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Clotilde Leguil – Cours n° 13 du 17 février 2014

(Document de travail mis en forme par Gilles Coupet, g.coupet@wanadoo.fr.)

Lacan et le « désordre du monde »

2) Du désordre du désir à la notion de « Réel »

Plan du cours :

1) Retour sur la notion de désordre du monde


a. Le désordre du monde, comme plainte du sujet
b. Le désordre du monde comme formulation du désir du sujet
c. Un Lacan stoïcien

2) La notion de « réel »
a. De la notion de monde à celle de réel
b. Le réel, c’est ce qui ne marche pas
c. Le réel est sans loi

3) Freud et la répression sexuelle


a. Qu’est-ce qui ne tourne pas rond ? La réponse freudienne
b. Freud et la répression sexuelle

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Textes de référence (ou textes cités) sur lesquels s’appuie ce cours :

- Lacan, séminaire IV sur La relation d’’objet


- Lacan, séminaire VI, Le désir et son interprétation
- Lacan, Le triomphe de la religion
- Freud, La morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes (1908), in La
vie Sexuelle.

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Le désordre du monde, comme plainte du sujet

Je voudrais interroger aujourd’hui le but d’une analyse, à partir de cette question du désordre du
monde. On pourrait dire les choses de la façon suivante :

Une analyse nous invite-t-elle en tant que sujet à reconnaître un certain ordre du monde
contre lequel nous ne pouvons rien, ou ne nous confronte-t-elle pas à un désordre
inexorable contre lequel nous ne pouvons rien non plus ?

Ce sont deux façons d’approcher le parcours analytique, le commencement d’une analyse et sa fin. Je
l’avais évoqué la dernière fois : lorsque Lacan parle du désordre du monde, par exemple à propos de
Dora dans le Séminaire IV sur La Relation d’objet, il tend plutôt à dire que le désordre du monde dont
le sujet se plaint est une conséquence, d’une certaine façon, de sa propre position dans le monde.

1
Séminaire IV, page 137, il évoque ce point à partir de la façon dont Freud intervient dans la cure de
Dora. Lacan reformule de la façon qui suit les paroles de Freud s’adressant à Dora :

« Ce contre quoi vous vous insurgez là comme contre un désordre, n’est-ce pas quelque chose à
laquelle vous avez-vous-même participé ? »

C’est le sous-texte de ce que Freud dit à Dora. On peut comprendre que Dora a elle-même participé de
façon active à ce « piège » dans lequel elle se retrouve ensuite prise, entre M. K., Mme K. et son père.
Nous ne faisons pas aujourd’hui l’analyse du cas Dora, mais je pointe ainsi la façon dont Lacan
commence par dire que ce désordre du monde est à mettre au compte de la position du sujet lui-même.

On peut dire que, dans un premier temps, le désordre du monde est une plainte du sujet dans laquelle
lui-même ne reconnaît pas sa propre part. C’est une « plainte », une forme de « demande » aussi faite à
l’autre de changer quelque chose à ce dont le sujet souffre.

Le désordre du monde comme formulation du désir du sujet

Ce que Lacan tend à souligner dans son premier enseignement, c’est que ce désordre du monde dont
parle le sujet est une formulation de son désir. C’est plutôt dans ce sens là, qu’il entend, au départ, la
notion de désordre du monde. Ce que le sujet vit comme un désordre, c’est son rapport à son désir. Ce
qui crée du désordre, du trouble pour le sujet, c’est toujours le rapport au désir. C’est le désir.
L’orientation de Lacan va dans le sens de dire que l’analyste doit pouvoir faire émerger ce désir. Il ne
s’agit pas (dans cette première orientation) de faire taire ce désir pour que tout rentre dans l’ordre. La
perception de ce désordre, le fait de pouvoir l’articuler, est une chance pour le sujet. C’est une
première façon, pour le sujet, de ne pas oublier son désir, de lui accorder un certain prix, même s’il ne
le sait pas. Dans le Séminaire VI, sur Le désir et son interprétation, Lacan montre à quel point les
analystes s’égarent, lorsqu’ils ne donnent pas de poids au désir. Il dit (c’est une reformulation) que
toute la question pour les analystes est de savoir quelle valeur ils accordent au désir, à l’expérience du
désir.

