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Jésus, le Rebelle

Pierre de la Salle,
Grenoble, novembre 2020.

La recherche du Jésus historique passionne les historiens, et


avance à grands pas. Mon intention dans cette étude est d’explorer
et de soutenir la proposition étonnante de Douglas Oakman qui
considère Jésus comme un rebelle défendant les paysans galiléens.2
Cela ne correspond pas à l’idée que l’on se fait de Jésus, pourtant
les arguments d’Oakman sont très solides, il les a approfondis du-
rant toute sa vie. Ils se trouvent renforcés par les études remar-
1 Le Christ chassant les marchands du temple. Rembrandt, musée des
beaux-arts Pouchkine de Moscou.
2 Douglas E. Oakman. Jesus and the Peasants. Cascade Books, Oregon. 2008.

1
quables de quelques historiens, comme Steve Mason, Michael
Sandford et Burton Mark. Les fondements de cette proposition
sont doubles, d’une part une analyse fine de la situation socio-éco-
nomique de Galilée et d’autre part une amélioration de la traduc-
tion de certains mots clefs grecs des Évangiles. Nous assistons à
une mutation majeure de la lecture des Évangiles.
Les paroles de Jésus ont toujours attiré de nombreux curieux.
Chacun cherche une réponse à ses propres angoisses, en harmonie
avec la sensibilité de son temps ; aujourd’hui l’on rejette l’immo-
bilisme des églises et l’on est stupéfait devant la croissance vertigi-
neuse de l’inégalité sociale. Il n’est pas étonnant que nos historiens
cherchent un nouveau souffle pour la justice sociale ; comment ne
pas être de tout cœur avec eux ?
La thèse d’Oakman remet en cause certains aspects de mon
étude sur la Transformation de Jésus.3 Elle confirme ma compré-
hension de Jésus, mais pousse son engagement social bien au-delà
de ce que j’avais établi. J’avais découvert un prophète profondé-
ment Juif, habité du Projet Fort ; ce dernier consiste à lutter contre
les profiteurs comme les prêtres gestionnaires de la ville, faire de
ce monde un monde de paix et d’entraide, réaliser le ‘Royaume’
qui est le plan de Dieu clairement exposé dans la Bible. Au
deuxième siècle, des chrétiens inventent le Jésus-Dieu avec son
Projet Faible, aimons-nous les uns les autres, cultivons la paix so-
ciale romaine, un Royaume de Dieu nous attend au paradis. Ce
projet pointe le bout de son nez dans les Évangiles. Il est adapté à
l’ordre colonial romain ; mais de nombreux chrétiens le rejettent ;
il faut attendre le IVe siècle pour le voir chasser définitivement le
Projet Fort. Cela permet à l’Église de se mettre au centre de l’em-
pire colonial romain.
Pappias affirme vers l’an 100 que les premiers écrits sur Jésus
ne valent rien ; et fin du IVe siècle, Jérôme de Stridon affirme avoir
corrigé les Évangiles pour supprimer certaines contradictions. Il
est donc légitime d’enquêter sur la transformation de Jésus durant
les deux premiers siècles.

3 Pierre de la Salle. La Transformation de Jésus, une transformation volontaire


et contestée. Bod, 2e édition, 2018.

2
Il y a deux ans, j’ai déposé mon ouvrage le site academia.edu.
Je remercie chaleureusement son équipe qui publie des milliers
d’études passionnantes. Son aide, je serai resté dans l’ignorance.
Mes remerciements à David Jackson qui m’a orienté vers Oakman,
et Martijn Linssen qui m’a fait découvrir le Jésus rebelle de Tho-
mas.

Le désaccord sur la Bonne Nouvelle.


Les études de Steve Mason4 sont une excellente introduction à
la pensée de Douglas Oakman. En m’appuyant sur plusieurs histo-
riens, je libère la pensée d’Oakman de la méthodologie trop ration-
nelle du Context Group qui lui est chère, et qui, à mes yeux,
manque d’humanisme.
Mason est un historien canadien en poste aux Pays-Bas, à uni-
versité de Groeningen. Il consacre sa vie à éplucher l’Histoire des
Juifs de Flavius Joseph. En compilant tous les écrits de cette
époque, de Philon d’Alexandrie et de Pline l’Ancien, il a acquis
une profonde connaissance de la Palestine sous la coupe du colon
romain.
Il recherche le sens de la ‘Bonne Nouvelle’ dans les Évangiles.
Elle correspond au grec ‛τό ευαγγέλιον euaggeliou’, que l’on tra-
duit habituellement par Évangile. Ce mot sous-tend l’idée d’un
grand projet de Jésus. Cette recherche d’allure inoffensive vise
donc l’essentiel. Le constat de Mason est troublant, il découvre
que les quatre évangélistes ne sont pas d’accord !
En explorant l’usage de ce mot dans la littérature antique, Ma-
son conclut qu’il faut le traduire par ‘Annonce’. Notons que Chou-
raki avait fait ce choix dans sa Bible de 1989.5 Il note que ce mot
est une particularité des premiers chrétiens.
Le mot était la propriété commune de presque tous les premiers
chrétiens, peut-être même utilisé par Jésus lui-même, et que les cu-
4 Steve Mason. Josephus, Judea, and Christian Origins. 2009 Hendrickson pu-
blisher.
5 La Bible Chouraqui. Desclée Brouver 1989. http://nachouraqui.tripod.com/
index.htm

3
rieuses différences d’utilisation ont été fréquemment notées mais ja-
mais expliquées. 6
La Bonne Nouvelle a un sens particulier dans la Bible et pour
les Romains. Dans la Bible, elle concerne la libération des juifs
emmené en captivité en Perse. Elle exprime la libération du
peuple, ce qui, transposé au premier siècle signifie l’expulsion des
Romains. Par ailleurs, depuis l’Empereur romain Auguste, la
Bonne Nouvelle est attachée au culte de l’empereur déifiés à son
décès. Elle rappelle ses exploits et sa naissance. Ce mot a donc
deux sens très fort, la libération coloniale et le culte d’un Homme-
Dieu. Mason ne retient pas ces deux sens particuliers, par contre ils
conviennent parfaitement pour le Jésus rebelle et le Jésus-Dieu !
L’Annonce est donc la grande nouvelle au cœur de chaque
Évangile. Elle décrit la mission de l’évangéliste et de Jésus.

L’Annonce de Paul.
Ses lettres sont les plus anciens documents chrétiens. Paul est
un original, passionné Jésus. Pourtant sa connaissance de Jésus est
légère car, selon les Pères de l’Église, il n’a jamais rencontré Jésus.
De plus, il s’éloigne très vite de la Judée pour prêcher son An-
nonce aux Juifs de l’extérieur, en Grèce.7
Il affirme, avec insistance, avoir été missionné par Dieu lui-
même pour transmettre l’Annonce. Il s’agit donc bien de l’essen-
tiel. Il s’explique dans sa première lettre aux Thessaloniciens.
Paul, serviteur de Jésus-Christ, appelé à être apôtre, mis à part pour
annoncer l'Annonce de Dieu. Rom 1.1.
L’Annonce faite par moi n’est pas de l’homme. Non, je ne l’ai pas
reçue ou apprise d’un homme, mais par la révélation de Jésus-
Christ. Gal 1.11-12.

6 Steve Mason, idem, page 284.


7 À cette époque, Juif signifie le croyant de religion juive. N’oublions pas que
la théorie imbécile des races humaines est apparu immédiatement après la
thèse de Darwin, en 1860. Je nomme Juifs de l’intérieur, ou Judéen, les habi-
tants de Jérusalem ; les Juifs de l’extérieur sont les croyants de la religion
juive de la Bible que l’on trouve partout dans le bassin méditerranéen. Voir
mon ouvrage, la Transformation de Jésus.

4
Parce que notre Annonce n’est pas restée pour vous en parole seule-
ment, mais aussi dans le dynamisme et le souffle sacré, avec
conviction. 1 Thess 1.5. Idem 1 Corinthiens 11.24, 15.3.
L’épître explique l’Annonce.
Car, si nous croyons que Jésus est mort et qu'il est ressuscité,
croyons aussi que Dieu ramènera par Jésus et avec lui ceux qui sont
morts […]
Nous les vivants, restés pour l'avènement du Seigneur, nous ne de-
vancerons pas ceux qui sont morts.
Car le Seigneur lui-même, à un signal donné, à la voix d'un ar-
change, et au son de la trompette de Dieu, descendra du ciel, et les
morts en Christ ressusciteront premièrement.
Ensuite, nous les vivants, qui seront restés, nous serons tous en-
semble enlevés avec eux sur des nuées, à la rencontre du Seigneur
dans les airs, et ainsi nous serons toujours avec le Seigneur.
1 Thess 4.14-17.
Le retour proche du Christ exige un changement radical de la
conduite des chrétiens.
Au reste, frères, puisque vous avez appris de nous comment vous
devez vous conduire et plaire à Dieu, et que c’est là ce que vous
faites, nous vous prions et nous vous conjurons au nom du Seigneur
Jésus de marcher à cet égard de progrès en progrès[…]
Ce que Dieu veut, c’est votre sanctification ; c’est que vous vous
absteniez de l’impudicité ; c’est que chacun de vous sache posséder
son corps dans la sainteté et l’honnêteté, sans vous livrer à une
convoitise passionnée, comme font les païens qui ne connaissent
pas Dieu ; c’est que personne n’use envers son frère de fraude et de
cupidité dans les affaires, parce que le Seigneur tire vengeance de
toutes ces choses, comme nous vous l’avons déjà dit et attesté[…]
Pour ce qui est de l’amour fraternel, vous n’avez pas besoin qu’on
vous en écrive ; car vous avez vous-mêmes appris de Dieu à vous
aimer les uns les autres, et c’est aussi ce que vous faites envers tous
les frères dans la Macédoine entière. Mais nous vous exhortons,
frères, à abonder toujours plus dans cet amour, et à mettre votre
honneur à vivre tranquilles, à vous occuper de vos propres affaires,
et à travailler de vos mains, comme nous vous l’avons recomman-

5
dé, en sorte que vous vous conduisiez honnêtement envers ceux du
dehors, et que vous n’ayez besoin de personne. 1 Thess 4.1-12
Ainsi, Paul enseigne le respect sans concession des valeurs
juives, comme Juif de l’extérieur, sans s’attacher aux règles ali-
mentaires et la circoncision. Il défend un humanisme de grande sa-
gesse, parfois très progressiste.
Il n'y a plus ni Juif ni Grec, il n'y a plus ni esclave ni libre, il n'y a
plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus-Christ.
Galates, 3.28.
Il n'y a ici ni Grec ni Juif, ni circoncis ni incirconcis, ni barbare ni
Scythe, ni esclave ni libre ; mais Christ est tout et en tous. 1 Collos-
siens 3.11
Mason résume ainsi l’Annonce de Paul.
Paul s’attend à la fin imminente du monde, et ce message chargé de
façon apocalyptique est évidemment le principal contenu de L’An-
nonce.8
À ce stade, nous pouvons résumer les principaux ingrédients de
l’Annonce de Paul. Positivement, Paul comprend Jésus en termes
apocalyptiques. Jésus est mort et est ressuscité pour sauver l’huma-
nité d’une manière ou d’une autre, et ce salut sera achevé en termes
très concrets avec le retour imminent de Jésus du ciel pour évacuer
ses disciples.9
En deux mots, l’Annonce pour Paul est celle du retour proche
de Jésus pour le jugement dernier, ce qui exige des chrétiens de
sanctifier immédiatement leur conduite. Cette annonce n’est pas
son idée, ni celle de Jésus, il la tient de Dieu. Voilà qui n’est pas
bien séduisant pour notre époque.

