Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Dans la deuxième moitié des années soixante, le psychanalyste humaniste Erich Fromm
entame des recherches sur les instincts et passions humaines. En 1973, le résultat de ses
recherches paraît sous le titre The Anatomy of Human Destructiveness. Dans cet imposant
ouvrage traduit en français, La Passion de Détruire : Anatomie de la destructivité humaine
(Robert Laffont, Paris, 1975), Erich Fromm se livre, entre autre, à une analyse de la théorie
freudienne de l'agressivité et de la destructivité. On trouvera dans les lignes qui suivent
une synthèse de cette analyse réalisée dans le cadre du travail du Groupe de Lectures
Freudiennes autour des Cinq leçons sur la psychanalyse de Sigmund Freud (Petite
Bibliothèque Payot, Paris, 2001). Cette synthèse est introduite par quelques faits
essentiels concernant Erich Fromm qui devraient permettre de mieux situer l'objet de
l'analyse de l'auteur et faciliter le lien avec sa propre théorie de la biophilie et de la
nécrophilie. Elle constitue le point de départ d'un échange de groupe et ne saurait
résumer la richesse de la pensée d'Erich Fromm ni être un substitut au texte originel.
Il est l'un des représentants de l'école de Francfort. Il étudie la philosophie avec Jaspers et
la psychanalyse avec Theodor Reik. Ancien membre de l'Institut psychanalytique de Berlin,
il pratique une psychanalyse " humaniste " ou " existentielle ".
Le fil conducteur dans l'œuvre de Fromm est l'idée que l'homme est en grande partie le
produit de son environnement, de la société dans laquelle il vit. Adoptant une approche
socio-psychologique, il analyse le phénomène social afin de découvrir les passions gravées
en l'homme par la société et d'en proposer une interprétation au plus près. Par ailleurs, il
effectue de nombreux travaux sur le symbolisme dont Le langage oublié, introduction à la
compréhension des rêves, des contes et des mythes (Payot, 1953). A ce sujet, il nous dit : "
la langue symbolique est la seule langue universelle que la race humaine ait élaborée,
identique pour toutes les civilisations et à travers toute l'histoire. Cette langue possède sa
grammaire et sa syntaxe propres ".
Erich Fromm s'est présenté comme un humaniste à la recherche d'une solution humaniste
aux maux de la société contemporaine. Il défend sa foi en l'humain (lire le remarquable
credo qu'il écrit après avoir achevé Le Cœur de l'homme, paru en français dans L'homme
et son utopie, Desclée de Brouwer, 2001), dans la part éminemment spirituelle de
l'humain, contre les critiques qui lui sont faites de semer le doute dans les esprits.
Comment Fromm peut-il croire en l'humain, lui qui reconnaît les conséquences
désastreuses de l'aliénation que celui-ci s'impose à lui-même. Pour Fromm, l'aliénation est
la " maladie du siècle ", un malaise et un " engourdissement intérieur " : les patients
souffrent " d'une aliénation d'eux-mêmes " " Leur souffrance commune est celle d'une
aliénation d'eux-mêmes, de leur prochain, de la nature. ". Fromm maintiendra jusqu'au
bout que les chances de triompher de l'aliénation - destructrice - pour l'individu
contemporain sont réelles aussi longtemps que l'humain a accès aux forces en lui qui
favorisent la croissance (E. Fromm, Revoir Freud, Armand Colin, 2000).
Voici en substance ce que Erich Fromm nous livre de son approche en psychanalyse
présentée dans Revoir Freud : pour une autre approche en psychanalyse (op. cit.).
