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COMPTES RENDUS

Armand Colin | « Romantisme »

2018/3 n° 181 | pages 145 à 163


ISSN 0048-8593
ISBN 9782200931902
DOI 10.3917/rom.181.0145
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-romantisme-2018-3-page-145.htm
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COMPTES RENDUS

Romantisme propose dans chacun de ses numéros les comptes rendus des ouvrages récemment
publiés sur le XIXe siècle qui lui ont été envoyés. Pour ce faire, une équipe composée de
spécialistes de différentes disciplines (Jacques-David Ebguy, responsable de la rubrique, et
Claire Barel-Moisan, David Charles, Ségolène Le Men, Boris Lyon-Caen, Florence Naugrette,
Dominique Peyrache-Leborgne, Éléonore Reverzy, Anne-Marie Sohn) se réunit régulièrement,
afin de déterminer des recenseurs et de les solliciter. Les comptes rendus sont distribués sur deux
supports, le site de la SERD accueillant de manière privilégiée les comptes rendus des éditions de
textes.
Parallèlement à cette activité de recension qui permet à la revue de se faire l’écho des principales
publications sur le XIXe siècle français et étranger, la rubrique offre occasionnellement un débat
croisé entre un auteur et un lecteur, à propos d’ouvrages dont l’ampleur des perspectives historiques
ou critiques, l’originalité des thèses sont de nature à susciter la discussion et à intéresser l’ensemble
de la communauté dix-neuviémiste.

Corinne BAYLE, Broderies nervaliennes, sous le mode de la couture d’éléments dispa-


Paris, Classiques Garnier, coll. « Études roman- rates, voire hétérogènes. La broderie fonctionne
tiques et dix-neuviémistes », Série Gérard de chez Corinne Bayle comme un concept permet-
Nerval, 2016, 332 p. tant de réfléchir le fonctionnement spécifique
de l’imagination nervalienne : chaque chapitre
Les Broderies nervaliennes de Corinne Bayle constitue une certaine perspective sur celle-ci
s’inscrivent d’emblée dans un carrefour : elles au départ d’analyses opérées sur des morceaux
poursuivent le travail déjà conséquent de l’au- choisis de l’œuvre de Nerval. Aussi cette der-
teur sur la poétique de Nerval et inaugurent en nière commande-t-elle sa forme à la critique qui
même temps une « Série Gérard de Nerval » qui chemine pour tenter de tresser un motif de la
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s’ouvre au sein des Études romantiques et dix- poésie chimérique et combinatoire de Nerval au
neuviémistes publiées chez Classiques Garnier. fil des chapitres, chacun d’eux dessinant par leur
L’ouvrage remplit à merveille cette double fonc- addition, bien plus que par la conclusion finale,
tion, à la fois synthèse de réflexions antérieures l’essentiel des thèses défendues par l’auteur.
portant sur une écriture nervalienne traversée Ces thèses concernent surtout la tension
de mélancolie, d’éclatement, de « pensées par d’une littérature qui n’invente du neuf qu’à par-
images », et ouverture à ces questions traitées de tir d’une recomposition de l’ancien, qui ne dit
manière claire et didactique à travers les quinze le soi et l’intime qu’à travers la mobilisation
chapitres qui ponctuent la monographie. des diverses figures de l’Autre. Corinne Bayle
La composition particulière de l’ouvrage se suit minutieusement Nerval dans sa tentative
fait l’écho de cette double ambition, condensée de « recoudre ensemble les fragments d’une exis-
par le titre : il s’agit pour l’auteur de rendre tence comme les pièces détachées d’une impos-
compte de la dynamique propre de la créa- sible mosaïque, à l’image des textes sans cesse
tion chez Nerval qui, sous une apparence aussi repris, réécrits et recomposés. » (p. 171) Elle
modeste ou anecdotique qu’une broderie, tisse montre avec justesse comment cette poétique
les contours d’une poétique forte dans la portée trouve sa puissance dans une opération syncré-
et la cohérence de ses thèmes. Si les Broderies tique des images, des mythes, des noms, elle-
de Corinne Bayle peuvent sembler décousues même soutenue par une écriture sonore et évo-
à première vue, ce n’est que parce qu’elles s’at- catoire s’élaborant comme un chant destiné à
tachent à penser fidèlement une écriture qui transfigurer l’existence de l’auteur comme son
n’entend faire un tout qu’au prix d’une dis- époque. Mais la composition rhapsodique du
persion première, qui ne peut se déployer que texte nervalien traduit aussi une « disjonction

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irrémédiable » (p. 300), qui apparaît dans la fra- où la littérature est ce qui donne espoir, au-delà
gilité des coutures saillantes que le texte nous de tout désespoir. » (p. 191)
dévoile avec ironie, si bien que le romantique Si l’on ne peut que souscrire à cette lecture
donne « à entendre sa propre intériorité qui tou- de l’œuvre nervalienne, qui en dégage les enjeux
jours se brise et se reconfigure, en un étoilement profonds, et à l’analyse qui éclaire comment la
du sens à la fois fascinant et décevant. » (p. 159) création nervalienne se construit par et pour
Outre cette interrogation profonde sur les cette finalité, on peut néanmoins émettre un
structures régissant l’imagination nervalienne, léger regret sur les suites qui sont données à ce
Corinne Bayle nous livre un travail précis et constat. L’ouvrage déploie certes des formules
stimulant sur les liens existant entre Nerval et très heureuses pour saisir pleinement cette ambi-
les auteurs dont il hérite, ceux avec lesquels il tion romantique pour l’art mais n’approfondit
échange, ou ceux qui lui feront encore écho peut-être pas assez les façons spécifiques dont
après sa mort. Cette démarche résolument inter- la poésie entend performer le réel, les frontières
textuelle s’inscrit en totale cohérence avec la précises de cet « autre monde » auquel elle donne
dimension plus thématique de l’analyse, enri- accès, la nature singulière de ce sens nouveau
chissant celle-ci de champs de résonances où se qu’elle amène à la présence. Ces quelques regrets
poursuit le geste nervalien. Chacun des chapitres de lecteur n’enlèvent cependant rien à la qua-
met Nerval en miroir d’une ou plusieurs figures lité de la démarche, qui se centre plutôt sur les
particulières, parfois inattendues mais toujours conditions imaginaires de la création poétique :
convaincantes, tentant de saisir l’itinéraire sin- au contraire, ils constituent sans doute le symp-
gulier de Nerval par contraste avec celui de ses tôme d’une ouverture d’horizons de recherche
Autres. Ainsi peut-on souligner l’originalité et que nous invite à poursuivre ce premier ouvrage
la pertinence des comparaisons avec Novalis, d’une « série Gérard de Nerval » à venir.
Rimbaud ou encore Musset ; de même, l’intérêt
accordé à certaines œuvres, telles le Werther de Martin Mees
Goethe, qui apparaissent souvent secondaires
dans le travail des sources nervaliennes.
À travers ces études, il s’agit encore de mon-
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trer comment Nerval s’empare de ce qui l’en- Philippe BERTHIER, Chateaubriand, chemin
toure, le touche, pour se créer à travers l’écri- faisant, Paris, Classiques Garnier, 2016, 256 p.
ture, et, au-delà de lui-même, questionner jus-
qu’à l’existence en tant que telle. Dépassant Philippe Berthier a rassemblé dans ce
l’autobiographie, fût-elle elliptique et masquée volume dix-sept études, publiées pour l’essen-
en « aveux obliques » (p. 148), les œuvres du tiel dans les années 1990-2000, qu’il a consa-
romantique se font véritables fictions pensantes crées à l’œuvre de Chateaubriand. Les Mémoires
et se donnent pour tâche d’assurer une relève du d’outre-tombe constituent les principales étapes
sens, de bâtir à partir des ruines une demeure du voyage auquel il nous convie, mais l’on fait
habitable dans un monde déserté. Pour Corinne aussi en sa compagnie quelques pas de côté pour
Bayle, l’écriture toute en broderies de Nerval est retrouver René, Rancé ainsi que le voyageur que
sous-tendue et engendrée par une perte fonda- fut toute sa vie Chateaubriand, de gré ou de
mentale qu’il lui faut combler : recomposer une force.
harmonie au sein de la dislocation, tenter de cou- C’est en effet sous ces traits que nous le
turer aussi adroitement que possible les failles rencontrons d’abord, à travers quatre articles
ouvertes dans notre conscience moderne par le qui retracent une expérience négative du voyage
désenchantement, retrouver le fil de « l’origine ou qui, au contraire, s’arrêtent sur les rencontres
qui se perd » (p. 51) pour la ramener au présent. souvent surprenantes qu’il ménage et sur le pou-
« Ici, la littérature nourrit la vie, la réinvente en voir quasi résurrectionnel des noms de lieux.
la sublimant » (p. 124), et plus loin : « les nou- Philippe Berthier commence par analyser le
velles de Nerval réinventent un espace magique malaise existentiel de René que rend mani-
feste son incapacité à « s’approprier un espace »
(p. 26), à re-naître en terre américaine où il

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se retrouve en proie à la même errance et au étonnamment énergique et inventive, au sein


