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XIII

Création et émanation
Fragment de philosophie comparée

l.

Si l'on s'intcrrogc sur les différentcs doctrines de !'origine du


monde professées 'au cours des temps, les mythes religieux lournisscnt
une premihc le~on, car ils constituent la source des symboles dont
usent plus tard les philosophes et les théologiens. On peut fonder
une classifieation' sommaire de ces mythes sur les types de représen-
tation dont ils se servent pour décrire la venue du monde al'existence:
on distinguera par exemple les représentations physiques, les repré-
sentations biologiques et les représentations proprement humaines.
Ces types sont le plus souvent enchev~trés dans les faits, mais leur
distinction ne s'en impose pas moins.
Dans le prerhier groupe, on placera les récits qui font intervenir
les astres, les phénomenes météorologiques, les faits de géographie
physique, etc. Dans le second, on rangera la génération et la crois-
sance des plantes et des animaux, l'androgynie et la hiérogamie,
la production du fil par l'araignée, du cocon par le ver a soie, etc.
Le con ten u du troisieme groupe est tres varié: on y observe le combat,
l'immolation, la cuisine, les activités de l'artisan, la danse, le jeu,
l'asccsc, l'art, la parolc, l'écriture, la pensée, la volonté, le com-
mandement ou l'amour. 11 n'est guere d'aspect de l'expérience, si
humble oú si noble qu'il soit, qui n'ait fourni a l'homme un langage
pour exprimer le mystere de só~ origine et de celle du monde:
« C'est le quotidien qui rend l'originel intelligible en fournissant des
modeles pour comprendre comment le monde s'est formé et
ordonné1 • »
En simplifiant, on peut dire que le foisonnement des mythes a
fourni au théologien et au philosophe le langage symbolique sui- *
.··;. vant: l. celui du rayonnement, de l'émanation, de l'émergence et
'1' .J,¡.
·:h lo
1
1 J.-1'. VERNANT, Les origines de la pensle grecque, Paris 1962, p. 97.
\
STUDIA PHILOSOPHICA
Jahrbuch derSchweizerischen Philosophischen Gesellschaft,Annuairede laSociH~ Suisse de Pbilosophie
Separntum Vol. XXXIII (!:) Copyright 1973 by Verlag Cnr Recht und Gesellschaft AG, Base!
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de l'cxtériorisation; 2. celui de l'unité prerniere, de l'union, de la Descartes. Il n'y a pas plus de syrnbolisme, en príncipe, dans les
~cmcncc, de l'ocuf, de la naissance; 3. enfin le langage varié rclatif
t philosophíes qui rendent compte du monde, non du point de vue
:\ l'act ion lnnnaine. de la chosc - par des déplaccments ou des transformations mat{~­
1
Les mythes de l'origine du monde sont implicitement rationncls ricllcs - mais du point de vuc du sujct, par la projcction de la pcnséc
en ce sens qu'ils supposcnt la position d'un problcrne et apportent 1 (les Vijí'iiinaviidin), par l'autolimitation du Moi (Fichte), etc.
des éléments pour sa solution. Entre le mythe et le symbole, il n'y a t
pas seulerncnt le rapport du cornplexe a u simple: dans le rnythe, Il.
au début des eivilisations, la pensée n'explicite pas la rationalité 1
qu'dle vise, alors que, dans le symbolc, elle saisit le sens <¡n'il cst 1 Nous allons considérer ici deux systemes - l'émanatisme et le
aplc a produirc. Il est probable que l'hornrne pense d'abord datzs créationnismc - qui s'cxprirnent par symbolcs pour rendrc complc
les images, pour penser ensuite par les irnages. de !'origine du monde: «émaner» veut dire «s'écoulen>, et «créer»
Aux syrnboles dont nous venons de donner une liste sornmaire veut dire «fair~». Dans un cas, il s'agit de ce que nous appelions
eorrcspond-il autant de doctrines différentes de !'origine du monde?' une représentation physique, et dans l'autre, d'un symbolisme
Non,sans doute, car un mcmc symbole peut etre interprété de fa<;:ons humain. L'émapatisme - qui n'est pas lié au symbole de l'écoule-
divcrses et on ne · connait son sens qu'apres l'élaboration qu'un ment, mais se sert encare d'autres images physiques et meme d'ímages
pcnscm· donné en proposc. Mais cette liste ne laissc pas d'ctrc instruc- biologiques- appartient, en Occident, a la Grece et a ceux qui ont
tiw, cat· rile suggcrc d<.':ja un éventail de solutions rationnc\lcs. Le subi son ínfluencc 2 ; le créationnisrne appartient a u christianismc, a u
momle a un sen! principe ou davantagc, ce pnnnpe cst inql(~rsonnd juda'iqrnc <'t ñ. l'islarn.
ou il cst un agent; l'agcnt émct le monde hors de soi m: travaille L'histoire pol'te d'abord a croire que le créationnisrnc constitue
une m:ttit't·c, ou eneore produít le monde par le moy<·n d'u1w parolc, un progrcs sur l'émanatismc: les théologíens n'ont-ils pas corrigé
d'unc pcnséc ou d'une volonté; le monde a la mcrn~ nature que la pcnsée grccque? N'ont-ils pas critiqué le gnosticisrne el la penséc
son príncipe ou en a une autre; il est précontenu en lui o;_¡ il ne l'est musulmane d'inspiration grecque? La réflexion tend a confirmer
pas; il procede de lui dans le temps ou éternellement, .riécessaire- ces vues, puisque l'émanatisme parait affectcr de mutabilité le
nwnt ou librcmcnt, et ainsi de suite. Enfin, on est amené a se deman- príncipe émanant, introduire la confusion du príncipe et de l'effet
dcr si ces solutions s'onlonncnt en un systcme, si elles se sncd~dcnt · et réduire la représentation du divin a un níveau humiliant pour
rn une évolution continue ou encare s'il faut se contcntcr de la lui, cclui de la nécessité physique. Nous montrerons que ce sont
juxtaposition d'unc pluralité irréductible de typcs. la des préjugés. Les trois griefs que nous venons de citer nous retien-
Il cst évidcnt que le passagc du mythc au symbole ne se fait pas dront d'ábord. _.,·

toujours d'un coup: l'image pcut désigner encare la réalité sensible Sur le premier point, il est remarquable que Hegel con<;:oive
tout en étant chargéc déja d'un sens syrnbolique. C'est le cas, par l'émanation comme un péril pour l'absoluité du divin: «Le concret,
excmple, de l'cau, de l'air ou du fcu chcz les présocratiqucs ou les écrit-il, cst l'universcl qui se particularise, et qui, dans ce particulier,
stoi:cicns, puisque les éléments, par leur ubiquité et leur puissance, dans cette finitisation, demeure cependant en soi infini. Au contraire,
wnt proprcs a représenter le divin. . dans le panthéisme, il y a un fondement universel, une substance
D·'autrcs doctrines de !'origine du monde n'ont aucun scns sym- universelle, quise finitise et par la déchoit. C'est le caractere de l'éma-
bolique: ainsi, l'atomismc grec et le matérialisme indien (Carvaka- nation que l'universel en se particularisant, Díeu en créant le monde,
dar.<fllla) invoqucnt la composition de príncipes eorporcls pour expli- se dégradcnt du fait du particulier, se posent une limite, se finitisent;
¡
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quer l'univcrs. L'intelligibilité est con tenue inunédiatemcnt dans \-, \;
cctte rcprésentation qui ne renvoie a ríen au-dcla d'elle~m~in~. . r 8 Sur l'histoire de l'émanatisme, consulter le Reallexicon für Antike und

Christentum, t. IV, Stuttgart, 1959, s. v. «Emanatio».


Il en va de mcme dans les eosmogonies occidentales modernes depuis
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el cette finitisation est sans retour sur soi-meme3 • » En somme, si le feu, la neige et les fleurs demeurent en eux-memes, ainsi une
le monde ne vient pas de ríen, mais de Dieu, Dieu, qui s'écoule en seconde réalité procede de l'Un malgré l'immobilité de l'Un 6 • Bref,
lui, se transforme en lui. ce qui est plein déborde sans cesser d'etre plein.
Dans son beau commentaire des Eléments de théologie de Proclus, Dodds Proclus, de son coté, voit en tout príncipe un aspect d'imparti-
note qu'en effet la notion d'émanation peut suggérer que la cause cipabilité et il écrit que «toute cause qui produit autre qu'elle-meme
s'épuise en se dissipant dans ses effets; c'est pourquoi Zeller, produit ses dérivés et ce qui les suit en demeurant en elle-meme».
H. F. r--Jiiller, Arnou, refusent d'appeler le néoplatonisme «émana- «Les producteurs demeurent nets de tout amoindrissemcnt, pour-
l iste>>, malgré l'usagc conslant de ce symbolismc. Mais, <\ioule suit-il, quand ils produisent leurs dérivés. Car ce qui subit la rnoindrc
Dodds, la loi de l'émanation est déterminée, en néoplatonisme, par diminution ne peut res ter tel qu'il est 7 • » Le Diadoque retrouve
une sccon<le loi, a savoir qu'en f.'lisant surgir son ellct, la cause ne done le thernc plolinicn de la productivité proprc au parfitit c:t
soufli·c ni diminution ni altération. Le commenlateur releve encore \ cclui de l'effetpar surabondance. Produirc par surabondance signifie
que cette doctrine remonte au-deh\ de Plotin, ·pu,isq~e le Démiurge 1 produire sans diminution du príncipe.
platonicien demeure en son état (Timée, 42e), et que l'Idée nesubit :\ '' Dans le néoplatonisme arabe, la doctrine garde la meme fermeté.
1
pas d'altération pour etre participée. La these de la manence du L'Etre nécessaire d'al-Farabi ou d'Ibn Sina n'est pas susceptible
príncipe semble ctre née dans le moyen stóicisme et on la retrouve · de changemcnt: il est éterncl et nc dépend ni n'a besoin de rien.
dans le néoplatonisme chrétien, en particulier chez Clément, Au- Sa science est la cause nécessitante de l'existence des choscs. lJans
gustin et Denys 4 • ces conditions, l'érnanation n'impliquc en l'Etrc néccssairc ni r:hangr:-
Il faut done se garder de se représenter l'émanatisme comme un ment ni diminution.
écoulement au sens propre, ou eomme une simple c'xtension phy- Chez les piülosophes juifs comme chez les philosophcs musul-
sique du príncipe. L'eau ou la lumiere, certes, s'éehappent de leur mans, on observe d'intéressants efforts pour exprimer par des images
source et s'en éloignent plus ou moins, mais leur souree est inépui- et malgré le langage aristotélicien les rapports particuliers du prín-
sable et demeure par conséquent inaffectée en sa nature propre par cipe et de ses effets. Isaac Israéli soutient ainsi que les lumicres
l'f~eoulcment ou le rayonnement qui procede d'cllc. Ainsi la nais- des subslances s)Jiritucllcs ne sont ni augmcntées ni dimitHH~l's par
sance ou la destruction des choses belles, ehez Platon, ne produit la sortie de ce qui dérive de ces substances, car le dérivé vient de
ríen, ni en plus ni en moins, dans la Beauté en soi qui n'en ressent l'ombre de leur lumiere et non pas·de leur lumiere elle-meme, prise
aucun contre-eoup5. Ainsi, pour Plotin, la génération, qui est l'reuvre dans son essence et sa substantialité 8 • La meme these se rencontre
de l'clre parvenu a sa perfcction, n'altere pas cette perfcction, mais chez Ibn Gabirol pour qui les essences des substances supérieures
!'exprime, et quand un ctre a un cffet hors de soi, c'est paree que, loin ne diminuent point en donnaot 'naissance aux substances infé-
de se penlre hors de soi, il se possede lui-mcme en sa plénitude. rieures; car le dérivé ne vient point du príncipe comme l'essence
Décrivant le pouvoir créatcur de l'Un, le fondateur du néoplato- de l'essence, rnais comme la force de la chose forte. La chose forte
nisme enseigne que, pour produire, l'Un n'a pasa se mouvoir, sinon en effet ne pcrd pas sa force en l'exen;:ant, pas plus que le feu ne
le mouvcment viendrait au deuxieme rang, et ce qui suceede a perd sa chaleur en chauffant et le soleil sa lumicre en éclairant 9 •
l'Un sueeéderait au mouvement. Comme la lumiere resplendit
autour du solcil malgré la manence du· soleil en soi, comme la cha- .J. • Cf. Enn., V, 1, 7. Remarquer dans 111, 8, le theme de la contemplation
leur procede du feu, le froid de la neige, l'odeur des fleurs, quoique r créatrice.
' Elémentsdethéologie, prop. 26, trad. J. Trouillard París 1965. Cf.J. TnouiL-
• Vorlrsrm,t¡m i/bcr die Gcschiclrte der P~ilosoplrie, éd. Glockncr, t. 111, p. 11-12,1 I.ARD, !.a ¡wvlj .relrm Proclos, dans Le néof•lalonirme, Paris 1972, p. 229 ~~ suiv.
Slntlf~:ut 1!l2!l. • Cf. l.ivre des rléj111iliall.r, § li, iJaac ilraeli ... , trad. A. Altrnann anrl S. M.
• l'nom.us, Tire Elrmmls of Tlrr.olof!)', 20 éd., Oxford 1963, p. 213-211. \
Stcrn, Oxford 1958, p. 46.
• CC 1/a,,¡rtct, 211 !J, trad. Robín, :¿o éd., París 193ll. • Cf. La source de vie, livrc lll, 54, trad. F. Brunncr, l'aris 1950, p. 164.

