Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Création
Traduction de Timothée LECAUDEY
complétée par la traduction de Jean ROUSSELET (Texte en Magenta)
Octobre 1999
A Pierre de Sébaste
Et si, au commencement, la terre est venue à l’être en même temps que le ciel, comment
ce qui est venu à l’être peut-il être informe[14] ? Car donner une forme et créer ne
semblent pas différer en ce qui concerne l’idée exprimée ; si donc créer est équivalent à
donner une forme, comment ce qui est créé peut-il être informe ?
[68B] Si donc tu t’occupes de ces questions et des questions de ce genre, toi qui te tends
vers toutes les hauteurs, si par toi-même, tu désires voir même ce qui se trouve dans les
ténèbres de la vision de Moïse et le rendre visible au plus grand nombre, je te
conseillerai alors de ne pas tourner ta pensée vers quelqu’un d’autre, mais vers la grâce
qui est en toi, et, à l’aide de l’esprit de révélation qui t’apparaît dans la prière,
d’explorer les profondeurs divines.
[69D] Si donc dans l’éminence de son savoir et de sa puissance il connaît tout et peut
tout, nous ne sommes peut-être pas loin de la parole sublime de Moïse qui dit que en
résumé – c’est la traduction qu’a donnée Aquila au lieu de au commencement – le ciel et
la terre ont été créés par Dieu.
Donc l’institution globale des êtres par l’indicible puissance de Dieu a été nommée par
Moïse commencement ou résumé, terme par lequel il affirme que le tout se tient
rassemblé, en citant les êtres extrêmes et en désignant par les extrêmes ce qui est entre
eux sans en parler ; [72B] je dis les extrêmes par référence à la sensibilité humaine qui
ne peut s’insinuer jusqu’à ce qui est sous terre ni franchir le ciel.
La création se développe selon un certain
enchaînement
Le commencement de la cosmogonie nous donne donc à penser que Dieu a placé
globalement, en un instant, les principes, les causes et les puissances de toutes choses, et
que dans la première impulsion de sa volonté, la substance de chacun des êtres s’est
constituée : ciel, éther, astres, feu, air, terre, êtres vivants, plantes. Tous ces êtres, le
regard divin les contemplait, révélés par une parole de puissance, de par (ainsi que le dit
la prophétie) la connaissance qu’il avait de tous avant leur création[18], et, de
l’utilisation conjointe de sa puissance et de sa sagesse s’est ensuivi un enchaînement
nécessaire, suivant un certain ordre, [72C] dans l’achèvement de chacune des parties du
monde : c’est ainsi que tel être s’est présenté et révélé avant les autres êtres observables
dans le tout, et après lui, de la même façon, celui qui suivait nécessairement le premier,
puis un troisième, suivant ce qu’a ordonné la nature industrieuse, puis un quatrième,
puis un cinquième, et ainsi de suite, suivant un enchaînement successif, non qu’ils se
manifestent ainsi par quelque rencontre automatique, selon quelque impulsion sans
ordre et liée au hasard, mais parce que l’ordre nécessaire de la nature recherche un
enchaînement dans les faits ; voilà comment Moïse dit que toutes choses sont venues à
l’être, lorsqu’il a, sous forme de récit, livré son enseignement sur les questions de la
physique et a retranscrit certains mots de Dieu qui ordonnent chacune des choses venues
à l’être, donnant une nouvelle marque de son intelligence et de son sens de Dieu. Car
tout ce qui se produit dans une savante succession est une parole directe de Dieu car
nous ne pouvons savoir ce qu’est l’essence de Dieu mais lorsque nous saisissons en
esprit le savoir en soi, la puissance en soi, nous pouvons croire que nous avons saisi
Dieu en pensée.
La terre, est-il dit, était invisible et informe ; cela revient précisément à dire qu’elle était
et qu’elle n’était pas, car ses qualités ne s’étaient pas encore rassemblées autour d’elle ;
et, preuve de cette pensée, le récit dit qu’elle était invisible : en effet la couleur est
visible ; or la couleur est quelque chose qui émane de la forme à sa surface ; et il n’y a
pas de forme sans corps ; si donc elle était invisible, elle était entièrement dépourvue de
couleur ; d’où s’ensuit l’absence de forme ; et de là la non-corporéité ; donc, dans la
globalité de la fondation de l’univers, la terre faisait partie des êtres, au même titre que
tous les autres, mais elle attendait de devenir ce qu’elle est par la mise en forme des
qualités. Car en disant qu’elle était invisible, le récit montre qu’aucune autre qualité
n’était visible en elle, et en l’appelant informe, il donne à comprendre qu’elle n’avait
pas été encore modelée avec ses propriétés corporelles.
