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Premières organisations pulsionnelles 8.02.

2012

LES PREMIERES ORGANISATIONS PULSIONNELLES ET LE MOI CORPOREL

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Publié en 2004 . Revu et complété en 2012. 25 pages. Copyright Geneviève Haag

RESUME : Ce texte se propose, dans un va-et-vient incessant entre la clinique des troubles
autistiques et l’observation naturaliste du développement selon la méthode d’E. Bick, d’exposer
les principaux approfondissements concernant la genèse du Moi corporel, en montrant que ces
approfondissements, bien que souvent exprimés en termes identificatoires et de représentations
les plus primitives du Soi et des objets (la peau-contenance sphérique, les axes du corps), sont
pleinement intégrés à la théorie freudienne des pulsions, principalement celle de l'organisation
orale mais aussi du début de l’organisation de la sphinctérisation anale. Des ponts sont établis
entre les apports des auteurs postkleiniens, principales références de ce texte, et ceux des auteurs
français, notamment l’apport de Piera Aulagnier concernant le pictogramme et les premiers états
du Moi et celui d'André Green.

ABSTRACT: ORAL ORGANIZATION AND BODY EGO. Published in 2004, revised and supplemented in
2011, © Geneviève Haag. By a ceaseless mutual fertilization between the clinical practice of
autistic disorders and the naturalistic observation of development according to E. Bick method,
the main insights concerning the genesis of the body Ego are unfolded. The author shows that
these developments are often conveyed in terms of identity and in the most primitive
representations of the self and the objects (spherical containment, skin, body axis); and that,
nevertheless, they are fully integrated in the Freudian theory of drives, mainly of oral
organization but also of the beginning of anal one. The contribution of post-Kleinian authors --
main references in this text -- are bridged with those of French authors, including André Green,
and Piera Aulagnier on the pictogram and the initial stages of the Ego.

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Une grande partie de ce texte est extraite d’une conférence donnée dans le cadre des conférences du mercredi de la Société
Psychanalytique de Paris, ouvertes à tout public, cycle “Le modèle freudien de la sexualité infantile, aujourd'hui”, 30 mai
2001, et repris en substance le 15 mars 2004 dans le cadre du cycle des conférences de l’école doctorale Paris VII organisées par
le Pr S. de Mijolla ; je la remercie pour cette rencontre qui m’a réintroduite aux travaux de P. Aulagnier. Article publié en 2004 in
Topique, 87, p. 23-45.
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Il est utile actuellement de rapprocher les théorisations concernant la constitution du


Moi corporel de la théorie des pulsions et plus particulièrement de la problématique de la
pulsion orale. En effet, les approfondissements de la genèse du moi corporel que nous avons pu
faire grâce aux traitements psychanalytiques des enfants autistes confrontés aux données de
l’observation naturaliste des nourrissons, s’expriment souvent en termes identificatoires dans le
cadre de formes très primitives de relations d’objet. Nous parlons d’"identité adhésive", de
"peau" (E. Bick, 1968, 1986), d’"introjection de contenance avec son squelette interne"
(W. Bion, D. Meltzer, 1975), de "présence d’arrière plan d’identification primaire" (J.-S.
Grotstein, 1981), de "présence ou objet latéral d’identification primaire" (G. Haag, 1991). On
pourrait en déduire que le jeu pulsionnel est oublié. Je voudrais donc démontrer le contraire et
souligner, à travers les matériaux cliniques eux-mêmes et l’observation, les jonctions implicites,
obligatoires pourrait-on dire, entre le vocabulaire freudien classique et celui des travaux récents
abordés ici. Nous pouvons tous nous rejoindre en effet sur la certitude qu’il n’y a pas de vie
pulsionnelle sans objet, et pas d’objet sans vie pulsionnelle.
Je commencerai par l'évocation d'une pensée rituelle, celle-ci, ainsi que la pensée
mythique, étant relativement plus avancées que la pensée métapsychologique dans certaines de
leurs explorations. Je vais donc parler d'un rituel dont j’ai eu connaissance alors qu’il était
encore en vigueur dans l'Atlas marocain il y a une vingtaine d'années, le rituel des lions 2, qui me
semble être un condensé extraordinaire des jonctions théoriques que nous cherchons. Ce rituel se
développe en une longue procession où les musiciens sont en haie de chaque côté d'une grande
allée et un groupe se déplace en double cercle, le cercle des hommes au milieu entouré d'un
cercle de femmes. Les hommes jouent entre eux la dévoration, l'incorporation dirait-on, dans un
mime dansé utilisant beaucoup les mains dressées en bouches mordantes vers le visage de
l'autre, doublées par la mimique de la bouche, et avec l'interdit du toucher ; si par maladresse ou
inadvertance ils effleurent ou touchent même très légèrement la peau d'un de leurs congénères,
ils doivent se retourner vers le cercle des femmes et mimer cette fois la pénétration du regard. Ils
la miment d'une manière très parlante qui m'a beaucoup servi ensuite pour travailler avec les
jeunes autistes, même déficitaires, qui sont en train de travailler l'angoisse de la pénétration du
regard : ils sont face à la femme en la regardant bien et en mimant de pénétrer ses yeux avec
l'index et le majeur tendus en V, et toujours avec l’interdit du toucher ; et là, s’ils effleurent
seulement la peau du visage de la femme, ils doivent lui caresser gentiment l'arrière de la tête

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Je dois le récit de ce rituel à un collègue marocain, le Dr Ziou-Ziou, que je remercie beaucoup de cette précieuse
communication et de son autorisation à la publier
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comme s'il fallait s'assurer que le fond n'en était pas percé par un fantasme trop violent de cette
pénétration du regard, ou le réparer. Ce double cercle jouant ainsi sans cesse la double
interpénétration, dévorante-incorporante, et pénétrante, du regard se déplace lentement dans un
mouvement spiralé sur plusieurs kilomètres avant de venir s'affaler sur le tombeau du marabout,
où attendent ceux qui ne peuvent marcher dans l'espoir d'un miracle pour se lever. Tous les
détails de ce rituel sont importants parce qu'ils contiennent ce que nous allons maintenant
développer.
Méditant à nouveau le texte fondamental de S. Freud, Pulsions et Destin des pulsions
(1915), je relève ces affirmations bien connues : "Originairement, tout au début de la vie
psychique, le Moi se trouve investi par les pulsions et en partie capable de satisfaire ses
pulsions sur lui-même. Nous appelons cet état le narcissisme et nous qualifions d'auto-érotique
cette possibilité de satisfaction". Mais, depuis longtemps, avec les précisions que nous avons
actuellement sur la naissance de la psyché, je me pose la question suivante : sommes-nous
certains que cette capacité de satisfaire ses pulsions sur soi-même ne dépende pas de quelque
chose qui a déjà circulé entre l'objet externe et un certain embryon du Moi constitué sans doute
dès la vie prénatale, j'en parlerai tout à l'heure, et qui conditionnerait le caractère vraiment auto-
érotique et le statut pulsionnel de cette énergie. La pathologie nous a en effet appris à faire une
distinction entre une auto-sensualité dans ce fonctionnement d'un apparent auto-érotisme oral, et
un véritable auto-érotisme où la sensualité s'intriquerait avec une qualité pulsionnelle,
émotionnelle, d'échanges déjà à l'oeuvre dans les supports sensoriels notamment sonores,
tactiles, mais aussi kinestésiques et labyrinthiques. Là, dans ce rituel, vous avez la haie des
musiciens qui fait le rythme sonore et ce déplacement en danse où la kinestésie a sans doute une
grande importance; n'avons-nous pas là la référence à l'émotionalité prénatale que D. Meltzer
(1986) définit, en référence à S. Langer, comme une émotionalité de type chant et danse ? Les
échanges émotionnels sont donc à l’œuvre dans ces supports sensoriels et là je renvoie aussi vers
les travaux de Frances Tustin (1986), notamment lorsqu'elle parle, à travers ses patients, et en
référence à Winnicott, des échanges en termes de flux et de reflux et de la perte ou des
retrouvailles du "rythme de sécurité", en deçà d'une conscience de séparation telle que nous la
connaissons.
Je formulerais volontiers moi-même en effet qu'au départ ces échanges organiseraient
un perçu fondateur de surface habitée de circulations rythmiques. Ne serait-ce pas le niveau de
fonctionnement correspondant à ce que James Grotstein (1981) a appelé la Présence d'arrière-
plan d'identification primaire, que les patients et les bébés nous indiquent être localisés dans la
sensation de l'appui du dos en tant que surface limite primordiale ? Nous avons eu par certains
jeunes patients la démonstration du fait que cette surface, mise en effet dans le dos, était
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principalement tissée de sonore et de tactile dans une kinesthésie rythmique, ou peut-être


