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08/01/2024 11:21 D’une culture à l’autre : réflexions sur la transposition des clichés et des stéréotypes

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Palimpsestes
Revue de traduction

13 | 2001
Le cliché en traduction

D’une culture à l’autre :


réflexions sur la transposition
des clichés et des stéréotypes
Ruth Amossy
p. 9-27
https://doi.org/10.4000/palimpsestes.1551

Résumés
Français English
Cette étude explore les problèmes que soulève la traduction des clichés d'un point de vue
rhétorique. Entendu comme une expression usée et une figure de style banalisée qui ne possède
pas nécessairement un équivalent exact dans la langue cible, le cliché appelle une transposition
plutôt qu'une traduction. Ce qui est en jeu est la capacité de la formulation nouvelle à toucher et
influencer le lecteur. Dans ce cadre, notre essai cherche à trouver les paramètres d'une
transposition efficace en tenant compte du degré de familiarité de l'expression, de la situation de
discours, du genre, de l'environnement textuel. Il souligne la différence entre le cliché comme
expression verbale figée et le stéréotype comme représentation collective figée en montrant que si
les stéréo-types semblent souvent aisément traduisibles au plan littéral, ils n'en conservent pas
pour autant leur sens et leur force quand ils sont transférés d'un contexte culturel à l’autre.

This article explores the problems raised by clichés' translation from a rhetorical point of view.
Understood as banal expressions and hackneyed figures of style that do not necessarily have exact
equivalents in the target language, clichés call for transposition rather than for literal translation.
What is at stake is the capacity of the new formulation to affect and influence the reader. In this
framework, our essay sets out to look for adequate transposition parameters taking into account
the degree of familiarity of the expression, the situation of discourse, the genre, the textual
environment. It stresses the difference between clichés as verbal frozen expressions and
stereotypes as collective frozen representations, showing that if stereotypes are often easily
translatable on the literal plane, they do not necessarily keep their meaning and power when they
are moved from one cultural background to another.

Notes de l’auteur
Une partie de mes réflexions sur le cliché est fondée sur les travaux que j’ai menés en
collaboration avec Elisheva Rosen dans Les Discours du cliché en 1982 (Paris, Sedes), et avec
Anne Herschberg Pierrot en 1991 dans Stéréotypes et Clichés. Langue, discours, société (Paris,
Nathan, coll. “128”). Elles s’appuient sur les définitions de Michael Riffaterre (Essais de

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stylistique structurale, Paris, Flammarion, 1970) et s’inspirent, entre autres, des travaux de
Anne-Marie Perrin-Naffakh (Le Cliché de style en français moderne, Bordeaux, Presses
Universitaires de Bordeaux, 1985) et de Jean-Louis Dufays (Stéréotype et lecture, Liège,
Mardaga, 1994), ainsi que des travaux réunis par C. Plantin dans Lieux communs, topoi,
stéréotypes, clichés (Paris, Kimé, 1993), par C. Raynaud et P. Vernon dans Fonctions du cliché.
Du banal à la violence (Tours, Graat, 1993) et par G. Mathis dans Le Cliché (Toulouse, Presses
Universitaires du Mirail, 1998). Mon intérêt pour les problèmes de traduction a été stimulé par
ma collaboration à l’Université de Tel Aviv avec Nitsa Ben-Ari.

