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Emmanuelle Hénin
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3
André Dacier, La Poétique d’Aristote traduite en français avec des remarques, Paris,
Barbin, 1692, p. 207.
4
La Mesnardière, La Poétique, Paris, A. de Sommaville, 1639, p. 12.
5
Boileau, Art poétique [1674], III, v. 8 : « Et pour nous divertir, [la Tragédie en deuil]
nous arracha des larmes ».
6
Longepierre, Lettre à M. de Voltaire sur la nouvelle tragédie d’Œdipe, Paris,
Guillaume, 1719, p. 4 : « Peut-être, en effet, le public, sans avoir attendu quelques mois, est-
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J.-C.), provoqua dans le public une telle effusion de larmes qu’on dut l’interdire :
« Phrynicus faisant représenter L a Prise de Milet, tout le théâtre fondit en
larmes10. » La phrase est citée par Longin comme exemple du sublime provoqué par
la syllepse de nombre, tout le théâtre ne formant plus qu’une unique émotion. Ces
larmes, versées à la représentation d’une victoire patriotique, sont indissociables
d’une collectivité civique, elles en sont presque le ciment, préfigurant le rêve d’une
sociabilité larmoyante et vertueuse du XVIIIe siècle. Scudéry emprunte à Elien11
l’anecdote d’Alexandre de Phères, tyran sanguinaire, qui fondit en pleurs devant une
tragédie, honteux d’être plus ému par des souffrances théâtrales que par celles de ses
sujets, et vit alors l’endurcissement de son cœur12. Ces larmes attendrissent les plus
endurcis, rendant les tyrans mêmes accessibles à la charité chrétienne (avant la
lettre). Cependant, elles avaient sans doute peu à voir avec les larmes galantes,
comme le note Marmontel. La tragédie grecque émouvait avec plus de force et
moins de subtilité que la moderne :
Avec des plaintes, des cris, des larmes, des mouvements d’effroi, de douleur et de
désespoir, un malheureux poursuivi par les dieux ou accablé par la destinée était sûr
d’émouvoir, d’attendrir tout un peuple. C’étaient moins de beaux vers que des
hurlements effroyables ou des gémissements profonds, que l’on entendait de si loin.13
Grand Dieu quelles afflictions ! Est-il possible que le poète bien versé en
éloquence, puisse toucher accortement des choses si pitoyables sans faire arroser son
théâtre par un déluge de pleurs ? Et que l’acteur intelligent, et qui ait le don des
larmes, très nécessaire en ce métier, n’ait pas assez de mille sanglots redoublés, qui
travaillent son auditeur, et toutefois le ravissent parmi ces tourments agréables?16
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D’où vient que l’on rit si librement au théâtre, et que l’on a honte d’y pleurer ?
Est-ce moins dans la nature de s’attendrir sur le pitoyable que d’éclater sur le
ridicule ? […] Le mauvais ris dont on veut les couvrir prouve clairement que l’effet
17
Voltaire, Lettre du 27 mai 1767, à Richelieu : « On me mande qu’elle [une actrice]
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De l’humeur dont vous êtes je ne vous conseille pas de lire Homère, Sophocle,
Ovide, Sénèque, Virgile, Cicéron, ni tous les Anciens ; où vous verriez pleurer
Achille, Ulysse, Ajax, Hercule, Enée, Alexandre, César, et tant d’autres Empereurs,
dont les larmes seraient capables de vous noyer, si on les avait conservées dans des
vases.26
22
La Bruyère, Les Caractères, « Des Ouvrages de l’esprit », rem. 50 [4e éd., 1689].
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Révolution, où les larmes sont devenues une activité sociale et presque un gage de
patriotisme.
27
La Mesnardière, La Poétique, éd. cit., p. 21.
28
Selon d’Aubignac, le spectateur ne comprend plus les discours pathétiques des
tragédies antiques, parce qu’il a d’autres valeurs morales. Voir La Pratique du théâtre [1657],
IV, 7, éd. H. Baby, Paris, Champion, 2001, p. 465.
29
Pierre de Villiers, Entretien sur les tragédies de ce temps, Paris, Michallet, 1675.
30
Notamment dans son essai De la tragédie ancienne et moderne (1672).
