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LES INTÉRÊTS SYNCRÉTIQUES DU ROMAN

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Alexandre Péraud

Association pour la Recherche de Synthèse en Sciences Humaines (ARSSH) |


« L'Homme & la Société »

2016/2 n° 200 | pages 189 à 204


ISSN 0018-4306
ISBN 9782343105871
DOI 10.3917/lhs.200.0189
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2016-2-page-189.htm
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Les intérêts syncrétiques du roman
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Alexandre PÉRAUD

Analyser les pathologies de l’intérêt dans ces romans de l’espace privé


que sont Eugénie Grandet et La Joie de vivre peut sembler paradoxal
dans la mesure où la sphère domestique n’offre qu’une latitude
d’expression limitée aux appétits des personnages. Peu de chances pour
qu’on trouve ici l’énergie spectaculaire des fresques grandioses que
constituent La Maison Nucingen, César Birotteau, L’Argent ou Le Ventre
de Paris. Le narrateur balzacien prévient d’ailleurs son lecteur et le pré-
pare au « sirocco de l’atmosphère provinciale, qui […] désarme les pas-
sions de leur acutes 1 ». Toutefois, ce monde n’en capitalise pas moins
« d’énormes valeurs prêtées par le calcul et l’analyse aux actions les plus
indifférentes ». L’intérêt y est aussi puissant qu’ailleurs, mais il s’agit
d’un « intérêt, presque muet, qui gît moins dans l’action que dans la pen-
sée 2 ». Moins tapageur que son avatar boursier, l’intérêt tapi dans le
clair-obscur de la domesticité est donc source d’authentiques drames qui
offrent sans doute au scalpel de l’analyste des situations plus subtiles et
nous permettent de mieux détailler la manière dont les désirs entrent en
jeu ou en conflit. Puisque le microscope provincial permet d’opérer ce
ralenti et cette analyse rapprochée, reconnaissons que la définition de
l’« intérêt » comme satisfaction des désirs a quelque chose de réducteur.
En effet, en posant l’hypothèse d’une transparence des désirs pour
l’individu, on renonce à interroger les déterminations et les causes qui
président à la formation de ce(s) désir(s) et l’on fait l’économie d’une
étude des fondements objectifs et subjectifs de la valeur accordée à tel ou
tel objet. Ce faisant, on met à distance LE désir qui, dans ses détermina-
tions psychanalytiques, est justement inaccessible à la conscience du su-

1. Honoré de BALZAC, Préambule, Eugénie Grandet, in La Comédie humaine,


Œuvres complètes, sous la direction de Pierre-Georges CASTEX, Paris, Gallimard, « La
Pléiade », tome 2, 1976, p. 1025.
2. Ibid.
L’homme et la société, no 200, avril-juin 2016
190 Alexandre PÉRAUD

jet. Et si l’on veut bien voir là une cause de démultiplication conflictuelle


des intérêts, conscients et inconscients, du personnage à lui-même et aux
autres, on ne tient qu’une partie des « conflits d’intérêts » qui structurent
le récit. D’un côté, classiquement, le heurt des appétits et la concurrence
que se livrent les personnages dans leur désir de capter telle ou telle res-
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source, matérielle, financière, sexuelle, voire les trois à la fois ; de l’autre,
la coexistence, plus ou moins conflictuelle, de formes différentes d’intérêt
selon qu’on évoque un comportement rationnel visant à maximiser son
utilité ou tout sentiment ressenti à l’égard d’autrui (curiosité, amour…),
voire le prix de l'argent. C’est-à-dire, si l’on met de côté la forme tech-
nique inhérente aux opérations fiduciaires, le contraste entre un intérêt
moral ancré dans la mentalité classique et un intérêt rationnel caractéris-
tique de l’homme moderne, entre des formes respectivement désintéres-
sées ou intéressées de l’intérêt.
Les effets de (trop facile) spécularité de cette formule ne sont cepen-
dant pas gratuits en ce qu’ils illustrent la manière dont nos romans convo-
quent des formes d’intérêt plurielles, et jouent de cette diversité voire
organisent une confusion volontaire des dispositions intéressées. Si les
capacités herméneutiques de l’œuvre de fiction résident précisément dans
sa capacité à entrer dans la complexité là où la théorie économique sim-
plifie pour typifier, il est particulièrement intéressant de rapprocher ces
deux œuvres. De tels conflits n’ont en effet ni la même portée ni la même
signification en 1833 ou en 1884 quand Balzac et Zola publient respecti-
vement leur roman. Ici, intériorisation des nouvelles normes et formes de
l’échange capitaliste ; là, coexistence de modes de régulation « mo-
dernes » et « traditionnels » au sein d’une société révolutionnée qui reste,
en 1830, animée par des logiques archaïques 3. Si l’exposition de ces
conflits d’intérêts – dans les deux sens du terme – paraît digne d’attention
pour occuper un premier temps de notre exposé, elle n’épuise pas…
l’intérêt de ces romans. En effet, le récit qui se livre au jeu des intérêts
court toujours le risque du désordre ou de la confusion. Or il semble ici
que chacun des romans évite le piège de la confusion ou de l’indistinction
en opérant une résolution dialectique de ces conflits par le truchement
d’une requalification fiduciaire. Comme s’il incombait à l’intérêt créan-
cier de résoudre le conflit des intérêts.

