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Langue française

R. Jakobson et la critique formelle


Anne Nicolas

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Nicolas Anne. R. Jakobson et la critique formelle. In: Langue française, n°3, 1969. La stylistique. pp. 97-101;

doi : https://doi.org/10.3406/lfr.1969.5439

https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1969_num_3_1_5439

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Anne Nicolas, Lille.

R. JAKOBSON ET LA CRITIQUE FORMELLE

La conférence de R. Jakobson, Linguistics and Poetics, est publiée


en 1960; rompant avec la stylistique traditionnelle, la poétique s'interdit
le terrain esthétique, et affirme la nécessité d'intégrer l'étude de la poésie,
comme étude de structures linguistiques particulières, dans la
linguistique. L'approche systématique de la fonction poétique du langage
commence par situer cette dernière parmi les autres fonctions du langage,
et, du même coup, invite à rejeter la conception qui fait de la poésie une
déviation par rapport au langage ordinaire.
Définie comme « la visée du message en tant que tel » (p. 218), la
fonction poétique n'est pas la seule fonction remplie par le langage
poétique; aucun acte de communication, aucun genre littéraire ne se borne
à remplir une seule fonction; au contraire, la structure originale d'un
message vient des rapports institués entre plusieurs fonctions. Ainsi, la
poésie lyrique donne la place primordiale à la fonction poétique, et lui
subordonne la fonction émotive, puisque le lyrisme met l'accent sur le
je du destinateur. La poésie n'est donc pas quelque chose « en plus »
du langage courant, un « ornement rhétorique... elle implique une
réévaluation totale du discours et de toutes ses composantes » (p. 248).
Le critère qui permet de reconnaître « empiriquement la fonction
poétique », et d'expliquer pourquoi, selon Valéry, « le poème est une
hésitation prolongée entre le son et le sens » (p. 233), trouve ici sa formulation
rigoureuse : « La fonction poétique projette le principe d'équivalence de
l'axe de la sélection sur l'axe de la combinaison 1. »
Principe constitutif du langage poétique, l'équivalence joue à tous
les niveaux : prosodique, phonique, syntaxique, sémantique. Chaque
langue choisit et codifie plus précisément l'un de ces niveaux; ainsi, en
français, le niveau prosodique (L. Baudoux-Irigaray, 1962, p. 130).
1. Jakobson (p. 220) affine ainsi les notions saussuriennes de rapports associatifs
et syntagmatiques. Sélection et substitution sont indissociables, ainsi que combinaison
et contexture.

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Ce principe d'équivalence postulant une unité de mesure des
séquences, (la syllabe en prosodie française), on peut mesurer et comparer
ces séquences, afin de déduire les principes d'isochronie et/ou
d'équivalence qui gouvernent le système.
L'équivalence entraîne donc la récurrence de certaines séquences du
message, et, de ce fait, leur parallélisme. Cas particulier du parallélisme,
la rime demande une analyse poussée : elle est le lieu par excellence où
des éléments sont à la fois en relation phonique et sémantique. Car la
poésie est, pour Jakobson, la « province où le lien entre son et sens de
latent devient patent... grâce à une accumulation, supérieure à la
fréquence moyenne, d'une certaine classe de phonèmes, ou (à) l'assemblage
contrastant de deux classes données » (p. 241).
On devra donc analyser les divisions (prosodique, phonique, etc..)
du message poétique, et leurs tensions internes; ces divisions ne se recou-
pantpas nécessairement, c'est leur superposition et l'étude de leurs rapports
qui permettent de dégager la structure originale et la signification de ce
message.
Deux poèmes de Baudelaire ont été ainsi étudiés (Jakobson et Lévi-
Strauss, 1962; Jakobson, 1967). Parallèlement, L. Baudoux-Irigaray
appliquait ces méthodes à la poésie de Valéry (1962), et N. Ruwet
analysait ce vers de Baudelaire : « Le navire glissant sur les gouffres amers »,
en tentant de prolonger la théorie de Jakobson (1965).
La démarche adoptée dans l'étude des Chats et de Spleen est la
suivante : analyser les divisions du poème pertinentes aux niveaux
grammatical et sémantique, superposer ces divisions et faire l'analyse de la
structure générale. Or, ces deux textes peuvent être décrits en fonction de
deux structures complémentaires; l'une fait du message poétique, centré
sur lui-même, une structure close; l'autre rend compte de la dynamique
du poème, qui ne se referme pas sur son dernier mot, mais atteint une
signification touchant au cosmique, quand l'opposition entre démarche
métaphorique et démarche métonymique est dépassée 2. La structure
close des Chats repose sur trois divisions, obtenues par une analyse
formelle, l'une, tripartite, qui présente les chats « de l'extérieur », la seconde
bipartite, qui les présente « de l'intérieur », et la dernière en chiasme,
opposant les chats en position d'objet dans le premier quatrain et le
second tercet, aux chats en position de sujet dans le second quatrain et
le premier tercet. Surimposée aux précédentes, une autre division montre
la structure ouverte du poème, structure linéaire qui fait passer
directement du réel à l'irréel, puis au surréel.
Mais Jakobson et Lévi-Strauss veulent développer la signification de
cette description structurale. L'analyse se termine par l'étude des
significations symboliques : « De la constellation initiale... formée par les

