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Robert LAFONT et Françoise GARDÈS-MADRAY

Introduction à l’analyse textuelle


Presses de l’Université Paul Valéry, Montpellier, 1977 (rééditions 1996 et 2007)

CHAPITRE I : LA PROBLÉMATIQUE DU TEXTE


(Extraits pp. 14-23)

1.3. PREMIÈRE ORIENTATION POST-SAUSSURIENNE : RECHERCHE DE LA


LITTÉRARITÉ
1.3.1. Les premières applications des nouvelles perspectives offertes à la linguistique ont pris
pour objet, de façon restrictive, les textes littéraires. Il s'agissait de mettre en place, à partir
des données de l'étude de la langue, des critères objectifs qui permettent de les identifier
comme tels, en dépassant l'évidence pré-saussurienne.
L'école des formalistes russes s'est d'abord fixé cet objectif. Le Cercle de Moscou, le
Cercle de Léningrad, plus connu sous le nom d'O.P.O.I.A.Z., puis le Cercle de Prague se sont
attachés à fonder le concept scientifique de littérarité que Roman Jakobson définit comme
« ce qui fait d'une œuvre donnée une œuvre littéraire ». En accord avec la perspective
saussurienne, les formalistes russes cherchent ce critère dans les caractères intrinsèques de
l'œuvre. Pour les reconnaître, ils privilégient l'étude de la langue poétique, en la confrontant à
la langue quotidienne. Très rapidement, leurs analyses se fixent pour objet le décompte, dans
les poèmes surtout, des données phonétiques, métriques, morphologiques et syntaxiques qui
entrent en jeu pour structurer le texte. « La forme n'est pas une enveloppe, mais une intégrité
dynamique et concrète qui a un contenu en elle-même, hors de toute corrélation ». Pour tenter
de dégager des lois esthétiques, les formalistes comparent de plus les unes aux autres les
œuvres littéraires et affirment que toute œuvre d'art est créée en parallèle ou en opposition à
un modèle. Ils posent ainsi l'un des principes de ce que Julia Kristeva appellera
l'« intertextualité », au terme d'une opération de déplacement du scripteur au lecteur.
Cependant, malgré leurs efforts ultérieurs pour élargir le cadre de leur recherche, la
littérarité se réduit pour l'essentiel, aux yeux des tenants de cette école, à des marques
formelles, repérables dans tous les textes littéraires, par opposition à la langue commune ou à
la langue scientifique qui sont prises comme normes. Ces dernières sont le domaine de la
« dénotation » alors que la littérature est faite de « connotations » : possibilités
d'interprétations multiples offertes par la langue dans un message dont le but n'est pas
d'informer, mais de jouer sur des polyvalences expressives. Dotée du degré zéro dans le
théorème de Pythagore, la littérarité aurait un degré maximum dans un poème de Baudelaire
ou de Mallarmé. Sur ces bases, Tzvetan Todorov construit à partir de Propp une grammaire
du récit, Jakobson travaille à une grammaire de la poésie. Malgré les précieux apports de ce
type de recherches, force est bien de reconnaître toutefois que la littérarité n'est pas un
concept scientifique. Il s'agit en effet, soit d'une expression redondante qui rappelle la vertu
dormitive du pavot de Molière, soit d'un constat de fait, frappé de l'idéologie dominante qu'il
masque sous l'apparence de l'atemporalité. « Littérarité » renvoie en effet à « littérature » et
« littérature » à « littérarité » dans un jeu de miroirs, ce qui laisse en suspens deux questions
que la confrontation avec l'expérience ne permet pas d'éluder. La première porte sur les
limites du concept de littérarité. Comment classer rigoureusement le plus ou moins littéraire ?
Où situer la ligne de démarcation ? En France, aujourd'hui, par exemple, les textes
folkloriques sont-ils frappés de littérarité ? La chanson populaire (chansons de la Commune)
est-elle un phénomène frappé de littérarité ? On peut observer que le sens de la démarche des
analystes est univoque. Ils étudient des textes qui, par un consensus socio-culturel qu'ils
prennent pour norme, sont indiscutablement considérés comme frappés de littérarité. À partir
de là, ils dégagent un critère, mais on ne rencontre pas la démarche inverse, qui consisterait à
décider de la légitimité du statut littéraire d'un texte à partir du critère de littérarité.
Pour les formalistes, par ailleurs, l'ensemble des œuvres littéraires est pris comme un
corpus à caractères stables que l'on oppose au non littéraire. Or l'expérience infirme la validité
d'une analogie calquée sur les sciences exactes. Le corpus des phénomènes naturels est
susceptible de changer avec de nouvelles découvertes, mais n'est pas fluctuant. Le corpus
littéraire, au contraire, est mouvant. Non seulement des œuvres nouvelles s'y ajoutent, mais
d'autres disparaissent, momentanément ou non, et l'opposition des formes ne suffit pas à
rendre compte de ce phénomène qui contredit l'hypothèse d'œuvres porteuses de critères
atemporels de littérarité.

