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Littérature

Le réalisme balzacien selon Pierre Barbéris


Mme Nicole Mozet

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Mozet Nicole. Le réalisme balzacien selon Pierre Barbéris. In: Littérature, n°22, 1976. pp. 98-117;

doi : https://doi.org/10.3406/litt.1976.2050

https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1976_num_22_2_2050

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Nicole Mozet, Université de Paris VII.

LE RÉALISME BALZACIEN
SELON PIERRE BARBÉ RI S

Bien qu'il soit impossible de faire ici un compte rendu détaillé d'une
œuvre critique considérable par son étendue et son importance \ nous avons
voulu, en choisissant pour pivot la notion de réalisme, faire une analyse
globale. Néanmoins, sans nous interdire de prendre nos références dans
l'ensemble de l'œuvre, nous avons centré notre étude sur Mythes balzaciens. Car
cet ouvrage essentiel, mais relativement bref, a l'avantage de n'être
encombré ni par les développements érudits qu'implique une thèse, ni par les
mises au point que nécessite un livre d'initiation comme Le Monde de
Balzac, et qui donnent parfois l'impression du déjà-vu. Il est d'ailleurs
important que ce livre, qui pose directement et très clairement les problèmes
idéologiques, ne passe pas inaperçu sous prétexte qu'il n'a été couronné par
aucun jury, universitaire ou non. S'il est parfois dans le détail — eu égard,
sans aucun doute, à sa date de rédaction — plus schématique que d'autres
analyses de Barbéris, il est facile de pallier cet inconvénient en se reportant
aux autres œuvres.
Mythes balzaciens en effet, qui est daté de 1957-1958, n'a été publié
qu'en 1971. On peut certes regretter ce retardement, car la critique
balzacienne n'aurait eu qu'à gagner à connaître plus tôt un livre comme Mythes
balzaciens. Mais il faut comprendre que ces textes auraient, eux, perdu
beaucoup de leur crédibilité si- leur auteur n'avait pas ailleurs donné, en
quelque sorte, des garanties universitaires. Car il ne suffit pas de faire une
critique politique, encore faut-il être lu. Qui a jamais pris au sérieux, parmi
1. Bibliographie des ouvrages et des principaux articles de Barbéris :
— Ouvrages : Aux sources de Balzac. Les romans de jeunesse, Les Bibliophiles de
l'Originale, 1965. — Balzac et le mal du siècle, 2 vol. (811 p. et 1990 p.), Gallimard,
1970, (thèse). — Mythes balzaciens, 359 p., A. Colin, 1971. — Balzac, une mythologie
réaliste, coll. « Thèmes et textes », Larousse, 1971. — Le Père Goriot de Balzac, ibid.,
1972. — Le Monde de Balzac, 604 p., Arthaud, 1973 (Prix de la Critique 1973). —
René, de Chateaubriand, coll. « Thèmes et textes », Larousse, 1973.
— De nombreux articles : on en trouvera une liste à la fin du 2* volume de
Balzac et le mal du siècle. Certains ont été regroupés en un volume paru aux éditions
sociales en 1973 : Lectures du réel (en particulier Mythes balzaciens (I). Le Médecin
de campagne et Mythes balzaciens (II). Le Curé de village, parus dans La Nouvelle
critique en 1964 et 1965).
— Préfaces et introductions de textes de Balzac : Les Paysans (Garnier-Flammarion),
La Cousine Bette, Splendeurs et Misères des Courtisanes (Folio), La Peau de chagrin
(texte original de 1831), Le Médecin de campagne. Le Curé de village, César Birotteau,
La Duchesse de Langeais et La Fille aux yeux d'or (Le Livre de poche).
— Une collaboration importante à Histoire littéraire de la France, t. IV, de 1789
à 1848 (Editions Sociales), 2 voi.

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les professionnels de la littérature, La Comédie inhumaine d'A. Wurmser ?
La Revue d'histoire littéraire de la France n'a pas fait de compte rendu de
Balzac et le mal du siècle. Bien sûr, il n'a pas suffi à Barbéris de faire une
thèse pour être définitivement lavé de tout soupçon... Même un critique aussi
amical que B. Guyon * lui reproche d'être un « militant », et même
— horreur ! — un « doctrinaire ». Du moins reconnaît-il qu'il est « honnête ».
Quand on est communiste, gare aux erreurs, même matérielles '. Il n'a pas
fallu à Barbéris moins de deux mille pages pour faire reconnaître son
« honnêteté » : sa thèse faisant le poids, il peut désormais espérer être lu.
Balzac et le mal du siècle est un monument que certains n'ont pas résisté à
la tentation de présenter comme un monstre, mais il reste toujours, pour les
monuments, un fond de respect.
Ce qui importe à nos yeux, c'est qu'il soit enfin redevenu possible de
parler du réalisme de Balzac. Nous allons essayer de voir au terme de quelle
histoire et au prix de quelle mutation cette notion ambiguë, qui a servi
des causes si diverses, a enfin trouvé sa définition.

1. Quel réalisme ?
Jusqu'en 1960 environ, les historiens4 ont considéré La Comédie
humaine comme un réservoir commode de renseignements sur les « mœurs »
de la première partie du xixe siècle, renseignements qui avaient la supériorité
sur les vraies archives d'être immédiatement utilisables. La plupart des études
littéraires faisant de même, des critiques comme Picon5, Hofmannsthal 6 et
surtout Béguin 7 n'ont pas trouvé d'autre issue pour échapper à l'étouffe-
ment du positivisme que de nier le réalisme de Balzac au nom du
symbolisme et du mysticisme. Mais le problème est resté entier : depuis plus de
vingt ans, la critique balzacienne, qui a assimilé Béguin sans renoncer pour
autant au positivisme, n'est pas sortie de ce débat irritant : qu'est-ce qui
finalement l'emporte, chez Balzac, du « fantastique » ou du « réalisme » ?
Dans ce contexte paralysant, les recherches les plus rigoureuses ne
pouvaient fournir que des résultats toujours partiels et décevants, et l'on
comprend qu'un ouvrage comme celui de Per Nykrog ait été ressenti par
Barbéris comme profondément novateur : « C'est dans l'ouvrage de Per
Nykrog, La Pensée de Balzac, paru en 1965, que nous avons trouvé pour
la première fois, après bien des années de lecture et de réflexion, des rap-
2. Lettre à Pierre Barbéris sur Balzac et le mal du siècle, in Esprit, juillet-août 1971.
3. « P. Barbéris n'a visiblement attaché que fort peu d'importance à l'index et
aux notes. Passe encore qu'il n'ait fait qu'un index pour les deux volumes, bien que
ce ne soit guère commode. Mais il est inadmissible que cet index fourmille d'erreurs. »
(R. Guise, L'Année balzacienne 1972). Comme quoi, quoi qu'on fasse, on donne toujours
quelques « armes à ses adversaires idéologiques », pour reprendre l'expression que
Barbéris avait employée à propos de La Comédie inhumaine de Wurmser, dans le
compte rendu qu'il en a fait dans L'Année balzacienne 1965 : « J'en veux à Wurmser
de donner des armes à ses adversaires idéologiques. Les petits sourires ne manqueront
pas : ce monsieur ne sait pas toujours très bien de quoi il parle ; il ignore, ou il
simplifie ! Et de triompher, sur des points de détail, pour mettre en cause l'ensemble. »
4. Où Béguin a-t-il pris qu'à son époque, les historiens ne lisaient pas Balzac ?
(C'est ce qu'il dit dans Balzac lu et relu, Seuil, 1965, p. 42.) Des historiens comme
G. Duby et R. Mandrou recommandent de s'en servir « avec précaution »... (Histoire de
la civilisation française, t. II, Colin, 1968) ainsi qu'E. Le Roy Ladurie (préface au
Médecin de campagne, dans la collection « Folio »), au contraire de Louis Chevalier
(préface aux Paysans, dans « Folio ») qui ne tarit pas d'éloges sur le « document
d'histoire » que constitue le roman.
5. G. Picon, Balzac par lui-même (1956).
6. H. von Hofmannsthal, L'Univers de la Comédie humaine. La traduction
française (Ecrits en prose) a paru en 1927.
7. A. Béguin, Balzac visionnaire (1946).

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prochements non plus au niveau des détails ou de l'anecdote, mais au
niveau des thèmes fondamentaux d'inspiration et des structures
d'expression 8. » C'est donc dans une grande solitude, et soutenu seulement par la
passion qu'il mettait à combattre les conceptions de Béguin et l'idéalisme en
général, que Barbéris a peu à peu forgé les concepts qui lui ont permis,
non pas de résoudre un problème insoluble parce que mal posé, mais de
poser le vrai problème : c'est au niveau de l'opposition idéalisme/
matérialisme qu'une réponse peut être apportée, parce qu'il s'agit de concepts
clairs, tandis que les notions de fantastique et de réalisme restent vagues
tant qu'on ne s'aperçoit pas que, loin de s'opposer l'une à l'autre, elles sont
rigoureusement complémentaires. Les textes de Barbéris nous ont conservé
les traces de ce combat, en particulier dans une débauche de définitions, où
se lit la hantise — d'ailleurs justifiée — de n'être pas compris :
Son réalisme est inséparable de l'inquiétude et de la recherche, que l'on
aurait pu croire apanage des idéalismes et des théologies. Comme tout
mécaniste, il ouvre sur un devenir. (Balzac et le mal du siècle, I, p. 39.)
Le réalisme, c'est justement cet équilibre ouvert entre description et prophétie,
équilibre non pas voulu, préfabriqué, mais organique et en marche (Mythes
balzaciens, p. 124).
Il y a au moins un point sur lequel Barbéris rejoint Béguin, c'est dans
la méfiance qu'il manifeste à l'égard de la description :
Si l'on entend par réalisme la peinture des maisons et les comptes de
cuisinière, toute une partie de Balzac échappe au réalisme (Une Mythologie
réaliste, p. 216).
Ce refus de l'inventaire et de tout ce qui relève de la description
géographique ou topographique est à interpréter comme un réflexe de défense :
non seulement il se trouvait déjà chez Béguin, mais on le trouvera
également chez un critique comme J. Ricardou, aussi différent de Béguin que
Barbéris. Chez ce dernier, qui rappelle d'ailleurs que Balzac reprochait aux
historiens de son temps de s'amuser à se demander à quel endroit Hannibal
avait franchi les Alpes 9, ce refus du détail va de pair avec l'exigence d'une
conception unitaire et globale de l'œuvre balzacienne. D'où le rejet d'un
« réalisme enregistreur et photographique 10 », d'un « strict réalisme
documentaire " », bref de tout ce que Barbéris appelle « pseudo-réalisme n »
ou « infra-réalisme13 ». Mais si pour lui comme pour Béguin le
descriptif s'oppose au poétique, il s'oppose aussi — et c'est là l'important — ,
au « scientifique » : pour lui, le réalisme de Balzac « n'est pas, n'est jamais
seulement descriptif, mais scientifique ». Et il ajoute, ce qui pour moi est
secondaire mais pour lui essentiel : « et par là même épique, dans la
mesure où la science n'est pas seulement chose froide, mais connaissance,
mise en poème 14 ». C'est que du réalisme au sens positiviste du terme
au réalisme selon Barbéris, il y a beaucoup plus qu'une nuance, ou un
ajustement destiné à rendre un peu plus maniable une notion par trop

