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Alexandre Péraud
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Alexandre PÉRAUD
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source, matérielle, financière, sexuelle, voire les trois à la fois ; de l’autre,
la coexistence, plus ou moins conflictuelle, de formes différentes d’intérêt
selon qu’on évoque un comportement rationnel visant à maximiser son
utilité ou tout sentiment ressenti à l’égard d’autrui (curiosité, amour…),
voire le prix de l'argent. C’est-à-dire, si l’on met de côté la forme tech-
nique inhérente aux opérations fiduciaires, le contraste entre un intérêt
moral ancré dans la mentalité classique et un intérêt rationnel caractéris-
tique de l’homme moderne, entre des formes respectivement désintéres-
sées ou intéressées de l’intérêt.
Les effets de (trop facile) spécularité de cette formule ne sont cepen-
dant pas gratuits en ce qu’ils illustrent la manière dont nos romans convo-
quent des formes d’intérêt plurielles, et jouent de cette diversité voire
organisent une confusion volontaire des dispositions intéressées. Si les
capacités herméneutiques de l’œuvre de fiction résident précisément dans
sa capacité à entrer dans la complexité là où la théorie économique sim-
plifie pour typifier, il est particulièrement intéressant de rapprocher ces
deux œuvres. De tels conflits n’ont en effet ni la même portée ni la même
signification en 1833 ou en 1884 quand Balzac et Zola publient respecti-
vement leur roman. Ici, intériorisation des nouvelles normes et formes de
l’échange capitaliste ; là, coexistence de modes de régulation « mo-
dernes » et « traditionnels » au sein d’une société révolutionnée qui reste,
en 1830, animée par des logiques archaïques 3. Si l’exposition de ces
conflits d’intérêts – dans les deux sens du terme – paraît digne d’attention
pour occuper un premier temps de notre exposé, elle n’épuise pas…
l’intérêt de ces romans. En effet, le récit qui se livre au jeu des intérêts
court toujours le risque du désordre ou de la confusion. Or il semble ici
que chacun des romans évite le piège de la confusion ou de l’indistinction
en opérant une résolution dialectique de ces conflits par le truchement
d’une requalification fiduciaire. Comme s’il incombait à l’intérêt créan-
cier de résoudre le conflit des intérêts.
Conflit(s) d’intérêt(s)
La Comédie humaine est une ample « comédie de l’intérêt » où les
personnages sont pris, quelles que soient leurs conditions et aspirations,
dans des rivalités, jalousies ou aspirations qui les mettent en concurrence
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et les poussent parfois vers leur perte, souvent vers le ridicule. Ainsi en
va-t-il de l’aréopage qui entoure Grandet et courtise sa fille, c’est-à-dire
sa fortune. Héritier d’une tradition moraliste qu’il revendique volontiers,
le narrateur balzacien exhibe les mécanismes de sa comédie en désignant
« les acteurs de cette scène pleine d’intérêt, quoique vulgaire en appa-
rence [… qui] tous pensaient aux millions de monsieur Grandet 4 ». On
appréciera le jeu de mots…
Cette gaieté de famille, dans ce vieux salon gris, mal éclairé par deux chan-
delles ; ces rires, accompagnés par le bruit du rouet de la grande Nanon, et qui
n’étaient sincères que sur les lèvres d’Eugénie ou de sa mère ; cette petitesse join-
te à de si grands intérêts ; cette jeune fille qui, semblable à ces oiseaux victimes
du haut prix auquel on les met et qu’ils ignorent, se trouvait traquée, serrée par
des preuves d’amitié dont elle était la dupe ; tout contribuait à rendre cette scène
tristement comique. N’est-ce pas d’ailleurs une scène de tous les temps et de tous
les lieux, mais ramenée à sa plus simple expression ? La figure de Grandet exploi-
tant le faux attachement des deux familles, en tirant d’énormes profits, dominait
ce drame et l’éclairait. N’était-ce pas le seul dieu moderne auquel on ait foi,
l’Argent dans toute sa puissance, exprimé par une seule physionomie 5 ?