On reconnaît derrière cette position une certaine conception philosophique. D’ailleurs Lacan ne se
prive pas, par exemple, de s’appuyer sur Spinoza et la définition de l’être qu’il donne dans l’Ethique –
Désirer, c’est persévérer dans son être. C’est dire aussi que le désir est l’essence de l’homme : désirer
est ce qui nous fait être. Cette conception philosophique du désir permet à Lacan de montrer que dans
l’analyse il est question de faire émerger un certain rapport à l’être. Il est donc question de savoir ce
qu’on fait de ce désir qui produit du « désordre » dans l’existence. C’est bien pourquoi on peut rêver
de maîtriser ses désirs de telle façon qu’ils ne produisent plus du désordre, qu’ils ne nous fassent plus
souffrir. Dans ce Séminaire VI, Lacan dit qu’il s’agit pour les analystes de savoir si le désir est un
simple « accident » dans l’existence, quelque chose qui viendrait perturber l’existence et qu’il faudrait
savoir tenir à l’écart. Est-ce que le désir est quelque chose de gênant ? Est-ce que, finalement, il ne
faudrait pas aller dans le sens d’attendre « que ça passe », que le désir s’éteigne, disparaisse et que
« tout rentre dans l’ordre » ? Ce serait la mort ! Pour nous qui sommes initiés par Lacan, la
conjonction entre le désir et ce qui fait que l’être parlant est en vie nous paraît une évidence, mais il
faut bien voir que cette introduction de la notion de « désir » en rapport avec « l’être » dans la
psychanalyse allait à contre-courant d’une orientation plus pragmatique des post-freudiens sur les
demandes, les besoins réels d’un individu (plus que d’un sujet) et les rapports avec la réalité. Or,
quand on s’oriente sur les besoins réels, le désir apparaît comme superflu. Il apparaît alors comme ce
dont on peut se passer. On n’en a pas vraiment « besoin ».

Lacan renverse cette position en affirmant que l’analyse doit « supporter » l’irruption du désir et ne
pas chercher à « assagir » l’analysant. Voilà ce que Lacan appelle l’éthique de la psychanalyse. Ce
sera le titre du Séminaire VII, en référence à Spinoza et à l’idée que la seule éthique qui vaille pour le
sujet qui parle est une éthique fondée sur le désir. Lacan dit même que la « Chose » freudienne, c’est
La « Chose »
le désir. Pour lui, le désir est aussi un autre nom de l’inconscient. Puisque Freud dit que
freudienne, c’est le l’inconscient est manifestation du désir, Lacan le retraduit en montrant que l’analyse doit
désir
2
pouvoir « accrocher » le sujet à son désir. C’est aussi le sens de cette maxime que vous connaissez
certainement : « la seule chose dont on puisse être coupable dans la perspective analytique, c’est
d’avoir cédé sur son désir » (fin du Séminaire VII). Cette formulation de l’éthique comme étant
l’éthique de la psychanalyse est l’aboutissement de ce qui s’est mis en place dans les séminaires
précédents. La seule chose dont on puisse être coupable est de ne pas avoir accordé de valeur au désir.
Donner toute sa valeur au désir, c’est aussi accorder une valeur à ce qui crée le désordre. C’est ne pas
chercher à annuler, à faire disparaître, ce qui crée du désordre dans l’existence d’un sujet.

Un Lacan stoïcien

S’il est vrai qu’il y a cette dimension-là, d’un autre côté tous les désirs ne se valent pas : Lacan met
« le désir » au singulier et « ne pas céder sur son désir » ne signifie nullement ne pas céder sur tous ses
désirs. Lacan parle du désir en tant qu’il soutient l’être même. Il lui donne un sens ontologique
profond. Le terme ne « désir » chez Lacan ne recouvre donc pas le terme qu’on peut retrouver dans la
langue courante, et notamment lorsque ce terme est au pluriel (les désirs). Il s’agit donc d’une part de
mettre en avant « le » désir et non pas « tous » les désirs, et d’autre part, la psychanalyse (au temps de
l’enseignement classique de Lacan) conduit aussi à reconnaître un certain « ordre » du monde. Il
conçoit tout de même que la psychanalyse puisse engendrer une certaine forme de sagesse chez le
sujet relativement à son rapport au monde, autrement dit pour Lacan, son rapport aux autres. Il y a une
certaine dimension de sagesse qu’on pourrait appeler sagesse stoïcienne chez Lacan, relativement à sa
conception de la psychanalyse. D’ailleurs, la référence de Lacan à l’ordre du monde qui lui permet de
faire valoir le surgissement du désordre est une référence à la philosophie antique et en particulier à la
philosophie stoïcienne, notamment à celle d’Epictète. Pour les stoïciens en effet, il ne s’agit pas pour
l’homme de renoncer à tous ses désirs (comme on le croit parfois dans une vision superficielle) ; il
s’agit de distinguer ce qui dépend de nous – et sur quoi nous pouvons agir –, et ce qui ne dépend pas
de nous – l’ordre du monde, justement, le destin, ce qui peut arriver et contre quoi nous ne pouvons
rien. Epictète dit ainsi : « Il ne faut pas demander que les événements arrivent comme tu le veux, mais
il faut les vouloir comme ils arrivent ». Dans cette sagesse, il y a l’idée que le « sujet » (si on peut
ainsi parler) ne peut trouver qu’une certaine harmonie avec lui-même que s’il vit en harmonie avec
l’ordre du monde ; il ne peut trouver cette harmonie que s’il ne s’épuise pas à s’irriter contre l’ordre du
monde. Toutefois, il y a des choses qui dépendent de nous. Et parmi elles, Epictète nomme le désir.

