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Langue française

Modalités et communication
André Meunier

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Meunier André. Modalités et communication. In: Langue française, n°21, 1974. Communication et analyse syntaxique. pp. 8-
25;

doi : https://doi.org/10.3406/lfr.1974.5662

https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1974_num_21_1_5662

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André Meunier, Paris-III
(Institut d'Études linguistiques et phonétiques).

MODALITÉS ET COMMUNICATION

Parler de modalités, sans plus de précision, c'est s'exposer à de graves


malentendus. Le terme est, en effet, saturé d'interprétations qui ressor-
tissent explicitement ou non, selon les linguistes qui l'utilisent, de la logique,
de la sémantique, de la psychologie, de la syntaxe, de la pragmatique ou
de la théorie de renonciation. De ce fait, il renvoie à des réalités
linguistiques très diverses (pêle-mêle, pour l'instant : « modes » grammaticaux;
temps; aspects; auxiliaires de « modalité » : pouvoir, devoir; négation;
types de phrase : affirmation, interrogation, ordre; verbes « modaux » :
savoir, vouloir...; adverbes « modaux » : certainement, peut-être...; etc.).
La mise au point qui est ici présentée n'a d'autre ambition que de mettre
en évidence la diversité et, chose plus grave, la fréquente confusion des
points de vue adoptés, puis d'ébaucher une répartition des réalités concernées
en deux grandes classes, que nous appellerons modalités d'énonciation
et modalités d'énoncé par rapport à l'entier du phénomène de la
communication linguistique.

I. Problèmes de définition.

De longue date le terme de modalité, emprunté à la logique, a été


introduit dans le vocabulaire grammatical. Son utilisation relève, le plus souvent,
d'une approche de la langue de caractère logico-sémantique, voire
psychologique. Les auteurs de manuels scolaires, pour la plupart, l'évitent, par
choix méthodologique ou par prudence pédagogique, ou bien choisissent
de l'employer pour désigner des faits qui semblent assez disparates.
Ainsi, chez Galichet, la modalité est une catégorie verbale
(présentation du procès comme un fait pur et simple ou comme une chose
hypothétique, désirable, voulue, douteuse...). Elle s'exprime essentiellement
par le mode : indicatif, mode du certain; conditionnel, subjonctif,
impératif, modes de l'incertain, de l'éventuel (cf. Grammaire structurale, classe
de 6e, pp. 36-37, Lavauzelle).
Selon Bonnard : « Toute phrase est prononcée en vue de renseigner
ou d'être renseigné, de communiquer un sentiment ou une volonté. » La
modalité de la phrase (affirmation, interrogation, exclamation, volonté =
phrase à l'impératif) désigne une attitude adoptée par le locuteur à l'égard
du fait énoncé (cf. Grammaire des lycées et collèges, pp. 127 et suiv., SUDEL).

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Ailleurs encore, les modalités sont « les diverses nuances de la pensée
ou du sentiment » (possibilité, désir, souhait, question, protestation, etc.)>
qui peuvent recevoir des traductions très diverses en langue (cf. J. Martin
et J. Lecomte, Grammaire française, pp. 184-187, Masson).
On voit aisément l'inconvénient de cette dernière interprétation qui
conduit à l'établissement d'un répertoire, fatalement incomplet, de
procédés stylistiques. Le modèi?, remarquable, d'une telle démarche, qui
conduit « de la pensée à la langue », est fourni, on le sait, par l'ouvrage
de Ferdinand Brunot, La Pensée et la Langue (Masson, 1922) auquel on
doit, sans doute, beaucoup des embarras signalés plus haut. Il est bon de
revenir à cette source.
Pour Brunot, toute phrase porte la marque d'opérations émanant du
locuteur, réparties grosso modo en opérations de jugement, de sentiment,
de volonté qui, selon des réalisations très diverses (ton; jeu des temps, des
modes dits « à modalités »; auxiliaires de mode; compléments adverbiaux;
outils lexicaux; ordre des mots, etc.), modalisent ou modifient le réseau
des relations grammaticales qui constituent en quelque sorte l'infrastructure
de la langue. Les faits sont soumis au filtre de la « subjectivité » (cf. le
titre du livre XII) et la tâche du grammairien est d'inventorier les procédés
linguistiques qui permettent l'expression des manifestations subjectives
ou psychologiques : « Une action énoncée, renfermée soit dans une question
soit dans une énonciation positive ou négative, se présente à notre jugement,
à notre sentiment, à notre volonté avec des caractères extrêmement
divers. Elle est considérée comme certaine ou comme possible, on la
désire ou on la redoute, on l'ordonne ou on la déconseille, etc. Ce sont là
les modalités de l'idée » (p. 507)!
Brunot répartit ces modalités en trois grands ensembles, jugements/
sentiments /volontés, dont on ne peut rappeler ici les subdivisions (cf. pp. 510-
573). On retiendra seulement, à titre d'exemple, que cette méthode conduit
à mettre dans une même classe de modalités du jugement, entre autres
choses, les « dires » (Je dis... Je jure... Il est rapporté...) et les «
possibilités » (pouvoir, devoir, le conditionnel éventuel, etc.), ou à poser
l'équivalence, comme modalités de volonté, de : impératif, Je veux... Il faut..., etc.
Cela donne la mesure des amalgames auxquels conduit le primat
psychologique adopté.
Cette conception de la modalité se retrouve, avec un début de remise
en ordre important, chez Ch. Bally, le « père » de la stylistique : « Les
facteurs psychologiques de la pensée sont si bien engrenés dans sa texture
logique, qu'on ne peut, écrit-il, en faire totalement abstraction dans
l'analyse logique... La pensée ne se ramène donc pas à la représentation pure
et simple en l'absence de toute participation active d'un sujet pensant »
(Bally, 1932, p. 35, cf. bibliographie en fin d'article). L'énonciation est
communication d'une pensée représentée et la modalité est « la forme
linguistique d'un jugement intellectuel, d'un jugement affectif ou d'une volonté
qu'un sujet pensant énonce à propos d'une perception ou d'une
représentation de son esprit » (Bally, 1942, p. 3). C'est pourquoi, dans toute phrase,
doivent être recherchés et distingués, autant que possible, deux éléments :
un dictum « contenu représenté » (proposition primitive exprimée par
la relation sujet-prédicat)
un modus « opération psychique », ayant pour objet le dictum.
La modalité (modus), pièce maîtresse de la phrase selon Bally, peut
être, en langue, en allant du plus explicite au plus implicite.
— distincte du dictum : réalisée par un verbe modal avec sujet modal
exprimé :