même tourment. Il montre combien ce person- de la confusion qui la caractérise. Il ne reste plus
nage instable voué à l’insatisfaction diffère de rien de cette vitalité, certes un peu brouillonne,
son auteur par son incapacité tout aussi grande mais pour le moins pittoresque et promet-
à convertir en matière poétique la contempla- teuse, dans la société médiocre sur laquelle
tion désolée de la précarité des civilisations et règne, à partir de 1830, le Roi bourgeois, dont
l’abandon aux chimères, mais l’on peut s’éton- Chateaubriand s’est volontairement éloigné. Le
ner que la dimension religieuse de ce mal-être mémorialiste a eu conscience du danger que
n’ait pas davantage été prise en compte, alors faisait peser sur son récit, après la Révolution
que, dans l’optique du Génie du christianisme, et l’épopée napoléonienne, l’entrée dans des
auquel cet épisode fut un temps rattaché, la années que toute grandeur avait fui : il sait qu’il
mélancolie de René figure l’exil du chrétien lui « faut nasillonner à cette heure d’une foule
sur cette terre et la souffrance de celui que d’infimes créatures dont [il] fai[t] partie », au
son inquiétude ne rend pas à Dieu. Passant sein de la « société de cirons » qui prospère
aux tribulations du voyageur embarqué sur les après 1830 (Mémoires d’outre-tombe, livre XXV,
routes de l’Orient, Philippe Berthier commente chap. 1). Philippe Berthier montre, dans les
ensuite avec une lucidité enjouée les relations articles suivants, comment l’écrivain a su réagir
que Chateaubriand a entretenues avec les guides, à cette nouvelle donne en changeant de registre
interprètes, janissaires qui l’ont accompagné : à et en renouvelant son style. Prenant l’exemple
travers l’analyse de leurs portraits et de l’emploi de l’épisode tragi-comique de l’arrestation de
que fait Chateaubriand des relations de voyage Chateaubriand en 1832, il constate que, pour
qu’ils ont parfois eux-mêmes laissées, Philippe rendre compte de ce présent qui s’abîme dans
Berthier détache des moments de réelle compli- le grotesque, apparaît dans les Mémoires un
cité humaine qui ne peuvent toutefois masquer autre type de narration, qui délaisse l’éloquence
la hiérarchie sociale et surtout la différence cultu- vengeresse au profit d’une raillerie mi-amusée
relle que Chateaubriand ne peut s’empêcher de mi-courroucée ciblant la mesquinerie du nou-
faire ressortir. L’article suivant revient avec brio veau régime. À Waldmünchen, Chateaubriand
sur l’une des séquences récurrentes du récit de profite de sa halte forcée pour donner une leçon
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voyage qui montre le voyageur passer de l’in- ironique de poétique en se livrant à un pastiche
différence à l’émotion à partir du moment où du style hyperréaliste d’Auguste Lafontaine. Le
il prend connaissance du nom d’un lieu : c’est récit de la visite de Chateaubriand à Charles X
que le nom agit comme un sésame qui ouvre exilé à Hradschin confirme que, face au spectacle
l’accès à une réalité jusque-là regardée comme désespérant donné par cette cour à l’agonie où la
insignifiante, parce qu’elle n’avait pas de profon- banalité le dispute à la bêtise politique, seule une
deur historique ni d’épaisseur culturelle, et ne « poétique de déréalisation généralisée » peut
pouvait donc parler à la mémoire du voyageur être mise en place, à condition toutefois que
ni solliciter son imaginaire. Le voyage est encore le talent du conteur trouve encore à s’exprimer
ce qui permet de prendre conscience de tout ce au sein de ce « théâtre d’ombres » : même pers-
qui sépare Chateaubriand de Rancé, séjournant pective funèbre confinant à l’absurde lors des
à Rome et s’employant à ne plus rien voir, alors « adieux de Butschirad », qui révèlent l’ambi-
que l’éternel adolescent que reste Chateaubriand valence de Chateaubriand à l’égard de ce roi
ne peut rompre avec les chimères de sa jeunesse dont il reste le fidèle serviteur, mais qu’il quitte
et se donne pour mission de convertir le néant avec « une sourde rancune qui le dispute à un
en source « de beauté et de durée » (p. 64) par inavouable soulagement » (p. 149). Parcourant
la grâce toute profane de l’écriture. l’Italie en 1833, Chateaubriand est confronté,
De loin la plus longue, la deuxième partie, tout particulièrement à Venise, à la décrépitude
« Mémoires, sur les routes du temps », revient généralisée d’un monde dont il comprend qu’il
d’abord sur le témoignage, somme toute nuancé, ne pourra se sauver qu’en misant sur la force,
qu’a laissé Chateaubriand sur la société révolu- ténue mais tenace, de la littérature. À Ferrare, où
tionnée, marquée par la violence, mais aussi survit le nom du Tasse, l’Italie lui offre « ce via-

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tique : un acte de foi renouvelé dans les pouvoirs « Chemin faisant », on saura donc gré à
de la création artistique » (p. 131). Après avoir Philippe Berthier d’avoir contribué à révéler
illustré à partir des chapitres d’« incidences » la un nouveau visage de Chateaubriand que l’on
poétique de la discontinuité qui triomphe dans espère plus à même de susciter de nouvelles
les Mémoires, Philippe Berthier revient pourtant, lectures.
après Philippe Muray, auquel il rend hommage,
sur le drame que fut l’édition des Mémoires pour Fabienne Bercegol
Chateaubriand qui découvrit alors son humi-
liante dépendance au nouveau marché de la
littérature.
De cette partie très riche, nous détacherons Jean-Louis CABANÈS et Vincent LAISNEY
l’article intitulé « Mémoires pour rire », car il est (dir.), L’Année 1855. La littérature à l’âge de
sans doute le plus représentatif de l’apport de l’Exposition universelle, Paris, Classiques Garnier,
Philippe Berthier aux études sur Chateaubriand : coll. « Études romantiques et dix-neuviémistes »,
rompant avec la « grande école de la mélancolie » 2016, 615 p.
(Baudelaire, L’Art romantique) dans laquelle on
a trop souvent enfermé l’œuvre de l’auteur de Contrairement aux millésimes littéraires
René, Philippe Berthier passe en revue toutes les tels 1857, l’année étudiée dans ce volume est
formes de comique et de satire que le mémo- a priori non remarquable en ce qu’elle n’est
rialiste pratique abondamment, sans oublier sa pas consacrée à la gloire d’une œuvre ni à la
propension à l’autodérision, encore trop sou- mémoire d’un auteur. Elle n’en est pas moins
vent occultée par l’image de l’écrivain imbu de significative, comme le montrent avec brio les
sa personne. En s’arrêtant sur ces scènes cocasses études développées ici, qui mettent en évidence
et, d’une manière générale, en privilégiant les ce qui se prépare dans une période qui n’est
derniers livres des Mémoires où la métaphore creuse que si on ne se donne pas les moyens
théâtrale l’emporte pour figurer le cours vau- de l’interroger adéquatement. Particulièrement
devillesque de l’Histoire, Philippe Berthier se exposante, 1855 s’avère une année charnière,
donne les moyens d’écrire la critique qu’il aime, intéressante précisément en raison de sa non-
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toute en saillies brillantes. Mais il faut recon- exceptionnalité qui engage une démarche épis-
naître qu’il touche juste en brossant ainsi le por- témique fructueuse vers une histoire littéraire et
trait d’un Chateaubriand que son obsession de culturelle renouvelée.
la mort et que sa conscience aiguë de la vanité, L’organisation raisonnée et méthodique de
affichée dès l’épigraphe des Mémoires, n’ont l’ouvrage s’opère elle-même sur le mode de l’ex-
jamais empêché de vouloir jouir du monde et, position, par pavillons et galeries des esthétiques,
mieux, de s’en amuser. des genres et des œuvres, allant du panorama au
Beaucoup plus brèves, les deux dernières zoom, alliant parcours dynamiques et vues en
parties ont le mérite d’ouvrir des pistes qu’il coupe pour donner un aperçu contrasté de cet
serait bon de continuer à explorer, celle de l’es- événement socioculturel dont sont rappelés le
thétique de Chateaubriand, tout d’abord, ici rayonnement international, la réception critique
envisagée à partir des profondes affinités de son par l’Angleterre, les valeurs saint-simoniennes,
écriture avec la peinture et avec la musique ; la monumentalité, la célébration politique et
celle du regard qu’il porta sur les écrivaines de la participation à une culture marchande et de
son temps ensuite, à commencer par George masse en préparation avec les grands magasins,
Sand, qu’il traita certes avec condescendance les loisirs, le tourisme et la publicité. Surtout,
mais sans jamais la réduire au type caricatural en séparant en deux pavillons l’Industrie et les
du bas-bleu alors à la mode, il faut le souligner ; Beaux-Arts, « l’Exposition agit comme un révé-
celle enfin de sa correspondance, que Philippe lateur de l’écart séparant le monde littéraire du
Berthier aborde par le biais des lettres à Juliette monde industriel » (p. 11), ce qui conduit les
Récamier, et qui attend toujours de plus amples écrivains à prendre position sur cette incompati-
investigations. bilité supposée et à penser ensemble la question
de l’esthétique et celle du progrès : il apparaît

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désormais crucial d’« évaluer ce qui l’industrie Le réalisme de Courbet, qui fait sensation et
fait à la littérature » (p. 12). sécession à l’image de la place que s’octroie son
Outre la tendance attendue à la panthéo- « pavillon » dans l’infrastructure de l’Exposition,
nisation de quelques gloires culturelles dédiées est pourtant bien soutenu institutionnellement
au prestige du Second Empire, ce qui s’observe et fait par ailleurs l’objet de nombreuses réac-
concerne au premier plan la reconfiguration des tions ironiques (Thomas Schlesser). Si l’Expo-
publics, la mise en place de formules situées sition est le creuset de la modernité, c’est aussi
entre l’économique et le culturel, ainsi que parce qu’elle conduit à articuler la compréhen-
la transition opérée par des mutations signi- sion du présent avec la visée projective d’un
ficatives dans l’édition, la presse, la littérature futur à déterminer, qui repose pour une grande
populaire et la vulgarisation scientifique. Des part sur une relecture orientée du passé, pétrie
articles magistraux en prennent acte en s’ap- de tradition et férue de références à l’Antiquité.
puyant sur des données précises judicieusement C’est dire si la nouveauté se constitue à la fois
mises en perspective : le champ littéraire arrive dans les imaginaires, les représentations, les ins-
à l’aboutissement d’un long processus d’autono- titutions et les discours. Elle est dans les textes,
misation impliquant une transformation globale dans les objets, dans les dispositifs mais aussi sur
du système de la communication sociale (Alain scène, en musique, au moment où s’ouvrent les
Vaillant), deux géants de l’édition naissent avec Bouffes-Parisiens et s’invente l’opérette d’Of-
la maison Michel Lévy frères et Louis Hachette, fenbach (Patrick Besnier).
qui inventent la collection in-18 à 1 franc le Menées par des spécialistes, les études se
volume pour le premier et la « Bibliothèque croisent et s’enrichissent en offrant autant de
des chemins de fer » pour le second, le for- points de vue éclairants et maîtrisés qui allient
mat des journaux-romans est en vogue avec la synthèse accessible et l’analyse ciblée du
le Journal pour tous lancé par Charles Lahure détail érudit. La source majeure que constitue
(Jean-Yves Mollier), la notion de « littérature la Bibliographie de la France est fréquemment
populaire » se déploie dans toute la complexité convoquée pour les sections, les dénominations
des conceptions du peuple et des formats d’une et les découpages génériques qu’elle aménage et
production de plus en plus sérialisée (Matthieu exploitée quantitativement dans des études chif-
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Letourneux), les carrières scientifiques allient frées. Il s’agit de mettre en évidence à la fois les
désormais sciences et médias à l’instar du par- faits emblématiques (grands auteurs, œuvres-
cours de Louis Figuier qui débute dans La Presse, phares), les tendances (champs en constitu-
précisément en commentaire de l’Exposition tion, genres en évolution, valeurs émergentes ou
(Michel Pierssens). contestées) et les petits événements en latence.
L’événement de l’Exposition donne la pri- Il s’agit aussi de penser ensemble des domaines
mauté à la chose vue et à la représentation, de pratiques souvent séparés à tort (le littéraire
célébrant le paysagisme, voyant s’institution- et le médiatique, le culturel et l’économique,
naliser la photographie avec la création de la l’esthétique et le politique, la science et l’art,
Société française de photographie, encourageant etc.). Interroger ces divers paramètres dans un
la mode du portrait, décliné en portrait-carte de volume collectif est dès lors « une autre manière
visite par Disdéri, et participant à la transition de faire de l’histoire » (p. 9) et l’occasion d’ouvrir
esthétique du panorama au reportage (Marta la perspective d’une « sociocritique des totali-
Caraion). Mais il fait aussi la part belle aux tés », comme y encouragent les directeurs du
représentations intériorisées en questionnant les projet Jean-Louis Cabanès et Vincent Laisney,
rôles de l’imagination et de l’hallucination, à tra- qui abordent l’Exposition universelle de 1855
vers lesquelles on tente de cerner médicalement en tant qu’« échangeur privilégié entre plusieurs
les spécificités de la création artistique (Jean- systèmes sémiotiques » (p. 543).
Louis Cabanès). Enfin, les discours eux-mêmes C’est de la sorte tout un imaginaire social
occupent une place centrale, au gré des débats et qui est examiné dans ses différentes facettes,
des polémiques qui enregistrent les mutations et dans une perspective élargie de la littérature au
préparent de nouveaux cadres épistémologiques. fait culturel et, au-delà, aux sciences humaines