Il y a donc une certaine forme de sagesse qui consiste à accepter un ordre du monde que nous n’avons
pas choisi, qui ne dépend pas de nous ; mais cette sagesse nous permet de privilégier la seule chose qui
dépende vraiment de nous, à savoir notre désir. Si on examine cette sagesse à la lumière de ce que dira
Lacan, on pourrait dire qu’il y a dans cette sagesse la reconnaissance d’une forme d’impossible ; et il y
a cette idée que c’est seulement en reconnaissant ce qui est impossible qu’on peut aussi dégager une
part de possible et donc faire être le désir.

De la notion de monde à celle de réel

On pourrait dire que dans son premier enseignement, Lacan croit dans un certain ordre du monde qui
est pour lui, l’ordre symbolique. Il s’agit pour le sujet de parvenir à trouver la position qui lui permet
au sein de cet ordre symbolique de faire émerger son désir. Mais dans son dernier enseignement,
Lacan remet en question non seulement l’idée d’ordre, d’ordre du monde, d’ordre symbolique, mais
aussi l’idée de monde. Le monde apparaît comme le produit d’une croyance fantasmatique. Ce à quoi
le sujet serait confronté en fin d’analyse, ne serait plus à l’autre, et donc au monde de l’autre, mais à
quelque chose de son propre corps, à un certain effet du signifiant sur son propre corps. Nous ne
sommes plus là dans ce paradigme de l’être-au-monde articulé à l’ordre et au désordre.

Voici comment Lacan peut dire les choses en 1974, tardivement, dans une petite conférence qui
s’intitule Le triomphe de la religion. C’est une conférence qu’il a faite à Rome. Il introduit la référence
au monde. Il commence par reprendre ce que disait Freud des trois professions, des trois métiers,
impossibles, gouverner, éduquer [l’école, l’enseignement, aujourd’hui, montrent bien à travers le
surgissement de débats très violents en quel sens il y a là en jeu quelque chose de l’impossible] , psychanalyser.

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« L’analyse est une fonction encore plus impossible que les autres, je ne sais pas si vous êtes au
courant. Elle s’occupe très spécialement de ce qui ne marche pas (1). De ce fait, elle s’occupe de
cette chose qu’il faut bien appeler par son nom, je dois dire que je suis encore le seul à l’avoir
appelée de ce nom, le réel (2). Qu’est-ce que le réel ? C’est la différence entre ce qui marche et ce
qui ne marche pas. Ce qui marche, c’est le monde. Le réel, c’est ce qui ne marche pas. Le monde
va, il tourne rond, c’est sa fonction de monde. Pour s’apercevoir qu’il n’y a pas de monde […], il
suffit de remarquer qu’il y a es choses qui font que le monde est immonde, si je puis m’exprimer
ainsi. C’est de cela que s’occupent les analystes, de sorte que contrairement à ce que l’on croit ils
sont beaucoup plus affrontés au réel que même les savants. Ils ne s’occupent que de ça. Ils sont
forcés de le subir, c'est-à-dire de tendre le dos tout le temps. Il faut à cette fin qu’ils soient
vachement cuirassés contre l’angoisse. »

(1) « ce qui ne marche pas » est ce que Lacan appelle le désordre du monde dans un premier
temps.
(2) L’analyse s’occupe donc du réel, dit Lacan.

Nous pouvons donc retenir cette définition, du monde comme s’opposant au réel (à la fin de son
enseignement), lorsque Lacan dit : « Ce qui marche, c’est le monde ; le réel, c’est ce qui ne marche
pas ».

On peut mettre l’accent sur les changements radicaux dans l’enseignement de Lacan ; mais on peut
aussi voir une certaine continuité. Ce que Lacan affirme ici contribue de façon encore plus radicale à
faire reconnaître ce qu’il a d’abord appelé le désordre du monde, comme ayant une valeur cruciale
pour le sujet et pour la psychanalyse.

