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Pour un renouvellement du fantastique :

détournement, hybridation et métanarration


dans les recueils de nouvelles de Bernard
Quiriny










Auteur : Zoé Van Hoeck
Promoteur(s) : Pierre Piret
Année académique 2020-2021
Master [120] en langues et lettres françaises et romanes, orientation
générale, à finalité approfondie



Remerciements
Merci à mon promoteur, Monsieur Pierre Piret, de m’avoir aidée dans l’élaboration de ce
mémoire grâce à ses conseils avisés et sa disponibilité ; surtout, merci de m’avoir fait découvrir
Bernard Quiriny.

Merci à mes parents pour leur relecture, leurs encouragements et pour avoir toujours cru en
mes capacités universitaires.

Merci enfin à Edouard pour son dévouement, son implication, sa relecture, ses idées, ses
remarques parfois innocentes mais souvent inspirantes.

2

Introduction

Les recueils de nouvelles de Bernard Quiriny ne manquent généralement pas d’étonner et de


surprendre leurs lecteurs : s’ils sont annoncés en quatrième de couverture, par la critique mais
également par l’auteur lui-même comme fantastiques, ils ne correspondent pourtant pas
vraiment à l’idée que l’on se fait de ce genre littéraire. Contrairement à ce que l’on peut
retrouver dans les récits fantastiques traditionnels (notamment une dimension d’hésitation et
une atmosphère parfois inquiétante), Quiriny verse souvent dans l’humour et l’ironie : une
spécificité qui confère aux nouvelles une étonnante légèreté dans l’énonciation.

En outre, les sujets traités dans les récits sont parfois inattendus – on pense notamment à la
thématique de l’écriture, qui revient de manière récurrente – même si, à d’autres moments, on
ne peut s’empêcher de repérer des caractéristiques ou des situations familières à notre
conception du genre, qui permettent malgré tout d’associer les textes de Quiriny au fantastique.
Difficile cependant de les y rattacher immédiatement : les figures mises en scène paraissent
décontextualisées et semblent s’inscrire presque systématiquement dans un registre inadéquat,
qui interpelle le lecteur.

Dans l’introduction à son Panorama1, Jean-Baptiste Baronian note que le fantastique est
encore étudié sur les bancs de l’école et fait l’objet de nombreux débats dans les ouvrages
théoriques qui lui sont consacrés. L’essayiste belge observe en effet que dans le milieu
scientifique, malgré les critiques subies à l’encontre de sa légitimité, on continue de discuter
ses éléments définitoires et d’examiner les différentes voies qu’il a empruntées – surtout au
cours du XXe siècle. Néanmoins, force est de constater que, de nos jours, le genre ne jouit plus
d’une grande popularité et semble avoir du mal à séduire le public. Comme le remarque
Catherine Rancy, la Première Guerre mondiale signe le début d’une longue période de déclin
pour le fantastique :

La Grande Guerre représente la fin d’une époque et d’une société […] ; après 1918,
le fantastique entre dans une période de déclin ou du moins de modification, car les
horreurs réelles de la guerre ont fait pâlir les horreurs de l’imagination […] le
fantastique n’a plus la même raison d’être dans le monde de l’après-guerre, et il
devient superficiel et conventionnel […] ; il ne trouve son véritable successeur que


1
BARONIAN Jean-Baptiste, Panorama de la littérature fantastique de langue française : des origines à demain,
Paris, La Table ronde, 2007 (La petite vermillon, 270), p.19
3

dans un fantastique stylisé et personnel comme celui de Lovecraft, ou dans le
fantastique influencé par la science-fiction et le thème de la quatrième dimension.2
Pour la chercheuse, le fantastique se serait donc tourné vers d’autres domaines de
l’imaginaire littéraire afin de persister – notamment le champ de l’anticipation. Ni Baronian,
qui écrit dans les années 2000, ni Bozzetto, théoricien du fantastique plus récent que nous
convoquerons à plusieurs reprises au sein de ce mémoire, ne mentionne dans ses ouvrages un
potentiel regain du fantastique au XXIe siècle. Ainsi, le choix pour Quiriny de s’illustrer presque
exclusivement dans ce genre relativement impopulaire peut paraitre surprenant, d’autant que
l’auteur opte le plus souvent pour le format de la nouvelle.

Le fantastique se distingue en effet majoritairement dans des récits courts, c’est pourquoi on
lui associe régulièrement le genre de la nouvelle : une tradition à laquelle semble adhérer
Quiriny, puisque l’écrivain belge compte cinq recueils à son actif, à l’heure où nous écrivons
ces lignes. Ce choix peut toutefois sembler étonnant, compte tenu du manque de succès dont
souffre également la nouvelle littéraire actuellement. Même si, depuis le début des années 1980,
certains observent un regain d’intérêt pour le récit bref, dans l’espace francophone, on lui
préfère encore souvent le roman 3 . Ce dernier reste en effet plus apprécié car il permet un
développement des intrigues et favorise l’identification du lecteur. Si Quiriny s’est aussi essayé
au roman, notamment avec L’Affaire Mayerling 4 , et même à la biographie 5 , on le connait
davantage comme nouvelliste ; c’est pourquoi, dans le cadre de ce mémoire, il nous parait plus
significatif et représentatif de nous concentrer sur ses recueils de nouvelles : L’Angoisse de la
première phrase, Contes carnivores, Une collection très particulière, Histoires assassines et
Vies conjugales, tous publiés entre 2005 et 2019.

Cependant, Quiriny n’est pas tout à fait un nouvelliste « comme les autres », puisque ses
récits, en plus de relater des faits vraisemblables ou imaginaires, semblent également interroger
le lecteur quant à sa conception de la nouvelle : les formes proposées dans les recueils sont
parfois si variées et inattendues qu’elles en deviennent déstabilisantes. Ses textes n’apparaissent
pas toujours comme continus ; l’auteur y substitue volontiers des compilations de fragments,
liés ou non les uns avec les autres, et qui peuvent même se retrouver exempts de narration ! En

2
RANCY Catherine, « Introduction », dans Fantastique et décadence en Angleterre : 1890-1914, Paris, Éditions
du C.N.R.S., 1982, p.2, repris dans Gallica (URL :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k33473812/f24.item.texteImage, consulté le 07/08/2021).
3
COLIN Claire, « La règle et le jeu. La nouvelle contemporaine comme lieu de réflexion sur la fiction », dans DE
BARY Cécile (éd.), La fiction aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, 2013 (Itinéraires. Littératures, textes, cultures, 1),
pp.51-52.
4
QUIRINY Bernard, L’Affaire Mayerling, Paris, Payot et Rivages, 2018. Il s’agit d’ailleurs d’un roman, assez long,
que l’on pourrait qualifier de fantastique puisqu’il réinvestit le motif de la maison hantée.
5
QUIRINY Bernard, Monsieur Spleen. Notes sur Henri de Régnier, Paris, Seuil, 2013.
4

somme, les recueils font état d’une grande diversité d’expériences formelles, qui déconcerte
celui qui les découvre pour la première fois.

Ainsi, comme on le constate au travers des thématiques abordées, mais également par la
présentation formelle des nouvelles, les recueils de Bernard Quiriny ne ressortissent pas à un
fantastique traditionnel, tel qu’on a l’habitude de le concevoir ou de le définir. Ces observations
nous conduisent à formuler l’hypothèse d’une nouvelle voie envisageable pour le fantastique,
d’un renouvellement de celui-ci par le contemporain et par l’intermédiaire de quelques
procédés. Nous en relevons principalement trois : le détournement ironique de certains
éléments, certains traits caractéristiques du fantastique dans la narration ; l’hybridation
générique et discursive, dont témoignent d’une part la présentation formelle des nouvelles,
d’autre part le brouillage des catégories au sein des littératures de l’imaginaire ; et la
métanarration, qui prend acte de la récurrence presque obsessionnelle de certains sujets dans
les nouvelles de Quiriny : l’écriture, la littérature, la figure de l’écrivain.

Détournement, hybridation et métanarration sont donc selon nous trois aspects qui
permettent à l’auteur de faire évoluer le genre sur des voies différentes, sans pour autant
s’éloigner radicalement de la visée initiale – ce qui laisse penser que ce renouvellement pourrait
remettre en question notre conception et nos définitions du genre littéraire que nous étudions
ici.

5

Note : par souci de lisibilité, nous accorderons des abréviations à chaque recueil. La mention
d’une nouvelle sera automatiquement suivie des initiales du recueil concerné entre parenthèses,
ou, le cas échéant, du titre du recueil en entier :

AP : QUIRINY Bernard, L’Angoisse de la première phrase, Paris, Phébus, 2005.


CC : QUIRINY Bernard, Contes carnivores, Paris, Seuil, 2008.
CP : QUIRINY Bernard, Une collection très particulière, Paris, Seuil, 2012.
HA : QUIRINY Bernard, Histoires assassines, Paris, Rivages poche, 2018.
VC : QUIRINY Bernard, Vies conjugales, Paris, Rivages, 2019.

Les numéros de pages utilisés pour citer certains passages de la nouvelle dont il est question
ne seront pas systématiquement précédés des initiales du recueil.

6

Chapitre I. Un fantastique détourné

Les recueils de Bernard Quiriny sont loin de ressortir à un fantastique traditionnel : constat
assez évident, qu’il est possible de faire après la lecture de quelques nouvelles seulement. Non
traditionnel, certes, mais faisant parfois usage de motifs reconnaissables : pensons notamment
à celui du vampire, que l’on retrouve dans « Sanguine » (CC), celui du double, identifiable dans
« Morno, au Chili » (CP), ou encore aux objets qui s’animent d’intentions mauvaises dans « Les
choses ont la parole » (HA). C’est davantage le registre d’écriture des nouvelles, toujours léger
et ironique, ainsi que le cadre de celles-ci, jamais réellement inquiétant, qui interpelle le lecteur
et nous conduit à penser que ces éléments caractéristiques, décontextualisés, seraient
susceptibles de conférer au fantastique des tonalités innovantes. Pour confirmer nos
impressions initiales, il nous faut toutefois introduire au préalable quelques éléments
d’information qui nous permettront de mieux nous figurer ce qu’est le genre fantastique, mais
aussi de prendre conscience de sa complexité et de ses nombreuses orientations ; c’est pourquoi
nous ferons débuter ce chapitre par un bref retour sur ce qui constitue en partie l’objet de ce
mémoire, sur son histoire et ses différentes évolutions au fil des siècles. Ce « panorama » nous
servira de référence tout au long des trois parties développées dans ce travail.

1. Le fantastique : définitions, évolutions, visées


Aujourd’hui plus que jamais, déterminer clairement ce que l’on entend par « genre
fantastique » est une tâche ardue. Une telle entreprise est-elle d’ailleurs possible ? Ceux qui s’y
sont intéressés sont en tout cas nombreux, et les résultats auxquels ils ont abouti le sont tout
autant. Les tentatives de définitions élaborées au XXe siècle trahissent en effet différentes
conceptions du genre, plus ou moins précises, plus ou moins restreintes. Certains modèles
s’ancrent néanmoins plus durablement dans les esprits – comme l’Introduction à la littérature
fantastique6 qui sert parfois encore aujourd’hui de référence en la matière.

Pour Todorov, le fantastique se caractérise par l’irruption dans le monde réel, connu,
familier, d’un événement que les lois naturelles se trouvent incapables d’expliquer ; la
perception de cette perturbation par l’individu conduit ce dernier à hésiter entre deux


6
TODOROV Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970.
7

possibilités : soit l’événement est purement issu de sa propre imagination et n’existe pas, soit il
est bien réel et l’individu découvre alors l’existence d’autres lois, inconnues, qui
« cohabiteraient » avec les lois naturelles. Todorov met principalement l’accent sur la
dimension d’hésitation ; il va même jusqu’à circonscrire le fantastique dans l’instant précis du
flottement entre deux solutions : une fois que l’on a décidé de l’issue de l’intrigue, que l’on a
fait un choix quant au caractère surnaturel ou non du phénomène mis en scène, il n’y a plus de
fantastique possible : celui-ci n’est donc perceptible que dans le temps de l’hésitation, et cède
ensuite sa place soit à l’étrange, soit au merveilleux. Le fantastique, dit-il, est en fait le dilemme
d’un personnage évoluant dans un monde régi par des lois naturelles, et qui se retrouve
confronté à des lois de type surnaturel7. Todorov précise aussi que cette hésitation s’applique
autant au personnage intradiégétique qu’au lecteur.

Certains théoriciens se sont néanmoins essayés à lister les principales thématiques


convoquées dans les textes fantastiques, ainsi que les actes et les situations récurrentes que l’on
y retrouve8 ; d’autres encore ont tenté de le définir par rapport à l’ensemble des littératures de
l’imaginaire, notamment le merveilleux et la science-fiction 9 . Lovecraft, ainsi que d’autres
théoriciens depuis le XIXe siècle, placent le fantastique du côté de l’expérience du lecteur, et
non dans le texte même : il faut que le lecteur éprouve de la peur, de la terreur ; ce sont donc
uniquement les émotions qui comptent – une conception du fantastique que Todorov trouve
assez surprenante et qu’il déconstruit sur-le-champ10. Roger Bozzetto note quant à lui que pour
de nombreux théoriciens depuis Pierre-Georges Castex, le fantastique serait une « irruption »
dans le quotidien réel, qui produirait « un trouble ou un mal-être »11.

Aujourd’hui, des théoriciens du fantastique plus récent suggèrent d’adopter une perspective
évolutive prenant le contrepied de la vision paradigmatique de Todorov, qui interdisait
d’envisager une quelconque progression dans la conception du genre – les critères définis
étaient fixes, considérés comme immuables. Or, le fantastique a bien évolué, sur une période
de plus de deux siècles, et le processus ne prévoit pas de fin ni de limites à son développement.


7
Ibid., p.29.
8
Cf. STEINMETZ Jean-Luc, La littérature fantastique, 4e éd. mise à jour, Paris, Presses universitaires de France,
2003 (Que sais-je, 907). L’auteur, dressant un historique du genre, consacre également des chapitres à
l’identification de thèmes récurrents.
9
Cf. CAILLOIS Roger, Obliques, précédé de Images, images… Essais sur le rôle et les pouvoirs de l’imagination,
Paris, Éditions Stock, 1975.
10
TODOROV Tzvetan, op. cit., p.40.
11
BOZZETTO Roger, « La visée fantastique », dans BOZZETTO Roger et HUFTIER Arnaud (éd.), Les Frontières du
fantastique. Approches de l’impensable en littérature, Valenciennes, Presses Universitaires de Valenciennes, 2004
(Parcours), p.57.
8

C’est d’ailleurs sur ce postulat que nous basons notre hypothèse initiale, à savoir une possibilité
de renouvellement du fantastique par le contemporain, que proposerait Bernard Quiriny.

1.1. Des origines à aujourd’hui : un bref panorama


Le genre fantastique passe en effet par différentes phases entre le début du XIXe siècle et
aujourd’hui, et les contextes historiques et sociaux influencent considérablement ses évolutions
au fil du temps. L’histoire du genre débute avec le roman gothique, qui succède au merveilleux
à la fin du XVIIIe siècle. Le centre d’intérêt du public se déplace progressivement, et l’on
observe un engouement nouveau pour les événements macabres et le passé. Les thèmes abordés
dans cette production sont souvent similaires, la narration peu élaborée, maladroite et faite à la
hâte :

On y relève, pêle-mêle, tous les poncifs : châteaux mystérieux, fantômes de pacotille,


couvents ténébreux, ecclésiastiques louches, squelettes, cris et chuchotements à
longueur de pages, épouvante, cimetières, clairs de lune. Et, surtout un sens ingénieux
du drame, de l’énigme et du coup de théâtre.12
Les romans gothiques constituent donc les prémices d’un nouveau genre fantastique, que
l’on fait habituellement débuter dans les années 1830 avec la traduction en français des contes
d’Hoffmann. Le courant, incarné par ce dernier et renforcé ensuite par les écrits d’auteurs et
poètes comme Nerval, Mérimée, Gautier, Nodier ou même Balzac13, est celui que l’on appellera
rétrospectivement le « fantastique romantique », et qui semble se constituer comme une
réaction face à la prolifération d’œuvres réalistes à cette époque. Une véritable « logique
fantastique » se développe dans la narration – c’est principalement ce qui distingue le
fantastique du roman gothique. Pour ce faire, les écrivains exploitent dans leurs textes le
substrat folklorique occidental et les fantasmes collectifs qui ont cours à l’époque, notamment
la mythologie et les superstitions, en y ajoutant une dimension de subjectivité chez le narrateur.
Celui-ci en vient alors à douter de la réalité des figures mises en scène, c’est-à-dire le Diable,
les vampires, la figure de la Femme, ou encore les ombres inquiétantes, entre autres. Les
atmosphères sont lugubres : cimetières, lieux maudits, ruines, intempéries, etc. 14 Les voies
explorées sont cependant très variées et le courant assez mal circonscrit, si bien que l’on qualifie
parfois de « fantastiques » des œuvres qui se rapprochent en fait davantage du réalisme. Ce


12
BARONIAN Jean-Baptiste, op. cit., p.40.
13
Ibid., p.71.
14
BOZZETTO Roger, Territoires des fantastiques. Des romans gothiques aux récits d’horreur moderne, Aix-en-
Provence, Publications de l’Université de Provence, 1998, p.11.
9

fantastique romantique se développe tout au long de la seconde moitié du XIXe siècle et même
jusqu’au début du XXe. Le récit s’apparente généralement à une rêverie, à une évasion ; les
images s’inscrivent dans le champ du lyrisme : les textes ne mettent pas encore en scène de
véritable rupture avec le quotidien réel d’un narrateur15.

Avec la découverte en France des contes d’Edgar Allan Poe, le fantastique va présenter un
visage nouveau, car l’auteur apporte au genre une esthétique du surnaturel bien particulière. Le
fantastique s’intériorise, la dimension du regard est privilégiée : on retrouve de moins en moins
dans les récits les mêmes entités surnaturelles évoquées précédemment, et la dimension
subjective s’accentue encore. Le décor change également : des environnements plus urbains se
substituent aux atmosphères d’emblée sujettes à l’angoisse que l’on retrouvait au début du
siècle ; on parle alors de « fantastique réaliste ». Ce nouveau type de fantastique survient en
parallèle des avancées scientifiques et parascientifiques de l’époque, c’est pourquoi on décèle
dans les textes l’influence de pratiques caractéristiques de la période, comme le magnétisme, le
spiritisme, l’hypnotisme, la psychanalyse, etc.16

Dès le début du XXe siècle, le fantastique en littérature se disloque en de nombreuses


branches différentes qui se chevauchent dans le temps, si bien qu’il devient de plus en plus ardu
d’en distinguer les métamorphoses successives. Le fantastique néoréaliste, par exemple,
privilégie un effet direct sur le lecteur, ce qui conduit généralement les auteurs à favoriser
l’épouvante, sans s’attarder sur la dimension psychologique, avec le souci d’une narration
efficace 17 . Dans les romans populaires sont réexploités les artifices surnaturels du roman
gothique18 sous ses formes les plus primaires (magiciens, goules, vampires, Diable et autres
morts-vivants) auxquels s’ajoute un suspense permettant de rejoindre les attentes du lectorat de
l’époque – qui correspond en effet également à celle de l’essor du roman policier19.

Les nouvelles formes de fantastique qui se développent vers le milieu du XXe siècle,
notamment en Amérique du Sud, explorent des thèmes inédits comme les voyages dans des
mondes parallèles ou encore des atteintes au temps et à l’espace – on peut notamment citer
Borges, Calvino et Cortázar, auteurs dont Quiriny s’inspire parfois, comme nous le verrons plus


15
BARONIAN Jean-Baptiste, op. cit., p.89.
16
BOZZETTO Roger, Territoires des fantastiques, op. cit., pp.11-12.
17
BARONIAN Jean-Baptiste, op. cit., p.152.
18
Ce sont ces mêmes mythes mis en scène dans les romans, ce fantastique que l’on perçoit uniquement dans ses
manifestations extérieures, qui feront l’objet de caricatures faciles par la suite : « Dans une culture où le fantastique
n’est souvent perçu que dans des formes extérieures, les chemins de l’ironie et de la caricature sont largement
ouverts » (BARONIAN Jean-Baptiste, op. cit., p.99)
19
Ibid., p.154.
10

loin. Les œuvres de Kafka sont également parfois considérées comme ressortissant au genre
fantastique, car elles mettent en scène des personnages soudainement plongés dans l’absurde,
dans un univers cauchemardesque auquel ils ne peuvent se soustraire.

Il faut aussi souligner qu’au XXe siècle, le fantastique souffre d’être déprécié et
régulièrement assimilé dans l’esprit des lecteurs aux décors gothiques, aux scénarios attendus,
aux figures de fantômes qui n’épouvantaient plus personne et dont la critique se moquait20 ;
pour redorer l’image du genre auprès du public et accroitre sa légitimité au sein du champ
littéraire, on crée les étiquettes de « fantastique traditionnel » et « fantastique moderne ». La
revue littéraire Fiction propose le terme d’« insolite » pour désigner le fantastique « moderne »,
que l’on tente de mettre en avant :

Son [le fantastique moderne] défaut est d’être vague, donc de pouvoir recouvrir des
notions variables ; sa qualité, en revanche, de marquer une distinction précise avec le
fantastique qu’on appellera traditionnel. […] Caractéristique principale : substituer
aux ressorts essentiels du fantastique classique (qui sont en principe de type
surnaturel) des effets plus suggestifs, souvent sous-entendus, qui peuvent être axés sur
le symbolisme, ou l’absurde ou l’onirisme, ou la psychologie, mais qui de toute façon
correspondent à une « intériorisation » très nette de la démarche de l’esprit vers le
fantastique.21
C’est ainsi que s’est superposée à la distinction entre ces deux types de fantastique une
opposition entre littéraire et paralittéraire : tandis que le fantastique classique met en scène une
Surnature connue et répertoriée, dans le fantastique moderne, c’est davantage quelque chose
d’absurde, d’irrationnel qui se produit, une sorte de perturbation dans le quotidien qui mène
souvent le narrateur à la folie. On a pu dire que le fantastique moderne excluait les formes
populaires pour ne prendre en compte que les récits perçus comme « intellectuels » ; la volonté
de mettre en avant une image valorisante du fantastique entraine l’exclusion de certains textes22.

Le fantastique a donc beaucoup évolué et pris différents tournants au cours des décennies,
en suivant de près les changements sociétaux enregistrés au niveau historique et culturel. Si le
premier fantastique qui succède au merveilleux met en scène diverses Surnatures, celles-ci
auront tendance à être tournées en dérision et dévalorisées par la critique au profit d’un
fantastique versant dans l’intériorisation du sentiment de l’étrange. Les représentations


20
HUFTIER Arnaud, « Les avatars d’une notion : le fantastique moderne », dans BOZZETTO Roger et HUFTIER
Arnaud, Les Frontières du fantastique, op. cit., pp.37-38.
21
Présentation anonyme à Jorge Luis Borges, « Abenhacan el Bokhari mort dans son labyrinthe », dans Fiction,
n°108, novembre 1962, p.118 (cité dans HUFTIER A., op. cit., p.36)
22
HUFTIER Arnaud, op. cit., p.30.
11

surnaturelles que l’on voit surgir dans ces premiers textes constitueront donc des cibles faciles
pour les auteurs de pastiches.

1.2. Une visée fantastique


Il résulte de cette pluralité d’orientations une difficulté toujours croissante d’assigner une
définition unique au fantastique littéraire. Le genre s’éparpille, se ramifie, si bien que certains
théoriciens, comme Bozzetto, enjoignent à abandonner le terme de « genre »23 pour admettre
plutôt une visée fantastique24, qui serait commune à tous les infléchissements évoqués ci-avant,
et des effets de fantastique, susceptibles d’être très différents les uns des autres : l’important est
de faire voir un « impossible et pourtant là »25. Bozzetto en propose sa conception :

Le texte fantastique instaure et rend sensible un type particulier de rapport au monde.


Il le rend manifeste par la présence, dans le monde représenté, d’objets, d’événements
et/ou de situations banales. Avec ceux-ci, il construit des simulacres (langagiers ou
iconiques) qui se réclament de l’évidence, mais dans lesquels la cohérence apparente
du monde empirique, pourtant convoquée, est subordonnée à l’existence supposée
d’autres lois. Celles-ci demeurent mystérieuses et donc angoissantes, car le texte n’y
donne jamais accès. On peut poser comme hypothèse que les textes fantastiques
construisent ainsi, pour les explorer, diverses modalités d’une déperdition du
symbolique, et permettent donc un affleurement informulable du réel. Un des effets
en est souvent, pour le lecteur, une sensation de terreur, ou d’horreur.26
On prend conscience que les textes évoluent en même temps que les sociétés et les
littératures, c’est pourquoi la visée fantastique devrait selon le spécialiste être envisagée en
relation avec les textes, les discours sociaux et les images de l’angoisse présentes à chaque
époque27. Les facteurs constitutifs du fantastique varient donc en fonction des époques, mais
aussi des goûts et des influences ; c’est précisément cela qui permet au « genre » de perdurer.
La multiplication des possibilités conduit Jean-Baptiste Baronian à remonter à l’origine, à la
signification même du terme « fantastique », qui peut, selon lui, être utilisé pour désigner toute
chose sortant de l’ordinaire, qu’elle soit rationnelle ou non : « […] ce qui est d’ordinaire appelé
fantastique peut être tantôt effrayant, tantôt horrible, tantôt admirable » 28 , conclut-il. Nous
verrons plus loin que cette conception, bien que fort large, pourrait se révéler intéressante dans


23
Si Bozzetto nous invite à abandonner la dénomination de « genre », il continue néanmoins de l’utiliser dans la
plupart de ses ouvrages ; par commodité dans la suite de ce mémoire, nous ne nous interdirons pas non plus de
nous exprimer en termes de généricité.
24
Cf. BOZZETTO Roger, « La visée fantastique », dans Les Frontières du fantastique, op. cit., pp. 49-58.
25
Ibid., p.57.
26
ID., Territoires des fantastiques, op. cit., p.8.
27
Ibid., p.9.
28
BARONIAN Jean-Baptiste, op. cit., p.22.
12

le cadre d’un renouvellement du genre. Le sentiment de fantastique peut en effet apparaitre sous
bien des aspects ; Julio Cortázar déclare d’ailleurs que :

La diversité des irruptions du fantastique est inépuisable […] Cela consiste


essentiellement en une expérience où les choses et les êtres changent un instant de
signe, d’étiquette.29
Le panorama précédent nous conduit jusque dans les dernières décennies du XXe siècle. On
peut cependant encore s’interroger quant aux dernières « orientations » du fantastique, qui ont
cours en ce début de XXIe siècle. L’analyse des recueils de nouvelles fantastiques de Bernard
Quiriny, dont la publication s’étale de 2005 à 2019, devrait nous permettre de dégager et
d’expliquer l’une des modalités d’existence possibles pour le « genre » aujourd’hui. Nous
avions noté en introduction les tonalités ironiques et humoristiques qui se dégageaient
immédiatement de notre lecture, en soulignant néanmoins la présence d’artifices surnaturels
dans certains de ses textes. Ces observations nous invitent à penser que ces derniers pourraient
modifier, ou plutôt détourner certaines caractéristiques d’un fantastique considéré comme
« traditionnel » ou « dépassé », tout en influant sur notre vision du genre. On peut cependant se
questionner quant à l’impact du détournement sur un renouvellement du fantastique : l’usage
du procédé ne conduirait-il pas à de simples pastiches ou à de banales parodies génériques ?
Quels pourraient être les apports d’un tel procédé au genre que nous étudions ici ?