1.3.2. Les recherches de Jakobson sur les textes littéraires, réunies récemment dans le volume
Questions de poétique, se situent dans le prolongement des travaux des formalistes russes,
auxquels il a participé de façon déterminante. Son analyse la plus connue est l'étude des Chats
de Baudelaire, écrite en collaboration avec Lévi-Strauss. Nous nous référerons cependant à
ses Observations sur l'art verbal de Blake, Rousseau et Klee (1970), car les présupposés de la
méthode utilisée y sont plus explicites.
L'analyse jakobsonienne se présente comme une certitude à caractère scientifique, à
partir d'observations formelles. Un relevé minutieux des rimes lui permet, par leur disposition,
de constituer une division en distiques intérieurs et extérieurs. Il fait ensuite l'étude des noms
animés et des symétries syntaxiques et sémantiques qui s'organisent d'après leur disposition,
sans indiquer pourquoi ces éléments plutôt que d'autres constituent le point de départ de la
réorganisation du texte. Or le présupposé consiste à ordonner cette analyse des formes autour
des noms des personnages : le père, la mère, l'enfant dans l'Inscription de Blake ; Yadwigha,
le charmeur, le serpent dans le poème d'Henri Rousseau, à l'intérieur d'un tableau de non
animés. Il s'agit donc d'une analyse des personnages qui ne dit pas son nom. Il n'est pas
étonnant dès lors que l'établissement d'un réseau méticuleux entre les formes permette de
constater la concordance qui est, a priori, inscrite dans la méthode d'analyse.
On peut aussi constater que Jakobson introduit dans ce processus d'étude formelle un
certain nombre de concepts qui lui sont étrangers. Le point de départ de l'étude est, chaque
fois, une citation de l'auteur, extérieure au texte analysé - commentaire, journal intime... -
dans laquelle l'écrivain indique ses intentions. Au terme de l'étude, Jakobson justifie ses
résultats en faisant appel au consensus de la critique littéraire traditionnelle. En cours
d'analyse enfin, l'a priori tient parfois lieu de rigueur scientifique lorsque l'étude des
métaphores fait intervenir le sens. On lit par exemple dans l'étude sur William Blake : « Plus
précisément, les rimes paires affirment la parenté entre deux images terminales : cloud
(nuage), métaphore du placenta et breast, le sein, deux liens successifs entre l'enfant et sa
mère ». L'appel à l'extra-linguistique pour l'interprétation de la métaphore est ici évident,
mais il n'est pas signalé comme tel. Le problème des diverses données extra-linguistiques à
prendre en compte dans une analyse textuelle est ainsi esquivé. Prendre le texte comme un
donné ne permet, en toute rigueur, de faire appel ni aux intentions de l'auteur, ni à la
métaphore du placenta. Mais limiter l'étude à la recherche des symétries ou oppositions
formelles aboutit à des résultats peu probants. Georges Mounin a montré par jeu dans son
introduction à la Communication poétique que l'on peut, suivant de tels critères, prouver avec
brio que la célèbre phrase de M. Jourdain : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles et me
donnez mon bonnet de nuit », frôle le sublime... Il faut donc dépasser ce cadre formel, mais ce
dépassement ne saurait se borner au recours à la problématique traditionnelle de la critique
littéraire, additionnée de quelques retombées de psychanalyse.