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naissantes. Cette approche interrogeant avec le médiatique, à l’image d’Histoire de ma vie de


justesse ce que signifie faire date et faire évé- George Sand qui paraît en feuilletons dans La
nement implique de considérer ensemble le Presse (Pierre-Jean Dufief), la renégociation de
mineur et le majeur, l’événementiel et le fac- la place de l’auteur au profit de l’autorité de
tuel, la rumeur et la légende, à l’image de l’éditeur, qui prépare le rôle des directeurs de
la mythographie déployée autour du suicide collection.
de Nerval (Gabrielle Chamarat), l’académique Pour les données qu’il offre comme pour la
et le médiatique, comme dans les parcours démarche qu’il met en œuvre, cet ouvrage, à la
contrastifs de Taine et Renan, deux érudits polyphonie maîtrisée et à la diversité cohérente,
« en quête d’une situation » et deux penseurs constitue une précieuse ressource. Il offre tout à
des premières sciences de l’Homme (Nathalie la fois une cartographie très complète, des syn-
Richard). En enregistrant ainsi des mutations thèses exigeantes, une démarche de décloisonne-
significatives qu’il s’agit de saisir dans leurs mul- ment des champs de pratiques et une réflexion
tiples contextes, une attention est portée aux sur la construction matérielle et symbolique de
différentes vitesses de transformation du pay- l’événement. C’est, en somme, un travail réussi
sage culturel, de mutation des paradigmes, de et original de revisitation de l’histoire de la lit-
redéfinition des esthétiques, à la lumière des térature (celle du canon institué) par l’histoire
cadres de sociabilité (substrat des revues, moda- littéraire (celle du substrat culturel et social).
lités du cénacle, organisation de la critique litté-
raire) et des moyens (techniques d’impression, Valérie Stiénon
d’illustration et de diffusion, rhétoriques et argu-
mentaires des débats, définitions et écritures de
l’Histoire).
Si l’ouvrage n’échappe pas au tableau géné- Jean CANAVAGGIO, Les Espagnes de
ral de bilan (que reste-t-il des ténors du roman- Mérimée, Madrid, Centro de Estudios Europa
tisme ? quelles sont les définitions de la moder- Hispánica, 2016, 392 p.
nité ?) ni au passage en revue énumératif de listes
d’œuvres ou de générations d’auteurs, c’est pré- Il convient de saluer l’événement que repré-
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cisément pour repenser la labilité des écoles et sente pour les mériméistes, les dix-neuviémistes,
l’hybridité des étiquettes, ce qui fait par exemple les hispanistes et les amoureux de littérature
apparaître la caricature comme interface entre en général, la récente parution du magnifique
la fantaisie et le réalisme (Gabrielle Chamarat ouvrage de Jean Canavaggio, Les Espagnes de
et Jean-Louis Cabanès), la réorganisation des Mérimée, aussi somptueux dans sa présentation
frontières de l’ancien et du moderne dans les que passionnant dans sa conception et son pro-
références à l’Antiquité (Corinne Saminadayar- pos. C’est manifestement là le fruit d’un tra-
Perrin) et la tentative manquée de formula- vail extraordinaire et de longues et patientes
tion d’un nouveau lyrisme industriel dans Les recherches, le fruit aussi d’une remarquable col-
Chants modernes de Maxime Du Camp (Jean- laboration entre la muséographie et la recherche
Pierre Bertrand). Au terme du parcours, on aura universitaire au plus haut niveau. Les Espagnes
observé la mise en place des industries culturelles de Mérimée, de fait, ne relèvent pas de la pure
(création de réseaux, lancement de collection, érudition, mais soulèvent aussi des questions
diminution du prix du livre), l’expression d’un d’ordre ethnologique : elles interrogent profon-
nationalisme et les contournements auxquels dément dès avant 1830 les identités espagnole,
oblige la censure politique, faisant naître un française, européenne, judéo-chrétienne peut-
rire contraint dans la petite presse et le spec- être même..., scrutant une époque où les grandes
tacle boulevardier qui préfèrent cibler la femme questions de la modernité occidentale commen-
plutôt que la politique (Alain Vaillant), la com- çaient à se poser douloureusement.
pensation de la grande histoire officielle par la À n’en point douter, l’ouvrage constituera
petite histoire personnelle des mémoires et des désormais pour le chercheur et le mériméiste
journaux, eux-mêmes en étroite connexion avec une sorte de Bible, du moins de base de don-
nées essentielle, tant la synthèse effectuée par

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Jean Canavaggio est scrupuleuse, rigoureuse, par Benjumea, il réprouve aussi l’interprétation
exhaustive. Tout ou presque est dit sur Mérimée hugolienne qui fait du Quichotte une « critique
en Espagne, ou Mérimée et l’Espagne : l’au- des romans de chevalerie ». Elle en est selon lui
teur a pris soin de consulter, évaluer, authenti- non « le but, mais l’occasion » ; l’œuvre doit
fier, archiver, classer et commenter absolument être envisagée plutôt comme une fête de l’esprit,
tout ce que Mérimée a pu écrire, lire, voir sur comme une parodie aussi des imitations serviles
l’Espagne, ou tout ce qu’il a pu rencontrer, du roman chevaleresque...
découvrir, apprécier, connaître, manger, boire On dispose donc alors d’un merveilleux
ou encore éprouver en Espagne. Faut-il rappeler outil pour saisir de manière synoptique la por-
ici que Jean Canavaggio est un des plus émi- tée et l’étendue de l’hispanophilie mériméenne,
nents spécialistes et biographes de Cervantès en de même que nous pouvons mieux comprendre
France comme au-delà des Pyrénées, et qu’il quelle révélation a été pour lui le voyage de
est actuellement membre correspondant de la 1830, et quelle puissante et durable fascination
Real Academia de la Historia de Madrid : peut- a exercée sur lui la culture ibérique. L’Espagne
être cette analogie avec Mérimée est-elle pour est manifestement la « terre faite à son âme »,
quelque chose dans le choix de ce nouveau pour reprendre la célèbre formule de Camus. J.
domaine de recherche, à moins que ce ne soit Canavaggio, dès lors qu’il évoque un nouveau
la passion de Mérimée pour Cervantès, notam- document, fournit toutes les clefs permettant
ment Don Quichotte, qui ait motivé cette étude de le situer au sein de ce corpus « espagnol ».
en forme d’hommage. Le fait est que Mérimée L’identification méticuleuse des documents s’ac-
est plus qu’un fervent lecteur de cette œuvre compagne aussi de résumés, parfois longs, des
incomparable, il entre dans une sorte de frater- nouvelles – dont la présence ici ne se justifiait
nité avec son auteur : sa préface posthume au peut-être pas et qui, du coup, donnent l’im-
Quichotte peut être considérée en effet comme pression d’un travail de vulgarisation. L’analyse
une sorte de testament spirituel dans la mesure de Carmen par exemple (p. 103), qui prend en
où « elle trahit une émotion discrète mais poi- quelque sorte au pied de la lettre le tragique
gnante », celle d’un homme qui, évoquant les de la nouvelle (nouvelle en réalité très ironique
derniers moments de Cervantès, « sait que lui- et cultivant un pathétique délibéré), laisse un
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même n’a plus que quelques semaines à vivre » peu le mériméiste sur sa faim ; de même, dire
(p. 215). De fait, Mérimée, s’il tient compte que Mérimée a créé là un « mythe universel »
des ouvrages parus sur la question depuis sa (p. 105) semble un peu aventureux : le mythe
première notice de 1826, des avancées de la procède sans doute pour l’essentiel de l’opéra
« recherche », s’il a le souci de l’exactitude, n’en de Bizet et non de ce que Mérimée nommait
commet pas moins bon nombre d’erreurs ou lui-même à Tourguéniev ses « squelettes » de
d’approximations : on voit à cela qu’il n’est récit. Il est intéressant de voir d’ailleurs com-
pas strictement universitaire dans son approche, ment Carmen est représentée en 1890 dans une
qu’il n’est pas uniquement soucieux de véra- gravure anonyme (en robe blanche et visage pou-
cité mais aussi de vérité. Il cherche à com- pin ! p. 102) et comment l’histoire de Carmen
prendre pourquoi il a définitivement succombé précisément n’a cessé d’alimenter, de diverses
au charme du Quichotte (plus que de La Galatée, manières, l’imaginaire romantique et postro-
des nouvelles ou du théâtre), à ce style d’une si mantique de la bohème.
grande « gaieté », « noblesse » (ce sont les termes C’est par l’iconographie que l’ouvrage se
qu’il utilise) et truculence. distingue d’abord : d’une extrême richesse et
Mérimée, nous dit Canavaggio, a le souci variété, elle accompagne plus qu’agréablement
également, « en désaccord avec l’interprétation le lecteur tout au long d’une promenade intellec-
romantique » (p. 212), de délivrer Cervantès tuelle qui donne une idée très précise de l’amour
d’un certain nombre d’idées préconçues à son que Mérimée portait à cette terre (même si « on
sujet ou de systèmes esthétiques tendant à le lui gâtait [finalement] son Espagne »). Certains
neutraliser ou le défigurer : avec Juan Valera, il portraits de Mérimée sont connus, d’autres
réfute l’« exégèse ésotérique » de Don Quichotte moins, on a tiré le meilleur parti possible de