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Considérons maintenant la deuxieme conception erronée qu'on feu, car le fcu pcut etre écarté pendant que la chaleur reste dans l'air;
se h'\Ít de l'émanation: elle consiste a supposcr que l'émanation de plus, les d_cux sujcts sont di!Térents, et la chaleur que rcc;oit l'air
cntrafnc la confusion du príncipe et du détivé, puisque le dérivé differe en force de celle qui est dans le feu. De meme, quand la
nc vicnt pas de rien, mais s'écoule ou rayonne du príncipe. Mais lumiere du soleil se répand sur la terre, la lumiere qui est portée par
si le príncipe, comme nous l'avons vu, demeure en lui-meme pen- l'essence du soleil ne subit pas de diminution, quoique la premiere en
dant l'émanation, sans subir aucune diminution, c'est que son émanc, ct la lumierc qui se répand sur la terre n'est pas la lumiere
pro<luit n'l'sl pas une partic de sa snbstanee, <¡ni sortirait th~ lui N mcu 1e que porte l'esseuce du S<Jidl; la preuVI: <:u !:SI. la difll-n:n<:<:
se confondrait avec luí. des sujets et la di!Térence des lumieres en force et en faiblessc 12 • »
Commc la thesc de l'immutabilité, celle de la distinction remonte . Il suit qu'en émanatisme, l'effet, venu de la cause, ne se confond
au néoplatonismc grec. En reprenant le traité de Plotin cité tout / nullcment avcc elle; il n'est pas que! que chose de la cause; il n'cst
. a l'hcure, nous venions au chapitrc 3, a propos d.u r¡;tpport de l'ln- ( pas la cause répandue hors de soi. Ce qui cst hors du príncipe nc saurait
tclligencc avec 1'Ame, que l'image differe du modele,· ie verbe proféi,é : ) etre le príncipe. Cela est si vrai que, selon les kabbalistes de Gérone,
du vcrbc intéricur, la chakur produitc au-dchors de la chalcur du l'émanation ne pouvait exprimer le rapport de Dieu et des sifirót
fCu, brcf, que l'Intelligence, qui ne s'écoule pas, mais reste en elle- sans menacer la pureté de la doctrine, puisque les sefirót ne pouvaient
méme, difiere aussi de l'Ame, qui a son existence en soi. Avec sa etre en deÍ10rS de Dieu. C'est pourquoi Nahmanide interprétait
clarté coutumiere, Proclus écrit: «Le produit n'est pas ... une frag- asilut (émanation) a la lumiere de 'e~el (aupres), pour remplaccr l'idéc
mcntation du productcur ... Il n'est pas davantage une transmuta- d~ sortie de Dieu par celle de présence aupres de lui 13 •
tion du producteur. Car celui-ci ne devient pas a la maniere de On a done .tort de penser que l'émanation entraine un changemcnt
n~tre qui procede. Le producteur, en effet, demeure tel qu'il est, ct dans le princi~e et la confusion de celui-ci avec le dérivé. Cependant,
le produit est autre que lui 10 • » Dans le christianisme, Denys, qui il ne faut pas imaginer que le príncipe et le dérivé soient simplement
doit tant a Proclus, a affirmé avec la meme force la transcendance juxtaposés dans un rapport d'absolue altérité, car dans ces con-
divine, l'antériorité de Dicu a toutes choses et á toute eonnaissance. ditions ni le príncipe ne serait le príncipe ni le dérivé le déri\·é.
Intcrrogé sur l'émanation, Gazali répondit: «11 ne f.-:tut pas prendre 11 nous (¡mt examincr un instaut cct aspcct de la problématiqu<' <k
ici ce t<:rmc dans le sens de l'écoulcmcnt de l'eau d 'un vas<: sur la l'élllanaliou.
main. Car, dans ce cas, écoulcment veut dire qu'unc particule de Le dérivé n'est tel que paree qu'il entretient un rapport d'altérité
1'!-·au se dégagc du vase et atteint la main. Il faut plutót peonser a la et d'idcntité avec son príncipe. Il est autre que lui, puisqu'il n 'est
clifli•sion de la lumicrc du solcil sur une paroi. Ici aussi, quclques-uns pas lui, r:1ais il lui est identique, puisqu'il dépend de luí. Le dérivé
ont supposé d'une maniere crronée que les rayons se dégagent du est done altérité et identité rclatiV"es par rapport a son príncipe, en
cnrps du ~olcil, atteigncut la paroi et s'y répandcnt. G'est une tant q~e reflct, image, dégradation du príncipe. Quant au príncipe,
cnTnrtt. » On nc pcut dire, continue Gazáli, que l'image d'une ~- pcul le considércr cornme dégradé dans son e!Tet et dirc qu'il c:st
!'hose rélléchic dans uu miroir se soit dégagée de cette chose. Ainsi dcvenu autre !J.lli;._lm-mel!!~, __ilansjª __ me~w:e. ou c'est encore lui
la force, la chalrur ct la lumiere ne sont pas, a proprement parler, gui !isi<;l~_da..!"!!J~e[et_..Qg_ut:__l~ constituer dans son etre. t-.lais en
la fin·cc, la chalcur ct la lumiere de leur.source. C'est ce que soutient réalité, il n'est pas sorti de lui-meme pour se dégrader dans l'effet,
aussi Ihn Gabirol dans le passage suivant: «La chaleur du feu ne el dans la mesure ou, rcstant en soi, il s'affirmait lui-meme, il a
diminue pas et nc le quittc pas, quoiquc le fcu produise la chakur rayonné son image qui n'est pas lui-rnemc, mais qui, luí devant
qui est dans l'air autour de lui, et cette chaleur n'est pas celle du ¡
\1 12 lnN GABIROL (AviCEMBRON), La source de vie, Livre Ill, 54, trad. cítée,
10 Elémmts de thlnl., prop. 27, trad. J. Trouillard. p. 164-165.
11 A. J. WENSINcK, La pmsée de Ghau:ali, Paris 1940, p. 61. 1a Cf. G. G. ScHOLEM, Les origines de la Kabbale, París 1966, p. 472.

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tout, cst pourtant luí-rneme. Le príncipe résorbe done en quelque chez Plotin, loin d'etre de simples extensions du príncipe, ont a
maniere l'cfTet en luí, sans qu'en un autre seus l'efiCt ne cesse de conquérir leur f:tre; elles constituent elles-mcmes leur monde intelli-
Jui demcurer cxtéricur. De son coté, l'effet est a la foís meme et gible intérieur, puisque la transcendanee du príncipe l'éleve au-
autre que le príncipe et, consídéré dans sa seule dépendance par dessus de toute intelligibilité. A partir du Premier, surgit une alté-
rapport a lui, ne fait qu'un avec lui: la lumiere du soleil ici-bas n'est rité, un rnouvernent, une matiere, e'est-a-dire la réceptivité primi-
pas celle du soleil, mais elle est encore lumíere, et puísque cette tive face a l'Unls. Cet effet de la surabondance de l'Un est la pre-
lumicre, en tant que telle, n'a absolument rien en elle qui ne -víenne rniere production de l'Un et n'est autrc que le sujet de la connais-
du solcil, elle nc L'lit qu'un avec sa source: «Les rayons du soleil ne sance de l'Un. Mais ce sujet ne peut saisir l'Un ineffable qu'en
sont pas le soleil, maís ils ne sont aussi ríen d'autre que le soleiP 4 • » engendrant en soi la pluralité des Idées,. et c'est ainsi que l'lntclli-
Tcls so~lt ks mpporls qui camctériscnt la partícipatinn: le pat·tid- gence se constitue comme réalité achevfe. L' Ame fait de mcme
pant n'est pas ce ~~t~nt il participe, ct pourtant ill'cst; son altérité est a son nivcau propre. On retrouve cette autocn':ation dr: l'r·qprit
l}ll.Qidentité imparfaite. Le príncipe dont il participe demeure en par sa conversion vers Dieu chez saint Augustin 19 , et Proclus la
luí-111:_~_.~ et pourtant1 en quclque maniere, il sort de lui-mcme pour déli.~nd aussi en élaborant un systcme dominé par l'opposition de
!<onstituer la réalité du participant. Comme le remarque Proclus, l'Illimité et de la Limite, doubles príncipes antérieurs a tout ct issus
le vcrbe «sortir» n'est done pas a sa place ici: « Car le divin n'est de Dieu, dont les hypostases spirituelles assument la nature pour
séparé de ríen, il est également présent a tout ce qui est. C'est pour- se faire ce qu'ellcs doivent ctre 20 •
quoi, dusscs-tu prcndre le plus extreme du récl, tu y trouvcras le Le troisicmé grief contre l'émanatisme est plus facile a écarter.
divin encore pn'·sent. Cat· l'Un est partout:, dans la Hu·sun~ oit dtacuH u;;-lTit que !\die doctrine Í_!!_l_ll'!~ au divin UIH~ nr'·cr:q~;itl: inr:ornpatiblr.
des ci.ITS tient son existen ce des dicux, et O ti, alors lllCille qu 'ils ont avec sa grandeur. C'est plut6t l'inverse qui est vrai. L'errr~ur que
tous f.'\ít proccssion a pm·tir des dieux, ils n'en sont poínt <sortis>, r~~lCOI_Ilinet ici LÍl_:lltau fait quele créationnisrne se rr:présente Ir: prin-
mais sont enracinés en eux. Ou, de fait, pourraient-ils mcme <sortin, ~ipe d'apres c_~_gl{il_y~_!lt! plus noble ici-bas, la conscience humaine,
quand les dieux ont tout embrassé et saisi d'avance et qu'ils tiennent douée
.-- -
d'entendement et de vouloir. Maís l'émanatisme considere
-

