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Revue de Sciences
humaines
14 | 2008
Consentir : domination, consentement et déni
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Résumé
En 1964, Jacques Lacan introduit dans la théorie de la psychanalyse la logique de l’aliénation ou
choix forcé. Cette opération préside au fondement du sujet de l’inconscient qui, d’en passer par le
champ de l’Autre, n’a d’être que divisé par le signifiant. Les effets de cette aliénation se retrouvent
dans les structures de la névrose et de la psychose, dont elle détermine les symptômes.
Refoulement et forclusion ont été définis par Sigmund Freud à partir d’un jugement primordial.
Lacan formalise cet enseignement en accordant le primat au symbolique, c’est-à-dire au langage.
Texte intégral
1 En 1964, alors qu’une opposition virulente au sein de la communauté
psychanalytique le prend à partie et le déloge du lieu où il enseigne depuis plusieurs
années, Jacques Lacan reçoit l’hospitalité de l’école normale supérieure. Comme il est
accueilli par un auditoire accru, rajeuni, moins acclimaté à la clinique freudienne qu’à
la pensée philosophique, Lacan décide de reprendre un par un Les quatre concepts
fondamentaux de la psychanalyse – l’inconscient, la répétition, la pulsion et le
transfert – pour montrer en quoi la praxis psychanalytique subvertit le sujet moderne
du savoir et intronise le sujet de l’inconscient. Mais, cette nomination soulève la
question du statut ontologique de ce sujet qui, de parler, produit un savoir dont les
termes lui échappent. Pour exemple : plus j’insiste dans la dénégation – ce n’est pas de
ma mère dont j’ai rêvé –, plus j’affirme que c’est bien par la présence, sur fond
d’absence, de ce signifiant mère, tombé là comme par hasard, que mes pensées
s’agencent en un dit. Pis, à proclamer avec force que cette horrible mégère ne peut être
ma mère, c’est mon propre message, boomerang à la trajectoire parfaitement
déterminée, qui me revient sous une forme inversée : je suis ton fils, mégère ! À moins
que ce ne soit l’injonction – Tu es ma mère, mégère ! – qui commande la mise à mort :
Tuez ma mère, mégère ! Et, pourquoi pas, le lourd reproche d’une vie gâchée : Tu hais,
ma mère, et j’erre… Ainsi, sous la demande faite à l’Autre de reconnaître mon
innocence de sujet – je n’ai jamais pensé des choses aussi terribles sur ma mère ! –,
émerge, de mes chaînes associatives, une vive tromperie1.
2 L’acte par lequel, dans la situation psychanalytique, l’Autre suspend la réponse qui
viendrait garantir au sujet la vérité du savoir qu’il croit détenir sur sa personne, ne peut
toutefois pas se comprendre sans la fonction de la coupure. Cette scansion, en
poinçonnant d’une ponctuation nouvelle la chaîne du discours, libère des énoncés
inattendus. Grâce aux signifiants advenus par surprise, le sujet se déleste de ce savoir-ci
pour nouer un rapport, tout autant provisoire, avec ce savoir-là, surgissant d’un côté
pour disparaître ailleurs. Il circule d’un signifiant à l’autre, se faisant représenter par
l’un pour un autre, soumis à l’impossibilité de se ranger sous la bannière d’un signifiant
ultime qui lui donnerait la clé de son être. En somme, sa vérité restera toujours mi-
dite2 : « La psychanalyse, donc, nous rappelle que les faits de la psychologie humaine ne
sauraient se concevoir en l’absence de la fonction du sujet défini comme l’effet du
signifiant. » (Lacan, 1973, p. 188) Tout comme ils ne sauraient se concevoir sans la
dimension du champ de l’Autre, lieu où se produit le signifiant sous la dépendance
duquel le sujet vient à se réaliser.
3 L’utilisation par Jacques Lacan des notions de « dimension », « champ » ou « lieu »,
pour désigner ce qu’il en est de cet Autre, s’appuie sur une topologie où le processus de
circularité ayant cours entre le sujet et l’Autre engendre une béance fondamentale.
Dans cette perspective, on ne saurait établir une relation de réciprocité entre ces deux
termes, puisque l’Autre n’est pas le semblable réduit, dans une situation quelconque, à
une consistance unifiée, mais illusoire.
4 Ce préalable indique en quoi l’élaboration lacanienne nous conduit sur le terrain
d’une logique visant à dégager la psychanalyse d’une conception psychologique ou
sociologique des relations humaines, essentiellement appréhendées par le biais de
l’individu et de ses interactions au sein d’un groupe. Aussi, quand Lacan propose de
nommer aliénation ou choix forcé l’opération qui préside à la naissance du sujet sous la
domination du signifiant, ce n’est pas sans chercher à se tenir à distance d’un certain
discours théorique alors en voie d’expansion :
Cette aliénation, mon Dieu, on ne peut pas dire qu’elle ne circule pas de nos jours.
