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LE PLAISIR DES LARMES, OU L'INVENTION D'UNE CATHARSIS GALANTE

Emmanuelle Hénin

Armand Colin | « Littératures classiques »

2007/1 N° 62 | pages 223 à 244


ISSN 0992-5279
ISBN 9782908728514
DOI 10.3917/licla.062.0223
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Emmanuelle Hénin

Le plaisir des larmes,


ou l’invention d’une catharsis galante

Les larmes, omniprésentes dans la conduite sociale et dans le discours critique de


la seconde moitié du XVIIe siècle, sont un des signes les plus évidents de
l’infléchissement sentimental de la réflexion théorique sous l’influence de
l’esthétique galante. Ce tournant de la réflexion sur la catharsis s’amorce dès 1640,
moment où apparaît l’ensemble du discours galant1, notamment dans les deux traités
de La Mesnardière, La Poétique (1639) et Le Caractère élégiaque (1640) ; mais il
s’impose définitivement avec le succès de la tragédie galante (1655-1665), puis de
Racine (1665-1677). Cette esthétique modifie en profondeur la réception de la
tragédie, puisque l’effet tragique n’est plus formulé en termes moraux, de purgation
ou de modération des passions, mais en termes entièrement sentimentaux (larmes,
transport, tendresse), rendant problématique sa parenté avec la terreur et la pitié
aristotéliciennes.
À partir de 1660, les théoriciens décrivent l’effet de la tragédie comme une
émotion intime et non plus comme un éblouissement subjuguant la raison.
L’illusion dramatique n’est plus une feinte virtuose, mais un cher intérêt, une
servitude volontaire du cœur qui se rend à son vainqueur, comme l’amant se rend à
sa maîtresse2. Les larmes dépendent étroitement du discours amoureux ; elles sont le
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1
Voir D. Denis, Le Parnasse galant : institution d’une catégorie littéraire au XVIIe
siècle, Paris, Champion, 2001.
2
Longepierre le dit à propos de Racine, en empruntant au poète la rime larmes/armes :
« Comment le cœur qui se reconnaît si aisément dans ces portraits animés et vivants, n’en
serait-il pas touché ? Aussi n’a-t-il ni le pouvoir ni la volonté de se retirer. Il échange sa
liberté avec joie contre un si agréable esclavage, il se laisse saisir avec plaisir à ces
mouvements qui lui sont les plus doux ; il avoue même sa faiblesse par des larmes, ces
témoins sincères, ces gages infaillibles du trouble de l’âme, c’est une espèce de tristesse qu’il
paie avec satisfaction à un vainqueur, qui n’emploie contre lui que de si douces armes. »
(Parallèle de M. Corneille et de M. Racine, XV, dans Longepierre, Médée, éd. E. Minel,
Paris, Champion, 2000, p. 173).

Littératures Classiques, 62, 2007


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signe que le poète a su séduire et trouver le chemin du cœur : « Personne ne connaît


mieux qu’Euripide le chemin du cœur, et ne place plus à propos les paroles tendres
et affectueuses qui peuvent arracher des larmes aux plus endurcis3. » Arracher des
larmes : tel est le but ultime du dramaturge, le verbe arracher suggérant que
l’opération ne va pas sans violence ni sans contradiction avec la tendresse. On
retrouve l’expression sous la plume de La Mesnardière4, Boileau5, Longepierre6 et
tant d’autres jusqu’à Jean-Jacques Rousseau7, pour décrire la force des émotions
tragiques.
Ces larmes tendres et véhémentes entendent restituer l’impact émotionnel des
anciennes tragédies et recréer la communauté civique idéale d’Athènes, tout en
épurant de leur violence les sentiments tragiques. Mutatis mutandis, elles servent à
promouvoir une nouvelle émotion tragique, perçue comme une réfutation profonde
de la catharsis, dans une argumentation moderne plaidant pour la rénovation de la
tragédie. De même, en remplaçant la terreur par la fusion sentimentale, les larmes
déplacent l’effet moral du théâtre : il ne s’agit plus de susciter l’horreur devant le
spectacle des vices et de leur châtiment, mais de créer une communauté de
compassion, où le sujet fait en l’expérience intime et partagée de son humanité
sensible. Ces larmes sont à la fois collectives et intimes, anciennes et modernes,
violentes et tendres, contagieuses et bénéfiques, perverses et morales.

Larmes collectives : un rituel social


Les Grecs pleuraient déjà à la tragédie8. Selon Platon, la palme du concours
revenait au poète qui avait fait le mieux pleurer la cité9. Hérodote raconte même que
la première tragédie grecque, La Prise de Milet de Phrynikos (jouée en 494 avant

3
André Dacier, La Poétique d’Aristote traduite en français avec des remarques, Paris,
Barbin, 1692, p. 207.
4
La Mesnardière, La Poétique, Paris, A. de Sommaville, 1639, p. 12.
5
Boileau, Art poétique [1674], III, v. 8 : « Et pour nous divertir, [la Tragédie en deuil]
nous arracha des larmes ».
6
Longepierre, Lettre à M. de Voltaire sur la nouvelle tragédie d’Œdipe, Paris,
Guillaume, 1719, p. 4 : « Peut-être, en effet, le public, sans avoir attendu quelques mois, est-
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il déjà étonné de s’ennuyer à la première lecture de ce même ouvrage qui lui a arraché des
larmes à la représentation. »
7
Lettre à d’Alembert sur les spectacles [1758], dans J.-J. Rousseau, Œuvres complètes,
Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », t. V, 1995, p. 23 : « les imitations du théâtre nous
arrachent quelquefois plus de pleurs que ne ferait la présence même des objets imités […]. »
8
On l’oublie trop souvent, comme le souligne W.-B. Stanford, Greek Tragedy and the
Emotions, Londres/Boston, Routledge and Kegan Paul, 1983. C’était déjà l’opinion, plus
intuitive, de R. Barthes : voir « Pouvoirs de la tragédie antique » [1953], Œuvres complètes,
éd. E. Marty, Paris, Seuil, 1993, t. I, p. 216-223.
9
Platon, Les Lois, 800 cd : « « Par leurs mots [des chœurs], les rythmes et de leurs
chants, les mélodies plaintives, ils tendent les âmes des auditeurs, et celui qui aura
immédiatement fait le mieux pleurer la cité en train de sacrifier remportera la victoire. »
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J.-C.), provoqua dans le public une telle effusion de larmes qu’on dut l’interdire :
« Phrynicus faisant représenter L a Prise de Milet, tout le théâtre fondit en
larmes10. » La phrase est citée par Longin comme exemple du sublime provoqué par
la syllepse de nombre, tout le théâtre ne formant plus qu’une unique émotion. Ces
larmes, versées à la représentation d’une victoire patriotique, sont indissociables
d’une collectivité civique, elles en sont presque le ciment, préfigurant le rêve d’une
sociabilité larmoyante et vertueuse du XVIIIe siècle. Scudéry emprunte à Elien11
l’anecdote d’Alexandre de Phères, tyran sanguinaire, qui fondit en pleurs devant une
tragédie, honteux d’être plus ému par des souffrances théâtrales que par celles de ses
sujets, et vit alors l’endurcissement de son cœur12. Ces larmes attendrissent les plus
endurcis, rendant les tyrans mêmes accessibles à la charité chrétienne (avant la
lettre). Cependant, elles avaient sans doute peu à voir avec les larmes galantes,
comme le note Marmontel. La tragédie grecque émouvait avec plus de force et
moins de subtilité que la moderne :

Avec des plaintes, des cris, des larmes, des mouvements d’effroi, de douleur et de
désespoir, un malheureux poursuivi par les dieux ou accablé par la destinée était sûr
d’émouvoir, d’attendrir tout un peuple. C’étaient moins de beaux vers que des
hurlements effroyables ou des gémissements profonds, que l’on entendait de si loin.13

Il y a donc à la fois ressemblance et différence entre les larmes antiques et les


modernes, versées à plus petite échelle. Dans les deux cas, elles imposent un jeu
particulier aux acteurs : certains acteurs antiques étaient réputés pour leur habileté à
faire pleurer, tel le Callipédès cité par Xénophon14. Réactivant ce topos, La
Mesnardière attribue à certaines actrices le don des larmes réservé jusque-là aux
mystiques15 — par un glissement du registre spirituel au registre dramatique :