tout en eux-mcmes 15 ?» En un mot, ce qui procede d'un príncipe -le príncipe comme exorbitant de toute désignation relative a u monde;
dcmcure dans ce principel 6 • la délibératioq, le choix et n'importe qucl trait du comportcmcnt
i\insi, la totale transcendance va de pair avec la t<>tale imma- humain lui paraissent entachés cl'imperfection: le príncipe serait
nence: c'est a u pur transcendant qu'il apparticnt d'ctre en m eme plus parfait de n'avoir pas a dé!.fu~rer et a choisir. ll recourt done,
tcmps partout. Denys exprime la mcme pensée quand il montre pour se-représenter les rapports clu principe et du dérivé, a un sym-
cornment Dieu «se multiplie» sans cesser d'etre l'Un, comment bolisme qui exclut le choix et ílle trouve dans le rayonnement, dans
«la bonté propre á la Déité totalement transcendante pénetre toute l'écoulement .et dans toute díffusion physique d'une qualité, par
cgsencc, dl's plus hautes et des plus anciennes jusqu'aux dernicres, exemple de la chalcur. Ce n'est pas que l'émanatísme subordonne
bien qu'clle demeure elle-mcme au-dcla des essences ... »11 • l'homme au feu et a l'eau et préfere l'impersonnel au personnel,
!~im~l~l_cnce du príncipe n'implique done nullement la confu- c'est plutót qu'il se sert de ce qu'il y a ele plus bas clans l'échelle
sion du príncipe avecle dérivé. Les hypostascs spiritucllcs dérivées,
Cf. Enn., II, 4, 5.
ts
" S. 11. NARR, An /ntrodnclion lo l.rlmnic CosmoloRical /Joclrinu ... , Cambridge, Cf. E. ZuM BRUNN, Le dilemme de l'etre el du néant chez saint Augustin ... ,
11
:Mass., 1964, p. 202 (a propos d'Ibn Sina). 1 Paris 1969, p. 88-90; La dialectique du «magis esse» el du «minus esse» cluz
u CommCiltaire sur le Timée, Livre II, 209, trad. A. J. Festugiere, l'aris 1967,\ sainl Augustin, dans Le néoplatonisme, Paris 1971, p. 377 ct suiv.
t. ll, p. 30. \ •o Cf. Commentaire sur le Timée, l. II, 385, trad. A. J. Festugierc, t. 2, París
10 Cf. Elémenls de théol., prop. 30.
1967, p. 748-249; Eléments de théologie, prop. 89-92 et le commcntaire de
17 Noms divir1s IV, 4, 697c, trad. M. de Gandillac, Paris 1943, p. 97.
Dodds; J. TROUH.LARD, L'Un et l'Ame selon Proclos, París 1972, p. 69 et suiv.

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des Ctrcs - au-dessous de l'entendement et de la sensibilité -· pour L'univers procédé de l'Un n'est pas l'Un lui-meme, pourtant
rcprésentcr ce qu'il y a de plus élevé, c'est-a-dire le príncipe meme la procession, tout en procédant, ne peut sortir de l'Un. Il y a un
de l'ctre ct de l'hommc, dont la perfection ne souffre aucun anthropo- dehors métaphysique qui est en meme temps un dedans, car le
morphisme. Cette conjonction des extremes est celle du signe et du dehors absolu est le néant absolu. Ce dehors relatif n'ajoute rien
scns: la transccndancc par rapport a l'homme s'cxprime nonnale- au-dedans - pas plus que le reflet n'ajoute a la lumiere - sans etre
mcnt par ce qui dillcrc de l'homme: l'cau, le soleil, le lcu. l'arlet' un néant pur et simple. Le mot d1tÓQQotll, émanatio.n, désigne en
ici d'abaissement du divin, c'cst done commettre un contresens effet, plut6t qu'un large écoulement, une goutte tres petite 22 • Mais
pur et simple. En usant d'un vocabulaire emprunté a l'objet, la il est évident que, si petite qu'elle soit, cette goutte fait difficulté.
pcnsée clt1signe une réalité supéricure non seulement a l'objet, mais Bref, le príncipe est immuable, meme si tout vient de lui; le dérivé
cncore ;m S\~jet hnnmin. Q¡tand elle pcnse ccttc trauscendance, difiere de lui, méme si le príncipe lui est immanent. L'émanation
elle se dt'·passe en s'accomplissant dans un au-dcHt. qu'clle csl cncore ne- consiste done ni a tirer d'.une substance une autre substance
en q udq nc maniere. (émanatisme sub;ta:'ntiel), ni a produire en soi une maniere d'ctre
l\lais CJ_:L.!'éPQI}<l,g.nLa,_ux troi._s _a_cqisatiQn!l mentionnées plus haut, nouvelle (émanatisme accidentcl) 23, car rien ne sort du príncipe
110\~_l}~!!.VOI!S_pas levé ÍO\}tes les dilficultés propres a l'émanatÍSlllC. et pourtant quclque chose de -distinct vient de luí. Cela est tres
u_ en reste a u moins une qui e!lt fondamentalt: :_ comment l'Un n'esL-il clair, mais incompréhensible.
pas rcs_t~_ c,n~lui-mcmc? La réponsc consiste sans doute a évoquer
le dynamismc de l'Un, tel que les dillcrents symboles de l'émanalisme
III.
peuvent en donner l'idéc. En méditant ces imagcs, la pensée peut
commc apercevoir la naissance du multiple et sa coexistence avec Nous allons te!lter d'éprouver a son tour l'intelligibilité du créa-
l'Un: le multiple ne limite pas l'Un, puisque la transcendance tionnisme. Cette' .doctrine, nous le savons, n'use pas de représen-
souveraine est en mcme temps l'immanence totale. Mais des qu'elle tations physiques ou biologiques. Elle est sortie, sans doute, d'une
tente d'analyser rationnellement ces relations, elle bute sur des dilfi- réflexion sur le sytnbolisme de l'artisan: d'ou vient, s'est-on demandé,
cultés insurmontablcs. Si l'Un cst déja la plénitude hypostaLic¡ue, la .maticre sur laquelle travaille 1' Artisan divin? Si elle existe de
pourc¡uoi les a u tres hypostases? 1/Un est Mva¡u~; mlvrwv en ce sctis toute éternité, comme semble l'adrnetlre Platon dans le Timle,
c¡n 'il fait ton!', C't non point paree c¡u'il se ferait en tout, car en soi alors il faut dire avec Origene que Dieu a eu beaucoup de chance
il est d{j;\ plé-nitmle. Cummcut done ce tont doiL-il clrc ~¡ J;\ plt:- de trouvcr lá ce qu'íl iui üdiait pour produirc le monde.
nitude cst d<'ja? La dégradation de l'Un ne peut résider ni en <'chors Mais on· ne peut regarder le créationnisme comme la suite natu-
de !'Un ni au-dedans de !'Un: en dehors, il n'y a nulle plao~ pour relle du platonisme. En particul1ér, le non-etre que les platoniciens
elle; au-dedans elle dégraderait l'Un. Et si elle est en luí cr'" tant voyaient dans la matiere n'est pas le nihil de la création de rien. La
qu'Un ct non en tant que dégradation, c'est elle alors qui est d{-~ruite. similitude terminologique met !'historien en danger de confusion,
Faut-il supposer dans l'émanatisme une métathéorie selon laqudle de sorte qu'il est difficile de savoir ou et quand le créationnisme
la r<·alitt~ n'est compll·tc qn'avec les dcgré~ inférieurs a l'Un ct proeé- ' a pparait24 •
danl <k lui? Faut-il que l'U n porte en son e~ur, en vcrlu Hu'~ me Il faut sans doute invoqucr l'usage d'autres symboles aussi, tels
de son inlini!(·, la tH~gation qui ¡wt·nu~l: i't. n·lle-ci dt~ s'a<Totnplír" 1 i' ceux de la penséc, de la parole et de la volonté.
l'\lais, ttons l'avons vu, la tltéoric veut que l'Un suit cuutl'lt-L t·n
lni-nu:me. ri •• Cf. HEJNRICH DonRm, Emanation. Ein unfJhilosofJhisches Wort im sfu'it-
\ antiken Denken, dans Parusia ... , Frankfurt a.¡M. 1965, p. 119, 128.
23 Dictionnaire de théologie catholique, s. v. «création», col. 2034-2035.
11 Cf. GEORGES VAI.LIN, La pcrspcctive métaphysique, París 1959, p. 59, •• Cf. ScHWABL, Weltschlipfung, dans PAULY-WYssowA, Realencyclopiidie,
14 7-HB, 160. Suppl. IX, Stuttgart 1962, col. 1576-1577.