31
Corneille, dans son Discours de la tragédie (1660), souligne à quel point la purgation
aristotélicienne est incompréhensible.
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l’édulcoration mondaine des passions tragiques, et c’est pour lui faire pièce que
Corneille propose l’admiration, passion héroïque à même de préserver la dignité de
l’ancienne tragédie en épargnant au spectateur la violence des émotions antiques. En
rappelant le spectateur à sa dignité d’homme, l’admiration bloque les larmes que La
Mesnardière souhaitait voir couler abondamment, et les deux auteurs se répondent
terme à terme : elle y domine jusques à tirer des larmes / elle ne va pas jusqu’à tirer
des larmes.
Nicomède fait naître toutefois quelque compassion, mais elle ne va pas jusques à
tirer des larmes. Son effet se borne à mettre les auditeurs dans les intérêts de ce
prince, et à leur faire former des souhaits pour ses prospérités. Dans l’admiration
qu’on a pour sa vertu, je trouve une manière de purger les passions dont n’a point
parlé Aristote.34
On peut dire à peu près la même chose de la pitié à notre égard. Nous la
dépouillons de toute sa faiblesse, et nous lui laissons tout ce qu’elle peut avoir de
charitable et d’humain. J’aime à voir plaindre l’infortune d’un grand homme
malheureux ; j’aime qu’il s’attire de la compassion, et qu’il se rende quelquefois
maître de nos larmes ; mais je veux que ces larmes tendres et généreuses regardent
ensemble ses malheurs et ses vertus ; et qu’avec le triste sentiment de la pitié, nous
ayons celui d’une admiration animée, qui fasse naître en notre âme comme un
amoureux désir de l’imiter.35
Loin d’être une combinaison isolée, le mélange de larmes et d’admiration prôné par
Saint-Évremond rend compte d’un équilibre réclamé par le public, dont est témoin
Mme de Coulanges : « Mithridate est une pièce charmante ; on y pleure ; on y est
dans une continuelle admiration36. »
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Le refus de la catharsis passe par l’idée d’une tragédie policée, adaptée aux
mœurs modernes, distinctes de l’antique barbarie qui fit accoucher toutes les
femmes enceintes pendant la représentation des Euménides. Dramaturges et
théoriciens adoptent une stratégie d’adaptation, recherchent un équilibre entre la
bienséance interne et la bienséance externe, reflétant la tension propre au
classicisme entre deux composantes : la possibilité d’édicter des règles universelles,
s’inspirant du modèle antique, et l’exigence rhétorique d’adaptation au public, donc
au goût et à la mondanité du jour. Pour conserver cet équilibre subtil, Racine choisit
une voie étroite : il prend le parti des Anciens, récuse la décadence galante de la
tragédie (comme s’il ne lui devait rien) et prétend même restaurer les émotions
aristotéliciennes dans leur intégrité. Aussi bien reprend-il les termes d’Aristote pour
désigner la catharsis, contre la plupart de ses contemporains.
J’ai reconnu avec plaisir, par l’effet qu’a produit sur notre Théâtre tout ce que j’ai
imité ou d’Homère ou d’Euripide, que le bon sens et la raison étaient les mêmes dans
tous les Siècles. Le goût de Paris s’est trouvé conforme à celui d’Athènes. Mes
Spectateurs ont été émus des mêmes choses qui ont mis autrefois en larmes le plus
savant peuple de la Grèce, et qui ont fait dire qu’entre les Poètes Euripide était
extrêmement tragique, tragikotatos, c’est-à-dire qu’il savait merveilleusement exciter
la compassion et la terreur, qui sont les véritables effets de la Tragédie.37
37
Préface d’Iphigénie, 1675, dans Racine, Théâtre. Poésie, éd. cit., p. 699 (nous
soulignons). Racine cite Aristote, Poétique, 1453a 30 ; le mot véritable est polémique,
souligne le savoir supérieur du puriste.
38
Voir A. Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique,
Paris, Éditions de Minuit, 1985.
39
Bernard Lamy, Nouvelles réflexions sur l’art poétique, II, 1, éd. T. Geerhaert, Paris,
Champion, 1998, p. 189.
40
Préface de Bérénice, dans Racine, Théâtre. Poésie, éd. cit., p. 452. Toute la Préface
règle leur compte aux doctes qui critiquent Racine au nom des règles.