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Je (sujet modal) crois (verbe modal) que Pierre (sujet dictai)
viendra
- (verbe- dictai)

Modus Dictum
ou sans sujet modal exprimé : II faut / que Pierre vienne
— incorporée au dictum, sous des formes diverses :
— auxiliaire de mode : Pierre doit, peut venir
Jean semble malade
— Adverbe modal : Pierre viendra certainement, peut-être
— adjectif de jugement ou d'appréciation : ce fruit est délicieux.
(= J'ai du plaisir à manger ce fruit)
— mode grammatical : impératif, indicatif, conditionnel (Bally,
comme Brunot, nie la valeur modale autonome du subjonctif) :
Sortez! ( = je veux que vous sortiez)
II pleut. ( = je constate qu'il pleut)
L'analyse que propose Bally, tout en présentant encore l'inconvénient
de déboucher directement vers une exploitation plus stylistique que
grammaticale, offre néanmoins, comme on verra, mais à condition d'en
écarter certaines confusions, un cadre linguistique plus satisfaisant que celui
de Brunot et qui n'est pas sans ressemblances avec celui de recherches
récentes en grammaire generative.

Les premiers modèles de grammaire generative, comme les modèles


structuralistes antérieurs, ne laissent guère de place à la notion de
modalité (entendue comme nous venons de voir) et aux postulats logico-séman-
tiques qui la sous-tendent.
On discute de l'existence d'un constituant modal dans les règles de
la composante syntaxique d'une grammaire du français. Ainsi tandis que
J. Dubois et F. Dubois-Charlier posent devoir et pouvoir comme auxiliaires
de modalité dans leur syntaxe (cf. Dubois, 1970), N. Ruwet, selon des
arguments auxquels nous renvoyons (cf. Ruwet, 1970), renonce à accorder
un statut syntaxique particulier à ces verbes, et par conséquent ne fait pas
figurer de constituant de modalité dans ses règles de base.
Pour les générativistes cités, les phrases du type : je pense que Pierre
viendra, je veux que Pierre vienne, il me semble que..., etc. (à « modalité
explicite » selon Bally), sont à traiter selon les règles générales de la syntaxe
des phrases complexes avec conjonctive (QUE P); certains adverbes,
parfois dits modaux, sont isolés dans une classe dont la distribution est
particulière {certainement, probablement, etc.). En fait, seules des règles
d'interprétation sémantique déterminent leur valeur modale.
Indépendamment des modaux définis ci-dessus, Katz et Postal (1964)
introduisent dans le modèle chomskyen, pour rendre compte des phrases
interrogatives et imperatives, et les opposer aux simples déclaratives, des
« marqueurs », morphèmes particuliers Question (Q) et Impératif (I) qui
doivent apparaître dans les indicateurs syntagmatiques de structure
profonde des phrases interrogatives et imperatives (cf. p. 74). D'où en figure
pour une phrase interrogative :

Phrase

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Q déclenche la transformation interrogative : il indique que la phrase
est paraphrasable en : « Je vous demande de me répondre... » (l'opposition
entre int. partielle et int. totale intervient ultérieurement).
Ce sont bien là, apparaissant dans la description de la structure
profonde des énoncés, ce que Ruwet appelle des « modalités de l'assertion »
(Ruwet, 1967, p. 338).
La Syntaxe de Dubois étoffe cette notion de constituant abstrait qui se
trouve explicitement mentionné (Dubois, 1970, p. 17) dans la règle de
base :

S > Const + P

où S est la phrase de base, P le noyau et Const, un. constituant de phrase


obligatoire, dont la règle de réécriture est donnée, p. 133, dans la formule :

Afflr.
Const- Inter. + (Nég) + (Emph) + (Passif)
Imp.

qu'il faut lire : Const est formé d'un élément obligatoire Affirmation,
Interrogation ou Impératif, exclusifs l'un de l'autre, et, facultativement,
de la Négation, de l'Emphase (qui donne des phrases segmentées ou à
détachement, du type : Oscar, je l'aime bien) et du Passif, combinables entre
eux et avec l'élément obligatoire. Ces différents constituants déclenchent
des transformations spécifiques décrites par ailleurs dans l'ouvrage.

II. Classes de modalités.

Comme on le voit, deux ensembles de faits rangés sous le même nom


de modalités par Bally (et Brunot) se trouvent ici nettement isolés. C'est
sur ce clivage que nous voudrions insister en nous appuyant sur deux
analyses de la communication linguistique, indépendantes mais convergentes,
celles de M. A. K. Halliday et de R. Jakobson.

1) Les trois systèmes de Halliday (cf. Halliday, 1967-1968).


Pour résumer disons que selon cet auteur, la « grammaire de l'énoncé »
est le produit d'une structuration à trois niveaux ou plutôt selon trois
systèmes :
A. Système de la « transitivité » : celui où se met en place une relation
entre participants à un procès, où s'oriente le procès, à partir d'un certain
nombre de rôles attachés à chaque verbe (en gros, Halliday envisage une
grammaire des actants ou rôles sémantiques : agent, but, bénéficiaire...
qui n'est pas sans points communs avec la grammaire des « cas » de Fill-
more (cf. Fillmore, 1968). Une relation abstraite s'établir à ce niveau,
qui constitue une proposition primitive comportant un prédicat et n
arguments (par exemple : Oscar < aimer > Marie, ou : Marie < aimer > Oscar).
B. Système du « mode » : le passage à l'assertion (entendons par là :
renonciation par un sujet) implique le choix d'une option de la part du
locuteur : déclaration, question, ordre, qui va fondamentalement
conditionner la forme linguistique de l'énoncé (Oscar aime Marie, Oscar aime-t-il
Marie?, Aime Marie!...).
C. Système du « thème » : un autre jeu d'options s'offre au locuteur
qui peut « organiser l'information de son message » en établissant tel ou tel