80B : Les traductions de Symmaque, Théodotion, et
Aquila.
Cette pensée est plus clairement encore exprimée par l’Écriture d’après Symmaque,
Théodotion et Aquila ; chez le premier, quand il dit que la terre était inactive et confuse,
chez le second un vide et un rien, chez le dernier quelque rien. Il apparaît en effet chez
ces auteurs, à mon avis, dans l’emploi de « inactive », que la terre n’était pas encore en
acte, mais qu’elle possédait l’être seulement en puissance ; dans l’emploi du confuse, il
apparaît que chacune des qualités ne s’était pas encore séparée des autres ni n’était
connue en elle-même distinctement, mais que le tout apparaissait dans la confusion et
l’indistinction, et qu’il n’y avait ni couleur, ni forme, ni volume, ni poids, ni quantité, ni
rien d’autre du même ordre, qui fût visible en soi, possédant son principe propre, dans le
substrat ; c’est la même pensée qu’exprime le un vide et un rien : en effet, la puissance
capable de contenir les qualités a été donnée à entendre par le mot vide, de sorte que
l’on apprend par là que la création de toutes choses a produit la puissance capable de
recevoir les qualités, qui est vide et ne contient rien en elle avant d’être remplie par les
qualités. Quant à la troisième expression, je pense qu’il convient de l’abandonner sans
examen, comme trouvée dans la philosophie d’Epicure, car celui-ci dit quelque chose de
semblable à propos du premier principe des êtres, disant là une parole vide de sens et
montrant par ces mots que la nature absurde des atomes est un néant, ce qui est
semblable à quelque rien.
Qui en effet ne sait pas que tout ce qui est solide a été rendu tout à fait dense par
quelque résistance ? et que ce qui est dense et résistant n’est pas sans prendre aussi la
qualité du poids ? et que ce qui est pesant par nature ne peut être porté à s’élever ? Or le
firmament est assurément situé au-dessus de toute la nature sensible ; aussi
l’enchaînement de notre discours ne donne-t-il pas à comprendre dans le firmament
quelque chose de dense et de corporel, mais, comme on l’a dit, par distinction avec ce
qui est seulement intelligible et incorporel, on peut dire de tout ce qui est de l’espèce du
sensible qu’il est solide, même s’il échappe à la compréhension de par sa nature très
subtile. Il s’ensuit donc que toute la séparation effectuée par la course du feu - et c’est
ainsi que la limite du monde matériel a été distinguée, déterminée une fois pour toutes
par une borne propre - d’une part a été appelée firmament à cause de la nature
matérielle, par comparaison avec ce qui est au-dessus, et d’autre part a reçu le nom de
ciel, de même que l’on a donné le nom de jour à la lumière et de nuit à l’obscurité.
81B : Le firmament sépare des eaux
La séparation des eaux opérée par l’interposition du firmament, d’une part n’est pas
incompatible avec cette façon de voir, d’autre part s’enchaîne logiquement si l’on
considère l’Ecriture. Le texte de l’Ecriture enchaîne en effet, après avoir parlé de la terre
: une ténèbre était au-dessus de l’abîme et l’Esprit de Dieu était porté au-dessus de
l’eau. Nous pouvons conjecturer que l’Esprit de Dieu est aussi loin d’être ténèbre qu’il
est étranger à tout mal et on peut citer à ce propos mille paroles de la Sainte Ecriture :
Dieu est lumière véritable et habite une lumière inaccessible ; l’Esprit de Dieu est par sa
nature ce qu’est Dieu lui-même ; si Dieu et l’Esprit ont une seule et même nature et si
Dieu est lumière, il faut bien conclure que l’Esprit de Dieu aussi est lumière ; d’autre
part la lumière met immanquablement dans la lumière ce sur quoi elle est portée. Donc
l’eau sur laquelle l’Esprit de Dieu était porté était immanquablement dans la lumière et
à l’abri de l’ombre, et ce qui n’était pas dans la ténèbre n’avait absolument pas besoin
d’un être qui l’illuminât.