L’annonce de Marc.
L’intitulé de son Évangile indique qu’il va décrire l’Annonce
faite par Jésus.
Commencement de l’Annonce de Jésus, fils de Dieu. Mat 1.1.
L’Annonce de Jésus est donc le sujet principal de l’Évangile.
8 Mason, idem, page 288.
9 Mason, Idem, page 295.

6
Marc indique tout de suite qu’elle concerne une mission qui met
Jésus en péril.
En un mot, l’explication de Marc est que, peu de temps après son
immersion par Jean, Jésus se retrouve dans un conflit implacable et
mortel avec les dirigeants Judéens : d’où l’importance des histoires
de conflits dans les chapitres 2 et 3, qui se terminent en 3.6 avec ces
dirigeants qui complotent déjà pour tuer Jésus.10
Cette opposition violente provient de nombreuses personnes, les
dirigeants du pays, sa famille et même ses disciples. Malheureuse-
ment, Marc n’en précise pas les raisons. Il les connaissait sans
doute, mais plusieurs couches de rédaction ont caché l’essentiel.
Mason pense que l’Annonce de Marc est la même que celle de
Paul, celle du retour de Jésus et du jugement dernier. Cela ne me
convainque vraiment pas car n’explique pas la menace de mise à
mort dès le début. Les raisons du conflit ne sont donc pas claires.
Heureusement, Oakman nous offre une explication brillante.

L’Annonce de Matthieu et de Luc.


Les exégètes ont découvert la source Q chez Mark qui a été co-
piée par les autres évangélistes. Mais, selon Mason, Matthieu ma-
nipule la source Q en omettant ou adoucissant ce qui l’embarrasse.
L’Annonce contenue dans l’introduction, est la volonté de Mat-
thieu de transformer le Galiléen en Judéen. Il ne s’agit pas de l’An-
nonce de Jésus, mais l’Annonce de Matthieu. Pour convaincre, il
établit la généalogie Jésus avec sa filiation royale depuis Abraham.
Généalogie de Jésus-Christ, fils de David, fils d'Abraham. 1.1.
Quelle plaisanterie ! Matthieu enracine notre nouveau Judéen
dans la tradition juive avec de nombreuses références aux pro-
phètes, en particulier Daniel et le pauvre Emmanuel. Dans mon
ouvrage, j’ai montré que ces références aux prophètes sont inap-
propriées, que ce sont des contre-sens. Ensuite, Matthieu combat la
rumeur de la conception de Jésus avant le mariage de Marie. Ce
petit détail casse la démonstration de sa descendance d’Abraham !
Le démarrage est bien pauvre et ne présage rien de bon.

10 Mason. Page 296.

7
Mason souligne d’autres désaccords importants entre Marc et
Matthieu. Ce dernier efface l’opposition forte de Jésus avec sa fa-
mille et ses fidèles.
Matthieu omet carrément le paragraphe sur la famille de Jésus pen-
sant qu'il était fou (Marc 3. 20-21). Matthieu révise étonnamment la
sombre représentation des étudiants (apôtres) de Jésus par Mark,
changeant sans vergogne la fin des histoires afin qu'au lieu d'être
impitoyables, aveugles et muets, ils adorent Jésus et reconnaissent
pleinement son identité (par exemple, 14. 28-33; 17.13) ; Le Jésus
de Matthieu va même jusqu'à nommer Pierre comme le rocher sur
lequel il bâtira son église (16. 16-18). C'est une contestation ma-
jeure du triste portrait de ces hommes par Mark.
À l’opposé de Matthieu, Marc souligne la poltronnerie des disciples.
Lorsque Jésus est arrêté pour être interrogé, ils s’enfuient tous.
Alors tous l'abandonnèrent, et prirent la fuite. Marc 14.50.
Mason souligne que Matthieu contredit Marc au sujet des lois juives.
Non seulement Matthieu omet la remarque de Marc sur l'annulation
des lois alimentaires (Matt 15.17), mais il demande aussi à Jésus
d'insister longuement (5. 17-21) sur le fait qu'il n'est pas venu abolir
la loi.11
Il faut attendre les chapitres 4, 9 et 24 pour que Matthieu men-
tionne l’Annonce de Jésus. 4.23, 9.35, 11,5,
4.23 Jésus parcourait toute la Galilée, enseignant dans les syna-
gogues, prêchant l’Annonce du royaume […]
En bon élève, Matthieu recopie la source Q en mentionnant
l’Annonce du Royaume. Mais il n’en dit pas plus, il cache résolu-
ment le côté rebelle de Jésus.
Chez Marc, l’Annonce du Royaume consiste à débarrasser le
monde des injustices et des profiteurs. La bataille du Royaume
vous fait perdre la vie, la maison, et la famille. 12 Matthieu sup-
prime complètement la révolte. De Marc à Matthieu l’Annonce
passe d’un projet de révolte sociale pour purifier le monde, à un
projet pour rejoindre le Royaume de Dieu au ciel après notre mort.
Ce projet conservateur est bien ancré dans la tradition juive. Le vi-
11 Mason, page 298.
12 Marc 8.35, 10.29.

8
rage est brutal. J’ai indiqué dans mon ouvrage, que Matthieu mé-
lange les deux formes du Royaume, et que cela provient de l’émer-
gence du Jésus-Dieu dans la communauté chrétienne au milieu du
IIe siècle.
Quant à Luc, il s’efforce de fusionner les positions de Marc et
de Matthieu ; il adoucit également la violence de l’Annonce. Dans
les Actes des Apôtres, Paul est récupéré, soumis au conformisme
des juifs de l’intérieur de Matthieu. Luc n’aime pas Paul et tente de
l’effacer.13 Pour cela, il confie à Pierre la mission de porter le mes-
sage de Jésus aux juifs de l’extérieur. 15.17.
Ainsi, l’Annonce a un sens fort chez Marc, et faible chez Paul,
Matthieu et Luc.

L’Annonce chez Jean.


Comme Jean ne parle pas d’Annonce, Mason la laisse de côté.
Si l’on suit sa méthode, on peut la chercher dans l’introduction.
Cela fonctionne. Elle contient un objectif clair, Jésus est envoyé
sur terre par Dieu dans une mise en scène hollywoodienne de la
création du monde. Dès le début, dans cette fresque grandiose, il
précise une mission pour Jésus qui avait échappé aux autres évan-
gélistes !
Voici l'Agneau de Dieu, qui ôte le péché du monde. 1.29.
Jean place Jésus au cœur du rite juif de Pâques durant lequel il
est crucifié, tué comme l’agneau offert en sacrifice par chaque Juif
pour se faire pardonner ses fautes. En montrant Jésus doux comme
un agneau, Jean détruit habillement le Jésus rebelle de Marc. Il
poursuit le même objectif que Matthieu, plus habilement. Jean est
brillant.
L’idée de ‘péché du monde’ est totalement inexistante de la
Bible. Elle est inventée par Augustin d’Hippone qui la relie au ‘pé-
ché originel’ d’Adam et Eve, et construit dessus sa théologie. Ce
génie n’hésite pas à placer l’épisode de la pomme au cœur de la
théologie chrétienne. Cocasse !
Jean ne cite qu’un seul acte de violence. Au moment de l’arres-
13 Sur Academia, Dick Harfield, « Does Acts Protraits Paul Fairly ? » 2020.

9
tation de Jésus, l’apôtre Pierre tire une épée et frappe le serviteur
Malchus du souverain sacrificateur. Ainsi, Jean fait une toute petite
concession à Marc, sans s’empêcher une dernière falsification. Il
fait de Pierre un valeureux défenseur de Jésus, alors que Marc in-
dique que ses disciples ne l’ont pas compris, ne l’ont pas défendu,
et se sont enfuis comme des lâches.

L’Annonce chez Thomas.


Martijn Linssen14 a attiré mon attention sur Thomas en vantant
le côté rebelle de son Jésus, alors que ni Mason, ni Oakman ne s’y
intéressent.
Le papyrus découvert à Nag Hamadi est en copte. Je m’appuie
sur la traduction de Jean Doresse15 qui est d’une clarté remar-
quable. La pensée de Jésus y est d’une grande cohérence, contrai-
rement aux autres Évangiles. Cela révèle un auteur unique, tout
comme les lettres de Paul. Le Jésus de Thomas est proche de celui
de Marc, d’une personnalité plus marquée, plus forte. C’est un phi-
losophe original, d’esprit libre, attaché à aucune école, se moquant
de tout le monde surtout les puissants, défendant les pauvres, pas-
sionné d’agriculture et de pêche, pacifiste, néanmoins prêt à faire
sauter la société pour la décoincer, convaincu que l’homme peut
réaliser le Royaume, cette société parfaite conforme aux valeurs
spirituelles juives profondes. Ses idées philosophiques 16 sont celles
de la sagesse grecque, qui est la plus avancée à cette époque (et au-
jourd’hui). Il est un peu épicurien, un peu cynique, 17 et imprégnée
de culture orientale.18
La profondeur philosophique de certains logia est magnifique.
Ils expriment une belle sagesse humaniste. Mais ce Jésus a égale-
14 Martijn Linssen, Leiden University, Holland. Many publications on Acade-
mia.edu
15 Jean Doresse, historien, archéologue, expert du copte. En poste au musée du
Caire lors de la découverte de Nag Hammadi, il réalise la première traduc-
tion de Thomas.
16 Logia 1, 3, 4, 5, 7, 29, 34, 39, 41, 49, 52, 53, 64, 68, 71, 74, 91, 96, 97, 98,
109, 115, 116, 118
17 Logia 9, 15, 24, 25, 33, 40, 45, 46, 69, 76, 113.
18 Logia 20, 55, 66, 78, 81, 93, 112.

10
ment un côté rebelle. Il n’accepte aucune idée pré-établie, il défend
le pauvre contre le riche.
Le texte n’a reçu aucune pollution des inventeurs de Jésus-Dieu
dont le premier théoricien vivait loin à Rome, Justin de Naplouse
en l’an 150. Ses convictions sont incompatibles avec un Jésus-
Dieu, sans la moindre petite faille. Néanmoins, Linssen souligne
fort justement que 80 % des logia se retrouvent dans les autres
Évangiles.19 Cela agace les chrétiens contemporains qui l’ont fait
gnostic pour avoir la paix, mais cela n’a aucun fondement. Ce
pauvre Thomas n’a pas eu le plaisir d’en rire !
Il apprécie la culture paysanne et l’honore dans ses paraboles. 20
Il dénonce la dureté des propriétaires sans pitié, sans laisser le
moindre espoir aux pauvres. Jésus a un côté cynique, résigné.
Cherchons l’objectif de Jésus en suivant la méthode de Mason,
c’est-à-dire en lisant attentivement le premier logion.
Logion 1. Jésus dit : Que celui qui cherche ne cesse point de cher-
cher jusqu'à ce qu'il trouve ; lorsqu'il trouvera, il sera troublé ; et
lorsqu'il sera troublé, il admirera, et il régnera sur l'univers !
C’est une splendide déclaration d’intention de philosophe, cher-
cher, s’étonner, et tout comprendre. On peut être surpris par ‛Il ré-
gnera’. Cela exprime la passion pour la vie, comme dans ce lo-
gion :
Logion 64. Jésus dit : Tournez vos regards vers le Vivant, tant que
vous êtes vivants, afin que vous ne mouriez point, et cherchez à le
voir !
On est dans la curiosité, pas dans l’action. Pourtant il encourage
ses fidèles à réaliser le Royaume en accord avec la culture juive.21
Logion 113. Ses disciples lui dirent : Le Royaume, quel jour vien-
dra-t-il ? Il ne viendra pas d’une manière attendue ; on ne dira pas :
le voilà par ici, ou le voilà par là ; mais le Royaume du Père s’étend
sur la terre et les hommes ne le voient pas.

