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Littérature

Les « clichés » dans Eugénie Grandet, ou les « négatifs » du


réalisme balzacien
Ruth Amossy, Elisheva Rosen

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Amossy Ruth, Rosen Elisheva. Les « clichés » dans Eugénie Grandet , ou les « négatifs » du réalisme balzacien. In:
Littérature, n°25, 1977. Le signe et son double. pp. 114-128 ;

doi : https://doi.org/10.3406/litt.1977.1137

https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1977_num_25_1_1137

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Ruth Amossy et Elisheva Rosen, Université de Tel-Aviv.

LES « CLICHÉS » DANS EUGÉNIE GRANDET,


OU LES « NÉGATIFS »
DU RÉALISME BALZACIEN

« II y a, notait plaisamment Julien Gracq dans ses Lettrines, des


stylistes en gros et des stylistes en détail : Balzac est un styliste en gros \ »
C'est pour avoir méconnu cette « économie » textuelle, que les critiques
ont toujours stigmatisé l'abus si balzacien du cliché. L'isolant des
ensembles au sein desquels il produit ses effets propres, ils y ont vu le laissé-
pour-compte de la prose dite « réaliste ». Sans doute ce jugement de
valeur procède-t-il aussi bien d'une lecture malencontreusement
atomisante du texte balzacien que de la piètre estime dans laquelle était
traditionnellement tenu le cliché. Cas particulier de locution figée, celui-ci
est désormais considéré, non comme une fleur de rhétorique défraîchie,
mais comme un phénomène discursif récurrent. C'est à ce titre qu'il
joue un rôle important dans le fonctionnement du discours en général
et du texte « littéraire » en particulier. Dans la mesure, néanmoins,
où le cliché participe d'une théorie du texte, sa description ne peut être
opérée in abstracto. Sa définition est nécessairement tributaire de la
fonction qui lui est assignée dans un système donné : le statut et le
fonctionnement du cliché dans certaine prose réaliste du xixe siècle diffèrent
en profondeur de ceux qui le caractérisent dans le roman populaire ou
la poésie surréaliste. Us dépendent en effet de la corrélation qu'entretient
le cliché avec les divers éléments constitutifs du discours dans lequel il
s'insère. Comme le notait déjà I. Tynianov dans un article célèbre de 1927,

II est incorrect d'extraire du système des éléments particuliers


et de les rapprocher directement des séries similaires appartenant
à d'autres systèmes, c'est-à-dire sans tenir compte de sa fonction
constructive 2.

1. Julien Gracq, Lettrines, Paris, Corti, 1967, p. 45.


2. I. Tynianov, « De l'évolution littéraire » (1927) in Théorie de la Littérature,
textes des Formalistes russes réunis, présentés et traduits par T. Todorov, Paris, Le Seuil,
Coll. « Tel Quel », 1965, p. 124.

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C'est donc bien à l'intérieur d'une configuration textuelle spécifique qu'il
importe, avant toute généralisation hâtive, d'examiner le cliché. Figure
usée et élément rebattu, il s'insère dans une trame et participe à une
stratégie.
Tels sont les prémisses à partir desquels sera ici envisagé le cliché
dans le discours « réaliste balzacien » dont Eugénie Grandet offre un
exemple classique. Il acquiert en effet dans cet ensemble particulier une
fonction bien précise et pour le moins inattendue. Semblable au «
négatif » dont il est le synonyme, le « cliché » donne à voir en même temps
que la représentation achevée la technique de sa production. Fondement
de l'illusion réaliste, il constitue corrolairement l'instrument de sa
dénonciation. Aussi ce singulier « négatif » ne joue-t-il des effets du
vraisemblable que pour mieux en défaire les images trompeuses et les vérités
accréditées. C'est ce fonctionnement spécifique du cliché dans un système
romanesque donné que tentera de saisir la présente étude.

Parent pauvre de la rhétorique, le cliché s'est longtemps vu relégué


au rang des figures usées et, partant, sans valeur. Défini comme :

a phrase or figure which from overuse, like a dulled knife, has


lost its cutting edge ; a trite expression 3,

il n'avait guère fait jusqu'à nos jours l'objet d'investigations sérieuses.


L'étude de stylistique structurale de M. Riffaterre est l'une de premières
à avoir exploré, en marge de tout jugement de valeur normatif, le
phénomène traditionnellement dénommé « cliché4 ». Repérant celui-ci à
partir de l'effet global produit sur le destinataire (average reader ou
archilecteur), et qui se traduit par : « déjà vu, banal, rebattu, fausse
élégance, usé »... Riffaterre procède à une tentative de définition. Celle-ci
s'articule autour de deux facteurs principaux :

A. Le cliché consiste en une « unité linguistique (analogue à


un mot composé), puisque le groupe est substituable en bloc à des
unités lexicales ou syntaxiques, et puisque ses composantes, prises
séparément, ne sont plus senties comme des clichés 5 ».
B. Cette « séquence verbale figée par l'usage présente un fait
de style, qu'il s'agisse d'une métaphore comme fourmilière humaine,
d'une antithèse comme meurtre juridique, d'une hyperbole comme
mortelles inquiétudes, etc. Toutes les catégories stylistiques sont
susceptibles d'entrer dans les clichés 6 » .

3. Encyclopedia of Poetry and Poetics, éd. Alex Preminger, Princeton, New Jersey,
Princeton University Press, 1965, p. 141.
4. Michael Riffaterre, Essais de stylistique structurale, présentation et traductions de
Daniel Delas, Paris, Flammarion, 1971.
5. Ibid., p. 162.
6. Ibid., p. 163.