2. Théorisation et pratique du détournement : de Nougé aux


situationnistes

2.1. Le « détournement » selon Paul Nougé


Nous nous proposons d’introduire le concept de détournement avec la figure du théoricien
du surréalisme Paul Nougé, l’un des premiers à avoir publié des écrits théoriques sur ce procédé,
bien qu’il ne le nomme pas lui-même ainsi. Nougé se concentre sur l’art et la littérature, et
notamment sur les phénomènes de réécriture 30 . Communiste et militant, il semblait avoir

29
CORTÁZAR Julio, « L’État actuel de la fiction en Amérique latine », dans ALAZRAKI Jaimie, IVASK Ivar, MARCO
Joaquin (éd.), La Isla final, Madrid, 1983 (cité dans BOZZETTO Roger, « La visée fantastique », op. cit., p.51)
30
A ce sujet, il est intéressant de consulter la thèse de Geneviève Michel, qui étudie la pensée et ce qu’elle
considère être l’éthique de Nougé selon trois axes (politique, science et littérature) pour tenter de déterminer les
enjeux de la réécriture chez le poète : MICHEL Geneviève, Paul Nougé. La réécriture comme éthique de l’écriture,
Tesi doctoral dirigida pel Dr. Ricard Ripoll, Departament de Filologia Francesa, Facultat de Lletres, Universitat

13

privilégié la voie de la littérature, agissant sur l’homme, à celle de l’action politique, opérant
sur le monde extérieur – son objectif étant d’atteindre le lecteur au niveau individuel, en le
troublant et en le dérangeant. La réécriture possède en effet le pouvoir de réactiver un hypotexte
dans la mémoire d’un individu, ce qui permet à l’auteur de le toucher plus directement31. Dans
un court texte, « Pour s’approcher de René Magritte », Nougé propose d’élaborer des objets –
il s’agit ici de peinture – qui seraient susceptibles de provoquer chez l’homme une réflexion en
le bouleversant dans ses habitudes :

Tirons de ce qui pourrait être nôtre le meilleur parti. Que l’homme aille où il n’a
jamais été, éprouve ce qu’il n’a jamais éprouvé, pense ce qu’il n’a jamais pensé, soit
ce qu’il n’a jamais été. Il faut l’y aider, il nous faut provoquer ce transport et cette
crise, créons des objets bouleversants.32
Si le terme de « détournement » n’est jamais employé par Nougé lui-même, il n’en demeure
pas moins que l’auteur théorise et met en pratique des procédés visant une transformation
sémantique, qui équivalent pour lui à de la perversion ou de la subversion33. Le poète préfère
en effet qualifier ses pratiques d’« isolement » et de « dépaysement », puisqu’il s’agit pour lui
d’extraire un objet de son contexte d’origine, de provoquer une rupture des liens entre celui-ci
et le reste du monde ; c’est cette isolation qui autorise ensuite toutes les perversions. Nougé
évoque ensuite les différents moyens qui permettent selon lui de conférer à un objet sa « vertu
subversive » : il faut avant tout que ce dernier nous soit le plus proche, le plus familier possible.
Il peut d’abord provoquer le spectateur par la mise en exergue d’un caractère en particulier,
mais il peut également subir certaines transformations : atteinte au cadre de la peinture,
modification de la substance de l’objet, changement d’échelle, changement de décor, de
paysage, etc.34 : « [l]’important est de provoquer un effet de surprise en brisant les relations
habituelles et en en établissant d’autres, inattendues, bouleversantes. » 35 Si les précisions
théoriques citées concernent avant tout la peinture, une application à l’écriture est facilement
envisageable, remarque Geneviève Michel.36


Autònoma, 2006 (URL :
https://www.tdx.cat/bitstream/handle/10803/4926/gm1de1.pdf?sequence=1&isAllowed=y, consulté le
10/03/2021). Les informations concernant les conceptions de la réécriture de Paul Nougé sont en partie issues de
cette thèse.
31
MICHEL Geneviève, op. cit., pp.627-628.
32
NOUGÉ Paul, « Pour s’approcher de René Magritte », dans Histoire de ne pas rire, Bruxelles, Éditions de la
revue Les Lèvres nues, 1956, p.239.
33
MICHEL Geneviève, op. cit., p.104.
34
NOUGÉ Paul, op. cit., p.240.
35
MICHEL Geneviève, op. cit., p.105.
36
Ibid., p.116.
14

2.2. Le « détournement » selon l’Internationale situationniste
Le terme de « détournement » apparait pour la première fois en 1953 dans le troisième
bulletin de l’Internationale lettriste, qui se donne entre autres pour objectif de réaliser des
expériences sur le langage et l’écriture ; le « détournement des phrases » constitue un moyen
de renouveler et de bouleverser les pratiques scripturales37. Le concept n’est cependant pas
clairement défini, et il faudra attendre 1956 pour que Guy Debord et Gil Joseph Wolman
publient dans la revue belge Les Lèvres nues leur « Mode d’emploi du détournement »38. Les
deux membres de l’Internationale situationniste (I.S.) y présentent ce qu’ils considèrent être
une pratique à l’avenir prometteur : le recyclage de matériaux culturels préexistants au profit
de la création novatrice. Le peintre danois Asger Jorn, membre de l’I.S. à partir de 1957,
propose dans la foulée un court texte, Peinture détournée (1959)39, dans lequel il déclare la
nécessité de détourner les œuvres d’art afin de les actualiser, de les faire correspondre à
l’époque actuelle. Pour lui, « le détournement est un jeu dû à la capacité de dévalorisation »40 ;
il s’agit de porter atteinte à la culture dominante dans une visée de modernisation. Les
situationnistes amplifient donc la théorie du détournement amorcée par les lettristes, notamment
dans le premier numéro de leur revue, et la portée qu’ils confèrent à ce procédé dépasse même
le cadre artistique pour s’étendre à la vie quotidienne. L’approche des situationnistes est plus
politique que celle de Nougé, le détournement ne portant plus seulement sur les productions
artistiques, mais aussi sur le milieu, sur l’environnement urbain dans son ensemble41 .

Debord et Wolman préciseront par la suite, dans d’autres articles, les enjeux du
détournement ainsi défini et ses modes d’application dans les arts. Dans « Le détournement
comme négation et comme prélude », Debord formule les « deux règles fondamentales du
détournement », à savoir :

la perte d’importance – allant jusqu’à la déperdition de son sens premier – de chaque


élément autonome détourné ; et en même temps, l’organisation d’un autre ensemble
signifiant qui confère à chaque élément sa nouvelle portée.42
Les deux théoriciens, dans leur « Mode d’emploi », précisent aussi que le but de ces
détournements n’est pas nécessairement de produire des effets comiques, mais plutôt d’aboutir


37
Ibid.
38
DEBORD Guy-Ernest et WOLMAN Gil Joseph, « Mode d’emploi du détournement », dans Les lèvres nues, n°8,
mai 1956.
39
Texte reproduit dans MICHEL Geneviève, op. cit., p.122.
40
Cité dans l’Internationale situationniste n°3, décembre 1959, p. 10.
41
MICHEL Geneviève, op. cit., p.109.
42
Internationale situationniste n°3, décembre 1959, p.10.
15

à ce qu’ils appellent un « parodique-sérieux » : il ne s’agit donc pas de se moquer ou de
contredire une valeur donnée, une référence culturelle, mais bien d’en arriver à un point

où l’accumulation d’éléments détournés, loin de vouloir susciter l’indignation ou le


rire en se référant à la notion d’une œuvre originale, mais marquant au contraire [l’]
indifférence pour un original vidé de sens et oublié, s’emploierait à rendre un certain
sublime43.
La somme de ces éléments agencés les uns avec les autres dépasserait ainsi la vision unique
de chacun d’entre eux, rendant l’opération de détournement d’autant plus efficace quant à
l’effet produit sur le spectateur ou le lecteur. Le procédé apparait donc comme lié à l’art
contemporain, et ce dès le début du XXe siècle. Il est défini dans les textes publiés par les
situationnistes comme un acte associé à une théorie et à une pratique visant un changement
radical de l’homme et de la société, et qui entend dans cette intention récupérer, emprunter,
collecter des éléments qui peuvent être des textes, des objets ou des images faisant partie de la
culture traditionnelle et dominante, afin de constituer une nouvelle œuvre, un nouveau dispositif
artistique ou littéraire. Il s’agit d’une démarche visant à détourner le sens d’une œuvre.

2.3. Le détournement appliqué à la littérature


Les situationnistes théorisent donc un détournement centré sur le politique et le social en ne
se préoccupant que peu de la littérature, contrairement à Paul Nougé qui pratique presque
exclusivement la réécriture. Dans son texte « Pour s’approcher de René Magritte », le poète
proposait quelques pistes pour détourner des objets artistiques. Si ses suggestions concernent
avant tout la peinture, Geneviève Michel souligne la facilité avec laquelle ils sont transposables
à la pratique de l’écriture. Ainsi, en appliquant par exemple le détournement à un texte
fictionnel qui ressortirait à un genre largement codifié, différents éléments tels que le cadre, le
contexte, les thèmes ou encore les structures narratives pourraient être mis à profit afin de jouer
avec les attentes du lecteur et sa capacité de reconnaissance, pour le surprendre et provoquer
chez lui une réflexion.

Les définitions et les descriptions des moyens employés pour que le détournement soit
opératoire n’ont pas réellement changé aujourd’hui. Denis Saint-Amand établit, de manière
non-exhaustive, quelques-unes des pratiques qui, selon lui, entrent dans le cadre du procédé en
question : le détournement comprendrait entre autres la satire, la parodie, la caricature et le


43
DEBORD Guy-Ernest et WOLMAN Gil Joseph, op. cit.
16

collage, qui produiraient des effets divers ; l’essentiel étant que l’objet de base reste « manipulé,
défiguré, raillé, détaché de sa forme initiale, pour en donner une lecture différente, et souvent
une prise de position »44. Tous sont des textes dits « du second degré ». Le chercheur étudie
plus en détail le fonctionnement du procédé :

sans forcément inverser les caractéristiques de la représentation dominante d'un


élément à une époque, le détournement opère sur le mode tantôt plaisant tantôt
cinglant de la caricature, en grossissant certaines des particularités du sujet, en
l’écartant de son cadre et de ses logiques habituelles ou en le parant de caractéristiques
qu'il ne possède pas, pour le tourner en dérision.45
Si aujourd’hui, avec le développement d’Internet, les détournements en tous genres sont de
plus en plus nombreux et font en quelque sorte partie de notre quotidien, les textes du second
degré ont souvent et pendant longtemps été méprisés, considérés comme allant à l’encontre de
l’originalité. C’est seulement au cours du XXe siècle que l’on a progressivement pris conscience
du rôle de ces phénomènes de reprises, qui permettent d’une certaine manière un
renouvellement de la littérature.

Que retenir de ces différentes conceptions d’un même procédé, qu’on le nomme
« détournement » ou « perversion » ? Si l’on tente de synthétiser, on pourrait en conclure qu’il
s’agit d’un moyen utilisé essentiellement dans les domaines artistique et littéraire, ayant pour
objectif de produire sur le spectateur ou le lecteur un effet de bouleversement, ou en tout cas
une réaction qui susciterait chez lui une réflexion ; le détournement implique donc aussi une
prise de position de la part de l’écrivain ou de l’artiste. Certains, comme Jorn, précisent qu’il
permet également d’actualiser l’objet en question, de le faire correspondre à l’époque actuelle.
Des manières les plus efficaces de détourner, ou de pervertir, si l’on reprend les termes de
Nougé, on peut notamment retenir le déplacement du cadre, la manipulation ou encore l’ajout
de caractéristiques incongrues, l’essentiel étant que l’objet perde sa signification initiale pour
en gagner une autre. Notons par ailleurs que si, pour les membres de l’I.S., le détournement n’a
pas d’objectif spécifiquement parodique, Denis Saint-Amand considère d’emblée que l’objet
sera tourné en dérision.


44
SAINT-AMAND Denis, « Éloge du détournement », dans Culture, le Magazine Culturel de l’Université de Liège,
Liège, juin 2014 (URL : http://hdl.handle.net/2268/174011, consulté le 07/08/2021).
45
Ibid.
17

3. Du fantastique détourné pour radiographier les mutations
sociétales

Pour Saint-Amand, le détournement constituerait donc, plus qu’une parodie sans véritable
fond, un moyen de prendre parti, d’afficher une réaction par rapport à un objet ou une situation.
La pratique du détournement chez Quiriny, appliquée au fantastique, pourrait donc mettre en
évidence certains phénomènes, certains faits de société, initiant ainsi une réflexion chez le
lecteur. Rappelons-nous par ailleurs ce que disait Bozzetto à propos de l’évolution du
fantastique : les textes devraient toujours être considérés en regard de la période dans laquelle
ils s’inscrivent, car ils s’adaptent au contexte dans lequel ils sont produits. L’écriture
particulière de Quiriny, en faisant usage du détournement, « radiographierait » donc
potentiellement certaines des mutations que l’on enregistre dans la société contemporaine ;
l’auteur mettrait celles-ci en exergue en ayant recours au fantastique – ses nouvelles sont en
effet publiées à partir du début du XXIe siècle. Si, pour certains chercheurs, la période
concernée est celle de la postmodernité, pour d’autres, il serait plus approprié d’utiliser le terme
d’hypermodernité.

Le concept d’hypermodernité, dont on fait usage pour la première fois à l’aube des années
1980, a par la suite été utilisé pour caractériser et regrouper les différentes mutations ayant
marqué la société actuelle à partir des années 1990 environ. Il postule notamment l’émergence
d’un nouveau type de personnalité en Europe occidentale et en Amérique du Nord. La notion
vient en effet se chevaucher avec celle de postmodernité, dont on parle déjà depuis plusieurs
décennies ; comment alors justifier l’introduction d’une nouvelle dénomination pour la période
actuelle ? Si la postmodernité reste par endroits encore valable et explique toujours les
changements advenus dans la société au cours du XXe siècle, elle correspond davantage à une
déconstruction. Or, les mutations que l’on enregistre plus récemment, et qui concernent
essentiellement le rapport de l’individu au temps, aux autres et à lui-même, ne peuvent plus
tout à fait s’inscrire à l’aune de cette déconstruction. Les sociologues et psychologues utilisant
et développant le concept d’hypermodernité présentent une vision de la période contemporaine
comme un retour de la période moderne, mais exacerbée, renforcée. Si la postmodernité
correspondait davantage à une rupture avec différentes idées qui sous-tendaient la modernité
(progrès, raison et bonheur), un moment « au cours duquel les structures institutionnelles

18

d’encadrement social et spirituel de l’individu s’effritent, voire disparaissent » 46 , elle est
maintenant devenue trop large et imprécise pour rendre compte de certains changements
caractéristiques de la période actuelle. L’hypermodernité, de par son préfixe, implique une idée
d’excès, d’intensité ; elle indique un renouvellement de la modernité, ou, plus précisément, « la
radicalisation et l’exacerbation de la modernité »47. Claude Tapia considère en ce sens qu’elle
« figure sinon un dépassement du moins un nouvel élan vers une modernité encore plus
moderne et plus libérée des inhibitions idéologiques, psychologiques, esthétiques »48. Là où la
société postmoderne « se donn[ait] des lois molles, souvent enfreintes et se cherch[ait] une
moralité qui soit peu contraignante » 49 , on assiste ici davantage à un dépassement, un
encouragement à la transgression.

La personnalité hypermoderne se caractérise notamment à travers trois pôles, selon Nicole


Aubert : « excès, fragmentation, incertitude quant à la définition de soi » 50 . Si les deux
personnalités précédentes, à savoir traditionnelle et moderne, étaient encore sous-tendues par
l’idée d’une structuration sociale importante, et étaient marquées par un mode de vie ancré dans
la collectivité, ce n’est plus le cas de l’individu nouveau ciblé par les sociologues, qui est libre
de décider des entités, des groupes auxquels il souhaite adhérer. Nicole Aubert parle d’un
« effacement de la structuration par l’appartenance » 51 . Il s’agit donc d’une personnalité
fondamentalement individualiste, qui doit lutter pour son existence sociale ; selon la
sociologue, « on assiste à une recomposition de l’identité personnelle, à la fois renforcée et
fragilisée, au renouvellement des profils psychologiques, à l’émergence de nouveaux types de
pathologies, à une hypercompétitivité permanente et à un rapport au temps inédit »52. La société
valorise les individus flexibles, la capacité d’adaptation et de changement ; ce n’est donc plus
la stabilité qui est privilégiée53. Ce rapport au temps était pourtant déjà caractéristique de ce
que l’on a appelé la postmodernité ; Sophie Berto notait d’ailleurs à la fin du siècle dernier :


46
AUBERT Nicole, « Un individu paradoxal », dans AUBERT Nicole (éd.), L’individu hypermoderne, Ramonville
Saint-Agne, Érès, 2004 (Sociologie clinique), p.14
47
ID., « L’individu hypermoderne et ses pathologies », dans L'information psychiatrique, vol. 82, n°7, 2006, p.606,
repris dans Cairn (URL : https://www.cairn.info/revue-l-information-psychiatrique-2006-7-page-605.htm,
consulté le 07/08/2021)
48
TAPIA Claude, « Modernité, postmodernité, hypermodernité », dans Connexions, vol. 97, n°1, 2012, p.18, repris
dans Cairn (URL : https://www.cairn.info/revue-connexions-2012-1-page-15.htm, consulté le 07/08/2021).
49
BERTO Sophie, « Temps, récit et postmodernité », dans Littérature, Le montage littéraire, vol. 92, n°4, 1993,
p.94, repris dans Persée (URL : http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1993_num_92_4_2305, consulté le
05/03/2021).
50
AUBERT Nicole, « Un individu paradoxal », op. cit., p.16.
51
Ibid.
52
Ibid., p.17.
53
AUBERT Nicole, « L’individu hypermoderne et ses pathologies », op. cit., p.609.
19

Contrairement à l'homme des siècles précédents, l'homme de notre siècle voit pendant
sa vie plusieurs périodes se succéder : le présent s'abrège, le passé s'accumule ; après
le siècle classique, le demi-siècle romantique, la « Belle Époque », « Les Années
folles », nous comptons les décennies, les années 60, 70, 80.54
L’individu avait donc déjà l’impression d’une accélération du temps, d’une prise de vitesse.
Postmodernité et hypermodernité se confondent sur certains aspects et se complètent l’une
l’autre ; ainsi, il nous semblait pertinent, dans le cadre de ce chapitre, d’avoir en tête les deux
notions et ce qu’elles impliquent : la dénomination importe finalement assez peu. Les nouvelles
de Quiriny mettent aussi bien en scène, comme on le verra, des caractéristiques de la société
très actuelle que des bouleversements dont on distingue les prémices dès les années 1950. Les
analyses suivantes nous permettront de nous rendre compte à quel point les nouvelles
soulignent, à travers l’emploi de différentes thématiques fantastiques détournées, certains
aspects de la société contemporaine, notamment les nouvelles conditions dans lesquelles
l’individu est contraint d’évoluer, son rapport à lui-même et aux autres, mais aussi à l’espace
et au temps.

3.1. La dégradation de l’ordre symbolique


La société contemporaine est héritière d’un bouleversement progressif, mais majeur advenu
au XXe siècle : Pierre Piret l’identifie comme une « dégradation de l’ordre symbolique »55.
Dans la seconde moitié du siècle, on commence à interroger la légitimité des individus
représentant les institutions, l’ordre structurant la société. Cet ordre se révèle en fait être une
loi, arbitraire, permettant de maintenir cette structure sociale et d’indiquer le rôle de chaque
sujet dans la société, pour autant que celui-ci accepte d’adhérer à une fiction : les représentants
du pouvoir n’incarnent pas l’ordre en lui-même, ne sont pas essentiellement légitimes, mais
l’organisation de la société repose uniquement sur ce principe de croyance. Les rapports
hiérarchiques sont en réalité structurés par le langage, qui est à la base de toutes les institutions.
Il y a donc vers la fin des années 1960 une mutation de l’ordre symbolique, que Piret met en
relation avec l’avènement progressif des médias au XXe siècle, et plus particulièrement des
médias de l’image, qui modifient « le statut même du signe et sa fonction socio-politique »56.


54
BERTO Sophie, op. cit., p.92.
55
Cf. PIRET Pierre, Cours LROM2710 – Questions d’esthétique littéraire, Louvain-la-Neuve, année académique
2019-2020.
56
« Radiographie d’une mutation : photographie et politique chez Jean Genet », dans La littérature à l’ère de la
reproductibilité technique. Réponses littéraires au nouveau dispositif représentatif créé par les médias modernes.
Penser la représentation I, actes du colloque de Louvain-la-Neuve, textes réunis par Pierre Piret. Paris,
L’Harmattan (coll. Champs visuels), 2007, p.182.
20

Le sujet est ainsi contraint de se recréer un cadre à partir duquel se construire et exister. Il ne
s’agit désormais plus d’une seule institution qui déterminerait l’organisation de la société : la
réalité se construit avec des ordres de causalité différents. La société s’est aujourd’hui
largement libéralisée, et le mouvement ne cesse de se radicaliser au cours des décennies
suivantes, si bien que le monde n’a plus aucune transgression à offrir, et que les individus se
retrouvent dans une sorte d’impasse57.

Or, plusieurs nouvelles de Quiriny s’emploient à mettre en scène à travers des effets de
fantastique ce passage d’un ordre établi, d’une causalité stable et fondée, à un vacillement de
cette loi qui structurait les rapports de chacun aux autres et attribuait à chaque individu sa place
dans la société ; ce faisant, l’auteur souligne la nécessité et l’importance du signifiant et des
positions symboliques pour maintenir un ordre social. « La grande renommée » (CP) nous parait
particulièrement représentative de cette dégradation de l’ordre symbolique. Le bouleversement
« fantastique » qui a lieu ici est en réalité le fait de l’homme lui-même, puisque la réforme
onomastique, objet de la nouvelle, est suggérée par « certains intellectuels parmi les plus
avancés » (p.45), et autorise tout un chacun à changer de nom comme il l’entend. La source du
changement est donc parfaitement identifiable, et c’est à un détournement du principe même
du fantastique que l’on assiste, qui touche à ses caractéristiques les plus fondamentales. Les
lois régissant la perturbation ne sont pas mystérieuses, puisqu’elles sont instaurées par les
hommes eux-mêmes, des intellectuels et des représentants du gouvernement – décrits comme
des « pantins » inutiles à la société. Ces derniers sont d’ailleurs largement ridiculisés dans la
nouvelle : une fois leur idée appliquée par la loi, ils s’empressent de venir témoigner sur les
plateaux de télévision de « l’immense plaisir que leur procur[e] cette nouveauté » (p.46). Le
nom est considéré comme une entrave à la liberté, à l’expression de soi, et même comme un
« facteur d’inégalité », selon les spécialistes.

Après que toute la population, incitée par le gouvernement à s’emparer de cette nouvelle
liberté qui leur était offerte, a pris l’habitude de changer de nom selon ses envies, aussi
régulièrement qu’elle le souhaitait, les problèmes les plus évidents et absurdes ne tardent pas à
se faire ressentir. L’interview donné par un philosophe favorable à la réforme achève de faire
voir au lecteur l’ironie de cette dernière :

« Ce que nous avions hier de plus personnel, notre nom, nous trouvons aujourd’hui
qu’il ne l’est précisément plus assez, et qu’il nous en faut un autre qui nous aille


57
Cf. PIRET Pierre, Cours LROM2710, op. cit.
21

davantage. On ne se définit plus selon son nom, on choisit son nom selon ce que l’on
croit être. C’est selon moi une excellente chose. » (p.51)
Outre la critique des intellectuels, représentés comme des individus proposant et appuyant
des idées stériles, instaurant des débats sans intérêt ni profondeur, et la référence ironique aux
réformes inutiles à impact faussement positif (qui masquent peut-être un manque de réformes
bien plus efficaces), il s’agit surtout de mettre en évidence une volonté de faire correspondre,
de confondre la chose et le signifiant. Les individus ont le sentiment que le langage, les mots
(donc les noms), ne coïncident pas avec ce qu’ils sont, et refusent qu’on leur impose quelque
chose qu’ils n’auraient pas eux-mêmes choisi.

La seconde partie de la nouvelle, tout en dévoilant l’étendue des conséquences du


bouleversement dans la société, se fait représentative de la rapidité, de l’urgence, de la
flexibilité avec lesquelles nous sommes tenus de vivre aujourd’hui, puisqu’elle décrit à quel
point il est facile et valorisé de changer de nom plusieurs fois par jour :

Aujourd’hui, tout va encore plus vite. Une envie pressante d’un nouveau nom ? Il
suffit d’un coup de fil à l’administration. […] On peut s’appeler Nixon le jour et
Brejnev la nuit, Swann au matin et Vinteuil à midi, Charlus au goûter puis Guermantes
au dîner. […] Il y a désormais des modes pour les noms, comme pour les vêtements.
(pp.48-49)
Les encouragements du gouvernement obligeant presque les individus à profiter de la
réforme, à s’emparer de leurs nouveaux droits, cristallisent l’impératif de la liberté 58 qui
caractérise la société actuelle. Quand, alors que les demandes de modification de noms
commencent à baisser, le gouvernement « [craint] d’avoir fait une réforme pour rien » (p.46),
il réagit en lançant diverses campagnes publicitaires incitant les citoyens à profiter des libertés
qui leur sont accordées. La société impose presque aux individus d’être libres, de faire leurs
propres choix, de suivre leurs envies sans se soucier d’une quelconque notion de causalité ; ils
sont ainsi tenus d’exister au présent. L’encouragement massif au changement de nom plusieurs
fois par jour met en lumière, de manière évidemment exagérée, la presque injonction qui a
cours actuellement dans la société : celle de ne pas être « causé », de ne pas se laisser déterminer
par quoi que ce soit – cela rejoint la valorisation de la mobilité et de l’adaptabilité que nous
évoquions plus tôt.

Au lieu de rendre les individus davantage en adéquation avec eux-mêmes, la nouvelle règle
ne réussit qu’à embrouiller les cerveaux et engendre des dérives plus ridicules les unes que les
autres : généalogies, héritages, justice, oublis, etc. La perturbation née de cette injonction à


58
Ibid.
22

profiter de toutes les libertés en vient à ne causer que des non-sens dans la société : en l’absence
de signifiant maitre, en l’absence de toute règle capable d’assigner un cadre à l’individu, ce
dernier se retrouve sans limites et sans repères. Le fait de prendre pour cible le nom est
particulièrement révélateur, puisque celui-ci détermine en partie le sujet, ou du moins la place
qu’il occupe dans le champ social, dans l’espace civil. L’individu construit son histoire propre
à partir de son héritage familial, qui va orienter son avenir et son identité. Le fait de changer de
nom à sa guise constitue un moyen de sortir du cadre, de la filiation qui nous est imposée à la
naissance : prendre le nom de quelqu’un d’autre est une manière de faire table rase du passé.

Cette première analyse offre déjà un aperçu des particularités qui singularisent l’écriture de
Quiriny : le détournement peut s’opérer chez lui sur des caractéristiques fantastiques aussi
fondamentales que l’origine des lois bouleversées. En effet, dans « La grande renommée », il
ne s’agit pas de lois naturelles, déterministes, fondées et nécessaires, mais bien de lois
symboliques qui sont mises à mal. Rappelons par ailleurs la manière dont Bozzetto concevait
la visée fantastique : selon lui, les textes s’emploient justement à construire une « déperdition
du symbolique »59 ; c’est précisément ce que représente Quiriny dans sa nouvelle. Les effets de
fantastique demeurent cependant, puisque l’on assiste à un enchainement de conséquences sous
forme de cascade, à un incroyable crescendo dans l’absurde et l’exagération.

3.2. La « condition du sujet visible »60


Le développement croissant des médias de l’image, dont Pierre Piret soulignait l’impact sur
la société du siècle dernier, conduit Claudine Haroche à postuler une nouvelle modalité
d’existence pour l’homme d’aujourd’hui. À la condition de l’homme moderne de Hannah
Arendt, elle substitue celle de « sujet visible » ; l’identité se construirait selon elle davantage
par l’intermédiaire de l’apparence physique : « Pour exister dans les sociétés actuelles il faut
voir, se tenir sans cesse informé, mais tout autant, voire davantage, se rendre constamment
visible au plus grand nombre d’individus […] » 61 . Plusieurs nouvelles de Quiriny, par un
déplacement du cadre ou par un changement de registre, mettent en évidence cette importance
accordée à la visibilité dans la société.


59
BOZZETTO Roger, Territoires des fantastiques, op. cit., p.8.
60
Expression empruntée à Claudine Haroche (HAROCHE Claudine, « Généalogies des processus hypermodernes
(de la condition de l’homme moderne à la condition de sujet visible) », dans Connexions, vol. 97, n°1, 2012, pp.27-
40, repris dans Cairn (URL : https://www.cairn.info/revue-connexions-2012-1-page-27.htm, consulté le
07/08/2021))
61
Ibid., p.34.
23

La nouvelle « Deux conférenciers » (HA) procède davantage par déplacement du cadre
habituel, plutôt qu’en détournant un thème caractéristique du genre ; comme dans « La grande
renommée », on ne retrouvera pas non plus ici de figure surnaturelle explicitement convoquée,
remaniée ou actualisée, ni même un bouleversement des lois naturelles. À travers leur
correspondance, deux conférenciers, Mosteck et Bénéveau, se racontent mutuellement certaines
des expériences qu’ils ont pu faire dans le cadre de leur métier. Le premier se retrouve confronté
à une audience qui, au lieu de le féliciter pour ses analyses qu’il juge lui-même pourtant
brillantes, préfère acclamer un autre homme, spectateur dont l’objectif se résume à contredire
chacun des points développés par le conférencier – un rituel bien organisé et répété à de
nombreuses reprises dans la région, comme le découvre par la suite Mosteck.

Dans cette nouvelle épistolaire, le fantastique apparait dans sa dimension purement sociale,
et les lois régissant la perturbation qui survient ne sont plus du tout mystérieuses ou
incompréhensibles ; au contraire, les deux « bouleversements » relèvent platement de
l’absurdité du comportement de certains individus, et leurs causes sont dévoilées à la fin. Ainsi,
la nouvelle s’inscrit plutôt dans la veine d’un fantastique kafkaïen, dans lequel le protagoniste
se retrouve face à une situation complètement absurde, et ne parvient plus à avoir une prise sur
le réel – mais sans l’atmosphère sinistre et vertigineuse, puisque le ton est effectivement bien
plus léger. L’intrusion de l’absurde dans la nouvelle rejoint un niveau beaucoup moins profond
que ne le fait Kafka dans le Procès ou la Métamorphose. Même si les personnages sont bien
placés dans une situation déroutante, les deux aventures sont racontées sur le ton de l’anecdote.
La première lettre de cette nouvelle permet donc d’illustrer une injonction constante à la
visibilité et ce besoin de se donner en spectacle, devant un public constitué d’individus en quête
de sensationnel, friands de conflits, quel que soit l’objet de ceux-ci :

Mais le plus stupéfiant – le croiras-tu ? –, c’est que l’assistance le soutenait : tout le


monde était dans son camp ! Les Châtillonnais buvaient du petit-lait, ravis de me voir
écrabouillé. Ils se fichaient bien que les propos de ce crétin fussent inexacts ; ce qui
les intéressait, c’était d’assister à une descente en flammes, et que leur héros gagne à
la fin. […] Les gens l’adorent, et la plupart vont aux conférences pour lui. Comme me
l’a expliqué un type du coin, ‘c’est gratuit, et on a deux spectacles à la suite’. (pp.68-
69)
Plus que d’un besoin de visibilité comme nouvelle modalité de l’existence, on pourrait
presque parler d’une nécessité de l’ostentation : il devient en effet encore plus important de se
faire remarquer que d’être simplement vu 62 , c’est pourquoi on observe de plus en plus de

62
HAROCHE Claudine et AUBERT Nicole, « Être visible pour exister : l'injonction à la visibilité », dans AUBERT
Nicole (éd.), Les tyrannies de la visibilité. Être visible pour exister ?, Toulouse, Érès, 2011 (Sociologie clinique),

24

comportements de ce type visant à attirer l’attention vers soi. Plusieurs nouvelles dans l’œuvre
de Quiriny abordent encore cette thématique de la visibilité, que ce soit sous l’angle de la mise
en scène de soi, comme dans « Deux conférenciers », ou sous celui de l’atténuation des
frontières entre le privé et le public, bien qu’il ne s’agisse pas toujours de l’aspect ressortant en
premier lieu du détournement fantastique opéré.