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Cette articulation entre plaire et toucher suggère que le delectare est désormais
soumis au movere et la convenance à l’émotion, dans une dépendance qui interdit de
considérer cette esthétique tragique comme une pure transposition de la galanterie
littéraire, où le plaire reste la finalité suprême. Et les larmes sont le signe par
excellence de cette priorité. Racine est le premier à considérer que les larmes
prouvent le succès d’une tragédie41 ; ce sont d’abord, à en croire la dédicace, celles
d’Henriette d’Angleterre à qui le dramaturge lit Andromaque en avant-première, et
qui incarne l’idéal galant de la jeune cour : « vous l’aviez honorée de quelques
larmes42 » ; puis, dans la Préface de Bérénice, les larmes unanimes du public
scellant la reconnaissance du poète43 ; et enfin les larmes de Paris égalant celles
d’Athènes dans celle d’Iphigénie44. Non seulement celles-ci sanctionnent la réussite
de la pièce, mais elles constituent à elles seules la fin de la tragédie, voire du théâtre.
« Qu’importe aux dames qu’un auteur porte le cothurne ou le brodequin, pourvu
qu’elles pleurent45 », affirme Villars lors de la querelle de Bérénice. Défenseur de
Racine, Saint-Ussans confirme cette assimilation des larmes à « l’efficace de la
tragédie », en citant Scaliger et Castelvetro : les larmes dispensent le poète d’obéir
aux règles46. Dès 1639, Scudéry, Sarrasin et La Mesnardière leur assignaient le rôle
« d’exciter les passions » et « d’arracher des larmes » par des discours pathétiques, à
41
Ce motif devient (et reste jusqu’en plein XVIIIe siècle) un topos des préfaces. Tel
l’abbé Pellegrin constatant le succès de son Jephté (1732) dans les larmes de la duchesse du
Maine : « les larmes qu’une grande Princesse répandit à une lecture qu’Elle m’avoit fait
l’honneur de me demander acheverent de me rassurer » (Jephté, tragédie […], Paris, Ballard,
1732, p. iij). À ce sujet, voir dans le présent volume l’article de Benjamin Pintiaux.
42
Épître dédicatoire d’Andromaque [1667], dans Racine, Théâtre. Poésie, éd. cit.,
p. 195 : « On savait enfin que vous l’aviez honorée de quelques larmes dès la première
lecture que je vous en fis. »
43
Préface de Bérénice, ibid., p. 451 : « Mais aussi je ne puis croire que le public me
sache mauvais gré de lui avoir donné une tragédie qui a été honorée de tant de larmes. »
44
Voir supra. À son tour, Iphigénie fut un succès de larmes : « Iphigénie […] fait
chaque jour par des torrents de larmes / Renchérir les mouchoirs aux dépends des pleureurs »
(Barbier d’Aucour, Apollon vendeur de mithridate [1675], v. 218-220, dans Racine, Théâtre.
Poésie, éd. cit., p. 772).
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la seule lecture47 – du moins pour les doctes qui n’ont pas besoin de la
représentation48. Selon La Mesnardière, le spectateur devrait à jet continu « verser
des pleurs », « fondre en larmes », avoir le cœur fendu… Les larmes constituent « le
plus noble salaire que demande la tragédie49 », et semblent d’ores et déjà identifiées
à l’effet tragique. Mais ce qui change entre 1630 et 1660, c’est l’exclusivité des
larmes, invoquées non plus par les doctes à côté des règles, mais contre les doctes et
contre les règles.