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152 Comptes rendus

l’album Delessert comportant divers dessins et est avant tout un outil multifonctionnel – et
gouaches de Mérimée, les tableaux qui viennent quel outil ! – mis à la disposition des chercheurs.
illustrer ou appuyer le propos sont excellem- Les parties les plus riches et innovantes
ment choisis, soit qu’il s’agisse de tableaux vus sont peut-être « Mérimée recenseur », ainsi que
par Mérimée, soit qu’ils représentent tel ou tel « Mérimée épistolier » où, sélectionnant dans
de ses contemporains, ou tel paysage de l’époque la Correspondance Générale les passages les plus
contemplé par ce voyageur impénitent. appropriés, Jean Canavaggio nous permet de
L’ouvrage est construit de manière très judi- voir s’esquisser une « philosophie politique »
cieuse : on suit chronologiquement le parcours de Mérimée : celui-ci en réalité est souvent un
de Mérimée, tout au long de ses séjours suc- témoin perplexe et désabusé des événements qui
cessifs en Espagne, de même qu’on le voit agitent l’Espagne à partir de 1850. Il ne se pose
écrire continûment sur l’Espagne, sous des jamais en théoricien dogmatique mais plutôt en
formes variées. La présentation est habile dans observateur cherchant à saisir le sens de phéno-
la mesure où le découpage relève de critères à mènes qui lui échappent encore. D’une manière
la fois diachroniques et épistémologiques : il générale, la lecture du livre de J. Canavaggio fait
s’avère que Mérimée a régulièrement changé bien apparaître la conviction chez Mérimée que
de type d’approche, modifié son mode d’in- l’Espagne est gagnée comme la France par « la
vestigation du monde espagnol, au fil de ses gente de frac » c’est-à-dire une idéologie progres-
voyages et préoccupations propres. Ainsi faisons- siste et égalitariste qui mine l’édifice social et
nous connaissance avec « Mérimée mystifica- menace d’emporter le pays vers la Révolution, la
teur », « Mérimée voyageur », « Mérimée roman- guerre et le chaos. Sa préférence va souvent pour
cier » (et nouvelliste), « Mérimée historien », un « despotisme éclairé » (voir lettre à Mme de
« Mérimée recenseur » et « Mérimée épistolier ». Montijo du 9 janvier 1867).
Il y a certes parfois, inévitablement, des recou- Qu’on nous permette pour finir quelques
pements : ainsi la partie qui analyse la vision suggestions : ne peut-on penser, à propos des
de l’Espagne dans la correspondance excède Âmes du Purgatoire, que Mérimée avait vu le
nécessairement le cadre chronologique auquel tableau du Gréco intitulé Le Songe de Philippe II,
on voudrait la limiter, mais ce sont là broutilles qui se trouvait à l’Escorial et que Philippe II
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que l’on aurait mauvaise grâce de reprocher à avait commandé au peintre en hommage à la
un travail par ailleurs des plus éclairants. victoire de Lépante sur les Turcs ? On y trouve
Les 29 fiches qui complètent l’ouvrage, force visions épouvantables d’âmes damnées et
regroupées sous la rubrique « Galerie espa- rien n’interdit de penser que Mérimée, après
gnole », sont remarquablement documentées tout, a pu voir ce tableau lors de son premier
et proposent à nouveau de petites synthèses séjour à Madrid en 1830 ou au moment du
sur une série d’aspects plus particuliers : l’Anda- retour d’Andalousie par Tolède, le monastère
lousie, le carlisme, les taureaux, les Basques..., n’étant éloigné de Madrid que d’une cinquan-
autant de mises au point qui s’apparentent à taine de kilomètres...
un petit dictionnaire amoureux de l’Espagne de On mentionne les fameuses stalles de
Mérimée. On pourra regretter cependant que Burgos (p. 156) où Mérimée dit avoir vu « des
certaines fiches soient réutilisées, sinon insérées choses assez drôles » : il s’agit à n’en point dou-
telles quelles par paragraphes dans le corps de ter des deux angelots meando (peut-être dans
l’étude qui précède, produisant un effet de redite un bénitier) qui ne pouvaient que le réjouir,
un peu gênant à la lecture. Ainsi la citation sur la évidemment... Le Théâtre de Clara Gazul se
canaille « intelligente, spirituelle, remplie d’ima- ressent des influences du vaudeville, ou des
gination » est réutilisée au moins trois fois (p. 54, recueils de romances etc. (p. 32) : pourquoi
p. 173 et p. 313), ou encore la fiche sur les tau- ne pas souligner l’importance à cet égard du
reaux est largement réinvestie dans la 6e partie mélodrame, encore en vogue à l’époque et que
du livre, la conséquente note 14 p. 362 étant Mérimée parodie également (dans Les Espagnols
reproduite intégralement p. 179. Le reproche en Danemark par exemple) ? Deux études, l’une
est vain néanmoins si l’on considère que le livre parue dans HB, l’autre, plus récente, dans les

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Comptes rendus 153

Cahiers Mérimée ont montré également toute ont étudié le phénomène cyclique soit dans des
la dimension frénétique de ce théâtre échevelé... corpus particuliers – paralittérature (A. Besson),
À propos de Carmen toujours, on suit souvent, roman arthurien (P. Moran) –, soit de façon
pour ce qui est des sources, les éditeurs de l’édi- incidente – au détour d’une réflexion sur le
tion de La Pléiade : des travaux plus récents roman-fleuve (A. Leblond) ou sur la disposition
ont montré cependant que Mérimée n’avait narrative (U. Dionne). Pas de telle restriction
pas seulement consulté le livre de Borrow pour ici : pour la première fois depuis C. Pradeau (qui
les mœurs des gitans, mais très probablement dans sa thèse inédite se penchait sur « l’idée du
aussi l’Histoire des Bohémiens ou Tableau des cycle »), Conrad tente de fonder une poétique
Mœurs, usages et coutumes de ce peuple nomade, générale des pratiques cycliques. Les bornes
de Heinrich Moritz Gottlieb Grellmann traduit posées (« de Balzac à Volodine ») sont d’ailleurs
de l’allemand en 1810, de même que l’Essai sur elles-mêmes trompeuses : d’abord, au moins un
les Gitanos (paru en 1827 dans les Nouvelles des textes de référence (le Manuscrit trouvé à
Annales des voyages) de son ami Jaubert de Passa, Saragosse) est antérieur à La Comédie humaine ;
rencontré en 1834... ensuite, Conrad s’autorise de fréquentes incur-
La bibliographie de l’ouvrage est très pré- sions du côté de l’Ancien Régime, du Moyen-
cise et impeccablement établie. L’auteur a sélec- Âge, voire de l’Antiquité ; enfin et plus fon-
tionné les meilleures études d’hier et d’aujour- damentalement, le bornage chronologique (ou
d’hui, et en a tiré tout le parti possible (Relire national) a peu de sens pour une telle approche
les Lettres d’Espagne, de François Géal – on formelle, dont les observations devraient être
suppose que c’est à lui que s’adressent les remer- applicables, mutatis mutandis, à l’ensemble des
ciements dans la préface, et non à Pierre Géal – avatars du cycle.
par exemple, analyse en tout point remarquable), L’optique est donc résolument poétique,
mais on ne peut s’empêcher de se demander tou- et même genettienne : Conrad se propose de
tefois pourquoi ni la revue HB, ni les travaux « considérer le cycle comme un sixième type
de Clarisse Réquéna notamment ne sont jamais de transtextualité, irréductible aux cinq pre-
mentionnés : on peut le regretter tant il est vrai miers » (14). Si les relations transtextuelles déjà
que l’article de Clarisse Réquéna sur les gitans étudiées par Genette sont fondées respective-
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par exemple (HB, n° 19, 2015) apporte des élé- ment sur la transformation (hypertextualité), la
ments inédits sur la question. Mais ce sont là citation (intertextualité), le commentaire (méta-
vaines chicanes et questions de pure érudition : textualité), la classification (architextualité) et la
il nous faut redire que ce livre est une somme publication (paratextualité), la relation cyclique,
indispensable et un événement notable. Un petit elle, est basée sur l’addition : le cycle est ce qui
chef-d’œuvre d’histoire littéraire, même. unit plusieurs textes en les accumulant. (Conrad
renonce du reste à franchir le pas terminologique
Thierry Ozwald qui lui permettrait d’intégrer définitivement le
système genettien ; le cycle restera donc le cycle
– plutôt que la « mégatextualité », par exemple
–, au soulagement des uns, au regret des autres.)
Thomas CONRAD, Poétique des cycles roma- Cette promotion du cycle en catégorie trans-
nesques de Balzac à Volodine, Paris, Classiques textuelle permet d’intégrer des œuvres comme
Garnier, collection « Théorie de la littérature », celles de Potocki, de Sue ou de Volodine, dont
2016, 498 p. l’irruption inattendue contribue à renouveler la
question du fonctionnement cyclique. Une telle
Dans son laconisme, le titre retenu par démarche, qui se permet de ne « rien exclure ni
Thomas Conrad rend peu justice à une entre- privilégier a priori » (18), court évidemment le
prise que distinguent au contraire son ampleur risque de l’éparpillement ; mais n’est-ce pas le
et son élan ; il exprime toutefois l’ambition de danger qu’affronte toute poétique, lorsqu’elle
l’ouvrage, qui le distingue de ses précurseurs se donne les moyens de son ambition ency-
immédiats. Conrad s’inscrit en effet dans la fou- clopédique ? Conscient de cet écueil, Conrad
lée de travaux qui, naguère ou dernièrement,