pourrait-on dire tissée dans des rythmicités sonores, tactiles et kinesthésiques et sans doute
incluant, mais cela est souvent moins visible, les autres sensorialités de proximité (goût et
odorat).
Cette relation de surface, c'est ce que j'appellerai du point de vue identificatoire
l'identité adhésive normale. C'est-à-dire la relation surface à surface que nous suspectons
actuellement avoir précédé et accompagné avec des alternances pendant quelque temps, la
construction en trois dimensions de l'image du corps et de l'espace et restant au fond de nous
comme une "position" ainsi qu' E. Bick nous a dit en formuler l'hypothèse. La discussion
actuelle est en effet de savoir si cette identité adhésive découverte et décrite par Esther Bick
(1986), sans tout à fait assez de précisions concernant la différenciation entre les aspects
pathologiques et les aspects possiblement normaux, serait constitutive du développement
normal. Certains collègues n'admettent pas cette hypothèse, notamment D. Meltzer, et pensent
que cette identité adhésive est toujours pathologique. La différence que je fais personnellement
et de plus en plus, c'est que dans l'identité adhésive pathologique, justement la rythmicité, le jeu
rythmique surface à surface, glissement rythmique et/ou alternance rythmique collage/décollage,
ne jouent pas, car c'est une identité de type ventouse qui pétrifie tout le développement, soit dans
les agrippements sensoriels supposant le démantèlement de l’appareil perceptuel dans l’autisme
proprement dit (Meltzer, 1975), soit dans la rigidification musculaire, soit, à un niveau
d’organisation plus évolué, dans les rituel obsessionnels post-autistiques coupant le sens et
installant des répétitions très appauvries.
L’adhésivité de type ventouse décrite par Esther Bick fait droit à l’hypothèse que ce
puisse être aussi une formation normale, puisqu’elle a parlé de position. Nous sommes là dans
l'en deçà de la constitution intérieur/extérieur supposant l'organisation tridimensionnelle
sphérique dont il est question dans le texte de Freud évoqué plus haut : "Alors, sous la
domination du principe de plaisir, s'accomplit un nouveau développement dans le Moi, il prend
en lui 3, dans la mesure où ils sont source de plaisir, les objets qui se présentent. Il les introjecte
selon l'expression de Ferenczi et d'un autre côté expulse hors de lui ce qui à l'intérieur de lui-
même provoque le déplaisir, voir plus loin le mécanisme de la projection" (Freud, ibid. p. 38).
Mélanie Klein décrit également une organisation tridimensionnelle du Moi, dans le système
projection/réintrojection et l'identification projective ; Esther Bick, quant à elle, précise dans sa
description de la formation de "la peau" que les clivages et projections ne peuvent se mettre en
route sans cette nouvelle organisation, cette fois-ci tridimensionnelle, du va-et-vient rythmique
dont nous venons de parler.
3
Souligné par moi.
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Quel rapport au narcissisme ? Je citerai maintenant André Green ; il commente ce


passage de S. Freud en reconnaissant le rôle de l'objet externe, ce qui est évidemment très
important ; il écrit : "C'est donc à partir d'un déni de l'objet [je pense pour ma part qu'il s'agit
plutôt d'un en-deçà de l'objet au sens d’un objet total figuré, séparé] que se constitue le Moi
plaisir évoqué par Freud, c'est un narcissisme exemplaire, celui-ci n'est d'ailleurs concevable
que si l'objet externe pourvoit aux indispensables satisfactions qui assurent à la fois la survie et
le plaisir" (Green, 1983). Notons donc qu'il évoque, comme je l'évoque pour les phénomènes les
plus précoces, le rôle de l'objet externe, car dans le va-et-vient, même en surface, je pense qu'il y
a une circulation émotionnelle déjà commencée in utero, principalement dans le sonore et le
kinesthésique comme nous l’avons indiqué plus haut ; et quand cela n'existe pas, il y a des états
fœtaux crispés, immobilisés, des troubles de l’écoute à la naissance, qui seraient l’un des signes
les plus précoces des risques autistiques (P. Delion et coll.,1998). Nous pouvons faire
l’hypothèse que quelque chose ne fonctionne sans doute plus, ou moins bien dans ce que nous
pouvons déjà suspecter appartenir à un certain auto-érotisme prénatal puisque au milieu des
rythmicités sonores et kinesthésiques, il y a déjà une activité digestive, il y a déjà un
suçotement ; il me semble que nous pouvons donc rattacher cela au jeu de la pulsion orale.
Nous pouvons rapprocher les considérations que nous venons de faire en insistant sur
le jeu du regard combiné à la "présence d'arrière plan", donné par les patients comme agent
principal de la sphéricisation de la surface, de la surface de soutien pourrait-on dire, de support.
Cette transformation en enveloppe est séparante. D’ailleurs, lorsque la tridimensionnalité est
formée, il y a une perception des échanges du regard qui s'évoque en terme de "sauter par dessus
un espace de séparation". L'image motrice qui fonde cette troisième dimension serait sans doute
tourbillonnaire. Qu'est-ce qui me fait dire cela ? Quelques matériaux cliniques dont je vous
citerai un spécimen puis la reprise ensuite dans le dessin des enfants lorsqu'ils passent de la trace
bidimensionnelle à la trace tridimensionnelle qui va se terminer par le dessin du bonhomme,
nous y reviendrons (Haag G., 1994 b). J’exposerai d'abord la démonstration d'un enfant que j'ai
appelé Florent, encore assez autiste à cette époque, mais ayant tout de même retrouvé par
moments le contact du regard. Il était en train de consolider cette enveloppe tridimensionnelle et
amorçait le langage. C'est au cours d'une thérapie familiale où il est avec une petite sœur
d’environ deux ans et demi ; les jeunes enfants dans les thérapies familiales autour des enfants
autistes sont très précieux, parce qu'ils sont en train eux-mêmes d'élaborer et de travailler de
toutes sortes de manières leurs premières constructions. Dans la séance, les deux enfants sont en
train de faire un shampoing aux poupées dans l'évier et ils commencent par s'arracher les objets