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madame, tous les sentiments s’en vont et l’argent les pousse. Il n’y a plus
que des intérêts parce qu’il n’y a plus de famille, mais des individus 6 ! »
On comprend par conséquent que l’intérêt se résume le plus souvent à
cet « attachement égoïste à ce qui est avantageux pour soi sans égard
pour autrui 7 », à un comportement où la maximisation de l’utilité impli-
que d’écraser ou de tromper l’autre. Ainsi en va-t-il de l’annexion de la
fortune de Pauline par madame Chanteau, la tante de Pauline. D’abord
conçue comme le marchepied de son fils Lazare, la richesse de la petite
cousine est bientôt tellement entamée que cette mère trop aimante n’hési-
te pas à renier sa parole et à rompre le serment de mariage qui la liait à
Lazare pour l’unir à une autre, dotée de 200 000 francs. Même « pragma-
tisme » chez Grandet qui, fort de son élection municipale, « avait fait
faire dans l’intérêt de la ville d’excellents chemins qui menaient à ses
propriétés 8 » et qui s’apprête à s’occuper avec le même talent des intérêts
de son neveu en trompant les créanciers de son frère 9. De la même
manière que madame Chanteau renie sa parole et finit par accepter de
ruiner la filleule qu’elle devait légalement protéger, Grandet est prêt à
sacrifier son salut et son honneur à la prospérité de ses intérêts. Quand il
s’agit de sauver Charles des griffes des créanciers de son père, non seule-
ment « l’honneur de la famille entr[e] pour si peu de chose dans son pro-
jet 10 », mais Grandet n’accorde aucun respect à la mission sacrée que lui
a confiée, à titre posthume, son frère :
Tu lui feras une pacotille, […] car tu lui prêteras, Grandet ! sinon tu te créerais
des remords. Ah ! si mon enfant ne trouvait ni secours ni tendresse en toi, je de-
manderais éternellement vengeance à Dieu de ta dureté. […] Adieu, mon frère.
Que toutes les bénédictions de Dieu te soient acquises pour la généreuse tutelle
que je confie, et que tu acceptes, je n’en doute pas 11.
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Grandet offre une autre éclatante illustration.
[Ce jeune homme fragile et délicat] s’aperçut que le meilleur moyen d’arriver
à la fortune était, dans les régions intertropicales, aussi bien qu’en Europe, d’a-
cheter et de vendre des hommes. Il vint donc sur les côtes d’Afrique et fit la traite
des nègres, en joignant à son commerce d’hommes celui des marchandises les
plus avantageuses à échanger sur les divers marchés où l’amenaient ses intérêts.
[…] À force de rouler à travers les hommes et les pays, d’en observer les cou-
tumes contraires, ses idées se modifièrent et il devint sceptique. Il n’eut plus de
notions fixes sur le juste et l’injuste, en voyant taxer de crime dans un pays ce qui
était vertu dans un autre. Au contact perpétuel des intérêts, son cœur se refroidit,
se contracta, se dessécha. Le sang des Grandet ne faillit point à sa destinée.
Charles devint dur, âpre à la curée. Il vendit des Chinois, des Nègres, des nids
d’hirondelles, des enfants, des artistes ; il fit l’usure en grand. L’habitude de frau-
der les droits de douane le rendit moins scrupuleux sur les droits de l’homme 12.
l’égoïsme 13 ». Qu’il ait lu ou non Smith, Balzac est tributaire des pen-
seurs libéraux et, quand bien même il le déplore, reconnaît en l’intérêt
l’actualisation des « qualités » qui distinguent l’homme moderne. C’est
sans doute la raison pour laquelle Charles, aussi délicat soit-il, s’est rendu
aussi facilement à la logique de l’intérêt.
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Charles était un enfant de Paris, habitué par les mœurs de Paris, par Annette
elle-même [sa maîtresse], à tout calculer. […] Là, pour voir juste, il faut peser,
chaque matin, la bourse d’un ami, savoir se mettre politiquement au-dessus de
tout ce qui arrive ; […] et donner pour mobile à toute chose l’intérêt personnel 14.
L’intérêt a beau être une corruption, c’est une corruption qui réclame
l’intelligence et qui est – là réside le sens de cette clausule balzacienne –
la rançon d’un processus de civilisation qui s’est construit contre le don et
plus généralement contre toutes les formes de désintéressement que la
morale de l’Ancien Régime valorisait ou tout au moins juxtaposait aux
pratiques strictement économiques. Il est ainsi fort instructif de consi-
dérer la manière dont nos deux romans mettent en scène, ou plus préci-
sément en opposition, des formes d’intérêt désintéressées qui, répondant
à des enjeux essentiellement moraux, ne reposent sur aucune médiation
monétaire et se déploient dans la recherche d’une forme de gratuité. On
ne sera pas étonné de trouver sous la plume balzacienne la représentation
la plus tranchée de cette opposition avec des personnages qui semblent de
prime abord incarner l’un ou l’autre de ces modes de régulation. D’un cô-
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sés à leur insu mais vivaces, le secret de leur existence, en faisaient des exceptions
curieuses dans cette réunion de gens dont la vie était purement matérielle 16.