43

1
)(lll XIII

Jldais le rccours au symbolisme anthropomorphique nc sullit pas aristotéliciennc dont la fonction était de donner l'ctre, ni cornment
a cxpliqucr l'apparition du créationnisme, car en lnde égalemcnt. l'esscncc se distingue de l'existence. Plusieurs de ces questions ne se
on s'cst demandé d'ou venait l'argile du potier divin. On n'a jamais: posent pas dans le cadre de l'émanatisme: puisqu'il est étranger au
répondu pourtant que le potier l'avait produite de rien. Dans la\ symbolisme anthropomorphique, il ne connait pas les problemes
meme sphcre de civilisation, on mentionne souvent le pouvoir créa- \ relatifs a la motivation, au moment et a la durée de la création.
tem· de la penséc ou de la parole, sans aboutir non plus a la crt:ation Nous ne revicndrons pas non plus sur le fait que l'émanation est
ex rzi!tilo. une genese nécessaire, tandis que la création est un acte libre qui
Pour former la doctrine de la création, il a fallu penser le monde met en ceuvre l'entendement, la volonté et la puissance de Dieu.
d'une f.'lr;.on nouvelle, non plus en dehors de Dieu, quoique sur fond Cette différence, qui tient au symbolisme utilisé, est fondamentale
divin, mais en dehors de Dieu sur fond de néant. Ainsi s'opposait sans doute, au plan du systeme comme au plan du sentiment, mais
avcc vigueur le monde créé au monde éternel et divin, ct la toutc- son importance diminue quand on observe, comme nous l'avons
puissance de 1'Artisan était mise en relief. Cette antithcse une fois fait, que l'émanatisme n'abaisse pas Dieu, mais le situe au contraire
cnnc;ue, se maintiendra avee une bclle constance. Au X 0 siccle, par dans une transcendance radicale par rapport a l'homme. Dans ces
cxemple, Saadia Gaon recourt occasionnellement a des argume.nts conditions, le créationnisme n'est plus a l'émanatisme comine une
venus u'Aristotc, mais il n'en pcnsc pas moins que le cid aussi bien doctrine attentive a la dignité de Dicu est a une doctrine aveugle 5Ur
que la terrc a commencé, puisqu'il est fini comme clle 25 • Les musul- ce point: les deux théories se préoccupent, quoique autrement, de
mans, de lcur coté, ont cultivé avee prédilection une forme extreme se filire de Dicu une idée digne de lui.
de la doctrine de la création, la création con!inuée, selon laquelle Sans tenir c¡:ompte de la différence signalée ci-dessus, nous exami-
a un continucl anéantissement succede un coritinud renouvelle-. nerons le rapport que le créationnisme établit entre l'absolu et le
mcnt 28 • Dans cette pcrspcctive, l'acte unique de la créatiCin iic rclatif quand il enseigne que le monde a été produit ex ni/tilo. Nous
cessc de se n~pcrcutcr en nous, ct la dépendance de la créatur·e est . nous demanderons ce qu'est ce rien dont les etres sont tirés.
soulignée d'une maniere excmplaire. D'ailleurs, les Pcres n'ont pas La différence entre l'émanatisme et le créationnisme ne réside
i~noré la doctrine de la conservation du monde par Dieu, et le pas dans le fait que pour l'un le monde vicnt de Dieu, tandis que
thhne de la création continuée a passé chez les Latins et se rencontre pour l'autre il surgit du néant, puisque le monde nc proci.:de pas du
jusqu'á l'époque rnoderne2 7 , 1
rien au mcme sens ou il procede de Dieu; il ne procede pas du rien
Notre intcntion n'cst pas de nous arreter aux nombreuses ques- comme d'une cause. Le ríen n'est cause en aucun sens de ce mot,
tions que suggcrc le créationnisrne. Nous ne nous demanderons pas i meme pas cause matérielle, puisqu'il n'est rien; s'il était quelque
que! est le hut de la création ct que! est son moment, si elle est étcr- . \ chose, la doctrine implique qú'il devrait a son tour etre créé de
ndle ou si elle a cornmencé, ce que Dieu faisait avant de créer, si la rien. Bien entehdu, cela ne signifie pas que le monde n'ait pas de
cn~ation a eu lieu avec intermédiaire ou sans intermédiáire, s'il cause, puisqu'on veut dire justement qu'il a une cause efficiente radi-
a fallu six jours ou un instant, s'il y eut deux eréations ou une seule, cale, capable de le faire surgir du néant.
si Dieu pouvait nc crécr que des esprits, s'il a créé le mal, commcnt Dans ses belles analyses, préparées par celles d' Augustin et des
la matierc, qui n'cst pas un etre, peut 'venir a l'etre. Nous 'ne cher- philosophes musulmans, Thomas d'Aquin a montré avec force que
r.hcrons pas davantage ce que devicnt, en créationnisme, la forme la création se distingue justement des a u tres modes de production en
ce qu'elle n'est pas la transformation de quelque chose, comme le
•• Cf. 1\I. La jJhilosophie de Saadia Gaon, Paris 1934, p. 95-96. ;
VENTURA,
sont les changements de formes accidentelles, qui transforment une
.. cr. TrrtiS BtmCKIIARDT, Intmductiorz lli/X doctrines é.wthiques de l'i.>lam,'
J\lgcr, Lyon 1955, p. 67-68. \ substance, et les changements de formes substanticllcs, qui trans-
•• jEAN DAMASCENE, Expositiojidci, éd. B. Kotter, Berlin 1973, 3, 38 et suiv. forment une matiere. La création produit la substance entiere de
ct f>assim. - DESCARTEs, .Méditatimzs métapl¡ysiques, 111, A. T., t. IX, p. 38-39. la chose, sa forme et sa maticre; il n'y a done pas de support a cette

45

·--------~----·~'--~----------___¡,.--------~-.....-------------
opération, et la création n'ayant pas lieu dans un sujet, n'est pas donné? Par qui peut-il etre re~u33 ? Avant l'existence, peut-il y
un changcment 28 • Dans ex 11ihilo, la préposition pourrait ctre rem- avoir une négation de l'existence, un rien qu'elle viendrait rcmplir34?
placée par post, coro me dans J¡;t f'hras~! 11x mam _lit meridies. O u. si Et le rien une fois comblé par le quelque chose, comprcnd-on micux
l'on tient a introduire l'idée de cause matérielle, il fau~ entendre comment ce quelque ehose peut cohabiter avec le Tout? Ccrtes,
fieri e."< 11ihilo a u sens de 11011 jieri ex aliquo29, le créationnisme peut indiquer la raison d'etre de la création en
Il n'y a done pas de matiere dont le monde soit tiré, pas plus en invoquant, comme Augustin par exemple, l'acte libre de Dieu qui
Dicu qu'en dchors de Dieu: Dieu est la cause exemplairc ct la cause suscite _du temporel pour en faire de l'éterneP 5 • Mais le fait meme
finale du monde, mais non point sa cause formelle ni sa cause maté- de la création reste dans l'ombre, et d'abord la simple possibilité
rielle; le monde n'est pas tiré de la substance de Dieu. Le monde pour le rclatif d'cxister a coté de Dieu. Car de deux choses !'une:
proo'de r.,. ni hilo sui et subjecti par un pur acte de volonté et de puis- ou bien il y a du fini a coté de l'infini, et on ne comprend pas la
sance diviucs. A cct égard, l'opposition avcc l'émaualismc csl év.i- possil>iliLé de ce dualismc; o u IJien ce dualismc csl supprirnl:, et la
dcnte: quoique en un sens, selon l'émanatisme, le príncipe demeure créature avec lui36 ,
en soi et que ríen nc sorte de lui, le dérivé ne laisse pas d'ctre tiré de Dans ces conditions, le créationnisme n'est pas en meilleure posi-
son príncipe. tion que l'émanatisme devant l'intelligence. 11 faut ajouter qu'a le
On peut done conclure de ce qui préce:de que la création requiert: creuser, on~ voit son originalité se dissoudre et l'on retro uve l'émana-
«a) un príncipe extéricur, le créateur; b) un tcrme qui n'existc pas tisme auquel on l'opposait: le monde, qui est en dehors de Dieu, ne
de lui-mt-mc; e) un influx qui le fait passer du non-ctre a I'C:trc ct peut l'ctre absolument; sa substancc, par conséquent est de lJieu, et
sans le lircr de l'ageut le constilue conu11e une réalit{: dislinclc c11 Dieu m: c:rl':l; ric:n qu'il nc soit c:n qm:lque far;rm. Pnur la na'ivr:tl:
dchors de luP 0 • » «La notion de création ex nihilo est dottc intelligible, de certains historiens, l'émanatisme affirme l'unité de l'émanant et de
puisqu 'die co11tient quclques idées simples tres claircs: Clrc cause - l'émané, tandis que le créationnisrne situe le monde en dchors de
de quclque chosc hors de soi- sans rien de préexistant hors de soi, Dieu. En vérité, l'inverse se dit aussi bien: l'émané est en dehors
etc. 31 .» La création est «l'apparition premiere, de par la volonté de l'émanant, et le créé est en Dieu. Ce qui signifie que les deux
toutc-puissante de Dieu, au lieu et place du néa~t, si'l'on peut clir~, '• doctrines se rejoignent. Dans !'une ct dans l'autre, on entend que
de quclque chosc de nouvcau, distinct de Dicu mcmc 32 • » le <lérivé, Lout en n'ajoutant ricnau príncipe, done en subsistant en
1lélas! Cette intelligibilité n'est qu'apparente. 11 suffit pour s'en lui, subsiste en dehors de lui.
apercevoir de se dcmander ou se situe pour Dieu cette extériorité a
soi, ce ríen auqucl se substitue le quélque chose. La créature appa-
IV.
ralt «a u lieu ct place du néant, si l'on peut dire»:: mais justement,
pcut-on dire que le néant ait un lieu et une place? Si la création Une courte enquete va nous montrer qu'en effet la tradition
cst Fopération divine ad e."<lra, comment concevoir cette relation créationniste est plus nuancée qu'on ne le croit souvent et qu'on
de l'absolu a un impossible «en dehors»? A qui l'etre peut-il etre n'y rencontre gu&re l'exclusion réciproque de Dieu et de la créature
qui sernble la .caractériser.
•• Cf. Somme tlzéolo,t;ique, 1, q. 44 ct 45; Contre les Gentils, U, e'•· 17.
33
u Cf. Som. tlzéol., 1, q. 45, a. 1, ad 3m. Cf. H. A. WoLFSON, Th'- Meaning qf Cf. É. GILSON, Le thomisme ... , se éd. Paris 1944, p. 176.
«rx nihilo» in the Cll!lrch Father, Arabic and Hebrew PhilosojJhy, ani St. Tlwmas, •• Cf. PH. SHERRARD, The Greek East and the Latin West, Oxford 1959,
dans liicdiaeval Studies in honor of Jeremiah Dmis MIJtthias Ford,•Jambrid¡;e, p. 136.
35
Mass., p. 359-365. · Cf. É. GILSON, Philosophie et incarnation selon saint Augustin, Montréal
•o Dictiotmaire de tMologie catholique, s. v. «création», col. 20.:~.i. \ 1947, p. 45.
36
u !bid., col. 2036. Noter les justes remarques du Dictionnaire de théologie catholique sur le
•• !bid., col. 20115. fait que le mystere subsiste: .s. v. «création», col. 2089.