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entre eux, ce qui me fait interpréter les anciens vécus d'arraché 4 ; mais surtout ils font
énormément de mousse et ce n'est pas seulement dans une défense obsessionnelle de lavage; je
commente cela en résonance avec le dire des parents sur le défaut de prononciation de l'enfant
qui, comme un certain nombre d'enfants autistes, est en train de se démutiser en sons vocaliques,
c'est-à-dire en évitant soigneusement toute l'articulation consonantique (Haag G.,1984). Frances
Tustin nous a aidés à repérer à ce moment-là qu'il s'agissait du clivage dur/doux et pas d'un
consonantique branché sur l'oralité dévorante par exemple, ce qui avait d'abord alimenté pour
moi certaines interprétations d'ailleurs inopérantes, tandis que les interprétations en termes de
dur et de doux par rapport à ce trouble articulatoire sont efficaces et opérantes, comme nous
allons le voir. Après que la mère ait dit que Florent évitait les consonnes, je dis qu'il faut peut-
être tout ce doux de la mousse pour compenser les choses dures comme les consonnes dures de
la parole. Se produisit alors cette sorte quasi miraculeuse d'événements qui arrive lorsque notre
formulation est suffisamment ajustée au vécu de l’enfant autiste pour le toucher : il vous répond
immédiatement que cette expérience d’être touché crée alors une représentation qui va solidifier
le perçu de contenance. Juste après cette interprétation, il s'adosse au mur, il me regarde dans les
yeux très joyeusement et il commence une marche tourbillonnaire lente à peu près comme dans
le rituel des lions et il vient atterrir doucement sur mon épaule après avoir suggéré la pénétration
dans ma tête via le regard. Nous avons trouvé cela magnifique ; c'est comme s'il disait "Quand
on comprend, quand on touche juste, le regard peut à nouveau pénétrer : il est fait de pénétrance
et de douceur et il trouve un fond, cela consolide l'enveloppe, cela fait vraiment quelque chose
qui solidifie le Moi".
L’alliance nécessaire de la pénétrance et de la douceur dans les échanges psyché/regard
m’a été plusieurs fois démontrée au cours des processus thérapeutiques. Je fais allusion ici, en ce
qui concerne la forme tourbillonnaire de cette plongée, à l'image motrice des plongées dans le
regard et je renvoie aux travaux de D. Houzel sur les angoisses de précipitation qu'il a décrites
aussi comme des attractions tourbillonnaires qui deviennent engloutissantes, anéantissantes
lorsqu’il n’y a pas la rencontre qui fait rebond (Houzel, 1985). Que font alors les enfants autistes
derviches tourneurs ? Ils semblent chercher à maîtriser leurs angoisses de chute, mais en fait
nous pouvons comprendre que leur attraction dans le vide est une attraction tourbillonnaire de
précipitation qui n’est possible que s'ils ont construit un minimum de troisième dimension, ou
s'ils sont en train de la construire. Mais on peut aussi reconnaître la sublimation vers le plaisir de
ce vécu premier pour tout un chacun dans les jeux de manège et tout simplement dans la danse.
Quand nous avons une émotion joyeuse très forte, observons-nous bien, nous avons envie de
4
Dans cette pathologie, l’absence d’introjection de la contenance en termes d’enveloppes, de membrement et de construction axiale,
fait que la séparation corporelle est vécue comme un arrachement de peau ou de morceaux de corps, notamment la zone orale et
les extrémités des membres.
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tourner et de danser dans un mouvement d’envol, et beaucoup de gens se mettent à tourbillonner


en sautant et en dansant quand ils apprennent une nouvelle enthousiasmante, quand ils
débordent de plaisir. De même du côté des émotions négatives, nous avons des expressions de
langue qui consacrent qu'on se sent bouleversé, qu'on se sent "retourné", mais cette fois vers la
chute; il semble donc bien qu’il y ait un mouvement tournant ou une image motrice qui se
déclenche dans ces vécus émotionnels intenses.
Nous avons à peu près réuni là ce que nous avons trouvé dans le rituel des lions,
l'alliance des composantes motrice, donc kinesthésique, labyrinthique, avec le jeu
incorporatif/pénétrant dans la double interpénétration bouche-mamelon et œil-à-oeil qui a été
bien décrite par des auteurs post-freudiens. Plusieurs auteurs français, notamment F. Pasche
(1975), P.C. Racamier (1989) ont insisté sur le rôle précoce du regard, mais Freud ne semble pas
avoir vu cette importance du premier regard dans son articulation à l'érotisme oral de la bouche
et de tout ce qui l'accompagne comme rythmicités à commencer par le tètement. Freud a étudié
la pulsion scopique à partir du voyeurisme, dans le cadre des pulsions partielles, il écrit que "…
L’objet de la pulsion de regarder n’est pas l’œil lui-même… " (Freud, ibid. p. 34). Or l'oeil
cherche l’œil intensément, particulièrement dans le deuxième mois de la vie, c'est clair, et c'est
là-dessus que va s'articuler cette pénétration à laquelle les démonstrations des patients donnent
une extrême importance. D. Meltzer est l’un de ceux qui s'est le plus attardé sur la double
interpénétration ci-dessus définie en lien avec l'émotionnalité qu'il a mise en exergue à savoir
l'émotionnalité primitive de type esthétique. Il dit que c'est vraiment dans la relation entre
bouche langue-mamelon et l'intense œil-à-oeil que s'élabore le premier théâtre des fantasmes
qu'il appelle le "théâtre de la bouche, qui évoque la cavité primitive décrite par R. Spitz (1968).
Dans ce théâtre s'exercent non seulement des jonctions mains-bouche mais les vocalisations
comme un exercice fantasmatique. Je propose de considérer ces vocalisations en tant
qu’exercice sonore des boucles de retour issues de l'image motrice des va-et-vient relationnels,
qu'elle soit tourbillonnaire ou qu'elle soit linéaire, entre le Soi en émergence et l'objet d'amour.
Ce que dit Meltzer est très beau :
"Il existe entre le bébé et la mère une relation très visuelle dans laquelle l'œil-mamelon de
la mère pénètre l'œil-bouche du bébé, pendant que le sein enveloppe le bébé et que, dans
leur contact œil-à-œil, mère et bébé s'enveloppent l'un l'autre. La curiosité intrusive de
l'œil-bouche du bébé s'oppose à celle de l'œil-mamelon, qui acquiert la qualité du surmoi
très archaïque. Par ailleurs, l'enveloppement mutuel de l'expérience esthétique entre la
mère et le bébé (il devra en effet être réciproque pour rester dans les limites du tolérable
pour les deux), avec ses qualités de passivité, d'attente et de soumission, apporte un
sentiment de mystère et de joie – qui, pourtant, est lourdement chargé de la douleur de
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cette terrible incertitude que le conflit esthétique implique pour les deux protagonistes.
L'intérieur caché de l'objet, comme l'objet absent, est un puissant stimulant pour la pensée
(Meltzer, 1986, trad.. 2006, p. 212).
Là, j'insiste pour donner comme lui une très grande importance, lors des empêchements
à pénétrer le regard-psyché de l'autre, à cet aspect curiosité intrusive et pénétration piquante, on
peut même dire arrachante, du complexe mamelon-œil.
En effet, chez les enfants autistes, outre les peurs de tomber de l'autre côté de la
pupille dans la non réception/rebond, il y a, nettement exprimée par certains, la peur d'un œil
qui soit un bec prédateur, comme F. Tustin et moi-même l'avons démontré : ainsi une fillette,
après avoir en grande partie retrouvé le regard, pouvait mimer une main épervier dont l'index
fonçait comme un bec dans les yeux d'un bel enfant sur une image ; d'autres enfants nous
montrent, en venant frôler notre visage avec un crayon bien aiguisé pointé en avant dans chaque
main, que l'oeil peut être vraiment un pointu très méchant qui rentre dans l'oeil de l’autre. Est-ce
une non transformation d'un aspect instinctuel du regard phylogénétiquement prédateur ? Le
petit de l'Homme réussit-il habituellement à humaniser cet héritage phylogénétique ? L'oeil est
en effet prédateur chez les animaux non domestiqués, en particulier les animaux sauvages. Chez
certains enfants autistes, il semblerait, la première relation ne s'étant pas établie normalement,
que cette peur ne se soit pas transformée. L’autre hypothèse serait que l'œil devienne piquant,
arrachant, lorsqu'il y a non retour de l'envoi. C'est en effet le retour de l'envoi qui fait que les
formes se fondent, que l'enveloppe se fonde et si ça ne revient pas, les zones érogènes de contact
tactile (bouche, mains) sont "parties" "arrachées" dans l'image du corps. N'y a-t-il pas alors, tout
espoir perdu d'un retour fondant les bases introjectantes, une sorte de déchaînement rageur d'un
fantasme d'hyperpénétration sadique par le regard, racine peut-être la plus archaïque de l'envie
destructrice décrite par M. Klein, mais nous sommes peut-être là davantage dans le registre de la
psychose, puisque cela suppose une organisation tridimensionnelle du Moi..
Dans la problématique autistique, les zones corporelles sont parties, arrachées, dans
l’en deçà même de la stabilisation de la représentation du Moi primitif en tant que contenance, et
je ferai ici un lien avec les travaux de Piera Aulagnier sur les pictogrammes, présentés et
discutés par S. de Mijolla (1998, p. 93-94) : devant le fait clinique de ce que j’ai appelé chez les
autistes "l’amputation du museau" dans le Moi corporel, c’est-à-dire la perte de la sensation du
pourtour de la bouche, je rejoins complètement P. Aulagnier sur le fait qu’il ne s’agit donc pas
de rejeter dehors, puisqu’il n’y a pas d’intérieur et d’extérieur, mais " … que la psyché
s’automutile de ce qui, dans sa propre représentation, met en scène l’organe et la zone, source
et siège de l’excitation" (P. Aulagnier, 1975, p.55). Dans ce registre, nous sommes en grande
partie dans les phénomènes hallucinatoires, et j’ai pu formuler cette amputation en termes
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d’hallucination négative permanente de la zone érogène. On peut aussi exprimer cela en termes
de désinvestissement Je suis également tout à fait d’accord avec P. Aulagnier sur l’importance
qu’elle donne, dès l’origine de l’activité psychique, au mouvement de spécularisation, le point
crucial pour la naissance du sentiment d’existence étant sans doute le degré de transformation
différenciant que doit accomplir l’objet externe au sein de ce jeu spéculaire.
Nous allons examiner ce thème de la spécularisation dans certains de ses aspects à
travers quelques matériaux cliniques. Un enfant post-autiste de quatre ans m’a transmis dans un
dessin une bonne illustration de ce que j'appelle les « boucles de retour », fondatrices de la
formation de l'enveloppe. C'est le même enfant qui deux ans plus tôt, m'avait fait une
démonstration, pour moi princeps, du jeu de la pénétration du regard pour la formation de
l'enveloppe-peau allant de pair avec la perception d’un espace interne, démonstration détaillée
dans un des tout premiers articles consacrés à ce sujet (Haag, 1988). J’en résume ici un
fragment. J’ai appelé cet enfant Bruno.
"Tout en plongeant bien dans mes yeux, il faisait courir un petit cube de plastique depuis
la racine du nez entre les deux yeux, sur la ligne médiane du front, puis du sommet du
crâne et le laissait glisser derrière ; puis il se retournait, rassemblait des objets dans cet
espace derrière qui semblait ainsi fondé. Puis il mimait que quelque chose se gâtait, les
jouets rassemblés étaient tous dispersés, avec des onomatopées de mécontentement ; cela
faisait un espace collabé, et il fallait se remettre en surface, en ramenant tous les cheveux
devant et en prenant un air vide avec une bouche coulante : il était devenu une façade;
puis les choses se restauraient, toujours dans la concomitance de l’appui-dos et de la
pénétration du regard. A l’époque du dessin dont je parle, environ deux ans plus tard, il
reprend la démonstration d’une bonne pénétration du regard fabriquant de l’entourance,
en alternant plongées dans le regard et calage dans un petit fauteuil rond qu’il avait
placé sous le tableau noir. Dans une de ses allées et venues, il avait posé à la craie sur le
tableau noir un amas de pointillages fermes représentant manifestement ces pénétrations,
puis tracé joyeusement un bouquet de boucles rayonnantes, dessin que j’ai relevé, puis
schématisé de la manière suivante :

