguer différents niveaux au sein de la structure modale du nom :
1) Le niveau lexical.
Un N est porteur d’une modalité associée (ex. charpentier et professeur sont
aléthiques, tandis que salaud est axiologique négatif et que crétin est appréciatif
négatif), ou de plusieurs modalités distinctes. Ainsi assassin, voleur, menteur sont-
ils porteurs à la fois d’une modalité aléthique et d’une modalité axiologique
négative. De sorte que dans les phrases

(24) Luc n’est pas un assassin / voleur / menteur

la négation peut porter sur la modalité aléthique (« Luc n’a pas tué / pris le bien
d’autrui / dissimulé la vérité ») et/ou sur la modalité axiologique négative (il a tué,
pris le bien d’autrui, dissimulé la vérité, mais dans des circonstances telles que son
acte est justifié et ne saurait encourir de blâme, par exemple s’il a menti par
humanité). Ce double fonctionnement est confirmé par les tests syntaxiques. Les
axiologiques et appréciatifs purs peuvent apparaître en position de N1 et non de N2
dans la structure (25a)17 ; les substantifs purement aléthiques ne peuvent occuper
que la position de N2 dans cette même structure (sauf effet particulier) ; mais les
mixtes apparaissent naturellement dans les deux positions (25e,f) :

(25a) Ces N1 de N2
(25b) Ces salauds / crétins d’égyptologues / professeurs d’université
(25c) ? Ces crétins de salauds / salauds de crétins
(25d) ? Ces égyptologues de professeurs d’université

16
Cette étude a été menée dans le cadre du projet NHUMA dirigé par C. Schnedecker et W.
Mihatsch. Cf. Gosselin (sous presse).
17
Cf. Milner (1978), Ruwet (1982), Flaux et Mostrov (2016).
13

(25e) Ces menteurs de professeurs d’université


(25f) Ces salauds / crétins de menteurs

2) Le niveau sublexical.
Un N se laisse gloser, dans les dictionnaires, au moyen de sous-prédicats. Par
exemple château désigne une « belle et vaste demeure », rhumatisme une « affection
douloureuse des articulations ». Or ces sous-prédicats sont eux-mêmes porteurs de
modalités associées qui peuvent être de nature différente de la modalité de niveau
lexical18. Château et rhumatisme sont aléthiques au niveau lexical (on peut faire des
statistiques sur les châteaux et les rhumatismes dans des études scientifiques), mais
ils possèdent des sous-prédicats porteurs d’appréciations subjectives (belle, vaste,
douloureuse). En l’occurrence, Les adjectifs belle et douloureuse sont porteurs de
modalités appréciatives, respectivement positive et négative. Vaste porte une
modalité épistémique (un jugement de réalité subjectif). Les modalités associées au
niveau sublexical sont appelées à jouer un rôle décisif dans les discours. Pour
prendre un exemple récent longuement débattu dans la presse, les termes migrant,
réfugié, clandestin, sont tous également aléthiques au niveau lexical (à la différence
de parasite qui est axiologique et appréciatif négatif), mais ils sont porteurs de
modalités différentes au niveau sublexical : aléthique pour migrant (qui n’implique
aucun jugement de valeur), appréciatif négatif pour réfugié (à cause du sous-prédicat
victime), et axiologique négatif pour clandestin (« en situation d’illégalité »).
3) Les valeurs stéréotypiques.
Les modalités de niveau lexical ou sublexical peuvent être linguistiquement
marquées ou inférées sur la base de l’activation d’un stéréotype. Seules ces dernières
sont contextuellement annulables. Par exemple pluie ou insecte sont porteurs de
modalités appréciatives négatives au niveau lexical stéréotypique. C’est pourquoi
« il peut y avoir de la pluie / des insectes » sera paraphrasable, dans une situation
typique, par « il risque d’y avoir de la pluie / des insectes », par opposition à « il
peut y avoir des chaises ». Mais on conçoit aisément que ces modalités appréciatives
négatives sont contextuellement annulables.
Au niveau sublexical stéréotypique, un adulte sera présenté comme libre (appréciatif
positif) et responsable (axiologique positif). Ces modalités seront mobilisées dans
un énoncé comme « Sois adulte ! », qui ne saurait être interprété au seul niveau
lexical (aléthique) (cf. Aleksandrova 2013, Gosselin 2015).