Grand Dieu quelles afflictions ! Est-il possible que le poète bien versé en
éloquence, puisse toucher accortement des choses si pitoyables sans faire arroser son
théâtre par un déluge de pleurs ? Et que l’acteur intelligent, et qui ait le don des
larmes, très nécessaire en ce métier, n’ait pas assez de mille sanglots redoublés, qui
travaillent son auditeur, et toutefois le ravissent parmi ces tourments agréables?16
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10
Hérodote, Histoires, VI, 21 ; cité par Boileau, Traité du sublime ou du merveilleux
dans le discours, traduit du grec de Longin [Paris, 1674], ch. XX, éd. Fr. Goyet, Paris, Le
Livre de Poche, 1995, p. 111.
11
Elien, Varia historia, XIV, 40.
12
Scudéry, L’Apologie du théâtre, Paris, A. Courbé, 1639, p. 81-82.
13
Marmontel, Éléments de littérature, éd. S. Le Ménahèze, Paris, Desjonquères, 2005,
p. 1098.
14
Xénophon, Le Banquet, 3, 11.
15
Sur ce sujet, voir P. Nagy, Le Don des larmes au Moyen Âge : un instrument spirituel
en quête d’institution (Ve-XIIIe s.), Paris, Albin Michel, 2000, et ici-même infra.
16
La Mesnardière, La Poétique, éd. cit., p. 94.
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On attribue à tort la laïcisation de l’expression à Voltaire, qui jugeait ce talent


indispensable aux actrices17, ne faisant en réalité qu’entériner une mode bien
attestée au XVIIe siècle18. Concrètement, étant données les conditions d’éclairage de
la scène, les larmes devaient correspondre à un jeu codé, plus gestuel que facial, et
laissant une large part à l’imagination du spectateur, stimulée par les didascalies
internes. La Mesnardière s’empresse de préciser que les larmes du public sont
chrétiennes, disposent le cœur à la compassion ; pour être aussi unanimes que celles
des Athéniens, elles sont moins patriotiques et plus sentimentales. Elles se
propagent de l’acteur au spectateur : en s’unissant aux pleurs du comédien, le
spectateur devient lui-même acteur, et ses larmes un objet de spectacle. Il n’est que
de les rapporter précieusement chez soi au sortir du théâtre pour les exposer à la
cour, sur un autre théâtre : « quelques larmes amenées du spectacle, et souvent
entretenues avec soin, fournissaient à l’art du mouchoir pour rougir et grossir les
yeux et barbouiller le visage19 ». Dans ces lignes satiriques, Saint-Simon épingle
une manie, une coquetterie des larmes, symptôme de l’hypocrisie qui règne à la
cour, où les passions sont feintes et les larmes soigneusement entretenues. Cette
condamnation souligne a contrario une évolution des mœurs : non seulement
pleurer en public est naturel aux femmes, mais s’en abstenir est devenu une marque
honteuse d’insensibilité, même chez les hommes, comme le dit La Rochefoucauld20.
Villars ne rougit pas d’avoir pleuré « copieusement », comme une femme, devant
Bérénice21 – précisément, dans la querelle de Bérénice, elles sont invoquées aussi
bien par Villars que par Saint-Ussans, respectivement détracteur et défenseur de
Racine.
Confirmant cette libération des larmes, La Bruyère réclame le droit d’épancher
ses sentiments et de pleurer franchement à la tragédie, comme on rit à la comédie :

D’où vient que l’on rit si librement au théâtre, et que l’on a honte d’y pleurer ?
Est-ce moins dans la nature de s’attendrir sur le pitoyable que d’éclater sur le
ridicule ? […] Le mauvais ris dont on veut les couvrir prouve clairement que l’effet

17
Voltaire, Lettre du 27 mai 1767, à Richelieu : « On me mande qu’elle [une actrice]
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joue avec beaucoup d’intelligence et de vérité, mais qu’elle n’est pas d’une figure agréable et
qu’elle n’a pas le don des larmes ». Voir aussi la lettre du 11 avril 1767 au marquis
d’Argental, où Voltaire exige que l’actrice ait « des larmes ».
18
Voir les nombreux textes cités par J.-J. Roubine, « La stratégie des larmes au XVIIe
siècle », Littérature, n° 9, février 73, p. 56-73.
19
Saint-Simon, Mémoires, éd. Y. Coirault, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade »,
1983-1988, t. IV, p. 71-72.
20
La Rochefoucault, Maximes [1665], 233 : « On pleure pour être plaint ; on pleure
pour avoir la réputation d’être tendre ; on pleure pour être pleuré ; enfin on pleure pour éviter
la honte de ne pleurer pas. »
21
Abbé de Villars, La Critique de Bérénice [1671], dans Racine, Théâtre. Poésie,
éd. G. Forestier, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1999, p. 511.
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naturel du grand tragique serait de pleurer tous franchement et de concert à la vue


l’un de l’autre, et sans autre embarras que d’essuyer ses larmes.22

La Bruyère, qui méconnaît la différence essentielle entre le rire, réaction collective


et extravertie, et les larmes dévoilant une intimité, anticipe le grand argument
moralisateur du XVIIIe siècle : les pleurs unanimes sont le gage de notre sensibilité,
de notre humanité23.
La même question éthique, portant sur la possibilité de concilier les larmes et la
morale aristocratique, se pose pour les personnages tragiques : le dramaturge lui-
même doit autoriser les personnages, et donc les acteurs, à verser des larmes qui,
comme le dit déjà La Mesnardière, « ne sont pas déshonnêtes en certaines occasions
aux hommes les plus courageux24 ». Titus est submergé par ses larmes, mais il a
conscience de ne conserver qu’un héroïsme de façade, tissé de contradictions, miné
par une impuissance dont les larmes sont le signe : « Vous êtes empereur, Seigneur,
et vous pleurez ! 25 » Peut-être Titus ne renonce-t-il à Bérénice que pour lui montrer
qu’il peut, à défaut de surmonter ses larmes, du moins ne pas leur obéir. Pour
défendre le héros défaillant, Saint-Ussans rappelle que les plus grands guerriers
antiques ont parfois versé des larmes, sans pour autant cesser d’être héroïques :

De l’humeur dont vous êtes je ne vous conseille pas de lire Homère, Sophocle,
Ovide, Sénèque, Virgile, Cicéron, ni tous les Anciens ; où vous verriez pleurer
Achille, Ulysse, Ajax, Hercule, Enée, Alexandre, César, et tant d’autres Empereurs,
dont les larmes seraient capables de vous noyer, si on les avait conservées dans des
vases.26

De La Mesnardière à La Bruyère, les théoriciens témoignent donc d’un souci de


libérer les larmes répandues au spectacle tragique (par le personnage, l’acteur et le
public) de toute retenue, de toute fausse honte inhérentes à une morale sociale alors
en pleine transformation. Cette libération, pleinement accomplie dans les années
1730, se voit sanctionnée par le succès de la tragédie larmoyante et culmine sous la

22
La Bruyère, Les Caractères, « Des Ouvrages de l’esprit », rem. 50 [4e éd., 1689].
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23
Voir Louis-Sébastien Mercier, Du théâtre, chap. I, « De la fin que doit se proposer
l’art dramatique », éd. J.-Cl. Bonnet, Paris, Mercure de France, 1999, p. 1151 : « C’est ainsi
que l’écrivain dramatique adoucit insensiblement nos mœurs et ne nous attriste que pour
notre intérêt et pour notre plaisir ; il nous arrache des larmes, mais de ces larmes délicieuses,
qui sont le plus doux attribut et l’expression naturelle de notre sensibilité. »
24
La Mesnardière, La Poétique, éd. cit., p. 86 : « Mais il faut selon les rencontres, que
l’acteur attendri lui-même par les tristes sentiments que le poète lui fournit, ne retienne point
des larmes, qui ne sont pas déshonnêtes en certaines occasions aux hommes les plus
courageux. »
25
Bérénice, IV, 5, v. 1154.
26
Abbé de Saint-Ussans, Réponse à la critique de Bérénice, dans Racine, Théâtre.
Poésie, éd. cit., p. 528.
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Révolution, où les larmes sont devenues une activité sociale et presque un gage de
patriotisme.

Les larmes contre la catharsis et contre les règles : une émotion


moderne et mondaine
En effet, la promotion des larmes dans la théorie dramatique correspond d’abord
à un phénomène de mode, d’ordre sociologique : le dramaturge prend acte qu’il
s’adresse désormais à un public policé, où le goût des femmes exerce un poids
déterminant (au grand dam de certains). Et ce public délicat ne saurait endurer
l’âpreté des antiques tragédies ; il lui faut des émotions douces, sentimentales. De
sorte que le plaisir des larmes sert de cheval de bataille contre une catharsis périmée
et fait figure d’émotion moderne et mondaine, tandis que la terreur et la pitié sont
des concepts à la fois sauvages et poussiéreux, bons pour les doctes. Dès les années
1630, les poétiques escamotaient massivement la notion de terreur au bénéfice de la
pitié : La Mesnardière conseillait ainsi de privilégier la pitié ou compassion,
sentiment plus doux, à condition qu’il soit assez véhément pour faire couler des
larmes.