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Relevé du dessin spontané de l’enfant


Schématisation personnelle

Cela m’a donc semblé une très bonne illustration de ce que j'ai développé sous le nom de
"structure radiaire de contenance" (1993), qui peut être exprimée aussi en terme de "squelette
interne de la sphéricité". Il suffit de joindre les points des sommets de toutes ces boucles de
retour pour avoir une forme circulaire ou sphérique. J’en arrive au développement
métapsychologique que je propose en nous attardant sur la question : "Qu'est-ce qui fait le
point de rebond ?", sujet que j’ai commencé à travailler lors d’un hommage à F. Tustin (Haag,
1994). Celle-ci décrit un peu la même chose chez l'enfant autiste en termes d'hallucinations
négatives trop fortes au moment de la rencontre, d'où surgirait un besoin de sursaut musculaire
et de contractures trop dures donnant une hallucination positive d'un très dur, qu'il faudra
entretenir dans la rigidité musculaire et les objets autistiques. F. Tustin fait l’hypothèse que ce
jeu serait aussi à l’œuvre, dans une certaine mesure, dans le développement normal et je pense
que c'est un monnayage, on pourrait dire microscopique, du jeu du négatif, à un niveau bien plus
diffus et bien plus fondamental pour la naissance des formes que ce qu’on est habitué à
considérer ; en effet, il semble bien que la perception des formes commence avec le
géométrique, s’étayant sur les perceptions de ces images motrices de retour des envois
d’émotions-sensations dirait F. Tustin, qui parlait aussi du Moi primitif comme d’un Moi-
sensation. Nous rejoignons également ici P. Aulagnier qui concevait le premier Soi comme un
ensemble de sensations ; ces émotions/sensations, qui sont d'origine pulsionnelle, surgissent
d’une tension tonique dans la zone érogène dont la polysensorialité est en quelque sorte drainée
dans l’image motrice issue de cette tension. S'il n'y a pas le point de retour, tout se passe comme
si la "grappe de sensations" (F. Tustin), tombait de l'autre côté des yeux de l'autre. Nous avons
eu des démonstrations très concrètes de ce type de chute de la part d'enfants autistes jouant qu'on
tombait de l'autre côté de la tête après une absence ou dans un moment de non-compréhension ;

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ce qui se tendait vers l'autre : le bras, la voix, en l’occurrence, retombait et obligeait à reprendre
un ancien cri perçant et une stéréotypie violente du bras 5.
Cette hypothèse d'un point de retour avec suffisamment de mêmeté, de trouvailles,
d'empathie, de moments fusionnels dans l'émotion envoyée vers l'autre, mais aussi suffisamment
de désajustement, je crois que cela rejoint le terme bionien de transformation. La mère qui
répond sur un autre mode, qui va proposer une forme vocale ou kinesthésique modulant une
intensité d’angoisse ou d’extase, c'est cela qui ferait le point de rebond. Cela n'est pas une
théorisation a priori, mais vraiment, démonstration après démonstration, ce que nous racontent
les patients. Reprenons l'histoire de la bouche amputée dans l'image du corps dont nous avons
parlé plus haut en référence aux travaux de P. Aulagnier. Ce n'est pas en redonnant le biberon à
l'enfant que l'on récupère la zone érogène orale, c'est en retrouvant une intense communication
regard-psyché avec une circulation émotionnelle. Vous voyez un enfant, vous ne le touchez pas,
vous avez un moment de conversation qui l’atteint vraiment parce que l'on est en train de
comprendre, de deviner ce qu'il vit. Soudain il vous regarde intensément et met son pouce en
bouche pour la première fois, même s'il a sept ans, huit ans, dix ans ; cet enfant commence ainsi
à retrouver son pourtour de bouche qui n'existait pas dans l'image du corps, une preuve de
plus nous permettant d’inférer que c'est donc bien grâce à l'expérience de la communication
psyché-regard que la zone érogène peut rester en place au moment de la séparation après le
nourrissage et s’intégrer dans l'autoérotisme au cours du développement normal, et pas après la
seule satisfaction du besoin, et même pas après la seule sensualité de la bouche. Sans cette
circulation, il n'y a pas d'autoérotisme. La plupart des enfants autistes restent à ce moment-là,
démantelés, agrippés aux lumières, aux sons, et ne mettent pas vraiment leur pouce en bouche ;
quelquefois on a des suçotements dont le caractère est alors trop intense, "ventouse" avec
souvent l'inclusion d'un élément dur comme le pourtour dur de la sucette si c'est elle qui est
utilisée, bien que ce phénomène ne soit pas spécifique de l'état autistique mais puisse se
présenter dans d'autres pathologies comportant des éléments de dépression primaire. Nous
voyons donc que cette formation de la contenance-peau est vraiment chevillée à la pulsion orale,
à condition de donner toute son importance à ces condensations de l'œil-bouche et de l'œil-
mamelon, et à la double interpénétration. L’autoérotisme du suçotement très bien décrit par
Freud en tant que "souvenir du sein" ne représente donc pas seulement la sensualité et le
souvenir de la sensualité de la cavité orale et de son pourtour, mais comprend toute la relation,
cutanée, sonore, labyrinthique, et comprend surtout cette interpénétration psychique dont nous
venons de parler avec son image kinesthésique.