8. Balzac et le mal du siècle, I, p. 21. Barbéris a consacré un article à Nykrog


dans la Revue d'histoire littéraire de la Trance, janvier-mars 1967, sous le titre :
« La Pensée de Balzac : Histoire et structures ».
9. Myth, balz., p. 223.
10. La Pensée de Balzac.., in R.H.L.F., janv.-mars 1967.
11. Myth, balz., p. 54.
12. Une myth, real, p. 221.
13. Ibid., p. 222.
14. Ibid., p. 221.

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inadéquate. Il s'agit bien d'une véritable mutation, différence qualitative
qui suppose un complet changement d'optique.
La différence, c'est que Barberis dispose, grâce aux outils théoriques
fournis par le matérialisme historique, d'une définition solide du réel, qui
n'a évidemment rien à voir avec le concept positiviste de « réalité historique ».
Est réaliste, en régime capitaliste, tout ce qui dit la vérité, ou du moins ne
cherche pas à la cacher, sur les rapports d'exploitation et d'aliénation
qu'impliquent la domination de la bourgeoisie et le mode de production capitaliste.
Pour qu'une œuvre puisse être dite réaliste, il est donc nécessaire et suffisant
que « la direction d'ensemble de l'analyse et la transcription du réel demeure
radicalement étrangère à toute vision objectivement contre-révolutionnaire,
c'est-à-dire mystificatrice quant aux structures 15 ». La différence entre Balzac
et ceux que Barberis appelle les « petits réalistes » vient de ce que ceux-ci
refusent de mettre en cause dans son ensemble le système politique et social.
On peut donc bien parler de critique politique, puisqu'au lieu de se retrancher
dans l'isolement des critères esthétiques, Barberis nous invite d'abord à nous
interroger sur la fonction idéologique de l'œuvre littéraire.
Sans refaire pas à pas le trajet du critique dont la démonstration jamais
découragée repousse l'une après l'autre toutes les objections, il convient
néanmoins de souligner que pour lui, la base réaliste de l'œuvre de Balzac
est double : condamnation du libéralisme et reconnaissance de l'économique.
On a toujours su — ne serait-ce que parce que la droite ne s'est
jamais privée de le rappeler — , que Balzac n'était pas démocrate : la
lecture la plus rapide du Député d'Arcis ne peut laisser aucun doute à ce
sujet. Mais Barberis montre quelle sorte de démocratie est visée dans Le
Député d'Arcis et ailleurs, sans que l'aristocratie, trop faible ou trop
compromise avec le pouvoir, soit jamais épargnée. Il ne méconnaît pas qu'il y a
chez Balzac une certaine idéalisation de la Restauration, mais, si celui-ci
est devenu monarchiste en 1832, ce n'est pas par passéisme. C'est que les
positions de droite étaient « alors les plus riches en possibilités critiques18 »,
et les seules qui permettaient une mise en cause radicale du libéralisme et
de la bourgeoisie au pouvoir. C'est contre le libéralisme d'après 1830,
celui qui, ayant révélé son véritable visage, ne pouvait plus prétendre
qu'il était le mouvement de la liberté et de la démocratie, c'est contre ce
libéralisme-là, celui de la banque, du commerce, de l'inertie administrative
et du sous-développement économique, que La Comédie humaine porte
témoignage. Réalisme donc, et jusque dans les choix qui laissent dans
l'ombre une partie de la réalité. Car l'absence, par exemple, des grands
ténors de l'opposition parlementaire de gauche n'est pas simple manque, ou
caprice d'auteur, mais le signe que Balzac leur refuse le rôle historique qu'ils
ont prétendu jouer, pour les rejeter du côté de la légende (c'est-à-dire de
l'idéologie) :
Que Balzac n'ait pas fait à Manuel ou à Foy la place qu'il a faite, par
contre, à Birotteau ou à Nucingen, qu'il ait donné plus d'importance à la
boutique et à la banque qu'aux effets de tribune, voilà ce qui est vrai,
parce que le vrai xix* siècle, c'est Nucingen et Birotteau, non les orateuts
du Palais-Bourbon 17.
Ne nous hâtons pas trop d'accuser Barbéris de méconnaître la place de
l'imaginaire (qui dépasse de beaucoup l'idéologie) dans la réalité, parce qu'il
nous donne aussi, à propos du mythe républicain 18, ou du mythe napo-

15. Myth, balz., p. 12.


16. Ibid., p. 53.
17. Ibid., p. 97.

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léonien 19, quelques pages définitives sur la nécessité historique des mythes :
Ni Foy ni Manuel ne furent des mythes, tandis que Michel Chrestien est un
mythe. Et à ce titre, « ce personnage unique dans La Comédie humaine »,
ce personnage qui « n'existe pas, qui est sorti tout armé de l'imagination
de Balzac et [que] nul n'a jamais rencontré 20 », est lui aussi, comme Nucingen
ou Birotteau, un des garants du réalisme de La Comédie humaine. Et c'est
justement parce que Michel Chrestien est un « ange » qu'il témoigne en
faveur du réalisme de Balzac : après 1830 en effet, l'irréalisme aurait
consisté à faire assumer par un personnage moins marginal les espérances
que Balzac avait pu mettre autrefois dans le libéralisme. Si donc le
Cénacle, dans La Comédie humaine, se tient à l'écart du combat que se
livrent libéraux et ultras, ce n'est pas par dédain d'intellectuels, c'est parce
que ce combat n'est pas « réellement politique21 ». En d'autres termes, il
s'agit d'un combat purement idéologique — c'est-à-dire enfermé dans
l'idéologie dominante et qui n'a lieu que pour masquer, en tenant le devant de
la scène, les intérêts qu'il sert en réalité. Le propre du réalisme est de
reproduire des structures, en respectant les proportions des éléments par
rapport au tout :
Le romancier réaliste ne fera pas aux démocrates et à la démocratie une
place que leur refuse, normalement, le monde dans lequel il vit. Il ne
les éliminera pas non plus, puisque, en un sens, ils existent et puisque,
certainement, ils sont nécessaires. Mais il ne les fera vivre qu'en marge [...] 22.
Cette façon de procéder est démystificatrice, puisqu'elle met brutalement en
lumière le véritable fonctionnement des institutions : libéralisme = désordre
et impuissance. D'où la condamnation, dans La Comédie humaine, du
protestantisme23, ou le refus d'une presse financée par la bourgeoisie
d'affaires, qui « est devenue un instrument au service des intérêts anar-
chiques et déchaînés24 ».

Balzac, le premier, fit à l'économique, dans ses romans, la place qui est la
sienne dans la réalité 25.
Phrase capitale, car ce Balzac-là, c'est bien Barbéris qui l'a découvert le
premier et lui a donné ses véritables dimensions. Déjà dans Balzac et le
mal du siècle, il avait montré, non seulement l'influence du saint-simonisme
sur Balzac, mais encore le rôle historique du saint-simonisme lui-même,
lequel avait pris « le relais d'un libéralisme incapable de rendre compte
du monde qu'il a engendré26 ». De ce point de vue, les grands textes
balzaciens sont, non seulement César Birotteau et La Maison Nucingen, mais
aussi Le Médecin de campagne et Le Curé de village, car l'originalité de
Balzac est d'avoir vu beaucoup plus loin qu'une condamnation idéaliste de

18. « II est de ces mythes nécessaires qui, à certains moments de l'Histoire, modèlent
les exigences éparses de l'humanité » (Ibid., p. 80).
19. « Le mythe napoléonien est, pour Balzac, un grand mythe à la fois plébéien
et laïque » (Ibid., p. 232).
20. Ibid., p. 82.
21. Ibid., p. 110.
22. Ibid., p. 124.
23. « Pour Balzac, le protestantisme, qui se prolonge, ou se retrouve, pour
l'essentiel, dans le jansénisme au xvn' siècle, dans l'encyclopédisme au xvme siècle
et dans le libéralisme au xixe siècle, est le type même de la doctrine individualiste,
dissolvante, asociale » (Ibid., p. 201).
24. Ibid., p. 211.
25. Ibid., p. 132.
26. Balzac et le mal du siècle, I, p. 744. Cf. II, p. 862 sqq.