1.3.3. Bien qu'elles procèdent de méthodes très différentes, on peut situer aussi sur le même
axe les recherches de Léo Spitzer et de Michael Riffaterre (stylistique), puisqu'ils se
proposent l'un et l'autre d'étudier les traits spécifiques des textes littéraires.
Pour Léo Spitzer, la critique doit rester immanente à l'œuvre d'art et en tirer ses
propres catégories. Mais, au lieu de rechercher le principe de la cohésion interne de l'œuvre
dans son équilibre formel, c'est « l'esprit de l'auteur », véritable « système solaire de sa
création », qu'il faut découvrir. L'intuition du chercheur lui permettra d'observer le détail
linguistique, le trait caractéristique, la déviation individuelle à partir desquels on remonte sans
peine à l'« étymon » spirituel autour duquel s'organise la construction de l'œuvre littéraire. La
remarquable finesse des analyses de Léo Spitzer ne saurait cacher le caractère subjectif d'une
méthode qui, malgré les vérifications expérimentales auxquelles elle donne lieu, reste pour
une large part intuitive.
Pour Michael Riffaterre, l'œuvre littéraire se définit par l'« intention littéraire de son
auteur », et elle est, comme pour Spitzer, un écart par rapport à la norme linguistique. Sa
conception de l'écart est toutefois très différente. Il le voit comme un « soulignement », une
emphase, non par rapport à un modèle neutre de la langue mais par rapport à l'ensemble de
l'œuvre qui constitue le contexte. C'est lui qui est la norme de référence. Les traits pertinents
du style seront les déviations par rapport à cette norme de l'ensemble de l'œuvre. Le texte
apparaît alors comme un agencement structurable en micro-contextes et macro-contextes,
délimités par des ruptures, ruptures dans les structures répétitives ainsi mises à jour,
constituées par un élément linguistique imprévisible. Pour pallier le caractère subjectif du
découpage, Riffaterre fait appel à un groupe d'informateurs dont les réactions et les jugements
de valeur seront traités comme des réponses à des stimuli, indices subjectifs d'une cause
objective. L'analyste sera donc en présence de données fournies par le groupe d'informateurs
désigné sous le nom d'« archi-lecteur ». Riffaterre précise à ce sujet qu'il est préférable de
choisir des informateurs « cultivés ».
Cette méthode comporte, malgré son effort d'objectivité, un double inconvénient. Elle
est justiciable de la critique de mécanisme faite depuis longtemps au behaviourisme (théorie
des stimuli-réponses) et elle donne statut scientifique à un mode de lecture idéologique - celle
des informateurs cultivés - dont on n'analyse ni le processus, ni le contenu.
1.4. SECONDE ORIENTATION POST-SAUSSURIENNE : L'EXTENSION DU
TEXTE
1.4.1. Le second axe des recherches issues de Saussure correspond à une extension du concept
de texte. On l'élargit d'abord à toute production écrite ou parlée. Tout acte allocutif peut donc
être pris comme texte. Les travaux de Z. S. Harris en analyse du discours, ceux de Chomsky
et des générativistes s'inscrivent dans ce cadre. Nous ne les citons ici que pour mémoire, leur
méthode d'analyse fera l'objet des chapitres II et III. Soulignons seulement que cet
élargissement représente un progrès fondamental en rejetant les exclusives qu'entraînait la
conception restrictive. Tout texte produit peut désormais devenir objet valable d'analyse. Elle
s'étend donc à des textes très divers et devient une des bases de l'orientation des recherches
récentes en socio-linguistique. En France en particulier, à l'initiative de Jean DUBOIS, une
équipe de socio-linguistes analyse des textes politiques. Jean-Baptiste Marcellesi les Actes du
Congrès de Tours, D. Maldidier des articles parus dans quelques quotidiens au cours de la
guerre d'Algérie, G. Provost-Chauveau des discours de Jaurès, D. Slakta des Cahiers de
doléances... Simultanément, des articles de dictionnaires deviennent aussi objets d'analyse
textuelle. Citons, par exemple, les recherches de Simone Delesalle.
L'ensemble de ces travaux a été l'occasion de l'approfondissement et de la
reformulation du concept de parole. A l'initiative de Benvéniste, la parole a été scindée en
deux moments : l'énoncé ou discours réalisé comme produit et l'énonciation ou acte de
production de ce discours. L'attention se trouve attirée par là sur une classe particulière
d'éléments linguistiques qui sont les marques formelles de l'énonciation (ou éléments
indiciels) et dont la présence ou l'absence constituent le discours dans un rapport avec son
émetteur. Benvéniste a montré par exemple que le passé simple (par opposition au passé
composé, élément indiciel), la 3ème personne (par apposition au je et au tu, éléments indiciels)
déterminent une énonciation spécifique définie comme historique qui s'oppose au discours
proprement dit. Toutefois, malgré les observations insistantes de Benvéniste sur la nécessité
de lier ces deux facteurs, l'analyse du discours s'est longtemps limitée aux énoncés, écartant
de son champ l'énonciation. D'où sa difficulté à rendre compte de l'importance des
déictiques : pronoms personnels, démonstratifs, modalisateurs... Mais on voit se dessiner
aujourd'hui en sociolinguistique une opposition énoncé/discours que signale très justement L.
Guespin (Langages, 23). Le terme d'« énoncés » est alors plutôt réservé à des textes pris
comme corpus d'observation et/ou de vérification pour l'étude de la langue. Comme on
néglige de ce point de vue les problèmes transphrastiques, les énoncés se limitent presque
toujours à une collection de phrases témoins. On entend au contraire par analyse de discours
l'étude d'un texte transphrastique du point de vue de ses conditions de production. Il y a là un
déplacement fondamental qui ouvre la perspective d'une analyse scientifique du texte, à
condition d'ajouter qu'il n'est pas possible de rendre compte des conditions de production d'un
discours sans envisager la linguistique dans ses rapports avec l'extra-linguistique. Le discours
est en effet une pratique sociale, au sens marxiste de ces termes. Nous reviendrons sur ce
point, à nos yeux capital, au chapitre VI. Disons seulement dès maintenant, dans une formule
approchée, que la pratique discursive, processus de relations, est constituée par l'élaboration
du statut linguistique du sujet dans ses rapports à la réalité.