De là quatre niveaux de modalités intrinsèquement associées aux lexèmes


(tableau 4), auxquels peuvent se manifester des modalités appréciatives et
axiologiques.

18
D’où l’intérêt d’étudier les gloses dictionnairiques pour identifier les modalités associées. Cf., dans
la perspective de Galatanu, Cozma (2009).
14

lexical linguistique lexical stéréotypique


ex. idiot (appréciatif) ; salaud ex. insecte (appréciatif) ; pluie / soleil
(axiologique) ; menteur (aléthique + (appréciatif)
axiologique)
sublexical linguistique sublexical stéréotypique
ex. réfugié (migrant aléthique + ex. adulte (libre appréciatif + responsable
victime appréciatif) ; clandestin axiologique)
(migrant aléthique + illégal
axiologique)

Tableau 4 : quatre niveaux de modalités instrinsèquement associées aux lexèmes19

Précisons enfin que la structure actancielle du désirable doit être prise en


compte pour caractériser les modalités associées aux noms. Le bénéficiaire peut être
le sujet qualifié par le nom (ex. victime) ou les sujets susceptibles d’entrer en
relation avec lui (assassin). Certain noms sont mixtes de ce point de vue (il est
indésirable d’être et d’entrer en relation avec un abruti). D’autre part, certains noms
servent à qualifier les individus désignés comme sources du jugement appréciatif
(ex. anglophile/phobe), d’autres qualifient l’individu à la fois comme bénéficiaire
(ou victime) et comme source du jugement. Ainsi un agoraphobe est-il à la fois
présenté comme victime (on « souffre » d’agoraphobie) et comme source du
jugement appréciatif négatif.

6. Conclusion
L’approche modale de l’expressivité conduit à structurer cette notion sous la
forme de deux concept, les modalités appréciatives et axiologiques, qui présentent
une structure interne, précisément définie, et qui s’articulent, selon des relations de
différence et de proximité, aux autres catégories modales. Leur mise en
fonctionnement dans l’énoncé est elle-même structurée par l’opposition entre
modalités extrinsèques versus intrinsèques. Chacune de ces deux catégories se
subdivise à son tour selon quatre niveaux distincts.
L’intérêt de cette approche se manifeste sur plusieurs plans. Du point de vue
philosophique, elle permet de dépasser la dichotomie exclusive entre jugements de
réalité et jugements de valeurs, mise en cause par Perelman (1970) et Putnam
(2002), ainsi que l’opposition entre descriptivisme et expressivisme (Schroeder
2008), car la plupart des énoncés, contiennent, à des niveaux fonctionnels différents,
des jugements de valeur et des jugements de réalité : des modalité appréciatives-
axiologiques et des modalités aléthiques-épistémiques.
Pour la même raison, elle permet de résoudre les difficultés posées, dans le
champ de la sémantique lexicale, par les distinctions entre connotation et dénotation
ainsi qu’entre classifiance et non classifiance (Milner 1978) : loin d’être
« inextricable » (Ruwet 1982 : 250), la combinaison de jugements de valeurs et de
jugements de réalité au sein d’un même lexème devient rigoureusement analysable
au moyen de modalités opérant à des niveaux fonctionnels différents.
Enfin, pour l’analyse des textes et des discours, automatisée ou non, cette
perspective offre l’avantage de fournir des catégories et des classifications

19
Chaque niveau d’analyse doit faire l’objet de critères et de tests spécifiques (Gosselin sous presse).
15

proprement linguistiques, qui ne sont ni calquées ni empruntées à d’autres domaines


de connaissance.
Laurent Gosselin
Université de Rouen-Normandie
DYLIS, EA 7474

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