Pour Fromm un renouveau créatif de la psychanalyse n'est possible que si celle-ci dépasse
son conformisme positiviste, c'est-à-dire sa seule dimension scientifique. Il est urgent de
s'intéresser et d'examiner les phénomènes psychologiques qui constituent la pathologie
de la société contemporaine : aliénation, anxiété, solitude, peur des sentiments profonds,
manque de dynamisme, manque de joie de vivre. Ces symptômes ont remplacé le rôle
central tenu par la répression sexuelle au temps de Freud. En particulier, la psychanalyse
doit étudier la " pathologie de la normalité ", les " pré-schizophrénies chroniques " qui
sont engendrées par la société cybernétique et technique d'aujourd'hui et davantage
demain.
Dans Revoir Freud, au chapitre intitulé " Pour un renouveau dialectique de la psychanalyse
" Fromm rappelle la nécessité d'une évolution de la théorie des pulsions selon Freud. Dans
" Aspects d'une théorie renouvelée des pulsions ", il précise : " La différence fondamentale
entre le cadre théorique que je présente et la théorie classique [théorie des pulsions de
Freud], c'est que Freud essaie de comprendre toutes les passions humaines comme étant
enracinées dans des besoins biologiques et physiologiques et qu'il a élaboré des théories
ingénieuses pour défendre ces positions. Alors que dans ma conception, les plus
puissantes pulsions humaines ne sont pas celles dirigées vers la survie physique… mais
celles à travers lesquelles l'homme cherche une solution à sa dichotomie existentielle
[double constitution : être de nature/être de pensée], à savoir un but pour sa vie qui
puisse canaliser sont énergie dans une seule direction, le transcende en tant qu'organisme
cherchant seulement à survivre, et donne un sens à son existence…L'homme veut aimer
parce qu'il a un cœur. Il veut penser parce qu' il a un cerveau, il veut toucher parce qu' il a
une peau. L'humain a besoin du monde parce que sans lui il ne peut exister. Dans l'acte de
se relier au monde, il s'unie à ses 'objets' et du coup les objets cessent d'être de simples
objets. Cette mise en relation avec le monde c'est cela même le fait d'être. "
Par ailleurs, Fromm revoie le théorie de la sexualité prégénitale classique. Pour lui les
caractères " oral " et " anal " ne résultent pas de la survenue d'excitations orales et anales.
Ils expriment plutôt une qualité particulière de relation au monde, qui est une réponse à
l'atmosphère psychique régnant dans la famille et dans la société.
Fromm propose dans l'œuvre qui nous intéresse ici, La Passion de détruire, une nouvelle
théorie concernant les passions humaines qui comprend une révision des deux affects de
l'Agressivité et l'Eros. Le constat est que Freud ne distingue pas qualitativement les
diverses sortes d'agressivité, telles par exemple la réaction agressive de défense d'intérêts
vitaux ou bien la passion sadique de l'omnipotence et du contrôle absolu, ou encore la
destructivité nécrophile dirigée contre la vie elle-même. "Je propose la révision suivante
de la théorie freudienne : le problème principal ne réside pas dans la lutte du moi contre
les passions, mais dans l'affrontement de deux espèces différentes de passions. " Fromm
propose une hypothèse : les deux forces qui motivent l'humain sont la biophilie (l'amour
de la vie) et la nécrophilie (l'amour de la mort, du dépérissement, de la destruction, etc.),
une réévaluation en soit des notions de pulsions de vie/pulsions de mort de Freud. A
l'inverse de Freud, pour Fromm, ces forces ne sont pas des forces d'origine biologique
présentes dans chaque cellule. Elles se manifestent plutôt dans la rencontre du sujet avec
son environnement. A ce titre, voir les parties intitulées " Hypothèse sur l'inceste et le
complexe d'Œdipe (La Passion de détruire, p. 370) et " Relations entre les instincts de vie
et de mort selon Freud, et la biophilie et la nécrophilie " (op. cit., p. 376).