3. Voir Laurence FONTAINE, Pauvreté, crédit et confiance dans l'Europe


préindustrielle, Paris, Gallimard, 2008.
Les intérêts syncrétiques du roman 191

Conflit(s) d’intérêt(s)
La Comédie humaine est une ample « comédie de l’intérêt » où les
personnages sont pris, quelles que soient leurs conditions et aspirations,
dans des rivalités, jalousies ou aspirations qui les mettent en concurrence
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et les poussent parfois vers leur perte, souvent vers le ridicule. Ainsi en
va-t-il de l’aréopage qui entoure Grandet et courtise sa fille, c’est-à-dire
sa fortune. Héritier d’une tradition moraliste qu’il revendique volontiers,
le narrateur balzacien exhibe les mécanismes de sa comédie en désignant
« les acteurs de cette scène pleine d’intérêt, quoique vulgaire en appa-
rence [… qui] tous pensaient aux millions de monsieur Grandet 4 ». On
appréciera le jeu de mots…
Cette gaieté de famille, dans ce vieux salon gris, mal éclairé par deux chan-
delles ; ces rires, accompagnés par le bruit du rouet de la grande Nanon, et qui
n’étaient sincères que sur les lèvres d’Eugénie ou de sa mère ; cette petitesse join-
te à de si grands intérêts ; cette jeune fille qui, semblable à ces oiseaux victimes
du haut prix auquel on les met et qu’ils ignorent, se trouvait traquée, serrée par
des preuves d’amitié dont elle était la dupe ; tout contribuait à rendre cette scène
tristement comique. N’est-ce pas d’ailleurs une scène de tous les temps et de tous
les lieux, mais ramenée à sa plus simple expression ? La figure de Grandet exploi-
tant le faux attachement des deux familles, en tirant d’énormes profits, dominait
ce drame et l’éclairait. N’était-ce pas le seul dieu moderne auquel on ait foi,
l’Argent dans toute sa puissance, exprimé par une seule physionomie 5 ?

L’espace petit-bourgeois de Saumur ou de Bonneville n’a rien à


envier aux scènes du théâtre classique. De Tartuffe à La Joie de vivre en
passant par Eugénie Grandet, ce sont finalement de très semblables
intérêts et de très proches hypocrisies qui animent des personnages dont
le récit souligne l’irraisonnable soif d’argent ou de considération sociale.
Mais on ne saurait trop rapidement enfermer Zola ou Balzac dans la
posture du moraliste. Certes, chez l’un comme chez l’autre, l’intérêt
justifie toutes les alliances et tous les reniements. Mais si la question de
l’intérêt tient une place aussi centrale dans La Comédie humaine ce n’est
pas seulement parce que cette disposition est à l’origine des luttes et
affrontements qui structurent romanesquement le système des
personnages. La négativité de la vision balzacienne de l’intérêt réside
dans le constat – partagé par tous les réactionnaires de son époque – de la
puissance de cette nouvelle force qui a perverti l’homme en abolissant

4. Honoré de BALZAC, Eugénie Grandet, op. cit., p. 1052.


5. Ibid.
192 Alexandre PÉRAUD

toute forme d’attachement, qu’il s’agisse de la foi en Dieu, du sens de la


famille, ou, plus généralement de tout sentiment. Cette antienne rythme
toute La Comédie humaine et se retrouve dans Le Faiseur, à la fin de la
carrière balzacienne, où le héros se lamente – avec une pointe d’ironie,
sans doute : « Ah ! vous connaissez bien notre époque ! Aujourd’hui,
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madame, tous les sentiments s’en vont et l’argent les pousse. Il n’y a plus
que des intérêts parce qu’il n’y a plus de famille, mais des individus 6 ! »
On comprend par conséquent que l’intérêt se résume le plus souvent à
cet « attachement égoïste à ce qui est avantageux pour soi sans égard
pour autrui 7 », à un comportement où la maximisation de l’utilité impli-
que d’écraser ou de tromper l’autre. Ainsi en va-t-il de l’annexion de la
fortune de Pauline par madame Chanteau, la tante de Pauline. D’abord
conçue comme le marchepied de son fils Lazare, la richesse de la petite
cousine est bientôt tellement entamée que cette mère trop aimante n’hési-
te pas à renier sa parole et à rompre le serment de mariage qui la liait à
Lazare pour l’unir à une autre, dotée de 200 000 francs. Même « pragma-
tisme » chez Grandet qui, fort de son élection municipale, « avait fait
faire dans l’intérêt de la ville d’excellents chemins qui menaient à ses
propriétés 8 » et qui s’apprête à s’occuper avec le même talent des intérêts
de son neveu en trompant les créanciers de son frère 9. De la même
manière que madame Chanteau renie sa parole et finit par accepter de
ruiner la filleule qu’elle devait légalement protéger, Grandet est prêt à
sacrifier son salut et son honneur à la prospérité de ses intérêts. Quand il
s’agit de sauver Charles des griffes des créanciers de son père, non seule-
ment « l’honneur de la famille entr[e] pour si peu de chose dans son pro-
jet 10 », mais Grandet n’accorde aucun respect à la mission sacrée que lui
a confiée, à titre posthume, son frère :
Tu lui feras une pacotille, […] car tu lui prêteras, Grandet ! sinon tu te créerais
des remords. Ah ! si mon enfant ne trouvait ni secours ni tendresse en toi, je de-
manderais éternellement vengeance à Dieu de ta dureté. […] Adieu, mon frère.