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l'argent. Balzac n'est pas un moraliste : à côté de la mise en cause de la
banque et de la spéculation, on trouve aussi dans ses analyses économiques
l'idée que « l'économique restructure, peut restructurer, dans un sens
positif, les relations de l'homme avec le monde27 ». Barbéris refuse avec force
l'image d'un Balzac nostalgique des mœurs d'avant la Révolution : « La
France prémoderne, si elle peut, parfois, témoigner contre l'autre n'a
pour Balzac ni charme ni poésie. Elle est, purement et simplement, un
scandale : le scandale du laissez-faire 28. » Toutes les études que nous
avons pu faire sur la province de La Comédie humaine comme reflet de la
France d'autrefois nous ont conduite vers la même conclusion. Un article
important de B. Guyon sur Balzac et le problème de la centralisation, bien
qu'il reconnaisse que Balzac pouvait aimer la province pour son calme et
ses originaux, va dans le même sens : « Avec quel réalisme Balzac a mis
en lumière l'action " déprimante " de la vie hébétée de la province, la
puissance d'inhibition des mesquins intérêts locaux, de ces minuscules groupes
de pression qu'il a désignés par l'image vigoureuse des « termites », capables
de ronger jusqu'à totale destruction la volonté la plus ferme, l'action la mieux
organisée, la plus intelligente pensée 29. » Balzac a bien vu que tout
développement économique suppose : 1) des investissements (d'où la condamnation
de l'usure et de la thésaurisation) ; 2) une planification rationnelle : tant
que ces deux conditions ne sont pas réalisées, il est vain de parler de
justice, qui n'est pas d'abord une question de distribution, mais de
production.
Pourquoi donc n'y a-t-il pas d'ouvriers dans La Comédie humaine ?
La question a beaucoup préoccupé les critiques marxistes, qui n'y ont
jamais apporté de réponse satisfaisante : A. Wurmser 30, en désespoir de
cause, se contente d'en appeler aux origines bourgeoises du romancier.
Il n'est pas sûr — nous y reviendrons dans la dernière partie de cet
article — que la réponse de Barbéris soit pleinement satisfaisante ; son
apport est cependant décisif parce qu'il montre, en s'appuyant sur des
textes théoriques de Balzac 31, qu'on ne saurait arguer de l'absence des
ouvriers de La Comédie humaine pour prétendre qu'il n'était pas informé.
Les Lettres à Jean Faitout (1839), ou l'article Sur les ouvriers (1840)
prouvent au contraire que, en 1840, Balzac était « parfaitement conscient de
l'avènement d'une réalité nouvelle™ ». Il faut donc chercher ailleurs la
cause du phénomène : non pas ignorance, mais impuissance — défaillance,
mais uniquement sur le plan romanesque, du réalisme balzacien : après
1840, Balzac est incapable d'élaborer ce que Barbéris appelle une « mytho-

27. Myth, balz., p. 143.


28. Ibid., p. 174. L'analyse de Barbéris concernant la place de Catherine de
Médicis dans La Comédie humaine insiste également sur cette idée que, pour Balzac,
le passé n'est jamais un refuge contre le présent, mais un moyen de mieux lutter
contre le présent : « il faut comprendre qu'en entreprenant de resculpter l'image de
Catherine, Balzac ne faisait pas œuvre d'archéologue ou de montreur de bric-à-brac ;
il cherchait à incarner, face au désordre et aux mystifications modernes cette idée
d'ordre et d'unité, condamnée pour l'instant à de redoutables solidarités passéistes »
{Ibid., p. 225).
29. In Hommage à Marcel Raymond, Corti, 1967.
30. « [...] Aussi est-ce presque de l'honnêteté de la part de Balzac que de n'avoir
pas mis en scène les ouvriers que, dans les conditions de sa vie et de son temps, il
ne connaissait pas, ne pouvait pas connaître de l'intérieur » (« Table ronde » sur
le thème : « Qui êtes-vous Honoré de Balzac ? », dirigée par René Andrieu, avec
P. Abraham, J.-L. Bory et A. Wurmser, in L'Humanité, 12 nov. 1964).
31. Voir aussi sur ce sujet un article de Barbéris dans L'Année balzacienne 1965 :
Trois moments de la politique balzacienne (1830, 1839, 1848), qui contient un certain
nombre de textes de Balzac inédits.
32. Myth, balz., p. 281.

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logie » nouvelle. Le passage au roman ne se fait plus sur de nouveaux
thèmes, bien que ceux-ci soient parfois esquissés ou suggérés : le roman
du portier, qui est en germe dans Les Comédiens sans le savoir, ne sera
pas fait, non plus que celui de « cette grande fabrique dont tous les ouvriers
sont infectés des doctrines communistes », que Monsieur Alain évoque
dans L'Envers de l'histoire contemporaine 33.
En revanche, pour ce qui est de la période antérieure à 1840, le
silence romanesque de Balzac sur les ouvriers est, selon Barbéris, à mettre
au compte de son réalisme : « De 1815 à 1840, le peuple balzacien ne
saurait être autre que celui d'un capitalisme encore familial, spéculateur
et boutiquier, non celui d'un capitalisme concentré34 », parce que les
ouvriers n'étaient pas encore constitués en classe. Aussi Balzac a trop
clairement conscience du fonctionnement du système économique pour tenir
les mêmes propos utopistes et mystifiants que les romantiques
révolutionnaires. Il sait, lui, que « la production est conditionnée par les prix de
revient, et, en premier lieu, par celui de la main-d'œuvre ^ » . Il sait que
« le système économique moderne repose sur le bon marché de cette
main-d'œuvre36 ». C'est pourquoi Barbéris insiste tellement sur cette idée
que, même si Balzac n'a pas pu pousser la critique du capitalisme aussi
loin que le feront plus tard les théoriciens marxistes, l'absence des ouvriers dans
La Comédie humaine témoigne avant tout du refus de l'ouvriérisme : « Balzac
a récusé l'ouvriérisme sentimental parce qu'il n'y voyait qu'erreur, hypocrisie
ou jobardise ". » II est en effet essentiel de souligner que c'est parce que Balzac
connaît l'importance du problème ouvrier qu'il refuse les effets faciles. Un
texte de La Rabouilleuse (dont Barbéris, sauf erreur, ne fait pas mention) me
semble particulièrement clair à cet égard : « La misère en haillons, la misère
du peuple, la plus poétique d'ailleurs, et que Callot, qu'Hogarth, que Murillo,
Charlet, Raffet, Gavarni, Meissonier, que l'Art adore et cultive, au carnaval
surtout 38 ! » II est impossible de signifier plus clairement que le
misérabilisme, s'il a des vertus pittoresques, n'est pas du ressort d'une littérature qui
veut dépasser le stade des déguisements carnavalesques et ne pas s'arrêter
aux apparences. D'où l'absence des fêtes populaires dans La Comédie
humaine, déjà signalée par Wurmser, et de tout ce que Barbéris appelle le
folklore paysan, même et surtout dans Les Paysans :
Rien de plus éloigné de lui que le genre Eugène Sue, le néo sandisme ou les
poètes-ouvriers. Il est à noter que, si de toute évidence, Splendeurs et Misères
des Courtisanes a été écrit, de 1844 à 1848, dans le style d'Eugène Sue et
pour faire concurrence à Eugène Sue, le thème ouvrier et populaire est
rigoureusement absent de ce roman des bas-fonds parisiens. Si Balzac exécrait les
philanthropes qui croyaient naïvement à la possibilité de régénérer les pauvres
dans le cadre de la société existante, il n'en exécrait pas moins les «
intellectuels » qui donnaient dans le style populaire 39.
Il est donc parfaitement légitime que Barbéris, ayant levé l'objection majeure,
d'un point de vue socialiste, au réalisme balzacien, en arrive à conclure au
caractère « révolutionnaire » de l'œuvre de Balzac. Il ne s'agit pas de
quelques éléments séparés, qui ne seraient pas plus probants que les déclarations
réactionnaires qu'on rencontre ici et là, mais d'une orientation d'ensemble,
qui relève d'une interprétation matérialiste des structures du réel. C'est vrai

33. lbid., p. 288.


34. Une myth, real, p. 190.
35. Myth, balz., p. 151.
36. lbid.
37. lbid., p. 155.
38. La Rabouilleuse, Pléiade, III, p. 929.
39. Myth, bah., p. 283.

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que l'on peut parler, à propos des conceptions économiques de Balzac, du
« caractère proprement révolutionnaire de cette manière d'envisager les
choses 40 » ; c'est vrai que l'idée d'organisation et de planification, telle
qu'elle est présentée dans Le Curé de village, a quelque chose de « pré-
socialiste 41 » ; c'est vrai que « sous la plume de cet écrivain officiellement
de droite s'affermissent des thèmes de la plus lucide critique de gauche ** »
et que l'on peut même parfois se demander « comment et pourquoi Balzac
n'a pas fini par passer avec armes et bagages, de son vivant, dans ce camp
de l'humanité qui l'a accueilli et compris après sa mort43 ». Nous n'avons
aucun mal à suivre Barbéris jusque-là. Nous pensons seulement que son
élan l'a peut-être entraîné un peu loin quand il a écrit que « Marx pouvait
venir44 », parce que c'est une phrase qui renvoie à une conception d'une
histoire-récit, pour laquelle le passé serait une sorte de machine à enfanter
l'avenir. Mais Barbéris fait sur ce sujet, dans le tome IV de YHistoire
littéraire de la France, une mise au point dépourvue d'ambiguïté : « Le
romantisme ne " conduit " pas au socialisme scientifique, comme pourrait
l'affirmer téléologiquement une critique schématisante et
pseudo-scientifique45. »

2. Quelle histoire ?

Là où nous ne pouvons plus suivre Barbéris, c'est quand, au nom du


réalisme, il prétend construire la grandeur de Balzac sur les débris des autres
romanciers (français), avec une seule exception en faveur de Stendhal. Ce
n'est pas que, par égalitarisme naïf, les hiérarchies 46 me gênent en tant
que telles, au point de refuser de faire la distinction entre ceux qui
s'évertuent à masquer le réel et ceux qui s'efforcent de le mettre en lumière 4T.
Mais la chose n'est pas si simple, et la différence d'une texte à l'autre,
d'un auteur à l'autre, est plus quantitative que qualitative. D'ailleurs, pour
creuser ce fossé vertigineux entre Balzac et les autres, ce n'est pas de ce
critère dont- se sert Barbéris, qui se défend bien, au contraire, de vouloir
faire à Flaubert, à Baudelaire ou à Zola un procès d'intention. Il dit
seulement que l'Histoire, après 1850, a rendu le réalisme impossible : « Est-ce
la faute aux écrivains ? Non, c'est l'Histoire dans la seconde moitié du siècle,
une Histoire désormais sans rayonnement, qui a changé ses écrivains en
simples spectateurs, ou en simples diseurs d'intériorité48. »

40.. Ibid., p. 145.