19 Martijn Linssen. The 72 logia of Thomas and their canonic cousins. On Aca-
demia.edu
20 Logia 8, 23, 26, 50, 52, 62, 77, 100, 101, 111
21 Logia 2, 6, 19, 23, 27, 32, 57, 58, 80, 85, 86, 102, 103, 104, 110, 114, 117.

11
Dans ce projet, les pauvres sont au centre.
Logion 54. Jésus a dit : Heureux les pauvres, car le Royaume des
cieux est à vous. (Matthieu 5.3)
Ce logion paraît s’opposer au précédent en promettant le para-
dis aux pauvres. Il n’en est rien. Dans la culture juive, les ‘cieux’
sont un artifice pour éviter d’utiliser le mot interdit de ‘Dieu’. Ce
Royaume est le monde terrestre comme indiqué sans ambiguïté au
logion 113. Il rejette clairement le prêt d’argent à intérêt.
Logion 99. Jésus dit : Si vous avez de l'argent, ne le donnez pas à
intérêt, mais à celui qui ne donnera rien en retour.
Comme chez Marc, les incitations à la violence sont très nom-
breuses, et laissent présager un projet violent.
Logion 10. Jésus dit : J'ai jeté un feu sur l'univers, et voici je veille
sur lui jusqu'à ce qu'il embrase !
Logion 17. Jésus dit : Certainement les hommes pensent que je suis
venu pour jeter une paix sur l'univers. Mais ils ne savent pas que je
suis venu pour jeter sur terre des discordes, le feu, l'épée, la guerre.
Logion 21. Si vous devenez pour moi des disciples et que vous
écoutiez mes paroles, ces pierres vous serviront.
Logion 40. Jésus dit : Il n'est pas possible que quelqu'un entre dans
la maison du puissant et qu'il lui fasse violence s'il ne lui a point lié
les mains : alors [seulement] il dévalisera sa maison.
Logion 60. Jésus dit : Celui qui ne haïra pas son père et sa mère ne
pourra être mon disciple ; et s'il ne hait point son frère et sa sœur et
ne prend pas sa croix comme moi, il ne deviendra pas digne de
moi !
Logion 75. Jésus dit : Je reverserai cette maison et personne ne
pourra la reconstruire.
Logion 102. Le Royaume du Père est pareil à un homme qui veut
tuer un grand personnage. Dans sa maison, il a dégainé l'épée et il
l'a plantée dans le mur pour s'assurer que sa main serait ferme. En-
suite il a tué le personnage.
Comme chez Marc, les disciples sont incapables de comprendre
le projet de Jésus. En désespoir de cause, il le révèle à Thomas, un

12
projet capable rendre fou ses disciples.
Logion 14. […] Et, lorsque Thomas revint vers ses compagnons, ils
le questionnèrent : “Qu'est-ce que Jésus t'a dit ?” et Thomas leur ré-
pondit : “Si je vous dis une seule des paroles qu'il m'a dites, vous
prendrez des pierres et me les jetterez, et un feu sortira des pierres
et vous consumera !”
Jésus est donc bien sur un projet fort et rebelle. Il est frustrant
de ne pouvoir pas en savoir plus !

Que penser des désaccords ?


L’analyse de Mason comporte quelques lacunes. Notons que
Luc rejoint Marc et Thomas dans la défense des pauvres.
Il m'a oint pour annoncer une Annonce aux pauvres.22
Chez Marc et Thomas les incitations à la violence sont nom-
breuses, et font présager la bagarre. Ainsi, les Évangiles s’op-
posent sur les objectifs de Jésus, l’Annonce, sur les faits significa-
tifs de sa vie, comme le rejet de sa famille, de ses disciples et des
prêtres. Pour expliquer ces contradictions Mason propose que
chaque Évangile est l’œuvre d’une génération d’auteurs. Paul la
première, Marc et Matthieu la seconde, et Luc la troisième. J’ajou-
terai que Thomas est l’avant-première génération, et Jean la qua-
trième.
Je crois plus volontiers que les auteurs ont gardé leur autonomie
à cause de leurs divergences inconciliables. Cela explique qu’ils
s’ignorent résolument, alors qu’ils ont partagé la même source Q,
qu’ils utilisent les mêmes mots clefs et décrivent les mêmes épi-
sodes de la vie de Jésus. La culture juive accepte la multiplicité des
écoles de pensée, ce n’est pas un crime. Ainsi, les cinq Évangiles
et les lettres de Paul témoignent de l’existence de six écoles de
pensée parmi les premiers chrétiens. C’est la vie !
Luc a le courage de reconnaître ce désaccord. Il mentionne son
opposition aux évangélistes dès l’ouverture de son Évangile.
Plusieurs ayant entrepris de composer un récit des événements qui

22 Luc 4.18-19. Math 11.5. Thomas logion 54.

13
se sont accomplis parmi nous, suivant ce que nous ont transmis
ceux qui ont été des témoins oculaires dès le commencement et sont
devenus des ministres de la parole, il m'a aussi semblé bon, après
avoir fait des recherches exactes sur toutes ces choses depuis leur
origine, de te les exposer par écrit d'une manière suivie, excellent
Théophile, afin que tu reconnaisses la certitude des enseignements
que tu as reçus. Luc 1:1-4.
Mason commente ainsi cette ouverture :
Puisque Luc fonde son empressement à écrire sur le fait que
d'autres ont déjà écrit, il doit trouver leur travail défectueux. 23
Malheureusement, l’Annonce rebelle de Marc est imprécise et
nous laisse perplexes. Elle est décryptée astucieusement par Dou-
glas Oakman. Il établit que Jésus est un défenseur des pauvres, mi-
litant pour la remise des dettes. Pour comprendre la force de cette
proposition, il faut au préalable se plonger dans le contexte socio-
économique de Galilée. Nous devons nous débarrasser de l’idée
que le peuple de Palestine est homogène. Nous devons comprendre
l’écrasement des paysans galiléens sous la chape coloniale ju-
déenne et romaine.

La Galilée rebelle.
Nos connaissances sur la Galilée proviennent principalement
des écrits de Flavius Joseph. Il naît à Jérusalem, et bien naturelle-
ment, il prend le parti de son pays, la Judée. Concernant la relation
entre Judée et Galilée, il colle aux directives de Dieu dans la
Bible : la Judée doit soumettre l’ensemble du pays de Canaan en
esclavage.24 Mason démonte le parti pris de Flavius, et rétablit la
vérité historique. Mes sources sont principalement Steve Mason,
puis Oakman et Burton Mack.

L’histoire.
Le passé de la Galilée n’a rien à voir avec les royaumes my-

23 Mason, Idem, page 338, (Chap 11, p 17)


24 Genèse 9:18-27

14
thiques de David et de Salomon vantés par la Bible. L’archéologue
Finkelstein a démontré l’inexistence de ces royaumes. Par contre,
Hérode le Grand unifie la Palestine pour le compte des Romains ;
Judée, Idumie, Samarie-Israël, Galilée. La province romaine de Pa-
lestine est un mélange de cultures très variées.
Les Judéens étaient une ethnie (nation ou peuple) parmi d'autres de
la région. Les villes côtières de Gaza à Ptolémaïs (Akko), Tyr et Si-
don accueillaient des cultures très différentes, des fusions d'élé-
ments philistins et grecs anciens. Idumea se trouvait à proximité au
sud, Samarie au nord, les villes grecques de la Décapole au nord-est
et l'Arabie au sud et à l'est. La remarquable diversité de la topogra-
phie et du climat dans le sud de la Syrie avait, après des siècles de
domination étrangère, laissé un kaléidoscope ethnique dans ses
poches et ses plaines. Chaque lieu avait ses propres coutumes, ca-
lendriers, cultes et pièces de monnaie.25
Depuis Alexandre le Grand, la région est imprégnée de culture
grecque. Un chapelet de dix villes grecques bordent la rive est du
Jourdain, les décapoles, dont certaines sont en Galilée. Un siècle
avant JC, les rois Hasmonéens de Jérusalem envahissent la Sama-
rie et la Galilée. Ils détruisent le temple de Samarie. La Galilée
passe sous leur coupe de l’an 100 à 63 avant JC. Flavius Joseph
décrit cette domination, montant que c’est une colonisation effi-
cace qui prélève 30 à 50% de la production.
Les Romains arrivent dans la région en 63 avant JC et confient
à Hérode le Grand la tâche de la conquérir militairement. Il s’en
tire habilement en ménageant les particularismes locaux. Il rem-
place les Pharisiens qui dirigent le Temple de Jérusalem par les
Sadducéens, sans doute plus conciliants. Vers la fin de son règne, il
a le culot d’épouser une Samaritaine, et fait de Sébaste le centre de
gouvernement régional, de quoi révolter les Judéens ! Après lui, à
l’époque de Jésus, la Judée est dirigée par un préfet romain, Ponce
Pilate. Quant à la Galilée, les Romains la confient à Hérode Anti-
pas. Ce dernier construit sa capitale à Tibériade sur la rive du lac
de Galilée.
La Galilée est une riche terre agricole en bordure de mer et au-

25 Steve Mason. Herod’s Final Curtain: What to Do for an Encore ? Academia.

15
tour de la vallée du Jourdain. Elle produit blé, avoine, oliviers, fi-
guiers et vigne. Oakman s’appuie sur la description de la Galilée
de Burton Mack, un spécialiste de la source Q. Mack résume clai-
rement la dureté de la vie du galiléen à cause des guerres colo-
niales de Judée et de Rome.
Les rapports de ces guerres montrent qu'il y avait une forte résis-
tance populaire contre la domination juive. Les combats étaient fé-
roces. Les peuples conquis ne considéraient pas leur annexion
comme un retour à la maison, et la fidélité à Jérusalem ne pouvait
pas être considérée comme acquise […]
Pauvreté persistante, pillage et système de double l'impôt (à Rome
ainsi qu'au temple de Jérusalem) avait rendu beaucoup de sans-abri
et réduit les gens à mourir de faim.26
Les Évangiles confirment discrètement ce colonialisme de la
Judée en décrivant les échanges de Jésus avec les pharisiens. Pour-
quoi sont-ils là puisque Hérode le Grand les a remplacés par les
Sadducéens au Temple de Jérusalem ? Ils ont investi la Galilée au
siècle précédent, et sont sans doute restés les propriétaires terriens.
Voilà pourquoi Jésus les traite d’avares.
Les pharisiens, qui étaient avares, écoutaient aussi tout cela, et ils
se moquaient de lui. Luc 16.14.
Jésus dit : Malheureux ces Pharisiens, parce qu'ils sont pareils à un
chien qui est couché sur sa ration et qui fait ce mal de ne point man-
ger et de ne point en laisser les restes à manger. Thomas, Logion
106.
Notons que la synagogue est une forme d’association type de la
culture grecque (koinonia), courante chez les Juifs de l’extérieur.
Une originalité de la Galilée est de se trouver à côté des Essé-
niens. Le maître de Jésus, Jean-Baptiste, vivait dans cette région.
Les chrétiens adoptent leurs grandes idées économiques : mettre
les biens en commun, refuser le prêt avec intérêt, et refuser de
payer l’impôt du Temple de Jérusalem. Ils ont beaucoup influencé
Jésus.