2. R. Jakobson (1963, p. 238) : « En poésie, où la similarité est projetée sur la


continuité, toute métonymie est légèrement métaphorique, toute métaphore a une teinte
métonymique. »

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amoureux et les savants, les chats permettent par leur médiation,
d'éliminer la femme, laissant face à face... le poète des ' Chats '... et
l'univers » (1962, p. 19).
C'est ce que critique M. Riffaterre : « Aucune analyse grammaticale
d'un poème ne peut nous fournir plus que la grammaire de ce poème »
(1966, p. 213). L'article sévère de M. Riffaterre cerne les difficultés de la
poétique de Jakobson : le problème des relations entre son et sens, et
celui de la spécificité du langage poétique.
T. Todorov recherche ce critère spécifique au niveau sémantique.
Selon lui, le dénominateur commun de toutes les anomalies sémantiques
est « la violation du langage », ressentie comme un interdit (1966, p. 122).
Violation qui touche aussi bien les règles sémantiques que les lois de
l'énoncé. Montrant la ressemblance des figures de rhétorique et des phrases
anomales, il envisage « un reclassement des figures de rhétorique selon
les règles enfreintes » (p. 122). Cette hypothèse, fructueuse pour l'étude
des poètes surréalistes, semble fournir un critère trop général, qui pourrait
désigner la littérarité, dans une certaine synchronie, plutôt que la poésie;
en outre, elle ne rend pas compte du poème comme objet clos.
N. Ruwet (1963), précisant dans une perspective h jelmslé vienne la
relation entre son et sens posée par Jakobson, estime que l'on peut
comparer substance phonique et substance sémantique, toutes deux de nature
extra-linguistique et susceptibles de descriptions similaires.
Hjemslev et Jakobson fournissent, avec Chomsky, ses principes à
l'ouvrage de S. Levin : Linguistic Structures in Poetry, qui recherche le
caractère spécifique de la poésie en le liant à cet autre problème :
pourquoi le poème est-il un objet mémorisable? La notion de couplage permet
d'y répondre. Étudiant l'axe paradigmatique, Levin définit les
paradigmes comme des « classes d'équivalence... dont les membres sont
équivalents relativement à certains éléments » (Ruwet, 1963, p. 41), leur ter-
tium comparationis, qui leur est hétérogène : de nature contextuelle ou
extra-linguistique. Dans le premier cas, deux formes admises par le même
contexte sont équivalentes « par position », ou selon le type I
d'équivalence. Si le tertium comparationis est de nature extra-linguistique
(sémantique ou phonique), deux éléments qui se recouvrent en découpant soit la
substance du contenu, soit le continuum phonético-physiologique, sont
équivalents par « nature », ou selon le type II d'équivalence; si l'on
reprend la définition de la fonction poétique, on voit qu'en poésie, des
éléments par nature équivalents sont placés dans des positions
équivalentes 3. Levin définit une deuxième sorte de couplage, à partir du « corps
des conventions que le poème, forme littéraire organisée, observe » (p. 42).
Des formes par nature équivalentes sont placées dans des positions
équivalentes quant au mètre, etc. La rime est donc un couplage, mais, pour
Levin, elle ne postule pas l'équivalence des éléments en relation. L'équi-
3. Levin distingue des positions comparables : de forme agan, et des positions
parallèles, de forme angan.