Mais comme de toutes les passions la crainte et la pitié sont celles qui font de plus
grandes impressions sur le cœur de l’homme, par la disposition naturelle qu’il a à
s’épouvanter et à s’attendrir : Aristote les a choisies entre les autres, pour toucher
davantage les esprits, par ces sentimens tendres qu’elles causent, quand le cœur s’en
laisse pénétrer. En effet, dès que l’âme est ébranlée par des mouvements si naturels et
si humains toutes les impressions qu’elle ressent, luy deviennent agréables : son
trouble luy plaist, et ce qu’elle ressent d’émotion, est pour elle une espèce de charme,
qui la jette dans une douce et profonde resverie, et qui la fait entrer insensiblement
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47
La Mesnardière, La Poétique, éd. cit., p. 12 : « j’estime avec Aristote qu’un ouvrage
est imparfait, lorsque par la seule lecture faite dans un cabinet, il n’excite pas les passions
dans l’esprit de ses auditeurs, et qu’il ne les agite point jusques à les faire trembler, ou à leur
arracher des larmes. »
48
Voir J.-Fr. Sarasin, Discours de la tragédie [1639], Œuvres, éd. P. Festugière, Paris,
Champion, 1926, t. II, p. 23 : « J’avoue que je n’ai jamais pensé à la disposition de cette
fable, qu’elle ne m’ait souvent tiré en secret, et sans l’aide des vers, ni du spectacle, les
larmes que tout le monde n’a pu dénier à sa représentation, et qui ont arrosé les galeries et le
parterre. »
49
La Mesnardière, La Poétique, éd. cit., p. 89.
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objets qu’on lui propose, que toutes les images le frappent, qu’il épouse les sentimens
de tous ceux qui parlent, et qu’il devient susceptible de toutes les passions qu’on lui
montre : parce qu’il est ému. Et c’est dans cette émotion que consiste tout le plaisir
qu’on est capable de recevoir à la tragédie : Car l’esprit de l’homme se plaist aux
mouvemens différens que luy causent les différents objets et les diverses passions
qu’on luy représente.50
50
R. Rapin, Réflexions sur la poétique de ce temps et sur les ouvrages des poètes
anciens et modernes [Paris, Fr. Muguet, 1675], éd. E. T. Dubois, Genève, Droz, 1970, p. 99-
100.
51
Cureau de la Chambre, Les Caractères des passions, Amsterdam, A. Michel, 1662,
t. IV, p. 10 : « Voilà l’excès où la douleur peut faire aller les larmes, car il est vrai qu’il n’y a
que cette passion qui puisse exciter l’orage et le débordement que nous venons de marquer ;
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La gloire du poète consiste à renverser toute une âme par les mouvements
invincibles que son discours excite en elle. Il ne lui fait point éprouver les effets de sa
science, s’il ne la rend forcenée d’une forte et courte fureur qui l’arrache violemment
de son assiette naturelle ; et à parler absolument, un poème n’est point raisonnable s’il
n’enchante et s’il n’éblouit la raison des auditeurs.56
L’émotion tragique est une sorte de fureur, faisant écho à la fureur platonicienne
et au forcènement sénéquien. D’Aubignac rapproche ce mouvement de l’admiration,
dans la descendance directe de la meraviglia baroque : c’est un étonnement, un
ravissement57. D’où le recours à l’admiration comme pendant à la pitié, pour
compenser l’abandon de la terreur qui faisait jusque-là la grandeur et la force de la
tragédie. D’où, aussi, la transposition à la tragédie de la poétique élégiaque, placée
sous le signe d’une contradiction : toutes les poétiques indiquent la duplicité
particulière de l’élégie, à l’origine un chant de deuil appliqué ensuite à des sujets
amoureux (chez les latins, Catulle, Tibulle, Properce), et juxtaposant le badin et le
grave, le petit et le grand58. Le registre élégiaque souligne donc l’enjeu funèbre de la
passion amoureuse, comme le dit bien Sébillet (1548) :
Car de sa nature l’élégie est triste et flébile : et traite singulièrement les passions
amoureuses, lesquelles tu n’as guères vues vides de pleurs et de tristesse. […] Je dis
54
Cicéron, Orator,V, 20.
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que l’élégie traite l’amour, et déclare ses plaisirs et tristesses à celle qui en est la
cause et l’objet, mais simplement et nûment.59
L’élégie permet par là non seulement de faire une tragédie à partir d’un sujet
amoureux, en employant un ton « triste et flébile », mais de le traiter « simplement
et nûment » : combinaison reprise dans Bérénice, conçue comme l’amplification
d’une élégie aux dimensions d’une tragédie60. Dès Andromaque, Racine avait trouvé
une formule efficace : le modèle élégiaque lui fournit un canevas et des métaphores
galantes (en l’occurrence la chaîne des amours pastorales et la reprise du
vocabulaire précieux) ; à ce substrat galant il joint la lamentation funèbre, qui
restitue la violence et la grandeur tragiques (l’Andromaque virigilienne sur le
tombeau d’Hector61). Il ne s’agit donc pas de transposer le genre élégiaque, genre
bref et plutôt décrié dans les poétiques62, mais le sentiment, la tonalité ou le
caractère élégiaque, que Racine trouve chez Ovide aussi bien que chez Homère ou
les tragiques grecs63, et qui installent chez le spectateur un état de deuil intérieur.