26 Burton Mack. La Bible perdue, the Lost Gospel, 1994. Page 59, 64.

16
Les nombreux révoltés de Galilée.
Flavius Joseph mentionne un très grand nombre de bandits et de
révoltés en Galilée. Depuis l’arrivée des Romains, la pression du
colon Juif en Galilée est aggravée par l’impôt romain. La pression
devient trop lourde pour les paysans, et suscite de nombreux libé-
rateurs. Curieusement, Flavius Joseph les associent à des brigands.
Que faut-il en penser ?

Flavius Joseph, un historien biaisé.


Steve Mason révèle le côté biaisé de ses mémoires.
Moins évident, en fait rarement remarquée, sont chez Flavius la
contradiction entre d’une part la vue de l'histoire comme une dé-
marche typiquement grecque et, d’autre part son point de vue de
non grec que la vérité profonde ne peut être trouvée par une enquête
historique […] L’essentiel vient de la révélation des prophéties.
En bref, Josèphe croit que la vérité ultime vient de Dieu et se trouve
dans les Écritures. Cela n'a rien à voir avec l'histoire […]
Il se fait historien pour décrire la guerre récente, surtout quand l'es-
prit de l'historien sert ses intérêts. 27
En termes plus simples, disons que Flavius est de Jérusalem, et
qu’il apprécie l’ordre de Dieu de placer le pays de Canaan en es-
clavage. Dans la Genèse 9:18-27, Dieu partage le monde entre les
fils de Noé. Suite à une faute de Cham, Dieu donne son fils Ca-
naan en esclavage à Sem et ses descendants. Le message est clair.
Selon Mason, Flavius n’hésite pas à déformer la vérité pour dé-
fendre son rêve d’une Judée conquérante et glorieuse. Pour lui,
tout opposant à la domination judéenne est un bandit, un vilain à
rejeter et crucifier sans pitié.
Le dogmatisme de Flavius fournit une belle explication à l’ab-
sence de Jésus dans ses mémoires, ce qui m’a toujours paru invrai-
semblable. Jésus occupe quelques lignes qui sont facilement iden-
tifiables à un faux. Pourtant, Flavius rédige son histoire à Rome, à

27 Steve Mason, Luke-Acts and Contemporary Historiography, Pontifical Bibli-


cal Institute, 25 January 2019.

17
la fin du premier siècle lorsque les premiers chrétiens sont déjà or-
ganisés. Pour lui, ce galiléen, opposé au bon colonialisme juif de
Canaan exigé par Dieu, entre dans la catégorie des brigands cruci-
fiés par milliers. Il ne mérite aucune attention.
Suivant l’analyse de Mason, il est réaliste de considérer les bri-
gands de Flavius Joseph comme les champions de la libération. Ils
sont très nombreux. Michael Sandford résume bien l'ampleur de
ces brigandages qui se terminent en bouquet final en 66 par la libé-
ration de Jérusalem par ces zélotes galiléens haïs de Flavius.
Il est clair que les troubles sociaux s'intensifiaient en Galilée de la
période hérodienne au déclenchement de la guerre juive en l’an 66.
Il est certain que les Galiléens, comme tous les paysans de l'Empire
romain, étaient accablés par de lourdes taxes […]
La prévalence du banditisme en Galilée est rapportée plus en détail
par Flavius Joseph, qui rapporte de nombreux individus et gangs de
brigands, les dommages qu'ils ont induits et le la manière dont ils
ont finalement été ‛traduits en justice’. Flavius Joseph parle de ban-
dits troglodytes en Galilée qui ‘envahissent une grande partie du
pays, causant aux habitants autant de misère qu’une guerre l’aurait
fait’ (Guerre 1.304); les ‛Sicarii’ qui ont tué le grand prêtre Jonathan
et bien d’autres, instiller la peur «plus terrible que les crimes eux-
mêmes » et amener chaque homme à «s'attendre à la mort toutes les
heures, comme à la guerre » (Guerre 2.264); et le célèbre Eleazar et
ses complices qui ‛pillaient le pays depuis vingt ans’, entre autres.
À une occasion, lors de la capture d’Eleazer, Josèphe rapporte que
le nombre de bandits qui ont été crucifiés, en plus des habitants lo-
caux en ligue avec eux qui ont également été punis ‘étaient trop
nombreux pour être comptés’ (guerre 2.253).28
Remplacez ‛banditisme’ par ‛libérateur’ et la place Jésus de-
vient claire. Il est de notoriété publique que les Romains, aidés des
Judéens, crucifient ces bandits, Jésus connaît donc son sort dès sa
première prédication.
Examinons les libérateurs remarquables de l’histoire galiléenne.

28 Michale Sandford. Jesus and the poor. Page 87-88.

18
Judas le Gaulanite.
Flavius raconte les hauts faits de Judas le Gaulanite, sous le
règne d’Hérode le Grand. Son nom indique qu’il provient du Go-
lan, plateau bordant la Galilée à l’Est. Ses enfants continueront sa
révolte, les zélotes et les Sicarri qui entraîneront Jérusalem dans la
guerre de libération en l’an 70.
Un Galiléen, du nom de Judas, excita à la défection les indigènes,
leur faisant honte de consentir à payer tribut aux Romains et de sup-
porter, outre Dieu, des maîtres mortels. Ce sophiste fonda une secte
particulière, qui n'avait rien de commun avec les autres 29 […]
Un certain Judas le Gaulanite, de la ville de Gamala, s'adjoignit un
Pharisien, Saddok, et se précipita dans la sédition. Ils prétendaient
que ce recensement n'amenait avec lui rien de moins qu'une servi-
tude complète(esclavage) et ils appelaient le peuple à revendiquer
sa liberté […]18.1
Comme les gens écoutaient avec joie leurs discours, l'audace de leur
entreprise fit de grands progrès, et il n'y eut pas de mal qui ne fût
engendré par eux et dont le peuple ne fût accablé plus qu'on ne sau-
rait le dire : guerres dont nul ne pouvait éviter la violence conti-
nuelle, perte d'amis qui auraient pu alléger nos peines, énormes bri-
gandages, meurtre des hommes les plus importants, et tout cela sous
le prétexte de redresser les affaires communes, mais, en réalité, en
vue de gains personnels.
De là naquirent des séditions et des assassinats politiques, tantôt de
concitoyens, immolés à la fureur qui les animait les uns contre les
autres et à leur passion de ne pas céder à leurs adversaires, tantôt
d'ennemis ; la famine poussant jusqu'aux extrémités les plus éhon-
tées ; des prises et des destructions de villes, jusqu'à ce qu'enfin
cette révolte livrât le Temple même de Dieu au feu de l'ennemi […]
C'est l’engouement de la jeunesse pour leur secte qui fut cause de la
ruine du pays. 30 […]
La quatrième secte philosophique eut pour fondateur ce Judas le
Galiléen. Ses sectateurs s'accordent en général avec la doctrine des
Pharisiens, mais ils ont un invincible amour de la liberté, car ils

29 Flavius, Guerre des Juifs II, 8-1, 1362.


30 Flavius, Antiquité Judaïque. Livre 18, 1.

19
jugent que Dieu est le seul chef et le seul maître. Les genres de mort
les plus extraordinaires, les supplices de leurs parents et amis les
laissent indifférents, pourvu qu'ils n'aient à appeler aucun homme
du nom de maître. 31
Les Actes des apôtres mentionnent brièvement deux révoltes,
dont celle de Judas, qualifié de Galiléen.
Car, il n'y a pas longtemps que parut Theudas, qui se donnait pour
quelque chose, et auquel se rallièrent environ quatre cents hommes :
il fut tué, et tous ceux qui l'avaient suivi furent mis en déroute et ré-
duits à rien. Après lui, parut Judas le Galiléen, à l'époque du recen-
sement, et il attira du monde à son parti : il périt aussi, et tous ceux
qui l'avaient suivi furent dispersés. Actes 5.36-37.
Oakman souligne la filiation de Jésus avec Judas le Gaulanite.
Au centre de la vision de Jésus de Nazareth était sa conviction que
le règne de Dieu (Aram. Malkûtha, delaha / dishmaya) était immi-
nent ou même présent dans son activité […]
Il existe des preuves solides que Jésus associe le règne de Dieu à sa
propre activité. Il est fort probable que certains aspects de cette
phrase aient résonné avec les vues de Judas le Gaulanite ou Gali-
léen, puisque Jésus se trouve des disciples dans les environs du lac
de Galilée. Page 103.

Menahem, fils de Judas le Gaulanite.


Flavius raconte comment Menahem conduit la révolte de Jéru-
salem. Il sera tué, remplacé par Jean de Ghiscala, un autre Gali-
léen, entouré de sicaires, de zélotes.
Cependant, Manahem, fils de Juda le Galiléen, ce grand sophiste
qui du temps de Quirinius, avait reproché aux juifs qu’au lieu
d’obéir à Dieu seul, ils étaient si lâches que de reconnaître les Ro-
mains pour maîtres, avait attiré à lui quelques personnes de condi-
tion, pris de force Massada où était l’arsenal du roi Hérode ; et
avoir armé des gens qui n’avaient rien à perdre et d’autres brigands
dont il se servait comme garde du corps, il rentra comme un roi à
Jérusalem, et devenu le chef de la révolution, il dirigea le siège du

31 Idem. Livre 18, 23.

20
palais.32
Le parti pris de Flavius est désespérant. Les Galiléens ne sont
pas de son bord. Dans le plan de la Bible ils sont bons à être mis en
esclavage par les Judéens. La révolte contre les Romains com-
mence un peu partout, surtout en Galilée. Vespasien s’attaque à
eux en premier. Certains s’enfuient vers Jérusalem pour continuer
leur lutte. Flavius en est révolté ! Ces hauts faits montrent que la
Galilée est le principal creuset des révoltés.

Jésus Barabbas.
Lors du jugement de Jésus, le préfet romain Ponce Pilate
s’adresse aux ‛principaux sacrificateurs, les magistrats, et le
peuple’. Suivant la coutume, il leur offre de gracier une personne.
Ils choisissent Jésus Barabbas, réputé avoir conduit une révolte, et
accusé d’un meurtre.
Pilate… leur dit : Vous m’avez amené cet homme (Jésus) comme
excitant le peuple à la révolte. Luc 23.14.
Ils s'écrièrent tous ensemble : Fais mourir celui-ci, et relâche-nous
Barabbas. Cet homme avait été mis en prison pour une sédition qui
avait eu lieu dans la ville, et pour un meurtre. Luc 23.18-19.
Ainsi, dans ce climat de révolte intense, Jésus est accusé de
pousser le peuple à la révolte. Les évangélistes se sont efforcés
d’effacer cette réputation redécouverte par Oakman.
Examinons maintenant la problématique particulière de l’escla-
vage qu’Oakman place au centre du projet de Jésus.

La question de la dette et de l’esclavage dans l’antiquité.