Quoi qu’on fasse, on est toujours un petit peu plus aliéné, que ce soit dans
l’économique, le politique, le psychopathologique, l’esthétique, et ainsi de suite.
Ca ne serait peut-être pas une mauvaise chose de voir en quoi consiste la racine de
cette fameuse aliénation. (1973, p. 191)
5 Il est fort probable, à situer ce constat dans son contexte historique, que l’ironie de
Lacan prenne ici pour cible, sans toutefois les citer, les penseurs freudo-marxistes dont
les idées, après avoir connu un important essor outre-Atlantique, se diffusent au même
moment en Europe. Tel est le cas d’Herbert Marcuse qui, dans son essai Eros et
civilisation, interroge la « philosophie de la psychanalyse » (1963, p. 18) : celle-ci
prône-t-elle une libération de l’homme, soumis à l’exploitation des institutions
répressives de la société industrielle, ou le pousse-t-elle plutôt à accepter cette
aliénation ? La psychanalyse, doctrine révolutionnaire ou idéologie bourgeoise3 ?
6 La question touchant à la finalité de la psychanalyse reste centrale pour Jacques
Lacan. Cependant, pour y répondre, il détourne l’aliénation de son usage habituel et
l’élève au rang d’opération logique. Comme nous le verrons dans un premier temps,
cette aliénation est un vel tout à fait particulier qui pose nécessairement le sujet devant
le choix de se soumettre aux lois et aux effets du signifiant, choix forcé donc, duquel
résulte, comme pour tout choix, une perte. Dans un second temps, nous préciserons en
quoi sa validité opératoire ne se vérifie que dans un après-coup. En effet, il faut que le
choix soit effectué, et la perte constituée, pour que l’on puisse affirmer que le sujet est
advenu en tant que sujet de l’inconscient, c’est-à-dire qu’il a consenti à accéder au
langage, à se laisser diviser par lui.
7 La logique classique distingue deux acceptions du vel, autrement dit de la fonction qui
s’écrit avec l’opérateur « ou ». La première, dite exclusive, impose l’obligation de choisir
entre deux alternatives, tandis que la seconde, inclusive, signifie soit l’une des
alternatives, soit l’autre, soit les deux. Lacan introduit une troisième acception, le vel
aliénant, qu’il illustre d’un exemple propre à éveiller l’attention de chacun : la bourse
ou la vie ! « Si je choisis la bourse, je perds les deux. Si je choisis la vie, j’ai la vie sans la
bourse, à savoir une vie écornée. » (1973, p. 193) Bien que dans les deux cas, le choix
induise une perte, il n’y aura pas de commune mesure entre ce qui sera perdu dans
l’éventualité où je me prononcerais pour la bourse et dans celle où je me prononcerais
pour la vie.
8 Pour représenter ce vel, Lacan utilise les cercles d’Euler et une opération de la
logique symbolique, la réunion. Le schéma n° 1 montre que, si je choisis l’ensemble
« bourse », je perds tout. Mais si je choisis l’ensemble « vie », il subsiste le cercle, qui
contient les éléments de la vie, amputé de la demi-lune centrale où se trouvent les
éléments communs aux deux ensembles, la part de ma bourse dans ma vie. En résumé,
et c’est ce qui définira ce vel, quel que soit le choix qui s’opère, la conséquence sera de
l’ordre d’un ni l’un, ni l’autre. Reste donc à savoir, puisque l’autre partie disparaîtra
inévitablement, sur laquelle portera le choix.
Schéma n° 1
10 Ce vel s’énonce de la façon suivante : l’être (le sujet) ou le sens (l’Autre). Examinons
les conséquences de ces deux options :
11 Si le choix porte sur l’être, la perte comprendra à la fois l’Autre, la voie du signifiant,
et l’entrecroisement des deux cercles. Or, du fait de la rognure qu’elle appose sur la
partie de l’être, le sujet échappera aussitôt, tombant dans ce qu’il faut bien appeler un
non-sens. Si le choix porte sur l’Autre, la partie de l’être disparaîtra, mais il subsistera le
sens écorné de la partie du non-sens qui, selon Lacan, « constitue, dans la réalisation
du sujet, l’inconscient » (1973, p. 192).