Encore que la tragédie doive exciter la compassion et produire la terreur, comme


ses effets légitimes, le poète doit tâcher pourtant que la terreur soit beaucoup moindre
que les sentiments de pitié. Ce n’est pas que la terreur ne soit utile sur la scène. Mais
comme elle est désagréable, et qu’elle ne doit régner que dans les sujets horribles qui
exposent le châtiment des parricides, des incestes, et des crimes de cette espère, il
vaut mieux que la compassion, qui est un sentiment plus doux, et qui naît des
calamités des personnes imparfaites, fasse impression sur les esprits, et que même elle
y domine jusques à tirer des larmes.27

La tragédie moderne exige le remplacement des émotions, des ressorts qui ne


fonctionnent plus, à la fois au nom de la morale et au nom du plaisir : la pitié même
doit être abandonnée et remplacée par la compassion, laquelle renvoie à une
catharsis christianisée, confondue avec la charité, et fait de la salle de théâtre une
communauté fraternelle. Tous conviennent de la nécessité d’amender la catharsis
pour l’adapter au public moderne et chrétien : d’Aubignac28, Villiers29, Saint-
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Évremond30, Corneille31, Perrault32, Dacier33… Mais tous ne sont pas d’accord avec

27
La Mesnardière, La Poétique, éd. cit., p. 21.
28
Selon d’Aubignac, le spectateur ne comprend plus les discours pathétiques des
tragédies antiques, parce qu’il a d’autres valeurs morales. Voir La Pratique du théâtre [1657],
IV, 7, éd. H. Baby, Paris, Champion, 2001, p. 465.
29
Pierre de Villiers, Entretien sur les tragédies de ce temps, Paris, Michallet, 1675.
30
Notamment dans son essai De la tragédie ancienne et moderne (1672).
31
Corneille, dans son Discours de la tragédie (1660), souligne à quel point la purgation
aristotélicienne est incompréhensible.
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l’édulcoration mondaine des passions tragiques, et c’est pour lui faire pièce que
Corneille propose l’admiration, passion héroïque à même de préserver la dignité de
l’ancienne tragédie en épargnant au spectateur la violence des émotions antiques. En
rappelant le spectateur à sa dignité d’homme, l’admiration bloque les larmes que La
Mesnardière souhaitait voir couler abondamment, et les deux auteurs se répondent
terme à terme : elle y domine jusques à tirer des larmes / elle ne va pas jusqu’à tirer
des larmes.

Nicomède fait naître toutefois quelque compassion, mais elle ne va pas jusques à
tirer des larmes. Son effet se borne à mettre les auditeurs dans les intérêts de ce
prince, et à leur faire former des souhaits pour ses prospérités. Dans l’admiration
qu’on a pour sa vertu, je trouve une manière de purger les passions dont n’a point
parlé Aristote.34

Méconnaissant la dimension polémique, anti-cathartique, de l’admiration, Saint-


Évremond prétend conjuguer l’admiration avec la compassion et les larmes et faire
la synthèse entre l’héroïsme cornélien et la sensibilité galante. Il imagine des
« larmes tendres et généreuses », autrement dit des larmes à la fois raciniennes et
cornéliennes, larmes de Titus et de Nicomède :

On peut dire à peu près la même chose de la pitié à notre égard. Nous la
dépouillons de toute sa faiblesse, et nous lui laissons tout ce qu’elle peut avoir de
charitable et d’humain. J’aime à voir plaindre l’infortune d’un grand homme
malheureux ; j’aime qu’il s’attire de la compassion, et qu’il se rende quelquefois
maître de nos larmes ; mais je veux que ces larmes tendres et généreuses regardent
ensemble ses malheurs et ses vertus ; et qu’avec le triste sentiment de la pitié, nous
ayons celui d’une admiration animée, qui fasse naître en notre âme comme un
amoureux désir de l’imiter.35

Loin d’être une combinaison isolée, le mélange de larmes et d’admiration prôné par
Saint-Évremond rend compte d’un équilibre réclamé par le public, dont est témoin
Mme de Coulanges : « Mithridate est une pièce charmante ; on y pleure ; on y est
dans une continuelle admiration36. »
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32
Ch. Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes, Paris, Coignard, 1692, t. III,
p. 276.
33
Dacier, La Poétique d’Aristote, éd. cit., p. 186. Dacier souligne la différence entre la
tragédie ancienne et la moderne, qui ne saurait guère purger que l’amour.
34
Examen de Nicomède [1651], Œuvres complètes, éd. par G. Couton, Paris, Gallimard,
« Bibl. de la Pléiade », 1980-1987, t. II, p. 643.
35
De la tragédie ancienne et moderne [1672], dans Saint-Évremond, Œuvres en prose,
éd. R. Ternois, Paris, S.T.F.M., 1966, t. IV, p. 290.
36
Lettre du 24 février 1673, cit. dans R. Picard, Nouveau Corpus Racinianum, Paris,
Éd. du C.N.R.S., 1976, p. 72.
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Le refus de la catharsis passe par l’idée d’une tragédie policée, adaptée aux
mœurs modernes, distinctes de l’antique barbarie qui fit accoucher toutes les
femmes enceintes pendant la représentation des Euménides. Dramaturges et
théoriciens adoptent une stratégie d’adaptation, recherchent un équilibre entre la
bienséance interne et la bienséance externe, reflétant la tension propre au
classicisme entre deux composantes : la possibilité d’édicter des règles universelles,
s’inspirant du modèle antique, et l’exigence rhétorique d’adaptation au public, donc
au goût et à la mondanité du jour. Pour conserver cet équilibre subtil, Racine choisit
une voie étroite : il prend le parti des Anciens, récuse la décadence galante de la
tragédie (comme s’il ne lui devait rien) et prétend même restaurer les émotions
aristotéliciennes dans leur intégrité. Aussi bien reprend-il les termes d’Aristote pour
désigner la catharsis, contre la plupart de ses contemporains.

J’ai reconnu avec plaisir, par l’effet qu’a produit sur notre Théâtre tout ce que j’ai
imité ou d’Homère ou d’Euripide, que le bon sens et la raison étaient les mêmes dans
tous les Siècles. Le goût de Paris s’est trouvé conforme à celui d’Athènes. Mes
Spectateurs ont été émus des mêmes choses qui ont mis autrefois en larmes le plus
savant peuple de la Grèce, et qui ont fait dire qu’entre les Poètes Euripide était
extrêmement tragique, tragikotatos, c’est-à-dire qu’il savait merveilleusement exciter
la compassion et la terreur, qui sont les véritables effets de la Tragédie.37

Au nom d’un « bon sens » et d’une « raison » universels, les sentiments


tragiques sont exactement transposables d’un public à l’autre, puisque le public de
l’Antiquité aimait déjà pleurer à la tragédie ; et mutatis mutandis Racine est un
nouvel Euripide : Euripide ou la caution antique des larmes galantes. Racine se
garde bien de débaptiser les sentiments tragiques et, dans toutes ses préfaces, adopte
des formules étroitement aristotéliciennes. Tout en conservant une catharsis de
façade, Racine invoque comme ses contemporains les larmes contre les règles. Pour
courtiser le nouveau public mondain, désormais plus influent que les doctes de
l’Académie38, il faut renverser les règles de leur piédestal et les réduire au rang de
petites recettes propres à augmenter le plaisir : « Les règles que l’art poétique
prescrit, ne tendent qu’à engager les hommes dans la lecture des poètes par le plaisir
qu’ils y trouvent39 » (B. Lamy, 1668) ; « La principale règle est de plaire et de
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toucher40 » (Racine, 1670).

37
Préface d’Iphigénie, 1675, dans Racine, Théâtre. Poésie, éd. cit., p. 699 (nous
soulignons). Racine cite Aristote, Poétique, 1453a 30 ; le mot véritable est polémique,
souligne le savoir supérieur du puriste.
38
Voir A. Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique,
Paris, Éditions de Minuit, 1985.
39
Bernard Lamy, Nouvelles réflexions sur l’art poétique, II, 1, éd. T. Geerhaert, Paris,
Champion, 1998, p. 189.
40
Préface de Bérénice, dans Racine, Théâtre. Poésie, éd. cit., p. 452. Toute la Préface
règle leur compte aux doctes qui critiquent Racine au nom des règles.
Le p laisi r d es lar m es , o u l a ca t h a rsis g a lan te 231

Cette articulation entre plaire et toucher suggère que le delectare est désormais
soumis au movere et la convenance à l’émotion, dans une dépendance qui interdit de
considérer cette esthétique tragique comme une pure transposition de la galanterie
littéraire, où le plaire reste la finalité suprême. Et les larmes sont le signe par
excellence de cette priorité. Racine est le premier à considérer que les larmes
prouvent le succès d’une tragédie41 ; ce sont d’abord, à en croire la dédicace, celles
d’Henriette d’Angleterre à qui le dramaturge lit Andromaque en avant-première, et
qui incarne l’idéal galant de la jeune cour : « vous l’aviez honorée de quelques
larmes42 » ; puis, dans la Préface de Bérénice, les larmes unanimes du public
scellant la reconnaissance du poète43 ; et enfin les larmes de Paris égalant celles
d’Athènes dans celle d’Iphigénie44. Non seulement celles-ci sanctionnent la réussite
de la pièce, mais elles constituent à elles seules la fin de la tragédie, voire du théâtre.
« Qu’importe aux dames qu’un auteur porte le cothurne ou le brodequin, pourvu
qu’elles pleurent45 », affirme Villars lors de la querelle de Bérénice. Défenseur de
Racine, Saint-Ussans confirme cette assimilation des larmes à « l’efficace de la
tragédie », en citant Scaliger et Castelvetro : les larmes dispensent le poète d’obéir
aux règles46. Dès 1639, Scudéry, Sarrasin et La Mesnardière leur assignaient le rôle
« d’exciter les passions » et « d’arracher des larmes » par des discours pathétiques, à

