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TRADUCTION DE LA PSYCHANALYSE EN LANGUE ARABE : UN

PROBLÈME ? LA CANOPÉE

Aïda Hallit-Balabane

EDK, Groupe EDP Sciences | Psychologie Clinique

2011/2 - n° 32
pages 108 à 114
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http://www.cairn.info/revue-psychologie-clinique-2011-2-page-108.htm
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Pour citer cet article :


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Hallit-Balabane Aïda, « Traduction de la psychanalyse en langue arabe : un problème ? La canopée »,
Psychologie Clinique, 2011/2 n° 32, p. 108-114.
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 Traduction de la psychanalyse en
langue arabe : un problème ?
La canopée[1]
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[1]
[ Aïda Hallit-Balabane [2]

Résumé
Traduire n’est pas importer du « prêt à croire et obéir » mais saisir ce avec quoi un peuple entend,
rêve, danse, rit… C’est défaire par la parole ce qui s’est fait par la parole ; en somme, créer « une
bévue », comme dit Lacan, un sens inattendu.
Mots clés
Mir-el-Akl ; pulsion rythmique ; Tordjman.
Summary
To translate has nothing to do with an importation of “ready to believe and to obey” ; on the
contrary, it consists in catching how a people hears and understands, how a people dreams, dances,
laughs… To translate is to undo by speech what has been done by speech ; on the whole, it consists
in creating “une bévue” [a blunder], as Lacan says, i.e. an unexpected sense.
Key words
Mir-el-Akl ; rhythmical pulsion ; Tordjman.

I
l était une fois…
« Quand arriva la Pentecôte (le cinquième jour après Pâques), les frères se trouvaient réunis
tous ensemble. Soudain il vint du ciel un bruit pareil à celui d’un violent coup de vent : toute la
maison en fût remplie. Ils virent apparaître comme une sorte de feu qui se partageait en langues
et qui se posa sur chacun d’eux. Alors ils furent tous remplis du Saint Esprit : Ils se mirent à
parler en d’autres langues et chacun s’exprimait selon le don de l’Esprit.
Or il y avait, séjournant à Jérusalem, des juifs fervents, issus de toutes les Nations qui sont sous
le ciel. Lorsque les gens entendirent ce bruit, ils se rassemblèrent en foule. Ils étaient dans la
stupéfaction parce que chacun d’eux les entendait parler sa propre langue. Déconcertés, émer-
veillés, ils disaient : “Ces hommes qui parlent ne sont-ils pas tous des Galiléens ? Comment se
fait-il que chacun de nous les entendent dans sa langue maternelle ?”
[1] « Canopée » : traduction de l’anglais canopy qui est le ciel de lit ou baldaquin. Le mot provient du grec kounoupi signi-
fiant moustique. D’invention récente, le mot canopée s’est imposé dans le cadre de l’étude écologique des forêts tropicales
humides ; zone d’intense activité biologique et biochimique, constituant un habitat particulier pour de nombreuses espèces.
[2] Psychanalyste, membre associé de l’École Freudienne, membre d’Insistance, Paris. Docteur en psychologie clinique.
Expert à la Cour d’Appel d’Amiens. Ancien professeur des Universités.

Article disponible sur le site http://www.psycho-clinique.org ou http://dx.doi.org/10.1051/psyc/201132108

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Parthes, Mèdes, Élamites, habitants de la Mésopotamie, de la Judée et de la Cappadoce, des