12 En d’autres termes, ce vel fondateur conduit inévitablement le sujet – il n’a pas
d’autre choix que celui d’en passer par le sens – à surgir, représenté par un premier
signifiant (ou signifiant unaire), d’abord dans le champ de l’Autre. Cependant, le
signifiant dont il se saisit pour exister (n’importe quel signifiant pris dans le lieu de
l’Autre pourra venir occuper cette fonction logique de signifiant unaire, que Lacan écrit
S1) ne lui donnera en aucun cas une signification quant à son être5. Il viendra le
représenter par un autre signifiant (ou signifiant binaire, S2), lequel a pour effet son
aphanisis, la disparition du premier signifiant. D’essence aliénante, le couplage primitif
S1-S2 amorce le défilé des signifiants à travers lequel le sujet divisé cherchera, en vain
puisqu’il est causé par la structure même de l’articulation signifiante, l’unité de son
être.
C’est dans l’intervalle entre ces deux signifiants [le couple primitif du vel aliénant]
que gît le désir offert au repérage du sujet dans l’expérience du discours de l’Autre,
du premier Autre auquel il a affaire, mettons, pour l’illustrer, la mère en
l’occasion. C’est en tant que son désir est au-delà ou en deçà de ce qu’elle dit, de ce
qu’elle intime, de ce qu’elle fait surgir comme sens, c’est en tant que son désir est
inconnu, c’est en ce point de manque que se constitue le désir du sujet. (1973,
p. 199)
15 Parce qu’il lui apparaît sous la forme d’une énigme, le désir de la mère engendre le
désir du sujet, à l’horizon duquel se profile une interrogation sur l’objet susceptible de
le combler. Ce n’est pas tant d’un défaut de compréhension du sens du discours que
provient le vertige, que d’un suspens quant à sa signification : quel objet suis-je pour
elle, lorsqu’elle me demande de me laisser nourrir, qu’elle me scrute de son regard ou
qu’elle se plaint de l’odeur de mes excréments ? À cette énigme du désir parental,
l’enfant répond par une sorte de torsion, puisqu’il fait intervenir le manque de
l’opération antécédente relatif à sa propre disparition (ou aphanisis) : peut-il me
perdre ? Le fantasme de sa propre perte ou de sa mort, couramment brandi par la suite
dans les relations d’amour qu’il entretiendra avec ses parents, correspond ainsi au
premier objet que le sujet met en jeu dans la dialectique du désir. La clinique de
l’anorexie mentale donne à entendre, dans l’une de ses versions les plus radicales, la
consistance de ce fantasme : sa réalisation ultime suppose, en effet, la mort du sujet qui
cesse de s’alimenter.
16 Au joint de ces deux désirs se creuse ainsi une place où l’enfant, pour donner un
support à sa propre perte, déposera des objets détachés de son corps. Ces objets
pulsionnels (sein, fèces, voix, regard) lui permettront, selon l’équivoque dont use Lacan,
de se séparer et de se parer, dans le sens de se défendre. Mais, pour que ce mécanisme
puisse s’enclencher, il faut qu’une coupure instaure un phénomène de bords entre les
deux signifiants originaires car, pour peu que ceux-ci émergent solidifiés en une masse
compacte, l’ouverture du sujet à cette dialectique sera fortement entravée. Cette
situation constitue, pour Gabriel Balbo et Jean Bergès, un des modes d’entrée dans la
psychose chez ces enfants chez qui « jusqu’à 6 mois tout était bien » (2001, p. 45) :
La mère demande en effet à l’enfant de satisfaire ses besoins. Le fait qu’elle exclue
toute demande chez lui confère à sa propre demande la propriété d’être extra-
langagière, […] de ne porter qu’un message de besoin. […] Cette demande revient
donc à celle de se taire : je lui dis ma demande, et je m’en vais. Ce qui reste de ceci
dans le comportement courant, c’est : « On ne parle pas la bouche pleine », ou :
« On ne parle pas à table », contrainte à se taire où la satisfaction d’un besoin doit
être payée du prix de s’exclure du langage. (2001, p. 45)
17 C’est à cette question des effets de l’aliénation que nous allons, maintenant, nous
intéresser. Comme nous l’avons dit, ce choix qualifié par Lacan de « forcé » relève du
paradoxe, puisqu’il impose au sujet d’en passer par les signifiants de l’Autre. Or, en
soumettant le sujet aux lois de la parole et du langage, cette opération détermine aussi
les rapports du sujet à son symptôme. Nous tenterons ainsi de montrer ce qui distingue,
en termes de structure, la névrose de la psychose.