47

--:r----------------------::-~~-------- ·····-.
XIII XIII

Grégoire de Nysse rejoint la tradition de la participation quand ceci: «Qu'est-ce que Dieu? Ce sans quoi ríen n'est. Ríen ne peut
il écrit par exemple: « ... A u cune des ehoses qui tombent sous les etre sans luí, comme lui-meme ne peut etre sans lui-meme : il est
sens ou qui sont contemplées par l'intelligence ne subsiste réellement, pour soi, il est pour toutes choses, et par la d'une certaine fa<;on
umis seulemcnt l'ctrc transccndant et créateur rle l'univers a qui il est seul, lui dont l'etre est le sien et celui de toutes choses 44 .»
tout est suspendu. Quels que soient en effet, en dehors de luí, les L'omniprésence divine s'est exprimée avec autant de force dans
l'·trcs vns lcsquels 1'intdligcnce se lournc, elle m: trouvc pas en eux l'Ecole de Chartres par la formule souvent mal comprise: Deus forma
cette suffisance qui leur permettrait d'exister en dehors de la partici- essendi omnium. Elle signifie, comme !'indique Thierry, que c'est
pation a l'clre (!5íX<t T.~~ ¡u::r:ova{a~ TOV Jvr:os)3 7.» a la présence de la divinité que toute chose doit d'exister4 5 • Quand
De son coté, Grégoire Palamas, par sa théorie de l'Essence et des Thomas d' Aquin observera que l'etre des choses est propre aux
Energics, sauvcgarde la transcendance et l'immanence de Dicu. La choses et qu'il n'est pas Dieu, il devra bien reconnaitre qu'en un
création est pour lui une participation qui ne peut se rattacher autre sens, l'etre des choses peut se dire d'elles a partir de Dieu,
immédiatement a l'imparticipabilité de Dieu en soi, mais qui peut pourvu que cela n'implique ni composition ni mélange de l'etre de Dieu
l'ctre a Dieu hors de soi, dans ses Energies 3 s. avec celui des choses46, Et quand de nos jours des critiques scrupu-
Augustin, en Occident, enseigne qu'il n'y a qu'un seul etre digne leux observeront que le langage de la participation marque bien
de ce nom qui soit vraíment, a savoír Díeu. Comparée a luí, la la présence divine, mais pas assez la dépendance de la créature, et
créaturc n'cst pas, bien qu'elle soit cependant en tant qu'ellc cst qu'il ne suffit pas que le Bien supreme se diffuse dans les choses
par lui3 9 • bonnes, mais qu'il doit encore les crécr 47 , demandons-lc:ur ce: que
Ansclme énonce la mcme these40 et, refusant que le monde ait veut dire créer pour Dieu, si ce n'est étendre sa présence a d'autrcs,
sa cause matériellc en Dicu 41 , il s'cxprime ccpendant commc suit: c'est-a-dire les in dure de quelque fa<;on en soi ...
«La oú l'Essence suprcme n'est pas, ríen n'est. Elle est done par- Comme le P. Gardeil et Etienne Gilson l'ont souligné, Thornas
tout, a travers tout et en tout. Comme il est absurde que rieti de créé d' Aquin professe, a· propos du monde, une ontologie de l'existence
puisse échapper a l'immensité du Créant et du Vivifiant, ni le Créant pure et simple et non pas, a la maniere d'Augustin, une ontologie de
ct le Viviflant abandonner jamais l'universalité des créaturcs, il est l'etre plus ou moins digne de ce nom: exister, pour une chose, c'cst
clair que l'Essence suprcme porte et domine tout, !'enferme d le trancher sur le néant plutót qu'etre et ne pas etre. La raison de
pt~nctrc~ 2 • » cette différence réside dans le néoplatonisme d' Augustin d'une part,
Au sil·de sni\'ant, saint lkrnanl cnscigne anssi que Dicn cst cause el l'aristotélismc de Thomas de l'autrc. En efli:t, le néoplatrmisrnc:
eflkicnte (r.\' quo omnia) et non pas matéricllc (de quo), el il ;~joule: se préoccupc de la production du .monde, de sorte que le création-
\( l )e tTIIt~ maniere snblilnc el inellhblc qui esl la sicnne, de tní':111e uisme pcut s'allicr avee lui eri' explic¡uant, a sa manii:re proprc:,
que !otiles choscs sont en lui, de mcme il est lui-meme en toutes l'apparition des formes inférieures. Au contraire, l'aristotélisme
cl10ses·13 .» Un peu plus haut, fidcle a Augustin, Bernard avait écrit est statiste en ce sens que le monde, selon lui, est la depuis toujours
et pour toujours. Dans ce cas, le créationnisme impose l'adjonc-
"'La vie de Mof.re, 11, 24-25, trad. J. Danié1ou, 3e éd., Paris 1968, p. 121.
•• Cf. VL. LosSKY, A l'image el a la ressemblance de Dieu, Paris 1967, p. 46 tion de l'existence a ce monde dont Aristote explique ce qu'il est,
el suiv. mais non pas qu'il soit. L'ontologie thorniste, dans sa différence par
•• Cf. En. in Psalm., 84, Palr.lat., t. 37, col. 1741.
4
° Cf. J\lonologion, 28, sub jinem, Op. omn., ed. F. S. Schmitt, t. I, Secccovii u /bid., V, 6, 13, p. 477.
19311, p. 4G. 1 u Cf. Tractatus, 32, «Archives d'histoire doctrina1e et littéraire du moyen
41
Cf. /bid., 9, p. 24. \ l\gc», t. XXII, Paris 1956, p. 195.
u /bid., 14·, !J. '27. Trad. P. Rousscau, Paris 1945 (rctouchéc). '" Cf. Som. théol., 1, q. 3, a. 8.
De conrideratio11e, V, 6, 14. Opera, vol. 111, éd. J. Leclercq et H. M. Ro-
43 u Cf. A. FoREST, dansLe mouvement doctrinal du JXe au X/Ve siecle, Paris 1951,
chais, Romc 1963, p. 478. .,. p. 174; DoMET DE VoRGES, Saint Anselme, Paris 1901, p. 231.

4B 49

---·· -----·---~------
Xlll

rapport a celle d' Augustin, résulte done de l'impact des rcligions du Dieu a projeté les créatures en dehors de soi dans un certain infini
Livre sur le substantialismc aristotélicien, c'est-a-dire de l'influcnce, ou un certain vide. Car le ríen ne re¡;:oit rien et ne peut etre le sujet
sur le Xlll 0 sicclc latín, de la philosophie musulmane qui avait cu de l'ctre ni la fin d'une action. Si l'on admet que quelque chose
a résoudrc avant luí les mcmes problcmes. est re¡;:u dans le néant ou se termine en lui, cette chose n'est pas un
Mais il serait f:wx de penser que le thomisme, fidCle !t la causalité ctrc, mais le néant. Dieu créa done toutes choses non pas pour
créatricc, ignore la participation. «Dieu, écrit Thomas d' Aquin, est qu'elles se tienm!nt en dehors de lui, ou a coté de lui et sans lui,
)'t\trc lui-mbnc subsislant; d'ou il suit qu'il contient en soi la per- commc le font les artisans, mais il les appela du néant, c'est-a-dire
fcction totale de l'etrc. Il est évident en effet que, ... si la chalcur du non-ctre, a l'etrc qu'elles trouveraient et recevraient en lui. Car
était subsistante par soi, il ne pourrait lui manquer queiqne chose .,
11
.
t;S\.
1 '".
J ~u·'--
'i9
• ii
de la vcrtu de chaleur 48 .» Voila pourquoi, dans le créaticnnisme On a fondé souvent sur l'affirmation de cctte identité de l'ctre
thomiste comme dans l'émanatisme, Dieu, plus la créature, .1.e sont et de Dieu une interprétation panthéiste de la pensée de Maitre
pas quclque chose de meilleur ou de plus granel que Dieu seul; la Eckhart, alors qu'il s'agit la encore de participation: l'ens o u le
cr{ature n'ajoute rien au créateur: «Dans les biens pa::iculiers, quod est doit l'etre a I'esse. Tout ce que l'étant a d'etre vient de l'Hre
deux bicns sont mcillcurs qu'un seul; mais a ce qui cst ·,on par de Dieu, sa~s lui rieri ajouter. Done il est bien vrai que l'etre est Dieu.
csscncc, il nc pcut s'~joutcr aucune bonté40 .>> Dicu, qui conticnt Quand ¡¡·· dénomme les créatures a partir de Dieu, Eckhart voit
tous les t-Ire.~ en lui, 111~111. done Nre appelt~ tnt-laphoriqw·nwnl knr Dic11 1~11 elles: l!~ur l':trc cst cclui de Dicu commc la justicc d11 jmtc
lit'\\~(). esl la jllslicc di vine cllc-uu!me~n. Aiusi la cr{~atun: ~~~t 1Ji<: u. Mai,
11 tte s'a¡~it pas id d'onhlier l'(~pistl~mologie empirislc d<~ Tltotnas aussi bien la c,réaturc cst néant, puisc¡u'clle n'cst rien par clle-rní:rnr:.
el'Aquin ni la doctrine de l'analogie de l'ctre qui en résulte. Tout La théorie de la participation, qui est susceptible de ces lt:eturr:s
en maintcnant scrupulcusement l'originalité du thomisme, le P. Gei- extremes, l'est encare d'une autre, intermédiaire entre les deux:
gcr a rnontré que les notions de création ct de participation chez le créé en effet «dcscend» de Dieu; il se situe par rapport a lui dans
Thomas d'Aquin se complctent l'une l'autre: «La création, écrit-il, l'extériorité d'un degré inférieur de perfection 54, et voila qui nous
en tant qn'cllc cst l'action causalc de 1'Absolu a l'égard des etres fait revenir a des formulations connues et communes, mais aussi, nous
finis en to111: ce qu'ils sont, appclle néccssaircmcnt la participation. le savons, instahlcs, puisqu'il ne saurait y avoir d'cxtérinrit{~ purc
La rclation d<~ d{·pcndance, propn: i\ la ct'l·alion, doil tu'·n·ssain~­ par rapport a Dieu.
mcnt se complétcr par la rclation de similitude déiicicnlc, qui est
l'cssrncc de la participation ct qui comprend déja ellc-mcmc une
V~
rclation de dépcnclance51. »
¡\ vec une vigucur spéculative exceptionnellc, un autre domini- Quand le créationnisme se rapproche de l'émanatisme, il adopte
cain, :rvialtre Eckhart, au déclin du Xlll 0 siccle et a l'aube du XIV 6 , le theme de la participation, mais il peut différer de l'émanatisme
a afll·onté la mcme question de !'origine du monde en se situant en concevant l'etre participé comme produit de rien par Dieu et
franchcmcnt dans la perspectivc platonisante du réalisme des trans- non comme émané de luí. Il peut en différer encare par la réfé-
cendantaux. Il observe qu'«il ne fauf pas imaginer faussement que rence a la liberté de Dieu, qui semble essentielle au christianisme
depuis les Peres.
u Som. théol., I, q. 4, a. 2.
•• !bid., p. 10:1, a. :l, ad 3m, !
•• C[ L. B. Ummm, La J>arlici¡mtioll da11s la ¡,¡zilosojJhiP de S. 'Ilwmas d'Aquín, , •• l'rologue général, 17, trad. F. BRUNNP.R, Maftre F:ckhart, Pari~ )IJ(jiJ, p. 99.
zc éd., Paris 1953, p. 226. - La distinction du lieu au sens propre et du lieu \ 63 Cf. Lívre de· la consola/ion divine, 1, Deutsche Schr., t. V, éd. J. Quint,

au sen~ n1étaphorique vicni: d'lhu G,ti.:;Lvl (_F¿-::;;: :.•:.!:::, !~ .. 14) Stuttrrart 1963, o. 9 et suiv.; et tres souvent ailleurs.
01 Loe. cit., p. 3H3, note.
•• V.g. Exj1ositio libri Exodi, 101, Lat. Schr., t. 11, p. 103. *
50 51

..... --······ ·-··.··-- ·-·:--.,--------·-·~-~--- ·----- --- ··--- --- -·- --''--------- ----------,-~----------
Alll Xlll