59
Th. Sébillet, L’Art poétique français [1548], dans Traités de poétique et de rhétorique
de la Renaissance, éd. Fr. Goyet, Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 128-129.
60
Voir G. Declercq, « “Alchimie de la douleur” : l’élégiaque dans Bérénice, ou la
tragédie éthique », Littératures classiques, n° 26, 1996, p. 139-165 ; Chr. Biet « La passion
des larmes », ibid., p. 167-183. Voir également dans le présent volume les réflexions de
Nicholas Dion sur la Pénélope (1684) de Genest.
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Il est croyable que les Grecs, et les autres dramatiques dont nous admirons les
ouvrages, les ont arrosés de leurs larmes dans les endroits pitoyables qui nous
arrachent des pleurs. Euripide n’a point écrit que ce qu’il fait dire à Oreste pour
émouvoir Ménélas, sans être fort touché lui-même ; et Pacuve n’a point tracé ces
tableaux tristes et lugubres, de qui la seule exposition faisait retentir la scène de mille
sanglots redoublés, sans avoir gémi le premier, et détrempé ses couleurs dans
l’abondance de ses larmes.67
65
Voir Horace, Art poétique, v. 101-103 ; Quintilien, Institution oratoire, VI, 2 ;
Cicéron, De Oratore, II, 45 (189) et 46.
66
La Mesnardière, La Poétique, éd. cit., p. 72-73 : « Il est certain que le poète ne
produira point ces effets, s’il n’est fortement touché des sentiments intérieurs qu’il doit
inspirer à ses juges. Il se peut faire que les pleurs qu’il versera en travaillant sur le pitoyable
état d’une reine infortunée ne tirera pas des larmes de ceux qui verront ses portraits ; mais il
n’arrivera jamais, ou rarement, qu’il excite de la pitié par la description des misères, s’il n’est
outré de douleur quand il en fera la peinture. Ce commerce est naturel aux productions
spirituelles, que les passions violentes et naïvement exprimées passent d’une âme dans
l’autre. Le poète se les figure avec tant de réalité devant la composition, qu’il ressent la
jalousie, l’amour, la haine et la vengeance avec toutes leurs émotions, tandis qu’il en fait le
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Cureau de la Chambre, Les Caractères des passions, éd. cit., t. IV, « Des larmes »,
p. 31 : « Mais quel peut être le secours que les larmes de la compassion demandent ? C’est le
même que demandent les personnes que l’on voit affligées : car comme la pitié nous fait
compatir à leurs maux, leur douleur et la nôtre n’est plus qu’une même douleur, et si elles
demandent secours par leurs larmes, nous le demandons aussi par les nôtres, pour elles et
pour nous. »
69
Telles les larmes d’Andromaque, conçues pour faire pleurer le spectateur : Seconde
Préface d’Andromaque [1675], dans Racine, Théâtre. Poésie, éd. cit., p. 298 : « Et je doute
que les larmes d’Andromaque eussent fait sur l’esprit des spectateurs l’impression qu’elles y
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[Le poète doit] faire fendre tous les cœurs par des expressions lugubres.72
L’élégie est une espèce de poème qui est propre aux choses lugubres.73
78
À un auteur qui me demandait mon sentiment d’une pièce où l’héroïne ne faisait que
se lamenter, dans Saint-Évremond, Œuvres en prose, éd. cit., t. III, p. 340-341 : « La
princesse dont vous faites l’héroïne de votre pièce, me plairait assez si vous aviez un peu
ménagé ses larmes ; mais vous la faites pleurer avec excès ; et, dès qu’il y aura retour à la
justesse du sentiment, le trop de larmes rendra ceux qu’on représente moins touchants, et
ceux qui voient représenter moins sensibles. […] Quelques autres ont suivi plus
heureusement la disposition des esprits, qui n’aiment aujourd’hui que la douleur et les larmes,
mais je crains pour vous quelque retour du bon goût justement sur votre pièce, et qu’on ne
vienne à désapprouver le trop grand usage d’une passion, dont on enchante présentement tout
le monde. »
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81
Matthieu V, 5.