bords de la mer Noire, de la Province d’Asie, de la Phrygie, de la Pamphilie, de l’Égypte et de
la Lybie proche de Cyrène, Romains résidant ici, juifs de naissance et prosélytes, Crétois et
arabes, tous nous les entendons proclamer dans nos langues les merveilles de Dieu. »[3]
Quel est donc ce Merveilleux, ce miracle où chacun de ces hommes entendait et comprenait sa
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propre langue parlée dans une autre langue ? Mystère équivalant à ces « floraisons de mât » de
la canopée quand la forêt éclate en couleurs et où de nombreux arbres émergent et fleurissent
simultanément – quatre millions de fleurs par arbre, dit-on ! Miracle unique dans l’histoire des
peuples ? Métaphore d’une mystique énigmatique ? Ou réalité de ce trait universel propre à
l’homme de tous les temps et de tous les lieux où « les langues seraient ainsi complémentaires,
chacune éveillant ce qui a été laissé en sommeil dans l’autre langue… Ces premières traces
de l’investissement du corps par la mère, chacune apportant des bribes du “langage pur” ori-
ginaire (reine : Sprache) » ?[4] Des bribes de rythme… Une rumeur de sons, « une palpitation
temporelle », dit Lacan.[5]
« Miracle » : ce mot, dans une de ses transcriptions phonétiques, peut s’entendre en arabe : Mir
El Akl, le souverain (Mir) de la raison ou de la sagesse (Akl) – souverain ou souterrain qui règne
sur la raison. Éclosion de cet Unerkannt : le non reconnu radical… ou de cet Unverdrängt : ce
dévoilement du vide, ce trou, ce rien, cette épreuve physique du langage ? Sans ce Rien, y a-t-il
un devenir possible pour une création ? Ce Rien que d’aucuns désignent comme l’objet de la
pulsion rythmique.
Moment unique, dirait Meschonnic, merveilleux et terrible de « cette irruption du corps dans
la langue… Cet investissement maximum du corps dans le langage… poésie où on sent passer
la peur, le frisson, le spasme, la panique, la souffrance… moment où on sent ce que le corps
fait à la langue »[6] et qui va par-delà toute souffrance.
Mir el Akl : exemple parmi une multitude d’autres qui signalent ces affinités de sons et de sens
entre l’arabe et les langues européennes. Affinités qui ont sans doute nourri, d’une part, la
passion des Arabes pour la traduction – au point que la langue arabe a retenu le mot de tra-
ducteur : Tordjman, comme nom propre – et séduit, d’autre part, la terre d’Espagne au point
d’inquiéter ses sujets[7].
« Ébloui par l’ampleur de la langue arabe en Espagne musulmane, un certain prêtre espagnol
regretta, tout en déplorant lamentablement, ce qui arrive à ses coreligionnaires ; ils aiment

[3] Acte des Apôtres, II, 2-11.


[4] Cf. Raja Ben Slama : « Traductions arabes de la terminologie freudienne. L’arbre qui cache la forêt. »
[5] J. Lacan, Séminaire RSI, « Leçon du 9. 1974-1975 : lecture de Guy Massat ». Séminaire RSI ». Inédit.
[6] Henri Meschonnic : « Entretien avec Benoît Chantre au sujet de sa traduction des Psaumes et à propos de David. »
[7] Raja Ben Slama : « Traductions arabes de la terminologie freudienne. L’arbre qui cache la forêt. » : « Les termes arabes
jettent un regard nouveau sur les concepts freudiens, par des potentialités interprétatives et des effets de sens surprenants.
Ils traduisent l’essentiel des concepts freudiens tout en les enrichissant… Certaines expressions arabes ont enrichi autrement
le vocabulaire freudien, en introduisant des nuances qui n’ont pas toujours d’équivalents dans les langues européennes… La
force expressive de ces termes peut approfondir chez l’arabophone la signification du cadre analytique. » Il est vrai que « cette
facilité à créer des mots, avec l’enchantement de la belle trouvaille, ont un effet désinhibant dans toutes les langues, mais
spécialement en arabe, où la traduction des œuvres de Freud a un caractère non institutionnel ».

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lire les poèmes et les romans des Arabes, ils étudient les écrits des théologiens et les philo-
sophes musulmans, non pour les réfuter, mais pour se former une diction arabe correcte et plus
élégante… »[8]
Rythme et esthétique on fait des traductions une passerelle entre les langues et non une colo-
nisation, comme le décrira plus tard, et avec pertinence, Moustapha Safouan.[9] En effet, dans
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cette même partie du monde, et après huit siècles de civilisation brillante, à la place d’une
clameur émerveillée, un constat déplorable par l’historien, le journaliste, le psychanalyste,
de notre époque, vient dire que la « bonne surprise » de cette pentecôte, et, par la suite, de la
floraison des traducteurs arabes, qui « signifie ce qu’on appelle une rencontre »[10], s’est radi-
calement inversée.
Dans Le Proche-Orient éclaté, George Corm constate aussi, avec lucidité et amertume :
« La langue arabe littéraire et officielle est anesthésiée par les formules ampoulées et guindées
de l’arabe littéraire… Les peuples d’Orient – à la différence des peuples d’Occident – sont
privés de langage politique moderne et institutionnalisés dans une périodicité rigoureuse…
Des siècles de dominations et de despotisme politique, de conformisme affectif et amoureux
d’autre part ont réduit ce peuple au silence. »[11] S’ajoute à cela « une caricature immuable et
répandue depuis l’ère du colonialisme – de l’Orient par l’Occident – où l’Arabe, en quête
d’arabité, parle à partir de ce qu’il croit être une grille occidentale, et l’Occidental en mal
d’exotisme, parle à partir de ce qu’il tient pour une grille orientale ».
Peuple doublement réduit au silence : il lui est interdit de se faire entendre et s’il est entendu,
c’est à travers une loupe déformante qui dénature ou même falsifie son sens premier. Il en
résulte une troisième langue qui n’a plus d’autre sens que l’hégémonie de celui qui l’a inven-
tée et répandue, et une seule vertu : perpétuer le malentendu. Malentendus, injonctions et
silence doublé d’humiliation. Moustapha Safouan précise les effets de cette politique telle que
décrite par G. Corm :
« Les anciens souverains se comportaient à l’égard de leurs sujets exactement comme le pou-
voir colonial. Le colonisateur, dès qu’il conquiert un pays étranger, commence par dévaloriser
la langue des indigènes afin que les indigènes se dévaluent eux-mêmes et s’empêchent de penser à une
liberté qu’ils ne méritent pas et qui ne leur convient pas. »
Le même auteur incrimine la langue littéraire qui empêche la langue du peuple de s’exprimer.
Cette langue littéraire, habituellement réservée à une élite intellectuelle et dont s’empare le
pouvoir pour la rendre encore plus inaudible, renforce la censure et maintient le censeur.
Cette cynique ingéniosité assoie son hégémonie sur le peuple aussi insidieusement et avec la
même efficacité que le surmoi sur le désir d’un sujet :