Le réel, c’est ce qui ne marche pas

Le monde est donc, comme Lacan le dit, « ce qui tourne rond », avec ce qui peut résonner dans cette
définition du monde d’une forme de ronron, quelque chose de l’ordre d’une routine du monde. Mais ce
qui est très fort, c’est qu’au lieu de dire « ça, c’est la réalité, mais ensuite il y a ces sujets souffrants,
névrosés, psychotiques, parlêtres, qui ne parviennent pas à s’y faire », Lacan renverse totalement ce
rapport de ces deux éléments (la réalité/les sujets souffrants), en affirmant que le réel n’est pas du côté
du monde ! Ce qu’il y a de plus réel est ce qui ne marche pas ! C’est ce qui ne tourne pas rond. Il faut
cependant reconnaître que Lacan a, d’une certaine façon, commencé par là, en disant qu’il fallait se
détacher de cette référence à une possible adaptation à la réalité, autrement dit à quelque chose qui
pourrait « tourner rond ». Il en vient à dire finalement que le réel pour la psychanalyse est justement ce
qui est considéré comme n’ayant aucune existence dans les autres discours. Le réel, c’est ce qui fait
surgir l’angoisse. C’est la définition lacanienne du réel : lorsqu’on rencontre quelque chose de l’ordre
du réel, cette rencontre fait surgir l’angoisse.

L’angoisse n’est pas de l’ordre du semblant [ terme lacanien plus tardif mais que j’évoque ici ], ce qui
permet de dire que lorsqu’on n’est pas confronté à l’angoisse, on ferme les yeux sur le réel, et on croit
à un certain « ordre du monde ». Lacan a d’abord substitué à la référence à la « réalité » la référence à
« l’être-au-monde », pour montrer qu’il n’y a de réalité pour le sujet qui parle qu’à partir du langage.
Être-au-monde est un être-au-langage. Ce qui définit le rapport à la réalité d’un sujet, la façon dont un
sujet éprouve la réalité, c’est le rapport qu’il a aux autres et, au-delà, au grand Autre (c'est-à-dire à
l’ordre symbolique). Lacan a donc d’abord substitué à la référence à la « réalité » cette référence au
« monde » qu’il tenait de la philosophie. Il est ensuite allé encore plus loin dans la façon de cerner
l’objet de la psychanalyse en substituant à la référence au « monde » la référence au « réel ».

Il y a un parcours chez Lacan, qui est intéressant à écrire ainsi dans la mesure où cela permet de
comprendre que chez Lacan le réel n’est évidemment pas la réalité ; la catégorie de « réel », complexe
à appréhender, peut être entendue comme l’ultime réponse de Lacan aux post-freudiens et à cette
référence à la réalité. On peut donc répondre que oui, en effet, dans la psychanalyse, il n’est peut-être

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pas question que de langage, il n’est peut-être pas question que de signifiants, il n’est peut-être pas
question que de symbolisation, il est question d’autre chose que Lacan appelle le Réel, mais qui résulte
d’un certain rapport au langage, d’un certain effet du langage, mais – voilà qui est difficile à saisir –
qui résulte d’un effet qui n’est pas langagier. Cet effet n’est pas de l’ordre de la métaphore ou de la
métonymie.

Le réel est sans loi

Qu’est-ce qui caractérise le Réel ?


Le Réel n’est pas le monde dans la mesure où il n’a pas d’ordre. La référence au monde suppose
toujours un certain ordre du monde. On peut l’entendre aussi comme un certain effet du Nom-du-Père,
d’une certaine organisation du monde autour de la symbolisation et de la castration, c'est-à-dire aussi
autour de l’être et du manque. En revanche, la référence au Réel est extrêmement déroutante parce
qu’elle exclut tout ordre ; elle exclut toute loi. Lacan dira dans le séminaire XXIII que « le réel est
sans loi ». On peut entendre la qualification de « sans loi » comme le fait que le réel n’est pas organisé
par la loi symbolique, mais on peut aussi l’entendre par rapport au fait que le réel de la psychanalyse
n’est pas le réel de la science, lequel est organisé selon ce qu’il est convenu d’appeler « les lois de la
nature ».