JI cst rcmarquable que ces deux différences disparaissent chez de ríen» dans cet émanatisme signifie le refus de poser comme con-
Ibn Sina qui, sans abandonner la création de rien, enseigne l'émana- dition de la production divine quelque chose d'extérieur a Dicu,
tisme et le nécessitarisme. Il est évident en effet que meme en émana- en particulier une matiere éternelle66 •
tisme les choses sont aprcs n'avoir pas été. Cette antériorité est La fusion du créationnisme et de l'émanatisme explique une
temporelle ou de principe; elle est toujours cependant présupposée autre forme remarquable du créationnisme_: la création a partir
par l'existcnce que la créature res:oit de Dicu. Avant l'émanation, du néant divin. Cette conception a son origine dans le transcendan-
la chose n'est pas quant a ce qu'elle est maintenant. Elle est done talisme néoplatonicien. En effet, pour Plotin, Porphyre et les autres
non-ctre et sera tirée de rien, meme- si elle est le résultat d'une philosophes de cette école, Dieu étant au-dela de tout ce qui est,
émanation, puisqu'elle n'était pas dans l'émanant ce qu'elle est au-dela de toute connaissance et de toute parole, n'est ríen de ce
mainh·nn111 en dk-mi'-mc. Encorc une foi:;, que cclle dodrine dilll'·n~ qui est, de ce qui 'est pensable ct diciblc. Or, c'cst de ce rien, sclon
tlu en~alionnisme en ce que la création nc s'originc pas dans la lilwrlé J'{:JJJaWLlÍSIIIC, que toul doit venir. La néation a partir du ll¡:alll dt:
de Dieu; qn'clle en difiere aussi par l'introduction de médialions la chose crééc devient ainsi la création a partir du néant divin, ct le
c~1trc le Premier ct les choses d'ici-bas - le Premier Causé étant seul ríen dont nous disions qu'en créationnisme il n'est cause en aucune
cn~é immédiatement - c'est chose entendue. Mais il reste qu'lbn fas:on, est maintenant la cause par excellence. Une fois de plus,
Sina défend, avec son émanatisme, une doctrine de la création de l'adage «ríen ne úait de ríen» est bafoué, mais il l'est en un tout
ríen, puisque les etres, en des sens différents selon leur situation dans autre sens, puisqu'il n'est plus question du surgissement des choses
la hié~archie universelle, passent de la non-existence a l'existence 66 • de rien par la magie de la volonté et de la puissance divines, mais
La doctrine des juifs Isaac Israéli et lbn Gabirol n'est guere de leur sortie de la réalité divine elle-meme.
dilTérente: Dicu crée d'abord la matiere et la forme dont se com- G. G. Scholem note que cette réinterprétation du créationnisme
pose l'lntelligence universelle, puis, par le moyen de celle-ci, tous s'est produite presque en meme temps dans les trois religions mono-
les Ctres composés aussi de matiere et de forme, mais a un niveau théistes. I1 cite Jean Scot du coté chrétien, Mai:monide et Isaac
inférieur. Isaac Israéli et lbn Gabirol défendent cependant une Israéli chcz les juifs et, du coté de l'islam, les lsmaélites 57 •
thforic de la volonté divine créatrice, qui infléchit l'émanatisrne .Jcan Scot écrit en cllct: «De la supcrcsscntialité· de sa naturc,
dans le scns du personnalisme religieux. C'est ainsi que la pcnsée dans laquclle il cst dit non-ctre, dcsccndant d'abord, (lJicu) se uú:
d'lsaac a !:·lit le désaccord des interpretes: est-elle un créationnisme, par lui-meme dans les causes primordiales et devient le príncipe de
Dieu étant l'agcnt et non la source du créé (Neumark)? Est-elle toute essence, de toute vi e ... 58 » Il descend ensuite et se crée dans
un émanatisme, les mots «de rien» ne désignant que l'absence de les effets des Causes primordiales et gans les corps. «Die u se créc »:
tout modCle de la créature en Dieu (Jacob Guttmann)? Faut-il dire cette expression étrange ne signifié pas que Dieu ait a se produire
que sculcs la maticre et la forme constitutives de Vlntelligence sont lui-meme, qu'il ait besoin des Causes primordiales, de leurs clfets
créécs de rien, tandis que les substances inférieures ~ .l'lntelligenc~ et des corps pour etre lui-meme, mais qu'il se manifeste dans les
sont produitcs par émanation (Altmann)? H. A. Wolfson, qui rap-
•• Thc Meaning of «ex nihilo» in Isaac lsraeli, dans t<Jewish Quartcrly
porle celle querelle, pense qu'Isaac identifie création ct í:ruanation H.evicw», vol. 50, I'J5B-I!:JCiO, p. 1-12.
ct qu'il ümt distinguer deux sortes d'émanátions, l'une issue dircctement 67 Les origines de la Kabbale, París 1966, p. 445-446. Cf. du meme auteur,

de Di en, et l'autre, par intermédiaires. Et Wolfson d'appuyersa thcse en Schiififung aus Nicl!ls und Selbsluerschriinkung Gottes, « Eranos~J ahrbuch », 1956,
mentionnant Jean Scot, ai-Farabi, lbn Miskawayh, le Séfer Ye~ira, Zurich 1957, p. 100 et suiv.- G. VAJDA, Le commentaire d'Ezra de Gérone sur
le Cantique des cantiques, Paris 1969, p. 18, 26, 28, etc.
Jbn Gabirol et les kabbalistes tardifs. L'introduction des mots «créé;
·. •• De di visione naturae, III, 20, Patr. lat., 122, col. 683 A. Cf. ibid., 19:
\ In suis theophaniis incipiens apparere, veluti ex nihilo in aliquid dicitur procedere. -
•• Sur ces dilfércnts scns, voir A.-M. GorcnoN, La distinction de l'essmce et Nous ne savons sur quel texte Scholem s'appuie pour parler de Hinabsteigen
de l'existence d'aj1res lbn Sina, Paris 1937, p. 257. in sein eigenes Nichts (loe. cit., p. 104).

52 53

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Causes et dans l'univers en prenant leur forme en quelque maniere, pas dans l'espace le mystere de Dieu et celui de la création, mais
tout en dcmeurant en soi. Dans les Causes' transcendantes et dans se sert de l'extériorité spatiale pour penser l'altérité ontologique:
l'univcrs qui dépendent de luí radicalement, Dieu s'étend sans Dieu se limite, pour qu'un monde autre que luí puisse exister. C'est
sortir de soi, le néaut devient quelque chose sans cesser d'etre le la conception· que Simone Weil reprend ou retrouve quand elle
lH~ant, de soi·te que Dieu detncurc plus grand dans le néant que dans écrit: «En créant, Dicu renonce a ctre tout, il abandonne un pcu
lt• qndqut' ehose. Alors que dans la perspeetivc hahitudle, d'ctre a ce qui cst autre que Lui.61 .» Ou er¡core: «Dicu a créé,
Dieu eréc tout de ríen, il est ici lui-ml!me le ríen lluut tout esl créé. c't;st-it-dirc 11011 (lilS qu'il a produit qudqur. r.hosr. hr,rs dr: soi, rnais
qu'il s'est retiré, permettant a une partie de l'étre d'étre autre que
Dieu 62 • »
VI.
Scholem rapporte qu'on a appelé cette doctrine de la concen-
Si l'on fait exception de l'enseignement de Jean Scot, auqucl nous tration, si simpie et si suggestive, <da seule tentativc sérieuse qui ait
reviendrons, les doctrines que nous avons retenues jusqu'ici au jamais été faite pour donner un fond a l'idée de création ex llihilo 63 ».
cours de cet excursus historique ne nous ont pas apporté de nouvelles Elle seule, en elfet, rend compte du néant ou le monde apparait.
lumicres sur la question de savoir comment le relatif peut surgir Il faut avou~r cependant qu'elle pose autant de problemes qu'elle
a ci'lté on au sein de l'absolu. Au contraire, les théories d'Isaac en résout. Pour éviter la confusion du monde avec Dieu et fonder
Luria ( 153·1-15 74) vont llOUS instruire a ce sujet. Isaac se demande la possíhilité rncme du monde, elle porte attcinte á l'irnrnutabilit{: de
jmtemcnt commcut il peut y avoir une réalité en dehors de Die_l:l: Dieu et donne du príncipe et de son action une représentation qui
Sa rt'·ponse est d'une audace et d'une originalité fi·appanles. Tant frise l'cxtravagance. Certes, on ne conr;:oit pas que le mondr: puissc
~e Dieu est ce gu'il est, ens~I_le-t-il,jl_!!~pas _ti~pl_~~ P.?_u~ limiter Dieu; mais cow;oit-on davantage que Dieu se limite lui-méme
le monde. Pour que le monde puisse surgir, Dieu se concentre sur pour faire place au monde? Conr;:oit-on ce que peut etre la limite
lui-mcme, et de ce point de concentration i1 produit le monde dans de Dieu, meme si c'est luí quise la donne? On peut done se demander
l'espaee ainsi libéré. «Selon Luria, Dieu fut contraint de faire une si l'on est en présence ici d'une explication du mystcre cosmogonique
place pour le monde, pour ainsi dire, en abandonnant une région ou simplement d'un artífice qtii ne peut fournir que l'illusion d 'une
á l'intérieur de lui-mcme, une sorte d'espace mystique duquel il explication.
se r!'lira ponr y retourner dans l'acte de la création et de la révé-
la t ínn" 9 .)) Et t'IIC<>n~: «Le premiet· a e te n'est pas nn acte de révé-
latíon, 111ais un acle lle linlitalion. C:'esl sculenu:nt daus lt: sccontl VII.
acle que Dien cnvoic tm rayon de sa lumicre et commence sa révé- Nous avons vu que l'émanatisifie. et le créationnisme préscntaíent
lati<lll, ou plutllt son déploiement, comme Dicu cn:atcur, dans une dilficulté commune, tenant a la co-présence meme du rclatif
l'cspace primordial de sa .propre eréation 60 .» Chaque nouvel acte et de l'absolu, difficulté sans doute plus grave pour le créatíonnisme
de manifestation est précédé par un acte de .concentration et de dans la mesure ou i1 souligne l'aspect d'altérité du relatif. i\"ous
rétractation. Concentration et expansion de :Di~u· sont done.' lés '' /' · avons relevé aussi quelques formes différentes prises par le création-
deux conditions de l'apparition des ~tres.
1
nisme, dans les religions du Livre, au contact de l'émanatisme.
Qu'il s'agisse ici d'une représentation spatiale, peu importe: l'es- Au passage, on a signalé que l'Inde ne connaissait pas le création-
prit lmmain ne se passe pas d'images. Mais précisément c'est u,ne nisme. En effet, meme si les Veda enseignent que Varuna a fait
imagc, c'est-a-dirc un moyen d'exprimer autre chose. Isaac ne sitb<?
\ 81
Intuitions préchrétiennes, Paris 1951, p. 148.
•• G. G. Scuor.EM, Les grands courants de la mystiquejuive, París 1950, p. 278. •• !bid., p. 161.
•• /bid., p. 279. 63
Les grands cour~nts de la mystique juive, p. 279 .