41
Ce motif devient (et reste jusqu’en plein XVIIIe siècle) un topos des préfaces. Tel
l’abbé Pellegrin constatant le succès de son Jephté (1732) dans les larmes de la duchesse du
Maine : « les larmes qu’une grande Princesse répandit à une lecture qu’Elle m’avoit fait
l’honneur de me demander acheverent de me rassurer » (Jephté, tragédie […], Paris, Ballard,
1732, p. iij). À ce sujet, voir dans le présent volume l’article de Benjamin Pintiaux.
42
Épître dédicatoire d’Andromaque [1667], dans Racine, Théâtre. Poésie, éd. cit.,
p. 195 : « On savait enfin que vous l’aviez honorée de quelques larmes dès la première
lecture que je vous en fis. »
43
Préface de Bérénice, ibid., p. 451 : « Mais aussi je ne puis croire que le public me
sache mauvais gré de lui avoir donné une tragédie qui a été honorée de tant de larmes. »
44
Voir supra. À son tour, Iphigénie fut un succès de larmes : « Iphigénie […] fait
chaque jour par des torrents de larmes / Renchérir les mouchoirs aux dépends des pleureurs »
(Barbier d’Aucour, Apollon vendeur de mithridate [1675], v. 218-220, dans Racine, Théâtre.
Poésie, éd. cit., p. 772).
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45
Villars, La Critique de Bérénice, éd. cit., p. 516.
46
Saint-Ussans, Réponse à la critique de Bérénice, éd. cit., p. 530-531 : « Mais vous
deviez pousser votre raillerie plus avant ; vous deviez dire que Bérénice ne s’est pas
contentée de faire testament, mais que pour achever tout à fait les apprêts de sa mort, elle a
loué des pleureurs et des pleureuses, qui font si bien leur devoir, avant même qu’elle soit
morte. Ah ! c’était un reproche à faire à M. Racine ; car si l’on ne croit qu’on pleure à sa
pièce pour de l’argent, comme croyait Horace de certains poètes de son temps, on dira à son
avantage que c’est que sa pièce a cette grande vertu que Scaliger et Castelvetro appellent
l’efficace de la Tragédie […]. On vous soutiendra que les larmes étant la fin de la Tragédie et
la plus glorieuse récompense du Poète, celui-ci a sujet d’être satisfait de sa pièce. On vous
dira que les règles ne sont faites que pour acquérir cette fin, qui sont les pleurs du spectateur,
et que dès qu’un Poème l’a acquise, il ne faut plus demander s’il est selon les règles. »
232 Em m an u ell e H én i n

la seule lecture47 – du moins pour les doctes qui n’ont pas besoin de la
représentation48. Selon La Mesnardière, le spectateur devrait à jet continu « verser
des pleurs », « fondre en larmes », avoir le cœur fendu… Les larmes constituent « le
plus noble salaire que demande la tragédie49 », et semblent d’ores et déjà identifiées
à l’effet tragique. Mais ce qui change entre 1630 et 1660, c’est l’exclusivité des
larmes, invoquées non plus par les doctes à côté des règles, mais contre les doctes et
contre les règles.

Larmes tendres et véhémentes : une émotion sublime


Ces larmes torrentielles ont quelque parenté avec les hyperboles de la tragédie
humaniste, mais elles en diffèrent profondément. Dans les tragédies à l’antique du
XVIe siècle, elles étaient toujours articulées à un but moral et didactique et
illustraient l’action de la roue de la Fortune ; le dramaturge ne touchait que pour
mieux enseigner, le movere était au service du docere. Avec le succès de la tragédie
galante, les larmes deviennent une fin en elles-mêmes. À tel point que le P. Rapin
inverse le rapport de causalité entre les larmes et la catharsis : le plaisir de
l’émotion n’est pas un moyen de purger la terreur et la pitié, mais ces deux passions
sont elles-mêmes le moyen de provoquer une émotion à la fois troublante et
agréable, qui constitue un plaisir intrinsèque et autosuffisant. Le cœur et l’âme
éprouvent un charme secret à se laisser toucher, à jouir d’eux-mêmes, à se sentir
éprouver. Dès l’instant où le seul plaisir est identifié à l’émotion elle-même, on taxe
de froideur tout ce qui n’émeut pas la sensibilité ; et inversement, de barbarie tout ce
qui l’émeut trop violemment, sans ménager le plaisir :

Mais comme de toutes les passions la crainte et la pitié sont celles qui font de plus
grandes impressions sur le cœur de l’homme, par la disposition naturelle qu’il a à
s’épouvanter et à s’attendrir : Aristote les a choisies entre les autres, pour toucher
davantage les esprits, par ces sentimens tendres qu’elles causent, quand le cœur s’en
laisse pénétrer. En effet, dès que l’âme est ébranlée par des mouvements si naturels et
si humains toutes les impressions qu’elle ressent, luy deviennent agréables : son
trouble luy plaist, et ce qu’elle ressent d’émotion, est pour elle une espèce de charme,
qui la jette dans une douce et profonde resverie, et qui la fait entrer insensiblement
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dans tous les intérests sur le théâtre. C’est alors que le cœur s’abandonne à tous les

47
La Mesnardière, La Poétique, éd. cit., p. 12 : « j’estime avec Aristote qu’un ouvrage
est imparfait, lorsque par la seule lecture faite dans un cabinet, il n’excite pas les passions
dans l’esprit de ses auditeurs, et qu’il ne les agite point jusques à les faire trembler, ou à leur
arracher des larmes. »
48
Voir J.-Fr. Sarasin, Discours de la tragédie [1639], Œuvres, éd. P. Festugière, Paris,
Champion, 1926, t. II, p. 23 : « J’avoue que je n’ai jamais pensé à la disposition de cette
fable, qu’elle ne m’ait souvent tiré en secret, et sans l’aide des vers, ni du spectacle, les
larmes que tout le monde n’a pu dénier à sa représentation, et qui ont arrosé les galeries et le
parterre. »
49
La Mesnardière, La Poétique, éd. cit., p. 89.
Le p laisi r d es lar m es , o u l a ca t h a rsis g a lan te 233

objets qu’on lui propose, que toutes les images le frappent, qu’il épouse les sentimens
de tous ceux qui parlent, et qu’il devient susceptible de toutes les passions qu’on lui
montre : parce qu’il est ému. Et c’est dans cette émotion que consiste tout le plaisir
qu’on est capable de recevoir à la tragédie : Car l’esprit de l’homme se plaist aux
mouvemens différens que luy causent les différents objets et les diverses passions
qu’on luy représente.50

La position de Rapin, tout en se situant encore dans la sphère galante du sentiment,


épure l’émotion esthétique, la libère de toute dépendance par rapport à un contenu
ou à des fins extrinsèques et anticipe la critique des facultés de juger : le plaisir du
spectateur consiste à éprouver le jeu de ses facultés, libérées par l’émotion.
Les passions tragiques aident à la connaissance du cœur humain, parce qu’elles
l’atteignent plus profondément que les autres ; elles se présentent au spectateur dans
un état paradigmatique, où il peut les éprouver de manière épurée et sublimée par
leur transposition esthétique. Les larmes versées au théâtre, devant un objet fictif,
sont encore plus dignes que les larmes éprouvées devant un objet réel. De fait,
aucun traité ne met l’effet tragique sur le plan des sentiments ordinaires, tant les
émotions tragiques y sont présentées à un degré hyperbolique, rarement atteint dans
les émotions réelles : selon Cureau de la Chambre, seule une douleur extrême peut
causer de tels « orages » et « débordements » de larmes51. Dans les poétiques
comme dans les tragédies, les larmes coulent toujours à torrents, et l’image du
débordement est omniprésente : Scudéry comparait déjà ce « débordement de
passions » à une crue du Nil, qui se retire après avoir inondé les campagnes et les
avoir fécondées par ses « utiles ravages52 ». Selon La Mesnardière, le poète doit
« arroser son théâtre par un déluge de pleurs53 ». Les larmes tragiques sont
torrentielles et diluviennes.