Après que les eaux, la mesurable et l’intelligible, ont été séparées l’une de l’autre, et que
le ciel a montré la limite séparant les deux natures d’eau, lui qui, dit-on, est apparu au
commencement après la terre et tout ce qui avait été déposé pour la création de
l’univers, et a été alors achevé, nommé sous la désignation de firmament et délimité par
la course circulaire du feu, la seconde révolution de la lumière assombrit et éclaira
[85C] à nouveau le substrat par parties, fait qui, nommé aussi selon la même logique
que précédemment, fut appelé jour, et par un enchaînement nécessaire, la nature du
nombre advint aussi à la création. En effet le nombre n’est rien d’autre que la
combinaison d’unités, et tout ce qu’on observe dans une limite déterminée, est appelé
unité. Puisque donc le cercle est en tout point continu, limité en lui-même, c’est avec
raison que la parole appelle un le premier parcours du cercle, en disant il y eut un soir et
il y eut un matin, premier jour, et encore le suivant, de la même manière, un ; en les
additionnant l’un et l’autre, elle créa le deux. Et c’est ainsi que la parole introduit en
même temps que les parties de la création l’apparition du nombre, lorsqu’elle signifie
l’enchaînement de l’ordre par des noms de nombre ; en effet, elle dit il y eut un soir, il y
eut un matin, deuxième jour.
Donc, de même que chez les animaux qui se mangent les uns les autres, il n’est pas dans
l’ordre naturel que les uns vivent par les autres, puisqu’ils se détruisent les uns les
autres, de même aussi l’opposition de l’humide et du sec ne saurait conserver
l’existence d’aucun des deux, si vraiment la déperdition de l’un nourrissait l’autre.
Mais si on parle des plantes, et des pousses, tout se passe suivant ce même cycle : en
effet la substance humide parcourt les plantes et les semences jusqu’aux bourgeons ;
puis quand elle a introduit dans la masse de ce qu’elle nourrit toute la part terrestre qui
l’accompagne, lorsque son support est asséché par l’air qui l’entoure, elle s’évapore à
nouveau pour rejoindre ce qui est de même nature qu’elle ; l’air étant peu dense dans ses
parties, et ayant une plus grande subtilité que celle des vapeurs, il laisse aller tout ce qui
vient à être en lui vers ce qui est de même espèce. Ainsi en effet la poussière, même si
elle a été dispersée loin dans l’air, est à nouveau rendue à la terre, et la substance
humide n’est pas détruite, mais rencontre quelque chose qui est tout à fait de même
espèce et de même nature qu’elle [96B] et qui erre dans l’air, à quoi elle s’unit, s’accroît
de la rencontre avec ce qui lui est semblable, et s’enfle à nouveau en constituant un
nuage ; et elle revient ainsi, sous forme de gouttes, à sa propre nature, de sorte que
partout les parties du cosmos, que l’on observe dans le tout sous forme d’éléments, sont
conservées dans la même proportion que celle que la sagesse du Démiurge a fixée à
l’origine pour chacun des êtres en vue de la belle harmonie du tout.
On ne peut pas répondre à cela en parlant encore des vapeurs : en effet la constitution de
ce qui est au-dessus des vapeurs, de ce qui surplombe cet air troublé et venteux,
n’admet, dans la légèreté de sa propre nature, rien de plus lourd, mais toutes les vapeurs
et toutes les exhalaisons ont pour limite à leur ascension l’épaisseur de l’air qui entoure
la terre dans ces parages, au-dessus desquels leur nature ne leur permet pas de s’infiltrer,
car rien de plus épais ne saurait être accueilli dans ce qui est subtil et éthéré. C’est ainsi
que les savants disent que les sommets de certaines montagnes très élevées sont
toujours au-dessus des nuages et hors d’atteinte du vent, et qu’il est impossible aux
oiseaux de voler au-dessus d’eux, [96D] tout autant qu’il est impossible aux habitants
des eaux de vivre dans l’air.
Tout cela montre clairement qu’il y a dans l’air une frontière avec la région supérieure,
qui délimite la place assignée à celles des exhalaisons de la terre qui sont trop épaisses ;
c’est pourquoi, même jusqu’à la saison d’été, la neige reste sans fondre sur les sommets,
car la condensation des vapeurs refroidit sans cesse l’air dans cette région. Quant aux
traînées de feu que certains appellent étoiles filantes, ceux qui sont savants dans cette
matière disent dans leur physique qu’elles adviennent de la même cause : lorsque, de
par la violence de certains vents, de l’air plus épais et chargé de matière est poussé vers
le lieu éthéré, il s’enflamme aussitôt arrivé en haut, et suivant l’impulsion donnée par le
vent, la flamme est emportée en glissant ; [97A] lorsque le vent s’est apaisé, la flamme
aussi dépérit avec lui. S’il n’est donc plus possible de dire que des vapeurs se reforment
dans la disparition d’un nuage, par similitude avec ce que l’on observe ici-bas - le retour
de l’humidité enlevée - il est nécessaire de nous accorder avec ceux qui soutiennent que
l’humidité est détruite par le feu et devient néant. Mais quant à moi, d’une part, je crois
que l’humidité contenue dans les vapeurs disparaît à cause de la supériorité du feu, car
je considère que c’est une controverse stérile que de résister aux faits évidents, d’autre
part, puisqu’il convient que ceux qui recherchent la vérité de tous côtés ne peinent pas,
je n’en affirme pas moins malgré tout que la quantité de la nature liquide est conservée
sans diminution, et que ce qui en a été consommé retourne toujours complètement à ce
qui en subsiste.