55
. . . . Iu
...
XIII

le del et la terre, les penseurs indiens n'ont pas aménagé cette affir- tiori se concilie-t-elle avec l'affirmation scripturaire de l'immutabilité
mation dans le sens d'une production de rien. de Dieu 67 ? 11 est digne de remarque que, deux siecles plus tót, saint
ll cst d'autant plus intéressant, dans ces conditions, de signaler Anselme invoque aussi l'immutabilité de Dieu pour réfuter ceux
qu'un ouvrage récent, consacré au védantin Madhva (XIII e siccle)64, qui soutiendraient que le monde vient de Dieu materialiter 68 •
éclaire la doctrine de cet auteur en la rapprochant du créationnisme. Madhva écarte done les interprétations monistes des symboles
i
Nous allons nous ckmandcr si ce rapprochcment édairc a son .toní· •\
de l'Ecriture, celui de l'araignée et du fil, par exemple. L'araignée,
le t.;¡·t'·ationuismc ou si nous nous trouvons loujours d.cvant la mcmc dit-il, uc se transfiH·mc pas dans sa toile 611 , d IJicu 111; d1:vÍ!;nl pas
difficulté. le monde multiple, indigne de lui; «il déploie la diversité des etres
La doctrine de Madhva est tres différente de celle de Sa1ikara afin de se manifester en elle dans toute sa souveraineté» 70 • Omni-
qni nic la réalité du monde et explique cclui-ci par un processus préscnt, il ne se perd pas eependant dans la multiplicité des existences
d'illusion. Smikara supprime par la le probleme du rclatif, toute que sa puissance a mise en branle 71 •
question sur l'illusion appartenant encore a l'illusion. L'étoffe de l'univers est done une matiere éternelle qui n'est
Mais le vedanta a encore d'autres formes. Pour Ramamtia, par pas Dieu. Non pas au sens du sankhya, puisqu'elle aurait alors par
cxemple, le monde est réel: il est le corps du Brahman, lequcl est el1e-m~me le pouvoir de passer de son état d'indifférenciation pre-
k .Soi dn monde. C:'cst un moni.~me qni distingue ccpcndant - sans micre a l'état· actuel. De plus, dans cette philosophie, le Puru~a
introduirc de vraie altérité - le monde et Dit;ll. Reste :\ savoir n'agil pas sur la inalir~re, eonlrain:llwtll au l>ku dt: Madhva dont
COIJll11C'Ill Dieu peut changer. Ramanuja répond a cette qtwslion l'action s'exerce sur une matierc qu'il n'cst pas et qui n'a pas par
<'ll d.isaut qu'il nc changc pas en soi, mais sccondaircmcut, d.aus elle-mcmc le po/Jvoir de produire le monde. On songe de nouvt·au
l'univcrs dont il cst le Soi. ici a un parallCle occidental: le Démiurge de Platon. Mais le Die u
Madhva polémique contre un penseur dont l'enseignement est de Madhva n'agit pas en consultant un Modele intelligible; c'est
proche de cclui de IUunanuja: Bhaskara. Pour ce dernicr en effet, la spontanéité de la joie et du jeu qui gouverne son action 72 • De
Dieu cst la cause matérielle du monde (upádána-kárana) qui repose plus, la matiere sur laquelle il opere n'est pas un príncipe indépen-
sur lui comrne sur son support. « L'étoffe de l'univers est Dicu lui- dant de lui. Dicu aurait pu crécr «sans causes», éerit un disciple
mcme, identique en tous les ctres, comrne la meme argile cst la de Madhva. C'est di re que la « matiere clle-meme, quoique éterncllc,
lllatii·rc de lous les olücts fa~onnés par le potier. Le devenir du tient tout ce qu'elle est, son existence et son éternité, du vouloir
monde cst mani!cstation succcssive de formes diverscs qui retournent divin. Une dépendance si totale exprime une relation tres proche
les unes apn\s les autres a l'indifférenciation prcmicre, comme la de celle de <:réation ex nihilo, bien que celle-ci ne soit jamais envisagée
crnchc cassée rcdcvient finalemcnt tcrre 65 • » Le monde, a la fois en contexte indien dans lequel le .mó'nde est considéré comme éter-
dilli\rcnt et non. di/Icrcnt de Dieu, comme la cruche par rapport nel73». ]\,flle Siauve, qui parle a ce propos d'«une sorte de création
á l·'argile, se manifcste ou se résorbe, le Brahman étant alternative- continuée ab aeterno»74 , accepterait-elle d'évoquer ici les noms de
mcnt .sourcc et fin des ctres 66 • Bocee et de Thomas d'Aquin, dans la mesure ou ces auteurs regar-
l\ la<lhva accuse le monis me de Bhaskara d'etrc eontraire aux
Upani~ad, puisqu'il implique une moclilieation ou une tran~li>r­ ., cr. ibid., p. 3oo-3ol.
mation de Dicu. Le lait ne devient caillé qu'en perdant certaines 88
Cf. Monologion, VII, Op. omn., t. I, p. 20-22.
clc ses qualités pour en acquérir d'autres. Commcnt cette concep-, • • Cf. S. SIAUVE, La doctrine de Madhva, p. 304.
1
70
Jbid., p. 305-306.
•• SuzANNE SIAUVE, La doctrine de Afadhua. Dvaita-uedmzla, Pondichéry,· , u Cf. ibid., p. 306.
1~Hifl. l. 'ou\Tage comprcnd une bihlior;raphic conccmam les dm:rána. \ 7 Gf. ibid., p. 333-334.
2

•• Loe:. ril., p. 2~l9. 73 lbid., p. 329.

•• Cf. ibid., p. 300. 74 Uf. ibid., p. 330.

56 'SECCfON !Ji·: r·>TIJUHIS nE 57


FILO~OFii\ t\LUJLEV.\L

-·· -·--···-··------_....,..._,.,.-----------------.....lo----------~~"-'---"''-"-'--'-----=~------------------
XIII

dcnt tous dcux commc possible la thcsc d'un univcrs sans com- un dérivé si le príncipe le contient déja? Comment l'abondance
mcnccment, quoique dépendant ontologiquement de Dieu en tout peut-elle encore surabonder? Si l'abondance n'ajoute rien a la
tcmps et depuis tottiours? surabondance, quel est done son statut? Bref, il faut qu'a la fois
En tout cas, la doctrine indienne qu'elle expose est proche effct le dérivé soit dans le príncipe et en dehors de lui; et l'entendement
* de la pensée occidentale. Elle l'est jusque dans ses défauts, puis- est au rouet.
qu'cllc se hcurte, semble-t-il, a la difficulté propre au créationnisme L'auteur moderne qui a pris conscienee de cette difficulté avec
occidental: comment la cause absolue peut-elle · étre « totalem!!nt ,, le plus d'acuité est sans contredit Hegel, champion de la raison
différente de ses produits»75, sans qu'il en résulte pour elle auc.une · spéculative au-dela de l'entendement. On peut se demander s'il
lilnilalinn? «l1ÍI'II c·st la RO\ll"CC de tout ctrc, écrit M 11C Sianvc, ct n'a pas apporté la solutíon longtemps attendue et jamais possédée
c't·st IHHtrquoi ll\H'.\IIIe exisl!~llce ne naurait liutiltT Hllll c'tn· t"l Ha du 1,...,¡,J,'.ntn drR mppnrl~ di' l'ahsolu 1'1 cl11 rrlatif. T.r philnsnphr
¡missance70 • >> Dans c!'s conditions, la donation d'Ctrc par Dien doit · explique en cflct commcnt, étant donné le priucipe, le dé1 ivé: au:,•;i
ctrc Cll mcrne tcmps la création en Dieu de l'Ctrc donué, el 011 nc peut ctrc ct mcmc doit ctre, et commcntle príncipe assume le dérivé,
voit pas comment le dualisme propre a toute doctrine de la création Dieu le monde. Hegel reconnait que le monde, quoiqu'il ne soit
peut se maintenir. pas Dieu, ne. peut résider ailleurs qu'en Dieu. Il retrouve ainsi la
transcendance et l'immanence qui font partie de l'émanatisme:
le monde, qui n'cst pas Dicu, est pourtant Dieu. Mais il va plus lfJin
VIII.
en rendant compte de cette contradiction: ce que l'émanatisme
Notrc conclusion sera d'abord un résumé. La doctrine de l'éma- et le créationnisme considerent comme le príncipe et la fin, est le
nation n'est pas une représentation grossicre, calquée 6 ·.tr le sen- príncipe seulement, le sujet premier, encore en soi, qui doit de\'enir
si ule, d!'s rapporls du príncipe et du dérivé. Elle n'implique ni pour soi en s'assimilant l'objet dans lequel d'abord il se nie. Alors
changcment dans le príncipe ni confusion du príncipe et du dérivé, le commencement sera devenu la fin. En d'autres termes, le monde
cncorc qu'cllc exclue tout vrai dualisme, puisque le dc;;ivé est la est un moment du devenir de Dieu. Dieu n'est Dieu qu'au moment
d<'·gradalion du príncipe ct n'est done en un sens rkn d'aulrc ou, s'étant opposé l'extériorité du monde, il surmonte cette oppo-
quf' lni. sition dans l'intériorité de !'Esprit.
L<l doctrine de la création ex nilzilo est certainemenl une des plus La force de cette doctrine n'est pas tant dans la conception dyna-
gr;mdcs qui aicnt jamais été conc;:ues en l'honneur de Dieu: la mique qu'elle se fait du príncipe, car on l'observe déja mutatis mutall-
pensée y saisit le príncipe dans sa réalité propre, son autonomie et dis dans J:émanatisme et le eréatiopnisme; elle ne réside pa'> non
sa puissance. Cependant, des qu'on tente de l'approfondir, la dilfi- plus dans le dépassement de l'aéosmisme parménidien, puisque la
culté qu'clle comporte saute aux yeux: le dualisme de l'absolu et difficulté propre au créationnisme et, a un moindre degré, a l'émana-
du rclatif ne pcut tenir, et l'cxtériorité par rapport a Dieu se trans- tisme, procede de la distinetion qu'ils introduisent entre l'absolu et
fPI"liH' 1'11 Ínl{rÍorÍI{,. })11 créationnÍSillC, 011 SC tro\IVC ainsÍ rcjcté le relatif. Elle se trouve plutot dans l'explication de la coexistence
\'t'l"s l't~lllallalisnw, donl. nons venmts de ¡·ap1wl('r la clinwn~Íoll cl'illl· de l'absolu et du rclatif. Nous nc sommcs- plus en préscncc d'unc
ma tH'lll'l'. De 1:\ les di !lrrenl s modcs d·'uuion entre le cr(·al io1111 ix111e perfeetion principiellc dont on nc voit pas cornrnent elle laissc: place
et l'bnanatisnte, que l'histoire rapporle. a l'irnpcrfection du dérivé: le príncipe, pour Hegel, n'cst pas cnr:r¡rc
1\·lais l'émanal isme n'cst pas sans dilriculté non plus, qnoique tout ce qu'il doit etre, car il le deviendra en se niant dans le dó·ivé
cette dilli.culté soit pcul-etre moins vive: comment pcut-il y avo~r pour se réaffirmer ensuite par le moyen de cette négation cllc-rncme.
\ Le. paradoxe de l'émanatisme et du créationnisme - Dieu plus le
,. lbid., p. 303. monde égalcnt Dieu - est done surmonté. La formule de Hegel est
•• lbid., p. 330. la suivante: Dieu 1 plus le monde égalent Dieu 2 •