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154 Comptes rendus

sait heureusement jouer de différentes focales, L’articulation des opus peut aussi s’opérer
passant constamment de la vue d’ensemble à dans l’ordre du récit, par le plan : « [l]e plan
l’analyse de détail. Le plaisir pris à la lecture de ménage un parcours de lecture dans le cycle,
son travail tient ainsi non seulement à l’ampleur non sur le plan fictionnel comme le retour
de ses aperçus, mais aussi à la finesse de ses des personnages, mais sur un plan discursif et
lectures ; ceux que le grand jeu poétologique sémantique. » (180) (Les nombreux « plans »
indiffère trouveront ainsi d’excellents dévelop- qui rythment cette citation relèvent sans doute
pements sur l’Histoire des Treize, sur la trilogie moins de l’antanaclase que d’une certaine lour-
de Plassans, sur Le Vicomte de Bragelonne, ou sur deur rédactionnelle, dont l’écriture de Conrad,
les parentés cycliques insoupçonnées de Louis- généralement efficace et élégante, est occasion-
Ferdinand Céline et de Claude Simon – entre nellement la proie.) Le plus souvent matéria-
autres. lisé dans un paratexte (titre, liste, préface), le
La dispersion est également évitée grâce à plan effectue deux opérations simultanées. Dans
un solide corpus de référence, à la fois large et l’ordre paradigmatique, il rassemble les textes,
précis : Conrad revient sans cesse sur quelques déterminant à la fois l’existence et l’extension
cas (La Comédie humaine, Le Drame de la France, du cycle ; sur le plan syntagmatique, il ordonne
Les Rougon-Macquart, le Cycle du Hussard, le les ouvrages, en définit le « classement [...] à
« méga-cycle » d’I. Asimov), qui lui servent l’intérieur du cycle, le long d’un axe qui indique
autant à fonder son système du cycle qu’à en pré- un ordre de lecture. » (184)
senter une relecture diachronique. Le livre est Enfin, les récits cycliques peuvent être uni-
par conséquent divisé en deux grandes parties, fiés par la narration, à travers la technique de
la première (« Les formes du cycle ») consacrée à l’enchâssement. Celle-ci se cantonne pourtant,
une typologie cyclique, la seconde (« Évolutions le plus souvent, à un seul opus (fût-il déme-
du cycle romanesque ») à une histoire fondée suré, comme les Mille et une nuits) et ne peut
sur les rapports du cycle et du modèle épique. donc être envisagée comme cyclique qu’à l’is-
Sur le plan formel, Conrad identifie trois sue d’une substitution d’image. Au modèle du
procédés complémentaires de cyclisation, en « centre » ou du « cercle », Conrad propose ainsi
s’appuyant à nouveau sur Genette – en l’occur- d’opposer « un imaginaire de l’enchâssement
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rence, sur la distinction narratologique entre comme prolifération des récits » ; plutôt qu’en
histoire, récit et narration. Les œuvres qui com- termes d’« inclusion » (ou d’« emboîtement »,
posent le cycle peuvent d’abord être articu- de « concentration »), il suggère de penser le
lées les unes aux autres sur le plan de l’his- procédé en termes de « délégation » (de « déboî-
toire racontée : le procédé employé est alors tement », d’« expansion infinie du récit ») (230-
le retour des personnages, que Conrad aborde 231). Reste à savoir si cette substitution méta-
selon une approche textualiste, non référen- phorique est suffisante pour transformer l’en-
tielle, tirant notamment profit des travaux de châssement lui-même et lui donner un carac-
R. Saint-Gelais sur la transfictionnalité. Prenant tère transtexuel qu’il ne possède (peut-être) pas
le contrepied d’une certaine doxa, il refuse de en propre. Chargé du fardeau de la preuve,
considérer les textes constitutifs du cycle comme Conrad peine à démontrer le caractère enchâssé
la mise en œuvre d’un monde, mais pose plutôt de certains binômes balzaciens (Autre étude de
« l’effet de monde » (58) comme un produit des femme / La Muse du département, Louis Lambert/
textes. Deux critères, le nom propre et le carac- Un Drame au bord de la mer), dont la lecture
tère fictif, permettent par ailleurs de déterminer cyclique est encouragée par la présence des deux
si une entité (personnage ou lieu) est reparais- autres indices de cyclicité.
sante ; en bon poéticien, Conrad discute des À la question de savoir si un cycle peut
difficultés que posent ces indices, fournissant être réalisé uniquement à travers l’enchâssement,
ce qui pourrait bien devenir, à côté des travaux il répond en évoquant deux entreprises roma-
de L. Artiaga, la synthèse de référence sur le nesques. La première est le Manuscrit trouvé
procédé de la « réapparition ». à Saragosse, dont la pertinence dans un tel
cadre est indéniable, tant en raison de sa struc-

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Comptes rendus 155

ture (c’est un « lieu d’expérimentation privi- la permanence de la visée épique de l’autre »


légié du procédé d’enchâssement », 248) que (335).
de sa position temporelle, à la charnière de Cette négociation du roman avec l’épo-
l’Ancien Régime et du XIXe siècle. Toutefois, pée connaît plusieurs moments. Une pre-
le Manuscrit n’est jamais qu’un opus (certes mière époque correspond aux grands cycles du
e
dédoublé) ; la qualité des pages que Conrad XIX siècle, qui cherchent à donner une dimen-
consacre au roman de Potocki n’empêche donc sion collective à un genre recentré sur l’indi-
pas qu’il y ait contradiction entre le procédé vidu, dans une nation dont les repères tradi-
même de l’enchâssement (caractéristique de tionnels ont eux-mêmes été dissous ; la répar-
l’économie romanesque classique) et la défi- tition des personnages – qu’elle agisse sur le
nition du cycle comme addition de textes. On mode de la circulation (Balzac) ou du cloisonne-
pourrait alors mettre en doute la pertinence du ment (Zola) – permet de recréer une dimension
troisième indice cyclique, si le second exemple communautaire, sans renoncer aux nouvelles
ne s’avérait plus immédiatement convaincant. Il ambitions descriptives et explicatives du roman.
s’agit de l’œuvre d’Antoine Volodine, dont tous Conrad fait habilement valoir le rôle fondateur
les narrateurs appartiennent à un même mouve- de la Révolution ; par un astucieux calcul, il
ment littéraire (le « post-exotisme ») et adoptent montre que le cycle zolien s’inscrit, autant que
une même situation d’énonciation (oblique La Comédie humaine, dans les suites de l’évé-
et concentrationnaire). L’enchâssement fonc- nement révolutionnaire : « 1789 est la date où
tionne dès lors à l’inverse du modèle oriental la famille bifurque en deux branches, légitime
(ou potockien) : « au lieu de “descendre” de la et illégitime (Rougon d’un côté, Macquart et
situation de narration globale [...] aux récits Mouret de l’autre). La question de l’héritage et
individuels [...], le lecteur doit “monter” de de la transmission devient donc problématique
chaque roman (l’histoire de Breughel, l’histoire à partir de 1789. » (327-328)
de Schlumm...) vers la situation d’ensemble (les Une deuxième étape voit la « désagréga-
auteurs post-exotiques dans la prison). » (278) tion » de ce modèle quasi épique. De 1890 à
La production romanesque de Volodine devient la fin de la Seconde Guerre Mondiale, c’est en
« la meilleure preuve du fait que l’enchâssement fait le cycle lui-même qui disparaît ; Conrad
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a une véritable dimension cyclique, [...] même s’intéresse dès lors à des objets que sa défini-
indépendamment du retour des personnages. » tion œcuménique lui permet d’inclure, mais qui
(282) Une telle solution – aussi qualifiée d’« ex- s’éloignent, dans leur fonctionnement comme
châssement » – est évidemment condamnée, dans leurs ambitions, des systèmes cycliques
par sa singularité même, au statut d’exception ; précédemment envisagés. Plus courts que Les
mais la pratique volodinienne démontre qu’un Rougon-Macquart, les derniers ensembles de
enchâssement cyclique est possible, ce qui suffit Zola s’en distinguent aussi d’autres manières.
à la poétique et assoit élégamment la typologie Les Trois Villes relatent le parcours d’un person-
conradienne du cycle. nage unique, Pierre Froment, niant le principe
La section historique de l’ouvrage reprend de « cloisonnement par retour indirect ». Les
la plupart des mêmes objets, en les envisageant Quatre Évangiles reviennent apparemment à la
selon une hypothèse précise, « celle d’un lien référence épique, fortement investie au niveau
entre la constitution de cycles romanesques et de chaque roman ; cependant, la « dimension
la tentative de retrouver, au sein du genre roma- historique de l’épopée est déplacée, et l’épique
nesque, un certain nombre de caractéristiques bascule dans l’utopique » (389). Surtout, ces
de l’épopée. » (288) Considéré ainsi, le cycle deux (petits) cycles sont désormais dominés par
devient un des moyens par lesquels, dans une « un discours interprétatif envahissant » (390),
esthétique carnavalesque et réaliste, le roman remplissant gauchement la fonction d’unifica-
« maintient vivante la référence à sa “racine” tion qu’assurait le procédé narratif de la « réap-
épique » (290) ; il procède de la tension engen- parition ». Deux autres pratiques, propres à la
drée par l’« impossibilité de l’épique d’un côté, première moitié du XXe siècle, sont abordées
par Conrad dans le même élan. Le roman-

Romantisme, n° 181
156 Comptes rendus

fleuve, « totalisation sans cycle » (399), se dis- la perspective décidément révélatrice de l’ac-
tingue surtout de ce dernier par son subjecti- cumulation textuelle. Plus encore : la Poétique
visme (le récit est centré sur un individu) et des cycles romanesques nous amène à porter, sur
sa conception continue du temps ; le mode l’ensemble de la littérature narrative, un regard
de publication différé des opus, qui instaure informé par cet « élan cyclique » (388), cette
une parenté superficielle entre le cycle et le sensibilité à la somme dont Thomas Conrad est
roman-fleuve, fait plutôt du second une forme lui-même le plus éloquent représentant.
pléthorique du roman-feuilleton. Dans la série,
« cycle sans totalisation » (400), la chronologie Ugo Dionne
fait au contraire l’objet d’une « neutralisation
tendancielle » (84) : le temps n’y passe (à peu
près) plus, laissant le personnage dans une situa-
tion pratiquement immuable. Réfléchissant de Marie-Rose CORREDOR (dir.), Stendhal
nouveau à partir d’un corpus à la fois compo- « romantique » ? Stendhal et les romantismes euro-
site et parfaitement cohérent (où Arsène Lupin péens, Grenoble, ELLUG, coll. « Bibliothèque
voisine avec Monsieur Teste), Conrad fait pour- stendhalienne et romantique », 2016, 346 p.
tant valoir combien la fragmentation narrative
sérielle, plus encore qu’une manœuvre commer- La question du romantisme stendhalien se
ciale, est « une réponse à la désagrégation du pose depuis toujours à la critique. En 1959,
paradigme épique du cycle romanesque » (413). l’ouvrage fondamental de Victor Del Litto sur
L’après-guerre refonde le cycle sur de nou- La Vie intellectuelle de Stendhal explorait les ori-
velles bases, qui ignorent ou redéfinissent la gines et les formes de la pensée stendhalienne,
référence épique. Chez Giono (mais aussi chez en insistant sur la profonde variété des inspi-
Duras), le cycle se désagrège : à la « scission entre rateurs du Milanese, depuis les écrivains clas-
le sujet et le monde », et à l’« évacuation de la siques français jusqu’aux polémistes anglais et
dimension socio-historique », s’ajoute une tolé- italiens contemporains. En 1984, les actes du
rance accrue envers l’incohérence, laquelle n’est XVe congrès international stendhalien, intitulé
plus « une destruction du cycle, mais simple- Stendhal et le romantisme (sous la direction de
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ment une de ses modalités » (420). La paralittéra- V. Del Litto et K. Ringger), rendaient compte
ture réinvestit de son côté le modèle de l’épopée, de la complexité des liens qui unissent Beyle au
se rapprochant ainsi des grands cycles réalistes, principal mouvement esthétique de son temps.
dont le programme est cependant réorienté vers En 1992, le volume Stendhal Europeo, dirigé
l’imaginaire ou l’anticipation. Enfin, prenant par Rosa Ghigo Bezzola, confirmait l’identité
la suite de Giono (dont Le Cycle du Hussard profondément européenne de Beyle. L’ouvrage
était déjà unifié par une communauté d’excep- dirigé par Marie-Rose Corredor s’inscrit dans
tion, dialoguant à travers les âges), Volodine ins- la lignée de ces études, en faisant le choix d’in-
taure un cycle « phatique », dont le but semble terroger le romantisme de Stendhal dans ses
être de lier les adeptes abattus du mouvement rapports avec les romantismes européens. Dans
post-exotique : il « sert à recomposer une com- sa présentation, Marie-Rose Corredor rappelle
munauté politique, sur le modèle du groupe justement que « quels que soient les paradoxes
révolutionnaire, à la fois restreint et universel » de son romantisme [...], Stendhal est indéniable-
(457). ment venu au romantisme par l’Europe » (p. 9).
Conrad tient le pari d’une poétique histo- Mais ce n’est pas tant une venue au romantisme
rique – c’est-à-dire, en l’espèce, d’une poétique qu’un dialogue continu, dialectique et évolutif,
complétée par une hypothèse historique. Il four- que font apparaître les différentes études que
nit une collection d’outils descriptifs, d’ores contient ce volume.
et déjà indispensables à ceux qui étudieront le L’avant-propos, dû à Francesco Spandri,
cycle en général, ou un cycle en particulier ; il compare assez lapidairement les Confessions
propose par ailleurs une relecture tonifiante du de Rousseau et la Vie de Henry Brulard sous
roman français des deux derniers siècles, dans l’angle de la lisibilité du projet autobiogra-
phique. L’auteur oppose ainsi la structure orien-