5
Voir description de l’enfant Laurent dans Haag, 1993.
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Un autre lien que nous pouvons faire avec la théorisation freudienne la plus classique
devant cette image des boucles de retour, est qu’elle pourrait bien représenter la forme la plus
primitive du double retournement pulsionnel, c’est-à-dire retournement sur soi et retournement
d'actif en passif dont l’importance est tellement soulignée par Freud (ibid. p. 25) et souvent
reprise par A. Green depuis 1983 (ibid.). L’absence de rebond empêche en effet le retour de
l’envoi pulsionnel vers la fondation du noyau narcissique, c'est-à-dire du sentiment d’exister,
d’être soi-même (retournement sur soi et aussi retournement d'actif en passif). Cette dernière
expérience d’une passivité probablement fondatrice d’une base de réceptivité est quasiment
impossible à mettre en jeu par les enfants autistes qui ont dû retenir l’élan pulsionnel et dériver
l’énergie en une activité plutôt exacerbée dans l’entretien de l’auto-sensualité, ou, si un objet
réussit tout de même à se construire, dans la possessivité maitrisante de cet objet.
Un phénomène reste en partie mystérieux, la formation de la “peau”, autrement dit
de la contenance : il s'agit du dédoublement des feuillets déjà décrit par D. Anzieu (1985, p.
123-124) et dont, pour ma part, j'ai été amenée à m'occuper face aux démonstrations de certains
patients. Je vais reprendre la discussion que j’ai proposée lors d’un hommage à D. Anzieu. Il dit
que ce Moi-peau présente une double face, externe et interne, avec un écart entre les deux faces
qui laisse la place libre à un certain jeu. Cette limitation et cet écart tendent à disparaître chez les
personnalités narcissiques. Je pense que c'est ce même écart que j'ai constaté entre les deux
faces, qui m'a fait parler de double feuillet en suivant les démonstrations des patients, et ce
double feuillet paraît à distinguer de la double paroi dont D. Anzieu souligne le caractère
pathologique dans la suite de son texte : abolition de l'écart entre les deux faces du Moi-peau,
entre les stimulations externes et l'excitation interne créant une rigidification enveloppant le
psychisme.
"Ce Moi-peau solidifié et rigide dit-il, tend à se doubler extérieurement d'une peau
maternelle symbolique brillante dans un fantasme masochiste dans lequel la mère cruelle
fait seulement semblant de donner sa peau à l'enfant. C'est un cadeau empoisonné dont
l'intention maléfique est de reprendre le moi-peau singulier de l'enfant qui se sera collé à
cette peau, de l'arracher douloureusement, pour rétablir le fantasme d'une peau commune
avec lui, avec la dépendance qui en découle" (D. Anzieu, 1985).
Cette formulation découle des matériaux cliniques apportés par des adultes,
contenant une réélaboration plus complexe et tout à fait passionnante, mais le thème de
l'arrachement de la peau lorsqu’elle est encore fragile, je l'ai constamment retrouvé, en deçà d'un
dédoublement bien établi tel que peuvent le raconter un certain nombre d'enfants.
Comment ce fantasme peut-il se constituer à partir des démonstrations des patients que
je résume à nouveau ? Il faut combiner le tactile, principalement celui du dos drainant les
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échanges rythmiques dans le sonore, et probablement les autres sensorialités de proximité, avec
l'intense pénétration du regard. Cela fait une enveloppe circulaire ou sphérique tout autour du
corps, découlant, tel que cela nous l'a été démontré, d'une radiation des images motrices en
boucles qui sont la traduction des "tensions vers", avec rebond vers le noyau (cf. dessin plus
haut). Il semble que ce soit ce même rebond de la tension pulsion/affect, qui, outre les
aspects "noyau", c’est-à-dire cette jonction médiane formant "squelette interne" (Meltzer),
fabrique ce dédoublement des feuillets. Les démonstrations des patients sont que le fond de ce
réceptacle contenant, assimilé à la tête des objets, est en quelque sorte tapissé d'une surface
impressionnable, imprimable, gravable avec des colorations et des formes figurées, colorations
probablement représentatives des premiers affects, figures d'abord rythmiques puis formes
fermées en commençant par la géométrie dont nous avons parlé et les figures qui en découlent,
dont le visage et le soleil. Je cite souvent le matériel d’un groupe où, dans un processus de
restauration de cette double enveloppe, un enfant se mit dans une double corbeille et à l'intérieur
de cette double corbeille, il se mit entre les deux thérapeutes en réquisitionnant leurs visages : il
était en train de montrer que nos deux visages étaient comme deux yeux qui fabriquaient la
double enveloppe. Dans l'espace entre les deux corbeilles, il avait glissé tout le matériel de jeu
de dînette précédemment utilisé sur la table pour un repas groupal ; ceci m'a fait d'abord pensé
que cet espace pouvait être assimilé à l'espace transitionnel (Haag, 1988). Cela peut être pensé
également comme une représentation du préconscient. On a comme cela plusieurs images qui
viennent, mais pour les enfants et certains patients qui travaillent cela, c'est une "représentation
très concrète", telle que James Gammill, en appui sur S. Searles, en propose l’appellation.
Il est intéressant de noter comment ces représentations premières sont projetées sur
les formes architecturales et les formes des objets, et dans l'image du mur, ce sont les tapisseries
qui servent à raconter l’histoire du double feuillet. Les enfants post-autistes, encore fragiles, sont
très sensibles au moindre changement du décor architectural. Si l'on change la tapisserie, et que
le double feuillet n'est pas encore assez établi, que cela reste un peu trop collé, ils sont tout à
coup très angoissés, comme si c'était tout le mur derrière qui n'était pas solide ; ils se mettent à
pousser le mur, ils demandent si ce n'est pas tombé de l'autre côté, ou bien ils ont besoin, comme
le fit l'enfant que j'appelle Baptiste, de créer une hallucination négative complète sur ce
changement de la tapisserie et de reporter l'impression de changement sur le mobilier alors que
celui-ci restait strictement le même ; c'est à son éducatrice qu'il put dire : " Chez Mme Haag,
tous les meubles ont changé". Dans les dessins, ils représentent ces doubles feuillets, c’est-à-dire
font des doubles contours aux formes, y compris aux lettres s’ils ont atteint cet apprentissage, et
très souvent avec un dessin géométrique qui ressemble étonnamment à des motifs décoratifs
communs à plusieurs cultures. Cela me fait toujours penser notamment aux porches romans car
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nous voyons dans leur décoration une trace rythmique circuler en dents de scie entre deux
feuillets.
Nous voilà ayant fait le tour, c'est le cas de le dire, de cette première formation
sphérique et nous abordons la suite de la formation du Moi corporel qui pose encore des
problèmes de théorisation importants. Avant cela je dois préciser que cette première sphère,
dans le développement, n'intéresse d'abord que la tête et les mains et concerne cette intense
communication dans le tête-à-tête d'intérieur à intérieur qui est vraiment une bonne
représentation des échanges dits symbiotiques où circule principalement l'identification
projective dans sa version normale. Si l'identification projective est pathologique, cela fait
exploser cette formation, et l'on a ces destructions de la contenance qui font que les jeunes
enfants psychotiques se retrouvent dans un espace anéanti où ils sont obligés de faire des
manœuvres autistiques exactement comme les autistes qui n'ont pas construit cet espace. Mais
dans le développement normal cela circule au contraire en renforçant cette formation, ce qui se
produit principalement dans les deuxième et troisième trimestres de la vie.
Dans cette même phase symbiotique, ce qui se passe à l'étape suivante du côté du Moi
corporel, c'est le phénomène de l'identification adhésive du côté dominant du bébé aux fonctions
de portage et de manipulations de la mère (le holding et le handling de D. Winnicott) pendant
que se poursuivent les échanges psychiques et il semble bien que ce que j'ai appelé identification
latérale ou objet latéral d'identification primaire, soit bidimensionnel, pendant que les échanges
circulent en trois dimensions "en haut", même si le bébé n'est pas appuyé sur le corps de la mère,
la mère pouvant être en face. En effet, nous observons que lors des lâchages brutaux d'une
relation intense au bébé, le côté dominant du bébé part, comme aimanté au corps de la mère,
comme si pendant l'échange intense, cet hémicorps était donc adhésivement identifié au corps de
la mère ; si, par contre, le déroulement des évènements se fait normalement, c’est-à-dire de
manière prévisible, ce que l'on constate après les moments d'intenses circulations
conversationnelles, émotionnelles, des élans pulsionnels, c'est l'autoérotisme entre les deux
mains qui se développe et qui semble rejouer ce qui s'est passé entre la mère et le bébé dans les
composants enveloppement, interpénétration, saisie, entre la main-bouche et les
doigts/mamelon, etc. J’inclurai là un passage d'Esther Bick à la fin de son article "Notes sur
l'observation du nourrisson…" (Bick, 1964) où elle fait de très belles observations sur les jeux
de mains, très précocement à l'âge de dix jours 6 et puis un peu plus tard vers l'âge de deux mois
où cela rejoint notre propos. Elle écrit :