41. Ibid., p. 175.
42. Ibid., p. 276 (cf. Le Monde de Balzac, p. 19 : « Chacun sait que ce gros
homme entendait faire une œuvre de défense et illustration des valeurs de défense
sociale, voire de l'ordre moral, et qu'il a dressé, en fait, le plus formidable acte
d'accusation qui ait jamais été lancé contre une civilistion »). a
43. Ibid., p. 302.
44.. Ibid., p. 312.
45. Vol. 2, p. 494.
46. C'est une réponse au couplet un peu provocateur sur le « génie » de Balzac,
dans Marxisme et Culture (article paru dans Europe en 1971 et repris dans Lectures du
Réel) : « Génie, oui. On est Balzac ou on ne l'est pas. Tant pis pour ceux qui voient
"dans hiérarchiste
ce genre de". "» supériorité " une quelconque retombée de je ne sais quelle idéologie
47. Cf. ce que Barbéris appellera « distorsions » au début de son étude sur René :
« Ce sont les distorsions qui fondent la littérarité. Sans distorsions (Delly, Mme Guizot)
il n'y a pas littérature, mais simple reflet mat d'une idéologie » (p. 15).
48. Marxisme et Culture, in Lectures du Réel, p. 282. Mais on trouve aussi ce
jugement moins catégorique dans Le Monde de Balzac, p. 44 : « Si le roman réaliste
d'autrefois n'a pas donné une description aussi fouillée de la vieille société, c'est sans
doute que la littérature était alors une littérature des hautes classes [...] mais c'est peut-

105
Il convient ici de souligner que Barbéris a fait (et fait encore)
œuvre de pionnier quand il a injecté dans le domaine de la critique
littéraire (française) une conception marxiste de l'histoire. C'est à cet apport
que nous devons l'originalité d'une œuvre qui s'est bâtie entièrement à contre-
courant — contre tous les courants, aussi bien celui de la nouvelle critique
que celui de la critique traditionnelle. Et les divergences profondes qui
l'opposent à quelqu'un comme Wurmser prouvent que ce n'est pas non plus
une œuvre de parti. Aussi les réserves que nous avons à formuler quant à
certaines conséquences de la méthode adoptée ne changent rien à notre
accord sur le principe fondamental : comme Barbéris, nous pensons que
la critique littéraire ne saurait se constituer comme science dans le champ
des sciences humaines sans avoir recours à la science de l'histoire. Mais
nous sommes aujourd'hui à même de mesurer, grâce à lui d'ailleurs, les
possibilités et les limites de la notion lukacsienne de héros problématique.
Si pour Balzac, comme nous venons de le voir, le bilan est largement positif,
il n'en va pas du tout de même pour les romanciers (français) de la seconde
moitié du xix" siècle : c'est un véritable mur d'incompréhension qui se
dresse entre eux et Barbéris.
On sait en effet que le « héros problématique » est né d'une certaine
conception de la bourgeoisie comme « classe-sujet » et « classe montante »,
encore porteuse, jusqu'en 1850, de certaines potentialités. Barbéris reprend
à son compte l'idée de cette coupure radicale, dont il explicite toutes les
implications idéologiques :
Jusqu'en 1848 les divers romantismes poussent devant eux un avenir [...].
La répression des journées de juin puis le coup d'Etat vont marquer la mort
définitive des rêves ; l'avenir n'est plus, désormais, que destin et fatalité 49.
Ce n'est pas ici le lieu de faire, par disciple interposé, le procès de Lukacs,
et nous n'aurons pas non plus la mauvaise foi de reprocher à Barbéris de ne
pas avoir été althussérien avant tout le monde. Nous voudrions seulement
essayer de mesurer, sur les pièces que Barbéris nous fournit lui-même,
les risques auxquels on s'expose quand on enferme l'idéologie, sans lui laisser
aucune posibilité de se décaler, dans les limites étroites de la chronologie
événementielle. Nous constatons en effet que tous les écrivains d'après
1850, jugés « rétrécis50 », sont rejetés en bloc, aussi bien Fromentin que
Bourget, Hugo, Zola ou Flaubert M. Pour Flaubert, il faut bien avouer qu'il
sert de tête de turc, et que, toujours précipité dans le jeu déformant des
comparaisons, il est réduit au rôle de perpétuel repoussoir : non seulement il
a moins de génie que Balzac M, mais son œuvre est « aujourd'hui froide
comme une lune morte53 ». On comprend mal que Barbéris reproche si
violemment à Flaubert de n'avoir pu être rien d'autre qu'un écrivain, alors
qu'il montre qu'il en fut finalement de même pour Balzac, au sujet duquel
il dit : « Ce ne saurait être impunément que l'on structure et que l'on
politise son opposition dans un ensemble structurellement et politiquement
mystifiant. La seule porte de sortie est du côté de l'œuvre littéraire et du
roman 5\ » Y a-t-il, dans un texte de fiction, une différence de nature
être aussi qu'à ces époques a manqué un Balzac. » Cf. Myth, balz., p. 271 : « L'Histoire
n'a pas toujours sous la main les romanciers dont elle aurait besoin. »
49. Histoire littéraire de la France, II, p. 481.
50. Cf. art. cit., R.H.L.F., janv.-mars 1967, p. 23 : « et sans rien de rétréci, comme
chez tous ces hommes d'après 1850, qui ne se révèrent jamais que gendelettres ».
51. Myth, balz., p. 245.
52. Le Monde de Balzac, p. 15 : « l'on peut avancer, sans grand risque, que Balzac
avait plus de génie que Flaubert, que Zola, ou que les Goncourt, »
53. Myth, balz., p. 245.
54. Ibid., p. 115.

106
entre « des héros qui tournent en rond » et « des héros qui vont quelque
part35 », puisque ce « quelque part » est déjà fictif par définition ? entre les
vieux et les jeunes ? entre Mme Bovary et Mme de Mortsauf ? entre le
mythe de Bouvard et Pécuchet et celui de Gaudissart ? Pour les héros
balzaciens aussi, Barbéris dit que l'histoire est frustrante : « Aucun héros
de Balzac n'a la possibilité de se dépasser dans une grande tâche
révolutionnaire : cela lui est refusé par son temps 56. » Même si cette frustration
est encore plus sensible après 1850, on peut parler de progression ou
d'accélération, pas de rupture. Peut-être est-ce le signe d'une évolution quand
Barbéris, en 1971, reconnaît que « Lukacs a certainement été injuste pour
Flaubert et [qu']il n'a pas sans doute bien compris L'Education
sentimentale5'' ». Il ne s'agit pas pour moi, qu'on me comprenne bien, de
« sauver » Flaubert. Ce qui est en cause, c'est la plus ou moins grande
solidité des bases théoriques d'une méthode, et, partant, son efficacité.
Même en ce qui concerne Balzac, cette conception de l'histoire et
de l'idéologie n'a pas que des avantages. Le plus ennuyeux, ce n'est pas tant
que Barbéris, le héros problématique se faisant rare après 1840, soit amené
peu à peu à adopter vis-à-vis de Balzac vieillissant une attitude protectrice
qui est finalement touchante 58, c'est que le héros problématique soit trop
souvent ramené au niveau du héros positif. Les dernières œuvres n'y trouvent
pas leur compte, et l'introduction de Barbéris à La Cousine Bette est
certainement l'une des moins riches qu'il ait écrites, toute alourdie qu'elle est par
de trop nombreux retours en arrière et des comparaisons avec les romans
antérieurs •

A la veille de 48 il n'en va plus ainsi. La bourgeoisie n'est plus entreprenante


mais installée, et elle n'offre plus d'autre avenir pensable que la platitude de sa
propre continuation vulgaire, cynique et fade. Dans La Cousine Bette il n'y a
plus de ces ambitieux à dents longues mais encore figures de jeunesse comme
Rastignac. Il n'y a plus que ce froid Victorin Hulot, homme de prudence, de
sagesse et de carrière, jamais donné comme un héros à opposer à son père. Dès
lors on comprend que le roman du désir ait perdu l'une de ses deux
dimensions *9.

Pons lui aussi, quoique avec plus de regrets, est condamné comme ne faisant
pas le poids...
Les purs sont morts, ceux qui ne se sont pas intégrés : Birotteau, Athanase,
Lambert, Michel Chrestien. Restent ceux qui ont pu se faire à ce monde, et
qui, aussi, l'ont fait. Parmi eux, seul Pons continue à incarner quelque valeur.
Mais Pons est vieux, fragile ; on en a raison facilement. Pons ne fait pas le
poids 60.

Ailleurs, Pons n'est sauvé qu'au prix d'une métamorphose fantastique


qui rappelle bizarrement la démarche de Béguin :

55. Histoire littéraire de la France, II, p. 485.


56. Le Monde de Balzac, p. 533.
57. Marxisme et Culture (Lect. du Réel, p. 285).
58. « On comprendra ainsi qu'en un sens, dans ces années, le vrai roman balzacien
ne se trouve plus tant dans les livres de Balzac que dans l'histoire, dans le combat d'une
vie qu'il essaie contre vents et marées de mener à bien. Les lettres à Mme Hanska, en
particulier, constituent désormais ce qu'il écrit de plus beau, de plus fort, de plus
déchirant. » (Myth, bah., p. 328.) Questions à Barbéris : les lettres à Mme Hanska sont-elles
« révolutionnaires »? Et si le fait d'être révolutionnaire n'est pas la condition de la
beauté, pourquoi condamner Flaubert ou Zola ? De la même façon, quels sont les
critères qui permettent de dire que le récit de l'agonie de Balzac, par Hugo, est
« inoubliable » (ibid., p. 349) ?
59. Préface à La Cousine Bette, Folio, 1972, p. 22.
60. Myth, balz., p. 322.