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Il s'agit avant tout, on le voit, de circonscrire le cliché au niveau
linguistique comme une « unité » qui a « la même facilité de substitution et
de distribution qu'un mot7 ». Cette constatation comporte deux
corollaires, en l'occurrence :

A. 1. Le cliché est une unité linguistique « d'ordre structural


et non sémantique, puisqu'une substitution synonymique efface le
cliché 8 ».
A. 2. La structure du cliché est « unique en ceci que son
contenu lexical est déjà en place9 ».

Sans doute la définition de Riffaterre semble-t-elle constituer un


instrument suffisamment adéquat pour le repérage des clichés dans le discours.
Encore le point de vue adopté par le tenant d'une stylistique structurale
ne contribue-t-il que très indirectement à l'établissement d'une poétique
du cliché. Se fondant essentiellement sur l'idée que le cliché est destiné
à produire un certain effet sur le destinataire, Riffaterre s'intéresse à ses
possibilités d'expressivité. Il remarque ainsi qu'une métaphore aussi
rebattue que « voix tonnante » « garde cependant toute sa force »
dans certains textes littéraires 10. Cette aptitude à produire un effet en
transmettant efficacement un message ne permet guère de déterminer
le statut du cliché par rapport à tout autre élément discursif, ni de
marquer son rôle spécifique dans des types de discours différents. La
fonction du cliché, et ses modes de fonctionnement, dans des textes de
types hétérogènes, ne sont à aucun moment pris en considération.
Riffaterre tend d'ailleurs à privilégier des usages déviants du cliché —
renouvellement par des procédés syntaxiques, sémantiques, ou par la
spécificité de la situation contextuelle. Ces critères sont d'un faible secours
pour l'étude des clichés dans le discours balzacien où ils abondent
singulièrement sans qu'ils aient fait pour autant l'objet d'un renouvellement
quelconque. Il faudrait en effet se contenter de noter que le recours
constant à des figures usées — mais néanmoins toujours efficaces —
n'affecte en rien l'expressivité du roman « réaliste » balzacien. Dès
lors se trouverait effacée la spécificité de l'exploitation balzacienne du
cliché. Celle-ci ne peut au contraire être élucidée que par une démarche
attentive au rôle dévolu au cliché dans un discours soumis aux lois
du vraisemblable.
Enchâssé dans un discours « réaliste », le cliché balzacien s'insère
dans le système du vraisemblable propre à une catégorie de récits ". C'est
dire qu'il participe d'une construction artistique tendant à produire une

7. Ibid., p. 162.
8. Ibid., p. 162.
9. Ibid., p. 162.
10. Essais de stylistique structurale, p. 163.
11. Les références à la notion de « vraisemblable » dans ses rapports avec le
« réalisme » renvoient à l'étude désormais classique de Roman Jakobson, « Du réalisme
artistique » (1921) in Théorie de la littérature, op. cit., p. 98-108.

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illusion de réalité : il fait partie intégrante d'une conventionnalité
déguisée M. Or, toute conformité au réel dans le domaine textuel ne pouvant
être que factice, « la question de vraisemblance naturelle [...] d'une
expression verbale, d'une description littéraire est évidemment dépourvue
de sens 13 ». L'impression de réalité provoquée par une figure de style,
comme par tout moyen linguistique, ne s'explique nullement en fonction
des qualités intrinsèques de l'élément en question. Purement
conventionnel, le vraisemblable linguistique et rhétorique est nécessairement
relatif. Jakobson montre bien comment un euphémisme ou une métaphore
peuvent, tour à tour, être ressentis comme désignation directe et
frappante de la réalité, ou comme conventionnalité masquant celle-ci. Leur
capacité de « représentation » et leur aptitude à entraîner la conviction
dépendent entièrement du fond discursif sur lequel ils se détachent.
Aussi, est-ce au sein d'un système romanesque spécifique que le cliché
se donne, sous l'un de ses aspects du moins, comme un facteur de vrai-
semblabilisation. Le roman réaliste élaboré par Balzac tend à assurer,
à travers une illusoire transparence du texte, la lisibilité du monde. L'art
dit céder la place à la fidélité scrupuleuse de la représentation ; le
langage veut s'effacer au profit du réfèrent. Dans ce cadre, le caractère
fabriqué et « littéraire » de la prose narrative ne doit surtout pas être
perçu comme tel 14. Aussi, les procédés les moins flagrants, ceux qui
n'attireront guère sur eux l'attention du destinataire, seront-ils ici ceux-là
mêmes qu'un usage prolongé aura automatisés. Le caractère rebattu du
cliché ne constitue dès lors nullement un obstacle à son emploi : il
justifie au contraire sa sélection. Devenues familières à la suite d'une
utilisation persistante, des expressions comme « jaune comme un coing »
ou « légère comme un oiseau » n'appellent qu'un acte rapide de
reconnaissance qui semble dissoudre la matière linguistique dans ce qu'elle
prétend exhiber. Si le cliché contribue à « naturaliser » la narration
réaliste, ce n'est donc pas en fonction d'une aptitude privilégiée à
désigner le réel, mais bien plutôt parce que l'automatisation d'une figure
lexicalement remplie estompe son caractère de construction verbale.
L'automatisation amène à reconnaître plutôt qu'à percevoir de façon
neuve (voir comme pour la première fois, selon la formulation de