« Bleuir d’amour » (HA) dépeint par exemple une société frappée d’une perturbation pour
le moins incongrue : après l’orgasme, pendant quelques heures, la peau des individus bleuit
distinctement. Il résulte de cette anomalie une impossibilité de dissimuler à autrui ce qui
constitue une part importante de l’intimité – intimité qu’il devient dès lors bien plus compliqué
de préserver. La possibilité d’une explication surnaturelle est d’emblée évoquée ; un lien
explicite s’établit donc avec le genre fantastique :

La communauté scientifique s’interroge. S’agit-il d’une toxine ? D’une hormone ? La


cause est-elle surnaturelle ? Combattue par une majorité de chercheurs, car elle bat en
brèche l’autorité de la science, cette dernière supposition devient plus populaire à
mesure que le temps passe. (p.7)
Cet extrait étouffe d’emblée la dimension d’hésitation que Todorov identifiait comme
constitutive du genre : la population semble déjà avoir opté pour une solution. De plus, cette
« communauté scientifique » est clairement décrite comme impuissante face au phénomène
auquel elle ne parvient pas à donner d’explication rationnelle. Le fait de mettre en scène une
société dans son ensemble, et non pas un individu isolé, permet de détourner l’effet de
fantastique attendu. Même si le reste de la nouvelle est davantage révélateur d’une volonté de
retour à une éthique plus cadrée de la part des individus (que nous aborderons ci-après), Quiriny
pointe de manière exagérée ce qui constitue désormais une nouvelle particularité de notre
existence, à savoir un encouragement continu à en dévoiler toujours plus sur son intimité.
Citons encore « Dans mon mur » (AP), où Dutilleul, capable de traverser les murs autant qu’il
le souhaite, ne voit plus vraiment l’intérêt de son don au XXIe siècle :

[…] le passe-muraille ne peut pas se sentir chez lui dans un monde où il n’y a plus
rien à cacher et, partant, plus aucun intérêt à savoir franchir les murs. La télévision est
partout, il y a des caméras dans les appartements. Ceux qui n’ont pas la chance d’être
filmés en permanence écrivent des livres pour raconter leur quotidien. Hommes,
femmes s’exhibent à tout bout de champ, plus besoin d’entrer par effraction dans leurs
chambres à coucher. La vie privée est un concept en voie d’extinction ; le pouvoir de
Dutilleul ne lui sert plus à rien. La dernière muraille du monde civilisé est l’écran de
télévision, et il est transparent. (pp.108-109)


p.17, repris dans Cairn (URL : https://www.cairn.info/les-tyrannies-de-la-visibilite--9782749213507-page-7.htm,
consulté le 14/05/2021).
25

A chaque fois, le procédé est similaire : le fantastique de la situation est détourné et initie
implicitement ou explicitement une réflexion sur la place de la visibilité, déclinée sous divers
modes : nous vivons dans une société du spectacle, où la frontière entre privé et public s’est
drastiquement atténuée.

3.3. Aux côtés des transgressions : un possible retour de l’éthique ?


Les nouvelles précédentes mettent notamment en avant un aspect central de
l’hypermodernité : la perte de sens importante de la notion d’intimité ; tout est désormais visible
par tout le monde. Ce renversement des valeurs n’est pas étranger à « l’hypersexualité », que
les sociologues convoqués précédemment identifient comme constitutive de la culture
hypermoderne63, et qui est le résultat d’une déconstruction progressive de l’ordre moral dont
fait état la seconde moitié du XXe siècle – certains déplorent une décadence globale des mœurs
depuis les événements de mai 68. Les chercheurs indiquent unanimement une « libération des
forces libidinales »64, qui n’a cessé de prendre de l’ampleur au fil des décennies en suscitant
des réactions assez contrastées au sein de la population. Cette prolifération des transgressions
de toutes sortes est à mettre en relation avec le déclin de l’éthique dont fait état la société
hypermoderne. Claude Tapia en identifie quelques causes : encouragement à l’adaptabilité,
mais aussi au blasphème et à la provocation dans le domaine artistique, incitation à profiter de
toutes les libertés, etc. Cette spirale transgressive fait naitre chez certains le sentiment d’un
retour indispensable à une véritable éthique. Tapia remarque que la société contemporaine se
structure en partie autour d’un paradoxe :

combiner la censure ou le rejet des dérives et licences inhérentes à l’hypermodernité,


le plaidoyer pour des libertés et transgressions de toutes sortes, l’ultra-relativisme
moral et la promotion des valeurs de solidarité, d’humanitarisme, d’empathie pour les
identités locales ou singulières.65
La chercheuse interroge alors ce que l’on pourrait considérer comme un renouvellement de
l’éthique, lié selon elle à « la détestation de divers aspects du relâchement des mœurs »66 : une
thématique que l’on retrouve notamment dans « Bonnes gens de Rouvières » (VC). La nouvelle
aborde ironiquement un certain retour au vertueux, une volonté de reconstruction de l’éthique
perceptible dans la société contemporaine. Julienne, une prostituée âgée de cinquante ans, a


63
TAPIA Claude, op. cit., p.22.
64
Ibid., p.21.
65
Ibid., p.23.
66
Ibid.
26

pour projet de déménager afin de fuir la concurrence parisienne. Quand sa collègue Garance lui
trouve une maison située dans le petit village paisible de Rouvières, elle accepte sans hésiter.
Seulement voilà, après plusieurs mois, Julienne n’a pas encore eu un seul client ; une situation
à laquelle elle ne peut finalement donner qu’une seule explication : les Rouviérois sont trop
vertueux. En effet, plus elle tente de se mettre en valeur et de promouvoir ses services, plus elle
se montre ouvertement aguicheuse, plus ils la jugent et la rejettent violemment.

Le détournement parodique est ici lié en partie au cadre du récit – il s’agit d’un petit village
sans histoire, avec des habitants banals – mais aussi et surtout au comportement de ces derniers,
que l’on pourrait qualifier de « mystérieux », mais pas au sens d’« inquiétant ». Il s’agit plutôt
du registre de l’incongru, de l’inhabituel. Le métier exercé par Julienne et les réactions de
dégoût qu’elle reçoit de la part des villageois participent de l’ironie de la situation : ces derniers
semblent condamner une dérive des mœurs et rejettent en bloc son métier ; mais Julienne n’est
pas une « débauchée » qui s’amuserait à séduire les hommes du village et à les provoquer pour
le plaisir : il s’agit de sa profession, qu’elle exerce depuis des décennies ; il est donc normal
pour elle de pratiquer ce genre d’activités, d’adopter ces comportements.

Julienne n’incarne pas une énième transgression face à laquelle on pourrait s’insurger : une
fois de plus, le comportement symptomatique d’une société héritière de la libéralisation à
outrance est mis en exergue, mais de manière détournée, inversée. On assiste donc ici à une
confrontation entre deux attitudes opposées : les Rouviérois jugent Julienne avec dédain car
celle-ci ne semble pas correspondre à leur modèle moral. Ainsi, ce que présente la nouvelle de
Quiriny sur un mode parodique, c’est un jugement lié au vertueux de toute une communauté
par rapport à des conduites qu’elle juge inadaptées et qu’elle condamne durement ; il s’agirait
de pointer ironiquement du doigt l’exigence paradoxale qui traverse la société contemporaine.
Claude Tapia note que Gilles Lipovetsky constatait déjà en 1992 ce retour de l’éthique, en
s’interrogeant toutefois sur la nature de cette dernière : « s’agit-il de l’éthique traditionnelle liée
aux dogmes religieux, ou de l’éthique moderne laïque et républicaine, associées toutes deux à
la notion de devoir ? »67 L’auteur, qui la lie au règne de l’individualisme et à la dissolution des
grandes idéologies, la décrit aussi comme fragile, et, surtout, compatible avec l’hédonisme
ambiant…

On constate que le fantastique de Quiriny est souvent axé sur le « social » : bien souvent,
aux lois naturelles qui sont habituellement bouleversées dans le cadre d’un récit fantastique


67
Ibid.
27

traditionnel, on substitue des lois symboliques ou « sociales », des mœurs. Il s’agit là d’un
moyen de détournement récurrent chez l’auteur.

3.4. L’individu en relation : méfiance, fragmentation, éphémérisation


Si les pages précédentes nous ont permis de mettre au jour certains états qui sont le résultat
de grands bouleversements survenus au cours du XXe siècle à l’échelle de la société
(dégradation de l’ordre symbolique, volonté de retour à l’éthique, société du spectacle, recul de
l’intimité, etc.), il nous parait également pertinent d’aborder de plus près ce qui caractérise
l’individu. Rappelons en effet que ce qui distingue la société contemporaine des modèles de
sociétés précédents, c’est avant tout un individualisme fondamental. Celle-ci ne repose plus sur
une expérience de la collectivité, d’où l’intérêt d’examiner plus en profondeur la relation de
l’individu avec autrui, ou avec lui-même.

3.4.1. De l’individualisme à la paranoïa : méfiance dans les relations


« L’intrus » (AP) illustre, grâce au détournement du fantastique, un individualisme exacerbé
jusqu’à la paranoïa. La nouvelle raconte l’irruption soudaine dans le quotidien du narrateur d’un
individu désireux d’effectuer chez lui tous les travaux ménagers et rénovations possibles et
imaginables, allant de la tonte de la pelouse à la préparation des repas, malgré les violentes
oppositions du propriétaire. C’est ici le thème de la présence inquiétante et pesante qui est
détourné. Le « surnaturel » s’incarne dans la nouvelle en la personne de ce jeune homme
complètement dévoué au narrateur, qui exécute bénévolement des tâches ménagères dont on ne
le charge absolument pas, malgré les nombreuses tentatives du propriétaire pour l’en dissuader.

L’intrus en question, qui se présente a priori comme l’exact opposé d’une présence
terrifiante, est décrit comme « un jeune homme d’une vingtaine d’années au visage enfantin, le
front caché par une épaisse frange de cheveux blonds » (p.17), qui ne souhaite manifestement
et désespérément que le bien du narrateur. Malgré ces intentions tout à fait louables bien
qu’extrêmement surprenantes, ce dernier se met à développer progressivement une sorte de
psychose, une paranoïa irréfrénable (jusqu’à en arriver « au bord de la dépression » (p.22)) qui
le poussera à essayer de nuire à tout prix à son nouvel homme à tout faire ; dans le même temps,
le dévouement sans limites du bienfaiteur indésirable s’accentue de plus en plus. À plusieurs
reprises, le narrateur confie trouver la situation angoissante (« J’eus une violente bouffée
d’angoisse » (p.19) ; « C’était extraordinaire et horriblement angoissant » (p.22)), et l’individu
est décrit comme un « homme invisible ou devin génial », qui possèderait « quelque chose de

28

surnaturel » (p.20) et qui aurait « parasité » l’existence du narrateur « jusqu’à se substituer
purement et simplement » à lui (p.23).

Ce sont ici l’apparence angélique et le comportement exagérément serviable du jeune


homme qui constituent une anomalie par rapport au schéma fantastique classique. Le cadre et
la logique habituels se retrouvent inversés, bien que le thème soit en quelque sorte toujours
similaire et facilement repérable. À sa mort, l’intrus est en effet associé par le narrateur non pas
à une présence satanique, mais bien à un individu d’ordre divin : « Je repense souvent à lui
depuis lors, et l’imagine en train de cirer bénévolement les parquets du paradis » (p. 24), mettant
en évidence le contraste entre une figure issue d’un potentiel hypotexte – c’est-à-dire la
présence inquiétante, terrifiante – et celle de « L’intrus » – un individu dévoué et bienfaiteur. Il
y a donc un détournement du délire paranoïaque dans lequel tombent généralement les
personnages du récit fantastique.

Détourner ce thème permet de faire apparaître ce que l’on peut considérer comme une
caractéristique, un travers de l’individu hypermoderne, mais considérablement intensifié : la
méfiance sans précédent vis-à-vis de quelqu’un qui semble ne nous vouloir que du bien parait
symptomatique des liens sociaux dans la période actuelle. La personnalité contemporaine est,
on l’a dit, considérée comme hyperindividualiste. Cela signifie qu’elle ne réfléchit et n’agit
qu’en fonction de ses propres intérêts : un comportement qui tend à devenir la norme dans la
société. Le narrateur de la nouvelle incarne ainsi ce type d’individu de manière exagérée. Or,
l’intrus, qui se plie en quatre pour l’aider et faire le bien autour de lui, et qui fait donc preuve
d’un grand altruisme et d’une solidarité sans bornes, est perçu par le narrateur comme une
agression angoissante, comme quelqu’un dont il faut absolument se méfier.

Cette nouvelle introduit également un élément que l’on développera à l’occasion d’autres
analyses : l’individu contemporain ne pourrait s’exprimer que sur le registre de l’excès – c’est
d’ailleurs ce que suggère la notion d’hypermodernité. On remarque en effet que les
comportements décrits sont pour le moins exagérés : aussi bien celui de l’intrus, qui veut
désespérément le bien de quelqu’un qu’il ne connait même pas (au prix de sa propre vie !), que
le narrateur, qui fait tout pour le faire disparaitre, voire le tuer.

29

3.4.2. Éphémérisation des relations, multiplication des expériences
Si les liens sociaux sont désormais empreints d’individualisme, Nicole Aubert identifie
également « un rapport aux autres marqué par l’éphémère »68 : à l’engagement et à la durabilité
au sein des relations entre les personnes, qui caractérisaient jusqu’alors la société, ont succédé
des rencontres brèves et multiples : « Les liens sociaux sont plus nombreux qu’avant, plus
faciles à établir plutôt, mais ils sont plus fragiles »69. « Vies conjugales » (VC) offre un exemple
probant de ce caractère fugace des relations entre les individus, en mettant en scène le
personnage de Maurice de Saint-Guérin, de passage dans le centre balnéaire où le narrateur
effectue une cure de quelques jours. Les discussions entre les deux individus se tournent
rapidement vers la femme de Saint-Guérin. Le narrateur découvre que ce dernier est enfermé
depuis des décennies dans une sorte d’engrenage conjugal : en effet, chaque fois qu’il rencontre
une femme et l’épouse, celle-ci se trouve être le parfait sosie de la précédente. Il explique au
narrateur qu’il ne peut s’empêcher de divorcer après quelques années, avant de se remarier
immédiatement avec une femme à nouveau jeune et belle. Le lecteur identifie aisément la
thématique de la réincarnation : la jeune fille, identique et différente à la fois, avec qui l’homme
est manifestement incapable d’entretenir une relation stable, se réincarne systématiquement
sans laisser présager une fin à ce cercle vicieux.

Ce faisant, Saint-Guérin offre au lecteur une illustration parfaite du rapport à autrui dans la
société contemporaine : exposant la facilité avec laquelle il passe d’une relation à une autre, se
lassant instantanément de la femme qu’il vient d’épouser, il enchaine les relations courtes et
semblables, qui constituent un échec répété indéfiniment. En détournant une thématique
récurrente du genre fantastique, Quiriny rend donc visible cette éphémérisation des relations,
mais aussi ce besoin, que nous évoquions plus haut, de multiplier les expériences dans un temps
réduit : l’individu hypermoderne évolue bien dans un rapport au temps différent, accéléré, qui
le presse à accomplir un maximum de choses en une période succincte.

Cette situation de multiplication des expériences est aussi liée à une fragmentation de
l’identité : l’individu, encouragé à se montrer flexible, se constitue en tant que personnalité aux
identifications plurielles, puisqu’il est désormais libre de sélectionner les groupes auxquels il
souhaite adhérer. La thématique fantastique qui apparait dans la nouvelle « Mélanges
amoureux » (CC) illustre particulièrement bien cette fragmentation de l’identité qui enjoint le


68
AUBERT Nicole, « L’urgence, symptôme de l’hypermodernité : de la quête de sens à la recherche de sensations »,
dans Communication et organisation, n°29, 2006, repris dans OpenEdition (URL :
http://journals.openedition.org/communicationorganisation/3365, consulté le 07/08/2021).
69
ID., « L’individu hypermoderne et ses pathologies », op. cit., p.609.
30

protagoniste à vouloir multiplier ses expériences amoureuses, en optimisant le temps et l’espace
pour conjuguer au mieux toutes les facettes de son existence.

Renouvier, personnage récurrent dans les recueils de Quiriny, partage sa vie amoureuse et
intime entre quatre femmes différentes. L’équilibre qu’il avait réussi à établir en organisant son
emploi du temps entre ses maîtresses et son épouse se retrouve un jour bouleversé par
l’interversion des visages de celles-ci dans le miroir situé en face du lit de la chambre d’hôtel
dans laquelle il les rejoint quasi quotidiennement. Dans ce récit, la matrice fantastique est bien
présente : un miroir ne reflète pas la réalité du monde ; il y a donc un bouleversement, une
irruption du surnaturel au sein d’une pratique bien ancrée dans la vie quotidienne du
protagoniste.

Cependant, la nouvelle est dès les premières lignes placée sous le signe de l’humour, grâce
à une intervention métanarrative qui participe de la mise à distance de la narration en prenant à
parti le lecteur :

Sans doute le lecteur imagine-t-il déjà un Renouvier fainéant, qui, entre deux rendez-
vous, abandonnait son poste pour aller faire un somme ; à moins qu’il ne pense,
hypothèse plus incongrue, que Renouvier se livrait à des trafics et utilisait sa chambre
comme dépôt pour les liasses de billets qu’il volait à la banque. (p.92)
La perturbation est d’abord évoquée en tant que « désordre » susceptible de
« décontenancer » Renouvier dans sa petite vie bien agencée : l’homme est en effet contraint
de revoir toute l’organisation de son existence, et ne manque pas de tomber rapidement dans la
paranoïa, tout en s’inquiétant moins du fait qu’un miroir puisse refléter autre chose que la
réalité, que de la réaction de ses amantes si elles venaient à découvrir ses multiples et honteuses
relations. La dimension d’angoisse est ainsi progressivement éclipsée par le comique de la
situation que s’imagine le lecteur, qui s’amuse de voir Renouvier en mauvaise posture face aux
conséquences inhérentes à toute une vie de mensonges. La chute est grinçante, puisque l’on y
apprend par l’intermédiaire du même narrateur omniscient qu’Élise, l’épouse du don Juan (qui
réapparaitra elle aussi dans des recueils ultérieurs), n’est pas beaucoup plus fidèle que son mari.
Après que Renouvier s’est débarrassé d’un miroir acheté par celle-ci, le narrateur commente
encore :

Il se recoucha soulagé, ignorant que ses précautions étaient inutiles : ce miroir-là n’en
n’avait pas après lui, mais après Élise qui, comme il l’aurait su s’il avait bien voulu
voir les visages masculins qui s’y reflétaient en grand nombre, n’avait pas perdu son
temps durant toutes ces années. » (p.105)
C’est donc ici la posture du narrateur, permettant une distanciation par rapport au
fantastique, mais aussi le cadre et le contexte – le quotidien d’un homme adultère – qui
31

constituent un détournement du genre et de la thématique. C’est ce même détournement, assez
complet, qui va permettre à Quiriny de mettre en lumière la personnalité hypermoderne sous
certains aspects : Renouvier compartimente son existence en fonction de ses différentes
relations, comme s’il menait de front des vies complètement différentes les unes des autres, en
prenant soin que ces dernières ne se croisent jamais, puisqu’à chaque femme, il ment et raconte
un parcours de vie différent. Cet idéal lui demande une organisation impliquant des rapports à
l’espace et au temps exploités dans toutes leurs possibilités. Renouvier incarne ainsi une facette
de l’individu par excès que décrit Robert Castel70 : banquier aisé proche de la retraite, il semble
vouloir profiter de tout en s’enfonçant dans l’hyperactivité et en réalisant une course contre la
montre. La pluralité de ses relations entraine une vision du lien social constitué de sensations
plutôt que de sentiments : l’individu, pressé par le temps, ne peut accorder suffisamment
d’attention à ces derniers, auxquels il substitue des instants de plaisir immédiat, ce qui lui
confère une impression de puissance et de supériorité. Claudine Haroche déclare par ailleurs
que « le désengagement apparait comme le nouveau mode de pouvoir et de domination »71 :
une constatation qui semble correspondre à la situation du quinquagénaire.

Renouvier incarne donc parfaitement l’individu par excès décrit par Castel : narcissique,
dynamique, profiteur du système, bénéficiant de ressources économiques et sociales, etc.
Cependant, la société hypermoderne ne se compose pas uniquement de ce type de personnalité ;
Castel distingue en effet un autre pôle, celui de l’individu « par défaut », dont Nicole Aubert
esquisse quelques traits :

Ne pouvant satisfaire, du fait de l’absence ou de l’effritement de leurs supports


économiques et sociaux, aux injonctions sociales d’autonomie, d’adaptabilité, de
dynamisme et de performance, ils sont les loosers, les laissés pour compte de
l’hypermodernité […] A la perte ou à l’absence de support correspond souvent un
sentiment de non-existence, une perte de leur singularité, une disparition de leurs
capacité d’individuation, un effondrement de leur narcissisme et, par là-même, de leur
capacité à s’aimer eux-mêmes […]72
Ce sont eux, les individus que décrivent les articles et ouvrages traitant de la postmodernité,
les personnalités sans repères, les anti-héros des romans d’Echenoz. La nouvelle « Parias »
(VC), bien qu’elle soit particulièrement courte, illustre avec justesse cet autre versant, négatif,
de l’hypermodernité. En détournant une fois encore une thématique typique du fantastique,
Quiriny parvient à mettre en exergue quelques traits distinctifs du pendant de l’individu par


70
Cf. CASTEL Robert, « La face cachée de l’individu hypermoderne : l’individu par défaut », dans L’individu
hypermoderne, op. cit., pp.119-128.
71
HAROCHE Claudine, « Manières d’être, manière de sentir de l’individu hypermoderne », dans L’individu
hypermoderne, op. cit., p.35.
72
AUBERT Nicole, « Un individu paradoxal », dans L’individu hypermoderne, op. cit., p.19.
32

excès. « Parias » réinvestit un thème typique du genre fantastique : la présence invisible, mais
dérangeante, pesante, qui s’incarne en deux personnages différents (un roux et un blond) et que
le narrateur, spectateur omniscient, surprend en pleine discussion à la terrasse d’un café.

Plusieurs éléments participent du détournement fantastique dans cette nouvelle. D’abord, le


déplacement du cadre : quoi de moins inquiétant que l’atmosphère chaleureuse d’un après-midi
autour d’un verre en terrasse ? Les premières lignes de la nouvelle se confondraient d’ailleurs
presque avec le début d’une blague… Cependant, c’est davantage l’ajout de commentaires de
la part des deux hommes qui finalise le détournement de ce thème a priori inquiétant. Lorsque
le roux expose la situation dont il est victime depuis des mois, à savoir l’invisibilité soudaine
qui l’a frappé sans prévenir, il complète sa plainte en nuançant : « Ce n’est pas sans avantage.
Je peux entrer dans une boutique, me servir, partir sans payer : personne ne m’arrêtera. Quand
la tête d’un passant ne me plait pas, je lui colle une beigne, sans craindre la réplique. » (p.184)
L’ajout de ces détails très terre à terre, liés au quotidien le plus banal dans lequel chacun pourrait
se retrouver un jour – qui n’a jamais rêvé aux avantages qu’offrirait la capacité de se faire
invisible dans certaines situations ? –, ne manque pas d’annuler une fois encore la composante
inquiétante ou d’hésitation intrinsèquement liée au récit fantastique. Ces précisions décalées
tempèrent l’aspect troublant de la situation, et interrompent net toute réflexion à propos du
caractère surnaturel du phénomène. Soulignons déjà ici, et c’est une caractéristique que l’on
retrouve dans un grand nombre de nouvelles de Quiriny, la facilité avec laquelle
s’accommodent les personnages de l’événement qui les heurte pourtant de plein fouet. Ceux-ci
semblent en effet accepter assez rapidement ce qui pourrait paraitre une rupture dans l’existence
particulièrement terrifiante, une perte totale des repères les plus ancrés, qui concernent l’être au
monde.

Le premier personnage de la nouvelle, quant à lui, « dérange » les personnes qui l’entourent,
sans qu’il ne présente pourtant de comportement anormal ou inopportun, selon lui : « Je ne fais
pourtant jamais rien de mal. Je suis là, paisible, immobile » (p.183). Systématiquement rejeté,
le blond incarne d’une certaine manière l’individu par défaut, c’est-à-dire la « manière
négative » d’exister aujourd’hui. Le phénomène d’invisibilité qui frappe le roux n’est pas sans
rappeler la nécessité de se faire visible dans la société hypermoderne, qui constitue notre
nouvelle condition humaine, comme on l’a dit plus haut : « J’étais – je suis – exclu du monde ;
je n’existe plus, du moins socialement. » (p.184), dit-il à son compère. Ignoré tant dans son
environnement professionnel, puisque ses collègues ne lui adressent plus la parole, que dans sa
vie privée – sa femme ne le remarque plus – l’homme est devenu invisible aux yeux de tous.

33

Tous, ou presque : non seulement le blond parvient à le voir, lui, mais il faut aussi souligner la
position de voyeur du je, qui nous oblige à adopter le point de vue de ces deux individus par
défaut, à comprendre les difficultés dont ils sont victimes. Il s’agit là aussi d’un détournement,
puisque le narrateur n’est plus le protagoniste du récit : le changement de perspective incite le
lecteur à avoir pitié des personnages « surnaturels », plutôt qu’à les craindre. Selon Castel, ces
individus souffrent d’être tenus pour responsables de leur état, de ne pas être considérés par
leurs pairs : c’est exactement ce qui est mis en scène dans ce très court récit.

Dans chacune des nouvelles évoquées et analysées précédemment, on retrouve bien une
thématique associée au fantastique (reflet dans le miroir inadéquat, réincarnation, présences
invisibles) ou des éléments (expressions et vocabulaire liés à l’angoisse, par exemple) se
rapportant au genre, mais détournés à divers endroits ; Quiriny joue notamment, comme le
préconisait Nougé, sur le cadre du récit, généralement peu cohérent avec un événement
supposément inquiétant (un bar, une chambre d’hôtel, un jardin), ainsi que sur le registre
employé, soit le plus souvent celui de l’ironie, instaurée par le ton du narrateur, voire par des
interventions intradiégétiques. Cependant, comme nous l’avions évoqué dans le panorama du
genre, ce dernier se renouvelle continuellement, en partie grâce à l’introduction de nouvelles
thématiques : les auteurs ne se contentent pas de mettre en scène les mêmes figures
surnaturelles, les mêmes situations ; le rapport à l’espace et au temps est aussi régulièrement
exploité dans le fantastique moderne, notamment sud-américain.

3.5. Un monde aux contours éclatés : temps et espace à l’épreuve du


fantastique
Nous avions établi plus haut que l’individu contemporain évoluait dans un nouveau rapport
au temps et à l’espace ; deux thématiques mises en avant dans les nouvelles de Quiriny. Le
sentiment d’une temporalité différente et accélérée est déjà mentionné dans la plupart des
articles traitant de la postmodernité73 ; Nicole Aubert en consacre notamment un à l’urgence74,
qui distingue pour elle et pour bien d’autres chercheurs la société actuelle. Les individus
évoluent selon eux dans un empressement permanent, où seules comptent l’instantanéité et


73
« […] les actuelles temporalités postmodernes s’opposent dans leur polychronie à la monochronie antérieure en
donnant toute son importance à ce qui ressortit au pluriel », dans BOUTINET Jean-Pierre, « L'individu-sujet dans la
société postmoderne, quel rapport à l'événement ? », dans Pensée plurielle, vol. 13, n° 3, 2006, p.37-47, repris
dans Cairn (URL : https://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2006-3-page-37.htm, consulté le 07/08/2021)
74
Cf. AUBERT Nicole, « L’urgence, symptôme de l’hypermodernité », op. cit.
34

l’immédiateté ; cette nouvelle temporalité fait écho à ce que l’on a relevé à propos du
comportement de Renouvier dans « Mélanges amoureux » : le rapport au temps institué par les
nouvelles exigences de la société, mais aussi par les nouveaux modes de communication
apparus au cours des dernières décennies, influence inévitablement les relations entre les
individus. Si ces derniers sont donc incessamment soumis à une pression, ils possèdent
néanmoins un sentiment de maîtrise sur l’espace : dans un monde où il est désormais possible
de réaliser bon nombre de choses à partir de chez soi, dans lequel on peut être joignable
n’importe où, nait chez l’individu « un sentiment d’ubiquité existentielle, une impression de
pouvoir être partout à la fois en tenant la terre entière au bout de son téléphone portable ou de
son ordinateur »75. S’ajoute à cela une forte valorisation de la flexibilité au détriment de la
stabilité : la mobilité devient alors nécessaire ; c’est ainsi que la société se caractérise par une
absence, un éclatement des limites.