Ce réel lacanien n’est donc pas la nature et il n’est pas la culture ; ce n’est pas l’ordre symbolique. La
définition simple que Lacan en donne dans le passage que je vous ai lu du Triomphe de la religion,
c’est « ce qui ne marche pas ». On pourrait donc dire que la psychanalyse, pour Lacan dans son
dernier enseignement, conduit aussi à une forme de sagesse, sagesse relative à notre rapport à « ce qui
ne marche pas ». Dans un premier temps, la psychanalyse est fondée sur le désir. C’est une
psychanalyse « optimiste », qui met en avant le désir comme quelque chose qui peut nous faire
marcher, nous faire avancer. Il y a quelque chose d’un élan dans la dimension du désir. Mais à la fin
de son enseignement, une note plus « pessimiste » apparaît, qui en même temps chez Lacan n’est pas
une note dépressive. Il y a cependant une note plus « pessimiste » au sens où il ne s’agit plus de penser
le parcours de l’analyse comme ce qui va avancer jusqu’à un certain point final, mais plutôt comme, à
un certain moment, ce qui ne pourra plus avancer, qui ne pourra que tourner en rond, du fait même de
la dimension du réel que chacun rencontre de façon singulière dans son existence et qui n’est pas
résorbable. Avec le réel, il n’est pas possible d’espérer que tout va rentrer dans l’ordre. Par cette
référence au réel, Lacan se sort de la thématique freudienne sur analyse finie, analyse infinie. Il n’y a
pas de « fin » d’analyse au sens où enfin l’ordre et la paix seraient rétablis et assurés, mais plutôt cette
reconnaissance, cette forme de « savoir », d’où est le réel pour chacun. Par « savoir », il ne faut pas
entendre un savoir théorique, Lacan d’ailleurs met plutôt en avant l’expression (devenue ritournelle)
de savoir-y-faire. Ce « savoir » ne peut pas être un savoir qui surplomberait la situation, c’est plutôt le
fait de ne pas pouvoir fermer les yeux au moment où quelque chose de l’ordre du réel surgit. Lacan
rejoint ainsi une part de la sagesse stoïcienne, mais il met davantage l’accent sur l’impossible, plus que
sur le désir.

Dans son premier enseignement, on a le sentiment qu’il y a un tel engouement, un tel optimisme
autour du désir que Lacan « porte » ce concept jusqu’à y consacrer une année entière de son
enseignement. On a le sentiment que, au désir rien n’est impossible, ou que s’il y a du désir, alors tout
est possible. Bien sûr, ce n’est pas ce que dit Lacan exactement mais on sent bien la petite touche
optimiste. Dans son dernier enseignement, c’est plutôt la butée sur l’impossible qui est le point crucial
de l’analyse.

Qu’est-ce qui ne tourne pas rond ? La réponse freudienne

Avant Lacan, Freud lui aussi (Lacan le rappelle) est parti, d’une certaine façon, de la question de
l’ordre et du désordre. Freud a vu lui aussi qu’il y avait quelque chose qui « ne tournait pas rond »
dans le monde et c’est ce qu’il a appelé le malaise dans la civilisation. Freud considère ce malaise
comme n’étant pas un « accident ». Ce n’est pas un malaise contingent. C’est un malaise structurel.
Quelque chose fait que dans ce que la civilisation exige du sujet, il ne peut pas ne pas y avoir de

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malaise, de souffrance. C’est un point qu’il nous faut reconnaître comme important, parce qu’il n’y a
pas du tout l’idée chez Freud qu’on va pouvoir améliorer la civilisation au point où il n’y aurait
finalement plus de malaise.

Comment Freud au départ a-t-il formulé cette question de ce qui produit un malaise qui ne peut pas
être suppléé (ce que Lacan appellera « le réel ») ? Freud a commencé à formuler cette question en
l’articulant très étroitement à la vie sexuelle. Pour Freud, ce qui ne va pas, ce qui « ne marche pas »,
c’est d’abord tout ce que la civilisation exige des individus relativement à leur vie sexuelle.

Je fais référence à un petit article de Freud, que JAM a cité notamment dans son intervention de 2004
au Brésil, en Comandatuba, qui s’appelle Une fantaisie. Cet article de Freud date de 1908 et s’intitule
La morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes. On le trouve dans le volume
La vie sexuelle. Lisez cet article ! C’est une mine, un trésor pour comprendre notre époque et pour
saisir ce qui a fait que Lacan est allé plus loin que Freud. C’est un article passionnant, qui renverse
tous les préjugés qui peuvent être colportés à l’égard de Freud, relativement par exemple à sa
misogynie supposée, à sa soi-disant « normativité », et autres balivernes. Quand on lit ce petit article
qui date de 1908, on voit à quel point Freud – qui dans sa vie personnelle apparaît comme ayant
pratiqué un mode de vie assez traditionnel – était extrêmement en avance dans sa façon de concevoir
la sexualité et ses effets sur les hommes comme sur les femmes. Cet article m’intéresse parce que la
thèse de départ de Freud – celle qui va donner l’élan initial à la psychanalyse – consiste à dire qu’il y a
des névroses parce qu’il y a un ordre moral trop répressif. Cette thèse dénonce donc les effets
ravageants de l’ordre moral sur les sujets. L’ordre moral du début du XX° siècle n’est évidemment pas
le nôtre. Il y en a aujourd’hui un autre, mais à l’époque de Freud cet ordre était assez homogène, assez
uniforme, et portait très expressément sur la sexualité.