23 Or, une lecture attentive des textes de Sigmund Freud atteste de son intérêt pour
l’articulation signifiante du discours, bien avant que celle-ci ne soit mise à l’ordre du
jour par la linguistique moderne. À preuve, le contenu de cette lettre adressée à
Wilhelm Fliess le 22 décembre 1897, au moment de ce qu’il convient d’appeler son
auto-analyse. Freud y présente le cas d’une jeune patiente qui, bien qu’arrivée au terme
de ses études de couture, est tourmentée par la représentation de contrainte suivante :
« Non, tu ne dois pas t’en aller, tu n’as pas encore fini, tu dois faire encore plus,
apprendre tout ce qui est possible. » (2006, p. 366) Par association d’idées, la jeune fille
raconte un souvenir d’enfance où, alors qu’elle est assise sur le pot mais ne voulant pas
y rester, s’impose à elle la même injonction : « Tu ne dois pas t’en aller, tu n’as pas
encore fini, tu dois faire encore plus. » (Ibid., 2006, p. 366)
24 Dans les explications qui accompagnent cette vignette clinique, Freud émet l’idée que
seul le mot faire jette un pont entre les deux situations, infantile et actuelle. De plus, il
affirme que cette représentation de contrainte, comme toute représentation de
contrainte, s’appuierait sur une « indétermination verbale particulière » (ibid., 2006,
p. 366) qu’elle déclinerait dans un réseau de significations multiples. Le mot faire
aurait, selon cette modalité, connu une transformation dans son utilisation : « La
représentation de contrainte fixée naît d’une telle interprétation fondée sur un
malentendu de la part du conscient. » (2006, p. 366) Mais, ajoute Freud, « il n’y a pas
là que de l’arbitraire » (ibid., 2006, p. 366) et, s’en remettant non sans humour au
« flair linguistique » (ibid., 2006, p. 366) de son ami otorhinolaryngologiste, il l’invite à
considérer les effets induits, dans le langage courant, par le procédé de substitution
d’un mot par un autre. Ce mécanisme ne serait-il pas à l’œuvre lorsque certains mots se
trouvent chargés de sens énigmatiques ? Pourquoi, par exemple, le mot argent serait-il
porteur d’une puanteur interne ? L’hypothèse linguistique de Freud suggère que le mot
schnuzig (sordide) aurait été remplacé par le mot geizig (avare). En conséquence, une
formation comme la représentation de contrainte, appartenant au champ de la
psychopathologie, pourrait, du fait de son mode de fabrication, se révéler fort proche du
processus grâce auquel « des mots prennent une signification figurée dès que se
présentent des concepts nouveaux ayant besoin d’être désignés » (ibid., 2006, p. 367).
25 Notons d’abord comment, pour définir l’inconscient, Freud remet en cause
l’étanchéité, considérée alors par tous ses collègues neurologues comme indiscutable,
de la frontière entre le normal et le pathologique. Dans tous ses livres fondateurs
(L’interprétation des rêves, La psychopathologie de la vie quotidienne, Le mot d’esprit
et ses relations à l’inconscient), il ne varie pas, puisqu’il puise son matériel de travail
dans les phénomènes les plus banalement partagés : le rêve, le lapsus, l’oubli de nom,
l’acte manqué ou encore le mot d’esprit.
26 Attachons-nous, ensuite, à sa technique d’interprétation : il s’appuie, pour interpréter
les énoncés associatifs de quiconque (patient ou pas) lui rapporte ces formations
attribuées à l’inconscient, sur le déplacement et la substitution de mots, la polysémie,
les répétitions phonétiques. On remarquera, par exemple, qu’il ne cherche pas à
approfondir la signification de la contrainte obsédante. Il ne pose pas à la patiente des
questions du type : comment peut-on « apprendre tout ce qui est possible » ? Sa
recherche se concentre sur une pure analyse « linguistique » : quelle relation existe-t-il
entre les deux faire ? Il en déduit, ainsi, que ces deux mots – nous dirions, aujourd’hui,
signifiants – ne sont pas équivalents : on ne peut pas écrire faire = faire. Elle relève
plutôt d’un mécanisme de substitution – nous dirions, aujourd’hui, métaphore – qui est
le lieu de passage vers une autre métaphore : la substitution des excréments par le
savoir absolu (« tout ce qui est possible »). L’élément substitué est tombé dans les
dessous, il a chu dans l’inconscient. Freud découvrira, de cette façon, l’incidence de la
pulsion anale dans la sexualité infantile7.
27 Pourrait-on, sans risquer une lecture tendancieuse de Freud, parler ici d’analyse
structurale du discours ? Lacan s’y autorise, affirmant qu’il aurait même anticipé les
recherches de Ferdinand de Saussure ou du Cercle de Prague (2001, p. 403), lesquelles
n’ignoraient pas la logique des stoïciens.