3.5.1. Manières d’occuper l’espace


Deux nouvelles issues d’Une collection très particulière illustrent notre rapport à l’espace à
travers une perturbation d’ordre fantastique. Nos déplacements sont aujourd’hui facilités par le
développement des transports, rapides et à moindre coût : il devient donc de plus en plus aisé
de se rendre d’un endroit à un autre. Quiriny prend dans « Dégglomération » (CP) le contre-
pied de ce phénomène en mettant en scène un bouleversement inverse – celui de
l’accroissement continu des distances, des surfaces – en l’exagérant jusqu’à entrainer aussi un
retour au temps des grandes découvertes, voire à une période encore antérieure :

Au train où vont les choses, sortir de chez soi sera bientôt une aventure. La grandeur
des distances réveillera chez l’homme le goût perdu de l’exploration. Les Irlandais,
les Scandinaves et les Portugais, ces grands peuples conquérants, redeviendront des
découvreurs et des pionniers. Les prochains grands hommes ne seront plus des artistes
ou des hommes d’État, comme aujourd’hui, mais plutôt des voyageurs, des pèlerins,
des nomades intrépides. Ils se jetteront une pelisse sur le dos, mettront de la viande
séchée dans leur besace et partiront bâton en main à la redécouverte du vaste monde.
(pp.147-148)
On retrouve ici le thème fantastique de la déformation de l’espace – une perturbation majeure
relative au rapport de l’individu à l’environnement qui ne semble pourtant pas troubler grand
monde – tourné en dérision puisqu’il est aussi associé à un retour vers un passé préhistorique.
On identifie à nouveau le goût de l’excès qui distingue à la fois la société hypermoderne et le
style de Quiriny, et on fait rapidement le parallèle avec la facilité déconcertante qui caractérise
nos possibilités de déplacement. Les conséquences de la perturbation se font également


75
Ibid., p.3.
35

ressentir sur le plan des relations entre les individus, faisant alors écho au problème de
l’individualisme, dont nous avons parlé juste avant :

Si l’on tire sur le fil, voici ce qui devrait se passer : chacun finira tout seul sur son
immense bout de terre, en s’éloignant chaque jour davantage du bout de terre des
autres. On pourra marcher pendant des semaines et même des mois sans rencontrer
âme qui vive ; même s’il y avait vingt milliards d’habitants dans le monde, on aura
suffisamment d’espace autour de soi pour ne jamais croiser personne. (p.147)
« Dégglomération » souligne ironiquement la situation actuelle dans la société : même si des
centaines de milliers de personnes grouillent de partout dans les métropoles dont le nombre ne
cesse d’augmenter, les individus restent finalement isolés les uns des autres.

La nouvelle « Kourmosk, en Russie » (CP), du même recueil, fait quant à elle écho au
phénomène d’étalement urbain, en donnant à voir la spécificité d’une ville dont le quartier
central, Gorad, est progressivement fui par ses habitants, jusqu’à ce qu’elle atteigne cent fois
sa superficie d’origine. Le texte se termine par une sorte de prophétie : le quartier de Gorad est
considéré comme une « contamination », comme une « tumeur » qui avale et digère
progressivement tous les espaces qui lui sont extérieurs et qui, comme le suggère l’écrivain
fictif s’exprimant dans le récit, obligera peut-être l’humanité à coloniser une autre planète. On
a vite fait de lier la nouvelle à nos problèmes d’urbanisation, à nos bâtiments qui transforment
les paysages en s’étendant toujours plus : « D’immenses zones pavillonnaires sont sorties de
terre, la ville dévore les champs comme un nuage de sauterelles » (p.86). La nouvelle figure
littéralement la culture de l’excès dont on parlait plus haut.

3.5.2. Injonction à la mobilité


Cet éclatement des limites, qui se ressent au niveau géographique, implique comme on l’a
sous-entendu un nouveau rapport à l’espace, mais aussi la nécessité de la flexibilité chez les
individus et donc une certaine injonction à la mobilité, presque explicitement évoquée dans
« Le club des sédentaires » (VC). Dans cette nouvelle, un narrateur rapporte au lecteur la
manière dont il a pris connaissance d’une institution parisienne un peu particulière, organisant
des compétitions dans lesquelles les participants, des sédentaires endurcis, se donnent pour
objectif de quitter leur domicile et de parcourir la distance la plus longue possible. Un
déplacement de quelques dizaines de kilomètres est ainsi comparé à une épreuve d’une
difficulté incommensurable, donnant lieu à des réactions totalement surréalistes chez les
compétiteurs. Le détournement opère une fois encore au niveau du contexte : le fait qu’un
concours de la sorte soit organisé au XXIe siècle à Paris semble au lecteur à la fois impensable
et absurde.

36

À quelques reprises, des clés de lecture sont données dans le texte, qui font écho à la situation
de l’individu contemporain. Les sédentaires décrits ne sont pas seulement très attachés à leur
appartement parisien : ils « aiment les horaires fixes, le train-train et l’aisance », tandis que
« les vrais hommes sortent du foyer, courent le monde et désirent l’aventure. » (p.9). Être
sédentaire, se complaire dans la stabilité, est donc assimilé au fait de ne pas vivre avec son
temps, d’être « resté bloqué » dans le passé alors que les autres sont sans cesse en mouvement,
acceptant d’être entrainés par le flux du monde actuel qui érige l’hyperactivité comme idéal.
La mobilité constituant, comme on l’a dit, un aspect clé pour décrire les changements majeurs
qui s’opèrent dans la société vers la fin du XXe siècle, on peut tout à fait considérer que c’est
ce bouleversement que Quiriny cherche à mettre en évidence dans sa nouvelle. De cette
manière, il souligne une fois de plus les attitudes représentatives de l’époque contemporaine en
décrivant des hommes qui, face à la rapidité constante dans laquelle ils sont tenus de vivre en
développant leur capacité d’adaptation, toujours en quête de « plus », de dépassement des
limites, sont restés en marge, préfèrent « être assis […] dans un fauteuil et attendre le terminus
tranquillement » (p.19). Le texte souligne aussi que la sédentarité est « mal comprise de nos
jours » (p.19), faisant ainsi passer un message au lecteur : dans un monde où le changement est
de loin préféré à la stabilité, ces individus s’inscrivent en opposition avec les impératifs du XXIe
siècle.

3.5.3. Vivre à cent à l’heure


Les trois nouvelles précédentes mettent donc en évidence la mobilité nécessaire, normalisée
et presque instinctive de l’homme contemporain, son besoin de s’étendre toujours plus dans
l’espace, de repousser ses propres limites physiques. Si le rapport aux distances et à
l’environnement s’affiche ainsi comme une thématique récurrente dans les nouvelles, Quiriny
y incorpore aussi sa vision du rapport au temps. L’époque actuelle se caractérisant notamment
par l’instantanéité, la rapidité et la culture du moment présent, l’individu se retrouve sous
pression. La temporalité est ainsi abordée par l’auteur dans deux nouvelles, plus
particulièrement, qui figurent un monde qui s’arrête de tourner, que ce soit à travers la
perception d’un individu unique, ou dans le cadre d’un espace particulier.

Dans « Les patients du Dr Hampstadt (II) » (HA), Renouvier est un homme qui, à la suite
d’un accident, a perdu la notion du temps – ou, plus exactement, la notion des durées. Sans
prévenir, il lui arrive très souvent de se perdre dans ses pensées et de rester immobile des heures
durant sans s’en rendre compte ; il a ainsi la sensation de passer à côté d’une partie de sa vie.
Le docteur qui le soigne, soit le narrateur, s’intéresse fortement à son cas, car, dit-il, « il

37

renvo[ie] à une problématique intéressante, le temps, la façon dont nous l’occupons et la
contradiction entre le temps social, succession d’unités et de repères communs, et le temps
subjectif, écoulement intime et incommunicable qui n’appartient qu’à soi » (p.116). Renouvier
est un homme qui voit sa vie se mettre sur pause pendant une durée indéterminée, alors
qu’autour de lui, tout se meut très vite. La nouvelle souligne explicitement ce rapport nouveau
à la temporalité, caractéristique du monde contemporain, par un détournement du cadre –
Renouvier est un patient considéré comme un véritable spécimen par le personnel hospitalier –
et par le point de vue du « je », puisque ce dernier est un médecin analysant le cas de Renouvier
et proposant une réflexion explicite à son sujet.

« Saint-Hermier, en France » (CP) rapporte l’aventure d’un ami de Pierre Gould, qui dit
avoir voyagé dans un village dans lequel les habitants ne vivent qu’un jour sur deux. La
patronne de l’auberge dans laquelle il séjourne lui confirme que les citoyens prolongent
généralement leur nuit d’une journée entière. S’ensuit une petite réflexion personnelle de sa
part :

Parfois, je me demande si nous ne gâchons pas nos vies. Vous autres vivez deux fois
plus que nous. D’autres fois, je me dis au contraire que nous avons de la chance, parce
qu’une moitié de l’existence nous est ôtée. Ne serait-ce pas mieux encore de ne vivre
qu’un jour sur trois, ou sur sept ? (p.188)
Le principe est similaire à celui de la nouvelle précédente : Quiriny souligne par un
renversement de perspective, et parfois aussi à l’aide de petites réflexions provenant des
personnages de la nouvelle, la perception de la temporalité propre du XXIe siècle. Il lie le
« bouleversement » fantastique à la période actuelle, et sollicite l’expérience du lecteur, le
pousse à la réflexion. Les thématiques touchant au temps et à l’espace sont plutôt typiques d’un
fantastique du XXe siècle, plus enclin aussi à susciter un questionnement philosophique chez le
lecteur.

4. Conclusion : portrait de la société contemporaine


Nous avons montré, au cours de ce chapitre sur le détournement, que Bernard Quiriny, en
exploitant des thématiques ou des situations typiques du fantastique, parvient à mettre en
évidence de manière ironique et sarcastique certains aspects de la société contemporaine :
confrontation à la loi symbolique, retour de l’éthique, hyperindividualisme, relations entre les
personnes, rapport à l’espace-temps, etc. Nous avons ainsi pu constater que ses nouvelles

38

brassaient en leur sein différentes variétés de fantastique, allant des motifs les plus
emblématiques, comme celui du vampire ou la figure du double76, à des thématiques récurrentes
dans une perspective plus moderne du genre, comme le temps, l’espace, la découverte de
mondes parallèles ou encore la confrontation à l’absurde, en passant par des scénarios plus
évidents, que l’on retrouve dans le fantastique intériorisé (présence inquiétante et pesante,
paranoïa, etc.).

Dans cette perspective, le recours au procédé du détournement parait particulièrement


adapté. Rappelons-le, ce dernier opère notamment sur le cadre et la structure, mais aussi sur le
vocabulaire, les expressions et même les titres, pour faire basculer les situations dans l’humour,
le sarcasme ou l’absurde. Il efface systématiquement toute dimension angoissante et souligne
de manière ironique certaines particularités que l’on dégage d’une brève analyse de la société
contemporaine. Le genre fantastique semble alors approprié pour étudier les bouleversements
qui se sont produits au cours du siècle dernier, et qui se sont accentués en ce début de XXIe
siècle. Le détournement constituerait ainsi un moyen, une piste pour renouveler le fantastique,
des possibilités neuves pour le genre littéraire longtemps déprécié par les institutions. Nous
avons notamment pu constater que l’auteur se plaisait à substituer aux lois naturelles des lois
symboliques qui organisent la société. Il ne s’agit donc pas pour Quiriny de réaliser de simples
pastiches ou des parodies génériques pour tourner le fantastique traditionnel en dérision, ou
pour signifier que le genre n’aurait plus sa place en littérature. Ce dernier peut en effet toujours
s’adapter à la période dans laquelle il s’inscrit.

Ces détournements concernent bon nombre de nouvelles ; nous en avons analysé quelques-
unes au cours de ce chapitre, mais il ne fait aucun doute que l’on aurait encore pu en relever
d’autres pour illustrer des particularités relatives à la période actuelle. D’autres récits ne
semblent au contraire présenter aucun motif reconnaissable et propre au fantastique. Elles
suscitent dès lors des interrogations différentes, relatives au genre ainsi qu’au format de la
nouvelle, qui sont parfois loin d’être classiques et traditionnels. Ces textes sont-ils d’ailleurs
vraiment « fantastiques » ? Ce sont ces aspects que nous examinerons de manière plus
approfondie dans le chapitre suivant.


76
Cf. notamment « Sanguine » (CC) et « L’épiscopat d’Argentine » (CC), qui n’ont pas été analysées dans le cadre
de ce chapitre, mais qui présentent un clair détournement de thèmes classiques du genre fantastique.
39

Chapitre II. Des nouvelles hybrides

Nous avions déjà souligné en introduction l’indécidabilité générique à laquelle se confrontait


le lecteur, surpris face à la diversité formelle des recueils de Bernard Quiriny. Les textes et
fragments qu’il y découvre détonnent parfois avec sa conception du genre. Dans son fantastique
particulier, l’auteur alterne entre différents types de discours, si bien que la narration finit
parfois par s’effacer complètement, et que plusieurs natures de textes se croisent et se répondent
dans les recueils : rapports d’enquête, correctifs, chroniques journalistiques, journaux intimes,
descriptions d’œuvres d’art, etc. Il résulte de cet enchevêtrement de discours une forte
impression d’hétérogénéité et d’éclatement des formes traditionnelles, qui interpelle et
décontenance le lecteur : celui-ci a rarement rencontré un rassemblement d’écrits aussi
hétéroclite.

En approfondissant, au-delà de l’aspect purement formel des nouvelles, le lecteur se pose


ensuite une question relative au fantastique ; il perçoit la dimension non réaliste, imaginaire des
récits, mais ne peut décider s’ils ont véritablement leur place dans ce genre, pourtant revendiqué
par l’auteur lui-même et annoncé en quatrième de couverture : si les interventions d’objets
magiques voire parlants et l’évocation de lieux imaginaires lui rappellent le conte merveilleux,
les tableaux dressés de la société lui font au contraire penser à certains récits d’anticipation…
Enfin, comme nous l’annoncions en concluant le chapitre précédent, les éléments
caractéristiques du fantastique qu’on avait en partie identifiés ne résonnent pas forcément dans
un certain nombre de nouvelles.

Ces observations nous conduisent à orienter nos analyses sur le sujet de l’hybridation
générique au cours du présent chapitre. Remarquons d’emblée que nous aurions pu prolonger
et compléter celui-ci en y évoquant une autre forme d’hybridation, qui s’intéresse davantage
aux références intertextuelles qui abondent dans l’œuvre de Quiriny – celle que Bakhtine
qualifie de « dialogique ». Cependant, nous faisons le choix de la penser comme une expression
particulière de métanarration – procédé qui fera l’objet du chapitre suivant – pour nous
concentrer ici uniquement sur l’hybridation de type générique, dont il s’agira de déterminer
l’apport vis-à-vis du fantastique.

40

1. Hybridation générique et nouvelle littéraire : précisions
d’ordre méthodologique

Comme nous l’avons laissé entendre précédemment, les recueils et nouvelles de Quiriny
nous paraissent relever de deux « types » d’hybridation générique différents ; hybridation qu’il
convient d’abord de définir. Il faudra ensuite décrire ses applications dans différents champs
d’étude, notamment dans ceux de l’art et de la littérature. Qu’entend-on par l’expression
d’« hybridité générique », et de quelle manière l’abordera-t-on dans le cadre particulier de ce
chapitre ?

Si le terme d’hybride prend d’abord son sens dans les sciences biologiques, au cours du XXe
siècle il s’étend à d’autres domaines du quotidien, allant de la finance, à la mécanique, en
passant par l’art et la littérature – qui nous intéressent plus particulièrement dans le cadre de ce
mémoire, et sur lesquels nous nous attarderons car leurs évolutions respectives se révèleront
comparables. Entre le début des années 50 et la fin des années 90 s’opèrent en effet des
changements dans l’art contemporain. Celui qui se développe à cette période est, selon
Emmanuel Molinet77, particulièrement propice à l’hybridation. La fin des années 80 apparait
même comme une rupture : les débuts de la mondialisation favorisent la découverte de
nouvelles cultures extraoccidentales, et ces rencontres interculturelles se font ressentir dans les
pratiques artistiques. L’hybride y occupe dès lors un rôle important car il synthétise et crée des
liens entre les traditions et les pratiques locales. Ces croisements entre diverses formes et
cultures résonnent chez les artistes, qui s’affranchissent alors progressivement des limites
instituées par les médiums traditionnels. Dans cette perspective, la pratique de l’hybridation
devient emblématique d’une nouvelle forme d’art :

[…] l’hybride n’est pas simplement un facteur, mais un vecteur général de cette
nouvelle appréhension et définition de l’art. Il est favorisé par les processus de
dématérialisation et déspécification qui sont à l’œuvre, et une volonté de la part des
artistes de décloisonner les genres, de tendre vers le hors limite, d’élargir le champ de
l’art.78
Molinet note aussi que le processus à l’œuvre dans l’art actuel consiste en une
« réexploration permanente des formes » ; il acquiert dès lors une « identité plurielle ». Se
marque alors le développement d’une « esthétique de la diversité », qui prévaut encore


77
MOLINET Emmanuel, « L’hybride, une problématique centrale de l’art actuel face à un monde multipolaire. De
la notion à la culture, une évolution de la fonction et des catégories », dans Babel, n°33, 2016, repris dans
OpenEdition (URL : http://journals.openedition.org.proxy.bib.ucl.ac.be/babel/4397, consulté le 07/08/2021)
78
Ibid.
41

aujourd’hui. L’art est désormais continuellement ouvert à d’autres horizons, explore des
possibilités ressenties comme infinies. Pourtant, cette ouverture ne signifie pas la valorisation
d’un total chaos ; Molinet appuie ses propos en citant l’historien de l’art Paul Ardenne :

« cette prodigalité de l’art contemporain n’est pas le signe d’une confusion totale, d’un
éparpillement absurde ou désespéré des gestes, des valeurs ou des intentions. Elle est
le résultat d’une inflexion poétique dorénavant décisive, privilégier la
contamination. »79

Il remarque également que « [l]e concept, le processus, l’attitude [hybride] matérialisent un


art se situant davantage du côté de l’idée et du langage ». Cette dernière affirmation concernant
la manière de penser l’hybridité artistique peut donc potentiellement être rapprochée d’une
conception de l’hybridité littéraire, et résonne déjà avec nos premières observations relatives
aux nouvelles de Quiriny.

En effet, comme nous l’avons dit plus haut, la pratique de l’hybridation, un concept
auparavant utilisé essentiellement dans un contexte biologique, s’est généralisée au cours du
XXe siècle. On peut donc imaginer qu’elle s’adapte sans trop de difficulté du registre artistique
au registre littéraire, et donc à la fiction, comme le souligne Janet M. Paterson :

Ce qui rend cette pratique particulièrement significative de nos jours, ce qui sollicite
notre attention à son égard, ce qui nous convie à en examiner les formes et le sens,
c’est la vitalité et le foisonnement de l’hybride dans la fiction contemporaine. Tout se
passe comme si le mélange des genres avait produit, depuis à peu près les années
1960, une nouvelle effervescence créatrice dans de nombreux pays. On ne peut guère
parler de genre marginal, tant l’hybride s’est imposé à une échelle internationale. […]
Il faut noter par ailleurs l’importance des pratiques hybrides dans de nombreux
domaines artistiques (entre autres : les arts visuels, l’architecture et le cinéma) et
épistémologiques. […] Bref, l’hybride fait partie de la pensée et de l’art de notre
temps.80
L’hybridité fait donc partie de notre manière d’appréhender le monde au XXIe siècle. Notons
d’ailleurs qu’elle est loin d’être nouvelle en littérature : on peut par exemple penser à L’Astrée,
ou aux nombreux théoriciens qui considèrent le roman comme le genre le plus hybride qui soit.
Pour tenter de cerner au mieux les enjeux de ce concept, Dominique Budor et Walter Geerts
introduisent leur ouvrage collectif Le texte hybride81 en citant en premier lieu Le Petit Robert :
« Composé de deux éléments de nature différente anormalement réunis ; qui participe de deux


79
ARDENNE Paul, Art. Le présent, p.31 (cité dans MOLINET Emmanuel, op. cit.).
80
PATERSON Janet M., « Le paradoxe du postmodernisme. L’éclatement des genres et le ralliement du sens », dans
DION Robert, FORTIER Frances et HAGHEBAERT Elisabeth (éd.), Enjeux des genres dans les écritures
contemporaines, Québec, Nota bene, 2001, pp.83-84.
81
BUDOR Dominique et GEERTS Walter (éd.), Le texte hybride (nouvelle édition), Paris, Presses Sorbonne
Nouvelle, 2004, repris dans OpenEdition (URL : https://books-openedition-
org.proxy.bib.ucl.ac.be:2443/psn/10040, consulté le 07/08/2021).
42

ou plusieurs ensembles, genres, styles. Œuvre hybride ». Cette définition étant uniquement
basée sur un sens courant, ils décident également de se rapporter aux théories de Bakhtine afin
de préciser leur objet de recherche :

Nous qualifions de construction hybride un énoncé qui, d’après ses indices


grammaticaux (syntaxiques) et compositionnels, appartient au seul locuteur, mais où
se confondent en réalité deux énoncés, deux manières de parler, deux styles, deux
« langues », deux perspectives sémantiques et sociologiques.82
Les deux auteurs en concluent qu’il incombe désormais au lecteur d’articuler ces différentes
voix qui s’enchevêtrent dans un même texte. Plus loin, Geerts souligne que « la question des
genres ne constitue plus aujourd’hui, c’est le moins que l’on puisse dire, la priorité absolue de
l’ordre du jour en théorie littéraire »83 ; toutefois, dans le sens courant, la notion est encore
discutée et utilisée comme référence, c’est pourquoi nous y recourrons également dans les pages
qui suivent. À noter que dans le cadre de ce mémoire, nous n’examinons pas des romans, mais
des recueils de nouvelles, qui autorisent donc éventuellement une certaine hétérogénéité ; nous
pensons cependant que cette hétérogénéité est particulièrement accentuée chez Quiriny, et
qu’elle va jusqu’à remettre en question le genre même de la nouvelle.

Pour notre première approche, nous lierons donc ici l’hybridité à une interrogation plus
générale sur la littérature. En effet, si l’hybridation se définit comme l’union entre deux
éléments de natures différentes, et donc potentiellement comme un mélange entre un objet
littéraire (de type narratif) et un objet non littéraire (de type descriptif ou argumentatif, par
exemple), elle suggère une indécidabilité relative à la littérature et soulève des questions :
l’hybride est-il encore littéraire ? se situe-t-il dans une sorte de zone grise entre le littéraire et
l’extralittéraire ? Faut-il désormais considérer la nouvelle comme un texte qui n’admet aucune
frontière, aucune règle d’écriture ? Pour tâcher d’y répondre, nous prendrons en compte les
nouvelles de Quiriny dans leur individualité, mais aussi les différents discours que l’on retrouve
juxtaposés dans un même recueil.

Dans un second temps, nous interrogerons la portée des cloisons instaurées depuis des
décennies entre les littératures de l’imaginaire : véhiculent-elles encore des effets de sens ? Les
genres littéraires, d’ordinaire pensés comme très différents les uns des autres, semblent pourtant
renouer entre eux, se mélanger et s’échanger des traits caractéristiques au sein de l’écriture de
Quiriny – d’où le scepticisme de plus en plus important chez les théoriciens de la littérature en


82
BAKHTINE Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, pp. 125-126 (cité dans BUDOR
Dominique et GEERTS Walter, op. cit.).
83
GEERTS Walter, « Les ‘livres parallèles’ de Giorgio Manganelli », dans Le texte hybride, op. cit.
43

ce qui concerne la question des genres. Nous tenterons, dans les pages suivantes, de dégager
les apports de cet entrelacement générique pour le fantastique.

2. Pluralité discursive : décloisonner la création littéraire


Nous entamons notre parcours dans l’hybridation en nous concentrant sur l’aspect formel et
discursif des nouvelles de Quiriny. Comme on l’a déjà souligné à plusieurs reprises, celles-ci
ne relèvent pas toutes du discours narratif ; si certaines d’entre elles sont effectivement rédigées
linéairement et de manière tout à fait classique, on retrouve aussi dans les recueils des rapports
d’enquête sociologique, des descriptions de tableaux ou de performances musicales, des
compilations d’avant-propos, des assortiments de préfaces, ou encore des sortes de
regroupements d’anecdotes à propos d’un même personnage. Nous pouvons déjà conclure, avec
cette vue d’ensemble, que les ouvrages se présentent comme particulièrement hétérogènes, au
sens où les nouvelles paraissent souvent tendre vers un amoindrissement de leur composante
narrative au profit d’autres discours – l’hybridité discursive s’applique selon nous à la fois au
niveau du recueil et au niveau du texte de la nouvelle, comme nous le verrons dans les exemples
suivants. Nous pressentons aussi une focalisation accrue sur le langage et l’exploitation des
possibilités que peut offrir l’espace textuel. En effet, nous présageons que les nouvelles de
Quiriny, bien qu’elles conservent en partie leurs dimensions fictionnelle et narrative, ne
s’interdisent pas de les compromettre de temps à autre. Il est vrai, nous avons jusque-là
présupposé, guidée à la fois par notre intuition de lectrice et par la définition proposée par le
Trésor de la langue française, que la nouvelle se définissait avant tout comme un récit narratif :

Œuvre littéraire, proche du roman, qui s'en distingue généralement par la brièveté, le
petit nombre de personnages, la concentration et l'intensité de l'action, le caractère
insolite des événements contés.
Quelques analyses nous permettront d’y voir plus clair dans l’application du procédé chez
Bernard Quiriny.

2.1. Hybridité discursive au sein de la nouvelle


Prenons d’abord l’exemple des rapports d’enquête sociologiques ; c’est notamment le cas de
la « série » intitulée « La tournée amazonienne », du recueil Histoires assassines.
L’introduction de la première nouvelle s’applique aussi aux trois suivantes : dans le contexte

44

d’un voyage de plusieurs mois en Amazonie, des scientifiques et étudiants se donnent pour
objectif d’analyser les modes de vie pour le moins étranges de certaines communautés reculées
de la région. Le Professeur Latourelle, qui dirige les expéditions, demande à ses étudiants de
rédiger des « livres de souvenirs » (p.25) et d’écrire librement, sans que lui-même n’ajoute ni
n’omette quoi que ce soit. Le lecteur s’attend alors à une description plus ou moins scientifique
et objective d’une société inconnue, un compte-rendu des analyses et expériences des
anthropologues en mission sur place. La composante descriptive semble prendre le pas sur la
composante narrative de la nouvelle. La parenté avec un autre type de discours explicitement
non fictionnel est en effet d’emblée revendiquée, bien que la présentation formelle et rigoureuse
propre à la rédaction d’un compte-rendu ne soit manifestement pas respectée.

Remarquons que les rapports dont nous parlons se concluent généralement sur un essai de
transposition du mode de vie de la tribu primitive étudiée sur la société dont provient l’étudiant
rédigeant son rapport. Les comptes rendus sont donc systématiquement l’occasion d’une
digression et d’une comparaison des pratiques de la peuplade étudiée avec les mœurs
occidentales. Ainsi, après avoir décrit le mode de vie des Tuponis84, une communauté dans
laquelle chaque individu se réveille le matin avec un nouveau rôle à jouer dans la société,
l’étudiant Nicolas Poli, auteur du second rapport, se demande s’il « ne serait pas bénéfique
d’étendre leur mode de vie à la planète » (p.79). La plus grande partie du texte se fait en réalité
le développement de cette application des mœurs tuponiennes à notre société, et se conclut sur
la valorisation de celles-ci aux dépens de nos propres manières d’organiser la vie collective :
« transposer fictivement à notre monde les mœurs des Tuponis n’est pas si sot » (p.81).

Le texte fictionnel présente donc certaines conventions formelles préalables indiquant qu’il
est supposé scientifique, explicatif et informatif – il est bien précisé en introduction qu’il s’agit
de rapports d’étudiants en anthropologie. Néanmoins, il se mue progressivement en un
plaidoyer pour un mode de vie autre, étouffant peu à peu le rapport factuel annoncé. Les
nouvelles de la « série » en question fonctionnent toutes les quatre sur un mode similaire. Elles
se présentent selon nous comme des objets hybrides, entre le rapport de faits prétendument
observés, la réflexion existentielle, le plaidoyer et la fiction – puisque les populations étudiées
sont inventées. Les mêmes procédés se retrouvent également dans la nouvelle « Quiprocopolis
(Comment parlent les Yapous) » (CC). Les cas décrits peuvent donc être considérés comme des


84
Dans « La tournée amazonienne (II) » (HA, pp.75-82).
45

exemples d’hybridité entre description, narration et argumentation, visant explicitement à
proposer une réflexion sur la société occidentale, ses mœurs, ses absurdités et ses incohérences.

Les cas d’hybridité au sein d’une même nouvelle sont fréquents et plus ou moins subtils ;
les frontières discursives sont régulièrement franchies ou brouillées. Des emprunts formels au
théâtre aux poèmes signés Pierre Gould, en passant par des dialogues humoristiques et
cinglants, des souvenirs racontés ou des fragments de journal intime, les « genres » se mêlent
continuellement. Les récits empruntent par exemple quelques traits à l’art dramatique, comme
une subdivision en actes – Quiriny compose ainsi « Passe-passe » (VC) en assignant des sous-
titres à chacune des courtes étapes de la nouvelle – ou des prises de parole précédées de nom
de l’intervenant et de didascalies – comme dans « Livres gigognes » (CP). L’hybridation fait
donc partie intégrante de l’écriture de Quiriny ; cependant, à l’échelle des recueils, on constate
également une grande hétérogénéité.

2.2. Paratexte et fragments divers : l’hybridité à l’échelle du recueil


Les nouvelles fragmentées sont nombreuses dans l’ensemble des recueils de Quiriny, mais
le rapport qu’entretiennent les fragments les uns avec les autres n’est pas toujours identique ;
ces derniers peuvent se condenser sous une thématique commune tout en se lisant
indépendamment, ou former un segment narratif par assemblage et juxtaposition.

La première proposition s’illustre avec l’exemple de « L’exposition » (VC), qui fait état
d’une rupture formelle assez marquée, puisque dans ce texte se déploie une sorte de
renouvellement de l’ekphrasis – sous un angle particulièrement macabre. Quelques lignes
d’introduction présentent les pages qui suivent comme le catalogue d’exposition d’un artiste,
Carl Meens, ayant détruit ses œuvres sans que l’on en connaisse a priori la raison. De brèves
descriptions des toiles de Meens se succèdent ensuite, chacune intitulée et accompagnée de ses
mesures ainsi que de la technique utilisée. On peut ainsi lire une séquence du type : « Le Groupe
altimétrique. Peinture à l’huile et collage, 1947, 47 × 61 cm. » (p.84), suivie des quelques
lignes décrivant la peinture visuellement inaccessible au lecteur. C’est seulement en découvrant
ces descriptions les unes à la suite des autres que l’on saisit la spécificité de la nouvelle et son
inscription dans le cadre d’un texte de fiction. En effet, on découvre progressivement que les
individus représentés par Meens décèdent subitement après que leur empreinte a été fixée sur
la toile vierge. C’est donc par l’assemblage des fragments réalisé par le lecteur que nous est
rapportée cette courte histoire.