1.4.2. Par une seconde extension, le texte déborde le champ de la linguistique, production
orale ou écrite d'un message par le langage, pour englober toutes les productions sémiotiques.
Saussure a, le premier, insisté sur le fait que la linguistique est à considérer comme la branche
la plus importante d'une science plus générale qu'il nomme « sémiologie ». Elle comprend
tous les systèmes de signes (visuels, gestuels...) au moyen desquels on peut transmettre une
information. Aussi des recherches se sont-elles développées pour fonder une sémiotique
générale, dans l'optique de laquelle toute production humaine se constitue en texte. On peut
situer dans cette perspective les travaux de Roland Barthes, de Julia Kristeva et du groupe Tel
Quel.
Julia Kristeva élabore les bases d'une sémiotique littéraire ou « sémanalyse ».
Contestant la linéarité du message linguistique, elle définit le texte comme un espace
pluridimensionnel, lieu d'insertions et d'intersections permettant de saisir le travail de la
signifiance. Par « signifiance », Julia KRISTEVA désigne « le travail de différenciation,
stratification et confrontation qui se pratique dans la langue et dépose sur la ligne du sujet
parlant une chaîne signifiante communicative et grammaticalement structurée » (Recherches
pour une sémanalyse, p. 9). Le texte est donc le lieu d'une double orientation dynamique,
vers le système signifiant dans lequel il se produit et vers le processus social auquel il
participe en tant que discours. Ce double mouvement conditionne à la fois le producteur et
le récepteur du message textuel, dans une dialectique qui dénonce le statut traditionnel du
sujet producteur : « Engendré par un dehors réel et infini dans son mouvement matériel, et
incorporant son destinataire dans la combinatoire de ses traits, le texte se construit une zone
de multiplicités de marques et d'intervalles dont l'inscription non centrée met en pratique une
polyvalence sans unité possible » (p. 11). Il ne s'agit donc pas, comme on le fait si souvent
dans l'enseignement secondaire et au-delà, de « chercher à déterminer le sens, mais
d'apprendre à lire la multiplicité des sens ». L'univocité du texte et la bi-univocité du rapport
signifiant/signifié sont simultanément dénoncées.
Les derniers travaux de Roland Barthes s'inscrivent dans la même visée, appliquée à
d'autres systèmes sémiotiques. L'extension du texte recouvre ainsi celle du signe et la
dépasse même dans la mesure où elle englobe toute production de l'homme, vue comme une
pratique signifiante. Ces pratiques signifiantes s'organisent en spectacle dont on peut analyser
les ressorts en intertextualité.
Nous n'emploierons pas dans ce volume le terme de « texte » dans cette acception
totalisante, puisque nous avons restreint notre problématique à la production linguistique. Par
« analyse textuelle », nous entendrons l'approche, à partir de la linguistique, des mécanismes
de production des textes de langage écrit ou parlé. Mais nous retiendrons comme une donnée
fondamentale la mise en cause de la bi-univocité du signe linguistique et l'affirmation de la
pluri-dimensionnalité de l'espace du texte.

1.5. SCHÉMA DE LA COMMUNICATION ET TEXTE


1.5.1. Pour clarifier les données de l'analyse du discours, la linguistique a fait appel à une
science voisine, la théorie de l'information, et aux travaux des ingénieurs des
communications. C'est à R. Jakobson que l'on doit l'adaptation à la communication
linguistique d'un schéma 1 calqué sur le processus d'échange d'informations entre les
périphériques d'un ordinateur et l'ordinateur lui-même. Selon ce schéma qui porte son nom,