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élément comme thème (défini un peu rapidement comme « ce qui vient en
tête »). C'est ici que prennent place les différenciations entre passif (Marie
est aimée par Oscar) emphase ou thématisation chez Halliday (Marie, Oscar
l'aime), prédication (C'est Marie qu'aime Oscar) et d'autres structures étudiées
en détail par l'auteur. Insistons sur ce qui sépare fondamentalement les
deux derniers systèmes dont les opérations sont réunies, dans une
perspective génératiste, dans le Constituant de phrase de Dubois. Les systèmes
du mode et du thème, comme le Constituant de phrase de Dubois
déterminent bien ce que dans les grammaires descriptives on appelle, d'un terme
trop vague, des « types de phrase ». Ils relèvent bien du processus de moda-
lisation définie par U. Weinreich comme la marque que le sujet ne cesse de
donner à son énoncé. Mais ce concept de modalisation est trop flou (cf. Dubois,
1969). Il est possible de retenir que :
— dans le cas des phrases passives, à emphase ou à présentatif (C'est...
que) il y a sélection (choix du locuteur ou contraintes contextuelles, situa-
tionnelles) d'un élément de la relation à énoncer comme support (thème)
de l'information. Le locuteur peut faire varier plus ou moins librement le
rapport entre éléments thématiques et prédicatifs selon le contenu du
message à communiquer. On pourrait parler à ce propos de modalités du
message;
— dans le cas de déclaration, question, ordre, ce qui varie, c'est un
tout autre rapport : celui du locuteur à l'auditeur (présent ou potentiel.
Le choix du « mode » est obligatoire car constitutif de l'acte même d'énon-
ciation. Le locuteur adopte, en parlant, une attitude vis-à-vis de
l'auditeur, ce que nous choisissons d'appeler une modalité d'énonciation,
qui détermine pour une part essentielle, la forme linguistique de l'énoncé :
— déclaration : apport d'information — question : demande
d'information.
— ordre : établissement d'une contrainte sur l'auditeur.

2) Énoncé et Énonciation, selon Jakobson (1963).


Nous nommons donc modalité d'énonciation le type de rapport établi
par renonciation (cf. Les « modalités de phrase » de Bonnard). De ce point
de vue, la modalité n'est pas l'expression d'une subjectivité (« modal »
n'est plus synonyme de psychologique, affectif comme chez Bally, Brunot
et d'autres grammairiens cités) mais d'une relation interpersonnelle,
voire sociale.
Jakobson peut nous aider à préciser cette distinction, selon l'opposition
Énonciation-Énoncé que nous résumons ici :
— Énonciation : acte individuel de production d'un énoncé qui
implique un procès (acte de discours) et des protagonistes : celui qui parle
(le destinateur ou sujet d'énonciation) et celui à qui il parle (le destinataire
ou patient de renonciation) que nous appellerons plus simplement le
locuteur et l'auditeur (ou auditoire),
— Énoncé : la matière énoncée, l'objet de renonciation, qui implique
un procès (« événement raconté ») et un ou des protagonistes (dont un
sujet d'énoncé qui peut coïncider ou non avec le sujet d'énonciation).
Soit, si j'énonce : (1) Oscar attendra Marie. Mon acte de discours est
une déclaration dont je suis le protagoniste, avec celui à qui je m'adresse.
L'énoncé a pour protagonistes Oscar et Marie, mis en relation dans le
procès exprimé par le verbe attendre.
Si j'énonce : (2) Avais-je tort? l'acte de discours est une question;
L'énoncé a pour protagoniste un je identique, mais décalé dans le temps,
au je qui énonce.

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Fondamentalement (1) et (2) se distinguent par leur modalité d'énon-
ciation. Soit maintenant :

(3) Je suis sûr qu'Oscar a attendu Marie.


(4) Je regrette qu'Oscar ait attendu Marie.

La modalité d'énonciation est la même dans les deux phrases :


néanmoins (3) et (4) constituent deux énoncés différents : ils contiennent,
portant sur une même proposition de base (Oscar < attendre > Marie) deux
assertions distinctes, deux modalités au sens de Bally et de Brunot : Je
suis sûr... et Je regrette... que nous appellerons modalités d'énoncé.
Il se trouve que le sujet (modal) de ces verbes (modaux) et le sujet
d'énonciation coïncident (celui qui déclare est celui qui est sûr, regrette).
Mais il peut en être autrement :

(5) Pierre est sûr qu'Oscar a attendu Marie.


(6) Pierre regrette qu'Oscar ait attendu Marie.

En (5) et (6) le sujet d'énoncé (Pierre) est distinct du sujet d'énonciation.


Deux phrases contenant la même modalité d'énoncé peuvent présenter
des modalités d'énonciation distinctes; ainsi à côté de (5) :

(7) Pierre est-il sûr qu'Oscar a attendu Marie?


(8) Sois sûr qu'Oscar a attendu Marie!
(7) Pierre est-il sûr qu'Oscar a attendu Marie?

Une phrase ne peut recevoir qu'une seule modalité d'énonciation,


alors qu'elle peut présenter plusieurs modalités d'énoncé combinées.
Ainsi une phrase simple ou complexe ne peut être que déclarative,
ou interrogative ou imperative. Si :

(9) Je demande quelle heure il est.

est traditionnellement définie comme phrase à interrogation indirecte,


elle est à ranger du point de vue de la modalité d'énonciation parmi les
déclaratives. Bonnard écrit, justement, à ce sujet : « La modalité d'une
phrase complexe est marquée dans la proposition principale quel que soit
le sens de la subordonnée. » (Grammaire p. 128.)
En revanche (10) et (11) :

(10) Pierre peut espérer retrouver son emploi.


(11) Pierre regrette de devoir quitter son emploi.

présentent des modalités d'énoncé (dont les contenus et les combinaisons


syntaxiques sont à étudier ultérieurement) opérant à plusieurs niveaux
d'enchâssement.
Ces faits nous conduisent à la conclusion (provisoire) suivante : il est
possible d'opposer deux types de modalités définies comme suit :
(M 1) — Modalité d'énonciation : se rapporte au sujet parlant (ou
écrivant). Elle intervient obligatoirement et donne une fois pour toutes à une
phrase sa forme déclarative, interrogative ou imperative.
(M 1) caractérise la forme de la communication entre Locuteur et
Auditeur.
(M 2) — Modalité d'énoncé : se rapporte au sujet de l'énoncé,
éventuellement confondu avec le sujet de renonciation. Ses réalisations linguistiques

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sont très diverses de même que les contenus sémantiques et logiques qu'on
peut lui reconnaître (cf. pour un début de classement linguistique, Benve-
niste, 1965 et Culioli 1968 x). (M 2) caractérise la manière dont le sujet de
l'énoncé situe la proposition de base par rapport à la vérité, la nécessité
(vrai, possible, certain, nécessaire et leurs contraires, etc.) par rapport
aussi à des jugements d'ordre appréciatif (utile, agréable, idiot, regrettable...)
(Cf. ci-dessous Problèmes relatifs à (M 2).