59
.X:Ill XIII

Ccltc doctrine brillaqte explique cependant la possibilité ct la l'autre, mais comme une seule et meme chose (unum et id ipsum).
néccssité du rclatif au prix de nouveaux paradoxes. Le premicr est En effet, la créature subsiste en Dieu et Dieu se crée dans la créature
la négation de soi que doit consentir le príncipe pour ·faire surgir d'une maniere admirable et ineffable, se manifestant soi-meme,
le dérivé. Cctte négation ne va pas sans rappelcr la doctrine d'Isaac invisible se faisant visible, incompréhensible se faisant compréhen-
Luria, c'cst-a-dirc la conccntration de Dicu sur soi, qui cst la con- sible, caché découvert, inconnu connu, dépourvu de forme et d'ap-
dition de l'apparition du cosmos. Chez Hegel comme chez Luria, parence doué de forme et d'apparence, suressentiel essentiel, sur-
Dieu s'impose une limite. Il est vrai que chez Hegel, plus claircmcnt naturel naturel, simple composé, libre d'accidents sujet d'accidents
que chcz Luria, cette limite est provisoire. Cependant, non seule- et accident, infini fini, incirconscrit circonscrit, supratemporel tempo-
ment Dieu en a bcsoin pour que le monde soit, mais encore - et rel, supralocallocal, créant toutes choses créé en toutes choses, auteur
c-'esl le sccond paradoxe - il a besoin que le monde soit pour se de tout f.'lit en tout, éterncl commenc;:ant a etre, immobile se mouvant
réaliser lui-mcmc. en toutcs choses ct dcvcnant toutcs choscs en toutcs choses. Je nc
Q¡1e cetle doctrine, qui se veut purement spéculative, s'appuie dis pas cela- de l'incarnation et de l'humanisation du Ver be, mais
en fait sur des représcntations - le dédoublement, l'opposition, le de la descente ineffable de la supreme bonté, qui est unité et trinité,
conflit, la victoirc sur l'obstaclc, etc. - voila qui ne fait pas de doute. dans les choses qui sont pour qu'elles soient - bien plus, pour qu'elle-
La question est de savoir si ces représentations sont compatibles mcme soit en~ toutes choses de haut en bas, toujours éternellc, tou-
avcc la pcrfcction de Dicu. On pensera que non, malgré la lucidité jours faite, par elle-mcme, en ellc-mcme, éternclle par elle-mcme,
de cette théologie magistrale, si l'on regarde ce drame du príncipe faite en elle-mcme; et tandis qu'clle est éternclle, elle nc cessc pas
a la conqucte de soi comme contraire a la tradition du Dieu pléni- d'etre faite, et faite elle ne cesse pas d'etre éternelle et elle se fait
tucle, qui se suffit a lui-meme et qui demeure immuable avant elle-meme d'ell~-meme. Car elle n'a pas besoin d'une matiere qu'elle
commc aprcs la gencse du monde, paree qu'il produit le monde ne soit pas, dans laquelle cHe se fait; autrement, Dieu semblerait
par suralmmlancc hypostatiqnc on par snrabondance cl"amour. impuissant et imparfait en lui-meme s'il recevait d'ailleurs l'auxiliai-
Nous voila done de nouveau clevant la question de savoir com- re de son apparition et de sa perfection. Il rec;:oit done de lui-mcme
mcnt le mcme pcut ctre autre en quelque fac;:on. Il y a la peut-ctre les occasions de ses théophanies, c'est-a-dire des apparitions divines,
une clilliculté insurmontablc pour la raison, dont scule pcut triom- puisquc c'est de lui, par luí ct en lui que sont toutcs choscs77.»
phcr la méditation des symboles que propose l'émanatisme ou, dans Comme nous l'observions plus haut, Jean Scot n'enseigne pas
un autre registre, la confiancc dans le Dieu libre et bon. Ccttc diffi- que Dieu soit a la recherche de lui-meme dans la créature. En soute-
cultt~ s<~ rencontre sans doute en toute doctrine de l'absolu et du rdatif, nant que Dieu se crée en elle, il représente une these que nous con-
cxccpt{~ cclles qui réduisent l'un des termes de l'opposition a l'autre. naissons bién: la créature n'est rien'sans Dieu et, en ce sens, Dicu
1\lais elle comporte pcut-Ctre des degrés. Elle est au maximum dans est le fond de la créature. Done, Dieu a beau «se faire» dans le
k créationnisme qui pose le monde en dehors de Dieu; car comment monde, il n'en reste pas moins ce qu'il est: dans le temps, il ne c;esse
pcut cxister cet autre qui luí est étranger? Elle est moindre dans pas d'etre éternel. Que Dieu se crée dans le monde n'implique pas
l'<~manatisme qui pose le monde dans la pcrspective de la parti- que Dicu ne crée pas le monde.
cipation; mais comment l'hypostase premiere peut-elle tolérer Le langage de la théophanie ne doit pas non plus nous égarer:
el 'a u tres hypostases? Elle est vraisemblablement moindre encore la manifestation de Dieu dans l'univers, c'est la production de l'uni-
dans les théophanies, car le monde y est le signe de Dieu; mais vers par Dieu en vertu de sa perfection surabondante. Cette mani-
qucllc cst la consistance de ce signe et pour qui cst-il? festation de soi ne !'altere pas; cette expression de soi n'est pas un
Jcan Scot, dont nous avons déja rencontré le nom, a exposé le \ changemcnt en luí. Dans la production de l'univers qu'cst la rnani-
th{·ophanismc dans cellc pagc étonnanle: « Ncms ne <ievons pas
conccvoir Dicu ct la créature comme deux choscs séparécs !'une de 77
Dedivisione na!urae, lll, 17, Patr. lat., t. 122, col. 678-679.

60 61

""········--"·-·----------:------.__ ______ :- __ _..,_ ________


...\111

festation de soi, Dieu est, sans confusion, le sujet et l'objet de l'ac- soi-meme. Ils supposent encare une substance, sinon plusieurs
tion: le sujet, paree qu'il est en soi !'origine de tout, et l'objet,. paree substances, a coté de cette Essence (dhát), alors que ces prétendues
qu'il es! dans la créature qui luí doit tout et le rend visible. Les substances ne pourraient etre que dépourvues de toute substantialité.
1
théophanies johanniques ne sont done ríen d'autre que les créatures La <Face divine) (wajh al-Haqq) ou est existencialisée la multitude des
dans lesquelles Dieu «descend» pour se faire connaitre. Création, formes, <apparitions> et déterminations, leur reste voilée 79 • »
émanation ct théophanisme se rejoignent, mais le langagc de la Ainsi, les théophanies, qui étaient chez Jean Scot le substitut de
théophanie marque mieux que les autres la dépendanee ontologique la connaissance di vine impossible, en sont ici la condition: la manifc-
directe de la créature par rapport a Dieu et le role gnoséologique station de Dieu, qui n'est pas Dieu, dévoilant son origine, révele qu'elle
qu'clle joue pour l'homme, et pour l'ange, qui connaisscnt Dieu non est Dieu. La théophanie, objecte-t-on, ne suffit pas, paree qu'elle n'est
pas rn soi, mais dans les ctres ou il apparait. L'altérité de la créature pas une donation d'etre. Mais, précisément, aqui peut-on donner l'etre?
t'~l micux assumé·c en Dieu.
G'rst pomquoi la notion de manifcstation, que Jean Scot doit Nous n'en dirons pas davantage. Notre intention n'était pas
aux Percs grecs, convicnt au mystique ct se rctrouvc ailleurs, par- d'indiquer la vraie doctrine de !'origine du monde, car nous croyons
fois autrcment. On passe du créationnisme ou de l'émanatisme au volontiers qu'elles sont nombreuses a etre vraies. Ceux qui, en
théophanisme en désignant la créature par un nom d'accident plu- entendant réduire ou meme nier la réalité propre du monde, sentent
tót que par un nom de substance, lequel est réservé a Dieu. Le la terre vaciller sous leurs pieds - comme si elle ne vacillait pas en
mystiquc me de ce langagc sans porter atteinte a la perfection de cfTct! - peuvent se rassurcr: ils trouvcront toujours des doctrines
1)Íeu auqud il imposerait pat· la changcment et coutpositioll: l'acci- pout• durcir les phénomc~ncs ;\ soultait. JJ'auln:s ensc:ig111:nwnls, plu~
clcnt indique non pas la conlusion de la créature ct du créalcur, éloignés du sci1s commun, offrent a !'esprit cettc union du rationncl
mais la dépendance et la gratuité de la créature. Si le mystique et du mystique· ~u se trouve le terme indépassable de sa rcchcrche.
se scnt parfois nécessaire a Dieu, c'est sans doute qu'il a renoncé Beaucoup, sans doute, se ,clésintéressent de la question de !'origine
a toute autonomie par rapport a lui. absolue du monde et, rabattant le monde sur lui-mcme, en étudient
Comme on le sait, le theme de la manifestation est représenté !'origine du point de vue de la science contemporaine. Mais quand
avec éclat dans !'islam ésotériquc. Ilm 'Ambi cite cdtc: parolc: ils sauronl c¡ue l'univcrs résultc d'unc cxplosion init.ifllc ct qu'il va
d'Alm Sa'iu al-Kharráz: «Il c~t !e P:-c!r..ier et !e D~r!'i~r, l'V... tl-- ::: ::!'::c:diz~::mt, l'époque actuelle· représentant la dernicre phasc
rieur el l'Intérieur; il est l'cssence de ce quise manifcste e~ l'essence de ce processus, les questions ultimes ne se poseront-elles pas de
ele ce qui reste caché lors de Sa manifestation. Il n'y a 1)ersonne nouveau pour eux?
honnis Lui qui puisse Le voir, et personne a qui Il puissc >t cacher; Notre intention était plutót .9e~montrer que la doctrine de la
c'cst Lui qui Se manifeste a Lui-meme, et c'est Lui qui Se cache création n'a pas la simplicité qu'on lui attribue parfois et qu'elle
a Lni-mcmc. C'cst Lui qui S'appelle Abu Sa'id al-Kharrüz et par ne s'oppose pas radicalement a l'émanatisme. Nous suggérions ainsi
d'autres noms d'Ctrcs éphémeres 78 • » Opposant la pensée d'Ibn que les théories philosophiques ne sont pas incommensurables: un
'Arabi a cclle des théologicns ordinaires de !'islam, Henry Corbin chemin va des unes aux autres par l'intérieur. C'est la peut-ctre
écrit: «Les Ash'aritcs ont le tort de ne pas voir quelle est la vraie une le¡;;on de la philosophie comparée, qu'on peut opposer a la
rc(rtlit\- du monde: nn ensemble d'accidents, d'<apparitions> qu'une candeur ct a l'cxclusivisme de tous les dogmatiques. Le philosophe
mt:mc cssence <csseucific>, l'Esseuce divine, sculc subsislante par o u le lhéologien <.levrait se souvenir, en exprirnant sa pcns{:r:, r¡ u'il
ne peut manquer d'en exister d'autres auxquelles elle conduit elle-
•• La sa,t;rsse drs f>rofJhhes, trad. T. Burckhardt, París 1955, p. (i:l. Tra- \ mcme par des chemins secrets.
dnction du memc tcxte dans R. A. NICHOLSON, Studies in lslamic Mysticism,
C:nnbridgc 1921, rcpr. 1967, p. 152. 70
L'imagination créatrice dans le sot¡/isme d'lbn Arabi, París 1958, p. 152.

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