[100C] Il est possible, au moyen de deux arguments, d’écarter cette objection : d’abord
parce que l’océan est un et entièrement continu par rapport à lui-même, même s’il est
divisé en de nombreuses mers, jamais séparé de sa réunion avec lui-même, de sorte que
s’il est davantage brûlé par la présence constante de la chaleur au sud, dans les régions
refroidies, la diminution qui s’y produit est imperceptible, car le déplacement des eaux
les fait refluer spontanément, de par le caractère descendant de leur nature, vers
l’endroit qui subit sans cesse une diminution. D’autre part, le fait que tout l’océan soit
salé témoigne de ce que la production de vapeur s’effectue à partir de toute l’eau dans la
même mesure ; car la sécheresse est propre à la nature des sels, et si cette qualité est
mêlée dans la même mesure à tout l’océan, alors le sel en lui agira dans toute partie de
la même façon. En effet, toute nature agit conformément à [100D] sa propre puissance
de façon universelle : comme le feu brûle, la neige refroidit, le miel adoucit, ainsi aussi
les sels assèchent, puisque la nature asséchante des sels est mêlée partout aux mers ; le
savoir divin a prévu cela pour faciliter la production des vapeurs, car le sel expulse et
chasse en quelque manière de l’océan tout ce que l’eau comporte de subtil, dominant sur
l’eau à cause de la sécheresse présente en sa nature ; il n’est nullement invraisemblable
de penser que la déperdition en eau a lieu partout dans la même mesure, [101A] l’air
puisant dans l’océan par l’intermédiaire des vapeurs. Mais certes, que toute l’humidité
qui est dans l’air devienne nuage et que de là les pluies se répandent sur la terre, ce que
notre exposé a montré précédemment, la prophétie l’enseigne aussi, en rapportant cette
action à Dieu, quand elle dit : lui qui appelle à lui l’eau de la mer et la déverse à la face
de la terre[30] ; et il y a de nombreux autres exemples. Et que tous les nuages sont
consumés par la chaleur qui les domine, et complètement brûlés, nous l’avons appris
aussi de leur activité.
Si quelqu’un croit que la perception est plus digne de confiance que la compréhension
du raisonnement et cherche à observer de ses yeux les atomes indivisibles et invisibles,
il est possible à celui qui le veut de voir l’air rempli de ces particules, chaque fois qu’un
rayon lumineux se répand à travers une ouverture, et permet de rendre plus claire la
partie de l’air que son éclat illumine ; car ce qui est inaccessible aux yeux dans le reste
de l’air, [105B] on le voit, grâce au rayon lumineux, tourbillonner dans l’air en une
multitude infinie. Celui qui dirige alors son regard vers elle découvrira que le
mouvement de ces êtres subtils s’écoule toujours vers le bas ; Ce qu’on voit dans une
partie de l’air prouve que cela se passe aussi dans sa totalité, puisque sa totalité est
constante en elle-même, et que le tout est rempli de parties. Si, de tous temps, le
mouvement de ces corps subtils et indivisibles s’écoule dans l’air vers la terre, s’il
apparaît que ce n’est pas une espèce de l’éther qui est dispersée de côté et d’autre,
broyée de manière à former ces corps, car la nature du feu ne peut subir ni broyage en
corps subtils ni dispersion, il faut de toute nécessité croire que c’est la matière de ces
corps, dont notre exposé a observé la montée par l’intermédiaire des vapeurs, qui tombe,
de sorte qu’étant d’abord humides, ils sont attirés par la nature chaude, puis, brûlés et
devenus terrestres, [105C] ils ne sont plus au pouvoir du feu mais se répandent à
nouveau sur la terre.
