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Dominicy Marc. Sur l'épistémologie de la poétique. In: Histoire Épistémologie Langage, tome 13, fascicule 1, 1991.
Épistémologie de la linguistique. pp. 151-174 ;
doi : https://doi.org/10.3406/hel.1991.2328
https://www.persee.fr/doc/hel_0750-8069_1991_num_13_1_2328
Résumé
RESUME : Dans cet article, j'analyse la poétique jakobsonienne d'un point de vue épistémologique. Je
soutiens que, tout en traitant de normes, la poétique n'est pas plus condamnée à l'un ou l'autre
subjectivisme que ne l'est la pragmatique gricéenne. D'autre part, je tente de montrer que la théorie de
Jakobson est, dans sa forme originelle, authentiquement réductionniste, en ce sens que la dichotomie
de base entre métaphore et métonymie doit rendre compte des deux variétés essentielles de l'art
verbal, à savoir la prose littéraire et la poésie. Il apparaît que cette réduction est illusoire, car elle se
fonde sur un concept erroné ou ambigu du "parallélisme". Cependant, l'échec de Jakobson jette
quelque lumière sur les rapports (historiques et conceptuels) qui relient le formalisme et le
fonctionnalisme, ainsi que sur la notion controversée de "dominante".
Histoire Épistémologie Langage 13/1 (1991)
Marc DOMINICY
On entend parfois dire -écrit Jakobson (p. 211)- que la poétique, par
opposition à la linguistique, a pour tâche de juger de la valeur des
oeuvres littéraires.
Poétique et épistémologie 155
Or,
2. Tout le développement qui suit doit beaucoup à la lecture d'un article récent de
Sylvain Auroux (1991).
3. Pour se donner une idée de l'intérêt que Jakobson portait à la culture tchèque, à
son histoire, et à sa survie, on lira ses études sur Erben et Hanka (dans Jakobson
1987), ainsi que les articles de Linhartovâ (1977) et Svejkovsky (1977). Les liens
entre Jakobson et l'avant-garde russe sont évoqués dans la plupart des ouvrages
de référence. Sur le Cercle de Prague en tant que groupe d'avant-garde, voir
Toman (1984).
4. On a souvent reproché à Jakobson ses affinités indéniables avec une esthétique de
l'analogie (Poe, Baudelaire) qui biaiserait implicitement sa conception du
poétique en général (cf. par exemple Genette 1976 : 312-314, Mounin 1975 et
1981). Une réflexion plus attentive montre qu'il s'agit là de malentendus (cf.
Ruwet 1980 et 1989). Dans toute cette discussion, il conviendrait de garder
présente à l'esprit la distinction entre "l'énoncé d'une proposition assertant
l'existence d'une norme" et "renonciation ou formulation d'une norme" (Auroux
1991).
156 Marc Dominicy
2. Le réductionnisme de la poétique
possèdent
artistique"
"message" les
et
(jemessages
"conduite",
néglige poétiques
pour
cf. l'instant
paragraphe
et les le
messages
3).
télescopage
Acceptons,
rédigésdes
en
determes
"prose
plus,
peuvent
"projection"
commuter
de l'axe
; ildeluilaparaît
sélection
alorssur
qu'ils
l'axeexhibent,
de la combinaison7.
eux aussi, une
6. La confusion des deux types de parallélismes apparaît encore dans les Dialogues
avec Krystyna Pomorska (1980 : 129-132). Il est frappant que cette difficulté soit
restée inaperçue de la plupart des commentateurs (voir les références citées dans
Dominicy 1988, ainsi que Reisz de Rivarola 1977 : 9-11, Waugh 1976 et Winner
1975) ; à cet égard, l'excellent article de Posner (1981 : 130) est une heureuse
exception. Pour ce point comme pour bien d'autres, il faut distinguer deux
périodes dans l'oeuvre de Nicolas Ruwet (comparer Ruwet 1972 : 151-175, où
l'influence latérale de Levin (1962) joue un rôle décisif, avec tous les travaux
issus de Ruwet 1975).
7. Voir encore le passage cité par Waugh (1976 : 35). Comme nous le verrons plus
loin, cette analogie avec la "fonction métalinguistique" est doublement
malheureuse ; d'une part, elle voile le fait que l'emploi métalinguistique du
langage ne mobilise, en soi, aucune fonction autre que "référentielle" ; d'autre
part, elle semble justifier l'idée que la poésie est "suiréférentielle".
Poétique et épistémologie 161
8. Ruwet (1989 : 26) a relevé l'intérêt de Jakobson pour "le fou ou le primitif (cf.
le titre très symptomatique donné à Jakobson 1986).