6. Honoré DE BALZAC, Le Faiseur, in La Comédie humaine, Œuvres complètes, op.


cit., I, 6, p. 47.
7. C’est tout au moins la définition que donne le Trésor de la Langue Française.
8. Honoré DE BALZAC, Eugénie Grandet, op. cit., p. 1031.
9. Ibid., p. 1112.
10. Ibid., p. 1105.
Les intérêts syncrétiques du roman 193

Que toutes les bénédictions de Dieu te soient acquises pour la généreuse tutelle
que je confie, et que tu acceptes, je n’en doute pas 11.

Ni les bénédictions, ni la damnation n’inquiètent un Grandet trop ra-


tionnellement avare, dureté et violence du sens de l’intérêt dont Charles
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Grandet offre une autre éclatante illustration.
[Ce jeune homme fragile et délicat] s’aperçut que le meilleur moyen d’arriver
à la fortune était, dans les régions intertropicales, aussi bien qu’en Europe, d’a-
cheter et de vendre des hommes. Il vint donc sur les côtes d’Afrique et fit la traite
des nègres, en joignant à son commerce d’hommes celui des marchandises les
plus avantageuses à échanger sur les divers marchés où l’amenaient ses intérêts.
[…] À force de rouler à travers les hommes et les pays, d’en observer les cou-
tumes contraires, ses idées se modifièrent et il devint sceptique. Il n’eut plus de
notions fixes sur le juste et l’injuste, en voyant taxer de crime dans un pays ce qui
était vertu dans un autre. Au contact perpétuel des intérêts, son cœur se refroidit,
se contracta, se dessécha. Le sang des Grandet ne faillit point à sa destinée.
Charles devint dur, âpre à la curée. Il vendit des Chinois, des Nègres, des nids
d’hirondelles, des enfants, des artistes ; il fit l’usure en grand. L’habitude de frau-
der les droits de douane le rendit moins scrupuleux sur les droits de l’homme 12.

La poursuite de l’intérêt est la cause d’une corruption sociale qui, loin


de canaliser les passions, les excite. Au rebours de l’optimisme d’un
Mandeville – optimisme que la postérité a également voulu communiquer
à Smith – l’intérêt ne calme, ni chez Balzac ni chez Zola, le jeu des pas-
sions, bien au contraire. Il ne faudrait cependant pas caricaturer une posi-
tion balzacienne qui est tout sauf simpliste puisque, de fait, La Comédie
humaine salue, de bout en bout, l’efficacité de la logique de l’intérêt. Le
discours balzacien a beau démontrer les cruautés iniques qu’engendre la
libre poursuite des intérêts, l’action romanesque n’en salue pas moins
l’efficacité d’un mode de régulation qui fait tourner le monde. Eugénie
Grandet est pleinement tributaire de cette ambiguïté. On y croise d’abord
un hommage mi-ironique mi-sérieux à un Bentham dont le tonnelier dé-
couvre la théorie de l’usure, hommage d’autant plus important qu’il s’agit
de l’une des rares références explicites de La Comédie humaine à un éco-
nomiste. On lit surtout cette définition qui lie classiquement « l’amour-
propre et l’intérêt ; mais l’intérêt étant en quelque sorte l’amour-propre
solide et bien entendu, l’attestation continue d’une supériorité réelle,
l’amour-propre et l’intérêt sont deux parties d’un même tout,

11. Honoré DE BALZAC, Eugénie Grandet, op. cit., p. 1181.


12. Ibid., p. 1065.
194 Alexandre PÉRAUD

l’égoïsme 13 ». Qu’il ait lu ou non Smith, Balzac est tributaire des pen-
seurs libéraux et, quand bien même il le déplore, reconnaît en l’intérêt
l’actualisation des « qualités » qui distinguent l’homme moderne. C’est
sans doute la raison pour laquelle Charles, aussi délicat soit-il, s’est rendu
aussi facilement à la logique de l’intérêt.
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Charles était un enfant de Paris, habitué par les mœurs de Paris, par Annette
elle-même [sa maîtresse], à tout calculer. […] Là, pour voir juste, il faut peser,
chaque matin, la bourse d’un ami, savoir se mettre politiquement au-dessus de
tout ce qui arrive ; […] et donner pour mobile à toute chose l’intérêt personnel 14.

L’intérêt n’est donc pas seulement un travers moderne, il est la dispo-


sition que l’homme rationnel mobilise pour arraisonner le monde et ses
semblables. Il est la forme pratique que prend désormais l’intelligence,
comme le prouve l’ambivalence subtilement ironique qui caractérise la
dernière phrase du roman.
Les gens de Saumur s’occupent d’elle et de monsieur le marquis de Froidfond
dont la famille commence à cerner la riche veuve comme jadis avaient fait les
Cruchot. Nanon et Cornoiller sont, dit-on, dans les intérêts du marquis, mais rien
n’est plus faux. Ni la grande Nanon, ni Cornoiller n’ont assez d’esprit pour
comprendre les corruptions du monde 15.