Freud montre dans cet article que c’est précisément la sexualité qui produit du désordre. C’est sa thèse
générale. La civilisation a pour ambition de « moraliser » la vie sexuelle. Au lieu de moraliser, on
pourrait dire « normaliser », « normativer » la vie sexuelle. Du même coup, elle rend les individus
malades, malades au sens de la maladie nerveuse, de la névrose. Il est aussi intéressant de noter que si
Freud annonce dans son titre la maladie nerveuse, il ajoute des temps modernes. Un rapport est établi
entre la modernité – un certain progrès dans les conditions de vie – et ce que Freud appellera le
malaise, ici la maladie nerveuse.

Première remarque sur cet article –


Freud part d’un certain nombre d’observations qui ont été faites par des contemporains (qui n’étaient
évidemment pas des psychanalystes) et qui l’ont lui-même réveillé. Leurs observations lui sont
apparues comme ayant un rapport avec la psychanalyse, mais ces observations étaient restées au seuil
de la psychanalyse, ce que lui allait développer. Freud cite d’abord un ouvrage qui s’appelle Ethique
sexuelle. Cet ouvrage qui date de 1907 (soit juste une année avant l’article de Freud) est l’œuvre d’un
certain Ehrenfels. Cet auteur distingue ce qui serait de l’ordre d’une morale sexuelle « naturelle », et
ce qui serait de l’ordre d’une morale sexuelle « civilisée ». Sa thèse est que ce que la civilisation exige
en termes de morale sexuelle des individus, est nécessaire d’un côté à la civilisation, et rend d’un autre
côté les individus malades. Du coup, cela nuit à la civilisation puisque cela prive la civilisation de
certaines forces. La morale sexuelle civilisée impose tellement de sacrifices aux individus, elle les
oblige à renoncer à tellement de satisfactions dans le domaine de leur vie sexuelle, qu’ils s’en trouvent
eux-mêmes entravés dans leurs activités au service de la civilisation. Ehrenfels pense qu’il faut
réformer la morale sexuelle (ce qui a eu lieu depuis), à savoir qu’il faut être moins répressif. Ce qui
essentiellement incarne cette morale sexuelle civilisée, c’est l’exigence de la vie conjugale et la
monogamie – deux exigences qui réprimeraient une certaine part de la vie sexuelle. Le point suivant,
auquel Freud s’intéressait un peu moins que nous-mêmes aujourd’hui, compte tenu de nos conditions
de vie moderne faites de technicité permanente, est le suivant : il y a quelque chose dans le progrès, dit
Ehrenfels, qui n’est pas bon pour la sexualité, quelque chose qui « épuise » (c’est son terme) les
individus. Dans le passage que je vais vous lire, il semble décrire exactement tout ce que nous sommes
en train de vivre avec notre connexion perpétuelle, notre façon de nous appareiller en permanence
avec ces outils, la façon dont les enfants eux-mêmes sont en permanence surstimulés par tous les

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objets de l’industrie. Ehrenfels décrit des objets qui sont pour nous désuets, mais il décrit exactement
les effets qui sont ceux de notre époque.

« Il ressort déjà très clairement d’une série de faits généraux que les conquêtes extraordinaires des
temps modernes, les découvertes et les inventions dans tous les domaines, le maintien du progrès
en face de la concurrence croissante, ne sont acquis qu’au prix d’un grand travail intellectuel et ne
peuvent être maintenus qu’à ce prix (1). Ce que le combat pour la vie exige de productivité de la
part de l’individu s’est considérablement accru (2). Il ne peut y satisfaire qu’en déployant toutes
ses forces intellectuelles. En même temps, les besoins de l’individu et ses prétentions à jouir de la
vie se sont élevées dans tous les milieux. Un luxe sans précédent s’est propagé à des couches de la
population qu’il ne touchait pas du tout auparavant. L’irréligiosité, le mécontentement et l’avidité
ont gagné des cercles plus étendus de la population. L’accroissement démesuré de la circulation, le
réseau universel du télégraphe et du téléphone, ont complètement transformé les conditions du
trafic. Tout a lieu dans la hâte et dans l’agitation. La nuit sert aux voyages et le jour aux affaires.
Les voyages de détente eux-mêmes deviennent une fatigue pour le système nerveux (3). Des
grandes crises politiques, industrielles et financières communiquent leur excitation à des cercles de
la population beaucoup plus larges qu’autrefois (4). L’intérêt pour la politique est devenue chose
tout à fait commune ; les luttes politiques religieuses et morales, les activités de partis, l’agitation
électorale, le fait que les associations croissent de façon excessive, tout ceci échauffe la cervelle,
contraint l’esprit à faire sans cesse de nouveaux efforts et mord sur le temps de détente, de
sommeil et de repos. La vie dans les grandes villes est devenue de plus en plus raffinée et agitée,
les nerfs sont à plat, on cherche à se détendre par l’accroissement des stimulations (5) et par des
plaisirs très épicés, ce qui ne fait que fatiguer davantage […] En nous administrant à forte dose une
musique importune et bruyante, on énerve, on surexcite nos oreilles. Les représentations théâtrales
excitent et emprisonnent tous les sens, même les Beaux-arts se tournent de préférence vers ce qui
est haïssable, écœurant, ce qui excite, et n’hésitent pas à nous mettre devant les yeux avec une
fidélité révoltante ce que la réalité contient de plus horrible. »