Par exemple, en nous, la nourriture est changée en quelque qualité subtile par la
digestion, et vient s’ajouter à la partie du corps où elle va, et comme la différenciation
des organes dans l’organisation du corps est d’une grande variété, en sec, humide, chaud
et froid, une part de nourriture peut y venir, et devenir ce que son support est par nature,
car ce qui est dominant accueille facilement en lui la répartition produite par la digestion
; de la même façon, l’apport constant fait à la terre sous forme de ces particules
indivisibles demeure insensible, parce qu’en se fondant dans tout ce qui est en dessous,
qui est précisément par essence ce qui le reçoit, [105D] il se change en une autre nature,
et devient terre dans de la terre, sable dans du sable, pierre dans de la pierre, et dans
chaque chose celle-ci, car quel que soit le corps solide qui le reçoit, il se change en ce
qui est dominant. Et si l’on pense, bien que notre raisonnement soit logique, que la
solidité de la pierre peut difficilement accueillir un ajout de cette nature, je pense
néanmoins, pour ma part, qu’il ne faut rien rétorquer à ceux qui sont de cet avis. En
effet, notre observation n’en sera en rien moins vraisemblable, dans la mesure où le flux
de l’élément terrestre retombe vers le bas sous l’effet des vents, en allant du lieu qui ne
peut l’accueillir vers ce qui est de même nature que lui.
Quel est le dessein qui me fait commencer là mon exposé ? C’est que le froid s’observe
pareillement dans la terre, dans l’eau et dans l’air, mais est établi en plus grande part
dans l’eau, conservant presque en lui-même la nature de l’eau, amoindrissant le
dommage causé par le sec par son antagonisme avec le chaud. De même donc que la
sécheresse est liée par nature à la chaleur, et qu’il n’est pas possible que le feu soit
expliqué par une seule de ces deux qualités, de même il est vraisemblable de dire que le
froid fait un avec l’humide, [109B] parce qu’il faut que pour chaque qualité, parmi
celles qu’on observe dans le feu, il y ait une qualité élémentaire opposée dans l’eau, de
sorte que l’humidité combatte le sec, et la chaleur le froid. Aussi, si l’on a montré que le
froid aussi, à égalité avec l’humide, participe à l’achèvement de la nature de l’eau, il
serait logique de conclure que, la qualité de froid se trouvant aussi par nature dans la
terre, l’eau aussi est en puissance dans la terre, et la terre dans l’eau. En effet, l’union
naturelle de l’humide avec le froid ne permet pas que l’un soit entièrement séparé de
l’autre, mais même si à un moment donné l’un des deux se retrouve seul avec lui-même,
il n’est pas exactement seul, mais la présence des deux est visible en puissance dans un
seul ; car de même que, quand l’eau se dissout dans l’air, [109C] le principe
refroidissant accompagne les particules des vapeurs, de même à l’opposé, comme le
froid réside dans les profondeurs de la terre, l’humidité n’abandonne pas non plus la
qualité à laquelle elle est liée, mais la puissance froide qui se trouve par nature dans la
terre devient comme une semence de la nature de l’humide, produisant toujours par elle-
même la qualité qui lui est liée, car l’action refroidissante change la terre, par un très
fort refroidissement, en une production d’eau. Mais si l’on nous demandait la cause de
ces faits, c’est-à-dire comment la transmutation opère le changement du solide en
liquide, nous serions autant dans l’embarras que pour tous les autres cas. [109D]
Comment en effet l’eau est-elle dissoute dans l’air, ce qui est porté vers le bas se
déplaçant à travers le léger, ou bien comment la transmutation a-t-elle changé le lourd
en léger ? Que cela arrive, nous le saisissons par la perception, mais nous sommes
incapables de rendre par le raisonnement les actions de la nature.
Donc, ce qui se produit là, quand l’humidité comprimée autour du puits s’épanche vers
la région vidée à la main, il est vraisemblable que cela arrive en tout lieu, et que ce qui
est continuellement produit par l’humidité subtile dérive à travers certains vaisseaux
vers des conduits plus gros, l’écoulement subtil s’unissant alors à lui-même ; c’est donc
ainsi que l’eau est engendrée : d’une part, le froid liquéfie la terre, d’autre part,
l’humidité se forme à partir du froid, achevant en elle-même toute la nature de l’eau ; de
là, en s’assemblant, [112B] elle devient alors un courant et ouvre la terre là où elle passe
: c’est ce qu’on appelle une source. On a une preuve de ce que le froid conduit à la
création des eaux dans le fait que les régions nordiques plus soumises au froid abondent
en eaux ; en effet, les régions exposées au soleil et situées au sud seraient également
imprégnées d’eaux, si l’absence de froid n’empêchait pas totalement la création des
liquides. De même que l’eau de pluie forme des torrents à partir du rassemblement des
gouttes, alors que si l’on observe ces gouttes en elles-mêmes, il apparaîtra qu’il n’y a en
chacune que très peu de liquide, presque rien, de même, quand une quantité de liquide
se réunit continuellement vers le bas sous forme de particules subtiles, à chaque fois que
le rassemblement des parties subtiles forme un courant unique à partir d’une multitude,
un tel courant s’épanche en source et constitue la nature du fleuve.