1
N.B. : Le schéma de Jakobson est aujourd’hui très contesté, et considéré comme périmé. Mais un livre écrit en
1977 ne pouvait éviter d’en parler. Toutefois, comme on le verra deux pages plus loin, R. Lafont et F. Gardès‐
Madray ne se privent pas de le critiquer.
six éléments constitutifs sont nécessaires à la réalisation de tout acte de communication par le
langage : 1) un émetteur, encodeur ou destinateur qui est à l'initiative du message à
transmettre ; 2) un récepteur, décodeur ou destinataire du message ; 3) un message à
transmettre qui est l'objet de la communication ; 4) un code, commun en tout ou en partie à
l'émetteur et au récepteur du message ; 5) un canal de communication, canal physique et
connexion psychologique qui permet à la communication de s'établir et de se maintenir ; 6) un
référent ou contexte, facteur complexe.
CONTEXTE

DESTINATEUR ... MESSAGE ... DESTINATAIRE

CONTACT

CODE

Le référent nécessite une longue définition. Il est en effet constitué de données


hétérogènes : le référent textuel, de nature linguistique, et le référent situationnel, de nature
extra-linguistique. Le référent textuel comprend tous les signes linguistiques qui entourent le
texte analysé, le précèdent ou le suivent. Le référent situationnel au contraire est formé des
innombrables composantes qui s'ajoutent au message sans être explicites dans le discours.
Elles comprennent les conditions de production et de réception du message, liées à la situation
de l'émetteur et du récepteur, mais aussi des facteurs parasites susceptibles de troubler le
déroulement de la communication. C'est le hic et nunc infiniment divers, extérieur à l'analyse
linguistique, mais qui conditionne l'échange d'informations par le langage dont il détermine
l'existence. Il est nécessaire d'expliciter le contenu de ces six facteurs lorsqu'ils interviennent
dans la production d'un texte.

1.5.2. Dans le cas d'un texte écrit, auquel nous nous limiterons, l'émetteur est constitué par un
ou plusieurs scripteurs selon qu'il s'agit d'une œuvre individuelle ou collective. La nécessité
de ce ou de ces scripteurs à l'initiative du texte n'implique aucunement qu'ils soient connus
des destinataires du message. Les textes anonymes abondent. Il est à noter que la situation du
scripteur diffère sur un point important de celle d'un locuteur oral. Contrairement à ce qui se
produit le plus souvent dans un acte de communication parlé, l'émetteur d'un texte écrit n'est
pas en contact de communication direct avec ceux auxquels il le destine. Il est toujours à
l'initiative d'un message différé. Un laps de temps plus ou moins long s'écoule
nécessairement entre la production d'un texte et sa réception, entre la rédaction d'un placard
publicitaire et son affichage, entre l'élaboration d'un tract et sa distribution, l'envoi d'une lettre
et sa réception. Ce laps de temps connaît une amplitude maximale dans le cas d'un texte
littéraire. Un écrivain vise dans sa production non seulement son temps, mais la postérité.
Cette production à effet retardé est un des traits dominants de ce type de texte et a pour
conséquence de faire passer l'émetteur au second plan, au profit du récepteur. Le cas limite est
fourni par les correspondances qui fonctionnent comme textes littéraires sans avoir été écrites
dans cette intention.
Les récepteurs d'un texte seront auditeurs s'il s'agit d'une représentation théâtrale ou
d'une lecture publique, mais le plus souvent lecteurs. Leur existence comme éléments
constitutifs du fonctionnement du texte infirme le mythe du message qui ne s'adresse à
personne ou de la littérature sans public 2 . S'il arrive qu'un message ne trouve pas de
destinataire, c'est qu'il est perdu en tant que tel et que la fonction communicative n'a pas eu
lieu. L'encodeur d'une information la destine à quelqu'un, sinon, il s'abstient de l'émettre.
Cette observation s'applique au premier chef à l'œuvre littéraire. L'impression d'un livre
suppose la visée d'acheteurs pour le produit qu'on met ainsi en circulation. Le monologue ne
constitue qu'une exception apparente à cette règle de la nécessité d'un récepteur, puisque
l'émetteur se dédouble alors en destinateur et destinataire comme l'exprime fort bien
l'expression familière : se parler à soi-même. Ce fait est encore plus net dans le monologue
dramatique qui, lu ou joué, s'adresse soit aux lecteurs, soit aux auditeurs pour leur donner une
information sur la psychologie d'un personnage ou sur l'évolution de la situation.
Le message est constitué par le texte, dont nous poserons les limites en 1.6. : il s'agit
de l'invariant linguistique qui ne s'use ni ne se modifie de lecture en lecture. Le code est
constitué par la ou les langues dans laquelle ou lesquelles le texte est écrit. La première
difficulté de la transposition du schéma de Jakobson apparaît ici. Une langue naturelle ne
possède pas la précision d'un algorithme ou code artificiel. Elle comporte ambiguïtés
structurelles, polysémies de termes, et permet plusieurs niveaux d'encodage et de décodage.
L'expression au moyen d'une langue naturelle rend donc possible une pluralité d'écritures et
de lectures. Le recours aux messages piégés par un contre-code, qu'utilisent par exemple les
organisations clandestines de résistance, fournit un cas limite, mais la polyvalence des
éléments linguistiques et de leur combinatoire permet de piéger tout message. Les études de
Saussure sur les anagrammes en sont une remarquable illustration.
La complexité du référent ou contexte atteint son plus haut niveau lorsqu'il s'applique
au texte. Le référent textuel linguistique peut s'envisager de deux manières. Au sens étroit,
il désigne l'environnement 3 que constitue l'ensemble d'une œuvre lorsqu'on en analyse un
extrait. La division en paragraphes, chapitres, parties, structure ce contexte ; la prise en
compte du contexte linguistique de l'œuvre remet en cause, on le voit, la validité de
l'explication de texte hors contexte que l'on pratique couramment dans l'enseignement. Au
sens large, le référent textuel désigne l'intertextualité, tissu de rapports que l'opération
d'écriture-lecture instaure entre des textes parallèles ou en opposition. Cette interférence
textuelle est relative, comme l'opération de lecture elle-même, dans la mesure où elle fait
appel au contexte socio-culturel de l'émetteur et du récepteur, à leur idéologie.
Le référent extra-linguistique est à l'origine des difficultés majeures. Le caractère
différé de la communication textuelle accentue les différences entre le hic et nunc du scripteur
et celui des auditeurs-lecteurs. Plus ou moins marquées selon le type de discours étudié, elles
atteignent, rappelons-le, leur amplitude maximale pour les textes littéraires. Il arrive, à la
limite, que le lecteur ne puisse faire que des hypothèses sur le contexte situationnel de
l'écrivain. Le référent situationnel pose les rapports de l'homme à la réalité à travers le
langage ; il implique donc les conceptions du monde des producteurs de textes et de ceux qui,
par leur lecture, réactivent cette production. L'opération de lecture n'est pas, comme on le
croit trop souvent, passive ou innocente ; elle constitue un facteur actif et primordial de la
dynamique du sens. Écriture et lecture sont sous-tendues par des processus psychologiques