III. Problèmes relatifs à (Ml).

La grammaire generative a, le plus souvent, traité les modalités d'énon-


ciation comme des constituants abstraits (Q, I chez Katz-Postal, Const
chez Dubois...) déclenchant des transformations qui, affectant le noyau,
déterminent la forme de surface des énoncés et leur interprétation
sémantique. Un certain nombre de faits nous amènent à envisager un traitement
différent (qui n'est pas un simple changement de notation), seulement
ébauché ici.
a) Le cas des compléments adverbiaux du type : franchement, pour être
honnête...
Soit d'abord :
(12) II a répondu naturellement x ( = avec naturel)
(13) II a répondu, naturellement 2 ( = (et) c'est naturel)

La différence d'interprétation sémantique (rendue par les paraphrases


proposées) du même adverbe a été souvent évoquée. On l'a traitée comme
résultant d'une différence d'incidence :
naturellement x : incident au verbe (« adverbe de manière »)
naturellement 2 : incident à la phrase (« adverbe de phrase »)
Une étude distributionnelle (place dans l'énoncé, pauses, combinaison
avec d'autres adverbes..., etc.), permet d'ailleurs de délimiter une classe
d'adverbes de phrase : peut-être, probablement, certainement, heureusement...
souvent appelés « subjectifs », « d'opinion » ou « modaux ». Ils relèvent
effectivement des modalités d'énoncé comme le montrent les analyses
qu'en donnent certains génératistes : il suffit d'indiquer ici qu'on a proposé
d'en rendre compte comme de véritables prédicats d'une phrase « plus haute »
sous-jacente, insérés par transformation d'« abaissement » (d'où leur
mobilité) dans l'énoncé qu'ils affectent. Ceci permet de rendre compte d'une
équivalence, sujette à discussion, certes, entre par exemple : il est certain qu'il
viendra /II viendra certainement (cf. ci-dessous note 13).
Soit maintenant :
(14) II a répondu franchement г
(15) II a eu tort, franchement 2, de faire cela.

1. Le classement présenté par A. Culioli (Gulioli, 1968) et G. Fuchs (dans Pêcheux,


1969, pp. 128-134) n'établit pas la dichotomie entre (M 1) et (M 2) : « modalité sera
entendu au quadruple sens de : 1) affirmation ou négation, injonctif... 2) certain,
probable, nécessaire... 3) appréciatif : il est triste que... 4) pragmatique, en particulier
mode allocutoire, causatif vouloir, faire bref, ce qui implique une relation entre sujets »
(p. 112). Pour une étude des phénomènes de surface, menée selon cette analyse on
pourra se reporter utilement à l'article de R. S. Sctrick (Sctrick, 1971).

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L'incidence de franchement 1 ne fait pas problème : c'est, comme
naturellement x (ou : rapidement, sèchement, fièrement...), un adverbe de
manière (— avec franchis). L'adverbe franchement 2 quant à lui n'est
incident ni au verbe de l'énoncé ni à la phrase dans laquelle il apparaît. (//
est franc qu'il ait eu tort de faire cela est une paraphrase impossible.)
En fait (la paraphrase : II a eu tort, franchement parlant, de faire cela,
l'indique assez clairement), cet adverbe est incident à un verbe sous-jacent
à l'énoncé, verbe déclaratif ici, auprès duquel il joue le rôle d'un adverbe
de manière.
b) Les pronoms de première et deuxième personne.
Il semble impropre de parler de « pronoms » à propos de Je et Tu, comme
l'ont montré Benvéniste (Structure des relations de personne dans le
verbe, 1966) et Jakobson (Les embrayeurs, les catégories verbales et le
verbe russe, 1963), comme il est impropre d'appeler « personnel » // qui
définit la non-personne (« l'absent du dialogue »). On doit reconnaître un
statut particulier à ces morphèmes Je, Tu qui désignent bien des personnes
définies stricto sensu comme les « participants » au dialogue » (locuteur
et auditeur) et ne représentent aucun terme de l'énoncé. On devrait donc
renoncer à parler de pronoms à propos de termes qui au même titre que
des adverbes delà classe de ici, maintenant, embrayent directement sur la
situation d'énonciation, désignant les protagonistes de cette enunciation
lorsqu'ils coïncident avec ceux de l'énoncé.
Ce raisonnement est affaibli si on intègre le niveau de renonciation
à la description de la phrase. En effet on sait que l'apparition des pronoms
(de 3e personne) est liée à certaines règles transformationnelles. L'une d'elles
sera appelée ici, sommairement. Soit :

(16) Oscar j croit qu'Oscar 2 est amoureux de Marie. L'identité de


réfèrent de Oscar x et Oscar 2 entraîne obligatoirement la pronominalisation du
second :
(17) Oscar croit qu'il est amoureux de Marie
Cette pronominalisation « progressive » est obligatoire du fait que dans la
structure de (16) Oscar j « domine » Oscar 2 (il est placé plus haut dans la
hiérarchie, Oscar 2 figurant dans une proposition subordonnée à celle dont
Oscar x est le sujet; cf. Langacker, 1969 et Ross. 1969).

Reprenons les données de a) et b) : il semble nécessaire de postuler,


pour justifier l'analyse d'adverbes qui, autrement, seraient « en l'air »
dans l'énoncé, un verbe sous-jacent se rapportant au procès de renonciation.
Il existe des morphèmes Je, Tu qui réfèrent non à un terme quelconque de
l'énoncé mais aux protagonistes du procès d'énonciation (Locuteur,
Auditeur).
Si, dans la structure profonde de
(18) Je te fais confiance, sincèrement
on se contente de poser un constituant afflrmatif et un noyau selon les
analyses déjà vues, on ne peut rendre compte de l'interprétation sémantique
de l'adverbe; on ne peut soumettre Je et Tu à la syntaxe des pronoms. Au
contraire si on formalise la modalité d'énonciation non sous la forme d'un
constituant abstrait, mais d'une « phrase d'énonciation », avec
— pour SN, nécessairement le Locuteur (Loc), jouant le rôle de sujet
(Jakobson invite à conférer ce rôle grammatical au locuteur en le dénom-

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mant « sujet ďénonciation ») et l'Auditeur (Aud) ayant le rôle d'un
complément prépositionnel;
— pour verbe, un membre de la classe de dire /demander /ordonner,
tous transitifs et pouvant recevoir un objet phrastique (Que P), précisément
la proposition à énoncer,
on dispose d'un cadre plus satisfaisant pour décrire les phénomènes en
question.
C'est précisément l'hypothèse centrale du travail de J.M. Sadock (Hyper-
sentences, 1969), qui vise à démontrer qu'il est pertinent de postuler un
ensemble virtuel d'éléments organisés comme une phrase supérieure,
appartenant à la structure profonde de tout énoncé, une « hypersentence »
(en abrégé S-H).
Les éléments de S-H étant virtuels, il en donne une représentation
conventionnelle qui ne tient pas compte de l'ordre linéaire, d'où, pour :
Jean dort :