(1) Cette première remarque consiste à dire que les progrès scientifiques et techniques sont issus
d’un sacrifice important de l’individu et que l’énergie de cet individu est mise au service de
ces progrès.
(2) On exige en 1908 (cela s’applique à notre temps actuel) une part de productivité accrue de la
part de l’individu.
(3) C’est le spectacle actuel de tous les voyageurs dans un train qui manipulent écrans
d’ordinateurs, de tablettes, de téléphones, et qui ne cessent par leur biais de se stimuler. Il n’y
a plus aucun moment où la stimulation s’arrête. Si en 1908 la nuit servait « aux voyages » et le
jour « aux affaires », comme le dit l’auteur, aujourd’hui on reçoit des mails nuit et jour.
(4) On vit aujourd’hui en effet dans une sorte de symbiose avec toutes ces crises qui affectent des
cercles qui n’étaient pas immédiatement les nôtres, et notamment les financières.
(5) Ceci est très bien vu. Nous sommes dans une escalade, dans un état d’hyperactivité qui ne
cesse pas et qui fait que, lorsque nous avons besoin de nous détendre, il ne nous reste plus
qu’à rechercher une stimulation encore plus différente, qui devrait nous apporter une autre
satisfaction.

On pourrait dire de ce texte qu’il contient une description réactionnaire, mais ce n’est pas du tout le
propos d’Ehrenfels, puisque son propos de l’époque va au contraire dans le sens d’un épanouissement
sexuel. Il souhaite que la civilisation cesse cette surstimulation pulsionnelle qui est volée à notre forme
de vie sexuelle.

Freud devant cette description est en éveil et on peut d’autant le saisir que Lacan nous a dévoilé ce
qu’est l’objet a, l’objet-regard, l’objet-voix. On voit dans cette description comment ces objets sont
déjà en train d’émerger pour être constamment présents. Freud partage ce que dit Ehrenfels, mais il
ajoute que pour lui l’accroissement de la maladie nerveuse résulte de l’effet produit par la civilisation
sur la sexualité. Il affirme que ce qui est nocif est cette répression, trop forte, de la vie sexuelle. Nous
sommes aujourd’hui sensibles au texte d’Ehrenfels parce qu’on se dit qu’il n’y a plus tellement de
répression de la vie sexuelle, du moins en Occident, et que ce qui apparaît comme nocif, notamment
dans la clinique, est plutôt cette surstimulation permanente, laquelle entraîne une escalade

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pulsionnelle, et cette escalade pulsionnelle faisant disparaître pour le coup le désir et le sujet. Freud est
intéressé par ce qui produit la maladie nerveuse, à savoir la répression des pulsions. C’est ce qu’il voit
et qu’il entend dans sa clinique. Son idée de l’époque – dans la préparation de sa future thèse de
Malaise dans la civilisation – est que l’individu a quand même besoin d’une certaine « dose de
satisfaction sexuelle » (il l’exprime ainsi) et qu’il n’est pas suffisamment dédommagé par la
civilisation lorsqu’il détourne ses pulsions sexuelles au service de buts favorables à la civilisation. Il y
a certes une forme de dédommagement, mais elle est insuffisante.

Freud et la répression sexuelle

Freud affirme en 1908 que la pulsion sexuelle n’a pas du tout pour finalité première la reproduction.
On dit souvent de Freud qu’avec sa conception des stades, il aurait eu l’idée que la sexualité était
destinée à la reproduction (sexualité génitale). On voit là que c’est l’inverse : il affirme que la pulsion
sexuelle n’a pas cette visée première. Cette visée de la reproduction n’est que l’effet d’une série de
restrictions successives imposées à la vie sexuelle. Freud à l’époque distinguait trois stades (qui ne
sont pas les stades qu’il développera dans la théorie de la sexualité infantile) :

o stade où l’activité sexuelle est libre ;


o stade où l’activité sexuelle est réprimée sauf dans le cadre de la reproduction et par
mise au service de la reproduction ;
o stade où l’activité sexuelle est non seulement réprimée mais à laquelle s’ajoute une
nouvelle forme d’exigence qui : la reproduction ne peut avoir lieu qu’au sein du
mariage. Ce troisième stade est très difficile pour l’être humain en raison de la
répression supplémentaire.