107
Baudelaire dira que chez Balzac même les concierges ont du génie, et il est
vrai que Pons, avec son spencer et ses manies, finit par se transformer en
statue du commandeur. Il n'est pas de ganache chez Balzac qui à un moment
ne s'illumine [...] 61.
Ce qui me déconcerte encore plus, c'est une certaine conception de la
paternité, assimilée à une super-création, et suprême incarnation en quelque
sorte, du héros positif. Je comprends d'autant moins ce que Barbéris, dans
Mythes balzaciens, appelle « le mythe du père62 », qu'il a lui-même dénoncé
avec force l'utilisation idéologique d'un Goriot transformé en martyr de la
paternité. Son « père » à lui, bien sûr, n'est pas le parangon des vertus
bourgeoises et familiales, mais il relève pourtant de la même idéologie : « Le thème
du père est le thème majeur d'une œuvre qui se fait, expression d'un univers
qui est construction, création, adhésion 63. » A ce paradigme de la plénitude
et de l'unité s'opposent la fuite et la révolte (lesquelles sont données, dans
Une Mythologie réaliste M, comme des « composantes maternelles »),
l'introspection, l'inquiétude, la déchirure, etc. :
Balzac n'est pas un introspectif, un scrupuleux, un déchiré, un inquiet. C'est
un conquérant. Comme Hugo, c'est un fort. Sainte-Beuve, Vigny, sont des
faibles, plus secrets, moins fortement, comme il le dit souvent lui-même,
organisés 6S.
Cette dichotomie moralisante nous vaut une conception très peu
dialectique de l'histoire littéraire, aussi peu convaincante que la filiation Balzac —>
Zola si souvent dénoncée par Barbéris, et qui est du pur Péguy :
Corneille, Balzac, Hugo, Péguy, hommes non d'analyse et de conscience
douloureuse, mais ouvriers et héros, hommes de génération, de cathédrales et de
chevalerie, hommes de la puissance et de la vie, non du creusement et de la
mort, ont mis le thème du père au centre de leur univers poétique 66.
Pas de père chez Racine, selon Barbéris, puisque même Mithridate n'est que
le rival de Xipharès. Quoi de plus œdipien, cependant, que cette rivalité ?
Pas de père chez Stendhal, sous prétexte que « le père Sorel est odieux »
et que son fils le déteste. Et Napoléon ? Pas de père chez Proust, a fortiori.
Quant à Balzac, peut-on dire que l'univers de La Comédie humaine soit
centré sur le « thème » du père ? Que de pères sont absents, comme celui
de Modeste Mignon et des fils de Lady Brandon, ou monstrueux, comme le
docteur Rouget, le banquier Taillefer, le comte d'Hérouville, ou tout
simplement incapables de remplir leur rôle derrière leur masque de patriarche :
le marquis d'Esgrignon, le baron du Guénic, le père de Jean-François
Tascheron, Balthazar Claës, le vicomte de Portenduère, plus imposant
pourtant mort que vivant, etc. C'est à sa mère et à ses sœurs que Rastignac
réclame de l'argent, et l'on sait qu'il refuse le pacte proposé par Vautrin.
De Marsay n'a pas de père : son précepteur, l'abbé de Maronis, s'efforça
pour lui de « remplacer virilement la mère67 ». Lucien de Rubempre renie le
nom de son père, qui lui vaut d'être banni du faubourg Saint-Germain,
de même qu'il a suffi à Rastignac de prononcer le nom de Goriot chez
sa fille Anastasie pour se voir condamner la porte des Restaud et contraint

61. Une Myth, real., p. 223. On trouve en revanche une analyse très originale du
texte du Cousin Pons dans Myth, balz., p. 258-261.
62. Myth, balz., p. 232-234.
63. Ibid., p. 232.
64. Une Myth, real., p. 223.
65. Myth, balz., p. 334.
66. Ibid., p. 232.
67. La Fille aux yeux d'or, Pléiade, V, p. 271.

108
de prendre une maîtresse en dehors du faubourg Saint-Germain. Même
le père Grandet est trahi par sa fille qui, après sa mort, commet le
sacrilège de rembourser les créanciers de son oncle et, qui plus est, de leur
verser des intérêts. Barbéris concède que la paternité balzacienne, parfois
anxieuse et blessée, n'a pas toujours la victoire facile. Mais il semble qu'il
faille aller beaucoup plus loin, et dire que cette paternité est souvent
totalement défaillante, c'est-à-dire impuissante à ouvrir l'accès à l'ordre du
symbolique68. Les rares réussites, comme celles de Bénassis, de l'abbé
Bonnet, de Farrabesche, du baron Bourlac, du docteur Minoret ou du
marquis d'Espard, se situent en marge de la société (et Bonnet se donne
comme la « mère 69 » de Jean-François Tascheron). Paternité-refuge,
toujours plus ou moins maternante, qu'il faudrait scruter de plus près avant
de décider si elle se place du côté de l'unité ou de la déchirure : le père
balzacien est surtout remarquable par son impuissance à représenter la Loi.
Ces quelques contre-hypothèses n'ont d'ailleurs d'autres prétentions que
de suggérer que le problème est trop complexe pour être traité d'une manière
aussi expéditive que le fait Barbéris. La conception lukacsienne du héros, si
elle a l'intérêt indéniable d'ancrer solidement sur l'histoire le phénomène
littéraire, présente aussi le risque de réduire l'analyse des textes à des listes
de personnages : ce que fait parfois Le Monde de Balzac. Mais ses études
récentes sur Le Père Goriot ou sur René montrent que Barbéris lui-même
a éprouvé le besoin d'un dépassement qui soit capable d'intégrer les
personnages aux différentes trames du texte et de déboucher sur une méthode
de lecture moins mutilante.

3. Comment lire ?

Si le réalisme balzacien selon Barbéris est une base inndispensable à


toute analyse idéologique des textes balzaciens, cette notion reste plus
polémique que scientifique. Nous ne donnons pas cette opposition comme
contradictoire, puisque toute science ne saurait se constituer que par ruptures. Cette
polémique est donc pour nous le signe qu'une science du littéraire est en
train de se constituer. Il est grand temps d'en finir avec le cliché de
« basse » polémique : la polémique de Barbéris, sans mettre en cause les
individus, ne vise qu'à repérer les mécanismes idéologiques en œuvre dans
leurs discours. La littérature n'ayant pas de statut privilégié, elle ne peut
pas être hors polémique, quoi qu'en pensent ceux qui, comme R. Guise 70,
semblent le regretter. Ce qui sépare Barbéris de la majorité des autres
critiques littéraires, c'est qu'au lieu de nous faire assister à un affrontement
« pour rire », à un de ces débats académiques entre gens de même bord
d'accord sur l'essentiel (c'est-à-dire sur l'idéologie), il livre un vrai combat,
avec le désir de remporter la victoire : une lecture matérialiste de Balzac
n'est pas une lecture comme les autres, une lecture de plus.
Chacun de se récrier au nom de la modestie... Mais pour supplanter
toutes les lectures idéalistes de Balzac, il ne suffit pas de poser dans un
coin, subrepticement, en attendant que le miracle se produise, sa lecture
matérialiste. L'idéologie libérale n'en est pas à une opinion près, même
marxiste, car il est souvent plus efficace de récupérer que de censurer.
68. Voir à ce sujet la première lecture psychanalytique d'un texte de Balzac, Chabert
mort ou vif, par Marcelle Marini, dans Littérature N° 13 (février 1974) : « 11 n'y a pas
de véritable figure paternelle au niveau du symbolique dans ce récit. » (p. 105).
69. Le Curé de village, Pléiade, VIII, p. 620.
70. « A quoi bon, dans un ouvrage de ce genre, ce ton de polémique qui finit par
devenir lassant? » (art. cit., L'Année balzacienne 1972, p. 416).

109
Barbéris, refusant le mythe commode de « l'objectivité » de l'historien, est
présent dans sa thèse et ses livres : il y a gagné la réputation (mais aussi le
droit, qui prouve sa force), de « mal écrire » . Quelle présence ? Le
problème dépasse les limites de cet article, où nous ne pouvons tracer de chic
un portrait de l'historien-modèle dans son rapport à la « vérité ».
Nous voudrions cependant suggérer que la « modestie » étant affaire de
morale, la recherche scientifique, dans le domaine des sciences humaines en
particulier, a peut-être encore plus à craindre de la modestie, fût-elle
sincère, que des rodomontades. L'image stéréotypée et quasi mystique du
chercheur dont la vraie gloire serait de toujours chercher sans jamais rien
trouver sert trop l'idéologie en place pour ne pas être suspecte. Barbéris,
évidemment, sait bien qu'il n'est pas toujours le seul à avoir raison, et il
reconnaît ses dettes à l'égard de certains de ses prédécesseurs. Mais il sait
aussi que sa lecture englobe et dépasse celles qui l'ont précédée, auxquelles
il reproche souvent d'être encore plus partielles que partiales. Le
morcellement est en effet une des armes idéologiques les plus usuelles :
[...] la critique bourgeoise [...] s'est toujours appliquée à désamorcer Balzac, soit
en rabaissant l'homme, soit en tirant son œuvre dans le sens d'interprétations
« philosophiques », mystiques, etc., soit en le parquant dans la recherche
erudite « pure » 71.

Mais la polémique que pratique Barbéris n'est pas uniquement stratégique.