6
A propos des observations de ces phénomènes si précoces où l’adhésivité est sans doute en jeu, voir la discussion
abordée dans le livre de M. Haag (2002)
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"Quelle que soit la façon dont nous pouvons essayer de l'expliquer, l'importance vitale de
ces très fines activités [elle parle des relations entre les mains] est indéniable. Charles
est en relation de façon manifestement très différente avec chacun des deux seins. Sa
main a tendance à se conduire comme une bouche, il porte les mains au contact du
deuxième sein, il les tient à distance du premier, il traite la main de sa mère avec la
sienne comme sa bouche traite le sein. Ses mains sont par moment en relation l'une à
l'autre comme sa bouche au sein, tout comme sa bouche est en relation à sa main en tant
que sein. Est-ce la preuve que la relation au sein en tant qu'objet partiel 7 est l'unité
basale de relation sur laquelle les relations plus complexes sont bâties ? L'enfoncement
des doigts dans et à travers les uns les autres est-il la preuve d'une modalité projective de
parvenir à l'identification ? Est-ce que le fait de tenir les mains à l'écart et de les serrer
fortement en alternance avec des succions puissantes sont des tentatives primitives
d'épargner le sein ? D'innombrables et passionnantes questions surgissent qui montrent
aux étudiants quelle vaste étendue de l'inconscient reste à explorer par la psychanalyse".
La phrase suivante pourrait servir d'exergue à tous ces approfondissements sur le Moi-
corps: "J'ai l'impression que les étudiants sont fascinés par les preuves apportées par
l'observation que très précocement des processus de clivage sont à l'oeuvre ainsi que
l'identification des parties du corps aux objets 8".
On pourrait proposer que l’identification des parties du corps aux objets, qu'elle soit
projective ou adhésive, est une identification massive précoce qui fonde le Moi-corps ; nous
portons, je crois vraiment, dans notre Moi-corps, et tout le reste de la vie, nos identifications
premières, notre côté maman, notre côté bébé, et les articulations entre les deux, c'est-à-dire les
liens concentrés dans notre axe et ressentis non seulement dans notre axe vertébral et notre
verticalisation - ce qui est mis au paternel - mais aussi dans toutes nos articulations. Pour bien
convaincre ceux qui ne comprennent peut-être pas tout à fait ce phénomène, il faut lire les
descriptions des enfants autistes quand ils racontent qu'ils sont mal attachés au milieu ; ils
mettent des jours et des jours à bien vous expliquer que la charnière, l'axe, qui réunit les deux
moitiés du corps n’est pas interpénétré comme des mains qui se joignent (Haag G., 1985) parce
que, qu'est-ce qui fait l'interpénétration, comme Esther Bick vient de le dire, l'interpénétration
entre les mains et entre les deux espaces, les hémi-espaces, c'est bien cette interpénétration
émotionnelle qui continue à se faire dans les échanges, et principalement cette identification
projective utile bien mise en évidence par H. Rosenfeld (1965) et W. Bion (1970).

7
E. Bick emploie ici le terme objet partiel dans son acception courante, de type anatomique, et non pas relationnel (cf.
Kare Abraham).
8
Souligné par moi.
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Mon hypothèse du point de vue métapsychologique est que cette identification


latérale est d'abord adhésive, puis est reprise dans une théâtralisation des liens qui, eux, sont de
nature tridimensionnelle et projective; prend-t-elle, dans ce moment fusionnel des capacités
imitatives, ce qui serait l’un des aspects de l’adhésivité normale, rejoignant le terme proposé par
E. Gaddini (1969) de "fusion imitative", sans doute à l’œuvre dans les imitations précoces.
Actuellement, des travaux importants non psychanalytiques concernant l’imitation précoce,
s’appuyant sur l’observation, l’expérimentation et la neurophysiologie, confirmeraient
l’importance des jeux d’imitation réciproque dans le tout premier développement comme
participant à fonder et développer le sentiment de soi en même temps que l’altérité. Ces jeux
d’imitation concernent, comme nous le savons, la mimique et la motricité de la langue, de la
bouche, de la main et du bras, bien étudiés par Nadel et Decety (2002). Ici, nous sommes au
niveau des zones érogènes, mais l’imitation se joue aussi dans les boucles sonores, dont la
précocité et l’importance dans les échanges émotionnels sont tellement bien mis en évidence par
C. Trevarthen (1989), et très étudiées actuellement dans le courant psychanalytique par M. C.
Laznik (1995). L’une des confirmations commençant à éclaircir le mystère de ces processus
identificatoires de base bien décrits par la psychanalyse : Freud (1921) « la substance
commune », Winnicott, « le miroring de la mère », Aulagnier « les fragments de surface
spéculaire », Green, (1995) le concept de mutualité, serait, par exemple pour l’imitation motrice,
que “ les zones cérébrales activées dans la préparation, la simulation et l’observation de
l’action se superposent en partie avec celles qui s’activent lors de la production d ‘une action
intentionnelle ” (Decety, 2002, p.106) ; donc observer l’action de l’autre se superposerait
partiellement à la production ainsi qu’à la simulation de l’action, c’est-à-dire ce qui va sous-
tendre la représentation ; il me semble que la neurophysiologie nous confirmerait là les aspects
possiblement féconds de l’adhésivité mimétique pour l’apprentissage, pour les identifications
dont, en termes cognitifs, la fameuse "Théorie de l’esprit". Decety propose plus loin :
"La correspondance entre action observée et réalisée peut être métaphoriquement
décrite en termes de résonance (qui) [ ] chez l’observateur [ ] pourrait servir à
d’autres fonctions comme activer, à un niveau infra-conscient, l’expérience subjective
(avec sa valence affective et émotionnelle) qui serait associée à la génération de
l’action perçue. Ainsi percevoir les actions réalisées par autrui impliquerait un
processus de simulation qui permettrait d’en extraire les intentions” (ibid. p.124).
Certes, il n’est pas question, dans l’état actuel de nos connaissances, de faire un
parallèle étroit entre les découvertes des neurosciences et la complexité du fonctionnement
psychique humain telle qu’elle est à l’étude dans la psychanalyse, mais étant donné le clivage
absolu qui tend à se faire actuellement entre les apports des neurosciences et ceux de la
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psychanalyse, les premiers, dans l’esprit de certains, particulièrement autour de la pathologie


autistique, devant enterrer les seconds, il est important au contraire de souligner les ponts que
nous pouvons faire. Pour ma part, à chaque apport nouveau des neurosciences et de la biochimie
cérébrale qui viennent à ma connaissance, je ne vois jusqu’à maintenant que confirmation, d’une
part de l’existence de l’inconscient, d’autre part de certaines intuitions dérivées d'observations
cliniques minutieuses. Certains points des formulations freudiennes initiales sont certes remis en
cause, en particulier concernant la conception du narcissisme, mais celle-ci est déjà largement
discutée à l’intérieur de nos cercles, et nous sommes loin d’avoir tranché, en particulier
concernant l’existence et la nature des perceptions/conscience primaires et la naissance du
sentiment de soi et de l’altérité, et sous quelles formes elles se représentent. La matière de ce
texte plonge dans ces problèmes, ainsi que les travaux auxquels je me suis reliée.