Texte intégral
1 Selon le Figaro-Magazine du 19 septembre 1998, “il était léger d’enterrer [Bill
Clinton], comme l’avait déjà fait une partie de la presse américaine qui le pourchassait
depuis des mois, la bave aux lèvres, rien que pour le plaisir de tuer [...]”. Il n’en reste
pas moins qu’après la divulgation de “tous les détails de son amourette avec Melle
Lewinsky, [Clinton] ne sera plus que l’ombre de lui-même”. Cette citation illustre
éloquemment le phénomène du cliché pris au sens strict du terme comme figure
lexicalisée tombée dans l’usage commun. Il va de soi que le cliché ne peut être traduit
mot à mot. Il doit être transposé dans la langue-cible à la fois à cause de son caractère
figuré, et à cause de son figement syntaxique et sémantique.
2 En effet, le cliché est avant tout une figure de style usée qui produit l’effet de banalité
propre aux expressions toutes faites. Il faut donc que dans la langue cible existe un
équivalent du sens figuré attribué au vocable ou à la locution d’origine. Les métaphores
usées “enterrer Bill Clinton” ou le “tuer” ne posent pas de difficultés en anglais : “to
bury” et “to kill” font parfaitement l’affaire. Parfois, néanmoins, le sens figuré du terme
n’existe pas, et il est alors nécessaire de chercher un équivalent. Dans cet autre exemple,
“A force de vouloir approfondir la démocratie, au nom de la transparence et du droit de
savoir, on est en train de la mettre en danger” (Figaro Magazine), “transparence” sera
mieux rendu par ”openness”.
3 La deuxième raison pour laquelle le cliché doit être transposé à l’aide d’un équivalent
plutôt que traduit mot à mot dérive du fait qu’il consiste souvent en une expression
composée d’éléments insécables et qui font sens en bloc. Il s’apparente alors aux
locutions figées, qui sont précisément composées de plusieurs éléments qui ne sont pas
actualisables individuellement. Il s’agit dès lors de restituer le sens que transmet le
syntagme figé. C’est le cas de “la bave aux lèvres” ou de “il ne sera plus que l’ombre de
lui-même”. De ce point de vue, il n’y a pas en ce qui concerne la traduction de différence
essentielle entre le traitement des clichés à proprement parler et celui des locutions
figées.
4 Je mentionnerai cependant au passage que clichés et locutions figées ne se
confondent pas nécessairement. En effet, les clichés ne sont pas toujours des locutions.
Pour qu’il y ait cliché, il faut qu’il y ait figure de style usée provoquant un effet de
répétition, de banalité ; or, ces effets de style, souvent fondés sur la métaphore ou
l’hyperbole, peuvent se concentrer sur un seul mot sans présenter de figement
syntaxique, comme le montrent les cas d’enterrer” et de “transparence”. Quant aux
locutions figées, elles ne relèvent pas forcément du figural ; ainsi des locutions
prépositives comme “en dépit de” ou adjectivales comme “sur mesure”. De plus, les
locutions qui constituent l’unique désignation possible d’un objet, comme les “pieds” de
la table ou un “cordon-bleu” ont perdu leur sens figuré ; elles ne sont ressenties comme
figures qu’à l’occasion d’un jeu de mots qui les renouvelle (quand les pieds de la table se
mettent à courir ou à danser). En tant que désignation, la locution figée demande à être
traduite par son exact équivalent sémantique, et ne permet ni l’hésitation, ni la libre
sélection : la “table ronde” correspond immanquablement à “round table”, les pieds de
la table à “legs”. Lorsque la langue-cible ignore un terme il arrive même qu’elle
emprunte la locution à la langue d’origine : en anglais comme en français, un “cordon
bleu” reste un “cordon bleu”.

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5 Contrairement à ces cas de locutions figées, la traduction du cliché ne permet pas
toujours de substituer simplement à l’expression toute faite d’origine un équivalent
sémantique dans la langue-cible. Elle exige souvent un travail de sélection, qui se fait à
la fois en fonction du système de la langue et en contexte, c’est-à-dire en fonction d’une
interaction singulière. Je voudrais examiner de plus près ces deux axes de sélection qui
influent conjointement sur les choix du traducteur, en insistant sur le second où entre
en jeu la valeur phatique, argumentative et esthétique du cliché. Les cas les plus
intéressants sont bien entendu ceux où le choix nécessite une décision qui doit
s’appuyer sur des critères sinon raisonnés, du moins justifiables.

Le système de la langue : équivalences


sur l’axe paradigmatique
6 Dans le système de la langue, en dehors d’une situation de discours particulière, le
choix des équivalences peut se faire en fonction de paradigmes établis d’avance, le plus
souvent repertoriés dans les dictionnaires et dans les fameuses listes d’idiotismes que
doit ingurgiter toute personne désireuse d’apprendre une langue étrangère. On sait que
les Français ont “un chat dans la gorge” alors que les Anglo-Saxons sont affligés d’une
grenouille : “to have a frog in the throat”. Les Anglo-Saxons rient dans leur manche (to
“laugh in one’s sleeve”) alors que les Français “rient dans leur barbe” ; quand les
Français “passent l’arme à gauche”, les Anglo-Saxons donnent un coup de pied dans le
seau : “to kick the bucket”. Mais ils ont tous “une mémoire comme une passoire” (“to
have a memory like a sieve”) et ils “coupent les cheveux en quatre” (“to split hair”).
7 Quand il n’existe pas d’expression semblable dans la langue-cible, le choix du
traducteur s’opère :