46

Achevons ce tour d’horizon des spécificités des nouvelles de Quiriny par une catégorie
relativement surprenante : celle du « corps paratextuel », qui constitue un autre format de
nouvelles exploité par Quiriny dans ses deux derniers recueils ; il apparait pour l’auteur comme
un moyen supplémentaire de repousser les limites de la « fiction linéaire ». Dans les
« Correctifs » (I) et (II) que l’on retrouve dans Histoires assassines, ou dans la nouvelle
« Avant-propos, dédicaces et remerciements » qui clôt Vies conjugales, on constate en effet que
l’aspect formel est pour le moins inhabituel : les nouvelles se composent uniquement de
fragments issus du paratexte d’œuvres inexistantes, comme indiqué dans le titre, ou de
commentaires à propos de ces dernières (toujours sur un ton humoristique, ironique ou
sarcastique) sans pour autant qu’ils s’articulent nécessairement entre eux en constituant un récit
narratif85.

Les fragments textuels agencés forment parfois ce que l’on pourrait appeler des
microfictions 86 , lorsqu’ils sont étudiés séparément. C’est le cas par exemple de Hélène et
Christian :

Je ne sais plus comment j’en suis venu, quand j’ai publié ce roman en 1980, à
l’intituler Le Mouton jaune. On n’y trouve pas de mouton. Si c’est une métaphore,
elle était subtile et je ne le comprends plus. Le Mouton jaune raconte l’histoire d’une
toxicomane, Hélène, sauvée par un médecin, Christian. C’est pourquoi, quand mon
éditeur m’a proposé de réimprimer ce livre, j’ai choisi comme nouveau titre : Hélène
et Christian. M.B. (VC, p.207)
Le fragment se clôt ici, et n’appelle pas de réponse particulière : il s’agit simplement d’un
court préambule inventé et attribué à une œuvre – qui n’existe pas. On retrouve ce même format
à peu de choses près dans le premier des avant-propos, sous-titré « Versions successives d’un
avant-propos », où se déploient sur deux pages, avec une gradation ascendante, les
remaniements d’un fragment textuel. En effet, le prétendu auteur de ces lignes, se justifiant en
premier lieu sur les raisons ayant conduit à la publication tardive de ses œuvres de jeunesse
qu’il juge complètement ratées, en vient progressivement à en renier la paternité sur un ton
virulent, soupçonnant même un piège dans lequel on aurait voulu le faire tomber.


85
Notons que la dimension d’hybridité semble de plus en plus affirmée au fur et à mesure de la publication des
recueils chez Quiriny : elle est bien plus présente dans les deux derniers, Histoires assassines et Vies conjugales,
que dans L’Angoisse de la première phrase, par exemple.
86
Andreas Gelz rassemble dans son article des propositions d’origines étrangères pour des renouvellements de la
littérature, dont cette tendance des auteurs à proposer des récits de plus en plus courts, notamment depuis le début
du XXIe siècle dans le champ francophone. (GELZ Andreas, « Microfiction et Romanesque dans la littérature
française contemporaine », dans ASHOLT Wolfgang et DAMBRE Marc (éd.), Un retour des normes romanesques
dans la littérature française contemporaine, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2010, repris dans OpenEdition
(URL : https://books.openedition.org/psn/2077?lang=fr, consulté le 07/08/2021)).
47

Dans cette même idée de fragments, on retrouve aussi des textes reprenant des échanges
informels entre auteurs ou critiques littéraires ; dans ce cas, c’est l’assemblage de ces différentes
interactions, lues les unes à la suite des autres, qui constitue un microrécit. Dans « Correctifs
(II) », par exemple, le fragment adressé « à un rédacteur en chef » reproduit un mot d’un
collègue à un autre :

Cher Christian,

Au sujet de mon article élogieux sur le roman de M***, que je t’ai envoyé la semaine
dernière : je viens entre-temps de lire le livre, qui est archinul. Je voudrais du coup
récrire mon papier. Est-il encore temps ?

Amicalement,

H. (HA, p.198)
Les quelques nouvelles que nous observons ici participent de l’impression d’enchevêtrement
générique que nous soulignions en début de chapitre, puisqu’elles se présentent sous la forme
d’une succession de fragments, délimités par des sous-titres ou par d’autres moyens graphiques
et iconiques. Par l’intermédiaire de ces extraits, ce sont des auteurs, critiques littéraires ou
intellectuels qui s’expriment à propos d’ouvrages, d’affaires privées ou publiques. Ces avant-
propos, correctifs, dédicaces, lettres formelles, préfaces et autres billets personnels sont des
objets qui composent le paratexte d’une œuvre littéraire, selon la définition qu’en donne Gérard
Genette dans Palimpsestes :

[…] titre, sous-titre, intertitres ; préfaces, postfaces, avertissements, avant-propos,


etc. ; notes marginales, infrapaginales, terminales ; épigraphes ; illustrations ; prière
d’insérer, bande, jaquette, et bien d’autres types de signaux accessoires, autographes
ou allographes, qui procurent au texte un entourage (variable) et parfois un
commentaire, officiel ou officieux, dont le lecteur le plus puriste et le moins porté à
l’érudition ne peut pas toujours disposer aussi facilement qu’il le voudrait et le
prétend.87
Quiriny, par cette combinaison générique entre paratexte et fiction – les microrécits délivrent
malgré leur brièveté un événement qui nous est donné à voir et « raconté » –, élève au rang de
nouvelle ce à quoi l’on porte habituellement moins d’attention dans un ouvrage, mettant ainsi
en scène une partie du processus éditorial, de tout ce qui se situe « autour » ou « en dehors » du
texte. Cette mise à l’honneur surprenante et expérimentale de l’appareil textuel en marge
interpelle le lecteur de par son côté insolite : pourquoi exploiter ces objets de manière à en faire
une nouvelle à part entière ? L’aspect fictionnel s’effaçant toujours plus au profit d’autres
stratégies discursives, le lecteur remet en question sa conception de la nouvelle : celle-ci


87
GENETTE Gérard, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982, p.9.
48

s’écarte largement de son cadre générique de base, pour mettre en évidence un jeu langagier et
parodique, ainsi qu’une accentuation de la dimension visuelle. Si, dans la première catégorie
décrite, la composante fictionnelle est encore tout à fait perceptible, c’est moins le cas dans
celle que l’on vient d’évoquer : les nouvelles apparaissent presque comme des expériences sur
le support textuel.

Il semble y avoir une certaine volonté de dépassement des limites en matière de littérature,
dans les recueils de Quiriny. C’est donc véritablement le langage qui est travaillé par l’auteur,
à travers une pluralité de genres discursifs, comme si la nouvelle en elle-même ne se devait plus
d’être littéraire, mais était encouragée à se diversifier formellement. On peut supposer qu’il y
aurait là une intention d’inclure dans le cadre de la nouvelle n’importe quelle forme, n’importe
quel type de discours – ce qui ne manque pas de faire écho aux propos de Molinet sur l’hybridité
artistique.

On peut maintenant se demander quels sont les effets de sens produits par l’hybridation
discursive que l’on vient de démontrer. Ce que fait selon nous Quiriny dans ses recueils, et
probablement de manière plus affirmée dans les plus récents d’entre eux, correspond à une
déconstruction du genre littéraire de la nouvelle, ou plutôt à une transformation plus ou moins
radicale de celui-ci. L’écriture, parodiant au passage divers types d’énonciation, semble vouloir
se soustraire à la narration classique, décevant ainsi systématiquement l’horizon d’attente du
lecteur. Les codes génériques apparaissent dès lors comme insignifiants.

A la lumière de ce que l’on observe dans le champ artistique, nous ne pouvons plus
considérer les procédés d’écriture et les expériences textuelles de Quiriny comme isolés.
L’affirmation d’Emmanuel Molinet selon laquelle il s’agit désormais pour l’art de miser sur le
langage et l’idée résonne avec nos observations précédentes. Il en résulte que l’hybridation
générique ou discursive témoigne d’une volonté particulière de l’auteur : donner naissance à
des objets littéraires qui participent de la constitution d’une nouvelle appréhension de la
littérature sous d’autres dimensions, avec de nouvelles limites et de nouveaux modèles – si tant
est que l’on puisse encore assigner des limites à la création littéraire…

Si l’on se penche sur les différentes évolutions de la nouvelle, on remarque que, comme tous
les genres, celui-ci a évolué à travers les siècles, depuis le Decameron de Boccace jusqu’aux
microfictions qui se multiplient vers la fin du XXe siècle. Certains l’estiment adaptable à
l’infini. René Godenne en distingue plusieurs styles, des nouvelles-histoires (à finale fermée),
aux nouvelles-instant (à finale ouverte), pour en venir aux « nouvelles-nouvelles » :

49

Refusant toute idée de récit (l’histoire), tout recours à l’élément narratif (l’action), des
auteurs pratiquent une autre forme de nouvelle, […] Le sujet de la nouvelle, c’est une
description (des êtres, des choses), une évocation (la nature), une ou des réflexions
(sur l’acte d’écrire, le fait littéraire). Il n’importe que de décrire […]88
Dans ce type de nouvelles, c’est donc le travail sur l’écriture, sur la langue qui est mis en
évidence ; on se rapproche donc de celles que propose Quiriny, et l’on rejoint également l’une
des propositions de Bozzetto, formulée à l’issue des Territoires des fantastiques :

Todorov n’envisageait le fantastique que sous l’angle de la narration et non de la


textualité, or cette approche par la textualité semble bien plus prometteuse.89
Le spécialiste des genres de l’imaginaire suggère de considérer le fantastique non pas comme
un sentiment pris dans une succession d’événements, mais comme un effet présent dans le texte
en lui-même, qu’il incomberait au lecteur de déceler. Il encourage donc à déplacer son attention
de l’approche traditionnelle (incarnée ici par Todorov), pour laisser place à une approche plus
moderne. Bozzetto ne développe pas ses propos par la suite, il ne s’agit selon ses propres termes
que d’une « modeste proposition » ; il nous semble néanmoins que les nouvelles de Quiriny,
qui se présentent, comme on l’a montré, sous des formes surprenantes et variées, pourraient
illustrer l’hypothèse du théoricien.

On peut alors faire le lien avec le fantastique : la littérature, désormais envisagée sous l’angle
de l’hybridité discursive, peut donc concevoir un fantastique sans s’encombrer de la narration,
dans le texte même. Dans cette perspective, la question d’une absence de composante narrative,
qui se posait notamment lors de l’analyse des nouvelles condensant des fragments paratextuels,
n’est dès lors plus aussi perturbante pour le lecteur.

3. Brouillage générique au sein des littératures de l’imaginaire


Concentrons-nous à présent sur un autre type d’hybridation générique, qui concerne
exclusivement la littérature – plus particulièrement les littératures dites « de l’imaginaire ». On
l’avait brièvement évoqué en début de chapitre : les effets développés dans les nouvelles de
Quiriny surprennent, compte tenu de leur prétendue appartenance au fantastique. En effet,
plusieurs éléments concourent à une indécidabilité générique, notamment l’absence d’une
dimension d’hésitation dans la narration, érigée comme caractéristique centrale du genre par


88
GODENNE René, La nouvelle, Paris, Honoré Champion Éditeur, 1995, p.112.
89
BOZZETTO Roger, Territoires des fantastiques, op. cit., p.214.
50

Todorov, mais aussi la présence de livres magiques, d’objets parlants ou encore de lieux
complètement imaginaires.

Tout comme le phénomène d’hybridation discursive analysé plus haut se rencontre


désormais fréquemment dans la fiction contemporaine et dans les arts, selon Janet M. Paterson,
le brouillage générique entre diverses littératures de l’imaginaire n’est pas non plus inhabituel,
comme le démontre Roger Bozzetto dans plusieurs de ses ouvrages. L’auteur écrit d’ailleurs
dans Les Univers des fantastiques :

[…] ces genres littéraires : le merveilleux, le fantastique, la science-fiction, la fantasy


qui étaient, à une certaine époque, ressentis et pensés comme irrévocablement
différents, n’empruntent-ils pas la voie de l’hybridation pour se dynamiser ?90
Cette question rhétorique, à laquelle Bozzetto tente de donner quelques éléments de réponse
par l’analyse comparée d’œuvres ou de thématiques particulières, aussi bien en Occident
qu’ailleurs dans le monde, nous amène alors à interroger la validité d’une « catégorie
fantastique ». En effet, cette dernière semble à présent emprunter des traits aux genres qui lui
sont périphériques. Les suggestions du théoricien nous poussent également à envisager
l’ensemble de l’imaginaire littéraire sur un même continuum, à penser une dynamique
d’emprunt « intergénérique ». De fait, tout comme Walter Geerts, Bozzetto s’interrogeait déjà
quelques années auparavant sur la pertinence de la généricité en littérature :

Jusqu’à naguère on abordait l’analyse des textes fantastiques en se posant la question


de leur appartenance au « genre », le reste était considéré comme subalterne. C’était
donner une grande importance à la confection d’une abstraction au détriment d’une
analyse des textes, des multiples effets qu’ils produisent selon les époques, et dont le
sens est à interroger.91
Ces questions et affirmations donnent à penser qu’une certaine porosité des frontières
génériques est envisageable entre fantastique, merveilleux et anticipation, qui constituent trois
grandes « orientations » de l’imaginaire littéraire. Ainsi, dans cette partie du chapitre, il s’agira
d’identifier les apports de ces brouillages, et les effets qu’ils produisent. Pourquoi faire le choix
d’intégrer des éléments magiques dans les nouvelles ? Comment expliquer ce penchant pour la
description ? Et, surtout, les textes de Bernard Quiriny peuvent-ils encore être considérés
comme des récits fantastiques ?


90
ID., Les Univers des fantastiques. Dérives et hybridations, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de
Provence, 2011, p.8.
91
ID., « La visée fantastique », op. cit., p.49.
51

3.1. Réenchanter le monde contemporain
Nous sous-entendions plus haut une potentielle « contamination » du fantastique par le
merveilleux, sans toutefois expliciter, d’une part, les éléments constitutifs de ce genre, d’autre
part, les indices qui participent à le repérer dans les recueils de Quiriny. Il convient donc d’abord
d’en rappeler quelques caractéristiques en nous référant à des théoriciens. Roger Caillois
souligne notamment le caractère irréalisable des souhaits proférés par le protagoniste du conte
comme trait permettant de distinguer ce genre du fantastique :

Par le merveilleux de la féerie, l’homme encore démuni des techniques qui lui
permettraient de dominer la nature, exauce dans l’imaginaire des désirs naïfs, qu’il
sait irréalisables : […], échapper enfin à la vieillesse et à la mort. […] Ces prodiges
traduisent des souhaits simples […] Ils sont dictés […] par des infirmités de la
condition humaine. Ils trahissent l’obsession d’y échapper, au moins une fois, à la
faveur d’une décision exceptionnelle du sort ou des puissances supérieures.92
Todorov, quant à lui, met surtout en avant l’absence de réaction particulière chez les
personnages et chez le lecteur du merveilleux face aux éléments surnaturels, ainsi que le
manque de références à la réalité quotidienne93. Jacques Goimard note toutefois que, si, comme
les deux théoriciens cités plus haut, on a eu tendance ces dernières décennies à se focaliser sur
« l’évidence du merveilleux » – c’est-à-dire sur le fait que celui-ci ne provoque aucune surprise
chez le lecteur – l’étymologie du terme implique avant tout les notions d’étonnement et
d’admiration :

La théorie du merveilleux, à un stade ancien, a été une théorie de la surprise ; et si elle


est devenue une théorie de l'évidence, cette métamorphose n'est pas nécessairement
facile à expliquer. L'hypothèse la plus probable est que le conte de fées (puisqu'il s'agit
surtout de lui) est jugé d'après l'effet qu'il produit sur son public enfantin – ou sur ce
qui reste d'enfantin en nous. Et dès lors qu'il est manifestement gratifiant, nous avons
du mal à le trouver encore dérangeant.94
Il nous semblait important de mentionner ces origines car elles remettent en cause notre
conception du genre ; envisagés dans cette perspective particulière et non dans celle du conte
de fées, certains textes de Quiriny pourraient dès lors emprunter au merveilleux.

3.1.1. Présence du merveilleux chez Bernard Quiriny


Chez Bernard Quiriny, les éléments rappelant le merveilleux sont disséminés tout au long
des recueils, de manière plus ou moins subtile. L’un des exemples les plus manifestes concerne
notamment le titre de l’un des recueils, qui évoque un genre littéraire très fréquemment associé


92
CAILLOIS Roger, op. cit., p.27.
93
TODOROV Tzvetan, op. cit., p.60.
94
GOIMARD Jacques, « Merveilleux », repris dans Encyclopædia Universalis (URL : http://www.universalis-
edu.com.proxy.bib.ucl.ac.be/encyclopedie/merveilleux/, consulté le 07/08/2021).
52

au merveilleux : il s’agit de Contes carnivores, et de la nouvelle homonyme en position finale
de l’ouvrage. Le fait que le terme de « conte » occupe la position du titre de l’un des recueils
pourrait d’ailleurs être en lui-même considéré comme un élément révélateur de l’importance
particulière que l’auteur accorde au brouillage volontaire des genres. Le terme se rencontre à
nouveau dans le titre d’une autre nouvelle, « Deux contes sur la mort » (VC), où il est encore
une fois significatif puisqu’il se retrouve associé à quelque chose de macabre : il y a donc
également une certaine indétermination à ce niveau.

Ce rapprochement spontané est pourtant à nuancer ; en effet, selon René Godenne, la


distinction entre les termes de « conte » et de « nouvelle » s’opère ou non selon la période de
publication :

Au XVIIIe siècle, « conte » s’oppose à « nouvelle » parce qu’il renvoie à des types de
narration distincts : soit une aventure fondée sur des incidents d’une autre nature (le
conte de fées, le conte oriental, le conte allégorique), soit une aventure reposant sur
un propos d’un autre ordre (le conte philosophique, le conte moral). Au XIXe siècle
par contre, les deux termes, aussi souvent associés, recouvrent une même réalité
sémantique […] Par-là, le terme de « conte » perd la signification générique qu’il
possédait au XVIIIe siècle pour prendre son sens large de récit de quelque aventure,
de quelque anecdote […]95
A partir du XIXe siècle, les deux termes se confondent, si bien que l’on emploie
indifféremment le terme de « conte » pour désigner des recueils de nouvelles – même si, dans
les esprits, il n’a pas réellement cessé de renvoyer au merveilleux. Quoi qu’il en soit, Contes
carnivores est loin de regrouper uniquement des récits se rattachant à ce genre – en témoignent
des textes comme « Sanguine » ou « L’épiscopat d’Argentine », qui ressortissent davantage au
fantastique. Il y a donc déjà bien là un premier brouillage générique.

Les nouvelles recèlent toutefois d’autres éléments moins explicites pour marquer ce
flottement. En effet, les événements surnaturels caractéristiques qui surviennent dans les récits
sont parfois qualifiés à l’aide de termes relevant d’un champ lexical de l’extraordinaire et sont
connotés positivement. Il est aussi dit de certains phénomènes décrits qu’ils relèvent de la
« magie » – c’est notamment un terme que l’on retrouve dans « Vivre-ensemble » (VC, p.167)
pour qualifier la faculté des populations pomènes et birghizes à s’éviter parfaitement à toute
heure du jour ou de la nuit. Le procédé conduit même le narrateur, spectateur extérieur, à
déclarer : « Cette solution miraculeuse m’émerveille » (VC, p.169), en évoquant l’idée de
transposer ce système à d’autres régions du monde. Les expressions employées dans le texte
par le narrateur ne transmettent aucune hésitation ni angoisse particulières, mais témoignent


95
GODENNE René, op. cit., p.55.
53

plutôt d’un étonnement joyeux – on rejoint donc la dimension d’émerveillement que soulignait
Goimard.

« Vivre-ensemble » présente en outre un autre aspect participant à l’effet de merveilleux :


les formulations particulièrement reconnaissables et typiques des débuts de contes. « Il y avait
un pays nommé Poménie… » se constitue ainsi comme une variante de l’expression « Il était
une fois », par laquelle débutent généralement les contes merveilleux, qu’ils soient signés de la
plume de Madame d’Aulnoy, des frères Grimm ou d’Andersen. « Il y avait un jour », « Il y
avait un temps », ou, plus simplement encore, « Il y avait », en sont des déclinaisons. Notons
cependant que dans la suite de ce récit, on ne retrouve ni magie, ni fée, ni autres éléments issus
de l’imaginaire merveilleux, si ce n’est que le pays en question n’existe évidemment pas pour
le lecteur. Nous verrons plus loin que cette nouvelle, largement descriptive, emprunte
également à un autre genre de l’imaginaire.

Les lieux fictifs abondent d’ailleurs dans l’œuvre de Bernard Quiriny. Outre la Poménie, à
l’honneur dans « Vivre-ensemble » que nous examinions précédemment, l’auteur invente
également la ville de Rouvières ou encore la Sterpinie, un pays évoqué à plusieurs reprises dans
Histoires assassines, et qui constitue un cadre pour plusieurs nouvelles : il est décrit de manière
détaillée dans sa configuration spatiale et économique dans « La capitale décapitée », mais on
retrouve aussi de grands connaisseurs de la littérature sterpinienne dans « Deux conférenciers ».
Quiriny convoque fréquemment des régions complètement imaginaires : les quatre épisodes de
la « Tournée amazonienne » (HA), mais aussi ceux de la série « Dix villes » (CP) décrivent des
contrées inconnues, ainsi que des peuplades tout à fait fictives. Ces mentions parfois
renouvelées de lieux imaginés par l’auteur ainsi que le manque de références à la réalité
quotidienne ont pour conséquence une perte de l’ancrage avec le réel : une caractéristique
essentielle du merveilleux, selon Todorov.

Souvent, le lecteur note que les événements surnaturels présents dans les récits de Quiriny
ne provoquent pas de réaction très marquée, ou un étonnement modéré chez les protagonistes.
La série « Une collection très particulière » (CP), où Pierre Gould expose posément certaines
des sections les plus incroyables de sa bibliothèque, est tout à fait représentative de cette
tendance. Dans « Tenue correcte exigée », par exemple, Gould fait découvrir au « je » le roman
d’un certain Arthur Letrousseux (auteur inventé, comme souvent chez Quiriny), qui ne se laisse
déchiffrer que si son lecteur est parfaitement soigné et tiré à quatre épingles. Le narrateur, en
recevant cette information, exprime très peu d’émotions liées au trouble. L’interlocuteur du
bibliophile est bien entendu d’abord « incrédule », puis parle immédiatement de « miracle » et
54

de « prodige » (p.136), tandis que Gould lui avoue ne pas connaître le mécanisme régissant
l’œuvre de Letrousseux – « Par un procédé que j’ignore, […] » – qu’il trouve pourtant
« admirable » (p.137). Il ne faut pas longtemps avant que le « je » de la nouvelle ne se serve du
livre comme d’un outil bien pratique pour vérifier si sa tenue est suffisamment habillée lorsqu’il
se rend à des soirées mondaines.

« Les évaporés », issu de la même série de nouvelles, constitue un autre exemple parlant de
cette acceptation rapide du surnaturel. Pierre Gould entraine une fois de plus le « je » à travers
les rayons de sa bibliothèque pour lui faire découvrir des livres qui, après la mort de leurs
auteurs, se corrigent tout seuls afin de poursuivre les objectifs perfectionnistes de ces derniers.
Le protagoniste se contente de qualifier le phénomène de « stupéfiant » (p.160), sans pour
autant manifester plus de trouble. Quiriny ne s’interdit même pas de faire parler les objets
(autres que des livres, cette fois) : « Les choses ont la parole » (HA) fait se succéder les
témoignages machiavéliques du lit, du cercueil, de la carafe ou encore de la cheminée familiale,
dans un style toujours plus glaçant et sarcastique.

Le surnaturel est donc rapidement intégré au monde réel et ne provoque ni angoisse ni


hésitation chez le narrateur ou le lecteur. Il est considéré positivement, et la fin, parfois
heureuse, parfois indéterminée, se rapproche presque de celle d’un conte merveilleux ; la
dimension déstabilisante pour le protagoniste est souvent inexistante. Au contraire, le « final »
de la nouvelle est plutôt ironique. Le narrateur, s’il est légèrement étonné au début, ne met donc
pas longtemps à accepter les nouvelles « règles » du monde qui s’imposent à lui, ou les
propriétés étonnantes de l’objet magique qu’il a sous les yeux.

On peut également remarquer que Pierre Gould, personnage récurrent des nouvelles de
Quiriny, est systématiquement l’élément déclencheur de l’invraisemblable et de
l’extraordinaire (deux qualificatifs qui lui sont d’ailleurs attribués dans les titres de deux
nouvelles96) ; il annonce toujours l’événement surnaturel. Ainsi, il fonctionne presque en tant
que convention à partir de laquelle s’organise le récit imaginaire : lorsque Pierre Gould apparait,
le lecteur se doute que celui-ci s’apprête à annoncer l’une de ses découvertes impossibles, et
que le quotidien du narrateur s’en retrouvera impacté d’une manière ou d’une autre. Même
quand il n’est pas le personnage principal qui introduit le surnaturel, il est souvent présent en
arrière-plan du récit. Dès lors, le lecteur n’est plus réellement surpris qu’il advienne quelque
chose d’invraisemblable durant l’une de ses interventions.


96
« Invraisemblable Gould » (CP) et « Extraordinaire Pierre Gould » (CC).
55

3.1.2. Fantastique et merveilleux
À travers ces quelques exemples, on s’aperçoit que le fantastique pratiqué par Quiriny
emprunte et « incorpore » certains éléments caractéristiques du merveilleux, rendant ainsi les
récits « hybrides » ; le phénomène participe au trouble du lecteur. Mais les deux genres, perçus
comme distincts par les théoriciens de l’imaginaire dans les années 1970, ont-ils toujours été
pensés et cloisonnés de la sorte ? Bozzetto consacre dans Les Univers des fantastiques un
chapitre à l’œuvre de Mandiargues, auteur surréaliste dont les textes sont considérés comme se
rattachant à un fantastique teinté de merveilleux. Le théoricien justifie d’abord la confrontation
entre les deux genres :

Il peut […] paraître hasardeux d’associer les univers des merveilleux à des textes qui
visent à des effets de fantastique. Ce sont deux univers que l’on sépare et que l’on
situe, dans la critique française, aux antipodes les uns des autres. Mais les notions de
fantastique et de merveilleux, comme leurs rapports génériques, sont évolutives, et
cette évolution fait sens comme l’évoque André Breton.97
Si Bozzetto cite André Breton, c’est parce que, dans son Manifeste du surréalisme, ce dernier
déclare que « le merveilleux n’est pas le même à toutes les époques »98. Cette affirmation est
corroborée par Mandiargues lui-même, qui fait dire à l’un de ses personnages :

« Que des écrivains aient eu besoin de la peur, en tant que motif de leur récit, nous ne
les blâmerons pas, même si nous avons des vues totalement différentes sur le conte
fantastique, que nous voudrions fondé plutôt sur la notion de merveilleux »99
Ainsi, l’approche surréaliste du fantastique considère que le genre se nourrit du merveilleux.
Comme on le comprend, la peur, l’angoisse ne sont pas des conditions sine qua non pour ce
type de récit. On peut donc concevoir que les deux genres, souvent cloisonnés distinctement
par la critique, ne soient pas totalement incompatibles. Bozzetto souligne d’ailleurs que toutes
les cultures ne marquent pas de différence entre le fantastique et le merveilleux. La littérature
chinoise, par exemple, fait intervenir des dragons ou autres créatures surnaturelles dans des
textes que les lecteurs qualifient de « fantastiques »100.

Nous avons donc vu, à travers les exemples détaillés plus haut, que le merveilleux se fondait
subtilement dans les nouvelles de Quiriny, sans que l’on puisse pourtant affirmer qu’il s’agisse
de contes. Comment interpréter cela ? Ces choix thématiques et stylistiques vont-ils à l’encontre
des tendances actuelles en littérature ? On pourrait supposer que non, si l’on en croit les constats


97
BOZZETTO Roger, Les Univers des fantastiques, op. cit., p.42.
98
BRETON André, Manifeste du surréalisme (cité dans Les Univers fantastiques, op. cit., p.42).
99
MANDIARGUES André Pieyre de, Le Marronnier, dans Mascarets, Paris, Gallimard, 1971, p.47 (cité dans Les
Univers des fantastiques, op. cit., p.42).
100
BOZZETTO Roger, Frontières du fantastique, op. cit., pp.306-307.
56

de Bozzetto. L’auteur enregistre en effet une perte de vitesse globale des récits de science-
fiction à l’époque actuelle, qu’il impute à un « désamour pour la science dans le public ».101
Cette dernière, désormais considérée comme dangereuse plutôt que porteuse d’espoir, est
perçue comme un « problème », et favorise selon Bozzetto un retour de l’irrationnel dans la
littérature, qui répond au « principe de plaisir » et crée « une distanciation historique d’avec le
présent »102 :

Les crises actuelles dans la géopolitique, l’impression de perdre contact avec la face
solaire de la science, ou n’en voir que les côtes sombres, laisse place à un retour des
pensées analogiques, préscientifiques, réactionnaires.103
Nous faisons donc ici l’hypothèse que cette tendance au merveilleux est symptomatique
d’une réaction de rejet vis-à-vis de la science, qui semble avoir été envisagée sous un œil
méfiant ces dernières décennies. Rappelons qu’il n’est quasiment jamais fait mention, dans les
récits de Bernard Quiriny, de l’impact ou des conséquences d’une évolution de la science ou de
la technique. Il s’agit d’un domaine que l’on peut considérer comme complètement exclu des
textes de l’auteur, qui préfère manifestement éviter toute référence explicite au monde
hyperconnecté dans lequel les individus évoluent actuellement.