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sement, épuisement simplement psychologique chez Balzac, mais exis-
tentiel et économique chez Zola puisque le récit est en quelque sorte ho-
rodaté par les amputations successives que la Chanteau opère sur la for-
tune de Pauline. Le comportement de celle-ci confère d’ailleurs au récit
un caractère puissamment ambivalent que le titre – fût-ce involontaire-
ment 23 – souligne. Car, même s’ils sont initialement marqués du sceau de
l’euphorie, la joie de donner et le bonheur du dépouillement dont témoi-
gne la jeune femme finissent par devenir mortifères. Ils contribuent à fai-
re de La Joie de vivre un roman de l’échec, de la douleur et de la mort, un
texte qui se complaît dans la représentation protéiforme de l’épanchement
– qu’on songe aux inutiles remparts contre la mer que Lazare s’ingénie à
bâtir ou au délitement des personnages assaillis par la maladie. Pourtant,
dans un roman où le lecteur ne sait pas très bien si la dilapidation des
économies de Pauline est la cause, la conséquence ou la simple illus-
tration de la pente fatale sur laquelle la famille est engagée, les dépouil-
lements de Pauline conservent quelque chose de leur tonalité euphorique
initiale. Comme si, par ses « dons » – ses excès de charité, le financement
complaisant des folies de Lazare ou la magnanimité avec laquelle elle ac-
cepte de se faire voler par sa tante – la jeune femme rachetait la trivialité
ou la versatilité de ses congénères 24. De ce point de vue, l’héroïne
d’Eugénie Grandet pourrait se voir attribuer une même fonction symbo-
lique de victime sacrificielle. La jeune femme promise au statut de vieille
fille se délitant dans sa soumission au père puis à Charles avant de se
23. Zola n’admit que tardivement le caractère ironique d’un titre que tout le monde
semblait avoir vu… sauf lui. Ne voulant considérer que la puissance euphorique de vie
qu’incarnait Pauline, il souhaite « la montrer bonne en tout et pour tout, le dévouement,
l’abnégation ». Aussi cherche-t-il pour elle un « sacrifice grand, plus grand que les ru-
doiements de son père malade » ; elle s’efface devant Louise à laquelle elle donne Lazare,
se rabaissant volontairement, dans un désir de dépouillement total. » (cité par Colette
BECKER, Préface à La Joie de vivre, op. cit., p. 1031). Il n’affirmera qu’ultérieurement,
dans une lettre du 6 mars 1889 à Van Santen Kolff, avoir choisi ce titre pour sa charge
ironique.
24. Pauline présente une fonctionnalité sociale qui l’apparente en quelque sorte à la
victime émissaire décrite par René Girard.
Les intérêts syncrétiques du roman 197
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ralement un religieux respect. […] La main de cette femme panse les plaies secrè-
tes de toutes les familles. Eugénie marche au ciel accompagnée d’un cortège de
bienfaits. […] Telle est l’histoire de cette femme, qui n’est pas du monde au mi-
lieu du monde ; qui, faite pour être magnifiquement épouse et mère, n’a ni mari,
ni enfants, ni famille 25.
Charles décide de partir sans un sou pour les Indes, il ne reçoit le trésor
de sa cousine qu’à condition qu’elle accepte le somptueux nécessaire de
toilette qu’il a hérité de sa mère. Sans doute y a-t-il déjà là une forme de
gage, mais c’est « confiance pour confiance. […] Chère Eugénie, vous en
serez dépositaire. Jamais ami n’aura confié quelque chose de plus sacré à
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son ami 26 ».
L’échange des deux amoureux échappe à tout caractère mercantile
parce que l’un et l’autre donnent absolument, sans arrière-pensée, des
biens proprement incommensurables. D’un côté, Eugénie livre des pièces
valant beaucoup plus que ce qu’elles ne titrent 27, et de l’autre, Charles
donne « ce qui pour [lui] vaut la terre entière 28 ».