Pour comprendre la pertinence des propos d’Oakman, il faut
connaître le lien entre l’endettement et l’esclavage à cette époque.
David Graeber offre un regard contemporain sur ce sujet dans un
ouvrage remarquable.33 L’endettement se met en place à Sumer, le
premier contrat connu datant de l’an 2500 avant JC. Malheureuse-

32 Flavius Josephe. Guerre des Juifs. Livre 2, chap 23.


33 Dave Grabber. La dette, 5000 ans d’histoire.

21
ment pour l’emprunteur, s’il ne rembourse pas, il devient esclave
du préteur. Le fatalisme de l’endettement n’est écarté qu’au 15ᵉ
siècle avec l’invention des Arabes et des Vénitiens d’un contrat as-
tucieux pour les affaires risquées. Au lieu de demander un intérêt
le préteur prend une belle part des bénéfices de l’opération. C’est
le mécanisme de financement des startups aujourd’hui.
La transformation d’une société en une population d’esclaves
est évidemment dysfonctionnelle ; les rois y remédient à intervalle
régulier, en forçant la remise des dettes et le remise en liberté des
esclaves. Ce mécanisme se retrouve partout, à Sumer, en Grèce, et
chez les Juifs sous la forme du Jubilé tous les cinquante ans. Il est
évident que le prêt a mauvaise réputation.

Quel esclavage dans l’antiquité ?


Parler d’esclaves dans l’antiquité est malheureusement incor-
rect, car ce mot est inventé au Moyen Âge européen. Sandrine Vic-
tor vient de publier une mise au point remarquable.34 ‘Esclave’ pro-
vient du grec médiéval ‘Sklaviní’ et du latin ‘Slavus’ qui désignent
les Slaves vendus sur les marchés d’esclaves européens. L’Europe
avait de nombreux marchés d’esclaves très prospères.
La relation employé-patron présente une grande variété. Elle
imposée, ou négociée dès que l’employé a compris son avantage.
La Bible réglemente la condition des personnes vendues. La loi ro-
maine n’en dit rien.
Les Romains parlent de ‘Servus’, qui signifie serviteur, gardien,
surveillant de la maison ou du troupeau. Ce mot couvre le cas
d’une personne salariée, achetée, enlevée durant la guerre et ven-
due. Le pire est d’être placées dans une mine, parfois enchaîné
pour ne pas pouvoir s’enfuir.
Vous pouvez choisir de vous vendre lorsque vous manquez
cruellement de ressources. Vous travaillez pour votre maître inté-
gralement, ou à temps partiel ; vous recevez un salaire ou non ;
vous disposez de terre ou non ; vous êtes nourrie, soigné ; vous
êtes attaché à votre maître éternellement, ou vous pouvez vous ra-

34 Sandrine Victor. Les Fils de Canaan. Edition Vendemiaire. 2019.

22
cheter.
Le Lévitique (25.39) précise la condition des personnes ven-
dues. L’Exode (21.1) indique comment bien traiter un homme
acheté. Tout dépend s’il est Hébreu ou non. Un homme libre
s’achète deux fois plus cher qu’un homme non libre. Les rabbins
interdisent à un homme libre de se vendre pour recevoir un cré-
dit.35 Cela veut dire que cette situation est fréquente !
Ainsi, la frontière entre l’esclave ou l’homme libre n’existe pas,
on est face à un escalier aux mille marches. Cette situation est bien
proche de notre époque, avec la grande variété de nos contrats de
travail, et la mise en tutelle de certains pays faibles par les pays
riches.
Le grec utilise plusieurs mots. La traduction est complexe.
• ‘δοῦλος, doulos’, serviteur ou esclave . assujetti à un
maître. Le maître peut l’avoir acheté, mais ce n’est pas
obligatoire. Tous les croyants sont des ‘doulos’ de Dieu ou
de Jésus-Christ. Les apôtres se nomment ainsi. 36
• ‘οἰκέτη, oikétês’, serviteur, domestique . celui qui a un ser-
vice dans une maison.37
• ‘διάκονος, diakonos’, serviteur, dans le sens de ministre .
celui qui a reçu du Seigneur un service dans l’assemblée
chrétienne.38
• ‘παιδὸς, païs’, serviteur, jeune homme.39
• ‘γενόμενοι, hupêrétês’, serviteur. Signifie à l’origine . le
rameur obéissant au rythme du chef de rame. Ce mot est
utilisé pour désigner divers services chrétiens. Parfois on le
traduit par ‘serviteur de la Parole’ .40
Les traductions modernes utilisent le mot d’esclave par erreur.

35 Sandrine Victor. Les fils de Canaan, page 46.


36 Matthieu 24. 45-51 ; Éphésiens 6.5 ; 1 Pierre 2.16 ; Éphésiens 6.6 ; Romains
1.1 ; Jacques 1.1 ; 2 Pierre 1.1 ; Jude 1 ; Apocalypse 1.1.
37 Luc 16.13 ; Actes 10.7 ; Romains 14. 4 ; 1 Pierre 2.18.
38 2 Corinthiens 6.4 ; Éphésiens 3.7 ; Philippiens 1.1 ; Colossiens 1.7, 25 ;1 Ti-
mothée 3.8-13.
39 Luc 1.54 ; 7.7 ; Actes 3.13, 26 ; 4.27.
40 Luc 1.2; Actes 26.16 ; 1 Corinthiens 4.1. https://editeurbpc.com/bible/glos-
saire/DBR/297/serviteur-esclave-domestique

23
Chouraqui l’évite soigneusement. La version anglaise de la Bible
de John Nelson Darby colle bien au texte grec.
Ainsi, même si le mot d’esclave n’existe pas, certaines per-
sonnes sont soumises à leur patron dans des conditions révoltantes,
soit à cause des prises de guerres, soit à la suite d’un endettement.

Le fléau de la dette et son esclavage.


La Bible suit la coutume assyrienne pour régler la probléma-
tique de l’endettement.41 Le plus étonnant est le protocole d’annu-
lation des dettes tous les cinquante ans, lors de l’année du Jubilé.
L’annulation de la dette met fin de l’esclavage.
Criez franchise sur la terre pour tous ses habitants. Ce sera pour
vous le jubilé. Retournez à chaque homme sa propriété, chaque
homme à son clan, vous le retournerez.42
La question de la dette est toujours d’actualité au premier siècle.
Flavius Joseph rapporte de nombreux soulèvements populaires qui
brûlent les archives de l’endettement, une méthode radicale pour
effacer la dette. L’un à Antioche, l’autre durant la révolte de 70.
[Les rebelles] ont ensuite transporté leurs combustibles aux ar-
chives publiques, désireux de détruire les obligations des prêteurs et
d'empêcher le recouvrement des dettes, afin de gagner une foule de
débiteurs reconnaissants et de provoquer un soulèvement des
pauvres contre les riches.43

Dieu et Mamôm.
En complément de son opposition à l’endettement, la Bible lutte
contre le mauvais usage de l’argent. Pour cela, elle oppose le bon
Dieu et le mauvais Dieu de l’argent, Mamôm.
Nos traducteurs ont effacé Mamôm de la Bible, afin qu’elle soit
conforme à notre rêve de texte fondateur du monothéisme. La réa-

41 Nombreuses références intéressantes chez Graeber et Oakman. Oakman,


page 15 et 34.
42 Lévitique 25.8-22, traduction Chouraqui qui n’utilise pas le mot d’esclave.
43 Flavius Joseph, Guerre des Juifs 2.427 (Thackeray, LCL). Révolte d’An-
tioche, Guerre 7,61. Cité par Oakman p 16.

24
lité est autre, la Septante, le texte grec de la Bible, exprime le poly-
théisme.
Mamôm est le Dieu de la course à la richesse, du mal. Il s’op-
pose à l’autre Dieu pur, juste et généreux. Ces deux dieux co-
existent amicalement, représentant chacun une des facettes de la
vie sur terre. Être pur, comme Jésus, c’est refuser Mamôm. On ne
peut servir deux Dieu contraires. Refuser Mamôm, c’est s’opposer
à l’injustice de l’ordre économique. Aujourd’hui encore, celui qui
conteste les puissances d’argent s’appelle un révolutionnaire. Tel
est Jésus.
L’Ecclésiaste parle de Mamôm.
Qui court après l’or n’est pas innocenté. Qui aime le prix s’y égare.
C’est un obstacle pour le dément et tout niais s’y fait piéger […] En
marche, l’homme qui se trouve intègre, et derrière Mamôm ne se
dévoie pas.44
Jésus reprend cette idée, chez Matthieu.
Nul ne peut servir deux Maîtres . oui, ou il hait l’un et aime l’autre,
ou il s’attache à l’un et méprise l’autre. Vous ne pouvez servir Elo-
hîms et Mamôn. Matthieu 6.24
De même Luc.
Je vous dis : Faites-vous des amis avec le Mamôm d’iniquité, pour
qu’ils vous accueillent, quand il manquera, dans les tentes de la pé-
rennité […]
Nul domestique ne peut servir deux Maîtres. Oui, ou bien il hait
l’un et aime l’autre ; ou bien il s’attache à l’un et méprise l’autre.
Vous ne pouvez pas servir Elohîms et Mamôm. Luc 16.9-13.

La thèse du Jésus révolutionnaire.


Ainsi, les Évangiles n’expliquent pas clairement les motifs de la
crucifixion de Jésus. Les nombreuses incitations à la violence nous
poussent à imaginer un plan de révolte puissant et dangereux. Le
premier historien à voir Jésus comme un rebelle est Reimarus, un
philosophe de l’Empire Romain Germanique du XVIIIe siècle.

44 Ben Sira Ecclésiastique, 31.5-8, traduction de Chouraqui.

25
Pour ce dernier, Jésus un Juif révolutionnaire.45
Douglas Oakman approfondit les idées de Reimarus durant sa
thèse à l’Université de Berkeley en 1988. Il soutient que Jésus est
un paysan Galiléen en révolte contre les dettes et de l’esclavage, et
qu’il aurait attaqué avec force les puissants, romains et Juifs. De-
puis, Oakman ne cesse de développer ses convictions. Les publica-
tions de ce professeur de l’université Luthérienne du Pacifique à
Tacoma sont nombreuses et très riches. Nous avons épluché ses
dernières publications.46 Daniel M. Yencich 47 résume bien la vi-
sion d’Oakman.
Oakman construit ainsi une sorte de ‘Jésus populiste’ - un paysan
agraire qui a souffert sous le poids des systèmes d’imposition et
d’abus romains et hérodiens et a été incité à mener une rébellion
populaire en réponse. Un tel portrait de Jésus n’est pas sans mérite.
Dans le contexte de la politique de la Galilée du premier siècle, de
nombreux enseignements de Jésus suggèrent une telle posture sub-
versive. En outre, il est clair que le Jésus des Évangiles canoniques
était très critique à l’égard du statut quo politique et économique de
la Palestine au premier siècle […] Les Évangiles conservent à peine
la subversion politique qui a marqué le ministère de Jésus. Ils ‘dé-
politisent’ Jésus et le privent pour la plupart de la posture subver-
sive qu’il avait envers Rome et la dynastie hérodienne […]
Pour Douglas Oakman (et ce critique), les objectifs politiques de Jé-
sus étaient - et sont - subversifs et réparateurs, radicaux et curatifs
pour un monde asservi et abusé par l’empire et Mamôm.
Le Jésus subversif d’Oakman se moule parfaitement dans l’An-
nonce violente identifiée par Steve Mason chez Marc. Ce Jésus
surprend, car nous le connaissions non violent, prêchant l’amour

45 H.S.Reimarus. L’objectif de Jésus et de ses disciples. Von Dem Zwecke Jesu


und Seiner Jünger, publié en 1778 après sa mort.
46 Douglas E.Oakman. Professeur de l’Université Luthérienne du Pacifique,
Tacoma WA. Jesus and the Peasants. Cascade book 2008. Origine, Economic
Questions of His Day. By Douglas E. Oakman. Lewiston: The Edwin Mellen
Press, 1986.