Loin d'être extérieure à la recherche, elle y est au contraire profondément
imbriquée, et elle lui sert, en quelque sorte, de moteur. De l'exigence de
lire mieux que les autres pour prouver que Balzac était un auteur réaliste,
sont sortis d'abord une technique de lecture, ensuite une méthode : comment
échapper au morcellement ?
En premier lieu, un inventaire visant à l'exhaustivité, avec mise en
place des différents éléments les uns par rapport aux autres, permet assez
vite de détecter et de dénoncer les lacunes des critiques idéalistes. Ce qui
explique la fréquence des formules du genre : ceci « n'efface pas T2 »
cela (même si ceci n'est pas dans le même roman que cela), ceci « ne fait
pas oublier " » cela, ceci « pèse moins 74 » que cela, « l'essentiel 75 » est
ici et non là. Le premier but à atteindre était de montrer qu'un critique
comme Béguin avait mal compris Louis Lambert 76 et fait une utilisation
abusive du texte de Séraphita pour forger l'image d'un Balzac « visionnaire ».
Comment ne pas donner raison à Barbéris quand on s'aperçoit que Béguin
a beau avoir « lu et relu » Balzac, il n'en reconnaît pas moins, non sans
une certaine naïveté désarmante, qu'il saute certains passages — parce
qu'il les trouve ennuyeux 77 î Ceux qui aiment renvoyer les adversaires

71. Lect. du réel, p. 187-188.


72. « Les tripotages sur les créances aristocratiques de l'émigration (= La Muse du
Département) s'effacent-ils devant les pieuses et féales déclarations de l'abbé Bonnet
(= Le Curé de village) ? » (ibid., p. 13) ; « Ses outrances de style dandy [...] n'effacent
pas la pertinence de l'analyse » (ibid., p. 155).
73. « La confession de Véronique mourante fait-elle oublier l'éblouissante carrière du
jeune abbé de Rastignac \... ] ? » (ibid.).
74. « Qu'il montre l'Église cherchant à sauver une âme dans le corps pourrissant de
Valérie Mameffe, cela est de bien peu de poids à côté des pages qui précèdent » (ibid.).
75. « 11 y a certes dans Les Paysans une volonté de noircissement, mais l'essentiel
est dans ce coup de lumière, dans l'expression des rapports sociaux (...) Et c'est bien là
ce qui compte, etc. » (Une myth, real., p. 220).
76. Cf. Balzac et le mal du siècle, II, p. 1802-1803 (note)
77. A propos des théories économiques prêtées à Gérard dans Le Curé de village :
« C'en est la partie morte, et à chaque lecture nouvelle on se surprend à tourner ces
pages-là avec impatience. » (Préface du Curé de village, reprise dans Balzac lu et relu,
p. 196.)

110
dos à dos en partageant entre eux les torts, ne manqueront pas d'insinuer
que la lecture de Barbéris est également lacunaire, et que seule la nature
du choix fait la différence. C'est vrai qu'il y a dans Mythes balzaciens une
certaine tendance
Balzac78 », ou les à « négliger
errements
certains
inévitables
« coups
en temps
de barre
de confusion79
à droite chez
».
Dans l'introduction, on a un peu l'impression que c'est pour s'en débarrasser
et n'avoir plus à y revenir que Barbéris reconnaît que La Comédie humaine
n'est pas exempte de « commentaires désagréables sur l'alcoolisme ouvrier,
sur les cuisinières qui font sauter l'anse du panier, sur les partageux de
toute espèce [...] *° ». Il procède parfois, c'est vrai, à grands coups de balai :
« Laissons pour l'instant ce qu'il y a de réactionnaire dans ces
considérations 81. » On peut également être surpris de lui voir traiter de « détail w »
quelque chose comme la proposition d'instituer un livret pour les gens de
maison, comme pour les ouvriers. Mais c'est qu'il y avait beaucoup à
balayer. Quand il diagnostique chez Balzac « le fourvoiement d'une idée
juste 83 », on comprend que Barbéris trouve plus urgent de déterrer l'idée
juste dont personne n'avait jamais signalé l'importance ni même l'existence,
plutôt que de s'interroger trop longuement sur les causes et les modalités
du fourvoiement.
Seul un début de victoire permet de franchir l'étape suivante en
dépassant la polémique. Il y a aujourd'hui, comme Barbéris aime à le souligner,
des choses qui commencent à se savoir... Aussi peut-il se permettre d'adopter
dans ses derniers ouvrages une attitude plus sereine et un ton moins agressif.
Il s'offre même le luxe de concéder que sur certains points, Béguin pouvait
ne pas avoir eu tort 8\ Aussi aborde-t-il enfin de front, dans Une
mythologie réaliste, « le problème de l'ésotérisme balzacien85 », ainsi que celui
de « Séraphîtiis-Séraphîta 86 », qui étaient encore éludés dans Mythes
balzaciens. La fausse opposition réalisme vs fantastique est enfin liquidée, le
mysticisme relevant lui aussi d'une interprétation matérialiste, aussi bien
que la folie de Louis Lambert ou le fantastique de La Peau de chagrin,
dont Lukacs avait déjà montré que c'était un des éléments les plus réalistes
du roman 87. Les « coups de barre à droite » sont ainsi intégrés à leur
place dans une structure complexe : « Un coup du côté mystique, mais
un aussi (et avec quelle force !) du côté réaliste [...] 88. » Le mysticisme de
Balzac témoigne moins, dit Barbéris, d'une croyance au surnaturel que d'un
besoin de croire à autre chose qu'aux valeurs de la société louis-philipparde.
Quant à Séraphîtiis-Séraphîta, le mythe de l'androgyne que représente ce
couple est tout d'abord la marque d'une volonté de transgression : « il faut

78. Myth, balz., p. 165.


79. lbid., p. 278.
80. lbid., p. 12.
81. lbid., p. 175.
82. lbid., p. 288.
83. lbid., p. 194.
84. Une myth, real, p. 266 et 141. On trouve aussi, p. 145 : « Roland Barthes a eu
raison de souligner que le drame initial de Sarrasine [...] ». Est-ce un rectificatif à l'article
sur S/Z paru dans L'Année balzacienne 1971, dont la conclusion féroce s'explique
davantage par les besoins d'une polémique assez circonstancielle que par le contenu
même du texte de Barthes ?
85. lbid., p. 141 sqq.
86. lbid., p. 144 sqq.
87. Barbéris le rappelait déjà à Wurmser en 1965 : « Comment, Wurmser, décider
aussi sommairement que La Peau de chagrin est un livre inintéressant, irréaliste, parce que
c'est un conte fantastique ? [...] vous ne voulez pas voir que le fantastique n'est ici qu'un
détour pour parler du réel, des problèmes du réel. » (compte rendu de La Comédie
inhumaine d'A. Wurmser, L'Année balzacienne 1965, p. 379).
88. Une myth, real, p. 142.

Ill
bien voir ce qui fonctionne derrière le vocabulaire et le folklore89 », à
savoir, encore une fois, un mouvement ascensionnel que Barbéris oppose à
« la vieille horizontalité, aussi bien celle des mythes préindustriels que celle
des sociétés nouvelles qui prétendent enfermer les hommes dans leur
système de forces et d'intérêt90 ». Que cette interprétation s'adapte ou non
aux textes de Balzac dans leur complexité n'est certes pas indifférent, mais
secondaire : l'essentiel est que l'orientation générale soit juste, et le
problème correctement posé. Pour le reste, il n'est pas très difficile de nuancer
et d'affiner une analyse. On peut être incomplet sans rien tronquer pour
autant, à partir du moment où l'on ouvre des voies sans en fermer aucune.
Sur la question du mysticisme balzacien, la démonstration de Barbéris est
exemplaire dans la mesure où elle prouve qu'il est possible d'échapper à la
double impasse — positivisme d'un côté et mysticisme de l'autre :
Le combat intellectuel s'est longtemps limité en France aux affrontements des
scientistes et des tenants du mystère et de l'absolu [...]. Une troisième voie se
dégage et se définit aujourd'hui, non pas au milieu, mais en avant [...] 91.
L'originalité de Barbéris — et la preuve que sa polémique a une visée
scientifique — est de ne rien vouloir exclure. S'il refuse de s'enfermer dans
cette conception de la recherche qu'il accuse d'être « lilliputienne M », ou
de « myope 9S », il n'a jamais voulu non plus se couper des ressources de
l'érudition, dont il s'est fait le défenseur en face de Wurmser ou de Nykrog :
« Raisonner sur la base des connaissances d'il y a vingt ans (voire dix,
car tout va vite), c'est se condamner à voir vieillir prématurément les plus
vertigineux coups de sonde, c'est les priver, au mieux, de l'aide de toute
connaissance fraîche 94. » Mais il ne suffit pas de déchiffrer les manuscrits
ni de recopier les variantes. La véritable textologie 95 doit aller de pair avec
une analyse textuelle, qui est toujours, à un niveau ou à un autre, une
analyse idéologique. C'est ce que Barbéris appelle « une génétique nouvelle
qui conduirait aux structures96 ». Il en a posé les jalons en établissant
quelques règles simples sur lesquelles il n'est plus possible de ne pas
s'interroger, et qui ne sont pas valables seulement pour Balzac. On s'aperçoit
alors qu'une véritable lecture critique qui, au nom du réalisme, refuse
la hiérarchie des genres ne peut pas ne pas faire éclater la notion
traditionnelle de texte littéraire.
Pour se donner les moyens de mieux comprendre, il faut d'abord tout
lire, et pas seulement les romans et les nouvelles de La Comédie humaine.
On n'a certes pas attendu Barbéris pour cela, mais il fut le premier à faire
des investigations systématiques à la fois du côté des œuvres de jeunesse
et des écrits théoriques. Et s'il néglige le théâtre de Balzac, comme s'en
étonne R. Guise **, peut-être avec raison, c'est qu'il n'y voit que le lieu
d'une occultation maximale, due aux contraintes spécifiques de la scène et
89. lbid., p. 149.
90. Ibid., p. 150.
91. Le Monde de Balzac, p. 16.
92. Art. cit., R.H.L.F., janv.-mars 1967, p. 20.
93. Une myth, real., p. 253.
94. Art. cit., R.H.L.F., janv.-mars 1967, p. 22. Cf. Une myth, real, p. 256 : « II
n'est certes pas d'accumulation critique qui ne corresponde à une idéologie ; mais il
n'est pas non plus d'accumulation qui ne finisse par avoir des conséquences idéologiques.
Ce qui est sorti de. Lovenjoul, et ce qui en sortira, n'avait certes pas été toujours prévu
par Lovenjoul lui-même, ni par les lovenjouliens. »
95. J'emploie ce terme, qui n'est pas dans Barbéris, dans l'acception originale que
R. Laufer a reprise dans son Introduction à la textologie (« vérification, établissement,
édition des textes »), Larousse, 1972.
96. Art. cit., R.H.L.F., p. 23.
97. Art. cit., L'Année balzacienne 1972, p. 419.