[Loc] [déclarer] [Aud] Jean dort

Dans un énoncé comme Je te vois, les morphèmes Je et Te résultent de la


pronominalisation obligatoire 2 du sujet et du complément d'objet du
verbe voir, en raison de leur identité avec le sujet et le complément du verbe
de la phrase supérieure (du type déclarer, ici aussi).
J.R. Ross met en évidence (à propos de l'anglais, mais dans une
perspective de description des universaux du langage) un certain nombre
d'arguments indépendants de ceux que nous avons avancés, et qu'il importe
peu de rappeler ici, qui le conduisent à dire, en substance : tout énoncé
déclaratif est dominé en structure profonde par une phrase contenant un
verbe performatif 3 (du type verbum dicendi) (cf. Ross, 1970).
Soit pour : Prices slumped (les prix se sont effondrés), la figure :

VP
NP

I +V
+ performative
+ communicative Prices slumped.
+ linguistic
+ declarative

2. Néanmoins, on peut trouver pour des raisons de style (« le moi est haïssable »
pour certains sujets) des phrases du type :
Celui qui vous parle (l'auteur de ces lignes) n'ignore pas ce problème. D'autres «
irrégularités » dans la pronominalisation résultent du jeu de certaines conventions sociales,
ou d'écarts volontaires (cf. marques de politesse, respect, etc.).
3. Selon la définition d'Austin : les performatifs sont des verbes d'énonciations
qui ne peuvent être soumises à l'épreuve de vérité qui font quelque chose et ne se
contentent pas de le dire (cf. Austin, 1962).

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où le verbe d'énonciation est noté comme un ensemble de traits pertinents,
et où les pronoms I, you figurent dans la structure sous-jacente.
Selon Ross (qui suit Austin, 1962) ce qui distingue les deux phrases :

(19) Les prix se sont effondrés.


(20) Je te promets de venir.

est qu'en (20) le performatif est explicite alors qu'en (19) il est implicite.
Dire sous-jacent à (19) est en effet comme demander, ordonner, jurer, prier,
promettre... un verbe de communication linguistique, à valeur performative 4.
Ross pose d'autre part le problème des phrases imperatives en des
termes que Benveniste (La philosophie Analytique du Langage, 1966)
avait déjà reprochés à Austin. Pour Ross et Austin, en effet, les énoncés :

(21) Je vous ordonne de sortir.


(22) Sortez!

sont performatifs avec cette différence que le verbe performatif est


explicite dans le premier (ordonner), implicite dans le second.
Ce qu'on peut représenter dans le formalisme de l'auteur :

(21)
SN SV
SN
+ v
+ Perf.
+ Communie.
+ Imp.
Je (ordonner) à vous (vous, sortir)
-► Je vous ordonne de sortir

(22)

+
+VPerf.
Imp.
Comni.

a vous (vous, sortir)

4. Schreiber (1972) appuie la thèse de Ross par l'argument des adverbiaux du


type : franchement, en toute franchise, pour être franc, confidentiellement, honnêtement...
qui sont appelés de ce fait adverbes performatifs (Permanner). Il propose une
discussion intéressante sur la distinction à faire entre adv. performatifs de déclaration,
d'impératif, d'interrogation (cf. Franchement, quand viendras-tu? dont la
paraphrase = Je te demande de me dire franchement quand tu viendras. Cet exemple montre
qu'il est nécessaire de préciser l'analyse des Permanner).

17
LANGUE FRANÇAISE, № 21
> Sortez, après application de la transformation imperative qui efface
le sujet de 2e personne.
Cette assimilation de l'impératif au performatif semble discutable :
a) Le performatif se présente en (21) sous la modalité de la déclaration
(distincte de celle de l'ordre). De plus, si l'on veut, comme Benveniste,
conserver à l'énoncé performatif sa spécificité « qui est de nommer la
performance et son performateur 5 », d'être en soi un « acte », il faut le
distinguer de la phrase à l'impératif qui est « une modalité spécifique du
discours », qui « ne vise pas à communiquer un contenu, mais se caractérise
comme pragmatique et vise à agir sur l'auditeur, à lui intimer un
comportement » (Benveniste, 1966, p. 274).
Si les deux types d'énoncés ont les mêmes effets perlocutionnaires
(pour reprendre l'analyse de Searle, 1972, p. 62), à savoir tel comportement
de l'auditeur sommé de sortir, ils constituent des actes illocutionnaires
distincts.
b) Du point de vue de la syntaxe, cette interprétation du performatif
ne permet plus de justifier l'apparition des pronoms Je /Tu, puisque le
performatif J'ordonne n'est pas donné par une phrase « plus haute » du
type de S-H (cf. ci-dessus).
c) L'hypothèse est affaiblie du fait de l'existence d'énoncés comme
(23) Franchement, je promets de vous aider.
où franchement semble bien se rapporter à un verbe déclaratif distinct du
verbe performatif explicite.
C'est pourquoi il semble nécessaire de postuler une S-H conforme
au formalisme de Sadock, même dans le cas de phrases à performatif 6.

IV. Problèmes relatifs à (M 2).


Les modalités d'énoncé (M 2) ont été définies très sommairement et
surtout négativement, par rapport à (M 1), l'interrelation établie par
renonciation entre locuteur et auditeur (cf. II, 2). Or, alors que les
modalités (M 1) ont, indiscutablement un statut linguistique, quels que soient
les postulats de description que l'on adopte (elles déterminent des
structures de phrase essentielles), on peut se demander s'il est légitime de poser
l'existence d'une catégorie linguistique des modalités d'énoncé. Voici
quelques éléments pour une discussion préalable à tout examen plus
approfondi de la question.
Dans la ligne d'une analyse logico-sémantique (cf. Bally, 1932), la
légitimité de (M 2) ne fait pas de doute. Toute communication implique,
comme on l'a vu, en même temps qu'un contenu représenté (proposition
organisée selon le couple sujet-prédicat), une attitude modale vis-à-vis
de ce contenu. De ce fait toute phrase est modale, selon la dichotomie

5. Une exception est à faire pour les tours : II est interdit de fumer, dont le
performateur est « masqué » par la construction impersonnelle. D'autre part, des phrases
du type : Qu'il vienne, souvent interprétées comme imperatives, ont, comme le montre
leur structure syntaxique, un introducteur performatif effacé. Ces phrases n'expriment
pas un ordre à proprement parler (intimation d'un comportement, à l'adresse de
l'auditeur), mais énoncent qu'il y a un ordre à transmettre à l'absent du dialogue.
6. On trouvera dans Sadock des directions de recherche intéressantes à propos
de l'emploi des pronoms personnels en fonction de la caractérisation sociale du
locuteur et de l'auditeur, à propos du traitement du discours direct/indirect et des phrases
à citation. Pour une discussion sur cette tentative d'intégration de la modalité d'énon-
ciation dans l'appareil syntaxico-sémantique de la grammaire generative, cf. Wun-
derlich, 1972.