L’intérêt a beau être une corruption, c’est une corruption qui réclame
l’intelligence et qui est – là réside le sens de cette clausule balzacienne –
la rançon d’un processus de civilisation qui s’est construit contre le don et
plus généralement contre toutes les formes de désintéressement que la
morale de l’Ancien Régime valorisait ou tout au moins juxtaposait aux
pratiques strictement économiques. Il est ainsi fort instructif de consi-
dérer la manière dont nos deux romans mettent en scène, ou plus préci-
sément en opposition, des formes d’intérêt désintéressées qui, répondant
à des enjeux essentiellement moraux, ne reposent sur aucune médiation
monétaire et se déploient dans la recherche d’une forme de gratuité. On
ne sera pas étonné de trouver sous la plume balzacienne la représentation
la plus tranchée de cette opposition avec des personnages qui semblent de
prime abord incarner l’un ou l’autre de ces modes de régulation. D’un cô-

13. Honoré DE BALZAC, Eugénie Grandet, op. cit., p. 1104.


14. Ibid., p. 1152.
15. Ibid., p. 1199.
Les intérêts syncrétiques du roman 195

té, les femmes « pures » qui relèvent de la sphère du sentiment ; de l’au-


tre, les hommes qui appartiennent au monde des intérêts.
Eugénie et sa mère ne savaient rien de la fortune de Grandet, elles n’estimaient
les choses de la vie qu’à la lueur de leurs pâles idées, et ne prisaient ni ne mépri-
saient l’argent, accoutumées qu’elles étaient à s’en passer. Leurs sentiments, frois-
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sés à leur insu mais vivaces, le secret de leur existence, en faisaient des exceptions
curieuses dans cette réunion de gens dont la vie était purement matérielle 16.

Ce commentaire narratorial qui intervient au début du roman montre


cependant que cette scène de la vie provinciale qu’est Eugénie Grandet 17
commence à procéder, dès 1833, d’une forme d’archéologie sociale.
Eugénie et sa mère sont en passe de devenir des créatures pathologiques –
« exceptions curieuses » ou bêtes de foire – qui subjuguent d’ailleurs
Charles. Celui-ci « ne vit pas sans un attendrissement profond l'intérêt
généreux que lui portaient sa tante et sa cousine : il connaissait assez la
société de Paris pour savoir que dans sa position il n'y eût trouvé que des
cœurs indifférents ou froids 18… » S’il procède de manière moins ouver-
tement typologique, Zola n’hésite pas, lui aussi, à opposer l’engagement
généreux et l’intérêt. Ici les petitesses de l’oncle Chanteau, l’étroitesse
d’esprit de la Tante, la trivialité du curé ; là, l’« intérêt » que se décou-
vrent l’un pour l’autre Lazare et Pauline, leur mutuelle attirance pour la
science ou l’écriture… Zola érige surtout la figure de Pauline en antithèse
de ces bourgeois tous plus ou moins affectés par l’esprit du gain 19.
Rapidement, le docteur Cazenove voit en elle « une gamine qui est née
pour les autres, […], avec le coup d’œil clair dont il portait ses diag-
nostics 20 ». Habitée par « un amour de la vie, qui débordait chaque jour
davantage, qui faisait d’elle « la mère des bêtes », comme disait sa
tante 21 », Pauline incarne le « bonheur de se dépouiller 22 ».

16. Honoré DE BALZAC, Eugénie Grandet, op. cit., p. 1053.


17. Balzac devait organiser La Comédie humaine en fonction d’un catalogue raisonné
qui classait les différents romans selon des taxinomies représentatives. Les Études de
mœurs (qui jouxtent les Études philosophiques et les Études analytiques) font ainsi
cohabiter les « scènes de la vie de province », « scènes de la vie de Paris », « scènes de la
vie de campagne », « scènes de la vie militaires »…
18. Honoré DE BALZAC, Eugénie Grandet, op. cit., p. 1107.
19. Sur ce point, voir la communication de Christophe REFFAIT dans le présent
volume.
20. Émile ZOLA, La Joie de vivre, in Les Rougon-Macquart, édition établie par
Colette Becker, Paris, coll. « Bouquins », 1992, tome 3, p. 1064.
21. Émile ZOLA, La Joie de vivre, op. cit., p. 1080.
22. Ibid., p. 1048.
196 Alexandre PÉRAUD

Dans leur considération de l’autre, qu’il s’agisse de simples formes de


curiosité ou de sentiments plus intenses de bienveillance voire d’amour
ou de charité, Pauline et Eugénie incarnent des figures du plein. Convoi-
tées par les créatures du manque et de l’incomplétude qui les entourent,
les sucent et les aspirent, elles placent l’œuvre sous le signe de l’épui-
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sement, épuisement simplement psychologique chez Balzac, mais exis-
tentiel et économique chez Zola puisque le récit est en quelque sorte ho-
rodaté par les amputations successives que la Chanteau opère sur la for-
tune de Pauline. Le comportement de celle-ci confère d’ailleurs au récit
un caractère puissamment ambivalent que le titre – fût-ce involontaire-
ment 23 – souligne. Car, même s’ils sont initialement marqués du sceau de
l’euphorie, la joie de donner et le bonheur du dépouillement dont témoi-
gne la jeune femme finissent par devenir mortifères. Ils contribuent à fai-
re de La Joie de vivre un roman de l’échec, de la douleur et de la mort, un
texte qui se complaît dans la représentation protéiforme de l’épanchement
– qu’on songe aux inutiles remparts contre la mer que Lazare s’ingénie à
bâtir ou au délitement des personnages assaillis par la maladie. Pourtant,
dans un roman où le lecteur ne sait pas très bien si la dilapidation des
économies de Pauline est la cause, la conséquence ou la simple illus-
tration de la pente fatale sur laquelle la famille est engagée, les dépouil-
lements de Pauline conservent quelque chose de leur tonalité euphorique
initiale. Comme si, par ses « dons » – ses excès de charité, le financement
complaisant des folies de Lazare ou la magnanimité avec laquelle elle ac-
cepte de se faire voler par sa tante – la jeune femme rachetait la trivialité
ou la versatilité de ses congénères 24. De ce point de vue, l’héroïne
d’Eugénie Grandet pourrait se voir attribuer une même fonction symbo-
lique de victime sacrificielle. La jeune femme promise au statut de vieille
fille se délitant dans sa soumission au père puis à Charles avant de se