47 Daniel M. Yencich, étudiant en théologie à Denver. Son analyse est publiée


dans l’Englewood Review. https://englewoodreview.org/douglas-oakman-
the-political-aims-of-jesus-review/

26
de son prochain, offrant la joue gauche à celui qui vous gifle sur la
joue droite. Les quelques crises de violence que lui accordent les
apôtres sont très rares, et restent un trait discret de sa personnalité.
Oakman démontre que Jésus utilise ses paraboles pour combattre
l’injustice coloniale.
Les paraboles de Jésus décrivent souvent les caractéristiques so-
ciales typiques d’une situation coloniale où les grands domaines
sont contrôlés par des propriétaires absents : le départ d’un proprié-
taire est l’occasion de prêts par les serviteurs (Luc 19. 12–27). Un
propriétaire doit recourir à la violence pour percevoir le loyer (Marc
12. 1–9). Un collecteur d'impôts sécurise l'impôt par ses propres
moyens (Matt 18. 23–34). Les intendants du domaine (oikonomoi,
chefs de famille) et les esclaves font des apparitions fréquentes
(Luc 12.42; 16. 1–8; Marc 13. 34–35).48
Ces paraboles montrent que les riches propriétaires sont absents
de leur terre ; ils vivent probablement à Jérusalem et confient la
gestion des terres à des serviteurs-intendants. Les paysans vivent
dans la pauvreté ; par exemple, l’un doit demander de l’aide à son
voisin pour pouvoir nourrir un ami de passage. Luc, 11.5.
Jésus demande aux propriétaires de se mettre au service de la
communauté, et de ne pas songer qu’à s’enrichir.
Jésus dit : Il y avait un homme riche qui avait beaucoup de biens. Il
se dit : “J'userai de mes biens afin d'ensemencer mon champ, de
planter, de remplir mes greniers de récoltes, de sorte que le besoin
ne me touche pas.” Telles étaient les choses qu'il pensait en son
cœur. Mais, pendant cette nuit-là, il mourut. Que celui qui a des
oreilles pour entendre entende ! Thomas. Logion 67.
En choisissant de s’opposer à l’impôt de Jérusalem, Jésus prend
parti contre le colonialisme judéen.
Jésus le prévint, et dit : Que t'en semble, Simon ? Les rois de la
terre, de qui perçoivent-ils des tributs ou des impôts ? De leurs fils,
ou des étrangers ? Il lui dit : Des étrangers. Et Jésus lui répondit :
Les fils en sont donc exempts. Math 17.25-26.

48 Oakman, page 102.

27
Le ‘Notre-Père’ du sermon sur la Montagne.
La pensée d’Oakman repose sur la conviction que Jésus s’op-
pose violemment à l’endettement et défend la remise des dettes. Ce
point de vue repose sur une petite phrase du sermon sur la mon-
tagne, repris par les chrétiens dans la prière du Notre-Père. Elle se
trouve en Matthieu 6.12 et Luke 11.4. On lui trouve deux traduc-
tions ; les protestants utilisent l’une ou l’autre, les catholiques prin-
cipalement la première.
1. Pardonne-nous nos offenses, comme nous aussi nous pardonnons
à ceux qui nous ont offensés.
2. Remets-nous nos dettes, comme nous les remettons à ceux qui
ne nous remboursent pas.
On trouve la deuxième la traduction dans les versions françaises
de Chouraki et du codex de Beze.
Les deux traductions sont légitimes, car elles reposent sur des
mots grec qui ont deux sens possibles. Les mots araméens corres-
pondant offrent la même ambiguïté. Le premier mot, ‘ἀφίημι
aphiemi’, a le sens de ‘pardonne’ et aussi de remettre une dette. Le
second, ‘ἁμαρτία ofeilhmata’, a le sens d’un manque, d’une infrac-
tion. C’est le non-respect de la loi ou d’un engagement personnel.49
La première traduction défend une idée peu réaliste pour la gou-
vernance d’une société. Pourtant le pardon de Dieu est répété avec
insistance à chaque page du Coran qui repose sur la Bible :
Au nom d'Allah, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux.
Keene, exégète allemand, confirme le point de vue d’Oakman.
Le premier sens est essentiellement juridique de ‘laisser’ ou ‘libé-
rer’ […] L’autre est essentiellement commercial, remettre ou par-
donner, en particulier une dette. Cela est confirmé à la fois par
l’usage commun de ce mot grec et par le LXX. 50
Oakman choisit la deuxième traduction, sur laquelle il bâtit sa
thèse, et l’œuvre de toute sa vie.

49 Oakman, page 32.


50 Frederick W. Keene, Structures of Forgiveness in the New Testament. www.-
faithtrustinstitute.org

28
Encouragement à remettre les dettes.
Jésus possède une vision simple et humaniste de l’emprunt ; il
doit être généreux et sans condition.
Mais aimez vos ennemis, faites du bien, et prêtez sans rien espérer.
Luc 6.35.
Jésus dit : Si vous avez de l'argent, ne le donnez pas à intérêt. Tho-
mas logion 99.
Il y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir. Acte 20.35.
Un créancier avait deux débiteurs : l'un devait cinq cents deniers, et
l'autre cinquante. Comme ils n'avaient pas de quoi payer, il leur re-
mit à tous deux leur dette. Lequel l'aimera le plus ? Simon répon-
dit : Celui, je pense, auquel il a le plus remis. Jésus lui dit : Tu as
bien jugé. Luc 7.41-43.
De nombreuses paraboles défendent ce point de vue. Dans mon
ouvrage, j’avais écarté les paraboles, car elles autorisent les inter-
prétations les plus fantaisistes. Dans la vision d’Oakman, elles
prennent un sens très précis et fort.

La parabole des paysans cruels.


Luc 20.10-16, Oak p156. Un propriétaire laisse sa vigne à des
paysans. Après la vendange, il envoie un serviteur pour recevoir le
loyer. Les paysans le tuent, ainsi que les suivants, ainsi que le fils
du propriétaire. Cette anecdote est simple et cruel. Elle n’enseigne
rien, elle décrit les rapports épouvantables entre propriétaire et
paysans.
Maintenant, que leur fera le maître de la vigne ? Il viendra, fera pé-
rir ces vignerons, et il donnera la vigne à d'autres. Luc 20.15-16.
La fin est désespérante, Jésus soulève notre colère, et nous pré-
pare à entrer dans le vif du sujet.

La parabole du mauvais intendant.


Luc 16.1-8, Oak p268. Un riche propriétaire renvoie son inten-
dant, dénoncé pour dissiper ses biens. Ce dernier rencontre les
paysans et efface une partie de leurs dettes. L’un doit cent mesures

29
de blé (korous en grec), l’autre, cent mesures d’huile (batous en
grec). Oakman observe que ce sont de grandes richesses, que cela
se joue avec les très grandes fortunes.
Tout d'abord, les dettes sont payées en nature. Deuxièmement, la
taille des dettes est remarquable. Cent cors de blé nourriraient 150
personnes pendant un an. De même, les 100 batous (= ‛bains’, envi-
ron 400 litres chacun) représentent une très grande quantité d'huile.
Quelle est la nature de cette dette ?
La meilleure hypothèse, cependant, semble être que la parabole en-
visage un homme qui possède des villages entiers. Ces villages de
locataires, par l'intermédiaire de représentants, paient une rente an-
nuelle sur leurs terres agricoles.
En escroquant le maître, l'intendant s'est fait de nombreux ‘amis’,
des villages entiers en fait.51
Cette parabole prend la défense des paysans. Clairement, Jésus
est de leur côté. La morale de cette parabole est simple : l’homme
doit choisir entre servir Dieu et le Dieu de l’argent Mammon. Cette
parabole est celle qui exprime le mieux les convictions de Jésus.
Je vous dis : Faites-vous des amis avec le Mamôn d’iniquité, pour
qu’ils vous accueillent, quand il manquera, dans les tentes de la pé-
rennité[…]
Nul domestique ne peut servir deux Maîtres. Oui, ou bien il hait
l’un et aime l’autre ; ou bien il s’attache à l’un et méprise l’autre.
Vous ne pouvez pas servir Dieu et Mamôn. Luc 16.9-13.
Ensuite, Luc lance une dernière pique aux pharisiens, sans
doute les propriétaires, en les traitant d’avares :
Les pharisiens, qui étaient avares, écoutaient aussi tout cela, et ils se
moquaient de lui. Luc 16.14.
Critiquer l’avarice des riches suggère qu’il est louable de
prendre l’argent injuste du riche ! En considérant la richesse des
grands propriétaires comme injuste. Cette pensée est rebelle, in-
soumise, dissidente.

51Oakman, page 28-29.

30
La parabole du bon Maître et du mauvais sujet.
Math. 18.21-35. Oak p34. Un roi a la bonté de remettre la
grosse dette d’un emprunteur qui ne peut rembourser. Ce dernier se
retourne vers un emprunteur d’un petit montant, et le jette en pri-
son. Alors le roi se fâche.
Et son maître, irrité, le livra aux bourreaux, jusqu’à ce qu’il eût
payé tout ce qu’il devait.
C’est ainsi que mon Père céleste vous traitera, si chacun de vous ne
remet pas la dette de son frère de tout son cœur.
Le message est clair, il faut remettre les dettes. Celui qui en pro-
fite pour s’enrichir est immoral. La force de la parabole est dans le
montant des sommes en jeux. La dette du premier emprunteur est
de 10 000 talents, celle de l’autre de 100 deniers. Le denier est un
salaire journalier, le talent en vaut 6 000. La première dette est le
salaire annuel de 200 000 personnes, celle de l’autre est de trois
mois de salaire. Le contraste est violent. La dette du premier est
énorme.
Encore une fois, Jésus s’intéresse aux super-riches. Il touche
aux fondements de l’économie. Ici le roi est généreux, remet la
grosse dette, Jésus approuve.

La parabole des bons emprunteurs.


Matt 25.14-30. Luc 19.11-27, Oak p53. Il s’agit de la mise en
œuvre de la dette avec humanisme. Le maître part en voyage, et
donne de 1 à 5 talents à ses serviteurs. Ici encore, Jésus joue gros.
La somme prêtée à chacun couvre le salaire de 20 à 100 personnes
pendant un an. À son retour de voyage il félicite ceux qui peuvent
le rembourser, et blâme celui qui ne peut pas. On ne parle ni d’in-
térêt, ni d’esclavage, le maître prête son argent de la bonne ma-
nière. Jésus accepte l’économie de l’argent à condition de ne parler
ni d’endettement, ni d’esclavage.

La parabole du fils prodige.