12. Cf. dans la lignée de Jakobson, la définition de T. Todorov : « de nos jours, un


autre emploi devient prédominant : on parlera de la vraisemblance d'une œuvre dans la
mesure où celle-ci essaye de nous faire croire qu'elle se conforme au réel, et non à ses
propres lois ; autrement dit le vraisemblable est le masque dont s'affublent les lois du
texte, et que nous devons prendre pour une relation avec la réalité » in « Introduction »,
Communications 11. Recherches sémiologiques. Le vraisemblable, Paris, Le Seuil, 1968,
p. 3.
13. « Du réalisme en art », op. cit., p. 100.
14. Cf. Jacques Dubois : « Confiant en la transparence ou l'immédiateté de ses
représentations, le texte réaliste se donne pour mimétique et documentaire, il est reflet et
miroir du réel, selon une aspiration à la conformité dont il est aisé de démontrer le
caractère illusoire. Notre propos est d'interroger sur leur fonctionnement quelques-uns des
procédés textuels qui permettent au roman réaliste d'entretenir cet artifice de la
transparence. » « Surcodage et protocole de lecture dans le roman naturaliste » in Poétique 16,
Le discours réaliste, Paris, Le Seuil, 1973, p. 491.

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Chklovski 15) aussi bien la matière verbale que le monde « représenté »
à travers elle. Elle assure ainsi la vraisemblance du roman réaliste, non
seulement parce qu'elle soustrait le procédé artistique à la conscience
du lecteur, mais aussi parce qu'elle lé renvoie à l'image préétablie qu'il
se fait du réel. Le vraisemblable sémantique mis en œuvre parTe~'
discours réaliste n'est pas plus conforme à une utopique Vérité absolue
qu'une expression verbale n'est similaire à un objet réel : il est également
construction conventionnelle. Désireuse d'emporter l'adhésion du public,
la narration réaliste se doit d'énoncer des propositions qui lui paraîtront
« vraies », c'est-à-dire qui concorderont avec la notion qu'il possède, à
une époque donnée, du réel. Gérard Genette note ainsi que

le récit vraisemblable est donc un récit dont les actions répondent,


comme autant d'applications ou de cas particuliers, à un corps
de maximes reçues comme vraies par le public auquel il s'adresse ;
mais ces maximes, du fait même qu'elles sont admises, restent le
plus souvent implicites [...] les conventions du genre fonctionnent
comme un système de forces et de contraintes naturelles, auxquelles
le récit obéit comme sans les percevoir, et a fortiori sans les
nommer 16.

Au-delà de cette logique des actions qui articule le texte, tout énoncé
romanesque est perçu comme vraisemblable s'il se conforme à ce savoir
préétabli que G. Genette désigne comme le discours général et diffus
de « l'opinion publique ». C'est dire qu'il doit s'accorder à un « principe
naturel qui n'est pas autre chose pour un temps que le bon sens, le
socialement accepté, la loi, la norme " » . Dès lors,

la sémantique du vraisemblable postule une ressemblance avec la


loi d'une société donnée dans un moment donné et l'encadre dans
un présent historique 18.

Or, à ce niveau, le cliché participe nécessairement du vraisemblable dans


la mesure où il marque l'articulation du discours romanesque sur un
« discours » préalable. En tant que structure dont « le contenu lexical
est déjà en place » et qui se donne comme élément rebattu, déjà vu,
le cliché est « toujours senti comme un emprunt 19 ». Il fonctionne dans
cette perspective comme une citation déguisée, un renvoi tacite à un
« texte culturel extérieur au récit 20 » qui garantit son apparente véracité.
Habilement réparti, le cliché assure la crédibilité de la narration en la

15. Victor Chklovski, « L'art comme procédé » in Sur la théorie de la prose, trad.
Guy Verret, Lausanne, éd. L'Age d'Homme, coll. Slavica, 1973.
16. Gérard Genette, « Vraisemblance et Motivation » in Communications 11, op. cit.,
p. 8.
17. Julia Kristeva, « La productivité dite texte » in Sémiotikè, Recherches pour une
sémanalyse, Paris, Le Seuil, coll. « Tel Quel », 1968, p. 212.
18. Ibid., p. 212.
19. Essais de stylistique structurale, op. cit., p. 162.
20. Laurent Jenny, « Structure et fonctions du cliché », in Poétique 12, Paris, Le
Seuil, 1972, p. 435.