50
R. Rapin, Réflexions sur la poétique de ce temps et sur les ouvrages des poètes
anciens et modernes [Paris, Fr. Muguet, 1675], éd. E. T. Dubois, Genève, Droz, 1970, p. 99-
100.
51
Cureau de la Chambre, Les Caractères des passions, Amsterdam, A. Michel, 1662,
t. IV, p. 10 : « Voilà l’excès où la douleur peut faire aller les larmes, car il est vrai qu’il n’y a
que cette passion qui puisse exciter l’orage et le débordement que nous venons de marquer ;
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et si la joie, la colère et la compassion les font quelquefois couler, leur cours y est si lent et si
paisible, et dure si peu de temps, que l’on peut dire que ce ne sont que des filets d’eau, et que
les autres sont des torrents et des rivières. »
52
Scudéry, L’Apologie du théâtre, éd. cit., p. 6-7 : « Car comme la pierre d’aimant
communique sa vertu au fer qui l’approche, et ce fer à l’autre fer qui le touche ensuite ; de
même dans les poèmes dramatiques, les passions bien représentées, ayant premièrement
atteint le poète, passent de lui à l’acteur qui récite, et de l’acteur au peuple qui l’écoute : si
bien qu’il s’en peut faire un enchaînement de crimes, si la raison et la justice ne règnent dans
ces ouvrages, ni si ce débordement de passions n’imite à la fin celui du Nil, qui faut du bien
aux campagnes qu’il inonde ; et qui se retire en ses bornes, après que par ses utiles ravages, il
a mis dans le sein de la terre, l’abondance et la fertilité. »
53
La Mesnardière, La Poétique, éd. cit., p. 94.
234 Em m an u ell e H én i n

Radicalement distinct des passions sentimentales, l’effet tragique est conçu


comme un ravissement, un emportement, une violence faite à la raison, une
véhémence. Et son domaine d’élection est le genre sublime, « genus grande aut
vehemens54 ». Précisément, le sublime longinien offre une catégorie qui transcende
la classification rhétorique des styles et s’identifie à une émotion, à un effet
violent55. La Mesnardière et d’Aubignac interprètent précisément le pathos comme
l’expression de cette grandeur véhémente :

La gloire du poète consiste à renverser toute une âme par les mouvements
invincibles que son discours excite en elle. Il ne lui fait point éprouver les effets de sa
science, s’il ne la rend forcenée d’une forte et courte fureur qui l’arrache violemment
de son assiette naturelle ; et à parler absolument, un poème n’est point raisonnable s’il
n’enchante et s’il n’éblouit la raison des auditeurs.56

L’émotion tragique est une sorte de fureur, faisant écho à la fureur platonicienne
et au forcènement sénéquien. D’Aubignac rapproche ce mouvement de l’admiration,
dans la descendance directe de la meraviglia baroque : c’est un étonnement, un
ravissement57. D’où le recours à l’admiration comme pendant à la pitié, pour
compenser l’abandon de la terreur qui faisait jusque-là la grandeur et la force de la
tragédie. D’où, aussi, la transposition à la tragédie de la poétique élégiaque, placée
sous le signe d’une contradiction : toutes les poétiques indiquent la duplicité
particulière de l’élégie, à l’origine un chant de deuil appliqué ensuite à des sujets
amoureux (chez les latins, Catulle, Tibulle, Properce), et juxtaposant le badin et le
grave, le petit et le grand58. Le registre élégiaque souligne donc l’enjeu funèbre de la
passion amoureuse, comme le dit bien Sébillet (1548) :

Car de sa nature l’élégie est triste et flébile : et traite singulièrement les passions
amoureuses, lesquelles tu n’as guères vues vides de pleurs et de tristesse. […] Je dis

54
Cicéron, Orator,V, 20.
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55
Malgré les confusions, tel Lamy parlant d’un « style sublime » : La Rhétorique ou
l’art de parler [1675], « Règles pour le style sublime », éd. Chr. Noille-Clauzade, Paris,
Champion, 1998, p. 352.
56
La Mesnardière, La Poétique, éd. cit., p. 70.
57
D’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. cit., p. 467.
58
La Mesnardière, Le Caractère élégiaque, Paris, Vve J. Camusat, 1640, p. 9 : « Ce fut
alors qu’elle parut au plus ingénieux des poètes avec un visage riant, avec des cheveux
parfumés ; bref en un équipage tout propre à la galanterie, et nullement convenable aux
sentiments mélancoliques. » ; Rapin, Réflexions sur la poétique de ce temps, éd. cit., p. 127 :
« L’élégie par la qualité de son nom est un poème destiné aux pleurs et aux plaintes : et ainsi
elle doit être d’un caractère douloureux. Mais on s’en est servi depuis dans les sujets tendres,
comme dans les amours et dans les autres matières. »
Le p laisi r d es lar m es , o u l a ca t h a rsis g a lan te 235

que l’élégie traite l’amour, et déclare ses plaisirs et tristesses à celle qui en est la
cause et l’objet, mais simplement et nûment.59

L’élégie permet par là non seulement de faire une tragédie à partir d’un sujet
amoureux, en employant un ton « triste et flébile », mais de le traiter « simplement
et nûment » : combinaison reprise dans Bérénice, conçue comme l’amplification
d’une élégie aux dimensions d’une tragédie60. Dès Andromaque, Racine avait trouvé
une formule efficace : le modèle élégiaque lui fournit un canevas et des métaphores
galantes (en l’occurrence la chaîne des amours pastorales et la reprise du
vocabulaire précieux) ; à ce substrat galant il joint la lamentation funèbre, qui
restitue la violence et la grandeur tragiques (l’Andromaque virigilienne sur le
tombeau d’Hector61). Il ne s’agit donc pas de transposer le genre élégiaque, genre
bref et plutôt décrié dans les poétiques62, mais le sentiment, la tonalité ou le
caractère élégiaque, que Racine trouve chez Ovide aussi bien que chez Homère ou
les tragiques grecs63, et qui installent chez le spectateur un état de deuil intérieur.

Larmes contagieuses : la communication d’un ethos


À partir de Racine, les larmes se lient au deuil, non plus au deuil spectaculaire
dont parlait Sénèque, mais à un deuil intime, un déchirement intérieur qui travaille
les personnages tragiques. En effet, les larmes réellement versées par le personnage
correspondent à un travail de deuil, épuré par la mise en scène et communiqué au
spectateur. Gilles Declercq l’analyse à propos de Bérénice64 : à force de dire leur
douleur, les deux protagonistes la transforment en chant et l’enchantent, imitant
exactement le processus de réduction esthétique des émotions demandé par la
catharsis. Le personnage tragique accomplit sur sa souffrance amoureuse un travail

59
Th. Sébillet, L’Art poétique français [1548], dans Traités de poétique et de rhétorique
de la Renaissance, éd. Fr. Goyet, Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 128-129.
60
Voir G. Declercq, « “Alchimie de la douleur” : l’élégiaque dans Bérénice, ou la
tragédie éthique », Littératures classiques, n° 26, 1996, p. 139-165 ; Chr. Biet « La passion
des larmes », ibid., p. 167-183. Voir également dans le présent volume les réflexions de
Nicholas Dion sur la Pénélope (1684) de Genest.
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61
Et ce notamment en remotivant les métaphores galantes, en leur redonnant le
potentiel de violence antique qu’elles avaient perdu en se lexicalisant. Témoin le célèbre vers
de Pyrhhus dans Andromaque : « Brûlé de plus de feux que je n’en allumai ». Voir à ce sujet
A. Viala, « Racine galant ou l’amour au pied de la lettre », Cahiers de la Comédie Française,
novembre 1995, p. 39-48.
62
Rapin oppose l’élégie au grand style et à la majesté tragiques (Réflexions sur la
poétique de ce temps, éd. cit., p. 15), tandis que Villars accuse Bérénice d’être « un tissu
galant de madrigaux et d’élégies » (Racine, Théâtre. Poésie, éd. cit., p. 516).
63
En témoignent ses remarques sur l’Iliade et l’Odyssée, relevant tous les passages où
les personnages pleurent (Racine, Prose, éd. R. Picard, Paris, Gallimard, « Bibl. de la
Pléiade », 1966, p. 713-804).
64
G. Declercq, art. cit.
236 Em m an u ell e H én i n

analogue au travail du dramaturge pour enchanter le spectateur. Cette prise de


conscience et cette réflexivité prédisposent au travail proprement esthétique
d’épuration des passions. D’où l’impression que l’objet (suscitant crainte ou pitié)
est évacué ou mis au second plan, au profit de la seule introspection, de la
jouissance de ses propres larmes ; la catharsis devient, en un fonctionnement quasi
autarcique, un travail paradoxal du sujet sur lui-même – travail dont le personnage
donne le modèle au spectateur.
Et cette transmission de l’acteur au spectateur se fait hors de toute imitation
consciente, par simple contagion émotive : le schéma rhétorique de la transmission
des passions, remontant à Horace (« si vis me flere… ») et Quintilien65, est
longuement développé par La Mesnardière et identifié à une contagion émotionnelle
et lacrymale qui subjugue la raison et se transmet du poète à l’acteur puis au
spectateur, selon la chaîne d’empathie décrite dans l’Ion de Platon66. Le dramaturge
doit pleurer pour faire pleurer :

Il est croyable que les Grecs, et les autres dramatiques dont nous admirons les
ouvrages, les ont arrosés de leurs larmes dans les endroits pitoyables qui nous
arrachent des pleurs. Euripide n’a point écrit que ce qu’il fait dire à Oreste pour
émouvoir Ménélas, sans être fort touché lui-même ; et Pacuve n’a point tracé ces
tableaux tristes et lugubres, de qui la seule exposition faisait retentir la scène de mille
sanglots redoublés, sans avoir gémi le premier, et détrempé ses couleurs dans
l’abondance de ses larmes.67