82
Robert Bellarmin, De gemitu columbae, sive de bono lacrymarum, Tulli, apud
Martellum, 1617 : le livre I explique la nécessité des larmes (prouvée par la Bible et ses
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Dans le même temps, les larmes sont analysées comme une passion,
intermédiaire entre l’âme et le corps : Descartes leur consacre sept articles du Traité
des passions86. Pour lui, les larmes accompagnent toujours une émotion douce, de
joie ou de tristesse, suivie de sentiments agréables (joie, amour) ; en aucun cas elles
ne signifient une passion violente87. Le médecin Cureau de la Chambre est encore
plus prolixe sur le sujet : dans Les Caractères des passions (1640), il invente une
« passion des larmes » et lui voue une centaine de pages dans la réédition du traité
(1662)88. Selon lui, on cultive la tristesse comme une maladie bénéfique, et les
larmes sont une sorte de bile qui purge la passion mauvaise89. Le médecin retrouve
dans l’analyse de cette passion la réflexivité propre à la formulation de la catharsis
homéopathique90 : guérir le même par le même, trouver le remède dans le mal. Il y a
donc une analogie entre purgation larmoyante et purgation tragique :
La tristesse a aussi ses charmes, celui qui en est touché fuit les divertissements qui
la peuvent diminuer ; il cherche la solitude et l’obscurité qui l’entretiennent ; et on lui
fait violence quand on interrompt ses plaintes, et qu’on veut arrêter ses pleurs.
Certainement on peut dire que comme les passions sont les maladies de l’âme, les
larmes sont les crises de la tristesse ; c’est une sueur, comme l’appelle Aristote, qui
diminue le mal qu’elle souffre, et si elle ne se purge par là, la maladie en devient plus
forte et plus longue.91
Mais cette réflexivité s’apparente aussi au plaisir tragique en ce que la seule mise
à distance (ici psychique, là esthétique) va toujours de pair avec l’éloignement et le
soulagement de la douleur92. Tel sera le principal argument de l’abbé Dubos : les
Dame, des Anges, etc., et les mêmes larmes continuant, etc., je sentais en moi le désir de ne
pas me lever, mais de demeurer là en ce que je sentais avec tant d’excès. »
86
Descartes, Les Passions de l’âme [1649], art. 128-134.
87
Ibid., art. 128 : « De l’origine des larmes », Paris, Gallimard, « Tel », 1988, p. 228 :
« Comme le ris n’est jamais causé par les plus grandes joies, ainsi les larmes ne viennent
point d’une extrême tristesse, mais seulement de celle qui est médiocre et accompagnée ou
suivie de quelque sentiment d’amour, ou aussi de joie. »
88
Il ajoute un livre entier, intitulé « Les Caractères des larmes », éd. cit., t. IV, p. 1-106.
89
Voir Senault, De l’usage des passions [Paris, Camusat, 1641], II, 6, 4, « De la nature,
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Monsieur Racine entra, pour ainsi dire, dans leur cœur et s’en rendit le maître, il y
excita ce trouble agréable qui nous fait prendre un véritable intérêt à tous les
événements d’une fable que l’on représente devant nous ; il les remplit de cette
terreur et de cette pitié, qui, selon Aristote, sont les véritables passions que doit
produire la tragédie ; il leur arracha ces larmes qui font le plaisir de ceux qui les
répandent, et peignant la nature moins superbe peut-être et moins magnifique, mais
aussi plus vraie et plus sensible, il leur apprit à plaindre leurs propres passions et leurs
propres faiblesses, dans celles des personnages qu’il fit paraître à leurs yeux.97
95
Voir Chr. Biet, « La passion des larmes », art. cit.
96
Sur ces deux positions, voir H. Phillips, The Theatre and its Critics in Seventeenth-
Century France, Oxford University Press, 1980.
97
Valincour, Discours prononcé dans l’Académie française […] lorsqu’il y fut reçu à la
place de Monsieur Racine, Paris, J.-B. Coignard, 1699, p. 8.
244 Em m an u ell e H én i n
Em m an u ell e H én i n
U n i versit é d e R eim s
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