23. Zola n’admit que tardivement le caractère ironique d’un titre que tout le monde
semblait avoir vu… sauf lui. Ne voulant considérer que la puissance euphorique de vie
qu’incarnait Pauline, il souhaite « la montrer bonne en tout et pour tout, le dévouement,
l’abnégation ». Aussi cherche-t-il pour elle un « sacrifice grand, plus grand que les ru-
doiements de son père malade » ; elle s’efface devant Louise à laquelle elle donne Lazare,
se rabaissant volontairement, dans un désir de dépouillement total. » (cité par Colette
BECKER, Préface à La Joie de vivre, op. cit., p. 1031). Il n’affirmera qu’ultérieurement,
dans une lettre du 6 mars 1889 à Van Santen Kolff, avoir choisi ce titre pour sa charge
ironique.
24. Pauline présente une fonctionnalité sociale qui l’apparente en quelque sorte à la
victime émissaire décrite par René Girard.
Les intérêts syncrétiques du roman 197

donner à Dieu… le tout en persévérant dans une attitude d’agapè qui


l’érige comme une sainte, une martyre de l’échange, au milieu de l’arène
des vils intérêts.
Madame de Bonfons que, par raillerie, on appelle mademoiselle, inspire géné-
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ralement un religieux respect. […] La main de cette femme panse les plaies secrè-
tes de toutes les familles. Eugénie marche au ciel accompagnée d’un cortège de
bienfaits. […] Telle est l’histoire de cette femme, qui n’est pas du monde au mi-
lieu du monde ; qui, faite pour être magnifiquement épouse et mère, n’a ni mari,
ni enfants, ni famille 25.

La requalification créancière du comportement des héroïnes :


l’intérêt subsume les intérêts…
En campant des êtres aussi sublimement dévoués aux autres, en accen-
tuant l’opposition entre les comportements intéressés dits rationnels et les
attitudes incompréhensiblement généreuses qu’adoptent les deux héroïnes
féminines, nos deux romans poursuivent… leur propre intérêt. En effet,
quoi de plus efficacement dramatique que de faire évoluer ou de confron-
ter des personnages aussi antagoniques. Voilà une ficelle que la tradition
théâtrale, notamment avec le drame bourgeois du XVIIIe siècle, ne s’est
pas gênée d’exploiter mais qui prend ici une valeur particulière car ce ne
sont pas seulement des caractères qui s’opposent, mais des postures histo-
riquement et idéologiquement situées. Dans leur rapport à l’autre et à l’a-
voir, Mme Grandet et sa fille s’inscrivent dans des modalités d’échange
en quelque sorte archaïques dont le narrateur livre une version idyllique.
Mais pour être idyllique, cette caractérisation n’en est pas pour autant
idéalisée car ni Zola ni Balzac ne naturalisent ces comportements. Non
seulement les auteurs se gardent d’absolutiser la posture sacrificielle des
héroïnes, mais ils nous détournent d’une lecture trop ouvertement sulpi-
cienne en conférant une forme d’ambiguïté aux actes des jeunes femmes.
En effet, si la pente sacrificielle et le don de soi ou de l’argent confèrent
une indéniable jouissance à ces héroïnes, le romancier ne les enferme pas
dans le rôle de sainte. Dans les deux romans, l’héroïne suit la même
trajectoire passant de la générosité sacrificielle au statut, non pas assumé
mais imposé par les autres agents, de créancière.
Eugénie est, avec sa mère, une créature du sentiment, égarée dans le
monde des intérêts, nous l’avons vu. La relation qu’elle construit avec
son cousin relève donc de cette modalité désintéressée. Ainsi, quand

25. Honoré DE BALZAC, Eugénie Grandet, op. cit., p. 1198.


198 Alexandre PÉRAUD

Charles décide de partir sans un sou pour les Indes, il ne reçoit le trésor
de sa cousine qu’à condition qu’elle accepte le somptueux nécessaire de
toilette qu’il a hérité de sa mère. Sans doute y a-t-il déjà là une forme de
gage, mais c’est « confiance pour confiance. […] Chère Eugénie, vous en
serez dépositaire. Jamais ami n’aura confié quelque chose de plus sacré à
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son ami 26 ».
L’échange des deux amoureux échappe à tout caractère mercantile
parce que l’un et l’autre donnent absolument, sans arrière-pensée, des
biens proprement incommensurables. D’un côté, Eugénie livre des pièces
valant beaucoup plus que ce qu’elles ne titrent 27, et de l’autre, Charles
donne « ce qui pour [lui] vaut la terre entière 28 ».
Mais le contact avec le monde des affaires – et quelles affaires puis-
qu’il s’agit de la traite – développe en lui un savoir-faire et un cynisme
commerçants qui font de lui l’incarnation de l’intérêt égoïste. Devenu un
homme du positif, Charles ne peut plus accepter que sa relation avec sa
cousine s’établisse sur le mode du don désintéressé. Cette relation est non
seulement encombrante du fait de ses lucratifs engagements matrimo-
niaux, mais est également moralement inacceptable pour cet homo œco-
nomicus qui ne supporte ni chaîne ni entrave à sa souveraineté de sujet
indépendant. D’où la lettre envoyée à Eugénie affublée du cynique post-
scriptum suivant :
P.-S. : - Je joins à ma lettre un mandat sur la maison des Grassins de huit mille
francs à votre ordre, et payable en or, comprenant intérêts et capital de la somme
que vous avez eu la bonté de me prêter. J’attends de Bordeaux une caisse où se
trouvent quelques objets que vous me permettrez de vous offrir en témoignage de
mon éternelle reconnaissance. Vous pourrez renvoyer par la diligence ma toilette
à l’hôtel d’Aubrion, rue Hillerin-Bertin 29.