Ainsi, il nous parait justifié de considérer cette influence des univers merveilleux sur le
fantastique particulier de Quiriny comme une pierre apportée à l’édifice du réenchantement du
monde contemporain, après le désenchantement généralisé du début du XXe siècle que l’on a
évoqué dans le chapitre précédent. Le merveilleux, contrairement aux genres se rattachant à la
science-fiction, autorise la rêverie, le surnaturel, tout en s’adaptant au contexte social de
l’époque : preuve en est, encore une fois, l’exemple de « Vivre-ensemble », où la situation
décrite au départ rappelle clairement, mais avec humour, celle de la Belgique. Dans les textes
de Quiriny, la présence récurrente d’un narrateur externe, qui regarde et décrit le
fonctionnement insolite d’une communauté, empêche de considérer les faits racontés comme
évidents.

Si le retour au merveilleux que nous relevons dans les nouvelles analysées peut paraitre
cohérent avec le contexte actuel, il nous faut cependant modérer quelque peu nos propos. Aux
côtés des caractéristiques qui rendaient le fantastique de Quiriny particulier en le faisant tendre
vers un enchantement du monde, d’autres éléments sont à prendre en compte. Nous avions
notamment déjà évoqué un certain goût de la description assez manifeste chez l’auteur, surtout


101
BOZZETTO Roger, Les Univers des fantastiques, op.cit., p.171.
102
Ibid.
103
Ibid., p.179.
57

dans les différents « volets » de « La tournée amazonienne » (HA), mais aussi dans « La
capitale décapitée » (HA), les six nouvelles de la série « Notre époque » (CP), « Vivre-
ensemble » (VC), etc. Quiriny semble se plaire à dépeindre une société frappée par un
événement inattendu et incongru, à décrire minutieusement les conséquences engendrées, les
effets que provoque la perturbation sur les individus en fonction du métier qu’ils exercent, de
leur âge, leur nationalité ou du milieu socio-économique dont ils sont issus. Or, le merveilleux
tend davantage à raconter : il se place plutôt du côté de la fiction, voire tend à délivrer une petite
morale simple, comme c’est parfois le cas dans les contes. En outre, et c’est sans doute la
dimension qui vient nuancer le plus notre hypothèse précédente, dans bon nombre de nouvelles,
on remarque une propension importante au sarcasme et à l’ironie cinglante, qui parait entrer en
contradiction avec l’idée d’un fantastique « teinté de merveilleux ».

Il y a donc une sorte d’aporie qui se dégage de ces différents constats : nous ne pouvons
rapprocher le fantastique de Quiriny d’un unique autre genre de l’imaginaire. Les éléments
relevés ci-avant, soit la tendance marquée à la description et l’ironie omniprésente dans les
textes, nous semblent d’ailleurs témoigner d’autres « influences » pour le fantastique de
Quiriny : nous pensons que les récits d’anticipation, de science-fiction au sens large, constituent
aussi pour l’auteur une source d’inspiration.

3.2. Déplacement du fantastique et ironie sous-jacente


Ce goût prononcé pour la description dans les nouvelles, cet exposé des diverses
conséquences advenues dans la société à la suite d’une perturbation qu’il met en scène dans les
récits, nous conduisent en effet à rapprocher le fantastique de Quiriny d’un autre genre de
l’imaginaire littéraire : la catégorie, très large et très ramifiée, de la science-fiction ou du récit
d’anticipation. Bozzetto souligne dans le premier chapitre de L’obscur objet d’un savoir que
« [l]es genres du fantastique et de la fiction spéculative (qui s’intitulera plus tard, en 1926,
science-fiction) naissent dans des contextes très différents, sans aucun lien entre eux, et
entretiennent des relations complexes avec les formes littéraires préexistantes. » 104 Cela
implique que les deux genres possèderont des visées spécifiques. La science-fiction se distingue
du fantastique en ce qu’elle se base, comme l’indique son nom, sur la science et la technique
pour proposer, sous la forme d’une fiction, une réflexion à propos de ses pouvoirs, de ses


104
BOZZETTO Roger, L’obscur objet d’un savoir. Fantastique et science-fiction : deux littératures de l’imaginaire,
Aix-Marseille, Publications de l’Université de Provence, 1992, p.13.
58

conséquences et de ses dangers. Le fantastique, lui, tente au contraire de déconstruire les
fondements de la science. Ainsi, les deux genres possèdent bien quelque chose de commun,
mais le traitement que l’on en fait les éloigne l’un de l’autre :

Science-fiction et fantastique apparaissent ainsi par rapport à l’archéologie comme


deux genres qui ont à voir avec une même réalité sous deux aspects totalement
hétérogènes. La science-fiction reconstruit, à partir de traces, une réalité en apparence
fondamentalement autre, mais une réalité analogiquement saisissable, dans le cadre
d’une série d’extrapolations. […] Le fantastique, lui, rend évidente l’impossible
reconstitution du sens de l’irrationnelle présence des choses.105
Expression de l’angoisse de la population face aux avancées techniques et scientifiques dans
le courant du XXe siècle, les récits de science-fiction sont aussi souvent produits dans un but
plus ou moins précis, selon Roger Caillois :

Fréquemment, la science-fiction est utilisée pour la satire sociale […]. Certains


emploient couramment le récit d’anticipation pour exprimer une angoisse très
communément partagée devant les progrès de la science […] Les découvertes
biologiques suscitent une anxiété analogue. Les manipulations génétiques, l’audace
accrue de la neurochirurgie conduisent à imaginer la naissance et le développement
d’êtres nouveaux, profondément différents des hommes sous la même apparence
humaine106 [nous soulignons].
Pour Jean-Baptiste Baronian107, les récits de science-fiction regroupent des textes basés sur
des évolutions scientifiques et techniques, dans un futur plus ou moins lointain, ou des récits
impliquant des progrès physiques impossibles. La science-fiction ne s’intéresse pas, dit-il, au
monde tel qu’il est, mais bien au monde tel qu’il pourrait être, tel qu’il devrait être. L’essayiste
rejoint Caillois quand il soutient que le récit n’hésitera pas à accentuer un aspect déjà présent
dans la société actuelle, comme certaines mœurs potentiellement critiquables, mais ne remettra
pas en question le présent, le but n’étant pas de distordre le quotidien.

Compte tenu de ces caractéristiques, la dimension descriptive peut être prédominante dans
les récits de ce type, puisqu’il s’agit avant tout de montrer l’état d’une société affectée par
certaines dérives liées au progrès technique. Le genre littéraire de la science-fiction se subdivise
néanmoins en plusieurs branches, parmi lesquelles la speculative fiction108, intéressante dans le
cadre de nos analyses au sens où elle se distingue quelque peu de la science-fiction que l’on
vient brièvement de décrire. Nous aurons l’occasion de constater que plusieurs nouvelles de
Quiriny empruntent à cette sous-catégorie diverses spécificités, plus qu’à la science-fiction en


105
Ibid., p.65.
106
CAILLOIS Roger, op.cit., p.36.
107
BARONIAN Jean-Baptiste, op. cit., p.24.
108
Bozzetto note qu’avant 1926, la science-fiction était dénommée sous l’expression de « fiction spéculative ». Il
faut donc la distinguer de la speculative fiction en tant que branche de la science-fiction, que nous décrivons ici.
59

elle-même, puisque la speculative fiction s’axe moins sur des thèmes scientifiques que
sociétaux et regroupe des récits dans lesquels les avancées techniques ne constituent pas
l’épicentre de la narration : ce sont les individus qui y occupent une place importante. Elle
présente un monde où les lois sont différentes et s’appliquent dans un univers physique et social
entièrement construit par l’auteur, tout en spéculant sur les résultats de l’évolution de ce qui est
réel ou possible ; l’essentiel étant que l’élément spéculé soit plus important que l’intrigue109 :

Sa visée propre est la création d’un monde du si – la variante prenant appui sur un
savoir éventuel autre que les idées dominantes sur la réalité empirique. La position
excentrée de ce nouveau savoir par rapport à la réalité vraisemblable commune a pour
effet de permettre un questionnement des présupposés de cette réalité, par le biais
d’une figuration narrative.110
La fiction constitue donc un prétexte pour donner à voir au lecteur un état de la société.
Bozzetto a cependant montré qu’il était tout à fait possible de traiter de thèmes similaires dans
des genres différents111 , ce qui laisse penser que les frontières entre fantastique et science-
fiction (tout comme les frontières entre fantastique et merveilleux) sont poreuses et fragiles :
un récit pourrait parfaitement emprunter certains traits caractéristiques du récit d’anticipation –
en l’occurrence, comme on l’a dit plus haut, la composante descriptive, le registre ironique –
tout en restant une fiction à visée fantastique.

Qu’en est-il alors de l’appropriation et de l’adaptation de la science-fiction chez Quiriny ?


Comme on l’a déjà mentionné, l’auteur n’hésite pas à appliquer la perturbation qui advient à
l’ensemble de la société, et non pas à un individu isolé comme c’est généralement le cas dans
le fantastique traditionnel. Ce qui semble intéresser l’auteur, ce n’est pas tant le côté insolite ou
inimaginable de ce qui se produit, mais plutôt les conséquences, souvent amusantes pour le
lecteur, de cet événement sur la société et le quotidien des personnes. Sont ainsi évoqués les
impacts en cascade sur telle ou telle catégorie de métiers, telle ou telle classe sociale, etc. ; la
série « Notre époque » est en ce sens particulièrement représentative de cette propension à
l’exposé jubilatoire. Cette observation semble correspondre à la caractéristique soulignée par
Caillois, que nous citions juste avant : renouer avec certains traits typiques des récits
d’anticipation permettrait à Quiriny de réaliser une satire sociale prononcée, plus facilement et
plus explicitement que ne l’aurait permis un récit fantastique.


109
GIRI-LOUSSIER Hemlata, « L’émergence des littératures de l’imaginaire dans la littérature contemporaine
indienne », dans Impressions d’Extrême-Orient, n°8, 2018, repris dans OpenEdition (URL :
http://journals.openedition.org/ideo/959, consulté le 07/08/2021).
110
BOZZETTO Roger, L’obscur objet d’un savoir, op. cit., p.45.
111
ID., Les Univers des fantastiques, op. cit., p.9.
60

On pourrait donc dire que le renouvellement du genre s’opère ici par un déplacement de
l’effet de fantastique : de l’expérience individuelle aux conséquences collectives. Ce sont ces
dernières qui deviennent fantastiques, plus étonnantes les unes que les autres, et toujours
développées dans une logique implacable. Le surnaturel, l’irrationnel n’occupent que très peu
de place dans la nouvelle – ils sont pour ainsi dire plutôt anecdotiques. Ce sont finalement les
retombées que le bouleversement provoque sur la société ou sur l’individu concerné qui
semblent intéresser l’auteur. Dans « Bleuir d’amour » (HA), ce dernier se contente par exemple
d’« imposer » une perturbation dans les premières lignes, mais la majeure partie de la nouvelle
se fait la liste des divers effets, à la fois inimaginables et parfaitement cohérents, engendrés par
celle-ci. L’effet de fantastique qui en résulte diverge alors beaucoup de ce à quoi l’on s’attend :
du début à la fin du texte, on assiste à une gradation ascendante vers l’absurde, sans que l’on
accorde réellement d’attention au phénomène en lui-même.

Si merveilleux et anticipation semblent de prime abord inconciliables, presque opposés,


Quiriny parvient pourtant à condenser dans ses recueils les deux tendances, de manière à former
des objets hybrides convoquant habilement différents genres de l’imaginaire. Nous nous
trouverions en fait à mi-chemin entre les deux extrêmes : si l’on distingue bien des influences
merveilleuses dans les écrits de l’auteur, il ne s’agit souvent pas d’un merveilleux naïf, qui finit
bien ; au contraire, les nouvelles laissent parfois transparaitre une indétermination et, surtout,
une grande lucidité quant aux conditions dans lesquelles évoluent les individus dans le monde
contemporain. Les nouvelles de Quiriny réussissent ainsi à réunir diverses orientations au sein
de l’écriture et donc à résoudre les apparentes contradictions qui nous occupaient.

Au cours de cette partie du chapitre, nous avons suggéré qu’une proximité thématique et
structurelle avec d’autres littératures de l’imaginaire permet à Quiriny de proposer une vision
renouvelée du fantastique, tout en conservant la visée initiale du genre. En effet, nous
considérons que toutes les nouvelles de l’auteur figurent d’une certaine manière un « impossible
et pourtant là », une condition relevée par Bozzetto lorsqu’il tente, en synthétisant les
définitions du fantastique des théoriciens les plus célèbres, de mettre des mots sur ce que tous
ces textes possèdent en commun :

Dans tous les cas, il s’agit de figurer un impensable, un « impossible et pourtant là »,


par les moyens les plus divers, et quels que soient les effets produits. C’est là ce qu’on
pourrait nommer le « discours du genre ». En tout état de cause, c’est cela que
semblent viser des textes qui, d’une façon ou d’une autre, en relèvent.112


112
ID., Frontières du fantastique, op. cit., p.57.
61

Comme on le comprend, dans une même visée, les effets produits peuvent être très différents
les uns des autres, « […], allant de l’émerveillement à la sidération, de l’ambiguïté
déconcertante à la terreur d’une ‘monstration’, d’une absence qui terrifie à un excès de
visibilité, qui aveugle et épouvante » 113 : l’unique condition est donc de faire voir cet
« impossible et pourtant là ». Ainsi, les changements de registre, le ton ironique ou sarcastique
qui se dégage des nouvelles de Quiriny ne seraient pas des éléments qui excluraient celles-ci
du « genre » fantastique, mais qui participeraient plutôt à le renouveler. L’étonnement,
l’émerveillement, l’absurde, la surprise sont autant d’effets qui lui permettent de se diversifier
tout en conservant sa visée initiale. L’emprunt de divers traits reconnus comme caractéristiques
d’autres genres de l’imaginaire contribue à conférer des effets variés aux textes, offre de
nouvelles possibilités au fantastique et vient ainsi compléter l’hybridation discursive abordée
dans la première partie de ce chapitre.

4. Conclusion : au-delà du cadre de la nouvelle fantastique


Si les textes de Quiriny remettaient au départ en question le genre même de la nouvelle et
questionnaient sa qualité narrative intrinsèque, on a pu voir que le phénomène de l’hybridation
n’était pas isolé et trouvait son pendant dans le champ artistique, surtout depuis la fin des années
1980. L’hybridité fait désormais partie de notre manière de concevoir le monde, comme le
remarque Janet M. Paterson.

Si l’art contemporain concentre son expression sur l’idée et le langage, selon Emmanuel
Molinet, nous avons montré que cette particularité s’appliquait également à l’œuvre de
Quiriny : il ne s’agit plus forcément de raconter une histoire, de relater l’irruption du surnaturel
dans le quotidien d’un narrateur, mais de mettre en avant le langage, de le parodier, et de donner
littéralement à voir des idées. Les nouvelles de Quiriny tendent à montrer que le fantastique
trouve sa place dans le texte en lui-même, sans recourir forcément à la narration – en cela, elles
illustrent la « modeste proposition » de Roger Bozzetto. La textualité est en effet exploitée sous
des formes plus différentes les unes des autres, et permet ainsi de proposer, d’alimenter
continuellement un panel d’effets de fantastique divers.

L’impression d’une parenté avec d’autres genres de l’imaginaire nous a ensuite conduite à
envisager ces derniers sur un même continuum, comme une voie d’accès pour renouveler le


113
Ibid., p.347.
62

fantastique et surtout les effets produits, qui peuvent varier à l’infini. Il nous fallait cependant
vérifier que les textes restaient des nouvelles à effets de fantastique, et qu’ils correspondaient
toujours à cet « impossible et pourtant là », considéré comme une condition applicable à toutes
les orientations du genre. Les effets nés de ces emprunts, allant du grotesque au poétique,
permettent de renouveler le fantastique de multiples façons, aussi bien en donnant lieu à un
émerveillement qu’à une réflexion philosophique.

Comme annoncé dans l’introduction de ce chapitre, nous aurions déjà pu intégrer dans les
pages précédentes nos analyses concernant un autre type d’hybridation – celle que Bakhtine
nomme « dialogique ». Ce procédé prend en compte les nombreuses références intertextuelles
qui s’entremêlent plus ou moins subtilement dans les recueils de Quiriny, si bien que parfois,
le lecteur se retrouve incapable de les déceler. Nous avions également indiqué que nous
préférions traiter de cette hybridation dialogique dans un troisième chapitre dédié
spécifiquement à la métanarration, que nous envisagerons sous plusieurs aspects.

63

Chapitre III. Un fantastique métanarratif

1. Un imaginaire littéraire omniprésent


« La première phrase : voilà l’ennemi » (AP, p.7). C’est par cette déclaration abrupte que
débute le premier recueil de Bernard Quiriny, prononcée par le futur écrivain et bibliophile
Pierre Gould. C’est également avec cette formule que commence à se tisser la toile de fond qui
règnera sur toute l’œuvre du nouvelliste. Le début de la nouvelle annonce en effet la couleur,
puisque la littérature, l’acte d’écriture et les figures d’écrivains ne cesseront d’être des sujets de
prédilection pour Quiriny. Les individus, tiraillés par un puissant désir de gloire, de distinction
ou de renommée littéraire, se retrouvent confrontés à de multiples difficultés qui se dressent
face à leurs ambitions parfois démesurées. Une collection très particulière reprend en ce sens
une série de nouvelles concentrées autour du personnage de Pierre Gould, qui fait découvrir à
un narrateur aux yeux ébahis les rayons les plus hallucinants de sa bibliothèque personnelle. Il
n’est pas non plus rare de rencontrer des listes d’œuvres imaginaires, d’auteurs complètement
inventés ou encore des mises en scène de l’appareil paratextuel – dont on a déjà parlé dans le
chapitre précédent.

La littérature et l’écriture sont donc des thématiques centrales dans l’œuvre de Quiriny.
Cette omniprésence de l’imaginaire littéraire, de la littérature dans la littérature, correspond à
ce que l’on nomme généralement la « métanarration ». Il ne s’agit pas d’un phénomène isolé
en littérature contemporaine, mais on verra que le procédé peut être envisagé sous des angles
très différents, comme le constate notamment René Audet :

Nombreux sont les ouvrages qui dans leur représentation fictive du monde mettent de
[sic] l'avant la littérature elle-même dans ses manifestations les plus bigarrées : le
geste d'écriture, les écrivains comme figures, le canon à travers ses grands auteurs
dont il faut savoir dépasser l'emprise et la fascination. Cette présence de la littérature
dans la littérature, qui depuis toujours s'observe dans les œuvres, semble prendre une
importance certaine dans la période actuelle, cette autoréflexivité du geste littéraire
dessinant la trame d'une variété étonnante d'ouvrages en littérature contemporaine.114
Le cadre de ce mémoire nous invite cependant à nous interroger sur le lien qui peut exister
entre cette vaste thématique de l’écriture, longuement développée à travers les cinq recueils, et
le fantastique qui nous occupe. Nous considérions, dans les deux premiers chapitres, que

114
AUDET René et RIOUX Annie, « Lire des imaginaires littéraires en élaboration : Pierre Michon et Enrique Vila-
Matas », dans CHASSAY Jean-François et GERVAIS Bertrand (éd.), Paroles, textes et images. Formes et pouvoirs
de l’imaginaire, article d’un cahier Figura, vol.2, n°19, Montréal, 2008, pp. 17-31.
64

Quiriny offrait au genre une possibilité de renouvellement grâce à certains procédés déployés
sur l’ensemble des nouvelles ; dans cette partie de l’analyse, nous nous questionnerons sur les
enjeux de l’imaginaire littéraire et l’apport de ce dernier pour le genre fantastique. Le lien entre
les deux ne s’établit a priori pas de manière évidente ; ainsi, nous nous pencherons sur quelques
manifestations particulières et interpellantes de l’œuvre du nouvelliste belge.

2. Métanarration : définitions, typologie et applications


Le concept de métanarration étant susceptible d’englober divers phénomènes, nous ferons
débuter ce chapitre par l’évocation de quelques balises qui nous permettront de mieux cerner le
procédé, d’en relever quelques formes courantes, ses visées, et, dans les pages suivantes,
d’illustrer ces modalités au moyen d’exemples tirés des recueils de nouvelles de Quiriny. Dans
un chapitre de l’ouvrage collectif Métatextualité et Métafiction, Jeanne Devoize écrit :

La réflexion métatextuelle surgit lorsque le cadre de l’illusion référentielle étant


momentanément brisé, le lecteur est amené à s’arrêter pour s’interroger sur un élément
privilégié de la chaine de communication que constitue le texte littéraire. Le lecteur
peut être ainsi invité à réfléchir sur l’auteur, sur les rapports entre auteur et lecteur,
auteur et narrateur, auteur et personnages, sur l’auteur et le lecteur implicites, sur les
composantes du lecteur lui-même.115
La métanarration est donc avant tout un outil de réflexion pour le lecteur, qui lui permet de
s’interroger sur les grandes instances liées au texte. Pour initier cette interrogation, différentes
« formules » peuvent être utilisées.

Gérard Genette, dans Palimpsestes116, développe par exemple sa théorie de la transtextualité


pour organiser les différents types de relations qui existent entre plusieurs textes. Parmi ceux-
ci figurent l’intertextualité, soit la présence d’un texte dans un autre ; la métatextualité, qui lie
implicitement un texte à un autre ; et l’hypertextualité, qui instaure un rapport d’imitation créant
un texte nouveau (l’hypertexte), mais, cette fois, en faisant explicitement référence au texte pris
pour modèle (l’hypotexte). Ces trois relations transtextuelles nous intéresseront
particulièrement, car il est possible d’en relever des exemples évidents au sein de l’œuvre de
Quiriny. Pour Genette, tout texte nouveau ne peut d’ailleurs être obtenu que par la
transformation ou l’imitation d’un texte antérieur.


115
DEVOIZE Jeanne, « Champs d’exploration de la réflexion métatextuelle », dans Métatextualité et Métafiction.
Théorie et analyses, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2002, p.17.
116
Cf. GENETTE Gérard, op. cit.
65

René Audet, quant à lui, semble s’intéresser plus particulièrement dans ses articles à
l’imaginaire littéraire qui se développe au cœur des récits contemporains – en prenant pour cela
souvent appui sur les œuvres de l’auteur espagnol Enrique Vila-Matas, dont nous reparlerons.
Il souligne ainsi que

cette présence [de la littérature dans la prose] peut également être rendue possible par
la représentation, à l'intérieur du texte, d'une dimension propre à la littérature : calque
de la posture d'écriture […], mise en scène de pratiques herméneutiques […], ou
encore la fictionnalisation de l'écriture […].117
Pour Audet, la mobilisation du patrimoine littéraire se comprend également sous le concept
de métanarration ; elle permet d’engendrer une réflexion à propos de l’écriture, de la littérature,
de son statut et de celui de l’écrivain. C’est aussi l’une des catégories développées dans le
chapitre de Laurent Lepaludier, qui relève que

le texte littéraire peut présenter […] des analogies entre les éléments du récit et des
aspects de l’acte de communication littéraire : un personnage ou un narrateur peut être
considéré comme figure de l’écrivain et provoquer une réflexion sur l’écriture, sa
production, son esthétique ou le statut de l’écrivain.118
Dans un article traitant de cette tendance à rendre compte de l’imaginaire littéraire dans la
prose contemporaine119, René Audet distingue et détaille successivement trois manifestations
de la littérature dans la littérature : « Fabuler la littérature », qui implique pour l’auteur
d’« élaborer une littérature dans l’œuvre romanesque »120, extérieure à tout référent ou figure
réels ; « Récrire, poursuivre la littérature », où il s’agit pour les écrivains de « raconter de
nouveau ou [de] raconter à travers les mots d’un autre » ; et « Raconter la littérature dans la
fiction »121, où les écrivains « nous racontent une vision de la littérature par leurs romans ». Il
précise au terme de son parcours que celui-ci n’aborde que certains angles du phénomène :
« ont été exclus les représentations fictionnelles d’écrivains et de lecteurs, des exemples de
procédés métafictionnels et le discours romanesque sur la dévalorisation et la disparition de la
littérature »122. Nous reviendrons plus loin sur ce dernier élément en convoquant l’ouvrage de
William Marx, qui postule, tout comme Dominique Maingueneau, la fin ou la mort de la
littérature – ou en tout cas, d’une certaine conception de celle-ci.


117
AUDET René et RIOUX Annie, op. cit., p.18.
118
LEPALUDIER Laurent, « Fonctionnements de la métatextualité : procédés métatextuels et processus cognitifs »,
dans Métatextualité et métafiction, op. cit., p.31.
119
AUDET René, « Raconter ou fabuler la littérature ? Représentation et imaginaire littéraires dans le roman
contemporain », dans HAVERCROFT Barbara, MICHELUCCI Pascal et RIENDEAU Pascal, Le roman français de
l’extrême contemporain. Écritures, engagements, énonciations, Canada, Nota Bene, 2010, pp.183-204.
120
Ibid., p.187.
121
Ibid., p.191.
122
Ibid., p.198.
66

Comme on peut le constater en jetant un œil aux diverses typologies élaborées par des
théoriciens cités précédemment, le concept de métanarration recouvre de nombreuses
manifestations de la littérature dans la littérature – manifestations dont il est bien souvent
possible de retrouver des exemples dans les nouvelles de Quiriny. Leur point commun se situe
sans doute dans la réflexion qu’ils provoquent chez le lecteur, comme l’affirmait Jeanne
Devoize. Celui-ci se questionne alors sur la relation entre l’auteur et le lecteur, entre l’auteur et
le narrateur, etc., mais aussi à propos de l’écriture, du statut de l’écrivain, ou même de
l’exigence d’excellence qui semble avoir cours dans la littérature actuelle. Chez Quiriny, on
retrouve ainsi des exemples de reprises et de continuation d’une nouvelle (soit l’hypotexte,
selon les termes de Genette), mais aussi des réécritures en parallèle, la création de tout un
univers littéraire entièrement fabulé, des représentations de l’écrivain face aux difficultés qu’il
rencontre, ses interrogations, ses obsessions, etc.

3. Enjeux pour la création littéraire et rapport au réel


Si les nouvelles traitant de l’acte d’écriture ou des pouvoirs de la littérature sont nombreuses
chez Quiriny, l’écrivain est loin d’être le seul à exploiter cette thématique dans ses textes. Face
à ce phénomène de plus en plus courant qui caractérise la prose contemporaine, René Audet
relève deux attitudes possibles et opposées. La première réaction s’incarne dans les mots de
Dominique Maingueneau, qui « déplore un affaiblissement du rapport avec le réel » :

Symptôme de cette nouvelle condition de la création littéraire, la multiplication des


œuvres qui prennent pour matière les œuvres déjà écrites. Par un léger, mais décisif
décalage, la relation entre la littérature et le monde contemporain s’affaiblit au profit
de celle entre la littérature et le patrimoine littéraire. [...] Le pouvoir de fascination de
la Littérature majuscule s’accroît au fur et à mesure qu’elle s’exténue123
Dans cette interprétation plutôt pessimiste et négative de la métanarration, l’auteur rejoint
ceux qui voient dans cette mobilisation importante de la littérature dans la prose un signe
d’idolâtrie, et le symptôme d’un manque cruel d’inventivité de la part des écrivains
contemporains. Maingueneau semble d’ailleurs regretter amèrement les siècles précédents, où,
remarque-t-il, les écrivains avaient une véritable fonction sociale :

A partir du XIXe siècle, c’est à travers la Littérature que se formule ce qui importe :
c’est l’espace de parole le plus prestigieux, c’est aussi un type de communication
moderne, performant. C’est là que se mettent en scène et se débattent ce qu’on

123
MAINGUENEAU Dominique, Contre Saint Proust ou la fin de la Littérature, Paris, Belin, 2006, pp.157-158 (cité
dans AUDET René, op. cit., p.198)
67

appellerait aujourd’hui les « problèmes de société », là aussi qu’on propose des
modèles de comportement et que s’expérimentent des formes de représentation.124
La littérature occupe donc une place essentielle dans la société – William Marx parle à cet
égard de « religion de la littérature » ou d’une phase d’« expansion » 125. Advient ensuite ce que
Maingueneau nomme « l’âge du Style », « qui rêve d’œuvres déliées de toute utilité », et qui
concourt à une perte de légitimité de la littérature126. Cette dernière, désormais consciente de
son importance, se replie soudain sur un culte de la forme – c’est l’époque de l’art pour l’art,
que Marx qualifie de période d’« autonomisation ». La fin de ce siècle est marquée par un
autodénigrement des écrivains pour leur propre art – c’est la phase de « dévalorisation », l’adieu
à la littérature auquel Marx aboutit au terme de son ouvrage. Suivant cette logique, le XXIe
siècle ne délivre plus aucune tâche à l’écrivain. Puisqu’il n’incombe désormais plus à celui-ci
de jouer un rôle dans la société, la littérature doit acquérir selon Maingueneau une condition
nouvelle127, car elle n’aurait plus aucun message à faire passer, tout ayant déjà été dit.