18
proposée ci-dessus, et du point de vue de (M 1) et du point de vue de (M 2).
Ainsi, même des énoncés comme : Jean arrive ou Deux et deux font
quatre, qui linguistiquement apparaissent comme « hors de toute modalité »,
relèvent d'un type de jugement, le jugement de réalité, qui implique
l'affirmation de la vérité de la proposition. C'est ce qu'on explicite par des
paraphrases approximatives : Je constate, je pose, j'affirme que P. Il s'agit de ce
que les logiciens appellent des propositions assertoriques (qui peuvent
être positives ou négatives), réalisées selon un mode zéro, l'assertion, qui
s'oppose aux modes marqués de la logique classique (possibilité /nécessité).
Hormis le cas de l'assertion pure et simple, on postulera, dans cette
perspective, que l'on peut repérer dans tout énoncé une modalité plus ou
moins explicite, définie abstraitement comme un opérateur sémantique
(conventionnellement représenté par un adjectif noté < ... > affectant
l'ensemble d'une proposition 7. Établir et classer ces opérateurs sémantiques
est une première tâche qu'on peut entreprendre en s'appuyant sur le
système de la logique traditionnelle (< possible >, < nécessaire > et
leurs contraires) ou sur les systèmes affinés des logiques dites « modales »
(< certain >, < démontré >, < établi > et leurs contraires; <
obligatoire >; < permis >, etc. et leurs contraires) (cf. Blanche, 1968).
Sur ce modèle, et pour rendre compte des réalités, spécifiquement
affectives du langage, on peut envisager un système de modalités évalua-
tives ou « appréciatives » (cf. Culioli, 1968) ayant pour représentants, entre
autres, < heureux >,< agréable >,< souhaitable >,etc, et leurs contraires.
D'autres classes sont à établir assurément; mais nous n'aborderons pas
cette recherche ici, ni une discussion sur la hiérarchie qu'il faut sans doute
établir entre les diverses classes. C'est le statut de l'ensemble de ces
modalités qui est en cause pour l'instant.
En effet, si la logique s'accommode d'un certain nombre d'opérateurs
symboliques agissant comme autant de prédicats préfixés à une proposition
(cf. la notation □ p pour : II est nécessaire que P, 4- p pour : II est possible
Que P), il s'en faut de beaucoup que les langues naturelles offrent de la
modalité des réalisations aussi analytiques et aussi univoques. Si,
logiquement, toute phrase, en tant qu'elle est modale, a une structure binomale
(Mod. + Prop. 8), syntaxiquement, elle n'est pas réalisée nécessairement
selon une telle structure. Seul le postulat d'un parallélisme logico-
grammatical permet d'unifier la description des phrases à modalité
implicite (assertions simples) et des phrases à modalité explicite (II est possible
que P, II est triste que P, etc.). Seul il permet de réunir comme
manifestations d'une même modalité des structures syntaxiques très diverses. Ainsi
< possible > apparaît selon les « options », dans :
a) II est possible que Jean vienne.
b) II se peut que Jean vienne.
(51) c) Jean viendra peut-être.
d) Peut-être que Jean viendra.
e) La venue de Jean est possible.
f) Jean peut venir.
7. Cette proposition peut elle-même comporter un ou plusieurs modaux en
relation de subordination (cf. Je suis heureux qu'il soit possible que Jean vienne). La «
direction » selon laquelle peuvent s'effectuer les combinaisons de modaux n'est pas
indifférente. Certaines contraintes, à étudier en détail, pourraient fournir un critère de
classement des diverses modalités d'énoncé.
8. Il semble préférable de renoncer ici au terme traditionnel du Dictum, qu'utilise
entre autres Bally, car, stricto sensu (= ce qui est dit), il renvoie à la dichotomie
Modalité d'énonciation/proposition à énoncer, évoquée précédemment.

19
En a), b), d) la modalité est distincte de la proposition modalisée et lui
sert d'introducteur. En e) elle constitue le syntagme verbal d'une phrase
dont le syntagme nominal est la proposition nominalisée. En c), la
proposition est assertée; la modalité y est « accrochée ». En f) elle est incorporée
au syntagme verbal. La catégorie grammaticale de la modalité varie
sensiblement : adjectif, verbe pronominal, adverbe, auxiliaire dit modal.
De même, une modalité « appréciative peut se réaliser par un verbe
avec un sujet grammatical (qui est le sujet modal), ou, dans une
construction impersonnelle, par un adjectif auquel est associé un syntagme
prépositionnel (qui représente le sujet modal). Ainsi, pour < agréable > on
peut trouver l'équivalence approximative :

(52) a) Je me réjouis qu'Oscar ait dit cela.


b) II est agréable pour moi qu'Oscar ait dit cela 9.

L'hypothèse d'une même modalité commune aux énoncés de (51)