Voilà ce que dit Freud en 1908. Il montre dans cet article que cette exigence de la civilisation ne cesse
de produire des « manqués », parce que les individus n’arrivent pas à se plier à l’exigence d’avoir une
vie sexuelle « satisfaisante » dans le cadre de la reproduction et du mariage. En ce qui concerne les
exigences qui entraînent des névroses, Freud mentionne l’abstinence sexuelle. On exigeait en effet des
femmes une abstinence sexuelle absolue avant le mariage. Cette vie sexuelle avant mariage avait bien
évidemment lieu, mais la morale sexuelle exigeait la virginité. Freud montre tous les dégâts produits
par cette exigence d’abstinence sexuelle, aussi bien pour l’homme que pour la femme. La vie sexuelle
qui commence par ce temps d’abstinence ne peut ensuite, selon lui, que rater alors que tout eût pu bien
marcher. Du côté féminin, cette abstinence et ces conditions produisent une certaine frigidité. C’est un
problème auquel il est confronté dans sa clinique. Les femmes ont un rapport à la sexualité totalement
anesthésié. Du côté masculin, les hommes se retrouvent avec des femmes qu’ils épousent, qui
n’éprouvent aucun plaisir sexuel, et sont conduits à se désintéresser d’elles. Il y a donc pour Freud une
aberration dans la façon dont cette morale sexuelle est formulée et il note que cette morale est plus
sévère encore pour les femmes que pour les hommes. Il va même jusqu’à conseiller aux femmes ce
qu’il estime être un des remèdes à la maladie nerveuse chez elles, à savoir l’infidélité conjugale. Mais
il note que plus une femme a été élevée sévèrement, moins elle s’autorisera une infidélité conjugale et
plus elle se réfugiera dans la névrose et dans la vertu.

Dernière remarque : Freud souligne que cette abstinence sexuelle ne sert pas non plus les buts de la
sublimation. Ainsi, la façon dont un homme assume sa vie sexuelle et la conduit reflète la façon dont
il accomplit d’autres actions et d’autres œuvres. Le fait d’avoir une vie ascétique n’est en aucune
manière une condition pour devenir un « grand homme », par exemple un « grand artiste » ou un
« grand politique ».

C’est un texte qui va dans le sens d’une critique de l’exigence de fidélité, du mariage, de la
monogamie, et d’une critique de tout ce qui peut se ranger sous cette appellation de « morale sexuelle
civilisée ».

Disons pour terminer que dans Le Malaise dans la civilisation, 1930, Freud va encore plus loin, au
sens où il montre qu’il y a quelque chose dans la pulsion elle-même qui ne peut pas se satisfaire. Il ne

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présente plus alors la morale sexuelle civilisée comme étant la « cause » des manqués de la vie
sexuelle, mais il montre que la pulsion elle-même échoue à procurer une satisfaction.

Ce premier texte, La morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes, traite à sa
façon de « ce qui ne marche pas » dans la manière dont la civilisation tente de domestiquer la vie
sexuelle en la moralisant, en l’ordonnant. Freud met « ce qui ne marche pas » au compte de cette trop
grande répression – qui est un véritable refus d’attribuer une valeur à la vie sexuelle en dehors de la
reproduction. Dans Le Malaise dans la civilisation, il s’approchera à sa façon de ce que Lacan
appellera le réel, en montrant que « ce qui ne marche pas » est à mettre au compte d’une pulsion de
mort qui est engendrée par le rapport à la civilisation. Aujourd’hui, alors que certains rêvent d’un
retour à la morale sexuelle civilisée pour calmer l’accélération à laquelle on assiste, on voit que la
levée de la répression n’a pas conduit à une disparition de la pulsion de mort, ni donc à une disparition
du réel.

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Question : Pour en revenir au réel, est-ce qu’on ne peut pas dire que Lacan le désignait déjà par le
mathème S(A), le signifiant du manque dans l’Autre ? Le S(A), c’est tout de même du réel !

R : Oui, c’est intéressant ce que vous dites parce que justement c’est une réflexion que je me suis faite
récemment. Effectivement. Si on se met dans la perspective de repérer la continuité dans la pensée de
Lacan, la façon dont il a essayé de formuler ce contre quoi on bute, alors on peut dire que dans
Subversion du sujet et dialectique du désir, pendant toute cette époque de la psychanalyse du désir, il y
a la dimension de quelque chose qui « ne répond pas » et qu’il appellera ensuite le Réel.

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