Luc 15.11-32, Oak p36. Un riche avait deux enfants, l’un de-

31
mande son héritage, et part le dépenser au loin. Après plusieurs an-
nées, devenu misérable, il revient auprès de son père et lui de-
mande humblement de l’aider. Le père se réjouit de son retour et le
fête en beauté. Le frère aîné proteste de ce favoritisme injustifié.
Cette histoire porte sur l’héritage, la bonne et la mauvaise ges-
tion. La morale est semblable à la parabole précédente. Elle ajoute
une touche humaniste intéressante, que la compassion d’un père
vaut plus que toutes les considérations économiques et morales.

Prédication de Jésus à la synagogue de Nazareth.


Luc 4.16-19, Oak p156. Jésus parle de libération des opprimés.
Il utilise le terme de ‘aphesei, ἄφεσιν’, la libération des dettes. Il a
le même sens dans le texte hébreu massorétique d’Isaïe.
Il se rendit à Nazareth, où il avait été élevé, et, selon sa coutume, il
entra dans la synagogue le jour du sabbat. Il se leva pour faire la
lecture, et on lui remit le livre du prophète Isaïe. L’ayant déroulé, il
trouva l’endroit où il était écrit :
L’Esprit du Seigneur est sur moi, Parce qu’il m’a oint pour annon-
cer une bonne nouvelle aux pauvres ; Il m’a envoyé pour guérir
ceux qui ont le cœur brisé, pour proclamer aux captifs la délivrance,
et aux aveugles le recouvrement de la vue, pour renvoyer libres les
opprimés, pour publier une année de grâce du Seigneur.
Le texte d’Isaïe est proche.
L'esprit du Seigneur, l'Éternel, est sur moi, Car l'Éternel m'a oint
pour porter de bonnes nouvelles aux malheureux ; Il m'a envoyé
pour guérir ceux qui ont le cœur brisé, pour proclamer aux captifs la
liberté, et aux prisonniers la délivrance, pour publier une année de
grâce de l'Éternel. Isaïe, 61.1-2.
La libération des opprimés et des prisonniers peut donc se tra-
duire par ‘la remise des dettes’. Cela convient mieux avec la fin
qui mentionne la remise des dettes traditionnelle lors du Jubilé bi-
centenaire. Cela n’a pas échappé à Oakman.52
Ce passage est le seul où Luc défend le projet révolutionnaire
de Jésus.

52 Oakman, page 156.

32
Les incitations à la violence de Jésus.
À côté de sa face de bonté, Jésus encourage à une révolte vio-
lente. Il rejette brutalement ses parents qui viennent le chercher
pour empêcher sa prédication. Marc 3.21, 33-35. On comprend ai-
sément l’angoisse de ses parents en le voyant chassé des syna-
gogues et des villes. Il va même jusqu’à demander à ses disciples
de se procurer tous une épée.
Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne
suis pas venu apporter la paix, mais l'épée. Matthieu 10.34.
Et il leur dit : Maintenant, au contraire, que celui qui a une bourse
la prenne et que celui qui a un sac le prenne également, que celui
qui n'a point d'épée vende son vêtement et achète une épée. Luc
22.36.
Il veut détruire le temple de Jérusalem, il veut libérer la Galilée !
Celui-ci a dit : Je puis détruire le temple de Dieu, et le rebâtir en
trois jours. Matthieu 26.61, 27.40. Aussi Marc 14.58, 15.30. Jean
2.20.
L’Évangile de Thomas comporte aussi de nombreuses incita-
tions à la violence que nous avons citée plus haut. Chez Jean,
l’apôtre Pierre porte une épée, frappe et blesse un serviteur du sa-
crificateur.
Il me semble intéressant de rapprocher cette violence inexpli-
quée au nom de Nazoréen donné aux fidèles de Jésus dans tous les
Évangiles et les lettres de Paul. Ce mot, en hébreux, dérive du mot
Nazir qui correspond à un statut de pureté et de guerrier. Samson
était Nazir. Cette appellation donne renforce la vraisemblance de
l’existence d’un groupe violent autour de Jésus.

Un Royaume construit sur l’argent propre.


Jésus place les pauvres au centre du Royaume, ce monde idéal
que les hommes vont organiser sur terre.
Jésus dit : Bienheureux les pauvres, car le Royaume des cieux est à
vous ! Thomas Logion 59. Math 5.3, 11.5.
Ainsi, Jésus ne s’oppose pas aux richesses, mais affirme qu’il

33
est légitime d’accaparer la richesse mal acquise. Il exige le prêt
sans intérêt pour éviter l’esclavage. Il met en péril un mécanisme
d’accaparement des richesses par les plus riches. Pour eux, Jésus
est un révolutionnaire à éliminer.
En conclusion, il faut dire que, si l’interprétation avancée est soute-
nable, le ministère de Jésus prend un aspect explicitement révolu-
tionnaire selon les canons de l’antiquité. D'un côté, son ministère
peut être considéré comme ayant préconisé la dissolution des méca-
nismes matériels de stratification sociale et de pouvoir. D'un autre
côté, les autorités politiques auraient sans doute perçu, même sous
le signe d'une proclamation publique de l'abolition de la dette, un
agenda subversif et révolutionnaire. Jésus n'avait pas à préconiser
l'insurrection armée pour être qualifié de révolutionnaire. En fait, il
n'a pas prôné l'insurrection armée.53
Ainsi, défendre la remise des dettes c’est se battre pour la liber-
té des paysans. C’est une position humaniste. Pour Jésus, le
Royaume de Dieu exige la remise des dettes et le prêt sans intérêt.
Cela constitue le monde de rêve pour les paysans galiléens.
Oakman pousse ses convictions plus loin en affirmant que Jésus
était un paysan plutôt qu’artisan comme son père Joseph.

Jésus paysan.
Oakman est frappé par la grande place du monde paysan dans
les Évangiles ; leur savoir, leurs valeurs, leurs difficultés écono-
miques. Etienne Nodet partage ce point de vue.
Le milieu galiléen dans lequel évolue Jésus est rural: là
il n'y a jamais aucune mention de Sepphoris ou de Tibériade. 54
Un Royaume de Dieu sans dette est bien un rêve taillé sur me-
sure pour eux. Oakman n’hésite pas à suggérer que Jésus est un
paysan.
Jésus rencontre Marie-Madeleine près de son tombeau, après sa
mort. Tout d’abord, elle ne le reconnaît pas, et le prend pour le jar-
dinier. Jésus prononce une parole que les peintres italiens rendront
célèbre : ‘Nole mi tangere’, ne me touche pas.
53 Oakman, page 32.
54 Etienne Nodet, Jewish Galilee, page 1. On Academia.

34
Elle se retourna, et elle vit Jésus debout ; mais elle ne savait pas que
c’était Jésus.
Jésus lui dit : Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? Elle,
pensant que c’était le jardinier, lui dit : Seigneur, si c’est toi qui
l’as emporté, dis-moi où tu l’as mis, et je le prendrai.
Jésus lui dit : Marie ! Elle se retourna, et lui dit en hébreu : Rabbou-
ni ! C’est-à-dire, Maître ! Jésus lui dit : Ne me touche pas ; car je ne
suis pas encore monté vers mon Père. Mais va trouver mes frères, et
dis-leur que je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et
votre Dieu. Jean 20.14-17.
Cette rencontre de Jésus et de Marie, son amie ou sa femme, est
émouvante et belle. Mais, il est invraisemblable que Marie ne re-
connaisse pas Jésus au premier regard. Que voulait dire l’écrivain
de l’Évangile ? Le texte grec dit ‘on ne me touche pas’, plutôt que
‘ne me touche pas’. Le recours à l’araméen n’apporte pas de lu-
mière sur ce texte, il reste inexplicable.
Ce n’est pas bien grave car la citation est peu probable. En plus
de son invraisemblance, elle ne se trouve que chez Jean, l’Évangile
le plus tardif. Que Marie rencontre le jardinier du cimetière, ne fait
pas, à mes yeux de Jésus un paysan. Qui est-il donc ?

Le nouveau Jésus historique.


La nouvelle image de Jésus comporte quelques ambiguïtés.
Quelle sorte de rebelle est-il donc ? Philosophe, activiste, poli-
tique, révolutionnaire, violent, non violent ?
Son comportement ainsi que la plus grande part de ses paroles
le montrent comme prédicateur pacifiste. Néanmoins cette image
est contredite par ses incitations à la violence. Que faut-il en pen-
ser ?

Le pacifiste.
Les Évangiles ne rapportent aucune action violente, seulement
des paroles enflammées dans les synagogues. Les premiers fidèles
de Jésus sont les Nazoréens qui mettent leurs biens à la disposition

35
de la communauté, comme les Esséniens.55 Cela est cohérent avec
l’exigence de l’argent propre et du prêt sans intérêt. Jésus construit
une communauté de fidèles exemplaires. Il prêche la non-violence,
il conseille à celui qui est giflé de tendre l’autre joue. Un épisode
de violence est rapporté, un fidèle de Jésus coupe l’oreille d’un
serviteur du grand-prêtre Caïphe. Marc s’en tient là, avec pour seul
commentaire ceci :
Alors tous l'abandonnèrent, et prirent la fuite. Marc 14.50.
Matthieu corrige Marc en remettant aussitôt Jésus à sa place de
brave défenseur de l’ordre établi. Jésus guérit aussitôt le blessé en
ajoutant :
Alors Jésus lui dit : Remets ton épée à sa place ; car tous ceux qui
prendront l'épée périront par l'épée.56
Voilà deux points de vue contradictoires, lequel choisir ?

Le rebelle.
Les incitations à la violence sont toutes crues chez Thomas.
Malheureusement, elles sont placées hors contexte. Oakman voit
Jésus comme le chef d’un soulèvement populaire. Son opposition à
l’endettement casse le mécanisme d’appropriation progressif des
terres, il bloque l’expansion des riches propriétaires qui peuvent
être des étrangers Judéens.
Jésus demande à ses fidèles de se procurer des épées. Il n’est
pas aimable envers le colon Juif ou Romain. Il traite les pharisiens
d’avares, et il affirme qu’il est en droit de ne pas payer l’impôt.
Oakman souligne qu’il promet à ses fidèles une redistribution de
terre !
Jésus répondit : Je vous le dis en vérité, il n'est personne qui, ayant
quitté, à cause de moi et à cause de la bonne nouvelle, sa maison,
ou ses frères, ou ses sœurs, ou sa mère, ou son père, ou ses enfants,
ou ses terres, ne reçoive au centuple, présentement dans ce siècle-
ci, des maisons, des frères, des sœurs, des mères, des enfants, et des
terres, avec des persécutions, et, dans le siècle à venir, la vie éter-

55 Transformation de Jésus, version 2, page 185.


56 Matthieu 26.52. Voir aussi Luc 22.49-51 et Jean 18.10-11.

36
nelle. Marc 10.29-30.
Dès le début de sa prédication, les villes le repoussent.
Jésus ne pouvait plus entrer publiquement dans une ville. Il se tenait
dehors, dans des lieux déserts, et l'on venait à lui de toutes parts.
Marc 1.45.
Ils furent tous remplis de colère dans la synagogue, lorsqu'ils enten-
dirent ces choses. Et s'étant levés, ils le chassèrent de la ville, et le
menèrent jusqu'au sommet de la montagne sur laquelle leur ville
était bâtie, afin de le précipiter en bas. Luc 4.28-29.
Cela prouve que ses intentions sont bien plus violentes que ce
que nous rapportent les Évangiles !
Sa colère explose lorsqu’il chasse les marchands du Temple. Il
se fait alors l’ennemi des chefs du Temple, les Sadducéens.
Durant son procès, Ponce Pilate affirme que Jésus ne menace
pas le pouvoir romain. Cela me surprend ; est-il stupide ou fait-il
l’imbécile pour laisser le Sanhédrin prendre la décision de tuer ? Je
vois plutôt un petit mensonge des rédacteurs des Évangiles. Ils ré-
digent après l’an 70 ; l’administration Temple est détruite par les
Romains ; désormais, on peut dire n’importe quoi des Sadducéens,
ils ont disparu. Par contre les Romains sont toujours les maîtres du
pays et les nouveaux chrétiens se sont assagis et ne les agaceront
pas inutilement. Les prêtres du Temple deviennent des poupées si-
lencieuses permettant de créer une belle histoire conformiste plai-
sante aux Romains.
Jésus et les premiers chrétiens sont qualifiés de Nazoréens dans
les Évangiles et les Actes. Le terme vient de l’hebreu ‘nazir’ qui
correspond à un engagement de vie pure. La Bible le décrit claire-
ment. Nombre 6 1-21, Lv 15,31 ; Lv 22,2 ; Nb 6, 2.3.5.6.12 ; Ez
14,7 ; Os 9,10 ; Za 7,3. Le Nazir ne boit pas de vin, laisse pousser
sa chevelure, signe ancestral de force et du guerrier. Il prononce
des vœux de pureté.