28 Sans doute n’est-ce pas tant dans l’utilisation des outils de la linguistique
structuraliste (signifiant, signifié, métaphore, métonymie…) qu’il convient de situer le
retour à Freud de Lacan (d’ailleurs, il se servira autant des apports de la logique
formelle ou de la mathématique des nœuds) que dans la formulation renouvelée des
enjeux de la pratique et de la théorie psychanalytique à partir des dimensions du
symbolique, de l’imaginaire et du réel. En effet, cette triade rend possible la
différenciation du sujet et du moi8 (1966, p. 592).
29 Pour Lacan, le sujet qui parle n’a pas d’être. Divisé par le signifiant, il relève du
symbolique. Cependant, dans sa rencontre avec ses semblables, il cherche à conquérir
une unité par l’intermédiaire du miroir que ceux-ci lui tendent : ce « moi. Tout cru »
(1966, p. 592) est captivé dans l’imaginaire, pris au filet des identifications, grâce
auxquelles il soutient son corps d’une consistance narcissique. Le réel, à distinguer
fortement de la réalité, est l’impossible qui résistera toujours au sens, dès lors que le
sujet aura accès à la symbolisation.
30 En définitive, le passage par le symbolique établit une ligne de partage. D’avancer
dans ce lieu, le sujet tombe sous le coup d’un ordre régi par des lois qui l’engagent dans
le lien social, comme dans ses choix sexués. Ces lois, Freud les a reconnues dans le
complexe d’Œdipe ou, ce qui est la même chose, dans l’interdit de l’inceste. Désormais,
le symptôme du sujet sera indéfectiblement noué aux signifiants qui augurent de sa
destinée, parce qu’il a été parlé à travers eux, avant même sa venue au monde. Fils de…,
petite-fille de…, beau ou stupide parce que…, sont autant de déterminants sous le coup
desquels le sujet aliène son existence.
31 Le refoulement dit « secondaire », ou Verdrängung, « c’est ce qui se passe quand ça
ne colle pas au niveau d’une chaîne symbolique » (Lacan, 1981, p. 97), quand la
cohérence interne d’une chaîne symbolique9 à laquelle le sujet est arrimé rencontre un
obstacle à cohabiter avec une autre chaîne tout aussi cohérente.
Alors nous refoulons, de nos actes, de nos discours, de notre comportement. Mais
la chaîne n’en continue pas moins de courir dans les dessous, à exprimer ses
exigences à faire valoir sa créance, et ce, par l’intermédiaire du symptôme
névrotique. C’est en quoi le refoulement est au ressort de la névrose. (Ibid., 1981,
p. 97)
C’est ce temps primaire (au sens originaire) et non pas forcément premier (au sens
chronologique) de l’affirmation qui est la condition pour qu’une représentation
existe pour le sujet. Dans un second temps, ce qui est représenté au-dedans sera
ou non retrouvé au-dehors ; s’il l’est, cela confère une existence à la représentation
du dedans. (Rabinovitch, 1998, p. 27)
Il la rejeta et s’en tint à la théorie du commerce [sexuel, du coït] par l’anus. Quand
je dis : il la rejeta, le sens immédiat de cette expression est qu’il n’en voulut rien
savoir, ceci au sens du refoulement. Aucun jugement n’était là porté sur la
question de son existence, mais les choses se passaient comme si elle n’existait
pas. (Freud, 1954, p. 389)
Je remarquai soudain, avec une inexprimable terreur, que je m’étais coupé le petit
doigt de la main (droite ou gauche ?) de telle sorte que le doigt ne tenait plus que
par la peau. Je n’éprouvais aucune douleur, mais une grande peur. Je n’osai pas
dire quoi que ce fût à ma bonne, qui était à quelques pas de moi, je m’effondrai sur
le banc voisin et restai là assis, incapable de jeter un regard de plus sur mon doigt.