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conformant au savoir du public et, conséquemment, en provoquant une
reconnaissance confondue avec la connaissance du réel.
Le cliché ne contribue néanmoins à consolider l'édifice du
vraisemblable qu'en le marquant du sceau de la conventionnalité. Le
procédé, en effet, se laisse aisément reconnaître et la figure originellement
destinée à « masquer les lois du texte » tend précisément à les exhiber
au lecteur averti. Ainsi, un simple repérage des clichés dans un roman
pour hebdomadaires féminins permet de mettre à jour l'artifice de sa
construction. Le même fait de langage se voit dès lors attribuer, à des
niveaux différents, deux fonctions inverses : d'une part, le cliché
renforce une vérité commune, renvoie à un savoir prééabli, « naturel » ;
de l'autre, il en dénonce la conventionnalité et la facticité.
Dans le roman « fabriqué » pour la consommation de masse, ces
deux fonctions sont incompatibles et s'excluent mutuellement. Elles
entraînent deux lectures radicalement différentes : l'une naïve, qui confond
vraisemblable et réalité, l'autre savante qui démonte un mécanisme et
déconstruit le texte. Le discours réaliste balzacien, par contre, exploite
conjointement et systématiquement les propriétés divergentes du cliché.
Il requiert délibérément deux lectures qui, loin de s'annuler mutuellement,
entretiennent des rapports de complémentarité. Contribuant, en un
premier temps, à l'élaboration d'un vraisemblable requis par la visée «
réaliste » de l'œuvre, le cliché ne se donne pas moins comme une convention
renvoyant à l'ensemble des procédés du roman. Dès lors se trouvent
mises en valeur des corrélations textuelles qui produisent des effets de
sens débordant largement le vraisemblable.
**
*
Le fonctionnement complexe du cliché dans l'économie du texte
balzacien apparaît avec netteté dans l'usage particulier d'un détail
descriptif : Mme Grandet, note Balzac, était « jaune comme un coing ».
Appliqué à la description d'un personnage accoutumé à une longue
réclusion, le cliché se présente ici, de prime abord, comme élément
vraisemblabilisant. Il renvoie à une expérience commune, à la corrélation
qu'établit le bon sens entre le teint d'une personne et son mode de vie.
A ce titre, le caractère « usé, éculé » de la formule n'affecte en
rien son expressivité, confirmant ainsi les observations de Riffaterre. Au
contraire, le cliché excelle ici à produire ce semblant de conformité
au réel si souvent loué dans les descriptions balzaciennes. Son effet
vraisemblabilisant se propage en effet sur l'ensemble de l'énoncé dans
lequel il se trouve inséré. Ainsi, si, quelques lignes plus loin, Mme Grandet
est assimilée à « ces fruits cotonneux et secs qui n'ont plus ni saveur
ni suc21 », le rapprochement ne présente rien de choquant pour le lec-
21. Balzac, Eugénie Grandet in La Comédie Humaine III, Etudes de Mœurs —
Scènes de la vie de province, texte établi et préfacé par Marcel Bouteron, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1952, p. 498. Toutes les citations d'Eugénie Grandet renvoient
à la présente édition.

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teur. Il n'y perçoit en premier lieu qu'une expansion du cliché qui atténue
singulièrement, jusqu'à la neutraliser, l'incongruité de la similitude.
Mieux, cette étrange variété de femme-fruit vient « tout naturellement »,
dans l'ordre de la linéarité, renforcer la signification du cliché.
Néanmoins, l'opération est réversible : la redondance renvoie à l'expression
originelle. Il en résulte un bouleversement de l'ordre de la lecture au
gré duquel s'instaurent des rapports paradigmatiques. Dès lors se
trouve produite une série d'effets de sens qui s'inscrivent en marge du
vraisemblable en dérogeant manifestement à ses normes. La confrontation
du cliché et de son expansion entraîne tout d'abord un type particulier
de « renouvellement » du cliché. Le « fruit cotonneux et sec, sans saveur
ni suc » restitue à la composante « coing » de l'expression figée « jaune
comme un coing » l'ensemble de ses valorisations sémiques. Désormais,
c'est au niveau du cliché lui-même que réapparaît la singulière femme-
fruit, dans toute son étrangeté. Conséquemment, les vertus vraisemblabi-
lisantes du cliché s'atténuent sensiblement. Plutôt que de confirmer le
lecteur dans les opinions que lui dicte son bon sens, il l'engage à les
remettre en question. Il suffit, pour s'en persuader, d'explorer la chaîne
des effets de sens produits par ce type particulier d'exploitation du
cliché.
L'état de fruit dur et non juteux (le « coing ») auquel Mme Grandet
se trouve désormais confinée constitue, comme l'indique l'expansion du
cliché, l'aboutissement du processus — son étape ultime. La comparaison
mentionne en effet des « fruits qui n'ont plus ni saveur ni suc ». Elle
stipule donc un passé plus glorieux, en tout cas une mutation que
l'image du coing, fruit dépourvu de suc a priori, ne permet pas d'indiquer.
Cette métamorphose figure tout l'écart qui sépare la « fille d'un riche
marchand de planches » de l'épouse Grandet. La déperdition du suc
renvoie expressément à la dépossession du personnage, corroborant son
changement d'état civil. Dès son mariage, Mme Grandet s'est en effet
vue contrainte d'abandonner à son conjoint l'usage de sa fortune. Délestée
de son or et réduite à un dénuement pitoyable, la riche héritière est
devenue un « coing ». Image qui établit une équivalence entre l'or, le suc
et le sang, homologuant le physique et l'économique. Le coing, d'ajlleurs,
est un fruit qui ne se consomme que cuit, et, comme l'indique? le/
dictionnaire, est « cuit » celui qui est ruiné, pris, vaincu, fait et refait.
La femme-fruit que la décomposition du cliché met ainsi à jour
entretient par surcroît d'étranges rapports avec d'autres détails descriptifs
— en l'occurrence, les fruits des propriétés de Grandet. L'épouse
s'oppose ainsi, dans le cadre des biens possédés par le maître de maison,
aux fruits que produisent la vigne et le verger. Comparaison qui ne
tourne guère à son avantage. Si Grandet, en effet, considère ses raisins
ou ses prunes en fonction de leur rentabilité, les transformant en valeur
d'échange ou, à défaut, les consommant lui-même, faut-il remarquer que