Pour ôter toute affectivité à l’échange premier, il monétarise


complètement une relation primitivement amoureuse et rembourse outre
mesure. Enfermant Eugénie dans le statut de créancière redevable de son
« éternelle reconnaissance », il lui interdit de jouer le rôle paradigmatique

26. Honoré DE BALZAC, Eugénie Grandet, op. cit., p. 1130.


27. Elle possède par exemple vingt portugaises « valant réellement cent soixante-huit
francs et soixante-quinze centimes, lui disait son père, mais dont la valeur conventionnelle
était de cent quatre-vingts francs, attendu la rareté, la beauté des dites pièces qui relui-
saient comme des sols ». Eugénie Grandet, op. cit., p. 1127.
28. Ibid., p. 1130.
29. Ibid., p. 1188. Nous soulignons.
Les intérêts syncrétiques du roman 199

de l’héroïne-qui-attend-son-amant 30. Eugénie reste à jamais traumatisée


par cette brutale confrontation avec la logique de l’intérêt et c’est moins à
cause de son père qu’à cause de son cousin qu’elle devient la créature
ambivalente sur laquelle s’achève le roman.
Ambivalente car son comportement est tout sauf univoque. Pourquoi
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rembourse-t-elle intégralement les créanciers initiaux, capital et intérêts ?
La question est d’autant plus légitime que le narrateur souligne que « le
payement des intérêts fut pour le commerce parisien un des événements
les plus étonnants de l’époque 31 ». Certes, l’intervention narratoriale
pourrait n’être qu’une justification ou illustration supplémentaire de la
grandeur d’âme d’Eugénie, mais pourrait également souligner le fait,
qu’en remboursant à son tour outre mesure la jeune femme cherche à en-
detter son cousin. Elle oblige celui qui refusait les débits de son père et
qui reniait jusqu’au nom paternel – « d’ici à quelques jours, je me
nommerai le comte d’Aubrion. […] Vous savez mieux que moi que
quand un homme a cent mille livres de rentes, son père n’a jamais fait
faillite 32 » – à accepter un endettement irréversible. Eugénie ne manque
d’ailleurs pas d’expliciter à son cousin le sens de sa générosité – « pour
rendre votre bonheur complet, je ne puis donc plus que vous offrir que
l’honneur de votre père 33 ». À son corps défendant, Eugénie endette son
cousin, comme si elle était rattrapée par la logique de l’intérêt, contami-
née par l’économicisation des sentiments. En « payant les dettes de son
père, afin de rendre son mariage possible [avec Mlle d’Aubrion], elle
obéit moins à la solidarité familiale qu’elle n’écrase le parjure de sa géné-
rosité 34 ».
Le même schéma, mutatis mutandis, nous semble à l’œuvre dans La
Joie de vivre où, au fil des pages, l’héroïne assume de plus en plus nette-
ment la posture de la créancière. Pauline n’est pas seulement celle qui
prête de l’argent, mais devient celle à qui l’on emprunte, c’est-à-dire celle
à qui l’on doit et envers laquelle on accumule un sentiment de haineuse
obligation. En effet, la question de l’emprunt comme échange différé
n’est pas mise en cause puisque tout allait bien tant que les emprunts se

30. Ce faisant, il confirme la prédiction du père Grandet : « vous donnez l’or de votre
père en cachette à un fainéant qui vous dévorera votre cœur quand vous n’aurez plus rien
à lui prêter » (Honoré DE BALZAC, Eugénie Grandet, op. cit., p. 1158).
31. Ibid., p. 1190.
32. Ibid., p. 1185.
33. Ibid., p. 1195.
34. Philippe BERTHIER, Eugénie Grandet, commentaire, Gallimard, « Foliothèque »,
1992, p. 141-142.
200 Alexandre PÉRAUD

faisaient ouvertement, le mariage des deux jeunes gens étant même pré-
senté comme une solution idyllique. « Lazare désormais travaillerait pour
sa femme, il ne se tourmenterait plus de sa dette, il emprunterait même à
Pauline la somme dont il avait besoin 35. » Mais les choses s’enveniment
quand la Tante Chanteau, acculée par une dette que son fils n’avait pas
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osé avouer à Pauline, décide de se servir sans demander à sa nièce.
Un soir, Lazare lui avoua une dette qu’il avait cachée à Pauline : cinq mille
francs de tuyaux de cuivre, qu’on n’avait pas même utilisés. Et, comme la mère
venait justement de visiter le tiroir avec la jeune fille, elle y retourna seule, elle
prit les cinq mille francs, devant le désespoir de son fils, en se promettant de les
remettre, au premier gain. Mais à partir de ce jour, la brèche était ouverte, elle
s’accoutuma, puisa sans compter 36.