Le philosophe
Le Jésus de Thomas est clairement un philosophe. Il croit en
Dieu, mais ne croit pas aux religions, il recherche la vérité, les plus

37
hautes valeurs humanistes, il méprise le riche, il méprise la vio-
lence du monde, il aspire à un monde meilleur. Son indépendance
d’esprit le place dans la lignée des grands philosophes grecs, légè-
rement teinté de sagesse orientale. Son âme est vraiment belle.
Logion 4. Jésus dit : Que le vieillard chargé de jours ne tarde pas à
interroger le petit enfant de sept jours sur le Lieu de la Vie, et il vi-
vra !
Certes, poser son regard sur le jeune enfant fait beaucoup plus
que la lecture de tous les théologiens.
29. […] Si une lumière existe à l'intérieur d'une créature lumineuse,
alors elle illumine l'univers tout entier, et si elle n'illumine point,
elle est une ténèbre.
34. Jésus dit : Si la chair a été créée à cause de l'esprit, c'est un mi-
racle. Mais si l'esprit a été créé à cause du corps, c'est un miracle de
miracle. Mais moi, je m'émerveille comment cette grande richesse
peut-elle habiter cette pauvreté.
53. Jésus dit : Si deux sont l'un avec l'autre en paix dans la même
maison, ils diront à la montagne : Déplace-toi ! Et elle se déplacera.
64. Jésus dit : Tournez vos regards vers le Vivant, tant que vous êtes
vivants, afin que vous ne mouriez point, et cherchez à le voir !
91. Il a dit, lui, Jésus : Le corps qui dépend d'un corps est un mal -
heureux et l'âme qui dépend de ces deux est une malheureuse !
116. Jésus dit : Malheur à cette chair qui dépend de l'âme et mal-
heur à cette âme qui dépend de la chair !
Burton Mack considère Jésus comme Juif Galiléen, cynique, de
culture hellénistique, détaché des règles strictes des Juifs de Jéru-
salem. Son style personnel le rapproche des philosophes grecs cy-
niques.
Les érudits du Nouveau Testament reconnaissent les cyniques dans
certaines attitudes et pratiques recommandées dans la source Q1.
Comme nous le verrons, cela inclut la séparation de la famille, le
choix de vivre sans-abri, le rejet des normes de propreté, le choix
d’une tenue simple et de la mendicité sans honte […]
Le premier mouvement de Jésus n'était apparemment pas un mou-

38
vement réformateur.57
Michael Sandford souligne également des éléments de la pensée
des philosophes cyniques grecs chez Jésus ; par exemple, son non-
conformiste, sa recommandation de ne pas avoir d’argent sur soi.
N’oublions pas que la culture grecque imprègne la Galilée, entou-
rée par les dix villes de la décapole grecque.
L'influence de la philosophie cynique en Galilée et sur le mouve-
ment de Jésus a été démontrée plusieurs fois. Burton Mack sou-
ligne que Gadara, qui était à seulement un jour de marche de la
Galilée, était la maison de trois philosophes cyniques célèbres,
Meleager (-140 à -60), Philodème (-110à -30) et Oenomaus (120
de notre ère). Le style de vie et l’enseignement de Jésus a de
nombreux points communs avec les cyniques. Les instructions
de Jésus à ses disciples sur ce qu'ils devraient emporter avec eux
lors de leurs voyages rappellent particulièrement les trois posses-
sions du cynique, le manteau, le portefeuille et le bâton (Mt 10:
9-11; Mc 6: 8-10; Lc. 9: 3-4). Dans Matthieu, Jésus ordonne à
ses disciples de ne prendre ni argent, ni sac, ni tunique supplé-
mentaire, ni sandales, ni bâton ; dans Luc, Jésus interdit de
même de porter un bâton, un sac, du pain, de l'argent ou une tu-
nique supplémentaire. Mark, cependant, interdit de porter du
pain, un sac, de l'argent ou une tunique supplémentaire, mais or-
donne le port de sandales et le port d'un bâton. 58
Oakman souligne l’esprit grec qui imprègne la Galilée pousse
ses habitants à prendre des distances envers le colon Juif.
Ces résultats supposent que la Galilée, culturellement parlant, était
un endroit hautement hellénisé et minimisent l'orientation judéenne
de Jésus […] Cela révèle ses liens avec Jérusalem ou le temple ne
peuvent être que très faible.59
Notons que la culture grecque est également présente à Jérusalem.
Gamaliel, le maître Juif de l’apôtre Paul, connaît bien le grec.
Le bon air frais de la philosophie grecque libère l’esprit, mais il
souffle sur toute la Palestine, probablement plus fort en Galilée qu’à
57 Burton Marck, The Lost Gospel, page 46.
58 Michael Sandford. Jesus and the poor, 2012. Page 100. Il oublie de citer Mé-
nippe de Sinope (-300 à -260).
59 Oakman, page 261.

39
Jérusalem. Le Jésus de Thomas possède une bonne maîtrise de la phi-
losophie grecque, épicurienne et cynique.
L’esprit philosophique rend plausible l’idée d’un Jésus intellec-
tuel rebelle, campé dans la non-violence. Jésus apparaît comme un
personnage complexe qui combine les styles contradictoires du
philosophe clairvoyant et de l’activiste rebelle. Sa meilleure des-
cription, la plus riche, se trouve chez Thomas.

Pour conclure.
Comme le souligne Mason, les évangélistes ne sont pas d’ac-
cord sur la mission de Jésus. Chaque Évangile lui assigne des mis-
sions contradictoires, pacifistes ou rebelles. Cela reflète des diffé-
rences d’opinion légitimes chez les premiers chrétiens.
En se calant sur la démarche de l’historien, j’écarterai volon-
tiers la mission pacifiste, car elle se rattache à un Jésus-Dieu in-
venté au milieu du IIe siècle.
Reste la thèse d’Oakman, du Jésus rebelle, défenseur des pay-
sans galiléens. La parole de ce Jésus est très forte, implacable, in-
cendiaire, contre les colons Juifs et Romains de la Galilée. Mais
ses actes restent non-violents, il tient plus du philosophe incrédule
et généreux que du va-t-en-guerre. Ce Jésus est celui de Marc et
Thomas, mais il se trouve aussi chez les autres Évangélistes. Ce
point de vue est renforcée les travaux de Steve Mason, Michael
Sandford, Burton Mack, et bien d’autres historiens. Il me semble
convainquant. Ces historiens n’ont pas réinventé Jésus, ils ont
seulement nettoyé une couche épaisse de préjugés qui nous empê-
chaient de le voir.

Dans ma première étude, j’avais placé Jésus dans le groupe des


Juifs de l’intérieur, c’est-à-dire des habitants de Jérusalem. Mainte-
nant, je le vois comme Galiléen, un Juif de l’extérieur, profondé-
ment croyant de la religion juive, imprégné de culture grecque
comme Paul, furieusement opposé aux colonialismes judéen et ro-
main. Il se bat pour réaliser le Royaume de Dieu sur terre de toute
urgence, en respectant avec rigueur et humanisme les lois de

40
Moïse, sans tricher comme les prêtres Sadducéens et les colons
pharisiens.
Il défend les paysans en vilipendant le colonialisme judéen et
romain au point faible de la cuirasse, à savoir le mécanisme de
l’endettement. Plus philosophe qu’homme d’action, il ne prend pas
les armes. Néanmoins son discours met en péril l’ordre colonial
qui le crucifie sans hésiter, comme des milliers d’autres avant lui.
Le Projet Fort du premier Jésus historique vise à construire un
monde de paix et d’entraide, le Royaume de Dieu, qui se construit
en défendant les pauvres, en luttant sans merci contre les tricheurs
et les profiteurs. Oakman enrichit ce projet d’une lutte contre le co-
lonialisme, pour construire un monde d’argent propre, de prêts
sans intérêt, d’annulation des dettes et de l’esclavage.
Ce Projet Fort utopique est combattu par le courant chrétien du
Jésus-Dieu qui naît au IIe siècle, et qui permet à l’Église de devenir
au IVe siècle un des piliers du plus grand empire colonial du
monde. Grâce à Oakman, le Projet Fort utopique renaît aujourd’hui
dans toute sa force, après deux mille ans de sommeil.

Aujourd’hui, à la dictature coloniale se sont substituées d’autres


formes de dominations tout aussi cruelles. L’argent propre a com-
plètement disparu de la planète. Le rêve du Projet Fort de Jésus,
n’a jamais été aussi nécessaire. Une belle redécouverte, merci
Oakman.

41
Table des matières
Jésus, le Rebelle...............................................................................1
Le désaccord sur la Bonne Nouvelle..........................................3
L’Annonce de Paul.................................................................4
L’annonce de Marc.................................................................6
L’Annonce de Matthieu et de Luc..........................................7
L’Annonce chez Jean..............................................................9
L’Annonce chez Thomas......................................................10
Que penser des désaccords ?................................................13
La Galilée rebelle......................................................................14
L’histoire..............................................................................14
Les nombreux révoltés de Galilée........................................17
Flavius Joseph, un historien biaisé.......................................17
Judas le Gaulanite................................................................19
Menahem, fils de Judas le Gaulanite....................................20
Jésus Barabbas.....................................................................21
La question de la dette et de l’esclavage dans l’antiquité....21
Quel esclavage dans l’antiquité ?.........................................22
Le fléau de la dette et son esclavage....................................24
Dieu et Mamôm....................................................................24
La thèse du Jésus révolutionnaire.............................................25
Le ‘Notre-Père’ du sermon sur la Montagne........................28
Encouragement à remettre les dettes....................................29
La parabole des paysans cruels............................................29
La parabole du mauvais intendant........................................29
La parabole du bon Maître et du mauvais sujet...................31
La parabole des bons emprunteurs.......................................31
La parabole du fils prodige..................................................31
Prédication de Jésus à la synagogue de Nazareth................32
Les incitations à la violence de Jésus...................................33
Un Royaume construit sur l’argent propre...........................33
Jésus paysan.........................................................................34
Le nouveau Jésus historique.....................................................35
Le pacifiste...........................................................................35

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Le rebelle..............................................................................36
Le philosophe.......................................................................37
Pour conclure.......................................................................40

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