et de (52) respectivement, peut se fonder sur l'intuition d'une équivalence
sémantique; mais elle laisse échapper des différences sensibles, et qui ne
sont pas seulement d'ordre stylistique 10.
Si l'on abandonne le point de vue sémantique, l'existence d'une
catégorie linguistique (M 2), caractérisable formellement, n'est pas une
évidence. D'un point de vue simplement descriptif, il y a plus de différences
que de ressemblances entre les énoncés de (51) ou ceux de (52). Il est
inutile d'y insister. L'unité postulée de la catégorie sémantique semble se
défaire dans la langue. Faute d'un modèle d'analyse syntaxique qui rende
compte de la relation entre des réalités formelles aussi diverses, on a pu
du moins, en abandonnant plus ou moins sincèrement l'a priori sémantique,
entreprendre de caractériser par leurs distributions, par leur syntaxe, un
certain nombre d'unités linguistiques dont les particularités, étudiées
séparément, ont été versées au compte de « l'expression de la modalité.
Ainsi Bally (1942) esquisse-t-il une « syntaxe de la modalité explicite »
(Je crois, Je suis sûr, Je regrette que...) : transitivité du verbe modal;
possibilité d'échange entre la subordonnée introduite par QUE et l'infinitif (qui
distingue les modaux des « aspectifs » : commencer, être sur le point, aller, etc.,
lesquels ne se construisent qu'avec l'infinitif). L'analyse de Bally est
superficielle et non systématique : elle n'établit pas de différence entre les verbes
qui relèvent de (M 1) (verbes de dire, performatifs) et ceux qui relèvent
de (M 2); elle laisse de côté les introducteurs adjectivaux (II est certain,
II est utile, II est sage Que...). Des recherches plus systématiques comme
celles de M. Gross (1968) sur les verbes à complétives etdeL. Picabia (1970)
sur les adjectifs pourraient sans doute permettre de mieux isoler les
introducteurs modaux.
Benveniste (1965) donne un statut linguistique à la modalité dans le
cadre des relations d'auxiliarité (à côté des auxiliations de temporalité
et de diathèse (passif)) : l'auxiliation de modalité est définie
grammaticalement comme une relation entre un auxiliant (devoir /pouvoir essentielle-

9. Les phrases à modalités logiques : II est possible, II faut que..., ne présentent pas
de sujet modal. Celui qui émet un jugement de possibilité ou de nécessité est à la fois
sujet d'énonciation et sujet modal. Cette relation entre plan de renonciation et plan
de l'énoncé est systématique dans le cas des modalités logiques; elle intervient de façon
contingente avec les modalités appréciatives, lorsque le sujet modal n'est pas exprimé :
II est agréable que P.
10. Cf. pour une discussion sur les valeurs logiques d'énoncés comme (51) a ) et c) :
Sctrick, 1971 et Ducrot, 1972, p. 66.

20
ment) de forme fléchie, et un auxilié à l'infinitif (II peut arriver, II doit
sortir) u Devoir et pouvoir sont des « modalisants de fonction ». Mais la
langue présente aussi des verbes qui ne sont modalisants que par occasion,
ou « modalisants d'assomption » -.vouloir, falloir , désirer, penser , espérer, etc.
La liste de ces verbes est fort longue car il semble que le seul critère retenu
par Benveniste soit la possibilité de construction avec un infinitif. Si l'«
infinitif est la forme modalisée du verbe », tout verbe construit avec un
infinitif serait modal? Il n'est dès lors plus possible de distinguer les aspectifs,
les verbes de perception, les verbes de dire, tous susceptibles de recevoir
un infinitif..., de ceux que l'on voudrait isoler comme « modaux » (verbes
de jugement logique ou appréciatif)! Benveniste écrit : « Tout verbe qui
assume la fonction modalisante assume du même coup un infinitif auxilié »
(p. 13) d'où on peut tirer que tout verbe qui reçoit un infinitif doit être
défini comme modalisant. Ce critère formel est indiscutable mais il renvoie
à une définition extrêmement floue de la modalité (« une assertion
complémentaire portant sur l'énoncé d'une relation » (p. 10)), qui loin de l'éclairer,
en épaissit le mystère.
Les adverbes de la classe de certainement, probablement, peut-être, etc.,
sont souvent traités à part dans les grammaires descriptives. Des
caractéristiques distributionnelles les distinguent en effet d'autres adverbes de
« manière ». Ils pourraient être une réalisation syntaxique remarquable
de la modalité. Mais par ailleurs, en général, les grammaires ne les distinguent
pas d'autres adverbes dits « subjectifs » ou « d'opinion » (cf. cependant,
toutefois, donc... chez Blinkenberg; ou en général, en somme, oui, non, dans
la Grammaire du français classique et moderne de R. L. Wagner et J. Pin-
chon). Seuls des critères sémantiques encore une fois, permettent d'en faire
une sous-classe particulière.
La grammaire generative de modèle chomskyen ne peut, guère plus
que les grammaires descriptives, établir l'unité linguistique de la catégorie
de la modalité et cela malgré le concept de structure profonde opposée à la
structure superficielle. De fait il serait tentant de rapporter à des différences
de surface ce qui sépare les énoncés de (51) ou de (52), que nous prenons encore
comme exemples : la relation de paraphrase qui les unit, pourrait être
justifiée par des transformations à partir d'une même structure profonde. Ce
serait en somme envisager avec l'appareil de la grammaire generative
ce que Bally, parmi d'autres, avait traité « naïvement ». Mais la structure
profonde, dans l'optique de Chomsky, comporte des catégories syntaxiques
bien déterminées qui préfigurent fortement la forme de surface des énoncés.
Ainsi, si l'on peut relier transformationnellement II est possible que Jean
vienne et La venue de Jean est possible par l'opération de nominalisation,
il est impossible de rapporter à une même structure profonde, malgré leur
équivalence sémantique : II est possible que Jean vienne, Jean peut venir
et Jean viendra peut-être. Les schémas simplifiés qui suivent décrivent la
structure profonde de chacun d'eux :

11. Bally propose unautre critère de définition des auxiliaires modaux,


intéressant mais de caractère sémantique : « ils s'échangent par voie de synonymie avec des
verbes modaux employés au passif : On veut que je parte, on m'oblige à partir, je suis
obligé de partir, je dois partir... » (1942, p. 9).

21
(Jean venir) est possible
Après Extraposition : II est possible que Jean vienne

Jean Prés, (pouvoir)


d'où : Jean peut venir

Jean peut-être Fut. (venir)


d'où : Jean viendra peut-être

Les ressemblances et les différences (liées à des contraintes de surface


qu'on peut traiter en termes de Topic et de Focus empruntés à Halliday)
entre ces énoncés relèvent de la seule interprétation sémantique. Rien,
d'autre part, dans ce modèle ne permet de relier entre eux les énoncés
de (52).
Notons qu'une des faiblesses de ce modèle est qu'il ne peut rendre
compte de l'ambiguïté de : Jean doit venir (=11 est probable que Jean vienne
ou : II est nécessaire que Jean vienne) qui renvoie à deux modalités distinctes.
Pour l'amender J. Lerot (1969) a proposé, au sujet des modalités pouvoir
et devoir et de leurs diverses réalisations un formalisme dont l'essentiel
consiste à poser un constituant Modalité de caractère sémantique
(possibilité /nécessité) dans les règles de réécriture. De ce fait les trois énoncés
formalisés précédemment selon des structures profondes différentes,
dériveraient tous d'une même base :

d'où possible, pouvoir, peut-être et les structures syntaxiques


correspondantes seraient tirées par application dérègles de sous-catégorisation. Cette