Ainsi, l’enchaînement de nos explications donne à penser que les eaux situées au-dessus
du firmament sont autre chose que la nature humide, puisque nous avons compris, grâce
à ce que nous avons dit, que la nature du feu ne se nourrit pas de la consommation de
l’humide. Il a en effet été montré par nos explications que le chaud ne se nourrit pas du
froid mais est affaibli par lui, et que le sec disparaît sous l’effet de l’humide, et n’en
devient pas prédominant.
Le processus de diversification
S’il en est ainsi, je pense que ma conjecture ne s’éloignerait pas de la logique, si nous
étions d’avis que Moïse a pensé qu’au commencement toute la puissance lumineuse, en
se rassemblant sur elle-même, est devenue une lumière unique ; et puisque la diversité
visible dans la nature de l’univers était grande, en fonction du degré plus ou moins
grand de subtilité et de mobilité, [116B] l’intervalle de temps de trois jours suffit pour
faire la distinction de chacune de ces parties de façon claire et sans confusion entre
elles, de sorte que ce qui était au plus haut degré subtil et léger dans la substance
brûlante, et qui était purement immatériel, se trouva au point le plus haut de la nature
sensible, auquel succède la nature intelligible et incorporelle, tandis que tout ce qui était
plus inactif et plus endormi se rassembla sur lui-même à l’intérieur de l’enveloppe de ce
qui était subtil et léger. Tout ceci, à son tour, conformément à la diversité des éléments
particuliers déposés en lui, fut divisé en sept parties, puisque toutes les parties de la
lumière correspondantes et de même nature s’assemblaient entre elles par affinités et se
distinguaient de ce qui était de nature différente. [116C] Ainsi, après que toute la part de
nature solaire a été disséminée dans la substance lumineuse, toutes ces particules, se
rassemblant les unes avec les autres, formèrent une grande unité. De même également
pour la lune, et pour chacun des astres errants et des astres fixés dans des constellations,
le rassemblement des particules de chacun avec celles de même genre constitua une
unité parmi les phénomènes ; et tous évoluèrent ainsi. Le grand Moïse s’est contenté de
nommer seulement parmi eux les plus connus, le grand et le petit luminaire[34], et
d’appeler tous les autres, de manière générique, du nom d’astres.
C’est devant ces faits et d’autres semblables que l’esprit qui les observe est pris de
vertige et condamne sa propre lenteur, parce qu’il ne peut découvrir la raison qui rendit
la durée de temps de trois jours suffisante à la différenciation des astres ou la raison
pour laquelle, à cause de l’infinie distance séparant la sphère des fixes des régions
circumterrestres, la grande sagesse de Dieu a placé la nature solaire au milieu de tout cet
espace, afin que nous ne passions pas notre vie dans une ténèbre absolue, s’il se trouvait
que l’éclat qui brille en provenance des astres, avant de parvenir jusqu’à nous, était
consommé par l’espace intermédiaire - c’est pourquoi il a placé la puissance éclairante
de la nature solaire à une telle distance de nous que son rayonnement n’est pas rendu
difficile à voir par l’importance de la distance, et qu’il n’est pas non plus pénible à
cause de sa trop grande proximité ; de même, pour la raison qui fait que ce qui est plus
matériel et plus épais parmi les êtres d’en haut, je veux dire le corps lunaire, a été attiré
davantage vers le bas et tourne autour de la région circumterrestre : sa nature peut être
considérée en quelque sorte comme intermédiaire, participant dans la même mesure à la
puissance opaque et à la puissance lumineuse ; en effet d’une part l’épaisseur de sa
substance [117C] a affaibli l’éclat qui vient d’elle, d’autre part, par la réflexion du
rayonnement solaire, elle n’est pas totalement étrangère à la nature lumineuse. Mais la
pauvreté de notre nature est incapable de voir la cause de la sagesse qui apparaît dans
chacun des êtres. Cependant, s’agissant de reconnaître un certain enchaînement des
événements, selon l’ordre fixé par le Législateur pour la création des êtres, je crois qu’il
est possible, pour ceux qui savent observer avec mesure l’enchaînement logique, par
certaines conjectures, de le concevoir en quelque façon.