entre plusieurs clichés qui dans la langue-cible constituent des équivalents


possibles de l’expression d’origine : ainsi pour “to sail close to the wind” : “friser
l’indécence”, “frôler l’illégalité”, “flirter avec l’insolence”.
entre un cliché et un équivalent non figuré : [Ex. 1] “On ne voyait pas bien par
quelle pirouette [Clinton] pouvait s’en sortir cette fois” peut se transposer en : “It
was difficult to see what [Clinton] could pull off this time“ ou ”how he could
dodge the question”, qui met en jeu une autre image, celle de l’esquive.
entre un équivalent dans la langue-cible et la possibilité de garder l’expression
telle qu’elle est dans la langue d’origine. Va-t-on traduire “it’s is not my cup of
tea” par “ce n’est pas mon genre” ou par “ce n’est pas ma tasse de thé”, qui est
aujourd’hui compréhensible et possible en français ? À la limite, le cliché peut
être utilisé en langue étrangère, avec ou sans commentaire. On emploie
fréquemment en français “fishing for compliments”. Le Nouvel Observateur note
à propos de Clinton : “Celui qu’on appelle le comeback kid à cause de sa capacité
à rebondir...”.

8 Dans ces divers cas, le choix peut être motivé par des critères internes au système de
la langue, à savoir le paradigme dans lequel s’inscrit une expression ou un terme
constitutif de l’expression. Ainsi, dans l’exemple de l’article du Figaro Magazine sur Bill
Clinton : “on a seriné [au peuple américain] sur tous les tons que son compte était bon”,
le cliché “son compte est bon” n’a pas d’équivalent direct en anglais, et, qui plus est, se
range dans une série d’expressions fondées sur le mot “compte(s)” qui comprennent “lui
régler son compte”, “avoir son compte” mais aussi “rendre des comptes” et “faire ses
comptes”, au sein desquelles le sort du Président apparaît comme l’addition d’une série
de fautes qu’il faut payer, mais aussi, de biais, comme le résultat d’un règlement de
comptes et la destinée de celui qui doit rendre compte de ses actes à la nation. À partir
du moment où l’anglais ne connaît pas d’expression appropriée fondée sur le mot

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“account”, ce complexe ne peut être rendu et il faut se tourner vers une autre solution
en acceptant la perte qui en découle immanquablement.
9 Cependant ces jeux d’équivalences paradigmatiques dans le système de la langue ne
suffisent pas à déterminer les choix du traducteur, dont les procédures de sélection
tiennent compte de données culturelles et situationnelles. En effet, la traduction
n’effectue pas simplement le passage d’un système de la langue au système d’une autre
langue. Elle entend reproduire un discours particulier qui tire son sens mais aussi son
impact de l’interaction entre le locuteur et son ou ses allocutaire(s). Elle doit donc, dans
la mesure du possible, restituer à l’intérieur de la signification la force illocutoire du
cliché qui va orienter l’attitude de l’auditoire. En d’autres termes, le texte traduit doit
autant que possible conserver l’efficacité du texte-source.

Le discours en situation : le phatique et


l’argumentatif
10 Pour comprendre les critères de choix qui peuvent guider le traducteur dans son
traitement des clichés en situation de discours, je voudrais brièvement rappeler la
situation de communication propre à la traduction. On passe en effet d’un dispositif
d’énonciation premier, figuré par le schéma suivant, où (L) figure pour Locuteur et (All)
pour Allocutaire, (f) pour français et (a) pour anglo-américain :

11 à un schéma second :