Je me calmai enfin, je regardai mon doigt, et voilà qu’il n’avait jamais subi la
moindre blessure. (Ibid., 1954, p. 390)
Ainsi forclore consiste à chasser quelqu’un ou quelque chose hors des limites d’un
royaume, d’un individu ou d’un principe abstrait tel que la vie ou la liberté ;
forclore implique aussi que le lieu, quel qu’il soit, d’où l’on est chassé, soit refermé
à tout jamais. (Ibid., 1998, p. 17)
Si nommer une chose la fait exister, le mode de négation « forclusif » qui relève la
première négation phrastique, la discordantielle, détruit la chose au moment
même où il la fait exister ; mais il la détruit à la fois dans l’avenir et dans le
passé […] Il est en vérité la trace d’une non-existence. (Rabinovitch, 1998, p. 20)
48 On l’aura compris, c’est dans la première confrontation avec l’Autre que le défaut de
symbolisation devra être situé. La forclusion témoigne de ce qu’il y a là, au moment du
choix forcé, quelque chose qui manque dans la rencontre avec les signifiants
fondamentaux. Bien évidemment, aucune expérience ne permettra jamais d’observer
cet instant en acte. Seule l’éclosion du symptôme donnera confirmation de cette faille
symbolique. D’autant que nombre de sujets psychotiques s’adaptent aux aléas de la vie
quotidienne, sans que rien de cette adaptation n’éveille l’attention de leur entourage.
Leur conformité les maintient à flot à plus ou moins longue échéance, dès lors qu’ils ne
sont pas appelés à prendre la parole – « tout le contraire de dire oui, oui à celle du
voisin » note Lacan (1981, p. 285) –, à répondre d’une place où l’arrimage à ce signifiant
se révélerait nécessaire. Mais si l’événement se présente, ils s’engouffreront alors dans
la béance que ce trou, dans le symbolique, ouvre sous leurs pieds.
49 Dans son article « D’une question préliminaire de tout traitement possible de la
psychose » (1981, p. 285), Jacques Lacan indique que le signifiant forclos est le Nom-
du-Père12, tout en ajoutant, à la place de l’Autre. En effet, c’est parce qu’il est absent de
ce lieu que le sujet se confronte à l’impossibilité de le symboliser.
50 Nous ne définirons pas ici ce Nom-du-Père. Toutefois, précisons qu’il s’agit d’une
métaphore qui, véhiculée par le discours de la mère, oriente son désir vers un autre
objet que l’enfant. Il est ce qui profère la loi de l’Œdipe dans la parole maternelle et, de
ce fait, ordonne à l’enfant : fais le choix du signifiant, car tu ne seras jamais l’objet de sa
jouissance !
53 À l’ombre de tous les self-services qui industrialisent son désir en lui offrant des
gadgets de plus en plus sophistiqués sur le plan technique, l’homme moderne cultive sa
personnalité élevée au rang d’objet culte autoréférencé : « c’est moi ». Moi-objet dont
on mesure, évalue, classe les comportements dans un souci toujours plus grand d’une
mise en ordre statistique. Moi objectivé par une démultiplication d’expertises
pourvoyeuses d’énoncés prescriptifs ou prédictifs.
54 Pour exemple, rappelons un récent rapport de l’Inserm sur Les troubles de conduites
chez l’enfant et l’adolescent (2005), qui, établissant une relation de causalité entre ces
troubles et la délinquance, préconise, dans le cadre d’un dépistage précoce,
l’identification des risques pendant la grossesse – « En période prénatale, des facteurs
empiriquement associés au trouble des conduites ont été identifiés : antécédents
familiaux de troubles des conduites, criminalité au sein de la famille, mère très jeune,
consommation de substances psychoactives pendant la grossesse [y compris le
tabagisme] » (2005, p. 47) –, ainsi que l’introduction, sur le carnet de santé, d’items
pour en repérer les « signes précurseurs » :
Ces items peuvent concerner les différents symptômes du trouble des conduites :
les agressions physiques (s’est bagarré, a attaqué physiquement, a frappé, a
mordu, a donné des coups de pieds) ; l’opposition (refuse d’obéir, n’a pas de
remords, ne change pas sa conduite) ; l’hyperactivité (ne peut pas rester en place,
remue sans cesse, n’attend pas son tour). (Inserm, 2005, p. 47)
55 Compte tenu de tout ce qui a été dit précédemment, une remarque s’impose quant à
la différence fondamentale existant entre le symptôme tel qu’il est décrit dans cet
extrait, et celui défini par la psychanalyse, à entendre, plutôt, comme ce qui fait
symptôme pour un sujet particulier et non pour le champ social.
56 Dans l’acception, appelons-la comportementale, du symptôme, le rapport du sujet à
la parole et au langage est complètement évacué au profit d’une comptabilisation de
« faits » tenus pour objectifs, parce qu’observables.