2018-3
Comptes rendus 157

tée des Confessions et la nécessité de transpa- mépris pour le public issu de la Révolution :
rence de l’œuvre rousseauiste à la prédominance « L’invention des happy few est le travestisse-
du hasard dans l’autobiographie inachevée de ment, la sublimation esthétique des rapports
Stendhal. Cette rapide comparaison conduit ambivalents de Stendhal avec le peuple, le libé-
F. Spandri à mettre en lumière dans la Vie une ralisme, la démocratie, la comptabilité des lec-
« tension entre un autobiographisme qui se veut teurs qui font les succès populaires. » (p. 74)
transparent et un autobiographisme fondamen- Faire le choix d’écrire pour un public à venir
talement lyrique » (p. 36), mettant à distance le revient, pour Stendhal, à s’exclure du roman-
modèle des Confessions. Si cet article ne manque tisme. Y. Ansel montre ainsi malicieusement
pas d’intérêt, l’on peut néanmoins s’interroger que c’est son antiromantisme qui fit de Stendhal
sur sa présence dans un ouvrage consacré aux un romantique.
liens entre Stendhal et les romantismes euro- Le deuxième chapitre porte exclusivement
péens. Peut-être aurait-il eu sa place en annexe. sur l’influence de l’Italie et de l’Angleterre
La première partie du volume, intitulée sur le romantisme de Stendhal. François
« Romantisme, romantisme(s) », s’ouvre sur Vanoosthuyse étudie le discours stendhalien
le chapitre « Stratégies romantiques ». Xavier sur l’Italie post-impériale et met en lumière le
Bourdenet s’intéresse d’abord aux références à « hiatus [...] flagrant entre la réalité de l’Italie
Scott dans les textes définitoires du « roman- et la représentation qu’en donnent les roman-
ticisme ». Dans une approche sociologique, il tiques » (p. 85). Au mythe de l’Italie antique
revient en effet sur l’utilisation du modèle écos- et renaissante s’oppose une Italie moderne pro-
sais, dans lequel Stendhal trouve une « nouvelle fondément affaiblie par la chute de l’Empire
conception du héros » (p. 49) inscrite dans l’His- et décadente dans tous les domaines (avec une
toire nationale. La conception stendhalienne nuance concernant la musique et Rossini). La
du romanticisme, fondée sur l’adéquation de contribution de Matteo Palumbo confirme, à
l’œuvre au public de son temps, le conduit à partir de l’étude du cas milanais, l’analyse pré-
faire de Scott le chef de file du romanticisme. cédente : arrivé à Milan en 1816, Stendhal est
X. Bourdenet montre très justement que la pré- marqué par la Scala mais surtout par le délabre-
sence de Scott dans Racine et Shakespeare, pour- ment de la vie littéraire. Très critique à l’égard
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tant consacré à la théorisation d’un renouveau d’Alfieri et de Foscolo, il insiste sur la nécessité
théâtral, est stratégique mais aussi paradoxale, de refonder la langue italienne pour faire advenir
puisque « c’est le roman scottien qui vient ici une nouvelle littérature. L’Angleterre présente
étayer et épauler le théâtre nouveau » (p. 53), en un tout autre visage à Stendhal, en particulier
contradiction avec la hiérarchie générique du à travers les traits de Byron. Georges M. Rosa
temps. L’auteur y voit à juste titre la transgéné- rappelle que Beyle découvre Byron à Milan en
ricité du romanticisme stendhalien mais aussi 1816 par l’intermédiaire de Brougham et de
son apport essentiel au traitement littéraire de l’Edinburgh Review ; il voit alors en lui une
la politique. Yves Ansel, quant à lui, s’intéresse incarnation de la révolte contre toute forme
à l’évolution du positionnement de Stendhal de répression. Mais entre 1816 et 1823, la lec-
par rapport à sa propre définition du romanti- ture plus précise des œuvres de Byron tempère
cisme. Fidèle à son approche critique, Y. Ansel l’admiration initiale de Stendhal, qui vante les
rejette d’emblée « l’influence [qui] n’existe pas, mérites du poète tout en condamnant le néo-
n’est jamais qu’un “certificat de ressemblance” » classicisme du dramaturge. Enfin, Christopher
(p. 62) pour mieux établir une généalogie per- W. Thompson précise l’intérêt de Stendhal pour
sonnelle du romantisme de Stendhal, en grande certains auteurs anglais et insiste sur ses affinités
partie lié au monde postrévolutionnaire et à avec les idées de Hazlitt, Leigh Hunt, Sydney
ses idées libérales. Fondée sur la réception des Smith, Byron et Shelley, qui opposent le pou-
œuvres, sa définition même du romanticisme voir de la satire au poids grandissant du cant.
fait de Stendhal un antiromantique ; les échecs Le chapitre suivant étend l’étude du roman-
commerciaux voire critiques auxquels l’écrivain ticisme stendhalien aux beaux-arts. À partir
est confronté font naître chez lui un véritable d’une citation de Raphaël mal traduite dans

Romantisme, n° 181
158 Comptes rendus

les Promenades dans Rome, Paolo Tortonese de la France fondée sur « la mise en échec de
démontre l’appartenance de Stendhal à l’école la Révolution » (p. 250). Stendhal voit dans
critique postulant que « le peintre observe le Bonaparte le sauveur de la Révolution puis dans
beau de la nature et en tire une quintessence la dérive autoritaire de l’Empire en 1809 le
sublime » (p. 166), par opposition aux défen- début de l’épuisement du génie français. Le
seurs de la conception mentale de l’objet esthé- retour des Bourbons en 1814-1815 conduit
tique. Michel Guérin étudie quant à lui « la Beyle vers sa « vraie patrie », l’Italie, où se déve-
notion de romantisme dans le triangle Stendhal- loppe chez lui le sentiment d’une France dédou-
Delacroix-Baudelaire » ; le Baudelaire du Salon blée : la France de la Restauration, vide de
de 1846 place en effet sa définition de l’art tout génie national, et la France mythique, liée
moderne sous le patronage de Stendhal et fait à jamais au concept de la liberté. L. Lévêque
de Delacroix le poète qui en a réalisé le pro- relève cependant l’importance de l’année 1827,
gramme. M. Guérin montre néanmoins que au cours de laquelle Stendhal fait le choix du
Baudelaire se détache peu à peu du « climat romanesque et décèle les prémices d’une nou-
empiriste et critique » (p. 178) dont Stendhal velle époque. Sara Mori rend compte, quant à
est l’héritier et oriente sa conception esthétique elle, des dernières recherches sur le réseau de
vers le romantisme allemand et l’hégélianisme. Vieusseux, libraire et éditeur de Milan, fonda-
Béatrice Didier revient enfin sur l’importance teur d’un véritable carrefour intellectuel italien
de la musique, « qui amène Stendhal à don- et européen.
ner au romantisme une plus grande amplitude » Le dernier chapitre, « Traverser l’Europe »,
(p. 191). Après avoir rappelé que les textes de regroupe deux études comparatives. Dans la
Stendhal sur la musique sont écrits très tôt, alors première, Suzanne Mildner interroge le rapport
que perce en France la musique instrumentale de Stendhal à « l’amour à la Werther », qu’il
de Beethoven et que Berlioz est encore enfant, semble considérer comme le grand mythe amou-
B. Didier montre que pour Stendhal, les roman- reux du Nord et dont il s’inspire dans Féder,
tiques en musique sont Mozart et Rossini, dont Mina de Vanghel ou De l’amour. Aniko Adam,
les opéras se distinguent par leur mélancolie. enfin, propose une approche de l’espace dans
C’est en effet à l’opéra, et plus particulièrement les œuvres de Stendhal et de l’écrivain hongrois
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devant un opera buffa, que Stendhal trouve « la József Eötvös et y met en évidence la présence de
perfection du Beau idéal romantique » (p. 192), paysages-états d’âme, à la fois éléments lyriques
par définition éphémère. et moyens de connaissance de soi.
La seconde partie de l’ouvrage, intitulée Mentionnons enfin la présence en annexe
« De la “nation” à l’Europe », regroupe d’abord d’une étude de Barbara Sosien sur le trai-
des contributions sur la conception de la nation tement de la Révolution française dans la
et de ses liens avec l’étranger. Dans « Stendhal poésie romantique polonaise et un article de
et l’idée de nation », Michel Crouzet offre une Claudio Chiancone portant sur trois hommes
vaste réflexion sur ce qui fonde dans la pensée publics vénitiens que Stendhal a croisés : Alvise
stendhalienne l’identité des nations. Après un Mocenigo, Andrea Corner et Vittore Benzon.
développement aux accents polémiques, l’au- Par la variété de son contenu et de ses
teur montre que la différence des nations est approches de l’œuvre stendhalienne, cet ouvrage
pour Stendhal la « seule source du plaisir d’exis- vient enrichir la connaissance des rapports que
ter comme du plaisir esthétique » (p. 211). La Stendhal entretient avec les romantismes euro-
nation est une source d’énergie, elle « récuse péens. S’il est toujours difficile de circonscrire le
l’idée de perfectibilité universelle et totale » romantisme français, le « romanticisme » sten-
(p. 213). À chacune d’elles correspondent une dhalien apparaît d’autant plus complexe qu’il
sensibilité, un caractère, un domaine artistique, se construit dans un dialogue incessant avec les
une langue, etc. C’est pourquoi Stendhal rejette romantismes étrangers, dialogue que ce volume
le progrès et l’uniformisation qui l’accompagne. permet de préciser et de caractériser.
Laure Lévêque étudie ensuite, à partir des
écrits de 1800-1827, la pensée stendhalienne Guillaume Cousin