2
N.B. : on parle parfois de conception « autotélique » de la littérature, c’est‐à‐dire de la littérature comme
ensemble de textes qui n’ont d’autres fins (telos) qu’en eux‐mêmes (auto).
3
N.B. : l’environnement textuel ou « cotexte » (cf. définition de ce terme).
encore mal connus et des processus idéologiques dont on ne peut faire abstraction si l'on veut
en rendre un compte matérialiste.

1.5.3. Utile, on vient de le voir, en ce qu'elle insère le message dans le processus matériel de
la communication, cette modélisation présente cependant certaines insuffisances. Elles
intéressent d'abord le schéma même de la communication, dont il faut rappeler le caractère
abstrait4. Ce schéma ne s'applique en effet en toute rigueur qu'au circuit de la parole, conçu,
en termes saussuriens, comme la relation de deux individus isolés et entièrement autonomes,
abstraction faite des rapports sociaux qui les constituent en tant qu'individus et en tant
qu'interlocuteurs. Mais si l'on rejette cette abstraction, on verra que les six facteurs qu'il peut
être bon d'isoler pour la commodité de l'analyse sont en fait largement constitutifs les uns des
autres : dans tout acte de communication linguistique, par exemple, le code est constitutif de
l'émetteur et du récepteur dans la mesure où la genèse de l'individualité est inséparable de
l'acquisition linguistique.
On retrouve les mêmes difficultés dans l'application du schéma de Jakobson à des
textes littéraires. Les six éléments de la communication définissent alors un cadre qui
contraint à des simplifications trompeuses. Cette observation s'applique à quatre des facteurs
isolés par l'analyse qui masque une complexité dont on ne peut rendre compte qu'en faisant
intervenir des niveaux extérieurs au schéma. Ainsi, pour tout texte qui fait l'objet d'une
publication, l'émetteur est sans doute le scripteur qui est à la source du message, mais aussi
l'éditeur. Les lecteurs sont bien des récepteurs, mais le public, collectivité plus large et plus
diffuse, est indirectement intéressé par la réception du message (on peut, sans l'avoir lu,
connaître le contenu d'un livre). Le message est en un sens l'objet livre, marchandise
consommab1e, mais c'est à un autre titre l'invariant linguistique que la lecture ne peut user. Le
code enfin est, à un certain niveau, la langue, mais il existe un code de la littérature, sous-
code qui s'apparente à un rituel et grâce auquel le message est reconnaissable comme littéraire.
Le schéma jakobsonien ne peut offrir les instruments conceptuels qui permettent d'élucider les
connexions de ces divers niveaux.