9. La dichotomie entre le pôle métaphorique du vers (de la poésie) et le pôle
métonymique de la prose a toujours été une pierre d'achoppement pour Jakobson,
qui en arrive à affirmer, par exemple, que "la prose littéraire occupe une
situation intermédiaire entre la poésie en tant que telle et la langue de la
communication ordinaire, pratique" (1980 : 106). Voir aussi ce passage de
Krystyna Pomorska : "when metonymy becomes the dominating figure in poetry,
the basic structure of which is metaphoric in essence, its palpability as a device is
162 Marc Dominicy
autre
"microscopies"
niveau, prennent
bien des également
aspects discutables,
un sens. Je me
ou suis
imprévus,
demandé,des
il
reinforced by the contrast between the basis and the superstructure" (1977 : 371).
De manière plus critique, Delas et Filliolet (1973 : 151-154) témoignent du
même embarras.
10. Le thème de la non-linéarité du signifiant revient constamment dans les critiques
que Jakobson adresse à Saussure (voir, par exemple, 1980 : 44-46), en même
temps qu'une admiration fort confuse pour les recherches sur les anagrammes
(1973 : 190-201, Jakobson et Waugh 1980 : 268-270). On trouve dans Jakobson
(1976 : 107-113) une réfutation de la thèse de la linéarité du signifiant qui
semble fondée sur une interprétation assez libre de la dichotome saussurienne
entre synchronie et diachronie.
Poétique et épistémologie 163
3. Le problème du fonctionnalisme
poétique"
Toutselecteur
serait un
attendu,
tant soit
je crois,
peu familier
à ce que
avecje "Linguistique
discute dès les
et
11. Voir mon introduction à Dominicy (1989c). Cette interrogation est d'autant plus
urgente que Jakobson a apporté des contributions majeures à l'étude du vers
(voir Jakobson 1979, ainsi que les pages 223-227 de "Linguistique et
poétique").
12. Sur le concept de "rhétorisation", voir Dominicy (1988). A vrai dire, il arrive à
Jakobson de dire des choses très intéressantes sur les phénomènes de "tension"
-ces
Tétrangéification"
"attentes frustrées"
chèreque
auxMounin
Formalistes
(1975 :russes.
65) identifie
Voir, trop
par exemple,
rapidementlesà
remarques sur les vers 7 et 8 des Chats (1973 : 401-419) ou sur les conflits
entre accent métrique et accent linguistique (p. 227-229). Mais Jakobson
demeure, dans l'ensemble, fasciné par une symétrie de type géométrique qui
satisfait à la fois ses présupposés phénoménologico-gestaltistes et son attirance
trouble pour la motivation (cf. Ruwet 1989 [sur le dernier Spleen, 1973 :
420-435], Dominicy 1989a [sur Martin Codax, 1973 : 293-298], Dominicy
1990b [sur Dante, 1973 : 299-318]). Dans les travaux de Ruwet, il y a une nette
différence, de nouveau, entre les observations ponctuelles des premières
analyses (1972 : 170-174, 177, 201, etc.) et la théorisation de 1975.
164 Marc Dominicy
(1) Hourrah !
(2) Sors !
(3) Allô ?
(4) Je suis très content.
(5) Je te demande de sortir.
fonction phatique. Dans les situations où (4), (5) et (6) ont un effet
équivalent, ils remplissent une fonction respectivement émotive,
conative ou phatique, mais celle-ci est indirecte.
A l'appui de cette glose de la théorie des fonctions,
j'invoquerai plusieurs passages de "Linguistique et poétique". Tout
d'abord, Jakobson écrit que "la fonction conative trouve son
expression grammaticale la plus pure [...] dans l'impératif -et non
dans l'ordre (p. 216) : un énoncé comme (5), s'il peut constituer
parfois un ordre, ne deviendra par contre jamais un impératif. Cette
exclusion des "actes de langage indirects" est conforme aux thèses
classiques du fonctionnalisme praguois (ou du fonctionnalisme
français à la Martinet) et elle aboutit logiquement à conclure que les
intentions effectives du destinateur, ou la reconstruction de ces
intentions par le destinataire, ne déterminent en rien la ou les
fonction(s) d'un message16. Allant plus loin, on expliquera par là
certains détails surprenants. Toujours à la page 216, Jakobson
associe le vocatif à la fonction conative, et ajoute que "contrairement
aux phrases à l'impératif, les phrases déclaratives peuvent être
converties en phrases interrogatives", ce qui semble militer en
faveur d'un regroupement des unes et des autres sous la fonction
référentielle. Or, le vocatif s'avère particulièrement, sinon surtout,
apte à apparaître dans des messages remplissant une fonction
phatique, tandis que les phrases interrogatives visent, de manière
directe, à déclencher un comportement linguistique. Mais le vocatif
est, formellement, au nom ce que l'impératif est au verbe17, et les
phrases interrogatives, lorsqu'elles possèdent un correspondant
déclaratif, tolèrent comme celui-ci des manipulations, dénuées de
toute portée référentielle, sur le système pronominal et sur la
morphologie verbale corrélative.