2018-3
Comptes rendus 159

Philippe DUFOUR, La Littérature des Images, Chateaubriand, la nature est perçue comme le
Genève, Éditions la Baconnière, collection fruit et le signe du Créateur. Comme le révèle
« Langages », 2016, 416 p. une étude détaillée du poème « Poésie, ou le
paysage dans le golfe de Gênes », le modèle de
Le titre de l’ouvrage de Philippe Dufour la poésie des « grandes images » est la poésie
est emprunté à un article de Balzac consacré hébraïque des Psaumes. Cette analyse met au
à La Chartreuse de Parme de Stendhal. Dans jour qu’un des écueils de la poésie des grandes
cet article, Balzac oppose la littérature classique, images est l’abstraction face à l’idée insaisissable
qu’il appelle « littérature des Idées », et dont de Dieu. Philippe Dufour montre également
Stendhal est le dernier représentant, à la littéra- que cette littérature se heurte aux réticences de
ture apparue avec le romantisme, qu’il appelle l’Église, qui craint le culte sensuel des images.
« littérature des Images ». Cette « littérature des P. Dufour revient en effet sur une certaine pen-
images » rompt avec la poésie descriptive maté- sée chrétienne, celle de Saint-Augustin notam-
rialiste du XVIIIe siècle car elle a pour objet une ment, qui appelle au détachement à l’égard des
nature sublime et religieuse, qui parle à l’âme. images du monde. Cette méfiance de l’Église
Elle célèbre, avec Chateaubriand, les vastes spec- envers le culte des images explique la critique
tacles de la nature, perçus comme des images de qu’elle fera de la révolution « naturaliste » du
Dieu. Contrairement à la littérature classique paysage en peinture et en littérature au XIXe
des idées, la littérature des images s’appuie sur siècle. Elle y verra une manifestation de pan-
ce que Pierre Leroux appelle un « style symbo- théisme et de matérialisme. Cette méfiance est,
lique », sensible et suggestif. Philippe Dufour pour Philippe Dufour, fondée, car les auteurs
propose dans cet ouvrage une histoire de cette qui ouvrent le Livre de la Nature sortent souvent
littérature des images apparue au début du siècle. de l’orthodoxie catholique. Le catholicisme de
Son étude nous fait ainsi parcourir l’ensemble Hugo, sensible aux « voix de la nature », glisse
du XIX e siècle, depuis « la littérature des grandes ainsi vers le Panthéisme et l’animisme. La fron-
images », dans la première moitié du siècle, à la tière entre l’âme du monde et la vie physique
« littérature des petites images » et des « illumina- étant floue, P. Dufour révèle que la littérature
tions » dans la seconde moitié du siècle. Le pro- matérialiste des petites images a été « préparée »
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logue de l’ouvrage résume utilement ce parcours par la littérature panthéiste des grandes images.
qui part de la tentative contre-révolutionnaire La deuxième partie, intitulée « La perte des
menée par Lamartine et Chateaubriand de res- images », montre que, dès la première moitié du
taurer Dieu dans la nature, pour nous mener siècle, les grandes images se laissent difficilement
vers un monde d’images sans Dieu. Ce par- restaurer. Dans cette partie, Dufour étudie ainsi
cours, dont il faut saluer l’ambition et la hau- la « désécriture » de la poésie des harmonies et
teur de vue, adopte une démarche originale qui du « grand Tout ». Il confronte d’abord la litté-
consiste en des allers-retours d’une grande maî- rature allemande de voyage, le « Wanderlied »
trise entre l’histoire des mentalités du siècle et de Goethe ou Heine, pour lesquels la nature
l’analyse stylistique de textes littéraires. Philippe est pleine, avec le poème « Der wanderer » de
Dufour entend ainsi corriger les « vues cava- Georg Philipp Schmidt von Lübeck, publié en
lières » de l’histoire littéraire qui « négligent la 1808. Philippe Dufour propose une microlec-
part des signes ». Il étudie les mentalités du ture de ce poème et montre que la nature y
siècle à travers des écrits théologiques ou scien- est devenue impersonnelle et froide. La nature
tifiques. Les textes littéraires qu’il analyse sont, n’y exprime qu’une pulsion de mort, c’est le
quant à eux, presque exclusivement des poèmes, lied des « correspondances perdues ». Philippe
souvent courts, ce qui permet de les citer, de Dufour met en relation ce chant de la nature
les analyser dans leur intégralité et de rendre le vide avec les récits romantiques de la désespé-
lecteur sensible à leur progression. rance, comme René ou Adolphe. La poésie de
Dans la première partie, « la littérature des Baudelaire témoigne également de la difficulté
grandes images », Philippe Dufour montre que du romantisme à restaurer les grandes images
dans les textes romantiques de Lamartine ou de perdues. Le poème « Élévation », qui célèbre une

Romantisme, n° 181
160 Comptes rendus

heureuse fuite aérienne dans l’ailleurs et semble « illuminations ». Les images d’Hoffmann sont
appartenir à la poésie romantique des grandes des scènes de la vie de tous les jours, dans le
images, n’est, pour P. Dufour, qu’un simulacre monde de la ville. Si ces petites sensations, obs-
de grande image. Le « moi » disparaît en effet au cures et mystérieuses, cherchent de nouveau à
cours du poème et le texte devient impersonnel. dire les correspondances, du monde, cette har-
Les descriptions du lieu idéal sont, en outre, monie n’est plus créée par Dieu mais par l’ima-
abstraites et vides pour l’imagination. Cette gination du poète démiurge. Chez Maupassant,
perte des images aboutit au culte de la matière le genre fantastique se médicalise et ses récits
pour elle-même, à l’Art pour l’Art. P. Dufour cessent de dire les correspondances du monde.
met en relation les thèmes de la poésie parnas- Le fantastique demeure cependant en poésie,
sienne avec le développement d’un intérêt pour chez Rimbaud puis les surréalistes. La surréalité
le bouddhisme. Il montre que le bouddhisme a de Rimbaud et des surréalistes n’est cependant
été perçu, dans la France du XIX e siècle, comme pas une surnature chrétienne mais le monde de
une rêverie sur le néant de toute chose, un nihi- l’imagination. P. Dufour montre que les visions
lisme. Le cycle indien des Poèmes antiques de rimbaldiennes sont structurées par le langage,
Leconte de Lisle en est un exemple. plus que par une perception réelle. Les images
Dans la troisième partie, « La littérature des s’engendrent les unes les autres grâce à des échos
petites images », P. Dufour analyse les formes sonores et visuels. P. Dufour remet ainsi en
que prend la littérature des images à l’heure de cause l’étiquette de « symbolisme » appliquée à
la mort de Dieu. Tout d’abord, ne contemplant la poésie de Rimbaud en montrant que le sym-
plus Dieu, le poète se contemple lui-même dans bolisme de Rimbaud n’a rien à voir avec celui
la nature. C’est le paysage état d’âme, que l’on d’un Puvis de Chavannes. Le symbolisme de
trouve déjà chez Goethe et Chateaubriand. La Rimbaud est, en effet, selon Dufour, irréfléchi,
poésie se tourne ensuite vers le monde concret emporté par les mots eux-mêmes, comme dans
et familier de la ville. Ce sont les « comparai- Le Bateau Ivre, tandis que la peinture de Puvis de
sons crues », « palpables », « américaines » que Chavannes offre un symbolisme réfléchi proche
Laforgue trouve chez Baudelaire. Ces images de l’allégorie classique, dans lequel les images
échappent, pour P. Dufour, au symbolisme. Ce sont soumises à l’idée.
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sont des images littérales, des « petites images ». Cet ouvrage démontre donc, avec une
Chez Flaubert, l’image concrète vient également grande clarté, la transformation des « grandes
se moquer de la grande image romantique. De images » romantiques en de « petites images »
la même façon, les impressionnistes refusent réalistes ou hallucinées. Cette thèse, comme
le symbolisme pour célébrer les petites images toutes les thèses d’envergure, soulève plusieurs
des abords de la ville. Le paysage est alors à questions. L’on pourrait ainsi s’interroger sur
la fois désintellectualisé et désentimentalisé. La l’identification des « grandes images » à la seule
synesthésie flaubertienne n’est plus la synesthé- littérature de la nature. Si Baudelaire a écrit,
sie romantique des correspondances entre le comme le dit très justement P. Dufour, « les
monde sensible et la surnature mais sert à dire rêveries du promeneur solitaire dans la foule »,
l’épaisseur des sensations. La peinture en plein ne pourrait-on pas en conclure à l’existence
air des impressionnistes correspond également de « grandes images », de grands spectacles de
à une forme de retour à la sensation pure, lavée la ville ? Les images de la ville ne pourraient-
de toute religiosité. Dufour compare ce culte elles pas exprimer quelque chose des « rapports »
impressionniste de la sensation au poème de du monde ? L’autre aspect de l’étude qui nous
Verlaine « Walcourt », dans lequel les phrases semble devoir être interrogé est la manière dont
nominales célèbrent la simplicité des sensations le symbolisme romantique est défini. Dans le
des voyageurs. prologue, Philippe Dufour définit le symbole
Dans la quatrième et dernière partie, « La romantique par opposition à l’allégorie classique.
littérature des illuminations », Philippe Dufour Cette distinction, très juste, est cependant refor-
étudie les images fantastiques de la surnature mulée en une opposition plus large entre un
nées après la révolution de 1830, qu’il appelle symbole réfléchi, proche de l’allégorie classique,