[8] Pr Mohammed Abbassa, « Bilinguisme et traduction en Andalousie », in Annales du patrimoine, Mostaganem (Algérie),
Université de Mostaganem
[9] M. Safouan : Pourquoi le monde arabe n’est pas libre, cf. note 10.
[10] Lacan : « Une surprise est une surprise, c’est agréable ou désagréable, alors une surprise est heureuse, disons ça signifie
une rencontre, c’est-à-dire en fin de compte quelque chose qui vient de vous (de l’autre). »
[11] George Corm : Le Proche-Orient éclaté, p. 267.

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« Freud compare le surmoi, le censeur, à un souverain qui régnerait sur des sujets, des sujets
qui se trouvent en position de se rebeller, de se révolter contre un ministre devenu impopu-
laire… [alors] que le Roi sait qu’il doit compter sur l’opinion publique, mais il doit faire comme
si cette opinion publique ne comptait pas pour lui… il fait comme si ses sujets parlants, qui
crient : “À bas le ministre”[12] n’existaient pas comme tels… Le message va être interrompu et
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le sujet va la boucler… »[13]
Ce message surmoïque, adressé aussi et surtout à travers les médias, est émis de préférence
par une voix métallique et impersonnelle comme émanant des entrailles d’un extra-terrestre
plutôt que de la bouche d’un être humain ; cette voix, alignant des phrases saccadées et un
vocabulaire inutilement prétentieux, renforce le sens du message : rien de ce qui gouverne ces
peuples ne leur est accessible et il n’a pas à l’être ! En échange il lui est proposé, et plus sou-
vent imposé, du « prêt à croire et obéir », comme le dit Mohammad Arkoun. En conséquence :
« La mode locale est au retour du religieux dans la vie des sociétés où on confond laïcité et
dépersonnalisation nationale… Le fondamentalisme religieux d’État au Proche-Orient arabe
joue un rôle compensateur pour couvrir les aspects les plus choquants de la politique de ces
états dans leur soumission aux intérêts des puissances occidentales et qui les ont aidés à voir
le jour… La protection par l’affirmation d’identité islamique devient alors indispensable. »[14]
Cependant, le même auteur s’interroge : « S’est-on jamais donné la peine d’écouter le peuple
d’Orient ? » et fait remarquer que ce peuple silencieux peut, à certains moments privilégiés
de son histoire, « s’exprimer avec la violence d’un torrent contenu, et dit en quelques instants
l’émotion envasée au fil de longues années de silence »[15]. Il retient comme fait d’histoire le
discours de Nasser et la voix de Oum Kalsoum :