Récapitulation
Reprenons donc l’enchaînement des événements. Le voici : la lumière, prise en tant que
genre universel, s’étant montrée avant les autres êtres, à cause de sa grande mobilité, la
délimitation du firmament s’ensuivit, définie par la course circulaire du feu. [117D]
Lorsque la nature légère eut été séparée des natures plus lourdes, les qualités lourdes,
par enchaînement, se distinguant les unes des autres, se séparèrent en terre et en eau ;
une fois la nature d’en bas organisée, la substance subtile, légère et élevée, à cause du
fait qu’elle n’était pas totalement homogène en elle-même, se différencie dans
l’intervalle de temps qui s’est écoulé entre-temps, passant du rassemblement en
commun à des particularités de même type. En elle, la multitude infinie des étoiles se
déploie selon la particularité naturelle présente en chacune de ses parties, s’élève
jusqu’au point le plus haut de la création et chaque partie trouve son lieu propre, sans
que cesse sa course toujours en mouvement ni qu’elle quitte la place où elle est fixée,
mais l’ordre en elles possède l’immobilité, tandis que leur nature possède la mobilité
constante ; et successivement, celle qui vient en second après le mouvement le plus
rapide [120A] prend dans sa course particulière le cercle inférieur ; et à nouveau depuis
la troisième et la quatrième jusqu’à la septième, selon le principe de la chute en fonction
de la vitesse, chacune descendant d’autant plus bas, par rapport à celle qui est plus haut,
qu’elle a une nature plus lente à se mouvoir que celles qui sont au-dessus d’elle. Cela
arrive donc le quatrième jour, non parce que la lumière a été fabriquée alors, mais parce
que la particularité lumineuse s’est assemblée autour de ce qui en elle-même se
correspondait par nature.
Les autres astres apparurent, même ceux que l’on voit être d’un volume plus important
que les autres, le soleil et la lune, dont la création a trouvé ses principes dans la
fondation première de la lumière, mais dont la mise en ordre fut achevée durant les trois
jours, puisque tout ce qui est en mouvement se meut forcément dans le temps et qu’il
faut à la course des parties les unes vers les autres [120B] un certain intervalle de temps.
Ainsi, rien n’a été écrit par le grand Moïse qui sorte de la logique dans la disposition des
êtres, si, quand tous les êtres eurent d’abord été répandus en masseà l’état de matière par
la puissance du Créateur, en vue de la mise en ordre des êtres, l’apparition individuelle
de chacun des êtres visibles dans le monde a été achevée dans un certain ordre naturel et
logique, dans l’intervalle de temps qu’on a dit, l’ensemble de la lumière étant alors
apparu, et toute la nature lumineuse apparaissant maintenant dans ses particularités,
dont le soleil et la lune.
Je pense donc que Paul a donné le nom de troisième ciel au sommet du monde sensible ;
il divisait tout le visible en trois et, selon l’habitude de l’Ecriture, donnait le nom de ciel
à chacune de ces divisions. Car la langue de l’Ecriture, par une sorte de catachrèse,
appelle d’abord ciel la limite de l’air assez dense qu’atteignent dans leur ascension
[121B] les nuages, les vents et la famille des oiseaux qui volent haut ; elle dit en effet
nuées du ciel et oiseaux du ciel. Et elle ne le nomme pas seulement ciel mais y joint
firmament ; elle dit en effet : que les eaux produisent des bêtes aux âmes vivantes et des
oiseaux volant au-dessus de la terre au firmament du ciel. En second lieu elle dénomme
ciel et firmament l’espace qu’on observe à côté de la sphère des fixes vers l’intérieur, où
se déplacent les astres errants ; elle dit en effet : et Dieu fit les grands luminaires et les
plaça dans le firmament du ciel, de telle sorte qu’ils brillent sur la terre, et tout examen
de l’organisation de l’univers fait bien voir combien ces astres se déplacent selon une
translation supérieure. [121C] Et le sommet même du monde sensible, qui forme
frontière avec la création intelligible, il le nomme aussi firmament et ciel.
L’homme donc qui désirait ce qui dépasse la parole et ne considérait, comme il nous
exhorte nous aussi à le faire, aucune des choses visibles parce que les choses visibles
n’ont qu’ un temps, les invisibles sont éternelles, fut élevé là où l’emportait son désir par
la puissance de celui qui lui montra l’objet de son désir. Et au lieu de dire : je connais un
homme qui a traversé toute la création sensible et s’est trouvé dans le sanctuaire de la
nature intelligible, parce qu’il a appris enfant les saintes Écritures, il exprime son idée
avec le langage scripturaire et nomme troisième ciel la limite où l’on quitte les trois
divisions observées dans le tout. Il a en effet laissé l’air derrière lui, il a franchi de sa
course la zone intermédiaire où les astres ont leur déplacement circulaire, il a dépassé
l’enveloppe extrême des limites de l’éther et arrivé dans la nature stable et intelligible, il
a vu les beautés du Paradis et a entendu ce qu’une nature humaine ne peut prononcer.