Le texte continue en énumérant une série « d’emprunts » qui sont en


fait des vols, litanie domestique qui dit la banalisation du crime, mais
aussi le changement de leur relation.
Il n’y eut désormais entre elles deux, qu’un échange rapide de regards, à cer-
taines heures : le regard fixe et inquiet de la nièce, quand elle devinait un nouvel
emprunt ; le regard vacillant de la tante, irritée d’avoir à tourner la tête. C’était
comme un ferment de haine qui germait 37.

Et c’est pour une somme minime, mais symbolique que s’exaspère la


mauvaise foi de la tante et culmine sa haine coupable :
La tante balbutiait, et toutes deux échangèrent le muet regard qui les faisait
pâlir. Il y eut une hésitation pénible, puis madame Chanteau monta, toute froide
d’une rage contenue, ayant la sensation nette que sa pupille savait où elle allait
prendre les deux francs quatre-vingt-cinq. […] Quand elle fut redescendue et
qu’elle eut payé le boulanger, sa colère éclata contre la jeune fille.
– Eh bien, ta robe est propre, d’où viens-tu ? Hein ? tu as tiré de l’eau pour le
potager. Laisse donc Véronique faire sa besogne. Ma parole ! tu te salis exprès, tu
n’as pas l’air de savoir ce que ça coûte… Ta pension n’est pas si grosse, je ne
peux plus joindre les deux bouts…

35. Émile ZOLA, La Joie de vivre, op. cit., p. 1094.


36. Ibid., p. 1097-1098.
37. Ibid., p. 1098.
Les intérêts syncrétiques du roman 201

Et elle continua. Pauline, qui avait d’abord tâché de se défendre, l’écoutait


maintenant sans une parole, le cœur gros. Depuis quelque temps, sa tante l’aimait
de moins en moins, elle le sentait bien 38.

La même antienne est reprise quelques pages plus loin quand la tante
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reproche à sa filleule de se ruiner en prodigalités absurdes pour des pau-
vres qui se moquent d’elle… avant de procéder elle-même à un nouvel
emprunt pour payer le boucher :
Tu sais que je ne veux pas revoir ici cette voleuse, dit-elle à Pauline. Si tu es
maintenant maîtresse de ta fortune, je ne puis pourtant pas te laisser ruiner si bête-
ment. J’ai une responsabilité morale… Oui, ruiner, ma chère, et plus vite que tu ne
crois 39 !

Cette contradiction et la mauvaise foi qui la porte seraient plaisantes si


elles ne renfermaient toute la violence caractérisant la relation entre débi-
teur et créancier, rancœur d’autant plus violente et humiliée que Pauline
accepte avec un détachement magnanime ces emprunts. « Madame
Chanteau puis son fils Lazare, prennent conscience qu’ils sont les obligés
d’un créancier d’autant plus redoutable qu’il ne réclame rien 40 ». La pul-
sion captatrice de la tante – son désir d’argent – est en quelque sorte exci-
tée par la culpabilité et devient d’autant plus vindicative que Pauline lui
oppose grandeur et bonté d’âme. Car Pauline ne fait rien – consciemment
en tout cas 41 – pour assumer un rôle de créancière qu’elle subit, qui l’en-
ferme et la fait souffrir : « même en donnant son argent, elle se sentait
moins aimée qu’autrefois ; c’était autour d’elle comme une rancune dont
elle ne pouvait s’expliquer la cause et qui grandissait de jour en jour 42. »
Cette privation d’amour est d’autant plus douloureuse que c’est par
besoin d’amour qu’elle s’était laissé dépouiller, ainsi qu’elle l’avait
confié au docteur : « qu’ils prennent tout. Je leur laisse le reste s’ils
veulent m’aimer davantage 43 ». Avide de reconnaissance morale, Pauline
n’aura que la reconnaissance aigre, craintive ou haineuse de celui qui

38. Émile ZOLA, La Joie de vivre, op. cit., p. 1099.


39. Ibid., p. 1118.
40. Jean-Louis CABANÈS, « Du réel et du sublime » in Monique GOSSELIN et Anne-
Simone DUFIEF (ed.), « La Joie de vivre », La représentation du réel dans le roman,
Mélanges à Colette Becker, Paris, Éditions Oséa, 2002, p. 90.
41. Elle peut être tenue responsable de la mort de Véronique à laquelle – en tant que
créancière du ménage – elle a reproché d’avoir acheté trop chère une volaille…
42. Émile ZOLA, La Joie de vivre, op. cit., p. 1121.
43. Ibid., p. 1109.
202 Alexandre PÉRAUD

souffre de devoir. Résolument enfermée par tous les protagonistes, y


compris par Lazare – « Je suis ton créancier, ne dis pas non ! Nous
t’avons pris ton argent, je l’ai gaspillé comme un imbécile » – dans son
rôle de créancière, elle voit chacun de ses actes ne prendre sens qu’à
l’aune du paradigme débiteur jusqu’à la résurrection de l’enfant qu’on
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croyait mort-né.
C’est encore à toi que nous devons sa vie… Il me faudra donc toujours être
ton obligé ?
Est-ce que tu me crois assez mauvais pour ne pas comprendre que je te dois
tout ?… Depuis ton entrée dans cette maison, tu n’as cessé de te sacrifier. Je ne
reparle plus de ton argent, mais tu m’aimais encore, lorsque tu m’as donné à
Louise, je le sais à cette heure… Si tu te doutais combien j’ai honte, quand je te
regarde, quand je me souviens 44 !