112
de la tradition classique. Car il faut bien comprendre que le problème
n'est pas de l'ordre de la réhabilitation : ce n'est pas pour transformer Balzac
en je ne sais quel Rimbaud que Barberis a, en étudiant les œuvres de
jeunesse, pulvérisé le mythe des deux Balzac — celui d'avant et celui d'après
Les Chouans. Il avait seulement besoin, pour rendre la pensée de Balzac
compréhensible, de lui restituer son unité et sa cohérence en la lisant dans
toute l'étendue de son processus d'élaboration. Pour les textes théoriques,
l'enjeu était plus important, mais de même ordre, car c'est encore deux
Balzac que nous fournit la tradition ! Après le romancier exécrable qui se
réveille génial un beau matin, on a maintenant affaire à une cohabitation
inquiétante entre une pensée presque débile et un merveilleux talent de
romancier. Qui, ce voyant, ne crierait au miracle ! Pour combattre cette
conception obscurantiste de la création littéraire, Barberis a fait sur des
textes comme La Lettre sur le travail ou l'article Sur les ouvriers, ignorés ou
mal connus, le même travail énorme de re-lecture que nous avons déjà
décrit plus haut. Une fois démontrée la pertinence des analyses balzaciennes
en matière d'idéologie, on est bien forcé de prendre au sérieux la
dimension idéologique des romans de Balzac.
Nous pouvons maintenant en revenir aux romans, au sujet desquels un
problème préalable se pose : quel texte lire ? Pour Balzac, qui a beaucoup fait
rééditer ses œuvres, et qui l'a fait d'ailleurs avec le plus grand soin, les
éditeurs modernes prennent toujours comme édition de base le dernier
texte revu par l'auteur — c'est-à-dire, pratiquement toujours, l'édition Fume
de La Comédie humaine, en y intégrant les corrections manuscrites prévues
par Balzac sur son exemplaire personnel. De ce fait, le texte proposé
aux lecteurs a forcément subi, depuis son édition originale, une cascade de
corrections plus ou moins importantes. Celles-ci constituent, dans les
éditions universitaires, le corpus des variantes, mais le texte qui est donné à
lire n'en demeure pas moins le dernier en date. Je pense que ces
corrections elles-mêmes pourraient faire l'objet d'une étude idéologique
systématique. Barbéris ne va peut-être pas jusque-là, mais il dit, ce qui est déjà
très important, que le rattachement de certains romans à La Comédie
humaine s'est fait au détriment de leur dimension historique :
Le vrai texte d'une œuvre, celui qui dit un moment d'histoire dont on peut
vraiment mesurer l'impact sur un public avec ce qu'il lui doit, est le premier
texte publié, le premier qui ait été lu. [...] Ainsi, au lieu d'installer l'œuvre dans
une sorte d'éternel a-temporel et transcendant, au ciel de la création et des
idées, on la lirait et on la donnerait à lire dans les successives perspectives et
situations qui ont été celles de sa production. Il n'existe aucune raison valable
de ne considérer les premiers états écrits, publiés ou lus comme de simples
annexes du texte — au nom de quoi ? « définitif » 98.

Pour la première fois un roman de Balzac est considéré, non plus uniquement
en fonction de son auteur, mais aussi par rapport à ses lecteurs.
Ce qui nous amène à la question essentielle : pourquoi des romans
réalistes, plutôt que des analyses directes de la réalité ? En ce qui concerne
Balzac, il est très rare que l'on songe même à s'interroger à ce sujet, et je
ne vois guère que Daniel Vouga" pour avoir soutenu, sur le mode du
paradoxe, que la véritable vocation de Balzac était la philosophie, qu'il avait
trahie en écrivant des romans. Un critique comme Y. Florenne, tout étonné
de voir Barbéris chercher des explications très compliquées, éprouve le besoin
de réaffirmer ce qu'il considère comme des vérités premières : « Mais

98. Préface à l'édition de La Peau de chagrin, Le Livre de poche, 1972, qui


reproduit le texte de l'édition originale.
99. Balzac malgré lui, Corti, 1957.

113
pourquoi " choisir le roman " ? — M. Barbéris croit que la question se
pose. Or choisit-on ? Dans l'ordre de la création littéraire, il n'y avait pour
Balzac aucune autre voie, tout bonnement parce qu'il était tout juste à
peine moins impropre au théâtre qu'à la poésie 10°. » Les réponses que
propose Barbéris sont de deux ordres : les premières sont liées à la théorie
du réalisme, les secondes à une conception plus nettement matérialiste de la
littérature.
Barbéris a bien senti que le danger du réalisme était de privilégier
à l'excès les écrits théoriques, généralement moins ambigus que les œuvres
littéraires. Aussi, même s'il se félicite une ou deux fois de pouvoir
s'épargner « le détour pour les implications littéraires m », montre-t-il très
clairement que ce « détour » est, non seulement inévitable, mais souhaitable.
Ce qu'il appelle des « mythes », qu'il s'agisse de personnages comme Gau-
dissart ou de récits exemplaires comme Le Médecin de campagne et Le
Curé de village, sont pour lui des figures littéraires qui fournissent à la
théorie des relais et même des points d'appui indispensables. De même
qu'il avait refusé, dans un premier temps, de négliger les écrits théoriques
de Balzac au nom de la supériorité esthétique de l'œuvre littéraire, de même
refuse-t-il de subordonner le roman à la théorie. Dans l'Histoire littéraire de
la France, il précise bien que ces deux modes de connaissance sont
complémentaires : « L'œuvre d'art apporte sur le réel en mouvement des lumières
d'une qualité particulière qui, loin de faire tort à l'analyse scientifique et
politique, la renforcent et la justifient, tout comme l'analyse renforce et
justifie l'œuvre d'art 102. » Au début du Monde de Balzac, voulant compléter
et dépasser la notion d' « influence » (en l'occurrence celle du roman
historique de W. Scott), il explique que le roman de la fin de la Restauration,
parce qu'il n'était pas encore un genre noble, présentait pour Balzac
l'intérêt d'être un moule commode pour exprimer ses idées, exempt des
contraintes du théâtre. Sa démonstration est convaincante, mais insuffisante,
car si elle montre parfaitement les points d'articulation entre roman et théorie,
elle élude les problèmes de leur différence. De ce fait, il est difficile
d'échapper complètement à une conception du roman comme substitut (même
prestigieux, quand il est balzacien) de la théorie. On en revient forcément à un
Balzac « romancier malgré lui », et il est très curieux de constater que Barbéris
retrouve ici spontanément la même formule que D. Vouga. Si l'on n'essaie
pas de définir clairement en quoi consiste cette différence, il est impossible
de répondre à un certain nombre de questions, par exemple à celle que pose
Barbéris dans Mythes balzaciens : pourquoi Balzac n'a-t-il pas intégré des
ouvriers à l'univers social de La Comédie humaine, puisqu'il est prouvé
qu'il disposait à ce sujet d'une information suffisante ? Pourquoi cette
défaillance de la machine à fabriquer les mythes ? Barbéris nous déçoit un peu
lorsqu'on le voit réduit à évoquer des causes personnelles, comme la lassitude
de l'auteur vieillissant ou l'influence de Mme Hanska. Nous en concluons
que le problème est insoluble pour qui s'enferme dans la relation duelle
de l'auteur à son œuvre : étant donné la conscience aiguë (et la peur)
que Balzac avait du problème ouvrier, le silence romanesque de La Comédie
humaine à ce sujet peut-il être autre chose que le résultat d'une
autocensure ? Balzac était capable — il l'a prouvé — de tenir sur les ouvriers
un autre discours qu'utopiste et philanthropique, mais y avait-il des lecteurs
pour le lire ?
C'est pourquoi nous avons été particulièrement intéressée chaque fois