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valence phonique n'entraîne pas l'équivalence sémantique. Au contraire,
couplage phonique et axe des conventions vont souvent de pair, de même
que couplage sémantique et axe syntagmatique.
Généralisé dans tout le poème, le couplage est donc le facteur
spécifique d'unité de la poésie. Comme cette structure limite le choix des
éléments paradigmatiques, on comprend pourquoi le poème est objet mérao-
risable.
L'application de cette méthode oblige le critique à faire subir
certaines transformations au texte pour faire apparaître les couplages :
suppression des inversions et développement des sous-entendus (Levin, 1962;
Ruwet, 1963; L. Baudoux-Irigaray, 1964).
Par la suite, Ruwet (1964), tente de définir une méthode qui intègre
les principes de Jakobson et de Levin dans une perspective transforma-
tionnelle plus vaste. Il analyse les tensions structurales d'un poème de
Louise Labé par les méthodes de Jakobson, mais pose que l'équivalence
phonique doit être subordonnée aux autres équivalences : elle approfondit
« le caractère d'objet absolu du poème, sans contribuer directement à
façonner le message » (p. 82). L'analyse phonique et celle des couplages
montre que le poème « peut être ramené à une série de transformations
opérées sur la proposition ' je t'aime ' » (p. 81).
Selon Ruwet, l'analyse doit ramener tout poème à ce noyau simple
(kernel), qui lui est immanent. Sans doute peu nombreux, surtout en
poésie lyrique, ils permettraient de comparer les poèmes, soit qu'ils
dérivent du même noyau par une suite de transformations différentes,
soit qu'ils dérivent de noyaux différents par une suite semblable de
transformations semblables, et de constituer des « ensembles » poétiques. Cette
perspective, qui rejoint celle de Chomsky en grammaire, permet de ne pas
se laisser enfermer dans le problème, à la limite insoluble, de la
constitution d'une grammaire du langage poétique (Levin, 1962, pp. 11-19).

** *

La poétique reste donc très liée à la science qui lui a fourni ses
postulats de départ : la linguistique. Mais cette union suppose que la poétique
ne se borne pas à utiliser des méthodes, qu'elle se plie à l'exigence de
rigueur qui les caractérise. Car, si la poésie n'est plus un domaine à part,
grâce à Jakobson, elle reste ce lieu ambigu, où l'on ne sait que privilégier,
du sens ou du son. A des recherches si récentes, on ne peut demander une
rigueur absolue; cependant, terminologie et méthode sont parfois trop
vagues. Si l'analyse des Chats prête le flanc à la critique, c'est que la
définition insuffisante des rapports entre son et sens ne permet pas de
comprendre le rapport entre l'analyse structurale et l'étude de sa signification.
Levin utilise une terminologie beaucoup plus stricte; mais si substance
phonique et substance sémantique sont des concepts opératoires efficaces
dans l'analyse des couplages, le terme même de substance implique des

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présupposés philosophiques qui risquent de grever lourdement
l'interprétation sémantique.
En outre, définir ce qui fait la spécificité du langage poétique est
certes une étape nécessaire pour mieux cerner l'objet de l'étude; mettre
au premier plan cette recherche, c'est orienter l'étude vers la notion
d'écart, qui ne peut rendre compte de tous les problèmes posés par la
poésie. Sur ce plan, les recherches de N. Ruwet nous semblent d'un grand
intérêt.
Il faudrait enfin définir les rapports de la poétique et de la
sémantique, pour mieux voir en quoi l'analyse structurale peut servir le texte.
T. Todorov, qui écrit au terme d'une étude remarquable : « Par son
inutilité quant à l'analyse littéraire, une explication linguistique vaut un
fait de la biographie de l'auteur » (1966, p. 120), n'a-t-il pas tort? La
poésie est peut-être le lieu privilégié pour poser, et résoudre, ce problème
essentiel.

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