« Nasser a exprimé à travers son verbe certaines pulsions profondes de la société et s’est fait
porter par elles. Grâce aux médias modernes c’est une fête du langage, sans précédent depuis la
prophétie coranique… Le verbe de Nasser et le chant de Oum Kalsoum ont traduit ce langage tu, pour
ces peuples silencieux dont ils ont un instant incarné la voix. »
Rejoignant l’hypothèse de Moustapha Safouan, il commente : « Nasser était égyptien, fils de ce
peuple gavé d’humiliation, étourdi de pauvreté… Nasser incarne l’effronterie du petit peuple
du Caire qui supporte mal dans sa pauvreté et son isolement culturels, le faste et le luxe des
pachas qui partagent leurs pouvoirs et la richesse avec les coloniaux… César inexpérimenté,
issu d’un peuple déphasé culturellement, réfléchit à haute voix devant une foule dans le lan-
gage le plus simple… Il emploie la langue courante, ou à mi-chemin entre la langue courante et la
langue savante et rhétorique, difficilement accessible à une foule, mal ou peu alphabétisée. La

[12] Commentaire par Alain Didier-Weill du séminaire de Lacan du 8 mai 1979.


[13] Une anecdote qui circulait à une époque (récente) dans un des pays arabes nantis de ce type de pouvoir mérite d’être
évoquée : « Au cours d’une manifestation organisée en hommage au chef d’État, un père de famille portant son fils sur les
épaules, entend celui-ci s’écrier en voyant les posters géants du chef en question dominer la foule : “Mais c’est le gars que mon
père traite de c… tous les soirs quand il le voit à la télé !” Le père soulève l’enfant bien haut et crie : “À qui est cet enfant ?”… »
[14] G. Corm : Le Proche-Orient éclaté, p. 249.
[15] Ibid., p. 256.

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distance entre le chef politique et l’auditoire est supprimée, le courant passe librement et
l’improvisation permet au tribun de mieux ajuster son discours à l’émotion qu’il provoque
dans la foule. »[16]
Le chef d’État et la diva se sont donné la peine d’écouter le peuple d’Orient, de créer et de
favoriser quelque chose de similaire à « la fugacité de ce moment de rencontre mutuelle dans
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lequel s’origine ce moment littéralement religieux ». Écouter un peuple, saisir avec quoi il
entend, il rêve, et même avec quoi il danse, de quoi il rit, n’est-ce pas traduire ? À l’instar de
ces deux personnages, la psychanalyse peut-elle entendre la voix qui s’est tue et redonner à
celui qui s’est tu accès à ce qui s’est tu en lui ?
Dans une lettre du 13 avril 1911, Freud écrit à Jankélévitch qu’il trouve sa traduction de
L’Interprétation des rêves exemplaire de la psychanalyse, mais intraduisible et rebutante pour
un lecteur français. Il conseillera plus tard de donner des exemples de rêves en français pour
la raison qu’on rêve dans sa propre langue. Or Freud écrit le français à la perfection. Il a tra-
duit son maître Charcot en allemand. Freud ne s’est pas traduit lui-même parce qu’il sait ne
pas avoir les infinies nuances des ondes sonores de la langue, autre que la sienne, ondes par
lesquelles va se faire entendre ce fameux discours de l’Autre, qui est le discours de l’incons-
cient – et qui n’est pas la langue allemande ou chinoise ou hébraïque ou arabe… Pourquoi « le
rêve » ? Parce que, ajoute Lacan :
« L’inconscient c’est très exactement l’hypothèse qu’on ne rêve pas seulement quand on
dort » ; parce que le rêve « comme le trait d’esprit est lié à cette chose spécifique qui comporte
l’acquisition de la langue… Le langage, ça n’existe pas, il n’y a que des supports multiples du
langage qui s’appellent la langue, et, ce qu’il faudrait bien, c’est que l’analyse arrive par une
supposition, arrive à défaire par la parole, ce qui s’est fait par la parole ».[17]
Lacan, après Freud, s’est attaché, tout au long de son enseignement, à traduire, convertir, en
français (aussi !), l’apport de Freud. « C’est la parole de l’inconscient qui charcute les mots
et les compose à sa façon… Pour que se produise non pas un en deçà du sens, mais un sens
inattendu : “une bévue” ![18] » Cette « une bévue » qui de proche en proche, grâce au transfert,
retrouvera (c’est à souhaiter) ce premier appel, ce premier babillage qui comme le poème est
« cette tentative pour rejoindre, réengendrer la langue à partir de cette première profération,
ce premier appel qui constitue tout sujet »[19].
« L’homme est un homme dans la bouche d’une femme », se plaisait à répéter Solange
Faladé[20]… Longtemps après cette sourate du Coran : « ô humains ! nous vous avons créés
mâle et femelle [Zakaran wa ounsa = masculin et féminin] et nous avons fait de vous des

[16] Ibid., p. 269.