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Mme Grandet ne peut plus faire figure, ni de valeur d'échange («
l'héritière ■»), ni de valeur d'usage... 22.
Tel semble bien être le sort réservé à la femme dans la famille
bourgeoise. Essentiellement vouée à la transmission des biens, l'épouse
comme la mère se trouvent réduites au rang de simple agent d'une
transaction économique qui détermine, à leur corps défendant, leur statut et
leur existence. Le mariage et la maternité ne figurent dans cette
perspective que le revers misérablement glorieux d'une double dépossession
qui achève le procès de réification auquel une certaine société soumet
la femme. Reste problématique d'une opération financière dont elle
garantit le succès, elle subsiste en être qui se perpétue, ni vraiment
mort et ni pour autant vivant : organisme sans vitalité, fruit sec. Au
gré de jeux de sens habilement contrôlés s'inscrit ainsi, en marge des
normes conventionnelles du vraisemblable auxquelles la description feint
de se plier, la critique virulente d'un ordre social dégradé.
S'il qualifie la mère de « jaune comme un coing », c'est par une
épithète en tout point équivalente que Balzac décrit les premiers effets
de l'amour chez la candide provinciale, sa fille. Eugénie, émue par
l'arrivée inattendue de son joli cousin et fort empressée de lui agréer,
s'en va « légère comme un oiseau M » veiller aux préparatifs nécessaires
à assurer l'heureux séjour d'un hôte si précieux. Le cliché, dans la
naïveté même de son expression, s'accorde assez bien avec la puérilité
touchante de la très riche mais tout aussi innocente héritière. Le ton
« fleur bleue » de la description apparaît d'autant plus approprié qu'il
répond aux expectations du lecteur déjà informé du statut d'Eugénie
dans l'austère demeure saumuroise. Il sait en effet que « cette jeune
fille [...], semblable à ces oiseaux victimes du haut prix auquel on les
met et qu'ils ignorent, s'y trouvait traquée, serrée par des preuves
d'amitié dont elle était la dupe 24 » . Le cliché « légère comme un oiseau »
contraste avec le stéréotype apparenté de l'oiseau dans sa cage dorée,
pour produire, selon une recette éprouvée, un effet pathétique certain.
La trame est quelque peu usée, mais l'efficacité du procédé n'en est
pas pour autant affectée, et à coup sûr le vraisemblable triomphe. Balzac
n'hésite d'ailleurs aucunement à broder sur ce motif patenté. Ne décrit-il
pas Charles comme « une créature descendue de quelque région sera-

22. Notons similairement la revalorisation de la composante « jaune ». Le teint


jaune de la « pauvre ilote » dépossédée de sa fortune et réduite à une existence végétative
contraste avec la couleur jaune de l'or, principe de puissance et source de l'énergie qui
anime le mari de l'ancienne héritière... Une même épithète se voit dès lors attribuer des
significations diamétralement opposées : elle renvoie tantôt à la maladie, à la passivité,
et à l'échec, tantôt à la vigueur, à l'agressivité et au triomphe. Renversement sémantique
qui donne lieu à de sinistres jeux de mots, que Balzac se complaît malicieusement à mettre
en valeur. Témoin ce dialogue entre l'épouse défaillante et son imperturbable conjoint :
« Je n'ai pas faim. Je suis tout malingre, tu le sais bien.
— Ah ! Ouin ! Tu peux te bourrer sans crainte de faire crever ton coffre, tu es une
La Bertellière, une femme solide. Tu es bien un petit brin jaunette, mais j'aime le jaune. »
Entre ces deux acceptions du jaune, s'inscrit l'histoire d'un couple...
23. Eugénie Grandet, op. cit., p. 513.
24. Ibid., p. 505.

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phique » en laquelle Eugénie se complaît à reconnaître « le phénix des
cousins25 •» ? Touchante esquisse d'un couple « ailé »... La convention,
nullement dissimulée, tend à s'exhiber. Son dévoilement vise à mettre
à jour une série d'effets savamment ménagés par la stratégie narrative,
au gré d'une démarche foncièrement critique. Patiemment et sans doute
plaisamment édifié, le vraisemblable ne constitue qu'un palier de la
savante construction romanesque. Il n'est posé que pour être désagrégé,
subverti, et faire place à une vision originale que la mise en rapport des
divers éléments du texte permet de circonscrire.
C'est ainsi qu'une série d'images consacrées empruntées à un
même domaine, s'organisent en un réseau complexe apte à produire
des rapprochements inédits. L'élégant Parisien fraîchement débarqué dans
une rébarbative province y fait office de « paon dans une obscure basse-
cour de village26 ». Le « phénix des cousins » subit de ce
rapprochement une singulière métamorphose. A « la personne unique en son
genre et supérieure par ses brillantes qualités » fait place le mâle paré
et vaniteux, le « coq phénix, variété de coq domestique du Japon,
remarquable par la longueur des plumes de sa queue » (Dictionnaire Robert).
Quant à la délicate Eugénie, faut-il souligner qu'elle se trouve désormais
reléguée à la basse-cour, elle qui demeure d'ailleurs dans un « juchoir
à poules ». Au couple idyllique et « aérien », se superpose en un contraste
voulu l'opposition, toute « terrestre », des travailleurs et des oisifs.
Puisées dans le même registre, des comparaisons usées contribuent de
la sorte, par leur renvoi réciproque, à accréditer une illusion et à en
exhiber le revers économique. Le texte se lit dès lors sur une double
portée dont la convergence occasionne un humour sensible. Ainsi ce
« déjeuner du dandy » où Balzac campe, non sans malice, un Charles
désinvolte avide de dévorer quelque volaille, mais prêt aussi bien à se
satisfaire d'œufs frais ; — plaisante esquisse « figurant » les rapports du
« consommateur » parisien et des « producteurs » saumurois :

