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Le plagiat par anticipation selon Pierre Bayard

Extrait de l'article de Pierre Bayard, "Le plagiat par anticipation", La Lecture


littéraire, numéro spécial "Ecrivains, lecteurs", sous la direction de Bruno Clément,
février 2002.

[Dans un roman de Maupassant bien oublié aujourd'hui et intitulé Fort comme la mort,
qui compte de belles pages] sur l'écoulement du temps et la souffrance qui s'y attache,
[on trouve] quelques passages étonnants, qui ne sont pas sans faire écho avec les pages
d'un autre écrivain :

Il cherchait pourquoi avait lieu ce bouillonnement de sa vie ancienne que plusieurs fois
déjà, moins qu'aujourd'hui cependant, il avait senti et remarqué. Il existait toujours une
cause à ces évocations subites, une cause matérielle et simple, une odeur, un parfum
souvent. Que de fois une robe de femme lui avait jeté au passage, avec le souffle
évaporé d'une essence, tout un rappel d'événements effacés ! Au fond des vieux flacons
de toilette, il avait retrouvé souvent aussi des parcelles de son existence ; et toutes les
odeurs errantes, celles des rues, des champs, des maisons, des meubles, les douces et
les mauvaises, les odeurs chaudes des soirs d'été, les odeurs froides des soirs d'hiver,
ranimaient toujours chez lui de lointaines réminiscences, comme si les senteurs gardaient
en elles les choses mortes embaumées, à la façon des aromates qui conservent les
momies.
Il est difficile aujourd'hui de lire un pareil texte sans penser à Proust et à l'expérience de
la mémoire involontaire. Tout y est, depuis l'événement mineur qui enclenche le travail
du souvenir jusqu'à l'idée d'enchaînements associatifs, en passant par le rythme — lequel
semble annoncer celui de Proust, voire préfigurer la célèbre phrase située à la fin du
passage sur la madeleine, avant l'émergence des souvenirs de Combray.

Proust a-t-il plagié Maupassant ? Il ne semble pas que ce soit le cas. Maupassant ne
figure pas — on veut bien le croire quand on connaît la personnalité et l'écriture des deux
auteurs — parmi les lectures habituelles de l'auteur de la Recherche et s'ils semblent
s'être rencontrés chez leur égérie commune, Madame Straus, il est peu vraisemblable
qu'il y ait eu transmission réelle de l'un à l'autre.

Maupassant, en revanche, a-t-il plagié Proust ? Pour répondre à cette question


surprenante, il convient d'examiner avec précision ce qui se passe quand nous lisons
aujourd'hui ce passage sur la mémoire. Ce que nous percevons est moins un
hypothétique texte en soi, originaire et délié de toute attache culturelle, qu'un texte qui
se retrouve, par le jeu de l'histoire des idées, pris dans une série de résonances qui
s'associent irrésistiblement à lui parce que Proust est venu ensuite.

Ainsi le texte second, celui de Proust, fait-il surgir un texte nouveau dans le premier
texte, celui de Maupassant, qui ne s'y trouverait pas si Proust n'avait pas existé. Or ce
texte nouveau, qui est un véritable plagiat du second, est, par rapport au texte publié, à
la fois identique et différent. Sans doute y a-t-il identité matérielle entre le texte de
Maupassant et celui que nous lisons, mais cette identité n'empêche pas une dissociation
de se produire entre ce qu'était le texte au XIXe siècle et ce qu'il est devenu aujourd'hui,
transformé par les échos dont il se charge, après le passage de l'œuvre de Proust.

[…] Le texte de Maupassant, tel que nous le lisons maintenant, n'existerait pas — ou
avec cette force renouvelée — sans celui de Proust. À condition de prendre en compte
cette évidence que l'histoire des idées modifie notre regard sur les œuvres au point de
les différencier d'elles-mêmes, il est possible d'admettre qu'au rebours des apparences
c'est bien, en tout cas pour nous aujourd'hui, Maupassant qui plagie Proust.

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