Conclusion
Quelle signification attribuer à la requalification comportementale
dont sont victimes ces créatures généreuses ? L’interprétation s’avère
sans doute plus évidente pour l’auteur de La Comédie humaine. Le théo-
ricien antilibéral prend acte d’une rupture ou d’une transition qui s’effec-
tue bel et bien au cours du premier XIXe siècle. Rendant compte d’un
changement de paradigme, il décrit l’avènement d’un mode de régulation
des échanges désormais uniquement régi par la logique de l’intérêt. On
comprend dès lors pourquoi Eugénie :
Ce noble cœur, qui ne battait que pour les sentiments les plus tendres, devait
être soumis aux calculs de l’intérêt humain. L’argent devait communiquer ses
teintes froides à cette vie céleste, et donner de la défiance pour les sentiments à
une femme qui était tout sentiment 45.

La modalisation du « devait » n’a rien ici d’une donnée psychologique


contingente, mais traduit un déterminisme historique. Eugénie Grandet,
récit quasi inaugural à l’échelle de La Comédie humaine 46, est donc une
œuvre qui fait le deuil des anciennes régulations et qui tente, peut-être, de

44. Émile ZOLA, La Joie de vivre, op. cit., p. 1277.


45. Honoré DE BALZAC, Eugénie Grandet, op. cit., p. 1198, nous soulignons.
46. Balzac signe les premières œuvres de ce qui ne s’appelle pas encore La Comédie
humaine en 1829-1830, mais c’est véritablement au début des années 1830, avec
l’invention du retour des personnages dans Le Père Goriot (1831) que se met en place le
projet.
Les intérêts syncrétiques du roman 203

conjurer le désordre auquel la société des intérêts serait promise. En re-


qualifiant Eugénie en créancière, le roman fait coup double : il donne
d’abord une forme de rationalité économique et de normalité à un com-
portement qui resterait sans cela inquiétant ; il inscrit ensuite les diffé-
rents échanges dans une forme d’ordre, permettant ainsi au récit d’échap-
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per à la confusion, la paralysie et l’épuisement auxquels la concurrence et
le libre jeu des intérêts semblaient le condamner. En subordonnant tous
les autres intérêts, la régulation fiduciaire « fabrique » une hiérarchie qui,
pour être inique, n’en instaure pas moins un semblant d’ordre et de sens.
Bien que cette analyse ne soit pas uniment transférable à une œuvre
comme La Joie de vivre écrite à un moment où la révolution de l’intérêt
est désormais totalement intériorisée par le sujet, elle offre néanmoins un
principe d’unité à une œuvre centrifuge où la vie semble, au rebours de
l’intention de l’auteur, fuir de toutes parts. En effet, là où la nostalgie de
Balzac est optimiste car fondée sur une énergétique socio-économique, la
position zolienne est plus désenchantée. La requalification créancière du
comportement de Pauline est une illustration ou une conséquence des
théories de Schopenhauer dont s’inspire Zola et dont Lazare se fait le hé-
raut lorsqu’il signifie, par exemple, à sa cousine que sa charité ne sert à
rien et aggrave le mal. La jeune femme finit par faire sien ce constat dé-
sabusé quand, devant le découragement de Lazare, elle comprend
« brusquement […] l’inutilité de son sacrifice 47 ».
Quelle misère ! faire le mal en voulant faire le bien, être ignorante de
l’existence au point de perdre les gens dont on veut le salut ! […] Et un grand
mépris lui venait de sa bonté, puisque la bonté ne faisait pas toujours le
bonheur 48.

Que valait-il mieux pour « sauver » Pauline ou Eugénie ? Créer, ex


post, une rationalité comportementale, fût-elle désenchantée ou abandon-
ner ces jeunes femmes dans une forme d’absurdité charitable qui, pour
être sublime, n’a plus cours dans le monde moderne ? En cela, Eugénie
Grandet et La Joie de vivre constituent bel et bien des nosographies –
pour reprendre un terme qu’aimait le XIXe siècle – de l’intérêt conçu com-
me une maladie ou plutôt comme un ensemble de pathologies que le
corps social doit apprivoiser et canaliser. S’y déploient en effet, d’une
part, le comportement de personnages auquel le libre jeu des intérêts

47. Émile ZOLA, La Joie de vivre, op. cit., p. 1241.


48. Ibid., p. 1242. Une préscience de cette malédiction surgit déjà chez l’héroïne
p. 1210 quand elle réalise qu’on peut « aimer les gens et faire leur malheur ».
204 Alexandre PÉRAUD

permet de socialiser leurs pathologies psychologiques et, d’autre part, de


nouvelles expressions maladives précisément engendrées par la compé-
tition des intérêts. Dans ce capharnaüm, le récit tente – sans uniformiser
les comportements – de rendre compte des diversités, historique, psycho-
logique ou sociologique, des dispositions intéressées. Mais, également
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habités par un fantasme unitaire (et obligés d’écrire un roman qui se tien-
ne), Balzac comme Zola doivent lier ensemble ces éléments et convo-
quent à cette fin la régulation créancière. Celle-ci ne serait qu’une modé-
lisation « plaquée » par un narrateur soucieux de conserver un sens à
l’agitation frénétique des agents et, en tant que telle, porteuse de la même
artificielle vérité.
Université Bordeaux Montaigne EA TELEM

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