100. Compte rendu du Monde de Balzac, dans Le Monde du 15.3.73.


101. Myth, balz., p. 306.
102. T. II, p. 495.

114
que Barberis tourne son regard de ce côté. Dans la situation actuelle des
études littéraires, le manque de documents sur cette question a servi trop
souvent d'alibi à l'inexistence des recherches, si bien que le silence a
longtemps été de règle. D'ailleurs, c'est là souci de sociologue... Une critique
littéraire engluée dans l'idéologie de l'Expression ne se sent pas concernée
par les problèmes de Communication. Mais, de même que pour la texto-
logie, à quoi bon une sociologie de la littérature coupée des textes littéraires ?
Plus encore que de documentation, nous manquons ici d'une réflexion
théorique sur la place — vide par définition — du lecteur dans le texte. Où
situer le lecteur imaginaire ? le lecteur réel ? Comment mesurer le poids
des « anciens » lecteurs (ceux qui ont déjà lu d'autres œuvres du même
auteur) ? Sur quels signes repérer ces multiples traces ? Quels sont les rapports
du lecteur, imaginé ou non, avec le destinataire de la narration ? Si l'on
veut échapper au mirage de la plénitude tex'tuelle, de l'œuvre close se
suffisant à elle-même, c'est dans ces multiples « vides » qu'il faut se
résigner à « lire » le mode d'intervention du réel dans le texte. Or Balzac avait
une conscience aiguë des vides de son propre texte, ce qui suffirait à
expliquer qu'il n'ait jamais considéré son œuvre comme une fin en soi, comme
Barberis le fait très justement remarquer I03. Ce lecteur certes, pour Balzac
comme pour les autres écrivains, était autant fantasme que réalité — et réalité
le plus souvent inconnue, ou bien alors connue après coup, par
l'intermédiaire des innombrables lettres de lectrices qu'il recevait. Mais, tout en
tenant compte des interférences obligées entre les différents niveaux de
l'imaginaire et de la réalité, une étude idéologique ne saurait se dispenser
de s'interroger sur le(s) lecteur(s) réel(s). A défaut d'une analyse
systématique, Barberis nous ouvre sur ce sujet quelques perspectives nouvelles 1M.
Sans négliger l'importance des conditions économiques particulières à
la librairie 105, ou des circonstances politiques qui font que le roman est
moins vulnérable à la censure officielle qu'un texte théorique ou une pièce
de théâtre 106, il convient de souligner l'originalité de la notion d' «
efficacité » telle que l'emploie Barbéris. Mais il ne suffit pas d'enregistrer la
moindre efficacité du roman vis-à-vis de ses premiers lecteurs (ce qui
d'ailleurs suffit à expliquer l'indulgence relative de la censure). Cela ne signi-
fie-t-il pas que, pour le romancier, le souci de convaincre est toujours plus
ou moins subordonné à autre chose, car la prudence vis-à-vis de la censure
ne saurait suffire à justifier un choix si peu adéquat au but poursuivi ? Il
faudrait se demander, par exemple, si Balzac n'a pas choisi le roman parce
que, voulant avant tout être lu, il n'a pas préféré être mal lu que pas lu
du tout — ce qui ferait passer le désir de séduire avant celui de convaincre.
Il n'était pas possible, vers 1840, de « séduire » en parlant des ouvriers
autrement que sur le mode paternaliste et lénifiant. Sans compter que ce
choix pourrait également impliquer un certain désir et plaisir de tromper...
Une relecture de la correspondance avec Mme Hanska, véritable puzzle de
mensonges, d'élans de sincérité et de demi-vérités, serait sans doute fort
instructive à cet égard. D'ailleurs, les contemporains eux-mêmes n'ont pas

103. « Balzac ne se fit jamais [...] de son œuvre une idée mystique ; elle ne fut
jamais pour lui ce meilleur de soi-même des poètes, ou des saints de l'art, qui n'ont
rien d'autre, qui ne sont rien d'autre » (Le Monde de Balzac, p. 59). L'explication de
Barbéris, qui renvoie à l'appétit de vivre chez Balzac, nous satisfait mal, parce qu'elle
ne fait que renverser les termes d'une opposition très discutable entre « vie » et «
création ».
104. C'est une recherche qu'il poursuit dans René, de Chateaubriand, où il va
jusqu'à donner en appendice « Trois lectures lycéennes de René ».
105. « 11 y avait un marché du roman, des réseaux de vente, etc. » (Le Monde de
Balzac, p. 46).
106. Ibid., p. 45-46.

115
toujours si mal lu que cela : une lettre comme celle de la militante fou-
riériste que Barbéris cite dans Mythes balzaciens 10T, montre à quel point
Balzac était loin, vers 1840, d'être nettement catalogué « à droite ». Le
didactisme du roman est le fait, d'abord, du lecteur de roman — qui lit
pour apprendre (sans savoir très bien ce qu'il désire apprendre). C'est
vrai de tous les romans, et pas seulement des romans réalistes, et pas
seulement des romans de Balzac. Dans Le Médecin de campagne, le
commandant Génestas (sorti du rang), n'a eu que Pigault-Lebrun comme
professeur. Il retira de ses lectures des « demi-connaissances 108 » : la
restriction, évidemment, est de Balzac, pas de Génestas. Education incomplète
qui n'est pas à mettre au compte de la médiocrité de Pigault-Lebrun, parce
que c'est le genre lui-même qui en porte la responsabilité. Toute l'œuvre
de Barbéris, témoigne indirectement qu'en ne lisant que Balzac, il est
impossible d'y trouver autre chose que des demi-connaissances.
Aussi comprend-on qu'il délaisse assez vite les premiers lecteurs de
Balzac pour s'attacher à démontrer que la spécificité du genre romanesque
réside dans son efficacité à long terme. Celle-ci n'est pas due seulement au
nombre croissant des utilisateurs, mais surtout à une meilleure lecture, qui
dispose pour « décoder » Balzac d'outils que les contemporains n'avaient
pas à leur disposition : « Ce n'est pas trahir ou l'abandonner (la littérature) en
effet que d'aller voir en elle ce qui s'éclaire certes du théorique et de
l'idéologique d'aujourd'hui, mais qui leur préexistait et se trouvait dans le texte
alors même qu'on ne le savait pas IW. •» Nous voici revenus des lecteurs aux
critiques.
Que prouvent les lectures des autres ? Barbéris a une certaine
tendance à les expédier en bloc dans le néant, sans faire de détail. Mais il est
parfois intéressant d'examiner de près comment naissent, prospèrent et
meurent les idées fausses. Une lecture historique et idéologique, dont
Barbéris souligne à juste titre la « fertilité n0 », peut se compléter utilement
par une étude également historique et idéologique des autres lectures
critiques, même de celles que l'on juge mauvaises. Barbéris lui-même a
félicité Wurmser d'avoir dénoncé la « conspiration du silence » d'une certaine
critique U1, mais il se laisse quant à lui rarement détourner de son chemin
pour prendre personnellement à partie l'un ou l'autre de ses adversaires
idéologiques. Cet étonnant polémiste attaque finalement très peu de gens :
à part les noms qui lui servent de références pour le « Balzac visionnaire »
qu'il veut démolir, il ne cite pratiquement pas d'autres critiques que ceux
dont il utilise les découvertes ou les idées. Il ne distingue guère, par exemple,
la critique bourgeoise universitaire et la critique de droite. Or il y a eu,
et il y a encore, un Balzac de droite, qui n'a rien à voir avec celui des
balzaciens les plus réactionnaires. Contrairement à ce qu'il laisse parfois
entendre, la droite aussi aime Balzac, surtout depuis qu'il est mort. La
mise à l'index est peut-être une certaine façon d'aimer... Et jamais sans
doute le nom de Balzac n'a été si souvent à l'honneur dans la presse
quotidienne française que pendant l'occupation. En fonction du combat
idéologique qui est celui de Barbéris, il ne serait pas inutile de montrer que la
droite, qui a le goût des formules brèves et bien frappées, a pratiqué à un
très haut degré la censure et le découpage ; qu'elle n'a le plus souvent aimé
Balzac que du bout des lèvres, en lui reprochant de mal écrire et de ne
pas avoir le goût très sûr. Il y a peut-être des choses à découvrir du côté
107. P. 308 : lettre de Mme Barré de Rolson (mars 1841).
108. Pléiade, VIII, p. 322.
109. Une myth, real., p. 174.
110. Ibid., p. 174.
111. Lect. du Réel, p. 188.

116
du Balzac d'Edouard Drumont par exemple, qui projette sur l'écrivain
son propre antisémitisme 112, ou de celui de Cabanis, qui trouve que « la
conversion de Mlle des Touches est un épisode proprement hilarant "3, ou
du Balzac expurgé des éditions bien-pensantes m. Une enquête de ce genre,
dont J. Pommier ns a déjà souligné l'intérêt, ne pourrait que donner plus
de poids au Balzac prométhéen d'Engels, de Lukacs et de Barbéris, dont la
cohérence n'en paraîtrait que plus solide. Un argument comme celui qui
est avancé au début de Mythes balzaciens y gagnerait lui aussi de la force :
Comment se fait-il que tout ce qui se classe idéologiquement et politiquement
à gauche ait toujours considéré Balzac comme un écrivain positif et
scientifiquement fraternel ? m

Barbéris n'est pas seulement un pourfendeur d'idéalismes. C'est aussi sur


la ruine d'un positivisme réducteur qu'il a bâti sa conception du réalisme
balzacien, et redonné à l'histoire sa dimension scientifique. Aussi ceux qui
poursuivent actuellement des recherches sur Balzac peuvent-ils lui être
reconnaissants d'avoir mené à bien cette entreprise difficile de redéfinition.
Certes, la réalité du texte balzacien n'en est pas épuisée pour autant —
Barbéris en est conscient plus que quiconque : le Balzac de Barbéris ne se
réduit pas non plus à son réalisme. Mais l'accès au texte se trouve facilité
par la suppression d'un certain nombre d'impasses et l'ouverture de voies
nouvelles, qui se découvrent au fur et à mesure que s'élabore une conception
nouvelle du domaine et des méthodes de la critique littéraire.

112. Figures de bronze ou statues de neige, Flammarion, 1900.


113. Revue de Paris, juin 1965.
114. Cf. Ursule Mirouët, éd. Grès, coll. l'Adolescence catholique, 1928.
US. « [...] cette vie posthume d'Honoré de Balzac qu'il serait si intéressant, si
instructif de retracer, ne fût-ce que pendant la seconde moitié du xix* siècle. L'étude propre de
La Comédie humaine a occupé, occupe encore maints candidats au doctorat ; on ne
réussit plus toujours à éviter les redites, et les difficultés avec les voisins. Qui suivrait
notre suggestion aurait au moins les avantages du pionnier : un sol vierge et les coudées
franches. » {Balzac « écrivain révolutionnaire », dans L'Année balzacienne 1967.)
116. Myth, balz., p. 12.

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