65
Voir Horace, Art poétique, v. 101-103 ; Quintilien, Institution oratoire, VI, 2 ;
Cicéron, De Oratore, II, 45 (189) et 46.
66
La Mesnardière, La Poétique, éd. cit., p. 72-73 : « Il est certain que le poète ne
produira point ces effets, s’il n’est fortement touché des sentiments intérieurs qu’il doit
inspirer à ses juges. Il se peut faire que les pleurs qu’il versera en travaillant sur le pitoyable
état d’une reine infortunée ne tirera pas des larmes de ceux qui verront ses portraits ; mais il
n’arrivera jamais, ou rarement, qu’il excite de la pitié par la description des misères, s’il n’est
outré de douleur quand il en fera la peinture. Ce commerce est naturel aux productions
spirituelles, que les passions violentes et naïvement exprimées passent d’une âme dans
l’autre. Le poète se les figure avec tant de réalité devant la composition, qu’il ressent la
jalousie, l’amour, la haine et la vengeance avec toutes leurs émotions, tandis qu’il en fait le
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tableau. Le coloris qu’il y emploie est, s’il en faut parler ainsi, une passion extensible, qu’il
tire de sa fantaisie, et qu’il couche sur le papier à mesure qu’il la décrit. Ensuite l’excellent
acteur épouse tous les sentiments qu’il trouve dans cet ouvrage, et se les met dans l’esprit
avec tant de véhémence, que l’on en a vu quelques-uns être si vivement touchés des choses
qu’ils exprimaient, qu’il leur était impossible de ne pas fondre en larmes, et de n’être point
abattus d’une longue et forte douleur, après avoir représenté des aventures pitoyables. Enfin
l’auditeur honnête homme, et capable de bonnes choses, entre dans tous les sentiments de la
personne théâtrale qui touche ses inclinations. Il s’afflige quand elle pleure ; il est gai
lorsqu’elle est contente ; si elle gémit, il soupire ; il frémit, si elle se fâche ; bref il suit tous
ses mouvements, et il ressent que son cœur est comme un champ de bataille, où la science du
poète fait combattre mille passions tumultueuses, et plus fortes que la raison. »
67
Ibid., p. 397.
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Dans ce processus, l’acteur n’est que le maillon central de la chaîne, entre


l’émission et la réception. Cette communication explique la confusion, dans les
poétiques françaises, entre la purgation du spectateur et celle de l’acteur, et plus
encore, chez les adversaires du théâtre, la pollution contagieuse des affects allant de
l’un à l’autre. Les larmes recèlent en elles-mêmes une forme de contagion
vertueuse, comme le dit Cureau de la Chambre68, qui unit les hommes dans « une
même douleur ». Pour provoquer les larmes du spectateur, le secret consiste donc à
étendre les larmes à toutes les étapes de la création dramaturgique, et surtout à les
représenter sur scène : précepte abondamment suivi dans les tragédies de la
deuxième moitié du siècle, où les personnages ne cessent de pleurer69.
Ces larmes renvoient donc aussi bien aux émotions de l’acteur qu’aux passions
du spectateur. Plus encore, elles constituent un ethos rhétorique : une qualité du
discours dans son ensemble, qui se communique. C’est le « caractère élégiaque » de
La Mesnardière ou le « tout s’y ressent de cette tristesse majestueuse70 » de Racine :
soit exactement une personne oratoire, l’équivalent de « l’expression générale »
dans la théorie de l’art, plus encore que les passions des personnages ou l’émotion
du spectateur : tous les éléments du tableau, en particulier la couleur et la lumière,
inspirent une même passion. L’adjectif lugubre rend bien compte du caractère de
cette passion : il est utilisé à plusieurs reprises pour décrire les tableaux tragiques de
Poussin, tels La Peste d’Asdod ou Pyrame et Thisbé71. Or le terme est employé par
La Mesnardière pour définir aussi bien la tragédie que l’élégie.

68
Cureau de la Chambre, Les Caractères des passions, éd. cit., t. IV, « Des larmes »,
p. 31 : « Mais quel peut être le secours que les larmes de la compassion demandent ? C’est le
même que demandent les personnes que l’on voit affligées : car comme la pitié nous fait
compatir à leurs maux, leur douleur et la nôtre n’est plus qu’une même douleur, et si elles
demandent secours par leurs larmes, nous le demandons aussi par les nôtres, pour elles et
pour nous. »
69
Telles les larmes d’Andromaque, conçues pour faire pleurer le spectateur : Seconde
Préface d’Andromaque [1675], dans Racine, Théâtre. Poésie, éd. cit., p. 298 : « Et je doute
que les larmes d’Andromaque eussent fait sur l’esprit des spectateurs l’impression qu’elles y
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ont faites, si elles avaient coulé pour un autre fils que celui qu’elle avait d’Hector. »
70
Préface de Bérénice, ibid., p. 450.
71
Voir J.-B. de Champaigne, Conférence sur un tableau de M. Poussin représentant la
peste chez les Philistins pour avoir pris l’arche d’alliance (1er mars 1670), dans Conférences
inédites de l’Académie royale de peinture et de sculpture, éd. A. Fontaine, Paris, Fontemoing,
1903, p. 116 : « Ainsi, dans le tableau que nous examinons, ayant traité la maladie
contagieuse et la désolation des Philistins, il en avait établi le caractère lugubre par une
lumière faible, par des teintes sombres et par une langueur qui paraissait dans le mouvement
de chaque figure. » Cf. A. Félibien, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus
excellents peintres, 2e éd., VIII, Paris, Mabre-Cramoisy, 1685-1688, t. IV, p. 408-409 :
« Voilà de quelle manière il savait peindre parfaitement toute sorte de sujets, et même les
effets les plus extraordinaires de la nature, quelque difficiles qu’ils soient à représenter ;
238 Em m an u ell e H én i n

[Le poète doit] faire fendre tous les cœurs par des expressions lugubres.72
L’élégie est une espèce de poème qui est propre aux choses lugubres.73

De fait, comme les commentateurs de Poussin, La Mesnardière pense le


caractère élégiaque comme un mode, précisément le mode lydien, dont le modèle
est fourni par le livre des Lamentations du prophète Jérémie : accompagné de flûte,
il correspond aux funérailles, et Zarlino le nomme justement « lugubre74 ». Racine
découvre ce mode dans le personnage d’Andromaque pleurant sur le tombeau
d’Hector avant de l’appliquer à Bérénice.
L’effet tragique, identifié aux larmes, est donc la communication d’un ethos. Et
ce concept permet de sauver la catharsis d’une interprétation sentimentale, de la
distinguer du lexique galant auquel elle emprunte tous ses termes : le « cœur »
renvoie à l’ethos de l’orateur. Ainsi parlent Boileau (« Il faut que le cœur seul parle
dans l’élégie75 ») ou Racine (« Il suffit que les passions y soient excitées76 »).
La Mesnardière s’arrête longtemps sur cet art d’exciter les passions et ne s’intéresse
pas au résultat en termes de purgation. De ce fait, l’effet tragique relève
essentiellement de l’elocutio, tandis que la catharsis, chez Aristote et ses
commentateurs, relevait de la dispositio, dépendait de la composition de la fable et
de l’invention des caractères. De même, « plaire et toucher » ne renvoient pas tant à
l’urbanité précieuse ni à la mondanité d’un Molière (le plaisir contre les règles)
qu’au désir de joindre le pathos du sublime longinien à l’ethos aristotélicien77.
Cette contagion se substitue facilement à la catharsis et permet de l’éluder, de la
simplifier : je pleure parce que tu pleures, peu importe pourquoi. Cet
infléchissement correspond au glissement général des poétiques françaises vers la
rhétorique, et anticipe la promotion de l’effusion pathétique comme seule émotion
esthétique au XVIIIe siècle. Et pourtant, tous ne sont pas dupes de ce remplacement
de la catharsis par des émotions au rabais, tel Saint-Évremond qui dénonce comme
un pur effet de mode ces larmes toujours versées à l’excès, dans un manque de
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accompagnant ses paysages d’histoires, ou d’actions convenables, comme dans celui-ci, qui
est un temps fâcheux, il a trouvé un sujet triste et lugubre. »
72
La Mesnardière, La Poétique, éd. cit., p. 28.
73
La Mesnardière, Le Caractère élégiaque, éd. cit., p. 9.
74
G. Zarlino, Istituzioni armoniche [1553], IV, 5, Tutte l’opere, Venise, Franceschi,
1589, t. I, p. 390. Voir aussi N. Rossi, Discorsi intorno alla tragedia [Vicenza, Greco, 1590],
XI : « Della musica appartenente alla tragedia », dans B. Weinberg, Trattati di poetica e di
retorica del Cinquecento, Bari, Laterza, 1974, t. IV, p. 105.
75
Boileau, Art poétique, II, v. 57.
76
Préface de Bérénice, éd. cit., p. 450.
77
Voir G. Declercq, « Représenter la passion : la sobriété racinienne », Littératures
classiques, n° 11, hanvier 1989, p. 69-93.
Le p laisi r d es lar m es , o u l a ca t h a rsis g a lan te 239

retenue et de bon goût contraire à toute décence78. La contagion lacrymale ne doit