12 Les deux interactions emboîtées s’effectuent non seulement dans des langues, mais
aussi dans des cultures différentes. Dans la situation nouvelle, l’allocutaire anglo-
américain doit avoir l’illusion que le locuteur (L) s’adresse à lui : c’est en tout cas lui que
vise désormais le discours à partir du moment où il est donné à lire en anglais. Un écart
patent sépare l’allocutaire 1, le lecteur français supposé du Figaro Magazine, de
l’allocutaire 2, disons le lecteur américain de l’extrait traduit. Parallèlement, le
traducteur ne peut se confondre avec le locuteur dont il entend restituer fidèlement la
parole ; même s’il dissimule autant que possible sa présence, c’est lui qui parle à son
public dans sa propre langue. “Toute traduction, note Maurice Pergnier1, porte la trace
de son traducteur qui ne peut, quels que soient ses efforts en ce sens, devenir
“transparent”. Outre son coefficient personnel, le traducteur se caractérise
linguistiquement (par le fait même qu’il ré-émet dans une langue autre que celle de
l’auteur) par des traits qui appartiennent non à lui-même en tant qu’individu, mais à
l’ensemble de la communauté linguistique de la langue de traduction” (1993 :49)2.
13 Quelle est l’incidence de ce schéma, avec ses éventuelles variantes, sur la traduction
des clichés ? En fait, il conditionne de nombreux choix qui ne se font pas en fonction
d’un axe paradigmatique donné dans le système de la langue, mais en fonction du sens
que prend l’expression figée dans une situation de discours concrète. Ce qui doit être
transmis, ce n’est pas seulement la signification du cliché telle qu’elle existe dans la
langue d’origine, mais aussi le sens et la force du cliché dans une interaction verbale
donnée.
14 Prenons un exemple concret. Le traducteur du Figaro Magazine qui livre un article
sur Clinton à un public américain auquel il n’était pas destiné au départ, superpose au
rapport :
15 journaliste français à lecteurs français
16 un autre rapport :
17 journaliste français (Franz-Olivier Giesbert) à lecteurs américains.

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18 Cette interaction nouvelle, le traducteur fait plus que la rendre possible, il en est
l’indispensable médiateur. Il doit dès lors veiller à ce que les clichés remplissent dans la
traduction des fonctions similaires à celles qui leur étaient dévolues dans l’original. Or,
ces fonctions sont loin de se limiter à la transmission d’une signification : elles
participent de l’impact que peut avoir l’énoncé sur le lecteur. Il s’agit donc de trouver
des équivalents anglais qui aient la même force illocutoire que les expressions
françaises originelles en tenant compte des habitudes langagières, du savoir
encyclopédique et des croyances partagées de l’auditoire nouveau (A112 a)3.
19 Le cliché en tant qu’expression familière, figure de style qui est devenue l’apanage
d’une communauté entière, permet d’établir un contact entre les interlocuteurs, en
l’occurrence entre le journaliste et son public. Il crée une connivence entre personnes
qui partagent les mêmes façons de dire et de voir. L’emploi d’un effet stylistique tombé
dans le domaine commun ne permet pas seulement de partager une langue : il permet
de se reconnaître et de communier dans un style. Le cliché remplit de ce fait une
fonction phatique qui n’est pas négligeable.
20 Dans cette perspective, il est nécessaire de maintenir cette connivence en substituant
aux expressions toutes faites de la langue française des clichés anglo-américains qui
produisent, dans la mesure du possible, à la fois les mêmes effets de sens et le même
effet de proximité. Ainsi, dans l’exemple “son compte était bon”, le traducteur peut
choisir un équivalent sémantique non imagé et relativement neutre comme “he was
done for” ; mais il peut aussi sélectionner un cliché qui s’éloigne quelque peu de
l’original français à la fois dans son fondement métaphorique et dans les implications
de celui-ci, comme “his goose was cooked”, qui a l’avantage de maintenir l’impression
de communier dans les trésors d’une même langue populaire. Tous les échos qu’éveillait
le terme “son compte” doivent alors être sacrifiés au profit d’un équivalent
sémantiquement correct qui a l’avantage de remplir une fonction phatique importante.
21 On voit donc comment les clichés contribuent à modeler la relation des partenaires.
On notera, comme en témoigne l’exemple choisi, qu’un cliché ne remplit pas sa fonction
phatique isolément : c’est la multiplicité des clichés disposés tout au long du texte qui
contribue à créer et à maintenir l’impression de connivence, voire de communion dans
une même langue : “on a seriné [au peuple américain] sur tous les tons que son compte
était bon [...] on ne voyait pas bien par quelle pirouette le funambule pouvait s’en sortir,
cette fois-ci...”.
22 Les clichés font plus qu’établir ou renforcer une connivence, ils contribuent à la
bonne marche argumentative du discours. En d’autres termes, ils permettent d’orienter
les vues du lecteur dans un sens déterminé. Ainsi le terme “seriner” (Ex. 1) signifie au
sens figuré “enseigner un air ou une leçon en les répétant sans fin”. Il pose les
Américains en position d’élèves qu’on instruit par le ressassement, et qui donc sont
censés assimiler et reproduire sans aucun sens critique ce qu’on leur inculque. “Sur tous
les tons”, qui apparaît comme un pléonasme par rapport à “seriner”, renforce en
l’hyperbolisant l’analogie musicale à la base du cliché (seriner signifiant au propre
apprendre à chanter aux oiseaux à l’aide d’un petit orgue mécanique). “On leur a seriné
sur tous les tons” déprécie par avance l’énoncé rapporté qui suit ; une leçon serinée ne
saurait être positive, d’abord parce qu’elle est l’effet d’un automatisme, ensuite parce
qu’elle n’est qu’un “air” qu’on chante inlassablement. Le “on” se pose ipso facto en
propagandiste, et le journaliste du Figaro Magazine en dénonciateur qui entretient
avec ses lecteurs un tout autre rapport que le maître avec ses élèves, ou le propagandiste
avec le public qu’il essaye de manipuler. Notons que Frantz Olivier Giesbert, le
rédacteur de l’article du Figaro, utilise un cliché relativement peu courant aujourd’hui,
qui appartient à une langue plutôt choisie et place ses lecteurs en position de public
(modérément) cultivé. En partageant avec eux ce cliché, il les situe en même temps que
lui à un niveau supérieur que confirme plus loin l’emploi du terme “frasques”. À travers
sa manipulation des clichés, c’est donc une image de soi mais aussi de l’autre
susceptible de favoriser son influence que construit le journaliste. Comment rendre
dans la traduction cette double interaction, celle que rapporte l’énoncé entre le “on” et