57 Mais un acte quel qu’il soit, et a fortiori celui pour un enfant de dire non, a-t-il en
toutes circonstances une seule et même signification ? Ôter la dimension signifiante à
cet acte, ne témoigne-t-il pas du présupposé que cette manifestation subjective est
rabattue au niveau du signal, c’est-à-dire d’une réponse telle qu’elle se produirait chez
l’animal ? À preuve, la recommandation faite « [d’]exploiter les travaux sur les petits
animaux » (Inserm, 2005, p. 55), rats ou souris. Ces expériences, nous dit-on,
« permettent d’étudier certains symptômes du trouble de conduite comme l’agressivité
et l’hyperactivité liée aux troubles de l’attention » et, élément déterminant, de
« rechercher les facteurs étiologiques de ces symptômes en relation avec
l’environnement (stress physique et social) » (ibid., 2005, p. 55). Car, il faut le savoir, il
existe chez le rat ou la souris, pendant la puberté, une « période sensible au cours de
laquelle la confrontation avec la violence ou l’isolement joue un rôle vulnérabilisant vis-
à-vis de l’agressivité » (ibid., 2005, p. 55).
58 Pour le modèle comportemental, auquel se réfère manifestement ce rapport de
l’Inserm, le symptôme ne vaut que s’il est validé par un recueil d’informations effectué
au moyen d’une batterie de tests ou de grilles d’évaluation. À l’instar de « L’échelle
d’obsession-compulsion de Yale Brown (Y-BOCS) » (Cottraux, 1998, p. 69), qui mesure
le « seuil » de gravité d’un TOC (trouble obsessionnel compulsif), la majorité de ces
tests est importée des États-Unis et du Canada où le behaviorism (le
comportementalisme) domine tout le champ de la psychopathologie. Les résultats
obtenus, utilisés d’abord pour arrêter un diagnostic, servent ensuite pour décider de la
mise en place d’un traitement pharmacologique ou psychothérapique. Or, si elle est
éliminée par les énoncés impersonnels qui composent ces questionnaires, la parole du
sujet sera tout autant ignorée par le thérapeute, uniquement préoccupé par le trouble
prédéterminé par l’enquête. Le principe général de la thérapie se résume à
« l’exposition aux situations provocatrices d’anxiété afin de déconditionner le patient de
ses comportements d’évitement. Selon ce principe, l’affrontement actif et conscient est
le meilleur moyen de modifier les émotions négatives » (ibid., 1998, p. 173).
59 Dans son livre, Les ennemis intérieurs, Jean Cottraux explique, à partir du cas d’une
patiente dénommée Fausta, comment se déroule une cure basée sur la méthode dite de
« l’exposition en imagination » (ibid., 1998, p. 89). Cette jeune femme, « persuadée
d’avoir fait un pacte avec le diable pour assurer son bonheur » (ibid., 1998, p. 88)
prononce, en son for intérieur, des souhaits de mort à l’égard de ses proches. Comme
elle regrette ces pensées, elle les conjure par des signes de croix. Fausta communique
avec Satan, « du coup, elle perd plus d’une heure par jour13 dans des rituels magiques
destinés à contrôler ses pensées de possession démoniaque » (ibid., 1998, p. 89).
Entreprise sur douze séances, la thérapie vise à démontrer à Fausta que ses croyances
magiques n’ont aucun effet dans la réalité. La patiente est invitée à « imaginer qu’elle
émet des vœux de mort vis-à-vis du thérapeute, […] à convoquer le démon […] en
présence du psychiatre et à porter des objets [qui lui permettent de communiquer avec
le diable] sans faire de signes de croix » (ibid., 1998, p. 89). Lorsque, à suivre ces
consignes, Fausta est submergée par l’angoisse, le praticien persévère en exigeant
qu’elles soient appliquées de façon encore plus stricte :
Bibliographie
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Notes
1 L’objection classique adressée à la psychanalyse, et qu’on ne manquera pas de réitérer à la
lecture de cet avant-propos, tient à sa démarche consistant, pour introduire le concept
d’inconscient, à exposer une illustration, c’est-à-dire un cas particulier. Or, même à accumuler les
vignettes cliniques pour y pointer, une par une, l’irruption d’une formation attribuée à
l’inconscient, l’extension à l’universel sera toujours suspectée de relever du domaine de la
spéculation. Cette préoccupation traverse, de part en part, l’enseignement de Jacques Lacan, dont
le projet radical vise à interroger la place de la psychanalyse dans le champ de la science
moderne. La solution qu’il propose pour sortir de l’ornière passe par une formalisation de la
pratique, donc par la nécessité de construire un organon susceptible de rendre compte des
modalités de fonctionnement de l’inconscient.