22
version de la grammaire chomskyenne permettrait de traiter l'ambiguïté
de Jean doit venir comme une ambiguïté de surface (avec deux structures
profondes à modalités différentes). Elle permettrait aussi de dissocier
Jean peut venir (=11 est possible que Jean vienne, avec verbe modal), Jean
peut venir (=11 est permis à Jean de venir, avec un modal différent) et
encore Jean peut venir (= Jean est en mesure, capable de venir, avec un
verbe non modal).
Cependant, il faut reconnaître que cette proposition bouscule quelque
peu la notion de catégorie grammaticale telle qu'elle est conçue dans la
grammaire generative « classique ». En revanche si l'on envisage les
modalités aussi bien logiques qu'appréciatives, sous l'angle de la sémantique
generative, l'hypothèse de Lerot qui n'est rien d'autre que la vieille
hypothèse logico-sémantique dont on a parlé longuement, trouve un cadre
théorique plus accueillant. En effet si l'on renonce au concept de structure
profonde pour donner à la composante transformationnelle une base
sémantique, il est naturel d'envisager des prédicats abstraits très proches des
opérateurs sémantiques dont il est question ci-dessus (cf. Lakofï, 1970 :
On generative semantics). Les diverses réalisations catégorielles seraient la
conséquence de l'application de diverses transformations relativement
simples à définir : « montée du sujet » pour les phrases avec F« auxiliaire »
pouvoir, devoir 12, « abaissement » de l'adverbe modal dans la phrase 13, etc.
Ceci à partir d'une structure très abstraite, empruntée à la logique moderne,
qui, réduite à ce qui importe ici, aurait la forme de :

Prédicat-—- -— Argument
'

-,
< possibilité > *— ""•"
(venir) (Jean)

Si l'on admet une telle base sémantique il est possible de rendre compte
des structures de surface des modalités appréciatives comme celles de (52) :
il suffit de poser, associé au prédicat modal un argument défini sémanti-
quement comme un v patient (pour emprunter à Fillmore le nom de l'un
de ses « cas », cf. experiencer) qui ne serait rien d'autre que le sujet modal
de Bally. Soit, pour Je me réjouis qu'Oscar ait dit cela et II m'est agréable
qu'Oscar ait dit cela, la même image de structure sémantique :

12. La notion d'auxiliaire disparaît en fait dans la sémantique generative (cf. Ross,
1967). Les constituants de l'Auxiliaire de la grammaire chomskyenne : Temps, Modal,
Aspect sont traités comme des verbes à part entière. Cette analyse, qui est
diamétralement opposée à celle de Benveniste (cf. ci-dessus) conduit en fait à poser le même
problème : comment dissocier autrement que par le sens ces différents types
d'unités linguistiques?
13. On peut nier l'équivalence sémantique des phrases avec peut-être et avec
possible (ou pouvoir) (cf. Ducrot). De plus, il ne fait pas de doute que II est heureux
qu'il soit venu et II est venu, heureusement n'ont pas le même sens (il en est de même
pour des couples de phrases de ce type contenant des modalités appréciatives). Dans
ce cas, il faut postuler une structure de base plus complexe, paraphrasable par : z7 est
venu (et) c'est heureux (= il est heureux qu'il soit venu). Deux phrases sont ainsi
coordonnées (ou juxtaposées) : l'une avec un modal implicite (l'opérateur zéro, celui
de l'assertion); l'autre qui modalise la première. De la même façon, pour une phrase
avec peut-être on peut poser : Jean viendra, il est possible que Jean vienne, le second
membre venant corriger l'assertion pure et simple qui vient d'être énoncée.

23
._ Argument2

(dire) (Oscar) (cela)


Le choix du thème (ou topic) pouvant varier (c'est ce que nous avons
proposé d'appeler les modalités du message, en suivant Halliday), il en
résulte soit une construction « personnelle » avec le patient pour thème
(ou P dans : Que Oscar ait dit cela me réjouit), soit une construction
impersonnelle (avec la modalité comme thème).
La démarche qu'on vient de proposer a été trop rapidement décrite
et trop sommairement justifiée. Sa parenté avec celles d'analyses assez
anciennes peut frapper. Il ne s'agit pas en fait de revenir à des approches
comme celles de Brunot ou Bally, pour ne citer qu'eux, trop teintées d'un
« psychologisme » qui brouille des intuitions souvent justes. Un modèle
d'analyse comme celui qui vient d'être rappelé, associé à une description
systématique des phénomènes de surface (qui n'a été abordée que fragmen-
tairement jusqu'à présent et devrait, évidemment, embrasser le problème
des « modes » grammaticaux dont il n'a rien été dit ici), doit pouvoir
légitimer la catégorie des modalités d'énoncé conçue non comme une «
nébuleuse », mais comme un ensemble de phénomènes hiérarchisés, discrets,
engendrables par des processus spécifiques soumis aux contraintes de
l'ensemble de la syntaxe.

Après ce survol de certains problèmes concernant (M 1) et (M 2),


quelques remarques de conclusion peuvent être faites. Le terme de modalité
renvoie certes à des réalités hétérogènes. Cependant s'il y a hétérogénéité
des faits, il ne devrait pas y avoir confusion, voire syncrétisme dans leur
présentation. S'il est justifié de rapporter l'ensemble des phénomènes
évoqués ci-dessus à un processus unique et continu de modalisation (cf. Wein-
reich), on peut cependant observer qu'il se déroule sur une série de plans
distincts (plans de renonciation, de l'énoncé et du message). Une analyse
attentive de la communication linguistique permet de les repérer (cf.
Halliday). Mais la donnée linéaire des énoncés masque la distance qui existe
entre ces plans, d'où, par exemple l'amalgame qui conduit à la catégorie
grammaticale de « mode » (englobant notamment l'impératif, qui relève
de (M 1), et indicatif /subjonctif qui n'en relèvent pas). Unifier certaines
réalisations superficiellement distinctes des modalités, esquisser d'autre
part la ventilation de certaines données sur une « échelle » de modalisation
(cf. hiérarchisation des adverbes « performatifs », modaux, de manière;
distinction entre phrases à l'impératif — Venez! — , avec performatif —
J'ordonne que vous sortiez — , avec modalité logique — II faut que vous
sortiez, sur lesquelles on met souvent une relation d'équivalence), tels sont
les objectifs que les hypothèses abstraites rappelées dans cet article
pourraient permettre d'atteindre.

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