Revenons au moi corporel et parlons maintenant de l'auto-appropriation des membres


inférieurs : nous avons le même phénomène autour de la charnière horizontale qu’autour de la
charnière verticale. A partir du cinquième mois de la vie, quand le bébé attrape ses pieds et est le
plus souvent assis sur les genoux, il semble qu'il y ait des moments où le bas du corps est
adhésivement confondu avec le corps de la mère et il se décolle et se dédouble dans l'auto-
emprise et dans l'auto-érotisme du pied, le bébé attrape son pied, le fonde aussi en tant qu'objet
auto-érotique avant de se l'approprier complètement comme une partie instrumentée diraient les
piagétiens, qui peut donc faire autre chose après vers la station debout et la marche. La main qui
peut se mettre à manipuler est d'abord une main auto-érotique et le pied qui va marcher, il est
d'abord un pied auto-érotique, pour faire vraiment partie du corps propre, ce qui permet dans le
même temps la séparation corporelle par un phénomène de dédoublement qui est précisément
l’un des rôles de l’autoérotisme, étudié avec particulièrement de finesse par C. et S. Botella
(1984).
Est-on encore dans la pulsion orale au moment de cette formation des axes vertical et
horizontal ? Ce que nous venons de décrire du suçotement du pied nous le confirme, mais à
partir du milieu du deuxième semestre de la vie le développement de l'érotisme anal
s’entrecroise avec l’érotisme oral. Au moment de l'auto-appropriation des membres inférieurs,
nous avons, tout à fait repérable en observation naturaliste, et observable aussi dans les
traitements des enfants qui reprennent le développement, un investissement exploratoire
beaucoup plus grand des zones sexuelles du bas du corps : organes génitaux, région anale. Il
semble également que se différencient dans cette période les espaces corporels intérieurs. Dans
la Grille d'évolution des enfants autistes qui est parue dans la Psychiatrie de l'enfant (Haag et
coll., 1995), Nous avons pu y indiquer, par exemple, que les enfants autistes arrivant à cette
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étape passent des stéréotypies du haut du corps à la masturbation génitale compulsionnelle et/ou
malheureusement à une masturbation anale accompagnée ou non de manipulation des faeces. Ils
commencent à intégrer leurs membres inférieurs et ils ont encore des moments assez autistiques,
mais se produisent aussi des phénomènes plus psychisés : par exemple le genre de dépression
qui apparaît n'est plus la dépression primaire de type chute, engloutissement dans un tourbillon,
mais une dépression plus mentalisée à nuances mélancoliques avec des fantasmes très bien
décrits par Meltzer (1972) ; mais le plus souvent ces éléments dépressifs sont masqués par une
excitation maniaque plus ou moins bruyante pouvant faire penser à une aggravation sous une
nouvelle forme, mais dépassable (Haag G., 1997).
Nous sommes arrivés à la fin de cette construction du corps qui se fait donc en majeure
partie dans le développement de la pulsion orale, mais cette finition du corps se termine par la
sphinctérisation anale et le développement de l'érotisme anal. Nous pourrions dire que la qualité
de cette sphinctérisation et de l’érotisme qui l’accompagne est étroitement liée à la qualité des
formations préalables : peau, squelette interne, articulations axiales. A l’extrême, dans l’autisme,
nous connaissons bien les phénomènes d’hypersphinctérisation se manifestant, au plus près du
corporel, par des oppositions tenaces à l’acquisition de la propreté, par des rétentions pouvant
aller jusqu’au fécalome, et à un degré plus mentalisé par l’obsessionnalité post-autistique
tellement invalidante aussi bien dans les relations sociales que pour le développement de la
pensée, bien qu’elle permette aussi certains apprentissages. L’hypersphinctérisation semble alors
tenir lieu de, ou renforcer, une contenance et une colonne vertébrale restés plus ou moins
fragiles.
Nous avons rencontré à un degré beaucoup plus léger la même problématique chez des
enfants entre deux ans et demi et trois ans et demi au développement normal si ce n’est un retard
assez marqué de l’acquisition de la propreté en même temps qu’une avance du "Je" et du
maniement du langage (Haag G., 1999). Ces enfants ont pu montrer dans leurs jeux l’élaboration
de cette fragilité de la contenance ébranlée dans les émergences des versions primitives du
conflit oedipien. Ils ne pouvaient émettre les selles que dans la couche ; ils m’ont montré, par
exemple lors de consultations thérapeutiques mère ou parents/enfants, l’équivalence entre faecès
et animal noir dangereux, ainsi que l’équivalence couches/mur de barrières blanches devant
retenir, ou adoucir, l’animal noir : la petite fille toute seule dans son lit/wagon, séparée du
lit/wagon des parents est en compagnie d'un loup noir qu'il faut contenir avec une paroi épaisse
de barrières blanches. Une petite interprétation concernant la situation de solitude et de rivalité
dans la nuit et la peur de lâcher le caca noir loup dans la nature, ainsi que la proposition de
transformer la couche de barrières, serrage adhésif, en un petit enclos, représentant de
contenance, pour tous les animaux ravit la fillette qui déclara alors que le loup pouvait rejoindre
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les autres animaux, car maintenant il était gentil. Cela amena une résolution du symptôme. Dans
un autre cas, il y eut une démonstration claire du fait que l’émission des faecès ‘dépouillait’ de
toute l’enveloppe/vêtement du bébé : Christophe donne le bébé à sa mère après l'avoir
déshabillé ; plusieurs fois de suite, sa maman le rhabille et le lui redonne, il le reprend et le lui
redonne tout nu... Simultanément, il renverse des petits morceaux de pâte à modeler dure. Après
avoir montré l'équivalent entre ce déshabillage, le bébé tout nu et le caca versé, il finit par
redonner la couche pour que la mère la remette au bébé.