entrer en jeu que ponctuellement, et en aucune manière constituer le tout des effets
tragiques, pour au moins deux raisons : au bout d’un moment, l’empathie se rompt,
et le spectateur trouve ridicules tous ces personnages éplorés ; en outre, après s’être
attendri sur ses propres larmes et avoir secrètement joui de la souffrance créée par la
compassion, il finit par la trouver douloureuse, et par n’y plus prendre aucun
plaisir79. Rousseau dénonce ce mécanisme d’un point de vue moral et non plus
esthétique : la contagion des larmes agit indépendamment de tout jugement moral,
la raison est impuissante à arrêter le mécanisme d’empathie, et ôte au spectateur la
maîtrise de son corps80.
Mais dans le schéma dominant, l’empathie est au service de la catharsis.
Paradoxalement, c’est parce que les larmes réalisent parfaitement le modèle de la
fusion (entre l’acteur et son rôle, entre l’acteur et son public, et entre les spectateurs)
qu’elles servent de médiation esthétique et permettent une mise à distance à la fois
de l’objet et des émotions provoquées. Car si les larmes sont contagieuses, ce n’est
pas à la manière du rire ni du forcènement, d’une possession aliénante qui se
propagerait mécaniquement. Elles sont au contraire la marque du retour du soi et de
l’intériorité, permettant une continuité sans heurt entre l’anthropologie et
l’esthétique : le sujet est tourné vers sa propre émotion. Le théâtre, lieu de
l’ostentation et de l’apparence, devient alors le lieu d’épanchement de l’intériorité,
que chacun découvre à la faveur d’un retour sur soi.

78
À un auteur qui me demandait mon sentiment d’une pièce où l’héroïne ne faisait que
se lamenter, dans Saint-Évremond, Œuvres en prose, éd. cit., t. III, p. 340-341 : « La
princesse dont vous faites l’héroïne de votre pièce, me plairait assez si vous aviez un peu
ménagé ses larmes ; mais vous la faites pleurer avec excès ; et, dès qu’il y aura retour à la
justesse du sentiment, le trop de larmes rendra ceux qu’on représente moins touchants, et
ceux qui voient représenter moins sensibles. […] Quelques autres ont suivi plus
heureusement la disposition des esprits, qui n’aiment aujourd’hui que la douleur et les larmes,
mais je crains pour vous quelque retour du bon goût justement sur votre pièce, et qu’on ne
vienne à désapprouver le trop grand usage d’une passion, dont on enchante présentement tout
le monde. »
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79
Saint-Évremond, Sur les Caractères des tragédies, ibid., t. III, p. 328 : « Si on
s’afflige trop longtemps sur le Théâtre, ou nous nous moquons de la faiblesse de celui qui
pleure, ou la longue pitié d’un long tourment, qui fait passer les maux d’autrui en nous-
mêmes, blesse la nature, laquelle a dû être seulement touchée. Toutes les fois que je me
trouve à des pièces fort touchantes, les larmes des acteurs attirent les miennes avec une
douceur secrète que je ressens tendrement ; si néanmoins l’affliction continue, mon âme s’en
trouve incommodée, et attend avec impatience quelque changement qui la délivre d’une
impression douloureuse. »
80
Rousseau, Lettre à d’Alembert sur les spectacles [1758], Œuvres complètes,
Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », t. V, 1995, p. 23 : « D’autres honteux de pleurer au
spectacle y pleurent malgré eux ». Déjà Boileau soulignait cette dissociation à propos de
Didon : « Je condamne sa faute en partageant ses larmes » (Art poétique, IV, v. 104).
240 Em m an u ell e H én i n

Larmes mystiques, larmes bénéfiques


Les larmes sont le signe extérieur d’une émotion intérieure ; à l’intersection du
public et du privé, elles sont tout à la fois collectives et réflexives, signe et remède :
en pleurant, on jouit de son intériorité, mais on communique aussi son âme aux
autres, de sorte que le soulagement intime se confond avec l’expression de la
charité. La libération des larmes à la fin du XVIIe siècle bénéficie d’une abondante
littérature spécialisée, venue principalement de deux domaines : la spiritualité et la
médecine, qui toutes deux présentent les larmes comme une purgation intérieure.
La tradition mystique opère depuis sainte Catherine de Sienne une distinction
entre les bonnes et les mauvaises larmes, et établit un lien déterminant entre
l’affliction et l’élection divine – s’appuyant sur les larmes du Christ versées à trois
reprises (sur Lazare, sur Jérusalem et sur lui-même au mont des Oliviers), et sur la
troisième Béatitude (« Bienheureux ceux qui pleurent81… »). Les larmes sont
valorisées comme signe d’humanité et d’habitation divine de l’homme ; nées de la
conscience du péché, elles sont versées pour l’amour de Dieu et engendrent une
dynamique de conversion, allant du deuil terrestre à la joie céleste. Ce thème revient
en force au XVIIe siècle, avec l’accent mis sur le repentir et la conversion ; il est
repris par Robert Bellarmin dans un traité sur « le bien des larmes » (1617) souvent
réédité au fil du siècle82. Parmi leurs multiples vertus, les larmes lavent du péché et
apaisent l’âme comme une pluie diluvienne vient laver l’air après une tempête83 ;
elles ont une vertu purificatrice et pacificatrice84. De même, les larmes décrites par
saint Ignace dans son Journal spirituel (tenu l’année 1544) se confondent presque
entièrement avec la dévotion et l’état de motion intérieure, de sentiment spirituel,
pourrait-on dire. Elles procurent une satisfaction sensible, un « goût spirituel », mais
également une sensation physique85 si agréable que l’orant a le désir de prolonger
cet état. Elles sont le signe même de l’intériorité mystique.

81
Matthieu V, 5.
82
Robert Bellarmin, De gemitu columbae, sive de bono lacrymarum, Tulli, apud
Martellum, 1617 : le livre I explique la nécessité des larmes (prouvée par la Bible et ses
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exemples) ; le livre II les sources des larmes (le péché, les persécutions de l’Église, les
tentations, etc.) ; et le livre III les fruits des larmes.
83
Ibid., p. 359.
84
Cette idée se trouve aussi chez Saint-Cyran. Voir Cl. Lancelot, Mémoires touchant la
vie de Monsieur de Saint-Cyran, pour servir d’éclaircissement à l’histoire de Port-Royal,
Cologne, 1738 [réimpr. Genève, Slatkine, 1968], t. I, p. 23 : « Saint Chrysostome, ajouta-t-il,
dit que nos larmes sont faites que pour pleurer nos péchés, et que c’est en abuser que de les
employer à autre chose (…). Hé quoi, ajouta-t-il, vous êtes encore dans les pleurs ? Ce n’est
pas une mauvaise marque, le doigt de Dieu est visible. »
85
Saint Ignace, Journal spirituel, Paris, Desclée de Brouwer, 1959, p. 59 : « Pendant
cette offrande et cette oblation, de nouveau tant de larmes et en si grande abondance, et avec
tant de sanglots et de faveurs spirituelles, que, après l’avoir faite au Père en présence de Notre
Le p laisi r d es lar m es , o u l a ca t h a rsis g a lan te 241

Dans le même temps, les larmes sont analysées comme une passion,
intermédiaire entre l’âme et le corps : Descartes leur consacre sept articles du Traité
des passions86. Pour lui, les larmes accompagnent toujours une émotion douce, de
joie ou de tristesse, suivie de sentiments agréables (joie, amour) ; en aucun cas elles
ne signifient une passion violente87. Le médecin Cureau de la Chambre est encore
plus prolixe sur le sujet : dans Les Caractères des passions (1640), il invente une
« passion des larmes » et lui voue une centaine de pages dans la réédition du traité
(1662)88. Selon lui, on cultive la tristesse comme une maladie bénéfique, et les
larmes sont une sorte de bile qui purge la passion mauvaise89. Le médecin retrouve
dans l’analyse de cette passion la réflexivité propre à la formulation de la catharsis
homéopathique90 : guérir le même par le même, trouver le remède dans le mal. Il y a
donc une analogie entre purgation larmoyante et purgation tragique :

La tristesse a aussi ses charmes, celui qui en est touché fuit les divertissements qui
la peuvent diminuer ; il cherche la solitude et l’obscurité qui l’entretiennent ; et on lui
fait violence quand on interrompt ses plaintes, et qu’on veut arrêter ses pleurs.
Certainement on peut dire que comme les passions sont les maladies de l’âme, les
larmes sont les crises de la tristesse ; c’est une sueur, comme l’appelle Aristote, qui
diminue le mal qu’elle souffre, et si elle ne se purge par là, la maladie en devient plus
forte et plus longue.91

Mais cette réflexivité s’apparente aussi au plaisir tragique en ce que la seule mise
à distance (ici psychique, là esthétique) va toujours de pair avec l’éloignement et le
soulagement de la douleur92. Tel sera le principal argument de l’abbé Dubos : les