[17] Lacan J.,« Le moment de conclure » Leçon du 15 novembre 1977 ». Le Séminaire XXV (1977-1978). Paris : Seuil,
« Champ freudien ».
[18] Lacan J., 1977-1978, « Le moment de conclure » Leçon du 15 novembre 1977 ». Le Séminaire XXV (1977-1978). Paris :
Seuil, « Champ freudien ».
[19] Jean-Jacques Blévis : « La possibilité du sujet. »
[20] Solange Faladé, médecin psychanalyste, ancienne directrice de l’École Freudienne.

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peuples et des tribus, afin que vous vous familiarisiez les uns avec les autres. »[21] Autrement
dit : « le lieu de l’autre n’est pas à prendre ailleurs que dans le corps », c’est-à-dire le sexe !
Les religions servent partout, y compris en Occident, à couvrir des opérations politiques et
idéologiques dangereuses et à amener à une lecture littéralement figée des textes sacrés, alors
qu’elles seraient susceptibles de proposer l’accès à une pensée libératrice susceptible de
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changer le régime politique, économique, institutionnel de production de la vérité.
Si la traduction de la psychanalyse se réduit à une entreprise qui sert de caution à celui qui
ne se réfère qu’au discours des maîtres étrangers et accroît sa dépendance à leur égard, elle
risque de tomber dans les mêmes travers et de perpétuer, en faisant semblant de la déplacer,
cette même hégémonie d’une grille de lecture déformante et tyrannique.
Quelle que soit la langue, le vocabulaire peut présenter des problèmes ; en Chine, par exemple,
la psychanalyse est encore une technique et un savoir et ne correspond pas à grand-chose de
vécu, semble-t-il.
Mais « la transmission de la psychanalyse précède l’instauration de la terminologie adéquate. C’est à
partir de la position psychanalytique que pourra prendre forme la cohérence, dans les mots
de n’importe quelle langue, le discours du psychanalyste… Lorsque les difficultés de la tra-
duction occupent le devant de la scène, les problèmes sont à poser entièrement du côté de la
psychanalyse et non de la “sinologie” ou de l’arabophonie… La mission de la psychanalyse est
celle, fondamentalement, qui va contribuer à la capacité de chaque langue à créer de nouveaux
mots et donner des sens nouveaux aux mots… »[22]
Et pourtant : « Il y avait des psychanalystes en Égypte et ils sont partis » ![23] Nous savons tous,
tous ceux qui ont pris le chemin de l’exil, que nous sommes coupables de partir et aussi cou-
pables de retourner… !

 Références
Abbassa M. « Bilinguisme et traduction en Andalousie », in Annales du patrimoine, Mostaganem
(Algérie), Université de Mostaganem, n° 7, 2007.
Acte des Apôtres, II, 2-11.
Blévis J.J.,, 2010, « La possibilité du sujet. », revue Che Vuoi ? n° 34.
Corm G., 2010, Le Proche-Orient éclaté, folio, histoire, Paris, Gallimard
Ben Slama R., « L’arbre qui révèle la forêt : Traductions arabes de la terminologie freudienne. » dans
Figures de la psychanalyse 2010/2 (n° 20) Toulouse, Erès Ed.
Coran (Le) : trad. De Blachère. G. P. Maisonneuve. 1949.
Faladé S., a fondé l’Ecole Freudienne en 1983.
Lacan J., 1977-1978, « Le moment de conclure » Leçon du 15 novembre 1977 ». Le Séminaire XXV (1977-
1978). Paris : Seuil, « Champ freudien ».

[21]  Le Coran, trad. par De Blachère. G. P. Maisonneuve. 1949.


[22]  Rainier Lanselle : « Les mots chinois de la psychanalyse » (conférence du 18 juin devant l’Association de psychanalyse
en Chine).
[23]  Raja Ben Slama, op. cit.

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Lacan J., 1978-1979, « La topologie et le temps », Le Séminaire XXVI, Commentaire par Alain Didier-
Weill du séminaire de Lacan du 8 mai 1979.
Lanselle R. Conférence du 18 juin devant l’Association de psychanalyse en Chine « Les mots
chinois de la psychanalyse »
Massat. G., Séance du 10 mars 2005, lecture des Séminaires XXII et XIX « RSI ou pire de 1974-
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1975 – leçon 9 », Abréactions Association.
Meschonnic H., autome 2001,« Entretien avec Benoît Chantre au sujet de sa traduction des Psaumes
et à propos de David. » revue L’infini, n° 76.
Safouan M., 2008, Pourquoi le monde arabe n’est pas libre ?, Paris, Denoël, 2008, cf. note 10.

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