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le peuple américain, et celle que met en place l’énonciation entre le journaliste du
Figaro Magazine et ses lecteurs français ?
23 Les critères d’équivalence seront donc : (1) la signification de l’expression
métaphorique ; (2) la présupposition du verbe cliché (à savoir que ce qui est seriné est
marqué de péjoration) ; (3) la connivence créée par une figure de style partagée et (4) la
distribution des rôles que le verbe cliché entraîne au niveau du disposiif d’énonciation ;
par son niveau de langue, il contribue à construire l’ethos du locuteur4 et l’image des
allocutaires.
24 L’équivalent de “seriner” n’existant pas en anglais, il faut avoir recours à un terme ou
une expression rendant à la fois le sens de répétition et celui de mettre quelque chose
dans la tête de quelqu’un malgré lui. On peut recourir au cliché “to drum something into
somebody”, qui a l’avantage de rendre l’idée de répétition à partir de l’image du
tambour. Cependant cette métaphore musicale est aussi une métaphore militaire, et
insiste sur la violence faite au public en affaiblissant la dimension d’enseignement. Mon
collègue irlandais m’a proposé le cliché “they dinned into their head” qui fait intervenir
l’idée de vacarme, de chahut. Dans les deux cas, la violence faite aux Américains
apparaît comme plus grande que celle qu’implique l’original français. Qui plus est,
l’interaction entre le locuteur (alias le traducteur) et le lecteur se fait par l’intermédiaire
de clichés courants de type populaire, qui ne rendent pas le détachement supérieur
caractéristique des interactants du Figaro Magazine contemplant les médias en train
de seriner les Américains. Cette modification du niveau de langue qui affecte la
distribution des rôles dans le dispositif d’énonciation permet d’utiliser plus loin le
trivial “his goings on” pour “ses frasques”.
25 Malgré ces divergences au niveau sémantique et énonciatif, les deux clichés anglais
évoqués permettent le même enchaînement que le cliché français, à savoir la
dépréciation automatique des énoncés rapportés (le compte du Président est bon et ses
frasques le feront condamner et, à plus longue échéance, damner). Le choix de
l’expression “to hammer into or to din into somebody’s head” semble en cela préférable
à celui de “They told them a thousand times”. Si cette dernière formule garde l’idée de
répétition et rend l’expression sacrifiée dans l’autre version de “sur tous les tons”, elle
n’implique pas cependant une dévalorisation automatique de l’énoncé qui suit (comme
le montre “I told you a thousand times not to make friends with crooks”). En d’autres
termes, le choix de “to hammer” ou “to din” paraît meilleur parce que les
présuppositions inscrites dans la littéralité de l’énoncé restent les mêmes. Il maintient
par ailleurs un cliché en place de l’original, même s’il ne s’agit plus du même niveau de
langue.
26 En fait, l’emploi de ce cliché remplace l’interaction d’origine par une interaction
quelque peu différente, mais néanmoins pertinente ; le locuteur anglo-américain
communie avec ses allocutaires dans la familiarité d’une langue populaire qui critique
en le rabaissant le discours officiel sur Clinton. La valeur sémantique du cliché, quelque
peu transformée, reste pertinente car elle correspond à un paramètre présent dans le
texte (i. e, la dépréciation par le langage populaire de ce qui se dit ou se passe aux
U.S.A). Quant à la force de l’expression, s’il est vrai que les lecteurs américains sont
affectés par le potentiel plus grand de violence qui ressort d’une expression toute faite
comme “to hammer”, cette violence n’est peut-être pas déplacée puisqu’il s’agit de
mettre en question un discours officiel qui leur est à l’origine directement adressé, et
contre lequel la traduction doit contribuer à les immuniser — ce qui n’est pas le cas dans
les textes français où les lecteurs restent supérieurement détachés puisqu’ils sont
d’entrée de jeu spectateurs et critiques.
27 Prenons un autre exemple, plus complexe, dans Le Nouvel Observateur (Ex. 2) : “Un
bâton de pélerin à la main, le Président a déjà commencé d’arpenter l’immense
Amérique pour faire jouer en sa faveur le divorce entre le vrai pays et les politicards”.
Quels sont les impératifs auxquels le traducteur doit répondre en transposant les clichés
pour maintenir le sens et la force de l’argument ?
28 L’orientation de l’énoncé est principalement donnée par un changement progressif du
registre des clichés et des secteurs auxquels ils renvoient. En déjouant l’enchaînement
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que laissait prévoir la repentance du “pèlerin”, la succession des clichés fait dévier
l’interprétation et transforme l’image d’un mea culpa sincère en celle d’un gain
politique habilement amassé.