Dame, des Anges, etc., et les mêmes larmes continuant, etc., je sentais en moi le désir de ne
pas me lever, mais de demeurer là en ce que je sentais avec tant d’excès. »
86
Descartes, Les Passions de l’âme [1649], art. 128-134.
87
Ibid., art. 128 : « De l’origine des larmes », Paris, Gallimard, « Tel », 1988, p. 228 :
« Comme le ris n’est jamais causé par les plus grandes joies, ainsi les larmes ne viennent
point d’une extrême tristesse, mais seulement de celle qui est médiocre et accompagnée ou
suivie de quelque sentiment d’amour, ou aussi de joie. »
88
Il ajoute un livre entier, intitulé « Les Caractères des larmes », éd. cit., t. IV, p. 1-106.
89
Voir Senault, De l’usage des passions [Paris, Camusat, 1641], II, 6, 4, « De la nature,
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des propriétés et des effets de la douleur », Paris, Fayard, 1987, p. 338 : « Enfin la tristesse
nous fait pleurer : quand elle a saisi notre cœur, elle fait la guerre à nos yeux, elle s’évapore
par les soupirs, elle s’écoule par les larmes, et elle s’affaiblit en se produisant : car un homme
qui pleure se soulage, il se console en se plaignant, il trouve quelque plaisir dans ses plaintes,
et si elles sont des marques de sa douleur elles en sont aussi les remèdes. »
90
Sur ce point, voir B. Hathaway, The Age of Criticism : the Late Renaissance in Italy,
Ithaca, New York, Cornell University Press, 1962.
91
Cureau de la Chambre, Les Caractères des passions, éd. cit., t. IV, « Des larmes »,
p. 76.
92
Ibid., p. 24 : « Ces raisons ont obligé les autres à dire que pour exciter les larmes, ce
n’est pas assez que le mal soit violent, mais qu’il faut que celui qui le souffre, fasse réflexion
sur le déplorable état où il est. Et que c’est pour cela qu’il y a des personnes qui n’ayant point
242 Em m an u ell e H én i n

émotions de théâtre sont plaisantes parce que « superficielles », étant éprouvées


pour des objets fictifs93. À quoi Rousseau répond que si les émotions de théâtre
étaient plus faibles que les émotions réelles, elles ne seraient pas si ardemment
recherchées94. Quoi qu’il en soit, l’idée d’une passion des larmes permet de dépasser
l’analyse purement sentimentale. Les larmes tragiques ne sont pas réductibles aux
larmes amoureuses, mais elles permettent une esthétisation du sentiment à travers la
réflexivité.

Moralité des larmes


Ainsi les larmes font-elles en permanence l’objet d’un triple discours,
psychologique, moral et esthétique. Pour qu’elles jouent pleinement leur rôle dans la
théorie dramatique, il leur faudrait s’émanciper de cette hypothèque morale et
psychologique pesant sur elles. En réalité, elles n’accèdent à une dignité esthétique
qu’à travers ces deux niveaux ; c’est parce qu’elles attendrissent le cœur et sont
garantes d’une moralité collective qu’elles ont droit de cité dans les poétiques. Et
cette nécessité d’une garantie morale témoigne sans doute de ce que le soupçon
pesant sur le théâtre est loin d’être levé ; on ne peut sauver le théâtre qu’en
attribuant aux larmes une fonction morale, intérieure et extérieure, privée et
collective. Privée, parce que les larmes accomplissent sur le sujet une purification
analogue à la catharsis ; et publique par un phénomène de contagion vertueuse.
Il est tout à la fois vrai et faux de voir dans les larmes le signe d’une conception
amorale du théâtre : c’est vrai au sens où le sujet se concentre sur son émotion et
évacue toute finalité didactique, faisant l’économie de la raison au nom d’une
promotion exclusive du plaisir. Mais c’est faux, en ce que même sans
l’intermédiaire de la raison, les larmes modèlent doublement la conscience
individuelle : le sujet attendri éprouve son intériorité à travers cette passion
réflexive, il s’éprouve sentant et compatissant ; et il se découvre membre d’une
communauté de compassion où s’exerce idéalement la charité chrétienne, gage de
paix sociale. De même, les larmes sont réhabilitées à la fois contre la religion
(comme une complaisance) et à travers elle, par la transposition de ses propres
catégories : le don des larmes, notion mystique laïcisée, permet de désamorcer de
l’intérieur les deux critiques adressées par l’Église au théâtre : la contagion
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jeté de larmes dans la violence des douleurs, commencent à pleurer quand elle diminue ;
parce qu’ils ont alors la liberté de considérer le mal, heureux état où ils sont, que la grandeur
du mal leur avait ôtée. Que c’est pour cela que le récit que l’on fait de ses infortunes, est
presque toujours accompagné de pleurs qui n’avaient point paru auparavant. Qu’enfin c’est
pour cela que la seule réflexion que l’on fait sur les maux d’autrui, et que l’on ne sent point
effectivement, nous tire des larmes des yeux. »
93
Abbé Dubos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture [1719], I, 3 : « Que
le mérite principal des poèmes et des tableaux consiste à imiter les objets qui auraient excité
en nous des passions réelles. Les passions que ces imitations font naître en nous ne sont que
superficielles » (Paris, E.N.S.B.A., 1993, p. 9).
94
Rousseau, Lettre à d’Alembert sur les spectacles, éd. cit., p. 23.
Le p laisi r d es lar m es , o u l a ca t h a rsis g a lan te 243

vertueuse remplace la pollution des affects ; et les larmes intérieures conduisent à la


purification et non à la délectation narcissique du sujet.
Telle serait la réponse implicite de Racine aux accusations des moralistes95. Le
plaisir des larmes, condamnable s’il est vain, peut être efficace et donc moral : en
déplorant le sort des héros, et surtout en voyant les héros pleurer sur leur sort, on
pleure sur sa propre misère, dans un univers sans repère où la raison s’avère
totalement impuissante et où la souffrance du Christ est l’unique source de sens,
l’unique voie de salut « en cette vallée de larmes ». Les larmes voluptueuses
condamnées par saint Augustin sont subrepticement remplacées par des larmes
augustiniennes, versées sur la misère de l’homme sans Dieu. Aussi Racine se garde-
t-il d’évoquer le plaisir des larmes ; il tente au contraire de faire des pleurs le signe
d’une catharsis chrétienne, qui identifie la pitié aristotélicienne à la compassion et à
la charité, et finalement à la condition même de notre humanité souffrante. Dès lors,
ces larmes ne sont ni sentimentales ni galantes (ou seulement superficiellement,
pour le succès de la tragédie), mais représentent une manière d’épuration des
émotions humaines par la connaissance de soi et des hommes. Dans le travail des
larmes, morale et esthétique ne font plus qu’une, renvoyant dos-à-dos les partisans
d’une catharsis esthétisante et ceux d’une catharsis moralisante96. Au tournant du
siècle, à l’heure des bilans et des parallèles, Valincour attribue cet acquis à Racine :
en étant « moins superbe et plus sensible » que le grand Corneille, l’auteur de
Phèdre nous apprend à pleurer sur nos propres faiblesses ; et le plaisir vient
précisément de cette découverte de sa propre sensibilité à travers la compassion :

Monsieur Racine entra, pour ainsi dire, dans leur cœur et s’en rendit le maître, il y
excita ce trouble agréable qui nous fait prendre un véritable intérêt à tous les
événements d’une fable que l’on représente devant nous ; il les remplit de cette
terreur et de cette pitié, qui, selon Aristote, sont les véritables passions que doit
produire la tragédie ; il leur arracha ces larmes qui font le plaisir de ceux qui les
répandent, et peignant la nature moins superbe peut-être et moins magnifique, mais
aussi plus vraie et plus sensible, il leur apprit à plaindre leurs propres passions et leurs
propres faiblesses, dans celles des personnages qu’il fit paraître à leurs yeux.97

Comme on le voit, la sensibilité conduit à la vérité et à la connaissance de soi,


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mais pas encore à la vertu. L’argument moral, déterminant dans les années
d’apologie du théâtre (1630-1650), occupe une place extrêmement réduite dans les
réflexions galantes. À la réhabilitation polémique d’une catharsis éducative se
substitue une réflexion psychologique sur le plaisir des larmes, qui n’est ni
proprement morale (au sens normatif ou chrétien) ni proprement esthétique (au sens

95
Voir Chr. Biet, « La passion des larmes », art. cit.
96
Sur ces deux positions, voir H. Phillips, The Theatre and its Critics in Seventeenth-
Century France, Oxford University Press, 1980.
97
Valincour, Discours prononcé dans l’Académie française […] lorsqu’il y fut reçu à la
place de Monsieur Racine, Paris, J.-B. Coignard, 1699, p. 8.
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où l’émotion fictive n’est pas distinguée de l’émotion réelle), mais achemine


progressivement la théorie dramatique vers ces deux domaines. D’un côté, la
contagion lacrymale, sommet de l’identification dramatique, interdit de penser la
distance de la représentation nécessaire à modaliser la catharsis, et de distinguer
l’émotion esthétique du sentiment naturel ; de l’autre, les larmes permettent un
retour sur soi du sujet, une prise de distance par rapport à l’émotion, indépendante
de l’objet qui l’a causée. L’esthétique galante permet donc une conquête : l’espace
intérieur où se réfléchit l’émotion ; mais en interdit en partie une autre : la mise à
distance de l’objet esthétique.

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