Les deux essayistes partagent donc les mêmes opinions ; les dernières décennies signent la
fin de l’écriture et la fin de l’écrivain. Cette dernière, sur laquelle nous nous attardons car elle
nous intéresse tout particulièrement dans le cadre des nouvelles de Quiriny, débute selon Marx
avec l’Oulipo128. L’écriture à contraintes ou les Cent mille milliards de poèmes de Raymond
Queneau impliquent le lecteur autant que l’écrivain, et participent ainsi à restreindre l’autorité
et la valeur de celui-ci. Il note que « [d]epuis longtemps, les avant-gardes du début du XXe
siècle s’étaient plu à honorer des figures d’écrivains dépourvus d’œuvres, héritiers directs de
Rimbaud, de monsieur Teste et de lord Chandos »129. Cette conception étonnante de l’auteur
marque selon lui déjà un tournant, mais Marx mentionne également Jacques Vaché, un jeune
homme se revendiquant du courant surréaliste et glorifié par Breton pour… son œuvre
inexistante. Par son suicide à l’âge de 23 ans, « il poussa jusqu’au bout le refus de l’écriture,
puisqu’en achevant sa vie il la transforma en sa seule œuvre véritable », déclare l’auteur du
Manifeste. Si jusqu’alors, souligne Marx, les suicides d’écrivains étaient liés à une inadéquation
à la société ou une douloureuse incompréhension de la part du public, ici, la mort est entrainée
« par manque ou par blocage délibéré du souffle poétique » : « D’une littérature de l’excès,


124
Ibid., p.148.
125
MARX William, L’adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation, XVIIIe-XXe siècle, Paris, Les Éditions
de Minuit, 2005, p.167.
126
MAINGUENEAU Dominique, op. cit., p.148.
127
MARX William, op. cit., p.158.
128
Ibid., p.153.
129
Ibid.
68

valorisant l’être et la présence, on en passa à une autre tout opposée, fondée sur l’absence et le
non-être. Une littérature au silence mortel. »130

C’est cette interprétation de la mort de la littérature que tente de contrer Audet ; selon lui,
la mobilisation de l’imaginaire littéraire correspondrait plutôt à une autre modalité de mise en
rapport avec le réel :

Ramenée à sa mythologie, la pratique romanesque conjuguée à la métalittérature ne


serait plus tant une protestation, un moteur de dénonciation, qu’une modalité
d’exploration des rapports avec le réel, ne passant pas par une figuration littérale de
notre monde, mais par la mise en scène de ses tensions culturelles et idéologiques. En
témoignent les ambiguïtés naissant de ces allers et retours entre réalité et fiction, qui
bousculent les pactes de lecture (ici fictionnels, là biographiques ou autofictionnels),
voire la stabilité de ces pactes de lecture.131
Les deux réactions sont compréhensibles et justifiables. Qu’en est-il alors pour Quiriny ?
L’intervention récurrente du patrimoine littéraire dans la fiction est-elle le signe d’une forme
de fanatisme ? La réécriture en parallèle du « Buveur » d’Henri de Régnier, par exemple,
témoigne-t-elle d’un déficit d’imagination, d’un manquement à la création littéraire ?

Dans les pages qui suivent, nous examinerons principalement deux aspects de son œuvre,
qui nous permettront de dégager les enjeux du procédé, et son apport pour un renouvellement
du fantastique. Le premier concerne une modalité particulière commune à la typologie
genettienne et aux catégories illustrées par Audet, soit la réécriture, la reprise et la continuation
de nouvelles antérieures, où l’hypotexte est donc parfaitement identifiable et identifié. Le
second aspect que nous analyserons prend acte de cette figuration, de cette représentation de
l’écrivain, de l’acte d’écriture et de la littérature que l’on retrouve de manière récurrente au
centre des nouvelles de Quiriny. Comme on l’a dit au début de ce chapitre, cette omniprésence
laisse penser qu’elle serait liée à un type de fantastique particulier développé par l’auteur, et
qui prendrait forme autour de l’écriture. Cette dernière est en effet au centre des préoccupations
de nombreux écrivains fictifs mis en scène dans les nouvelles (parmi lesquels le fameux Pierre
Gould) et la place importante qui lui est accordée dans des textes aux tonalités de fantastique
suggère qu’elle n’est peut-être pas étrangère à un renouvellement du genre…


130
Ibid., p.154.
131
AUDET René, op. cit., pp.198-199.
69

4. La littérature dans la littérature : enjeux pour le
renouvellement du fantastique

4.1. Présence et exploitation de l’imaginaire littéraire


Dans cette partie, nous considérerons successivement quelques exemples de nouvelles où
la référence à un hypotexte clairement identifié constitue un moteur pour la fiction de Quiriny,
et lui permet, ce faisant, de diversifier son fantastique par un dialogue avec plusieurs sources
d’inspiration.

4.1.1. S’inscrire dans une filiation


René Audet identifie dans son article différentes modalités de présence du patrimoine
littéraire dans la prose contemporaine. Parmi celles-ci se trouve la possibilité pour un écrivain
de réécrire ou de poursuivre la littérature, c’est-à-dire de se baser sur un texte antérieur, que
Genette nomme « hypotexte », pour fonder un nouveau récit ; celui-ci se constitue alors comme
la « suite » du premier ou comme une transformation par la réécriture.

Ainsi, par exemple, « Dans mon mur » (AP) est appréhendée par le lecteur en tant que
continuation d’une nouvelle de Marcel Aymé, « Le Passe-muraille ». Bien que ce dernier ne
soit jamais explicitement évoqué, le lien est tout à fait évident pour qui connait la nouvelle la
plus célèbre de l’auteur, signant un fantastique très particulier que semble admirer Quiriny. Les
renvois à l’hypotexte sont en effet multiples, puisqu’on y retrouve le personnage du neveu de
Dutilleul, cherchant à extraire son oncle de la façade dans laquelle il avait été emmuré, rue
Norvins – événement relaté à la fin de la nouvelle d’Aymé – où a récemment emménagé le
narrateur de Quiriny. Les noms et surnoms utilisés sont identiques, les références au séjour de
Dutilleul en prison sont ponctuellement rappelées au lecteur ; il s’agit donc véritablement de ce
que l’on pourrait considérer comme une « suite » du « Passe-muraille ».

On peut supposer que la réécriture ou la suite d’une nouvelle implique un désir de filiation
de la part de l’écrivain ; cela signifie donc que l’auteur du « Passe-muraille » constitue pour
Quiriny une source d’inspiration. Marcel Aymé, auteur marginal, signe en outre de nombreuses
nouvelles fantastiques, réparties dans différents recueils. Il ne s’agit cependant pas d’un
fantastique traditionnel, qui instaure un doute, une hésitation entre deux solutions, pour rappeler
l’une des caractéristiques les plus emblématiques du genre. Aymé se situe d’ailleurs, selon Jean-

70

Baptiste Baronian132, entre le fantastique et le merveilleux – un merveilleux spécifique au sens
où il ne propose pas de fin heureuse ou rassurante, mais se contente de représenter le monde tel
qu’il est. Chez lui, l’événement ou la perturbation surnaturelle advient dès les premières lignes
et fonctionne par la suite comme une convention qui déterminera le déroulement de la nouvelle.
Cette dernière s’inscrit pourtant bien dans un cadre réaliste, et fait intervenir une perturbation,
un « défaut » :

Et, une fois le gag mis en place, Aymé chercherait à exploiter toutes les conséquences
du défaut, à finasser le plus brillamment possible avec et autour de lui. […] Mais,
devant de pareilles anomalies, les personnages de Marcel Aymé, de fil en aiguille,
s’acheminent à la rencontre de leur destin et, insensiblement, se découvrent, dévoilent
leur intimité secrète et inavouée : leur état exceptionnel les rend, sans qu’ils s’y
attendent, lucides et, comme au terme d’une illumination, brusquement conscients.133
La description du fantastique de Marcel Aymé par Baronian fait instantanément écho à ce
que l’on a déjà pu observer dans les nouvelles de Quiriny : hésitation entre fantastique et
merveilleux, perturbation plus ou moins inoffensive, exploitation des conséquences de
l’événement perturbateur, description lucide du monde actuel, etc. Le lien de filiation est
évident, et les nouvelles de Quiriny qui reprennent des idées ou des situations à Aymé sont
probablement nombreuses, certaines références étant plus facilement repérables que d’autres.
Comme Quiriny, le nouvelliste français semble avoir posé quelques soucis aux critiques : entre
fantastique, merveilleux, surnaturel et pure création de l’imaginaire, Aymé reste pour beaucoup
un auteur inclassable ; une trajectoire que semble également emprunter Quiriny. Ainsi, le
renouvellement du fantastique se produit ici par la transformation, le réinvestissement d’une
nouvelle fantastique antérieure.

La création d’une suite permet dès lors de prolonger l’œuvre d’Aymé en lui conférant une
résonnance plus actuelle ; elle met en lumière un aspect du monde et de la société
contemporains – soit l’une des finalités du fantastique d’Aymé, selon Baronian. La critique
sociétale est explicitée à la fin de la nouvelle, lorsque Dutilleul admet ne pas vouloir vivre au
XXIe siècle car son don lui est devenu inutile. La continuation de la nouvelle d’Aymé,
transposée de deux générations, participe d’un renouvellement du fantastique passant par la
mise en évidence d’un aspect de la société contemporaine. On rejoint alors les analyses du
premier chapitre sur le détournement et l’hypermodernité, où l’on mettait en rapport le
détournement de thématiques ou de situations identifiées comme fantastiques avec des
phénomènes sociétaux observables dans le monde actuel.


132
Cf. BARONIAN Jean-Baptiste, op. cit.
133
Ibid., p.200.
71

Nous plaçons à un autre niveau la nouvelle « Le buveur » (HA), qui nous parait tout
particulièrement appropriée pour évoquer le phénomène de réécriture et de prolongation d’un
texte antérieur – le parallèle étant posé dès le début, de manière plus explicite que dans « Dans
mon mur ». La nouvelle de Quiriny débute ainsi :

C’était exactement comme dans « Le buveur », un conte d’Henri de Régnier qui


commence par ces mots : « Il buvait silencieusement, farouchement, solitairement ».
On ne saurait mieux dire. (p.177)
Le narrateur se retrouve donc dans la même situation que celui de Régnier, à observer avec
curiosité un homme qui, attablé devant des verres qu’il vide sans hésiter, remplit furieusement
des pages et des pages d’une écriture serrée, sans qu’aucun des deux ne puisse deviner le
contenu de ces lignes. Si le narrateur de Régnier finit par s’apercevoir que l’homme écrit à son
épouse à propos de ses pensées suicidaires, chez Quiriny, il est beaucoup plus inquiétant
puisque l’on découvre qu’il rédige, à l’adresse d’une femme également, des paragraphes entiers
d’horreurs concernant des meurtres. Le narrateur est déçu en pensant que le buveur s’est joué
de lui et qu’il s’agit probablement d’un canular, mais, là où celui de l’académicien dix-
neuviémiste interrompt son récit, Quiriny réinvestit le lien entre les deux nouvelles pour en
donner une suite :

Vexé, je chiffonnai les feuillets pour les jeter dans un caniveau ; mais une
réminiscence arrêta mon geste : le buveur de Régnier dans sa nouvelle écrivait lui
aussi une confession d’assassin, sans qu’hélas on sache à la fin si c’était la plaisanterie
d’un alcoolique ou l’aveu d’un véritable criminel. (p.182)
On constate alors que c’est la nouvelle de Régnier qui influence les actions du narrateur de
Quiriny. La différence avec « Dans mon mur » réside cependant en ce que le début s’instaure
presque comme une réécriture de la nouvelle initiale. Les titres sont identiques, Régnier est cité
à deux reprises, le contenu des feuillets est mystérieux, et l’on peut établir un parallèle quasi
constant entre les deux nouvelles. Ainsi, la relation analogique étant très forte, si l’on suit la
typologie genettienne, on peut parler d’hypertextualité – bien que la nouvelle de Quiriny aille
plus loin dans l’angoisse et dans l’explicite, tandis que celle de Régnier se contente de demander
au lecteur son avis sur la situation mystérieuse qu’il expose.

Si l’on peut être tenté de penser que les nouvelles renvoyant à certains contes d’Henri de
Régnier ne sont pas nombreuses dans les recueils de Quiriny, c’est peut-être parce que les
références y sont difficilement identifiables. L’auteur, membre de l’Académie française, est
aujourd’hui très peu mis en avant ; on considère qu’il fait partie de ces écrivains complètement
oubliés du XIXe siècle. Quiriny s’est pourtant passionné pour son œuvre et sa personne : preuve

72

en est la biographie de près de trois cents pages qu’il a publiée à son sujet134. Sans qu’il puisse
véritablement être qualifié d’auteur fantastique, certaines de ses œuvres s’apparentent au
genre135. La différence évidente entre le « fantastique » d’Henri de Régnier et celui de Marcel
Aymé laisse supposer qu’il s’agit pour Quiriny de se créer un lien de filiation complètement
autre, dans une tonalité presque opposée, plus glaçante, plus angoissante et mystérieuse que
celle que l’on perçoit dans les récits se rapportant à Aymé.

Évoquons encore l’un ou l’autre exemple de nouvelle, où les thématiques développées ne


peuvent que rappeler les sujets de prédilection de Jorge Luis Borges, à savoir notamment
l’obsession de l’infini, la conception labyrinthique du monde ou encore la théorie des univers
parallèles. « Tous les chemins mènent à Rome » (CP) aborde d’ailleurs ce dernier thème. Le
narrateur de Quiriny se base en effet sur une théorie développée par Borges dans « Le jardin
aux sentiers qui bifurquent », du recueil Fictions – la référence est explicite dans le texte. Elle
suggère qu’à chaque choix réalisé par un individu, se développe un autre univers où ce même
individu aurait pu opter pour un autre choix, ce qui suppose l’existence de milliards de mondes
parallèles à celui que nous connaissons. Quiriny, se faisant le porte-parole des « amateurs de
science-fiction », imagine que « ces réalités parallèles peuvent se croiser, voire se superposer »
(p.123). Il s’agit donc d’inverser complètement le phénomène décrit par Borges :

Au lieu que les chemins bifurquent, pour parler comme Borges, ils se rejoignent ; les
réalités ne se multiplient plus, elles diminuent en nombre et se fondent l’une dans
l’autre. L’espace-temps était jusqu’ici comme un chêne qui ramifie ses branches :
c’est aujourd’hui l’inverse, […] L’espace-temps se contracte. (p.124)
Quiriny développe ensuite une série d’exemples comiques impliquant des personnages
différents, placés dans des situations embarrassantes. Il en vient finalement aux cas des
écrivains, un détour qui entraine une réflexion sur l’imagination, la matière littéraire et la fin de
la littérature : des sujets de prédilection pour l’auteur, comme nous aurons encore l’occasion de
le constater dans les analyses suivantes. On peut alors se demander si c’est le recours à la
métanarration qui permet de renouveler le fantastique, ou si, au contraire, c’est le passage par
une thématique développée par un auteur fantastique et transformée ultérieurement par Quiriny
qui suscite une réflexion métatextuelle.

« La ville à l’infini » (AP), bien qu’elle ne se revendique a priori d’aucun hypotexte précis
et identifiable, emprunte probablement sa thématique à d’autres textes borgésiens. Ces

134
Cf. QUIRINY Bernard, Monsieur Spleen, op. cit.
135
Cf. VIBERT Bertrand, « Les ‘histoires incertaines’ d’Henri de Régnier : des récits minimaux ? », dans Le récit
minimal : Du minime au minimalisme. Littérature, arts, médias, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2012, repris
dans OpenEdition (URL : https://books.openedition.org/psn/219, consulté le 10/07/2021).
73

observations nous amènent à penser un troisième lien de filiation dans l’œuvre de Quiriny, qui
le lierait à un fantastique encore différent des deux autres, d’inspiration plus philosophique et
poétique cette fois. De plus, notons que Borges n’hésite pas à intégrer à ses textes des références
littéraires fabulées – on pense notamment au fameux Pierre Ménard, auteur du Don Quichotte
– ce qui renforce l’hypothèse d’un puissant lien de parenté entre les deux écrivains.

On aura donc pu observer jusque-là trois auteurs avec qui Bernard Quiriny semble vouloir
entrer en dialogue, et qui ressortissent tous à des fantastiques différents les uns des autres. Cette
diversité participe à colorer ses recueils de tonalités variées, à provoquer des effets allant du
gag à la poésie, du mystère à la philosophie. Bien sûr, il aurait également été possible
d’effectuer d’autres rapprochements – par exemple avec Les villes invisibles d’Italo Calvino,
roman auquel font certainement écho les « Dix villes » (CP) de Quiriny. Qu’il s’agisse de
réécrire une nouvelle antérieure, de la poursuivre ou d’en reprendre l’idée principale pour
mieux la détourner et la faire résonner autrement par la suite, convoquer un hypotexte permet
à Quiriny de souligner certains aspects du monde contemporain, de rendre hommage à des
auteurs qu’il admire, de produire un discours, mais aussi de susciter des interrogations à propos
de l’imagination, de l’inventivité et de la fin de la littérature – une thématique au centre de
nombreux débats depuis le début de ce siècle. On peut ainsi penser que fantastique et
métanarration sont intrinsèquement liés au sein de son œuvre.

4.1.2. Représenter l’impact de la littérature


Nous examinons à présent une autre modalité de présence de la littérature dans la prose
contemporaine, à savoir celle des incidences de certaines œuvres littéraires dans la vie des
personnages fictifs de Quiriny – en l’occurrence, il s’agit souvent de Pierre Gould. Ce que l’on
s’apprête à évoquer relève d’une autre manière de concevoir la métanarration, c’est pourquoi il
nous paraissait plus commode d’isoler cette partie de ce qui précède. En effet, ici, nous
aborderons plus précisément l’impact puissant de la littérature, du pouvoir de l’interprétation
sur le personnage, à tel point que ce dernier en vient à tomber dans une spirale de folie dont il
lui est difficile de s’extraire. Deux nouvelles illustrent particulièrement bien cette influence de
la littérature sur le « réel » des personnages fictifs mis en scène ; il s’agit du « ‘Guide des
poignardés célèbres’ » et du « Théorème de Flann ». Toutes deux sont issues de L’angoisse de
la première phrase et impliquent la figure polymorphe de Pierre Gould, tantôt comme futur
écrivain en quête de gloire, tantôt comme étudiant chimiste obnubilé par ses recherches.

Dans la première, l’action de Gould est déterminée par sa lecture et son obsession pour un
roman d’Enrique Vila-Matas, Bartleby et compagnie, lui-même inspiré d’une nouvelle de
74

Herman Melville – Bartleby, the Scrivener : A Story of Wall Street. L’Espagnol y évoque une
série d’auteurs ayant renoncé très rapidement à l’écriture, et clôt sa liste en mentionnant
Éclipses littéraires de Robert Derain, un ouvrage presque similaire répertoriant des
« écrivains » ne comptant qu’une seule œuvre à leur actif – on se rappelle de ce que soulignait
William Marx à propos de la glorification de Jacques Vaché par Breton. Gould, d’abord fasciné
par cette particularité étonnante, finit par faire de sa volonté d’intégrer l’anthologie fictive de
Derain une véritable obsession. Profitant de cette occasion pour enfin coucher sur le papier
l’une de ses idées en réserve, il commence à rédiger son « Guide des poignardés célèbres »,
duquel il désire faire partie. La « fin de l’écrivain » dont parlait William Marx trouve une
résonnance dans le texte :

L’irréalité de Robert Derain allait lui donner l’occasion d’entrer en littérature par la
malice plutôt que par le travail, et de doubler sa victoire d’un pied de nez ironique qui
la transformerait en triomphe. […] Sa naissance à l’écriture serait donc aussi sa mort
littéraire, ainsi qu’il se doit pour un authentique éclipsé. (pp.169-170)
Cette préoccupation malsaine développée à cause d’un détail relevé dans la fiction le
conduit donc à vouloir se faire à son tour poignarder pour acquérir lui aussi une renommée
littéraire. On constate donc que Pierre Gould, à cause de la surinterprétation d’un détail qu’il
isole, en vient à brouiller les frontières entre réalité et fiction, ce qui l’amène à vouloir causer
sa propre mort. Peu lui importe que personne ne lise ses écrits, l’essentiel étant avant tout
d’accomplir la « prophétie ». Celle-ci ne se réalisant évidemment pas – aucun lecteur du
« Guide des poignardés célèbres » n’étant venu l’aider dans son projet en l’assassinant – Pierre
Gould, dépité, finit par abandonner sa quête et recommence à écrire – un acte qu’il qualifie lui-
même d’« impensable ». Le fantastique procède donc ici d’une herméneutique excessive dans
la fiction d’un auteur réel. Peut-on considérer qu’Enrique Vila-Matas est lui aussi un auteur
fantastique, ou doit-on plutôt comprendre qu’il s’agit de développer des effets de fantastique à
partir de nouvelles antérieures et étrangères au genre ? Quiriny s’inscrit en tout cas également
dans une filiation avec l’auteur espagnol136.

Ce n’est pourtant pas l’unique fois où le personnage de Pierre Gould se laisse entrainer dans
des obsessions littéraires malsaines. Dans « Le théorème de Flann », une autre œuvre est au
cœur de ses préoccupations ; le jeune homme apparait cette fois comme un doctorant brillant,


136
Enrique Vila-Matas a d’ailleurs rédigé une préface à Contes carnivores, dans laquelle il confirme bien un lien
de filiation, allant jusqu’à se déclarer le double de Pierre Gould ou le double de Quiriny, et à « réclamer la
paternité » du deuxième recueil de l’auteur ! cf. VILA-MATAS Enrique, « Un catalogue d’absents », Barcelone, 28
avril 2007, trad. de l’espagnol par André Gabastou, dans QUIRINY Bernard, Contes carnivores, Seuil, Paris, 2008,
pp.7-15.
75

mais complètement obnubilé par sa quête, puisqu’il a en effet comme objectif de prouver la
validité d’une théorie farfelue, exposée dans un roman sans queue ni tête, The Dalkey Archive
de Flann O’Brien. Encore une fois, il s’agit pour Gould de ramener dans la « réalité » une
théorie fictionnelle et a priori complètement inventée par l’auteur irlandais. Le narrateur de
Quiriny, professeur de chimie à l’université, constate pourtant que Gould dit vrai ; le récit finit
par prendre une tonalité de fantastique onirique, puis par basculer dans l’absurde.

Dans tous les exemples évoqués précédemment, il s’agit de construire par-dessus une
nouvelle antérieure, d’y juxtaposer un autre récit, de se servir de la littérature existante comme
d’une base pour de nouvelles histoires. C’est là selon nous l’un des procédés utilisés par Quiriny
pour renouveler le fantastique (et qui ne l’isole pas de ses contemporains) : la création de
nouvelles fantastiques chez l’auteur passe par la reprise et le réinvestissement de nouvelles
fantastiques antérieures ; la production se fait donc à partir d’un regard rétrospectif sur une
œuvre.

Ce faisant, Quiriny s’inscrit explicitement dans une filiation avec les auteurs auxquels il
emprunte des situations, des sujets, des scénarios entiers. Il puise l’inspiration dans les textes
des auteurs qu’il admire. Ces références, probablement bien plus nombreuses qu’il n’y parait
au premier abord137 dans l’entièreté de son œuvre, ne sont pas là sans raison : elles participent
en effet à créer l’identité littéraire de Quiriny, à identifier les choix thématiques et stylistiques
auxquels il adhère. Il y a donc chez lui un désir de filiation clairement exprimé, notamment
avec des auteurs comme Aymé, Borges ou Régnier, tous trois pouvant être considérés comme
des auteurs fantastiques – bien que leurs pratiques respectives diffèrent. Faire revivre ces
œuvres et ces écrivains à travers ses nouvelles est donc pour Quiriny un moyen de s’inscrire
dans une filiation avec des tonalités particulières.

Notons que d’autres références intertextuelles se dessinent en filigrane et de manière


ponctuelle – on retrouve en ce sens quelques allusions à des auteurs fantastiques comme Marcel
Béalu, marginal et assez peu connu, si ce n’est pour une œuvre en particulier138. Il y a également
le personnage de Maurice de Saint-Guérin, que l’on aperçoit à deux reprises dans Vies


137
Un exemple : « Saint-Hermier, en France » (CP) est une nouvelle de Quiriny dans laquelle un narrateur est de
passage dans un village où les habitants ne vivent qu’un jour sur deux, et dorment le reste du temps. Or, « Le
temps mort » de Marcel Aymé, issu de Derrière chez Martin, met en scène un personnage, pouvant contrôler à sa
guise la marche du temps, qui décide également de ne vivre qu’un jour sur deux. Bien que ni Aymé ni son conte
ne soit évoqué dans la nouvelle de Quiriny, le rapprochement est vite fait pour qui a lu « Le temps mort ».
138
Cf. BARONIAN Jean-Baptiste, op.cit., pp.184-187.
76

conjugales 139 , et dont le nom, quoique légèrement modifié, renvoie clairement à celui de
l’écrivain et poète Maurice de Guérin, dont on sait finalement assez peu de choses. Les recueils
sont donc truffés de références littéraires, même si ces dernières ne sont pas toujours
perceptibles pour le lecteur – Bernard Quiriny est bien un auteur érudit, comme on a déjà eu
l’occasion de le remarquer dans ce chapitre. Cependant, il ne se contente pas d’aborder la
métanarration dans une perspective dialogique ou polyphonique, pour reprendre les termes de
Bakhtine – c’est ce que l’on verra dans les pages suivantes.

4.2. Disparition de l’écrivain et déclin de la littérature


Quiriny fait également un autre usage du procédé de métanarration, en dehors de la
réécriture et du prolongement d’hypotextes, puisque de nombreuses nouvelles abordent le
thème de l’écriture, mettent en scène des écrivains ou font référence à l’activité littéraire de
manière générale. Le cadre de ce mémoire étant celui d’un renouvellement du fantastique opéré
par l’auteur, nous nous interrogeons à présent sur le lien à établir entre l’acte d’écriture et le
genre littéraire dans lequel s’inscrivent les œuvres de Quiriny – on peut en effet penser que son
fantastique particulier serait lié à une modalité de la métanarration. Comment la littérature, la
création littéraire peuvent-elles être à la source des effets de fantastique produits dans les
nouvelles ? Remarquons d’emblée que l’écriture et la littérature semblent être à l’origine de
nombreux tourments chez les personnages de Quiriny…

4.2.1. Désir de gloire et renommée à tout prix


Nous avons évoqué plus haut « Le ‘Guide des poignardés célèbres’ » de Pierre Gould, en
montrant comment le personnage de Quiriny s’arrête soudain sur un détail qu’il trouve tout à
fait intrigant au cours de sa lecture de Bartleby et compagnie, et l’interprète comme une
prophétie qu’il se donne pour devoir d’accomplir lui-même. Les projets qu’il élabore suite à sa
décision le conduisent cependant au bord de la folie, puisque devenir un éclipsé selon la
conception de Robert Derain, auteur fictif inventé par Vila-Matas, implique de dédier sa vie,
son corps pour obtenir la gloire littéraire qu’il fantasme depuis longtemps. René Audet
qualifierait probablement cette attitude de « sacrifice du corps biologique au profit du corps
dynastique »140 : Pierre Gould est prêt à tout pour acquérir une renommée, fait de la littérature
sa seule raison de vivre, et entretient donc un rapport malsain et peu raisonnable avec celle-ci.


139
Dans « Roman d’une préface », où il est effectivement écrivain, et dans « Vies conjugales », où il semble au
contraire étranger à cet art.
140
AUDET René et RIOUX Annie, op. cit., p.22.
77

En se projetant comme un auteur avorté et en considérant cela comme un acte de génie, il
témoigne d’une certaine manière de la disparition de l’écrivain et de la fin de la littérature
matérielle.

L’effet qui se dégage de cette nouvelle est très particulier. Le fantastique, comme on l’a
évoqué dans le panorama du premier chapitre, nous fait souvent hésiter entre deux explications :
soit le protagoniste se retrouve en proie à un délire qui le mènera potentiellement jusqu’à la
folie, soit il se confronte au contraire à quelque chose de bien réel. Pierre Gould, lui aussi,
s’enfonce progressivement dans une sorte de délire, mais celui-ci se rapporte entièrement à son
obsession pour Enrique Vila-Matas et ses romans ! Le déroulement de la nouvelle verse
évidemment dans l’absurdité la plus totale, mais Gould reste logique de bout en bout dans son
raisonnement.

On comprend que Quiriny aborde indirectement la thématique de la fin de l’écrivain dont


parle William Marx à la fin de son ouvrage. Selon Marx, cette dernière trouve ses causes dans
les exigences toujours plus pesantes qui planent sur les écrivains actuellement, mais aussi sur
la pression de la créativité, comme s’il fallait trouver quoi raconter alors que tout a déjà été dit.

4.2.2. Stylistique imparfaite et inventivité perdue


Un élément ressort régulièrement dans bon nombre de nouvelles : l’exigence des écrivains
envers eux-mêmes, la pression qu’ils s’infligent pour faire preuve d’imagination, et les
difficultés qu’ils rencontrent alors qu’ils tentent de combattre l’angoisse de la page blanche. Le
personnage de Pierre Gould illustre encore une fois un comportement exemplaire de cette
crainte paranoïaque dans « L’angoisse de la première phrase » (AP). Le jeune homme, qui rêve
d’être écrivain, s’inflige une pression démesurée en voulant faire débuter son premier roman
de manière aussi percutante que celle des plus grands chefs-d’œuvre du patrimoine littéraire
mondial comme Vladimir Nabokov ou Oscar Wilde. Après un premier ouvrage entièrement
constitué de phrases mises entre parenthèses – ce procédé lui permettant ainsi de repousser
indéfiniment le moment de rédiger sa première vraie phrase – Gould parvient momentanément
à se délester de sa paralysie. Une fois sa crainte initiale dépassée, quelques romans à son actif
et une renommée européenne acquise, vient enfin le moment de délivrer la dernière phrase de
son œuvre. Gould se retrouve alors confronté aux mêmes difficultés, et s’emploie activement à
désécrire méthodiquement l’ensemble de celle-ci, de manière à laisser derrière lui une œuvre
inachevée. L’exigence stylistique poussée à l’excès qu’il s’impose à lui-même, ses
irrépressibles pulsions destructrices ne provoquent finalement chez lui que tremblements,
affolement, épuisement et colère. Le fantastique provient encore une fois de ce sentiment
78

d’absurdité lié à l’écriture, et met en exergue la difficulté pour les écrivains de trouver leur
place après la publication des plus grandes œuvres littéraires : c’est comme si tout avait déjà
été dit.