« Mais je ne déjeune jamais avant midi, le moment où je me


lève. Cependant [...] je me laisserai faire [...].
Eh ! bien, je mangerai volontiers quelque chose, un rien, une
volaille, un perdreau [...].
— Tenez, mon cher monsieur, dit Nanon en apportant les
œufs, nous vous donnerons les poulets à la coque. »

Ce festin prélude, est-il nécessaire de le rappeler, à un départ pour les


colonies où le jeune paon se verra astreint au commerce des hommes
et des nids d'hirondelles. Demeure à Saumur, en la personne d'Eugénie,
un oiseau qui n'aura guère eu l'occasion de déployer son vol...

25. Ibid., p. 512.


26. Ibid., p. 507. Nous avons étudié, dans une autre perspective, la chaîne des
désignations animales appliquées à Charles dans : Ruth Amossy et Elisheva Rosen, « La
Configuration du dandy dans Eugénie Grandet » in L'Année balzacienne, Paris, Garnier,
1975

122
C'est sur la science de l'économie que débouche ainsi infailliblement
1' « ornithologie » balzacienne. Aussi appartient-il au père Grandet,
maître incontesté en la matière, de nous rappeler que si les « belles
images » sont monnaie courante, c'est là monnaie de dupes. La pater
familias, en effet, sait l'art d'utiliser les expressions toutes faites pour
faire agir autrui à sa guise. Les clichés asservissent ; de cette propriété
du langage, Grandet excelle à tirer tout le profit escompté : les stéréotypes
lui sont instrument d'exploitation. Témoin, cette scène où, après s'être
fait expliquer longuement des procédures de liquidation de lui bien
connues, l'ancien tonnelier entend engager le notaire Cruchot à se
charger de l'affaire, sans pour autant l'en prier expressément. Au terme
d'un laborieux conciliabule, Grandet récapitule soigneusement :

— Vous dites que je devrais, pour H, li, liquider, pour arrêter la


déclaration de faillite, être à Paris. On ne peut pas se trouou, ouver
à la fois en, en, en deux endroits, à moins d'être pe, pe, pe, petit
oiseau... Et... Z7.

Ce qui lui attire infailliblement la réponse prévue, dans le registre


approprié du sentiment :

— Et je vous entends, s'écria le notaire. Eh ! bien, mon vieil


ami, vous avez des amis, de vieux amis, capables de dévouement
pour vous 28.

Balzac, on le voit, se joue aussi allègrement que son héros des « petits
oiseaux » qu'il dispose malicieusement au fil de sa narration. Attentif
à respecter les conventions d'un genre, il observe si rigoureusement le
code du vraisemblable, qu'il parvient à le détourner à partir de ses lois
propres.
*
■**

Le fonctionnement particulier du cliché dans le discours balzacien


se trouve ainsi garanti par un usage strictement normatif du point de
vue linguistique. Disséminé dans le récit, le cliché contribue à le «
naturaliser » au moment même où il assure une productivité textuelle qui
dépasse largement les limites de l'illusion réaliste. Le jeu habile qui
consiste à exploiter aussi bien le faux naturel du cliché que son aspect
ostensiblement conventionnel semble caractéristique de l'écriture balza-

27. Ibid., p. 565.


28. Ibid., p. 565. Conséquemment, lorsque dans la suite de cette même «
consultation » c'est Cruchot qui use à son tour de clichés, Grandet s'empresse de demander des
explications :
« Ha ! ha ! l'on mène les chiens bien loin en leur montrant un morceau de lard.
Quand il n'y a pas eu de déclaration de faillite et que vous tenez les titres de créances, vous
devenez blanc comme neige.
— Comme né, né, neige, répéta Grandet en refaisant un cornet de sa main. Je ne
comprends pas la né, né, neige.

123
cienne. Le vraisemblable s'y trouve déconstruit par les artifices mêmes
de sa construction, en une série d'opérations discrètes et non dépourvues
d'humour. Que cette exploitation du cliché ne soit pas de règle dans
le discours dit « réaliste », c'est ce que démontre aisément non
seulement une certaine littérature de masse servilement soumise au code,
mais encore le type de discours mis en œuvre dans le roman zolien.
La superposition des textes s'avère ici riche d'instruction. Si le roman
de Zola comme celui de Balzac effectue sur le cliché un véritable
travail, c'est par des procédures inverses et, corollairement, avec des
résultats opposés. Le cliché « il pleut des louis » (E. G., 482), « il pleut
des pièces de vingt francs dans Paris 29 » en offre un exemple de choix.

D'un bout à l'autre de cette rue, l'ancienne Grand'rue de


Saumur, ces mots : Voilà un temps d'or ! se chiffrent de porte en
porte. Aussi chacun répond-il au voisin : II pleut des louis, en
sachant ce qu'un rayon de soleil, ce qu'une pluie opportune lui
en apporte 30.