1.6. TEXTE ET CORPUS


1.6.1. Il reste à préciser, avant d'aborder l'étude des procédures d'analyse auxquelles nous
nous sommes confrontés, les limites que nous avons assignées, dans les pages qui suivent, à la
problématique du texte et leurs conséquences.
Le premier caractère du texte, objet de notre analyse, est d'être un écrit et, de ce fait,
d'être placé sous le signe de la lettre et de ses contraintes. Cette restriction répond à un
impératif épistémologique. La stratégie des textes parlés diffère en effet sur deux points
fondamentaux de la stratégie de l'écrit. Premièrement, le statut du sujet n'y est pas le même et
ce fait constitue un facteur essentiel. Nous nous sommes limités à des textes dans lesquels le
sujet est posé comme producteur référentiel, même lorsqu'il s'agit d'un texte anonyme. Il en va
tout autrement de nombre d'improvisations orales qui se constituent en textes. Deuxièmement,
le texte écrit est produit, nous l'avons dit, dans une perspective de naissance différée qui
conditionne sa production et sa réception.
Les pratiques discursives écrites portent les marques qui distinguent et opposent
message écrit et message oral. Rappelons-en deux : l'intonation permet à elle seule, dans
4
N.B. : ici commence la critique du schéma de Jakobson.
une communication orale, d'exprimer l'exclamation, l'interrogation, la surprise, la douleur, la
joie, l'indignation. À l'écrit, on a recours à une transposition au moyen de signes
typographiques (point d'exclamation, point d'interrogation) ou d'une explication linguistique.
On lira des formules du type : « Comment ? dit-elle avec surprise/douleur/étonnement... ». Le
scripteur est également contraint de décrire tous les éléments du contexte situationnel dont il
désire informer ses auditeurs-lecteurs, ce qui confère au texte une longueur souvent supérieure
à celle d'un propos oral. Sur ce plan, le théâtre ne constitue qu'une exception apparente. Le
monologue de Phèdre que nous étudierons (ANALYSE IV) a certes été écrit pour être joué,
mais l'écriture ici précède la lecture et la conditionne. Si le langage dramatique a des
caractères spécifiques, il n'échappe pas aux contraintes générales de l'écrit.
Le second caractère du texte que nous retiendrons est sa clôture formelle. Elle est le
plus souvent indiquée par des marques typographiques (majuscule à l'initiale et point final
après le dernier mot du texte). L'absence de ponctuation dans certains écrits n'abolit pas cette
clôture formelle, marquée dans tous les cas par deux blancs typographiques. Ces blancs qui
précèdent et suivent tout texte le bornent et cette clôture est toujours présente, même si, par
ailleurs, le système de décodage permet de poser l'existence de textes non clos. Les blancs
typographiques qui encadrent le texte ont valeur de blancs sémantiques qui limitent un
ensemble syntagmatiquement fermé. Ainsi conçu, le texte est appréhendé comme une
extension de la phrase, il a comme trait commun avec elle cette clôture syntagmatique faite
d'un tissu de concaténations ou enchaînements.
L'espace textuel compris entre ces bornes formelles est structuré en paragraphes,
chapitres, parties, tomes, unités qui le subdivisent. Lorsque nous nous écarterons des textes
pour lesquels les problèmes de délimitation ne se posent pas puisqu'elle coïncide avec leur
clôture (placards publicitaires, courte nouvelle, poème) nous adopterons ces critères formels
(isolement d'une tirade par deux blancs) pour déterminer les limites de l'extrait analysé.