Mais le contact avec le monde des affaires – et quelles affaires puis-
qu’il s’agit de la traite – développe en lui un savoir-faire et un cynisme
commerçants qui font de lui l’incarnation de l’intérêt égoïste. Devenu un
homme du positif, Charles ne peut plus accepter que sa relation avec sa
cousine s’établisse sur le mode du don désintéressé. Cette relation est non
seulement encombrante du fait de ses lucratifs engagements matrimo-
niaux, mais est également moralement inacceptable pour cet homo œco-
nomicus qui ne supporte ni chaîne ni entrave à sa souveraineté de sujet
indépendant. D’où la lettre envoyée à Eugénie affublée du cynique post-
scriptum suivant :
P.-S. : - Je joins à ma lettre un mandat sur la maison des Grassins de huit mille
francs à votre ordre, et payable en or, comprenant intérêts et capital de la somme
que vous avez eu la bonté de me prêter. J’attends de Bordeaux une caisse où se
trouvent quelques objets que vous me permettrez de vous offrir en témoignage de
mon éternelle reconnaissance. Vous pourrez renvoyer par la diligence ma toilette
à l’hôtel d’Aubrion, rue Hillerin-Bertin 29.
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rembourse-t-elle intégralement les créanciers initiaux, capital et intérêts ?
La question est d’autant plus légitime que le narrateur souligne que « le
payement des intérêts fut pour le commerce parisien un des événements
les plus étonnants de l’époque 31 ». Certes, l’intervention narratoriale
pourrait n’être qu’une justification ou illustration supplémentaire de la
grandeur d’âme d’Eugénie, mais pourrait également souligner le fait,
qu’en remboursant à son tour outre mesure la jeune femme cherche à en-
detter son cousin. Elle oblige celui qui refusait les débits de son père et
qui reniait jusqu’au nom paternel – « d’ici à quelques jours, je me
nommerai le comte d’Aubrion. […] Vous savez mieux que moi que
quand un homme a cent mille livres de rentes, son père n’a jamais fait
faillite 32 » – à accepter un endettement irréversible. Eugénie ne manque
d’ailleurs pas d’expliciter à son cousin le sens de sa générosité – « pour
rendre votre bonheur complet, je ne puis donc plus que vous offrir que
l’honneur de votre père 33 ». À son corps défendant, Eugénie endette son
cousin, comme si elle était rattrapée par la logique de l’intérêt, contami-
née par l’économicisation des sentiments. En « payant les dettes de son
père, afin de rendre son mariage possible [avec Mlle d’Aubrion], elle
obéit moins à la solidarité familiale qu’elle n’écrase le parjure de sa géné-
rosité 34 ».
Le même schéma, mutatis mutandis, nous semble à l’œuvre dans La
Joie de vivre où, au fil des pages, l’héroïne assume de plus en plus nette-
ment la posture de la créancière. Pauline n’est pas seulement celle qui
prête de l’argent, mais devient celle à qui l’on emprunte, c’est-à-dire celle
à qui l’on doit et envers laquelle on accumule un sentiment de haineuse
obligation. En effet, la question de l’emprunt comme échange différé
n’est pas mise en cause puisque tout allait bien tant que les emprunts se
30. Ce faisant, il confirme la prédiction du père Grandet : « vous donnez l’or de votre
père en cachette à un fainéant qui vous dévorera votre cœur quand vous n’aurez plus rien
à lui prêter » (Honoré DE BALZAC, Eugénie Grandet, op. cit., p. 1158).
31. Ibid., p. 1190.
32. Ibid., p. 1185.
33. Ibid., p. 1195.
34. Philippe BERTHIER, Eugénie Grandet, commentaire, Gallimard, « Foliothèque »,
1992, p. 141-142.
200 Alexandre PÉRAUD
faisaient ouvertement, le mariage des deux jeunes gens étant même pré-
senté comme une solution idyllique. « Lazare désormais travaillerait pour
sa femme, il ne se tourmenterait plus de sa dette, il emprunterait même à
Pauline la somme dont il avait besoin 35. » Mais les choses s’enveniment
quand la Tante Chanteau, acculée par une dette que son fils n’avait pas
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osé avouer à Pauline, décide de se servir sans demander à sa nièce.
