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« Au lecteur », voilà un titre qui annonce d’emblée sa couleur.

Et effectivement, premier
poème du recueil des Fleurs du mal, paru en 1855, « Au lecteur » est une adresse, véritable préface
poétique du poète à ses lecteurs. Le poème, formé de neuf quatrains d’alexandrins à rimes
embrassées, est la porte d’entrée du recueil. Il sonne également comme un avertissement : Arrête !
C’est ici l’empire du mal, semble dire Baudelaire. Mais alors que le poème donne le ton du recueil et
annonce ses thèmes à travers une parole qui se fait sentence ambigüe de la laideur humaine, il est
aussi l’espace d’un jeu avec les codes de la préface classique qu’il parodie. De plus, même si cette
préface prend des allures de sermon sur la salissure humaine, sur la dégoûtante nature que le poète
et le lecteur partagent, ce sermon semble également parodique puisque le prêcheur invite le lecteur
à la connivence, ironisant sur un sermon donné entre hypocrites.
Sans surprise le poème est saturé par l’omniprésence du Mal : « Satan Trismégiste »,
« Diable », « Enfer » parcourent les vers, et cette omniprésence du Mal se fait aussi omniprésence du
dégoûtant, par la présence de « vermine », de la salissure du « chemin bourbeux », et des « objets
répugnants ». Cette présence d’objets répugnants associés au Mal permet de nourrir l’idée d’une
complaisance des hommes qui « rentrent gaîment » dans ce Mal et dont les confessions sont
hypocrites, baignées de « vils pleurs ». Cependant, la présence même des objets qui sont dénoncés
dans le poème permet de prendre du recul avec ce sermon : si le poète dénonce ce Mal, il semble
inviter son lecteur à en savourer les plaisirs esthétiques, dans une attitude lascive de fumeur de
« houka ».
Le poème décrit également la défaite du libre-arbitre de l’Homme, dont la « volonté//Est
toute vaporisé » par « Satan ». L’homme est changé en marionnette, dont « le Diable tient les fils ».
Le poème proclame donc l’impossibilité d’agir librement, d’user de sa conscience puisqu’elle est
altérée par des forces qui la dépassent. Mais en même temps, qui « berce longuement notre esprit
enchanté » ici, si ce n’est le poète lui-même ? Le poète dénonce la catatonie morale d’une époque
mais se proclame en même temps roi des Diables, autrement dit le roi de ce monde immobile, à
l’image du Satan de Dante piégé dans la glace des Enfers. Le poète sublime cette catatonie en se
faisant roi des Enchanteurs, figure magique, mythique et diabolique. Parce qu’il est « savant
chimiste », il témoigne de son travail d’orfèvre sur la forme, « riche métal » que travaillaient déjà les
poètes précieux. Le poète revendique donc implicitement une filiation avec ces grands poètes
orfèvres du passé. En dénonçant l’emprise du diable sur les volontés, Baudelaire fait preuve d’une
ironie proprement diabolique puisqu’il s’associe à la figure de Satan. Le poème participe donc à sa
propre glorification et à celle de son pouvoir d’enchantement sur les esprits.
Cet enchantement du poète passe par un jeu de correspondances entre des termes opposés.
La rime entre « Corps » et « remords », par exemple, instaure de nouvelles correspondances entre la
matière, le « corps », et l’esprit, les « remords ». La confrontation des antithèses crée une sorte
d’alchimie oxymorique dans laquelle sont créés de nouveaux rapports entre les termes. Ici, ce sont les
remords qui prennent corps, tout comme le corps lui-même devient un immense remord.
L’opposition platonicienne entre l’idée et la matière est vaporisée dans un nouveau métal, le corps
devenant autant la cause des remords que leur conséquence.
La musique du poème participe de même de cet enchantement d’un poète-diable. De «
appas » à « pas », c’est la marche cadencée d’une descente aux Enfers qui se fait entendre à grands
coups d’allitérations en « d » et en « p » et d’assonances en « a » et en « é ». De même, l’assonance
en « an » des « monstres glapissans, hurlans, grognans » permet un effet d’écho monstrueux
évoquant une bestialité qui se perd et se multiplie dans les dédales infernaux.
Baudelaire qui s’identifie à la figure de l’Adversaire, celle qui met le monde à l’envers, joue de
ce pouvoir de renversement à travers les codes traditionnels de la préface. Car si le poème est bien
une adresse aux lecteurs, cette adresse ne respecte pas la captatio benevolentiae classique : non
seulement l’adresse directe au lecteur ne se produit qu’à la toute fin du poème et non au début du
discours comme le veut la rhétorique antique, mais en plus, le poète, loin de mettre en valeur son
lecteur, de le louer, le rabaisse au niveau du vice qu’il partage avec lui, l’Ennui. Le lecteur devient un
être lascif, un « monstre délicat », « semblable » au poète. Le lecteur, au lieu d’être envisagé de plus
haut que le poète, est mis sur un pied d’égalité avec ce dernier. C’est donc bien une parodie de
l’exorde classique, pied-de-nez aux adresses bien convenues comme celles de Racine, qui considérait
toujours son lecteur comme supérieur à lui. Le rapport entre le poète et son lecteur ne se construit
plus en dehors du poème, il n’est plus directement lié à la différence de statut social entre le
destinateur et le destinataire. Ce rapport se construit maintenant au sein du poème, espace qui
instaure l’égalité entre les deux entités, renversant ainsi tous les rapports de subordination classiques.
En conclusion, ce poème frappe par sa polyphonie à visée parodique : non seulement parodie
de sermon, puisque le poète s’identifie ironiquement à la figure satanique dont il dénonce
l’influence, et invite son lecteur à jouir d’un « esprit enchanté » de ses créations, mais aussi parodie
de préface, détournant les codes habituels des différentes parties du discours de la rhétorique pour
inventer une captatio benevolentiae ambigüe où la sympathie s’exprime par l’insulte, comme le
pouvait faire un Rabelais. Préface parodique donc, mais peut-être vrai art poétique puisque cette
préface est un poème qui met en pratique ce qu’elle prêche, qui annonce d’emblée les thèmes et la
poétique d’un recueil placé sous le signe du Mal.

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