Je vais maintenant évoquer quelques matériaux cliniques utilisant la "structure


radiaire" en tant que représentation privilégiée de la formation du Moi corporel dans les aspects
que nous venons d’évoquer, et plus particulièrement dans l’aspect squelette interne dont nous
avons dit qu’il conditionnait la qualité d’une sphinctérisation qui n’a pas à remplacer un axe
vertébral ; je prendrai d’abord la représentation-main qui est probablement l'une des premières
représentations, kinesthésique et contemplative visuelle, de cette structure et se superpose
remarquablement au schéma de contenance de Bruno et à l’observation du bébé-Jeanne sus-
citée. Notons que du côté de la pénétrance, le contact du bout des doigts, assimilé à la langue et
à l’œil, fait partie intégrante du langage de l’érotisme oral primaire selon l'expression de
D. Maldavsky (1999), la rondeur de la paume, le contour, représentant davantage l’enveloppe.
J’évoquerai une petite fille post-autiste qui a longuement travaillé la retrouvaille de ce que
j'appelle justement le Théâtre des mains 9. C'est une enfant qui a mis un long temps à pouvoir
sentir et dessiner les bords de ses mains et de son avant-bras mais qui avait un grand intérêt à me
le faire faire. Elle-même ne pouvait au mieux que faire de temps à autre le contour très rapide
des doigts médians avec à la fois une pénétration assez violente dans l’espace interdigital et une
annulation de cet espace par un chevauchement immédiat d’un doigt sur l’autre. La pénétration
du regard était redoutée, et sa violence indiquée en dirigeant un crayon bien pointu vers mon œil
; le jour où enfin elle a pu faire le contour de son bras, elle m’a regardée avec intensité et elle a
fait des traits qui étaient bien bordants, puis d'autres traits un peu plus saccadés, un peu comme
arrachés avec au-dessus une sorte d'œil plutôt prédateur. Cela me sembla une nouvelle
traduction de la problématique du regard qui va ou qui ne va pas pouvoir fabriquer le bord, la
bordure, l'entourance ; je souligne ici que les bords et les bordures sont en effet l’une des
représentations de l'entourance projetée dans l'architecture et dans le mobilier. C'est un matériel
clinique très important à reconnaître pour ceux qui traitent des enfants ayant des problèmes plus
ou moins sévères d’introjection de contenance. Toute une relation aux bords se manifeste à un

9
Cet exposé sur le théâtre des mains a été donné au 6ème Congrès d’observation du nourrisson selon la méthode d’E. Bick, à
Cracovie (2002).
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moment donné, soit que les enfants se cognent contre eux, soit au contraire qu'ils les réparent,
qu'ils les soignent, qu'ils les adoucissent après avoir joué, ou en jouant parallèlement l'oralité
dévorante. Cette enfant, par exemple, au moment où elle reconstituait les bords, a pu mimer la
pulsion dévorante en mangeant tous les bords qu'elle trouvait dans la pièce avec la marionnette
crocodile ; nous voyons donc que tout ce qui est bords et bordures, que ce soit du corps ou des
objets, est un représentant très important de la limite et de sa qualité.
Pour revenir à la structure radiaire, évoquons aussi comment certains enfants autistes
utilisent les plans de métro ou des réseaux ferroviaires de toute la France (Haag, 1993). L'enfant
Baptiste m'a dessiné une dizaine de plans du métro parisien avec une perfection remarquable.
J'ai mis longtemps à comprendre ce qui le passionnait alors ; peut être que la répétition en eût
été raccourcie si j'avais compris plus vite ; je finis par remarquer qu’il se concentrait sur le
milieu du plan ; il a pu répondre un jour où j'ai pu voir en détail le soin avec lequel il dessinait la
station Châtelet-les Halles. Que se passait-il à la station Châtelet-les Halles ? Il y a des lignes
qui traversent, mais il y a des lignes qui retournent. Il faisait donc des boucles de retour dans la
station Châtelet-les Halles. Un autre enfant qui avait cette même folie des plans, mais surtout
pour les scruter et les contempler, m'a raconté une histoire avec le trou des Halles qui était au
contraire un trou catastrophique corollaire d'une enveloppe mal constituée : c'est un énorme trou
au milieu au lieu d'être seulement le petit négatif nécessaire du noyau qui a sans doute à voir
avec le point 0 : un peu de positif et un peu de négatif dans ce noyau, comme sur les points de
rebond. Voici comment il inventa le trou des Halles : à la veille d’un départ en vacances, un
train quittait la gare du Nord vers la gare de Bruxelles où il allait lui-même et m’imaginait y
aller aussi ; il faisait un jeu de mots sur ‘monter vers le nord ’ c'est-à-dire se déplacer dans la
profondeur de l'espace horizontal sur la surface du globe vers le pôle ; il ne pouvait plus
affronter cette représentation dans cette circonstance, alors il en faisait un ‘grimpé’ en
crémaillère et il racontait que le train partait avec la gare du Nord sur son dos, arrivait en
grimpant donc sa crémaillère à la gare de Bruxelles ; les deux gares s'embrassaient, mais quand
elles se redécollaient, la gare du Nord retombait violemment dans Paris et faisait un grand trou
dans les Halles. Voilà des boucles de retour qui ne marchent pas bien !
Résumons maintenant les traductions dessinées du processus de formation des
représentations du corps et de l’espace que les jeunes enfants normaux réalisent entre la
deuxième et la quatrième année de la vie, entre les traces préfiguratives, appelées couramment
gribouillages, et l’atterrissage du bonhomme en verticalité, brièvement évoquées au début de ce
texte (Haag, 1994b). La première forme traduisant les échanges en "rebond" est une trace
rythmique balayée qui pourrait être bidimensionnelle; elle s’élargit en traces en dents de scie et
en formes ondulées que certains enfants ont indiquées, en les palpant dans le décor, être une
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première forme de creux. Le pointillage, comme nous l’avons vu dans la préparation du schéma
de Bruno, représente les relations d’interpénétration et semblent la charnière entre les traces
bidimensionnelles et la sphéricisation de la forme qui se prépare avec les rythmicités spiralées.
La forme fermée, le rond, est souvent précédée d’un phénomène très intéressant que j’ai appelé
la migration des points vers et dans la ligne de contour, à rapprocher de l’investissement des
bords et bordures contenant ainsi les points de rebond bien détaillés dans le schéma de Bruno.
Le rond semble vraiment le corollaire d’une structure radiaire de contenance (Haag, 1993) que
nous avons déjà rapprochée de ce que Meltzer appelle skeleton-container qui va continuer à se
manifester dans le dessin par le bonhomme têtard dont les membres-cheveux rayonnants sont en
même temps une structure solaire. Il est très intéressant de souligner, alors que progressivement
le soleil se dédouble en quelque sorte du bonhomme qui cependant en garde la représentation
dans ses mains et ses pieds tout en atterrissant, le soleil, quant à lui, monte dans le ciel,
fréquemment en se dédoublant à nouveau, apparaissant comme deux yeux tutélaires qui peuvent
être attribués à l’un des parents, ou représenter les deux. On a considéré pendant un certain
temps que le soleil représentait le père ; c’est peut-être vrai à une étape plus tardive de
l’organisation paysagière, en particulier lorsque le soleil s’est installé dans le quart supérieur
gauche de la composition, sous la ligne de ciel, encore que cela me semble plus en rapport avec
la vigilance surmoïque à une étape déjà avancée du conflit oedipien. Mon expérience me fait
plutôt proposer de considérer le soleil tout d’abord comme une formation de contenance
bisexuée ; j’insiste, comme D. Houzel (2002), sur les qualités bisexuées de toutes ces formations
premières du Moi qui doivent nous faire dépasser le schéma caricatural d’une symbiose toute
maternelle devant être un jour interrompue par le père, bien que cela puisse se rencontrer en
pathologie, lorsque les processus sus-décrits sont précisément en défaut. Nous avons vu, en
particulier dans le schéma de contenance, qu’il existe sine qua non une micronisation
du "manque", appelé aussi "négatif", au point de transformation. Cette qualité contient donc la
somme accumulée des expériences de petits négatifs qui va conditionner la qualité de
l’introjection de cette contenance, objet interne basal qui permettra justement d’assumer et
d’élaborer les frustrations et l’attente dans les conflits de triangulation en objet total avec les
castrations successives. En particulier l’identité sexuée ne peut être intégrée que si chacun des
sexes possède cette solide formation bisexuée de base. J’évoquerai là un très joli dessin d’une
fillette de quatre à cinq ans au développement normal qui représente son sexe comme une fleur
de type marguerite, structure radiaire de choix, au milieu de la robe, et le point central n'est donc
pas un trou engloutissant comme le trou des Halles, ce qui poserait quelques problèmes ; deux
soleils tutélaires de même structure sont juste au dessus de la figure.

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Nous pouvons ainsi affirmer que ce grand intérêt porté actuellement au développement
du Moi corporel et aux premières représentations des contenances corporo-psychiques des
conflits pulsionnels et émotionnels, base des objets internes, ne se situe pas lui-même en dehors
de la théorie des pulsions.

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