2 Pour Lacan, la vérité est « mi-dite » d’être, non pas partielle, mais dite entre deux signifiants.
3 Voici quelques-unes des questions posées à Lacan lors de son séminaire du 3 décembre 1969 :
« On pourrait commencer à savoir ce que c’est qu’un psychanalyste. Pour moi, c’est un type de
flic » ; « Nous avions déjà les curés mais comme ça ne marchait plus, nous avons maintenant les
psychanalystes ». « Jacques Lacan, la psychanalyse est-elle révolutionnaire ? » (1991, p. 230-231)
4 Aphanisis signifie disparition.
5 Moustapha Safouan rappelle les deux idées qui, émises par Saussure à propos du signifiant,
seront reprises par Lacan : « La première est que le signifiant se définit par sa différence avec
tous les autres signifiants. La deuxième est l’idée de valeur selon laquelle, en lui-même, le
signifiant ne signifie rien en dehors de son pouvoir de signification, laquelle s’effectue grâce à ses
connexions de substitution ou de combinaison avec les autres signifiants. » (2001, p. 266)
6 Le Mali et son drapeau font sens, dès lors qu’ils induisent nombre de significations exotiques.
Mais, si la cure empruntait cette direction, le signifiant que Tom a puisé dans le discours
maternel resterait hors-circuit. En revanche, l’équivoque induite par ma lecture amorce
l’apparition du couplage en force / en fen où se révèlera, pour Tom, l’objet auquel il s’identifie
pour répondre à ce qu’il suppose être le désir maternel (il faut préciser que sa mère n’arrête pas
d’enfanter). Le signifiant en fen / enfant le fait choir comme sujet. Cependant, en s’appuyant sur
le dire du père, il se dégage de cette identification. On peut noter d’ailleurs comment Tom se
saisit de mon énoncé sur un plan métaphorique (« Qui lui a mis ça dans la tête ? ») pour
introduire un tiers : la fonction du père dans le désir d’enfant de sa mère.
7 Cette vignette clinique illustre « la séparation » : le sujet laisse choir l’objet fèces en réponse à
une demande parentale. Dans la cure, il se pare du signifiant qui le désigne, en lieu et place de sa
propre perte.
8 L’expression anglaise « I have to put myself together » (Je dois rassembler mon moi, me
reprendre) donne « à voir » l’assemblage narcissique du moi.
9 Pour Lacan, la « chaîne symbolique » est la chaîne signifiante.
10 Cité par Rabinovitch(1998, p. 20).
11 Auparavant, Verwerfung était traduit par « rejet ». De la même façon, c’est à la traduction de
Lacan que l’on doit la préférence portée, aujourd’hui, à « dénégation » plutôt qu’à « négation ».
12 Dans la suite de son enseignement, Lacan parlera des Nom-du-Père, indiquant ainsi que
plusieurs signifiants peuvent occuper cette fonction.
13 Ce facteur entre en ligne de compte pour engager une cure : « Il faut, au moins, en moyenne,
une heure par jour de pensées refusées ou de rituels pour justifier un traitement. » (Cottraux,
1998, p. 67) Toutefois, « il faut savoir que la disparition des rituels sont rares. Ramener le patient
en dessous d’une heure par jour, ce qui permet une vie normale, apparaît comme une ambition
raisonnable » (ibid., 1998, p. 178). Pour atteindre cet objectif, le thérapeute doit se montrer
« souple, ferme, obstiné » (ibid., 1998, p. 177). Il s’agit, en somme, de substituer l’obstination du
thérapeute à l’obsession du patient.
14 « De nombreuses personnes elles-mêmes souffrant de psychoses craignent le mot qui a pour
elles l’image d’un futur aboli, et le refusent : “Je ne suis pas un handicapé !” » Ce constat relevé
par Bertrand Escaig dans la Revue de liaison trimestrielle de l’Unafam (2007, p. 8), association
militant pour l’introduction de la notion de handicap psychique en France, atteste de ce que,
d’une certaine façon, le fou « tient » à sa folie. En effet, il peut lui arriver – malgré toutes les
souffrances qu’elle procure – d’en faire quelque chose : une œuvre littéraire (comme Antonin
Artaud), artistique (comme Camille Claudel) ou scientifique (comme Kurt Gödel).
Référence électronique
Sophie Genet, « L’aliénation dans l’enseignement de Jacques Lacan. Introduction à cette
opération logique et à ses effets dans la structure du sujet », Tracés. Revue de Sciences
humaines [En ligne], 14 | 2008, mis en ligne le 30 mai 2009, consulté le 04 juin 2023. URL :
http://journals.openedition.org/traces/383 ; DOI : https://doi.org/10.4000/traces.383
Auteur
Sophie Genet
Psychanaliste, exerce à l’Institut thérapeutique éducatif et pédagogique Le Coteau (Vitry-sur-
Seine)
Droits d’auteur
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