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Comptes rendus 161

et un symbole irréfléchi, le symbole proprement pas moins que cet aréopage interdisciplinaire
romantique des grandes images. Cette distinc- pour explorer la façon dont le savant prussien,
tion conduit l’auteur à différencier la « para- réinventeur de l’université et penseur original
bole » chrétienne, symbole réfléchi, de l’image des langues du monde dans la modernité, mais
symbolique romantique, symbole irréfléchi. La aussi les nombreuses figures de son vaste réseau,
signification de l’expression « symbole irréflé- s’inscrivent dans une science complète de l’An-
chi » mériterait d’être clarifiée. Si Caspar David tiquité (entre autres), qui mêle sans distinction
Friedrich se distingue de l’allégorie classique et philologie, archéologie et arts.
met davantage à l’honneur la nature sensible S’il manque d’un index, l’ouvrage est d’une
de l’image, ce n’est pas parce que ses symboles ampleur bibliographique et iconographique cer-
sont « irréfléchis » mais parce qu’il ne se fonde taine. Les douze chapitres de la première par-
plus sur un répertoire classique de symboles. tie (p. 15-286) suivent un fil chronologique,
Ses symboles, neufs et donc moins aisément depuis Humboldt lui-même et ses maîtres vers
déchiffrables, redonnent à l’image toute son ses continuateurs. La seconde partie (p. 287-
épaisseur sensible et rendent possible une lec- 450) propose la traduction inédite de quatre
ture « littérale » du tableau. Les symboles de textes de Humboldt sur l’Antiquité, grecque
Friedrich sont conscients et prémédités sans en particulier, remarquablement présentés, par-
que cela ne s’oppose à l’épaisseur sensible de faite approche du néo-humanisme humbold-
ses tableaux. L’on peut ainsi se demander s’il tien, cette facette d’un large courant épistémolo-
est vraiment justifié d’exclure la peinture sym- gique indisciplinaire (la science humboldtienne,
bolique de Puvis de Chavannes de cette étude œuvre d’une fratrie élargie) d’une modernité
du destin des grandes images romantiques, au inouïe et négligée. De façon complémentaire
prétexte qu’elle se fonderait sur des « symboles à la redécouverte actuelle de l’œuvre du frère
réfléchis ». Les titres de la peinture de Puvis de cadet Alexandre (sujet ici d’un passionnant essai
Chavannes, comme L’Espérance, ne sont en effet au sujet de la réception négative du Cosmos),
pas très différents des titres de Friedrich, comme acteur, comme son frère, d’une exigeante répu-
Les Âges de la vie. De manière plus générale, l’on blique des lettres, Wilhelm apparaît ici comme
peut regretter que l’étude n’ait pas interrogé un stimulant penseur du langage, c’est-à-dire
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plus longuement la place des œuvres réputées des langues et, à travers elles, de l’humanité (sur
« symbolistes » dans cette histoire des images, la fratrie et son rayonnement européen au-delà
en s’attardant, par exemple, sur les poèmes de de la question grecque, voir Bénédicte Savoy et
Mallarmé. David Blankenstein (dir.), Les Frères Humboldt,
l’Europe de l’esprit, Paris, Paris Sciences et Lettres
Amélie de Chaisemartin Research University, 2014).
L’étude part d’un paradoxe : l’aîné des
Humboldt a beau n’être jamais allé en Grèce, il
participe de l’invention de la si décisive Grèce
Michel ESPAGNE et Sandrine MAUFROY idéale dont usèrent les Allemands du XIX e siècle,
(dir.), L’Hellénisme de Wilhelm von Humboldt eux-mêmes fragmentés mais bientôt unis à l’ins-
et ses prolongements européens, Paris et Athènes, tar des antiques cités-États. Selon Humboldt
2016, Demopolis et École française d’Athènes, et, dans une certaine mesure, l’intelligentsia qui
« Quaero », 455 p. l’entoure, la Grèce est pour l’Allemagne, non
un modèle imitable de construction étatique ni
Issu d’un colloque de l’École française même intellectuelle, mais une « porte vers l’uni-
d’Athènes, ce volume collectif réunit les contri- versel » et une culture « supérieure ». Non sans
butions d’historiens, de philologues, de civi- ambiguïté : est-ce en effet par sa « pureté » ou par
lisationnistes (romanistes, germanistes et hel- son mélange ? Une tension parcourt le monde
lénistes), d’historiens de l’art, de philosophes scientifique ici dépeint, entre hellénocentrisme
et de comparatistes, autour de l’hellénisme de et insistance sur la singularité parmi d’autres
Wilhelm von Humboldt et d’une constellation du monde grec. La culture grecque envisage
étendue d’autres savants européens. Il ne fallait

Romantisme, n° 181
162 Comptes rendus

toujours les autres tout en restant singulière. aux autres. « Comme pour Goethe, Schiller ou
Paradoxe éclairé par E. Vratskidou (p. 196) : Friedrich Schlegel, la Grèce est pour Humboldt
dans le cas des Grecs, « idéal d’humanité et un miroir », écrit C. Trautmann-Waller (p. 50),
singularité culturelle coïncident ». non une référence identitaire mais l’horizon
Un autre fil directeur concerne les liens unis- d’une Bildung. D’où la nécessité de déterritoria-
sant Humboldt à la philologie de son temps, liser la philologie et de viser toujours l’extension
et plus largement à la vie de l’esprit et à ses la plus grande des sciences du langage, à l’heure
figures. Formé à l’hellénisme des sources les plus où une certaine « patrie philologique [devient]
archaïques (Homère et la mythopoïesis) auprès la Terre », selon le mot d’Auerbach sur la littéra-
du maître de Göttingen, Heyne, et non pas ture comparée (« ce ne peut plus être la nation »,
par le philologue Wolf, un conseiller dont il ne poursuit-il, voir « Philologie de la littérature
faut pas surévaluer l’influence, Humboldt entre- mondiale », trad. D. Meur, in C. Pradeau et
tient des liens complexes avec toute la société T. Samoyault (dir.), Où est la littérature mon-
antiquisante de son temps, des philologues alle- diale ? , Saint-Denis, Presses Universitaires de
mands à ceux d’Athènes (elle-même en partie Vincennes, 2005, p. 37).
allemande sous l’ère othonienne). On voit com- Du projet de livre Hellas au Kawiwerk,
bien la réception de son œuvre implique des pro- la « primordialité » de la Grèce (son esprit et
longements explicites et heureux, mais parfois sa langue, entendus comme « caractère » des
aussi une forme de mépris, d’ignorance, d’ap- Grecs par leur langue) a tout à voir, non par
propriation sélective ou de dispersion textuelle. quelque étrange ouverture d’esprit, mais par
Comme le montre en revanche la fécondité des leur substance même, avec le basque, le chi-
passages de la linguistique humboldtienne vers nois, le sanscrit, les langues austronésiennes
la science de l’ornement (chez Bötticher) ou et amérindiennes que Humboldt étudia. C’est
la poésie ionienne menacée d’un J. Polylas, la ainsi qu’il peut faire figure de nouveau patron
« fratrie intellectuelle » des romantiques – selon des traducteurs et d’inspirateur du Dictionnaire
l’expression de C. Le Blanc, L. Margantin et des intraduisibles, comme promoteur de la syn-
O. Schefer, dans La Forme poétique du monde, taxe, d’un équilibre entre étrangeté et étranger,
anthologie du romantisme allemand (José Corti, d’un « savoir-faire avec les différences » (p. 119),
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Paris, 2003, p. 39) – n’aurait-elle pas à voir avec même si l’on regrette le manichéisme et le sim-
cette constitution typiquement humboldtienne plisme avec lequel B. Cassin l’oppose ce faisant
du savoir en réseau ? à un Heidegger partiel et caricaturalement dia-
L’ouvrage montre l’ampleur épistémolo- bolisé.
gique du projet humboldtien, qui, au-delà de la Humboldt, comme Böckh et Steinthal, sait
philologie, vise bien une anthropologie. L’étude que la philologie naît du déclin de la Grèce et
comparative de toutes les langues du monde est de sa nostalgie. Ils savent aussi que la philolo-
une voie vers l’unité et la diversité de l’esprit gie, entre tendance aux choses concrètes et idéal
humain. Le projet d’une linguistique anthropo- totalisant des mots, doit compenser son assèche-
logique comparée est en germe dès le court essai ment par une utilité pour le peuple afin de rester
injustement négligé de 1793, Über das Studium vivante, dans l’intuition pré-nietzschéenne des
des Alterthums, magistralement réouvert par J. risques de l’antiquaire muséifiant et empoussié-
Trabant. Humboldt conçoit le langage non rant la vie. La philologie n’a « pas seulement
comme outil de communication mais comme une dimension épistémologique, mais aussi une
pensée, la pluralité des langues renvoyant à celle dimension sociale et politique » (p. 65), ce qui la
des visions du monde. Il est clair que même dans place au cœur de l’université nationale grecque
le détail (grec en l’occurrence), c’est toujours fondée sur le modèle allemand, entre une grande
du tout (humain) que cette science-là du lan- liberté et une discipline stricte, institution elle-
gage se met en quête, en s’attachant à peindre même au cœur du nouvel État. Humboldt s’est
le « caractère » de ceux qui parlèrent depuis aussi intéressé à la Grèce moderne, en plein sou-
telle partie de l’expérience universelle, et par là lèvement contre l’Empire ottoman. Philhellène
même à comprendre ce qui est commun à eux et distant (qui médite plus généralement sur la

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Comptes rendus 163

domination politique), il réfléchit aux Grecs de jeux géopolitiques européens en Grèce (tels que
son temps, à leur langue ainsi qu’à leur littéra- la question d’Orient), comme le montrent les
ture, en linguiste évolutif qui conclut avec beau- œuvres de L. Ross, K.-B. Hase, K. O. Müller
coup à une regrettable dégradation de l’energeia et D. Raoul-Rochette, au carrefour de modèles
antique. concurrents en plein renouvellement : expédi-
Une comparaison des « Athènes » germa- tions (militaro-)scientifiques, correspondances
niques de la Spree (Berlin), de l’Isar (Munich) scientifiques, fondations d’écoles comme autant
et du Rhin (Bonn) montre que la germanisa- de relais pour les sphères d’influence diplo-
tion de la Grèce s’accompagne d’une hellénisa- matiques, nationalisation progressive du patri-
tion de l’Allemagne, variable mais unanimement moine et des chaires par le jeune État grec.
sélective tant en termes géographiques qu’his- Non sans ironie dans le cas de l’Allemagne
toriques, préférant pour modèle l’Attique de et de la Grèce, ce n’est pas le moindre mérite de
Périclès aux autres cités et périodes, et tournant ce livre, que de faire méditer sur la réversibilité
même le dos aux mystères ioniens de l’Orient de la « dette » (culturelle) des peuples, langues
pour mieux couper tout lien avec les Turcs et nations les uns envers les autres.
qu’il s’agit (déjà, si l’on peut dire...) de chas-
ser hors d’Europe. Les transferts scientifiques Bertrand Guest
de l’hellénisme sont toujours au cœur d’en-
© Armand Colin | Téléchargé le 26/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 77.109.104.253)

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Romantisme, n° 181

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