Un soir, Lazare lui avoua une dette qu’il avait cachée à Pauline : cinq mille
francs de tuyaux de cuivre, qu’on n’avait pas même utilisés. Et, comme la mère
venait justement de visiter le tiroir avec la jeune fille, elle y retourna seule, elle
prit les cinq mille francs, devant le désespoir de son fils, en se promettant de les
remettre, au premier gain. Mais à partir de ce jour, la brèche était ouverte, elle
s’accoutuma, puisa sans compter 36.
La même antienne est reprise quelques pages plus loin quand la tante
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reproche à sa filleule de se ruiner en prodigalités absurdes pour des pau-
vres qui se moquent d’elle… avant de procéder elle-même à un nouvel
emprunt pour payer le boucher :
Tu sais que je ne veux pas revoir ici cette voleuse, dit-elle à Pauline. Si tu es
maintenant maîtresse de ta fortune, je ne puis pourtant pas te laisser ruiner si bête-
ment. J’ai une responsabilité morale… Oui, ruiner, ma chère, et plus vite que tu ne
crois 39 !
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croyait mort-né.
C’est encore à toi que nous devons sa vie… Il me faudra donc toujours être
ton obligé ?
Est-ce que tu me crois assez mauvais pour ne pas comprendre que je te dois
tout ?… Depuis ton entrée dans cette maison, tu n’as cessé de te sacrifier. Je ne
reparle plus de ton argent, mais tu m’aimais encore, lorsque tu m’as donné à
Louise, je le sais à cette heure… Si tu te doutais combien j’ai honte, quand je te
regarde, quand je me souviens 44 !
Conclusion
Quelle signification attribuer à la requalification comportementale
dont sont victimes ces créatures généreuses ? L’interprétation s’avère
sans doute plus évidente pour l’auteur de La Comédie humaine. Le théo-
ricien antilibéral prend acte d’une rupture ou d’une transition qui s’effec-
tue bel et bien au cours du premier XIXe siècle. Rendant compte d’un
changement de paradigme, il décrit l’avènement d’un mode de régulation
des échanges désormais uniquement régi par la logique de l’intérêt. On
comprend dès lors pourquoi Eugénie :
Ce noble cœur, qui ne battait que pour les sentiments les plus tendres, devait
être soumis aux calculs de l’intérêt humain. L’argent devait communiquer ses
teintes froides à cette vie céleste, et donner de la défiance pour les sentiments à
une femme qui était tout sentiment 45.
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per à la confusion, la paralysie et l’épuisement auxquels la concurrence et
le libre jeu des intérêts semblaient le condamner. En subordonnant tous
les autres intérêts, la régulation fiduciaire « fabrique » une hiérarchie qui,
pour être inique, n’en instaure pas moins un semblant d’ordre et de sens.
Bien que cette analyse ne soit pas uniment transférable à une œuvre
comme La Joie de vivre écrite à un moment où la révolution de l’intérêt
est désormais totalement intériorisée par le sujet, elle offre néanmoins un
principe d’unité à une œuvre centrifuge où la vie semble, au rebours de
l’intention de l’auteur, fuir de toutes parts. En effet, là où la nostalgie de
Balzac est optimiste car fondée sur une énergétique socio-économique, la
position zolienne est plus désenchantée. La requalification créancière du
comportement de Pauline est une illustration ou une conséquence des
théories de Schopenhauer dont s’inspire Zola et dont Lazare se fait le hé-
raut lorsqu’il signifie, par exemple, à sa cousine que sa charité ne sert à
rien et aggrave le mal. La jeune femme finit par faire sien ce constat dé-
sabusé quand, devant le découragement de Lazare, elle comprend
« brusquement […] l’inutilité de son sacrifice 47 ».
Quelle misère ! faire le mal en voulant faire le bien, être ignorante de
l’existence au point de perdre les gens dont on veut le salut ! […] Et un grand
mépris lui venait de sa bonté, puisque la bonté ne faisait pas toujours le
bonheur 48.
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habités par un fantasme unitaire (et obligés d’écrire un roman qui se tien-
ne), Balzac comme Zola doivent lier ensemble ces éléments et convo-
quent à cette fin la régulation créancière. Celle-ci ne serait qu’une modé-
lisation « plaquée » par un narrateur soucieux de conserver un sens à
l’agitation frénétique des agents et, en tant que telle, porteuse de la même
artificielle vérité.
Université Bordeaux Montaigne EA TELEM