1.6.2. Le texte que nous envisageons est monolingue et déterminé par un fait culturel
spécifique. Il s'agit en l'occurrence de textes français. Ce choix constitue une nouvelle limite
motivée à la fois par un impératif pédagogique et une exigence épistémologique. Impératif
pédagogique, car ce livre s'adresse surtout aux étudiants qui s'initient à l'étude linguistique du
français. Exigence épistémologique : nous posons en effet que, parce qu'elle est un produit
social, chaque langue est dotée d'un appareil conceptuel spécifique lié au stade de
développement de la société à laquelle elle sert de code. Étendre donc la méthodologie
exposée ici à d'autres langues supposait un élargissement de la recherche et l'étude, en
particulier, des appareils conceptuels propres aux langues envisagées. Cette hypothèse de
travail nous a également conduits à éliminer de notre objet d'étude les textes faits de mots
valises qui obéissent à la grammaticalité française comme, par exemple, les poèmes d'Henri
Michaux. Ils exigent en effet l'élaboration d'un appareil conceptuel d'approche émané des
règles de leur système de production. II y a là matière à une recherche ultérieure intéressante
que nous envisageons.
Nous nous limiterons donc à proposer un appareil conceptuel permettant l'analyse, à
partir de la linguistique, de textes écrits français. Structurés en espace pluridimensionnel, ils
sont bornés par des marques formelles et sous-tendus par un processus de production qui les
constitue en pratique discursive.
Il faut enfin dissiper un malentendu possible à propos du problème du corpus. Les
analyses textuelles qui forment la seconde partie de ce volume n'ont été proposées qu'à titre
d'exemple. La méthode préconisée peut en effet s'appliquer à tout texte écrit français. Nous
disposions donc d'un très vaste corpus. Il ne faudrait pas en conclure qu'il s'agit d'une donnée
neutre et indifférente ; même lorsqu'on le formule en termes aussi vastes, un corpus est le
résultat de choix qui supposent des rejets et des exclusives. Le nier, c'est nier la place de
l'idéologie et de l'histoire, car elles conditionnent la constitution de tout corpus linguistique.
Notre choix à l'intérieur de ce corpus n'a pas non plus été neutre. Il a d'abord été motivé par
notre perspective pédagogique, elle-même conditionnée par le cadre actuel de l'enseignement
français, avec toutes les implications idéologiques que cela suppose et auxquelles il serait naïf
de croire échapper complètement. Les textes littéraires que nous avons retenus ont droit de
cité dans les manuels scolaires, c'est dire qu'ils appartiennent à un domaine socio-culturel
étroitement borné qui a ses exclusives. Nos deux premières analyses portent sur des textes dits
« non littéraires », mais eux aussi conditionnés par le lieu de leur production et de leur
réception : publicité essentiellement destinée à des intellectuels. La réunion de textes aussi
divers n'est pas le fait du hasard. Elle a pour objet de faire apparaître les mécanismes
communs qui les sous-tendent et qui sont l'expression dialectique de l'idéologie dominante et
de la possibilité de sa mise en cause. Il s'agit pour nous de proposer une procédure d'analyse
du texte qui désocculte le modèle idéologique de lecture auquel ils sont soumis, permettant
ainsi une lecture consciente, une mise en question.

1.7. Bibliographie complémentaire (N.B. : Pertinente à l’époque de la publication du livre de


Lafont et Gardès-Madray, cette bibliographie l’est moins en 2010. Nous l’avons toutefois reproduite,
pour indiquer avec quels linguistes les auteurs étaient alors en dialogue.)
1. SAUSSURE (Ferdinand de). Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1966. Lire en particulier : 1ère
partie, Chap. III, p. 23-35; 2' partie, Chap. l, Il, III et IV, p. 97-169.
2. BENVENISTE (Émile), Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966. Lire en particulier :
« Nature du signe linguistique », p. 49-55 ; « Structure des relations de personne dans le Verbe français », p.
225-236 ; « la Nature des pronoms », p. 251-257.
3. TODOROV (Tzvetan), Théorie de la littérature (textes choisis des formalistes russes), Paris, Le Seuil,
1965, Lire en particulier: EIKHENBAUM (Boris), « la théorie de la méthode formelle », p. 31-75.
4. JAKOBSON (Roman), Essais de linguistique générale, Paris, Éd. de Minuit, 1969. Lire en particulier :
« Linguistique et poétique », Chap. Xl, p. 209-221.
5. JAKOBSON (Roman), « Sur l'art verbal de W. Blake et d'autres peintres-poètes », Coll. Change, série
« Hypothèses », p, 75-102, Paris, Seghers-Laffont, 1972.
6. SPITZER (Léo), Études de style, Paris, Gallimard, 1970. Lire en particulier : « Art du langage et
linguistique », p. 45-80.
7. RIFFATERRE (Michaël), Essais de Stylistique structurale, Paris, Flammarion, 1971. Lire en particulier :
« le Contexte Stylistique », p. 64-94.
8. GUESPIN (Louis), « Problématique des travaux sur le discours politique », revue Langages n° 23, p. 3-
24, Paris, Didier-Larousse.
9. PÉCHEUX (Michel), Analyse automatique du discours, Paris, Dunod, 1969. Lire en particulier : p. 5·23.

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