En résumé, si la théorie stipule bien que "la structure verbale
d'un message dépend avant tout de la fonction prédominante"
(p. 214), rien n'empêche de retourner cette thèse, et de maintenir en
conséquence que les fonctions se reconnaissent chacune à un critère
formel précis. Il n'est pas étonnant, dès lors, que la fonction
19. On a souvent prêté à Jakobson l'idée que les textes poétiques sont
"suiréférentiels", sans trop séparer, d'ailleurs, cette réflexivité (que l'on trouve
dans des énoncés comme La présente phrase compte six mots) de l'exercice
métalinguistique du langage. Selon Guiraud, "dans les arts, le réfèrent c'est le
l'objet"
message (1977
qui cesse
: 11).d'être
Pelletier
l'instrument
soutient de
qu'aux
la communication
yeux de Jakobson,
pour en
le langage
devenir
poétique "aurait pour trait définitoire d'être soustrait à la désignation, de
s'inscrire hors de la référentialité qui fonde dans la conscience commune, l'être
et la raison d'être du langage" ; il serait "sa propre référence" (1977 : 5).
Citons encore Murât : "le message, qui est explicitement le seul objet de la
"visée", en est donc aussi, implicitement, le seul sujet possible" (1985 : 351).
Toutes ces lectures se basent sur une formulation malheureuse de "Linguistique
et poétique" : "La visée (Einstellung) du message en tant que tel, l'accent mis
sur le message pour son propre compte, est ce qui caractérise la fonction
poétique" (p. 218). D'après Holenstein (1974 : 105), qui se montre plus attentif
sur ce point, le Jakobson de 1960 "s'écarte manifestement [...] de sa propre
thèse de Moscou et de Prague [...], selon laquelle la référence aux choses qui
existe dans le langage est absente en poésie". Cependant, les textes de la période
russe, où Jakobson est directement influencé par l'art abstrait (1980 : 12-14),
restent plus nuancés que ne l'affirment Holenstein ou Murât (1985 : 351). Si,
traitant du futurisme, il écrit bien que "la fonction communicative, propre à la
fois au langage quotidien et au langage émotionnel, est réduite ici au minimum"
(1973 : 14), il précise aussi que "l'absence possible de tout objet désigné est une
propriété importante du néologisme poétique" et que "dans une certaine mesure
aucun mot poétique n'a d'objet" (1973 : 21 ; je souligne). En ce qui concerne sa
production praguoise, il suffit de lire deux textes essentiels -"Qu'est-ce que la
poésie ?" et "La dominante" (repris l'un et l'autre dans Jakobson 1973)- pour
découvrir des contre-exemples immédiats à l'interprétation de Holenstein (voir
1973 : 124, 147-148 ; cf. aussi Winner 1975).
Poétique et épistémologie 169
20. On retrouve là le thème principal d'un texte de 1921 ("Du réalisme en art",
1973 : 31-39), qui est aujourd'hui un classique du formalisme russe (cf.
Todorov 1965). Mounin (1975, 1981), reproche à Jakobson de n'avoir jamais
renoncé à cette thèse -en bref de n'être jamais devenu fonctionnaliste... Mais on
rencontre des affirmations fort semblables chez Mukarovsky (1976).
21. Dans sa critique de Saussure, Jakobson insistait volontiers sur les limites de
l'arbitraire et sur les aspects iconiques ou synesthésiques du langage (voir
Fontaine 1974, Holenstein 1974, Waugh 1976). L'argumentation la plus
substantielle qu'il ait fournie à cet égard se trouve dans Jakobson et Waugh
(1980). Lorsqu'il traite de structures "subliminales" (1973 : 280-292), il n'est
pas toujours aisé de savoir si le parallélisme est motivé a priori, parce qu'il
réalise une syntagma tique phonique préexistante, ou s'il reçoit une motivation a
posteriori, en raison d'une tendance générale à pourvoir de sens les
manifestations non immédiatement significatives de la fonction poétique.
D'autre part, l'idée que le message poétique est totalement motivé (que rien n'y
relève du hasard) aboutit, au moins dans les faits, à privilégier les formes
170 Marc Dominicy
4. En guise de conclusion
REFERENCES