L’écriture et la littérature sont donc régulièrement au centre des préoccupations des


personnages de Quiriny. Les échecs et les dépressions qui impactent ces derniers leur sont
souvent liés, comme en témoigne par exemple « Le carnet », où le jeune Bastian Picker, futur
écrivain très complexé par le manque cruel d’imagination dont il est atteint, en vient à tenter
par tous les moyens de voler sans scrupules les idées d’un autre – une fin qui parait
rétrospectivement prévisible, au vu de son nom. L’écriture est aussi la cause de nombreuses
obsessions : « Les évaporés » (CP) sont des auteurs à la recherche d’un style tellement épuré
qu’ils ne peuvent s’empêcher de supprimer tout mot qu’ils considèrent comme superflu, tandis
que « La section des reniés » (CP) regroupe des écrivains ayant systématiquement répudié une
partie de leur œuvre, parfois jusqu’à en oublier la paternité, parfois jusqu’à s’employer à en
détruire minutieusement tous les exemplaires publiés dans le monde. Guérard dédie ainsi la
plus grosse partie de sa vie à l’extermination de chaque fragment de son œuvre de jeunesse, en
se déplaçant dans le monde entier, en dépensant des sommes folles pour retrouver et brûler
chaque impression d’Antre pourri, son roman de jeunesse dont il a désormais extrêmement
honte. Le fantastique de la situation, une fois de plus tourné vers l’absurde, est explicité par le
bibliophile : « […] Il reste un fleuron de ma collection : rares étant les écrivains qui ont mis
autant d’énergie dans le reniement de leurs écrits, et plus rares encore ceux qui sont allés jusqu’à
les détruire. » (pp.93-94)

Partout dans les nouvelles de Quiriny, les écrivains semblent s’infliger une pression
démesurée pour se démarquer des autres ou perfectionner leur style, si bien qu’ils finissent
souvent déprimés, désemparés et tombent dans un cercle vicieux qui les mène inévitablement
jusqu’à la folie et la psychose. Le lien avec le genre fantastique se dessine alors clairement :
obnubilés par un aspect lié à la littérature ou à la création littéraire, les écrivains finissent
immanquablement par perdre la raison et par plonger dans un délire paranoïaque, qui parait au
lecteur complètement ridicule. Ces exemples de nouvelles engendrent chez nous un
questionnement à propos du statut de l’écrivain dans l’œuvre de Quiriny et de l’image que ce
dernier veut en donner au travers de ses nouvelles.

4.2.3. Condition actuelle de la littérature et fin de l’écrivain


Les observations et analyses précédentes suggèrent que la littérature est à la source de
nombreux malaises chez l’auteur, ou chez l’individu se projetant comme tel. Elles suscitent
79

chez nous un questionnement sur une potentielle fin de l’écrivain, et peut-être même sur la fin
de la littérature.

Un écrivain… qui n’écrit pas


En effet, une représentation courante dans les nouvelles de Quiriny, mais également dans
les écrits de ses contemporains, notamment chez le Catalan Enrique Vila-Matas, est celle de
l’écrivain qui n’écrit pas. On pense en premier lieu à « Bartleby » (HA), qui raconte l’existence
d’un homme brillant, ayant pour projet de devenir écrivain et dont l’esprit regorge d’idées et de
scénarios littéraires, mais qui ne parvient jamais à coucher ne fût-ce qu’une seule ligne sur le
papier – sans pour autant en éprouver plus de mal-être qu’on pourrait le penser. De fait, arrivé
à l’âge de la retraite, il déclare : « En attendant, devant mes étagères, je contemple mon œuvre
avec émotion, tous ces romans et poèmes dont je suis fier, et que je n’ai jamais écrits » (p.107).
William Marx note d’ailleurs un véritable engouement qui se forme autour de cette figure
paradoxale de l’auteur sans œuvre ; il l’illustre avec la personne de Roberto Bazlen, un Italien
ayant passé la majeure partie de sa vie à graviter autour des hommes de lettres contemporains
les plus célèbres, sans pour autant publier quoi que ce soit de son vivant141. Le respect que tout
le monde semblait lui vouer témoigne d’un changement dans la conception de l’écrivain, pour
Marx :

S’il n’est donc pas exact de prétendre que Bazlen ait été un écrivain sans œuvre, il est
d’autant plus significatif que se soit formée autour de lui cette légende, alors même
qu’elle ne correspondait pas complètement à la réalité. Comme si l’époque avait eu
besoin de ce mythe. Comme si le système littéraire exigeait pour son bon
fonctionnement la présence asymptote de l’écrivain qui n’écrit pas. Bazlen fut pour la
littérature contemporaine ce que pour les anciens Grecs avaient été les centaures,
satyres et autres chimères : un moyen de peupler l’univers en rendant visible
l’invisible et possible l’impossible.142
L’écrivain sans œuvre est donc assimilable à un mythe dont aurait besoin la littérature ; une
littérature qui se ferait plus virtuelle que matérielle… L’association que fait Marx entre des
créatures surnaturelles et la nécessité d’un écrivain qui n’écrit pas dans le champ littéraire est
par ailleurs assez significative dans le cadre d’un renouvellement du fantastique aux tonalités
métanarratives.

Spectacle de la littérature et effacement de l’écrivain


Notons aussi que les récits de Quiriny semblent en réalité accorder une importance
particulière à tout ce qui concerne « l’extérieur » de la littérature, « l’envers du décor » : en


141
W. Marx mentionne simplement la publication posthume d’un roman inachevé, la correspondance et les cahiers
de l’« auteur ».
142
MARX William, op. cit., pp.155-156.
80

témoignent notamment les nouvelles traitant du paratexte (entre autres les correctifs, avant-
propos, etc. que l’on a déjà évoqués précédemment), la critique littéraire, les collections de
livres ou encore l’écriture à contraintes. L’attention semble s’être déplacée de la littérature à ce
qui lui est périphérique, si bien que le caractère individuel et particulier de l’œuvre s’atténue
peu à peu pour laisser place au « spectacle » de la littérature.

« Roman d’une préface » (VC) illustre par exemple bien cette dernière proposition.
François Gillibert est un universitaire passionné par l’œuvre d’un certain Maurice de Saint-
Guérin, décrit comme un écrivain « tout à fait oublié de nos jours » (p.141). Quand,
mystérieusement, l’auteur en vient à susciter l’intérêt dans certaines sphères de la société,
François est invité par une célèbre maison d’édition à rédiger une préface à l’œuvre de Saint-
Guérin ; préface qu’il réécrit presque chaque année, au fur et à mesure que grandit son dégoût
pour l’écrivain à qui il avait pourtant voué une bonne partie de sa carrière. Le fantastique réside
en ce que les lecteurs n’achètent alors plus les œuvres de Saint-Guérin, mais plutôt les préfaces
toujours plus dénigrantes retravaillées par François :

A mesure que François abominait davantage Saint-Guérin, ce dernier séduisait un


public plus nombreux ; peut-être les gens achetaient-ils les nouvelles éditions non
pour Saint-Guérin, mais pour François, ayant découvert que ses préfaces étaient
chaque fois plus hostiles, et curieux de voir où irait son animosité ? (p.148)
L’auteur s’efface au profit de la critique que l’on en fait, critique qui se mue alors en
véritable spectacle dont semble raffoler le public : l’éditeur finit par prendre la décision de les
inscrire en couverture comme coauteurs, avant d’accorder à François une place plus grande
encore en réunissant en un volume l’historique de ses préfaces à l’œuvre de Saint-Guérin. Il y
a là un incroyable affaiblissement de la figure auctoriale, qui finit au second plan au sein du
monde éditorial.

Le recul de l’auteur se manifeste encore chez Quiriny dans des nouvelles telles que
« Contraintes » (VC), où l’attention accordée à l’éditeur se substitue à celle que l’on porte au
génie de l’écrivain :

Après avoir publié deux romans, André Margin se fit éditeur. « Je n’ai pas de talent,
mais je le repère très bien chez les autres. » Il devint vite une figure du métier, à cause
de son tempérament fantaisiste et de ses méthodes originales. (p.67)
La suite de la nouvelle développe les différentes collections créées par Margin, toutes plus
farfelues les unes que les autres, comme « Solitude », dans laquelle les romans ne peuvent
contenir qu’un seul personnage, ou encore « L’Inutile », composée d’ouvrages déjà tombés

81

dans le domaine public. Margin accepte ainsi de publier exclusivement la littérature qui
correspond aux contraintes qu’il élabore.

William Marx note d’ailleurs que l’Oulipo aurait participé à l’effacement de l’écrivain :
« quand le mécanisme prend le dessus, l’auteur est contraint de s’effacer »143. En effet, dans la
nouvelle, l’auteur n’est plus réellement considéré, ou alors il l’est en fonction de son nom ou
de son prénom – Margin crée une collection d’œuvres dont les auteurs ne peuvent s’appeler
autrement que Jacques. Significatif en ce sens, le fragment contenu dans « Extraordinaire Pierre
Gould » (CC), où ce dernier s’emploie à écrire « le lipogramme le plus contraignant du monde »
(p.160), Histoire d’un dormeur, uniquement composé de la lettre « z » sur trois cents pages (!).
La littérature, poussée dans ses derniers retranchements, réduite à une sorte de jeu, perd alors
tout intérêt et toute consistance.

Symptomatiques encore de cette focalisation croissante sur ce qui entoure l’œuvre et la


littérature : les « prophéties » dont on a déjà parlé, et que les écrivains se donnent pour objectif
ultime d’accomplir, comme c’est le cas pour Pierre Gould souhaitant se faire poignarder pour
marquer les esprits. Ce dernier incarne également ce que l’on pourrait considérer comme du
fanatisme littéraire : la bibliophilie ne suggère-t-elle pas la glorification matérielle, l’apologie
des actes « héroïques » liés à la littérature, la recherche effrénée de la singularité, de l’insolite
au détriment d’un intérêt pour la littérature elle-même ? C’est cette importance extraordinaire
conférée à ce qui entoure la littérature et qui n’en est justement pas, qui produit les effets de
fantastique que l’on perçoit. Ainsi, bien souvent, les écrivains apparaissent au lecteur comme
des personnages dont les ambitions et les obsessions paraissent ridicules, voire comme des
individus malins qui tentent de le tromper.

Les nouvelles de Quiriny représenteraient donc généralement un écrivain en voie


d’extinction et, par la même occasion, mettraient en lumière une dévalorisation de la littérature
– la troisième phase traversée par cette dernière, selon l’ouvrage de William Marx. La
disparition des écrivains, de leur corps biologique est encore représentée symboliquement dans
la seconde des trois parties composant « Piles, tombeaux, silènes » (CP), où Pierre Gould
explique au narrateur que certains écrivains auraient disparu, littéralement absorbés dans le
livre qu’ils étaient en train d’élaborer. Comme le remarque le bibliophile, « les trois livres […]
ont continué de s’écrire après que leur auteur a disparu » (p.194), ce qui laisse penser que
l’œuvre n’a plus réellement besoin de l’auteur pour se constituer.


143
Ibid., p.153.
82

5. Conclusion : regard sur l’état actuel de la littérature
Ces conclusions bien pessimistes quant à l’état actuel de la littérature (et son avenir)
dissonent cependant quelque peu avec les tonalités qui colorent les nouvelles de Quiriny.
L’émerveillement et la passion qui animent Gould face à tous types d’œuvres, tous types de
romanciers, même les plus inconnus144, surtout dans la série « Une collection très particulière »
du recueil homonyme, proposent en effet des représentations plutôt positives et légères des
différents aspects de la littérature. René Audet pense d’ailleurs qu’il est possible d’appliquer
aux œuvres comme celles de Quiriny, qui contiennent en elles cet imaginaire littéraire, ainsi
qu’à toutes les modalités de dialogue avec la littérature que l’on a évoquées au cours de ce
chapitre, les « trois critères de l’‘Œuvre à faire’ » de Roland Barthes 145 qu’il paraphrase, à
savoir :

simplicité, filiation, désir. Simplicité : une œuvre qui se définisse par sa lisibilité et
par son refus de l’autonymie, refus de l’arnaque restée non dévoilée ; filiation : une
œuvre qui fasse écho à son lignage, qui opère cette filiation par glissement et non par
simple pastiche ; désir : une œuvre qui incarne le désir du langage, un désir du livre.146
Cette proposition nous semble parfaitement correspondre à l’idée que nous nous faisons des
recueils de Quiriny, puisque ces derniers demeurent tout à fait lisibles et accessibles ; les
nouvelles font montre d’une certaine transitivité. Comme nous l’avons souligné à plusieurs
reprises dans les pages précédentes, l’auteur se revendique explicitement ou implicitement de
différents auteurs, souvent marginaux, et enfin, Pierre Gould, que l’on pourrait être tenté de
considérer comme un double de Quiriny, personnifie ce « désir du livre » dont parle Barthes –
et Audet après lui.

Que penser alors des nouvelles de Quiriny, du message qu’elles délivrent peut-être, du
discours tenu à propos de la littérature ? Il se dégage pour nous une tension entre deux
conceptions différentes. D’un côté, nous avons montré à quel point l’écrivain était représenté
sous des angles souvent peu flatteurs : ambitions et obsessions ridicules, refus d’écrire,


144
En témoigne cette longue tirade : « J’ai découvert grâce à Pierre Gould un grand nombre d’écrivains méconnus,
littérateurs de l’ombre ignorés par les faiseurs d’anthologies. Pierre a toujours eu une inclination particulière pour
les auteurs de second rang, les discrets, les excentriques, les petits maîtres, les oubliés, les disciples d’un autre, les
héritiers d’une école passée de mode, les provinciaux, les exilés, les amateurs éclairés, ceux qui ont échoué à faire
date et ceux qui s’en sont fichus, les inactuels, les farfelus, les modestes, tous ceux que l’on trouve en écartant
dans les bibliothèques les monuments qui les cachent. La plupart n’ont pas de génie ; quelques-uns en ont
davantage que certaines célébrités à qui la postérité a fait un sort immérité. Tous sont morts. » (CP, p.57)
145
Cité dans AUDET René, op. cit., p.199.
146
AUDET René, op. cit., p.199.
83

psychoses inutiles et folies dévastatrices, jusqu’à la disparition de celui-ci, refondu dans ses
propres livres. Il est possible de déceler dans ces portraits humiliants une esthétique du déclin,
un discours à propos de la fin de la littérature, ou du moins, comme le propose William Marx,
la fin « d’une certaine idée de la littérature »147. En effet, l’essayiste émet aussi l’hypothèse
d’un changement de fonction pour celle-ci et d’une potentielle revalorisation progressive dont
elle pourrait faire l’objet. D’un autre côté, la vision de la mobilisation du patrimoine littéraire
proposée par Audet convoquant Barthes, bien moins pessimiste, nous invite à penser la
littérature future comme un ensemble d’œuvres qui interrogent les « tensions culturelles et
idéologiques »148 dans la société, et donc le réel.

N’oublions pas non plus que la quasi-totalité des nouvelles de l’auteur, y compris mettant
en scène l’écrivain, s’inscrivent dans le registre de l’ironie, instaurant un doute sur le véritable
point de vue de Quiriny : ne faudrait-il pas justement y voir les symptômes d’un regard moqueur
posé sur ces fameux discours de la fin de la littérature, que l’on a vu fleurir ces dernières
années à travers des ouvrages critiques comme celui de William Marx ? Les deux premiers
chapitres de ce mémoire, dans lesquels on a tenté d’identifier des voies possibles pour
renouveler le fantastique, suggèrent en tout cas une telle interprétation : par le détournement et
l’actualisation de thématiques canoniques, ou en assignant au genre des effets nouveaux tout
en conservant sa visée, tout dans l’écriture de Quiriny tend à prouver que l’auteur ne croit pas
en cette fin de la littérature annoncée, et qu’il considère au contraire que le genre est actualisable
à l’infini : quelques changements, certaines modifications judicieuses apportées à des textes
existants permettent d’élaborer d’autres histoires, de faire surgir d’autres idées dans la
narration. Si Quiriny s’emploie donc dans certains de ses textes à renforcer en apparence le
discours sur la fin de la littérature, devenu populaire, cette insistance largement exagérée sonne
faux ; parallèlement, on peut considérer que les auteurs, les œuvres qu’il reprend, réexploite,
réécrit, constituent un terreau fertile pour la création littéraire. Il tend alors à montrer que cette
création est effectivement infinie ; dans cette perspective, son approche de la littérature se
placerait davantage d’un point de vue positif vis-à-vis de l’avenir.

Les analyses des pages précédentes nous conduisent dès lors à parler d’un « fantastique
métanarratif » pour désigner cette partie de l’œuvre de l’auteur belge. Qu’il s’agisse d’inventer
une suite à une œuvre fantastique antérieure, de la réécrire en la prolongeant, ou de mettre en
scène des pratiques littéraires tout en interrogeant les conditions actuelles de la création au


147
MARX William, op. cit., p.167.
148
AUDET René, op. cit., p.198.
84

travers de l’absurde ou en les tournant subrepticement en dérision, métanarration et fantastique
au sens large se retrouvent intrinsèquement liés dans les nouvelles de Bernard Quiriny.

85

Conclusion
Notre lecture des cinq recueils de Bernard Quiriny, décrits de toutes parts comme
fantastiques, nous avait conduite à nous questionner à propos du traitement particulier que
l’auteur réalisait du genre, car celui-ci nous paraissait en effet peu traditionnel. Plusieurs
éléments dans les textes avaient d’ailleurs retenu notre attention, notamment le registre ironique
dont Quiriny fait un usage important, et qui nous semblait presque entrer en contradiction avec
le discours du fantastique. Nous avions aussi relevé le caractère hétérogène des recueils, qui
nous avait surprise tant il induisait un recul de la narration et un brouillage quasi systématique
des genres littéraires. Certaines thématiques récurrentes nous avaient également interpellée car
elles tournaient en partie autour de l’écriture, de la littérature et de la figure de l’écrivain –
même si, par endroits, nous avions pu identifier quelques figures typiques du fantastique
classique. Ces différentes observations nous avaient amenée à envisager d’autres voies pour le
genre au XXIe siècle ; ainsi, nous avions émis l’hypothèse que Quiriny, pour l’« actualiser »,
usait de plusieurs stratagèmes littéraires. Nous nous étions donc donné l’objectif, dans ce
mémoire, d’étudier l’œuvre de l’écrivain sous trois aspects dans la perspective d’un
renouvellement du fantastique.

Dans un premier temps, nous avons abordé le détournement de quelques caractéristiques


typiques du genre par l’auteur, en notant d’abord une reprise de motifs et situations propres à
celui-ci. Le procédé permet selon nous de dresser un portrait de notre société contemporaine
sous des angles différents : individualisme, relations entre les personnes, nouveaux rapports à
la loi, à l’espace et au temps, besoin d’un retour à des modes de vie plus éthiques, etc. Nous en
avons conclu que le détournement confère au fantastique des tonalités très modernes et proches
du vécu du lecteur ; il permet d’actualiser le genre de sorte que celui-ci fasse écho aux différents
changements enregistrés dans la société ces dernières décennies. Ce faisant, il occasionne aussi
une prise de position ironique de la part de Quiriny vis-à-vis de ces particularités sociétales.

Nous nous sommes ensuite intéressée à l’hybridité générique qui avait attiré notre attention
lors de la lecture, et que nous avons déclinée de deux manières différentes. Nous nous sommes
d’abord questionnée sur l’aspect formel de la nouvelle, qui, chez Quiriny, semble tendre
davantage vers un travail textuel plutôt que narratif. Cette singularité, dont on trouve déjà des
exemples aussi bien dans l’art que dans la littérature – même si elle reste rare dans ce dernier
contexte – permet au fantastique d’être revitalisé à travers le format de la nouvelle, de se
développer en-dehors du genre narratif auquel il est habituellement associé. Ensuite, nous avons
pu constater que l’hybridation entre les différents genres littéraires de l’imaginaire occasionne
86

des effets de lecture inédits, tout en demeurant dans la visée fantastique définie par Bozzetto ;
nous en avons déduit que le merveilleux et le champ de l’anticipation en littérature constituent
pour l’auteur des sources d’inspiration en vue de diversifier son fantastique, de l’adapter au
contexte contemporain.

Enfin, nous souhaitions nous pencher sur une caractéristique qui nous avait intriguée lors de
notre lecture des recueils, et que nous avions identifiée comme un usage particulier de
métanarration. Le lien de cette dernière avec le fantastique n’étant pas évident de prime abord,
nous avons dû distinguer la métanarration par réécriture de celle qui s’attache à mettre en scène
l’écrivain et la littérature sous divers points de vue. La première, par réécriture, révèle un large
réseau intertextuel au sein des recueils de Quiriny, et laisse transparaitre une volonté de filiation
de ce dernier avec d’autres écrivains ; elle entraine aussi paradoxalement la création de
nouvelles situations narratives, mettant parfois en lumière certains aspects du monde
contemporain. La seconde, en mettant en scène l’écrivain et son rapport à la littérature, nous a
permis de mettre au jour des effets de fantastique particuliers, entièrement rapportés à l’esprit
torturé et obsessionnel du protagoniste. Nous avons notamment souligné à quel point les
personnages s’infligeaient une pression démesurée pour atteindre leurs objectifs, ou sombraient
peu à peu dans la folie en raison de leurs préoccupations grandissantes à l’égard de leur style
ou de leur imagination.

Les situations dans lesquelles on retrouve les auteurs fictifs de Quiriny, leurs disparitions ou
effacements, mais aussi la mise en scène récurrente de l’appareil paratextuel, ont initié chez
nous une réflexion à propos du discours sur la fin de la littérature et celle de l’écrivain,
développé par certains critiques au cours des dernières années. Vis-à-vis de ce dernier, Quiriny
adopte selon nous un point de vue assez indécidable : en effet, si, d’un côté, on peut penser que
l’auteur confirme et met en scène cette extinction de manière récurrente, d’un autre côté, on
peut aussi considérer que le registre ironique dans lequel il s’inscrit annule toute la portée de
son « message ». En outre, comme nous l’avons souligné, les deux chapitres précédents ont au
contraire révélé des possibilités de renouvellement pour le fantastique, ce qui indique aussi une
attitude plutôt positive vis-à-vis de la littérature et de son avenir.

En introduction, nous avions soulevé une perte de vitesse du genre fantastique, qui, après
avoir subi une longue phase de déclin à partir des années 1920, semble depuis lors se fondre de
plus en plus dans la grande famille dite des « littératures de l’imaginaire » ; celle-ci regroupe
aujourd’hui à peu près tout ce qui s’éloigne de près ou de loin du réalisme : récits fantasy, de
science-fiction, collections de romans versant dans l’horreur et le gore, etc. Les récits qui
87

relèvent du fantastique tel que nous l’avons décrit dans le premier chapitre sont en réalité peu
nombreux, et le genre, bien qu’il soit toujours étudié en cours, semble de moins en moins
populaire auprès du public.

Les nouvelles de Bernard Quiriny nous laissent toutefois penser que le fantastique, ainsi
renouvelé, pourrait au contraire se faire une place neuve au sein du champ littéraire, notamment
grâce à son profond ancrage dans le contemporain, que nous avons mis en évidence dans les
trois parties de ce mémoire, mais aussi grâce au registre ironique que l’auteur affectionne tant.
En proposant aux lecteurs des textes fantastiques qui, comme ceux de Quiriny, substituent au
bouleversement des lois naturelles celui des lois symboliques, le genre pourrait bénéficier d’un
regain de popularité – c’est en tout cas ce que suggère le succès remporté par les cinq recueils
analysés. Parce qu’il interroge également l’état actuel de la production littéraire et son avenir,
le fantastique de Quiriny suscite à la fois une réflexion sur la littérature, sur la société et sur la
place qu’y occupe cet art.

88

Bibliographie
Œuvres littéraires

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—— Contes carnivores, Paris, Seuil, 2008.

—— Une collection très particulière, Paris, Seuil, 2012.

—— Histoires assassines, Paris, Rivages poche, 2018.

—— Vies conjugales, Paris, Rivages, 2019.

Autres ouvrages mentionnés

QUIRINY Bernard, L’Affaire Mayerling, Paris, Payot et Rivages, 2018.

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AUDET René et RIOUX Annie, « Lire des imaginaires littéraires en élaboration : Pierre Michon
et Enrique Vila-Matas », dans CHASSAY Jean-François et GERVAIS Bertrand (éd.), Paroles,
textes et images. Formes et pouvoirs de l’imaginaire, article d’un cahier Figura, vol.2, n°19,
Montréal, 2008, pp. 17-31.

MARX William, L’adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation - XVIIIe-XXe siècle,


Paris, Les Éditions de Minuit, 2005.

VILA-MATAS Enrique, « Un catalogue d’absents », Barcelone, 28 avril 2007, trad. de l’espagnol


par André Gabastou, dans QUIRINY Bernard, Contes carnivores, Seuil, Paris, 2008, pp.7-15.

Autres

COLIN Claire, « La règle et le jeu. La nouvelle contemporaine comme lieu de réflexion sur la
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(Itinéraires. Littératures, textes, cultures).

92

GODENNE René, La nouvelle, Paris, Honoré Champion Éditeur, 1995.

GENETTE Gérard, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982.

GELZ Andreas, « Microfiction et Romanesque dans la littérature française contemporaine »,


dans ASHOLT Wolfgang (éd.) et DAMBRE Marc (éd.), Un retour des normes romanesques dans
la littérature française contemporaine, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2010, repris dans
OpenEdition (URL : https://books.openedition.org/psn/2077?lang=fr, consulté le 07/08/2021).

VIBERT Bertrand, « Les ‘histoires incertaines’ d’Henri de Régnier : des récits minimaux ? »,
dans Le récit minimal : Du minime au minimalisme. Littérature, arts, médias, Paris, Presses
Sorbonne Nouvelle, 2012, repris dans OpenEdition (URL :
https://books.openedition.org/psn/219, consulté le 10/07/2021).

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Table des matières
Remerciements .........................................................................................................................................2
Introduction .............................................................................................................................................3
Chapitre I. Un fantastique détourné .......................................................................................................7
1. Le fantastique : définitions, évolutions, visées .............................................................................. 7
1.1. Des origines à aujourd’hui : un bref panorama.................................................................................................. 9
1.2. Une visée fantastique ....................................................................................................................................... 12
2. Théorisation et pratique du détournement : de Nougé aux situationnistes ............................. 13
2.1. Le « détournement » selon Paul Nougé ........................................................................................................... 13
2.2. Le « détournement » selon l’Internationale situationniste ............................................................................... 15
2.3. Le détournement appliqué à la littérature ........................................................................................................ 16
3. Du fantastique détourné pour radiographier les mutations sociétales ..................................... 18
3.1. La dégradation de l’ordre symbolique ............................................................................................................. 20
3.2. La « condition du sujet visible » ...................................................................................................................... 23
3.3. Aux côtés des transgressions : un possible retour de l’éthique ? ..................................................................... 26
3.4. L’individu en relation : méfiance, fragmentation, éphémérisation .................................................................. 28
3.4.1. De l’individualisme à la paranoïa : méfiance dans les relations ................................................................ 28
3.4.2. Éphémérisation des relations, multiplication des expériences ................................................................... 30
3.5. Un monde aux contours éclatés : temps et espace à l’épreuve du fantastique................................................. 34
3.5.1. Manières d’occuper l’espace ...................................................................................................................... 35
3.5.2. Injonction à la mobilité............................................................................................................................... 36
3.5.3. Vivre à cent à l’heure ................................................................................................................................. 37
4. Conclusion : portrait de la société contemporaine ..................................................................... 38
Chapitre II. Des nouvelles hybrides ......................................................................................................40
1. Hybridation générique et nouvelle littéraire : précisions d’ordre méthodologique ................ 41
2. Pluralité discursive : décloisonner la création littéraire ............................................................ 44
2.1. Hybridité discursive au sein de la nouvelle ..................................................................................................... 44
2.2. Paratexte et fragments divers : l’hybridité à l’échelle du recueil .................................................................... 46
3. Brouillage générique au sein des littératures de l’imaginaire ................................................... 50
3.1. Réenchanter le monde contemporain ............................................................................................................... 52
3.1.1. Présence du merveilleux chez Bernard Quiriny ......................................................................................... 52
3.1.2. Fantastique et merveilleux .......................................................................................................................... 56
3.2. Déplacement du fantastique et ironie sous-jacente .......................................................................................... 58
4. Conclusion : au-delà du cadre de la nouvelle fantastique .......................................................... 62
Chapitre III. Un fantastique métanarratif............................................................................................64
1. Un imaginaire littéraire omniprésent .......................................................................................... 64
2. Métanarration : définitions, typologie et applications ............................................................... 65
3. Enjeux pour la création littéraire et rapport au réel.................................................................. 67
4. La littérature dans la littérature : enjeux pour le renouvellement du fantastique .................. 70
4.1. Présence et exploitation de l’imaginaire littéraire ........................................................................................... 70
4.1.1. S’inscrire dans une filiation ........................................................................................................................ 70
4.1.2. Représenter l’impact de la littérature ......................................................................................................... 74
4.2. Disparition de l’écrivain et déclin de la littérature .......................................................................................... 77
4.2.1. Désir de gloire et renommée à tout prix ..................................................................................................... 77
4.2.2. Stylistique imparfaite et inventivité perdue ................................................................................................ 78
4.2.3. Condition actuelle de la littérature et fin de l’écrivain ............................................................................... 79
Un écrivain… qui n’écrit pas ................................................................................................................................ 80
Spectacle de la littérature et effacement de l’écrivain .......................................................................................... 80
5. Conclusion : regard sur l’état actuel de la littérature ................................................................ 83
Conclusion .............................................................................................................................................86
Bibliographie .........................................................................................................................................89

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