Mis en évidence, le cliché participe en un premier temps de l'édifice


du vraisemblable. En tant qu'expression usée, il se donne comme
monnaie courante dont il est naturel que les habitants de Saumur fassent
un usage quotidien. Dans ce sens, c'est un parler local qu'il est censé
reproduire : le discours romanesque semble enregistrer la parole vive
des êtres réels qu'il met en scène. Un détour particulier corrobore ici
l'illusion réaliste. Les vignerons de province ne se complaisent en effet
à l'emploi d'une métaphore, aussi éculée soit-elle, qu'en la ramenant
à son sens littéral. Aussi est-ce à une déconstruction de la figure de
style pseudo-poétique qu'ils procèdent en lui conférant la plus prosaïque
des significations : la pluie de louis d'or ne désigne rien d'autre que
les bénéfices procurés par un arrosage propice. Au-delà de ce premier
effet, cependant, le texte d'Eugénie Grandet exploite le cliché en jouant
subtilement sur l'interaction des conditions atmosphériques et de
l'économie qui constitue ici le support de « il pleut des louis ». Les deux
composantes de la métaphore se trouvent en effet reprises dans la suite
du récit. S'y répercutant, elles y rebondissent en une série d'échos aux
résonances inattendues et, quelquefois, hautement ironiques.
L'interdépendance du beau temps et de l'économie trouve ainsi
un prolongement inattendu dans l'exploitation que fait le récit balzacien
du baromètre 31. Indirectement repris et « filé » en divers points
d'Eugénie Grandet, le cliché se situe dès lors au centre d'une constellation

29. Emile Zola, La Curée, chronologie et préface par Claude Duclot, Paris, Garnier-
Flammarion, 1970, p. 109.
30. Eugénie Grandet, op. cit., p. 482.
31. La fonction du « baromètre » dans ses rapports avec le savoir paternel dans
Eugénie Grandet, a été examinée dans l'article suivant : Ruth Amossy et Elisheva Rosen,
« Savoir paternel et engendrement du récit : Balzac et Proust » in Keshet, numéro spécial
sur Proust, Tel-Aviv, 1975 (en hébreu).

124
textuelle où se défait le mirage du vraisemblable. Instrument qui sert
aussi bien à marquer les variations atmosphériques que celles de
l'économie, « le baromètre attriste, déride, égaie tour à tour les
physionomies 32 » . Au-delà de cette simple notation réaliste, il renvoie
plaisamment à celui qui « avait observé les variations atmosphériques des
créanciers » comme celles de la vente et de la spéculation : c'est dire qu'il
désigne en Grandet le savant, le maître et le père. En effet, le père
Grandet, formé aux prévisions comme un baromètre infaillible, possède
à fond les lois de l'économie politique contemporaine. Aussi se donne-t-il
comme le réfèrent idéal que consultent les Saumurois pour déceler
les pluies d'or ou prévenir les gelées dangereuses :

L'hiver sera rude, disait-on, le père Grandet a mis ses gants


fourrés : il faut vendanger 33.

Modèle absolu sur lequel les gens de la maison comme les Saumurois
règlent leur conduite, le rusé vigneron est à proprement parler le
baromètre de Saumur. C'est dans cette perspective que « sa parole, son
vêtement, son geste, le clignement de ses yeux faisaient loi dans le
pays ». Aussi l'insoumission de Charles, l'enfant prodigue et le dandy
qui vient « révolutionner » la maison, est-elle décrite par le père en
termes d'outrage au « baromètre » :

Mais qu'est-ce que vingt écus pour ce mirliflor qui lorgnait


mon baromètre comme s'il avait voulu en faire du feu M ?

Rien d'étonnant dans cette optique à ce que le baromètre ornant le salon


de Grandet soit tombé en désuétude. L'instrument matériel n'est que le
double inefficace et redondant du baromètre idéal incarné par le maître
de maison.

Au-dessus de cette table, il y avait un baromètre ovale, à


bordure noire, enjolivé par des rubans de bois doré, où les mouches
avaient si licencieusement folâtré que la dorure en était un
problème M.

Plaisante description d'un objet dont la bordure noire marque le trépas


métaphorique, les détritus de mouches, l'inutilisation méprisante et la
dorure problématique, la valeur désormais nulle... Les répercussions du
cliché initial se font dès lors sentir, aussi bien sur le fameux « détail
réaliste » balzacien que sur les tout aussi célèbres « portraits » d'Eugénie
Grandet. S'il contribue à leur mise en place, le cliché n'en révèle pas

32. Eugénie Grandet, op. cit., p. 482.


33. Ibid., p. 487.
34. Ibid., p. 525.
35. Ibid., p. 493.

125
moins la « scène » réelle qui se joue dans le décor factice du
vraisemblable.
C'est, selon des modalités fort différentes, que le roman de Zola
exploite une métaphore usée. Sans doute prend-il soin d'assurer la
vraisemblance du récit en mettant l'expression banale et consacrée dans
la bouche de l'un de ses personnages. Comme dans Eugénie Grandet,
le texte se donne ici comme reproduction fidèle d'une conversation
réelle. Bien plus, le cliché paraît aussi naturel que possible de la part
d'un être assoiffé de fortune, qui chiffre la ville aussi bien que les gens :

Oh ! vois, dit Saccard avec un rire d'enfant, il pleut des pièces


de vingt francs dans Paris !
Angèle se mit à rire à son tour, en accusant ces pièces-là de
n'être pas faciles à ramasser 36.