La nécrophilie, quant à elle, est davantage un développement pathologique qui se produit
quand - pour de nombreuses raisons - la biophilie est neutralisée ou détruite. " La
différence entre le concept freudien et celui qui est présenté ici [l'éthique biophile] ne
réside pas dans leur substance mais dans le fait que, dans le concept de Freud, les deux
tendances sont à égalité, comme si elles étaient toutes deux biologiquement données. La
biophilie est une pulsion saine alors que la nécrophilie l'est comme un phénomène
pathologique. La nécrophilie apparaît nécessairement comme le résultat d'une croissance
étouffée, d'une 'infirmité' psychique. Elle est le produit d'une vie non vécue, de
l'incapacité de parvenir à un certain stade au delà du narcissisme et de l'indifférence… La
nécrophilie se développe à mesure que le développement de la biophilie est étouffé. "
(op. cit., pp. 376-377.)
Dès 1920, avec Au-delà du principe de plaisir, Freud entre dans une nouvelle phase de
recherche. Il révise fondamentalement sa théorie des instincts. Dans ce dernier ouvrage,
Freud attribue toutes les caractéristiques d'un instinct à la " compulsion de répétition ".
Dans le Moi et le Ca (1923), il postule une nouvelle dichotomie, celle de l'Eros et de
l'instinct de mort qui remplace l'ancienne dichotomie : le Moi et les instincts sexuels.
L'approche de la nouvelle théorie est d'ordre biologique : chaque cellule vivante est
supposée pourvue de deux qualités fondamentales de la matière vivante : l'Eros et la
pulsion de mort. Différence de taille, le principe de réduction de la tension, loi
fondamentale du fonctionnement nerveux, est maintenu sous une forme plus radicale : la
réduction à zéro de l'excitation. A cette époque Freud reconnaît : " le facteur contrariant
le plus puissant de tous et qui se trouve absolument hors de tout contrôle… est l'instinct
de mort. " (1937).
Freud tente de trouver une issue au dilemme qui se pose au théoricien et à l'humaniste.
Sa tentative tient à l'idée que l'instinct destructif peut être transformé en conscience.
Première tentative qui exprime l'idée que sous le poids de la civilisation, l'homme
transforme la destructivité en conscience auto-punissante. Une autre tentative consiste à
dire que l'instinct de destruction peut être modéré pour permettre ainsi au Moi de
satisfaire ses besoins vitaux et maîtriser la nature. Freud n'emploie pas le mot "
sublimation " avec l'instinct de mort. Peut-il être vrai que destructivité se transforme en
constructivité ? Que signifie cette maîtrise de la nature ? Freud parle d'instinct destructif
proche de la nature, " plus près de la Nature que la résistance que nous lui opposons "
(1933). Si l'instinct de mort est aussi puissant, aussi fondamental que le prétend Freud,
comment peut-il être réduit de façon considérable en faisant intervenir l'Eros, étant
donné qu'ils sont tous deux contenus dans chaque cellule et qu'ils constituent une qualité
irréductible de la matière vivante ? C'est là que Freud revient à une ancienne intuition, "
l'idée du processus de civilisation comme facteur conduisant à un refoulement durable, et
pour ainsi dire constitutionnel, organique des instincts. " (1930)
Fromm poursuit le questionnement : existe-t-il des preuves suffisantes d'un tel
refoulement ? Ce refoulement est-il de même nature que le refoulement au sens courant -
il affaiblit les exigences mais ne les chasse pas de la conscience pour les détourner vers
d'autres buts. Les pulsions destructives se sont-elles affaiblies au cours de l'histoire ? Des
pulsions inhibitrices se sont-elles développées ? Cela demanderait de croiser les efforts de
plusieurs sciences pour répondre.
Dominique Terrazzoni
mars 2005
Groupe de Lectures Freudiennes
Quelques œuvres clés de Fromm : Avoir ou Être, Marabout, 1975, Le Cœur de l'homme,
Payot, 1979, Grandeur et Limites de la Pensée Freudienne, Robert Laffont: 1980 et La
Désobéissance et autres essais, Laffont, 1983. Également Revoir Freud : pour une autre
approche en psychanalyse, Armand Colin, 2000.