Si ce que j’ai dit présente des lacunes, rien n’interdit que les points omis soient traités
par ton intelligence et celle de mes lecteurs. La veuve, en offrant ses deux oboles,
n’empêcha pas les riches de faire leurs présents. Ceux qui ont apporté à Moïse des
peaux, des bois et du poil pour l’édification de la tente ne s’opposèrent pas à ceux qui
offraient de l’or, de l’argent et des pierres précieuses. Nous serons bien heureux si on
regarde comme du poil de chèvre ce que nous livrons ici, pourvu que grâce à votre
pourpre tissée d’or soit posé sur l’ouvrage le voile qui a nom Raison, Compréhension et
Vérité, comme dit encore Moïse qui les donne pour vêtements aux prêtres sur
l’indication de Dieu, à qui reviennent gloire et puissance en union avec le Fils unique et
le Saint-Esprit pour les siècles des siècles, amen.
INDEX THEMATIQUE
air, 85D, 92C ; deux parties dans l’air, 96B
animaux, 92B, 92C
astres : les constellations, 116A, 116C
beauté des créatures, 92C
cailloux, 72C-D
cataractes du ciel, 101C
ciel : le nom du ciel, 101C ; troisième ciel, 64C, 121A ;
comètes et étoiles filantes, 96B
conjecture, 85A, 97B, 101C, 104C, 109D, 112C, 116A, 116C, 120B
couleur, 77D
création : création d’un seul coup, 72C, 72C-D ; développement dans le temps, 72C,
113B ; acte créateur, 69A, 69C ; intelligible et sensible, 76C
déperdition d’eau, 65C, 93A, 108A ;ekpyrosis, 89C ;
Dieu : commandement divin, 65C, 76B, 85D ; volonté divine, 69C ; parole impérative,
88C
digestion, 104C
eau : séparation d’avec la terre, 88C, 89A ; eau d’en haut, 88C, 89A ; cycle de l’eau,
93B ; permanence dans la même mesure, 93A ; changement en terre, 108D ;
éléments : mêlés dans le substrat, 72C-D ; bien qu’opposés, ils ne se détruisent pas,
89D ; leur perfection propre, 92C ; chaque élément est circonscrit, 104A
enchaînement : de la création, 72C, 76B, 77B, 85A, 85D ; du raisonnement, 80D, 89C,
100B, 104A, 108D, 113A ; du récit, 92C ; des faits, 100A, 116C, 117C
éther, 72C, 104C
évaporation, 93B, 100B
expérimentation, l’eau d’une amphore et l’air, 85D ; un brandon enflammé, 92B ; les
deux vases, 93B ; l’huile, 97B ; l’huile, le mercure et l’eau, 120B
feu : sa manifestation première, 72C-D ; sa trajectoire, 76C, 85A ; il ne se nourrit pas
d’eau, 65C, 89C, 92B, 113A
firmament : limite du monde sensible, 80D, 81C, 85A ; il n’est pas solide, 80D
huile, 97B
jour : création du jour et de la nuit, 65C, 77B ; soir et matin, 76C, 85A
lumière : son apparition, 72C-D ; son rassemblement, 76B ; processus de
diversification, 116A ; sa répartition en sept cercles, 116A ;
luminaires : création après trois jours, 116C ;
lune, 113D, 116A
matière : création par concours des qualités, 69C
matin : cf. jour
monde intelligible, 76C, 81C
monde sensible, 76C, 81C
mystères divins, 65C-68B
nombre, 85A-C
nuages : disparition de nuages par forte chaleur, 96B
nuit : cf. jour
océan : continuité avec lui-même, 100B ; n’augmente pas, 100B
plantes, 93B
puisatiers 109D
qualités : se rassemblent dans la matière, 69C, 77D ; leur opposition dans les éléments,
89D ; compatibilités entre les éléments, 108D
réceptacles, 88C, 89A ; impossibilité des réceptacles sur la voûte céleste, 89A
réservoirs, 101A-B ; impossibilité des réservoirs souterrains, 112C
sec : retombée des particules sèches, 104C ; humidification d’êtres secs, 108C
sels, 100B, 108C
soir : cf. jour
soleil : création après trois jours, 64C, 116C ; son immensité par rapport à la Terre,
93A ; assèche certains nuages, 96B ; sa place, 116C
sources, 65C, 109D
substrat originel : sa densité masque la lumière, 72C-D, 77B
ténèbre : son existence avant le commandement divin, 65C, 72C-D
terre : invisible et informe, 65C, 77D, 80B ; exprime l’eau, 88C,89A
traductions, 72A, 80B
transmutation : nécessité de la transmutation, 104A ; loi générale, 108A ; cohérence de
la théorie, 113A
vapeurs : transformation en sec, 100A, 104C ;
voûte céleste : sa forme sphérique, 65C ; son mouvement circulaire, 65C