Plutôt que d'entraîner, dans l'espace déployé du récit, une série d'effets
moqueurs qui désintègrent le vraisemblable et ses lieux communs, le
cliché zolien se trouve développé dans la linéarité même du roman. Il
apparaît comme le foyer autour duquel se disposent les descriptions, le
centre imprévu qu'une série de métaphores viennent étoiler. Ainsi se
crée un curieux lyrisme du cliché qui procède à son expansion. Opérant
à partir de l'expression initiale une série de variations, le texte la
retravaille, la renouvelle et, en dernière instance, vise à lui restituer son
auréole de poésie. Dans une pénétrante préface à La Curée, Claude
Duchet remarque bien que

le processus est partout le même. Une métaphore parfois implicite,


et le plus souvent banale ou usée (un feu de joie, le feu d'un
regard, la flamme du désir, le feu aux joues, brûler de chaleur,
d'impatience ou de fièvre, remuer l'argent à la pelle, brasser des
millions...) se recharge de sens par son emploi répété et multiple,
au point que le réel, investi, pénétré, dévoré par le langage, devient
sa métaphore 37.

C'est ainsi que le cliché attribué à Saccard se trouve dès l'abord préparé
par une cascade d'images où le rayon de soleil, le flamboiement et
l'assimilation feu-or entraînent la comparaison de la ville abreuvée de
lumière au soleil couchant et de la pluie de monnaie :

II vint un moment où le rayon qui glissait entre deux nuages


fut si resplendissant, que les maisons semblèrent flamber et se
fondre comme un lingot d'or dans un creuset 38.

36. La Curée, op. cit., p. 105.


37. Ibid., p. 30.
38. Ibid., p. 105.

126
Deux pages plus loin, la métaphore se trouve reprise par le biais des
réverbères, « flammes jaunes » et « étoiles s'allumant dans le noir d'un
ciel d'orage », qui amènent Angèle à broder sur la plaisanterie de
son mari :

Angèle secoua son malaise et reprit la plaisanterie que son mari


avait faite au dessert.
Ah ! vrai, dit-elle avec un sourire, il en est tombé de ces
pièces de vingt francs ! Voilà les Parisiens qui les comptent. Regarde
donc les belles piles qu'on aligne à nos pieds !
Elle montrait les rues qui descendent en face des buttes
Montmartre, et dont les becs de gaz semblaient enfiler sur deux rangs
leurs taches d'or39.

La scansion d'un thème unique, s'enrichissant peu à peu d'éléments


nouveaux, s'achève sur l'apothéose d'un « embrasement » formidable
qui unit une fois de plus, en une finale grandiose, le cliché de la lumière
de feu et de la pluie d'or :

Ils restèrent encore quelques instants à la fenêtre, ravis de ce


ruissellement de « pièces de vingt francs » qui finit par embraser
Paris tout entier40.

Le procédé, on le voit, opère à l'inverse de l'utilisation balzacienne du


cliché. Plutôt qu'à désintégrer le code qu'elle contribue à édifier, la
figure de style usée vise à le « métaphoriser ». Aussi ne procède-t-elle
ni à sa déconstruction ni à sa démystification. A la chaîne d'effets
moqueurs qu'enclenche le cliché dans le texte balzacien se substitue
dans le roman de Zola une série de variations lyriques aux résonances
épiques si souvent louées.
Le cliché n'acquiert sa valeur spécifique que de son insertion dans
un système discursif déterminé. Ce sont les lois propres à une
configuration textuelle particulière qui lui assignent son statut. Corollaire-
ment, l'élucidation de la fonction d'un fait de style dans un ensemble
discursif donné permet d'en préciser la spécificité et de le différencier
d'organisations verbales apparentées. C'est ainsi qu'une brève incursion
dans le domaine zolien aura permis d'y discerner un mode
d'exploitation du cliché qui s'offre comme le revers de la démarche balzacienne.
La divergence des fonctionnements textuels apparaît d'autant plus
significative qu'elle s'esquisse sur un fond commun, les deux œuvres ici
étudiées se réclamant d'une même soumission aux normes d'un code
contraignant : le vraisemblable. Dans cette perspective, il semble qu'une
hypothèse puisse être envisagée, qui se situerait dans la lignée des
travaux des formalistes russes et plus expressément de Tynianov : celle

39. Ibid., p. 107.


40. Ibid., p. 107.

127
d'esquisser une typologie des discours à partir de l'étude de la fonction
et du fonctionnement d'un fait de style récurrent dans un système littéraire
donné. Une poétique du cliché pourrait être ainsi établie, qui permettrait
d'outrepasser les limites d'une classification purement formelle. Encore
celle-ci devra-t-elle se fonder sur une triple démarche :
1. l'établissement d'une définition linguistique autorisant le
repérage du cliché en tant que phénomène discursif ;
2. l'étude de la fonction du cliché dans une série de discours
hétérogènes ;
3. la reconstitution a posteriori d'une série au sein de laquelle
la confrontation des divers types de clichés permettrait d'éclaircir la
spécificité des discours dont ils relèvent et, éventuellement, de marquer
l'historicité du phénomène.
C'est à explorer, à partir d'un exemple concret, la possibilité de
cette nouvelle « poétique du cliché » qu'aura visé la présente étude.

L'abondance des matières de ce numéro ne nous permet pas de


donner la bibliographie générale prévue, qui sera publiée dans le numéro
du 15 mai.

Le directeur-gérant : E. Gillon. — Imprimerie Offset-Aubin - 86000 Poitiers.


. N° d'édition : 7950. Dépôt légal : 15 février 1977.
imprimé en •France (Printed in France). '

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