1. Déjà le premier cliché, qui renvoie au registre religieux, “un bâton de pélerin à
la main”, n’est pas innocent. En effet, par l’élément obsolète du bâton, il renvoie
ostensiblement à un monde révolu, celui où les grands de ce monde, les rois et les
empereurs, pouvaient prendre humblement le chemin d’un pélerinage et se
présenter en pécheurs repentants. La traduction doit maintenir la figure de style
usée en opérant la même mise en évidence ironique, ce que semble permettre
sans encombre l’équivalent “holding a pilgrim’s walking stick”.
2. L’acheminement vers les lieux saints à la recherche de la purification, du
pardon pour les péchés commis, justifie l’enchaînement sur l’image de la marche.
Cependant, le terme “arpenter” (marcher à grands pas) n’est guère attendu en
contexte de pélerinage, et moins encore quand il y va de “l’immense Amérique”.
Il y a ici une métaphore vive, un effet de style qui n’est pas usé ; l’effet de surprise
qu’il crée tranche sur la familiarité des clichés qui précèdent et qui suivent. Entre
les registres codés du religieux et du politique, la métaphore établit une
transition qui permet de passer de l’un à l’autre en déstabilisant le régime des
clichés. “Arpenter” renvoie à des mouvements rapides dépourvus de la
tranquillité que demande le long voyage de l’homme détaché de ce monde ; de
plus, on arpente des espaces restreints, “Fiévreusement, il arpentait, en
réfléchissant, les greniers désordonnés” est l’exemple d’Alain-Fournier que
propose le Petit Robert, et le Larousse donne : “Il arpentait la cour de long en
large”. Le pélerinage devient ainsi une course fiévreuse à travers l’Amérique, qui
ressemble étrangement à un circuit de campagne électorale. L’expression doit
garder en traduction son caractère métaphorique et son incongruité pour pouvoir
remplir les mêmes fonctions (pacing up and down” ?).
3. Ainsi s’effectue le passage à “faire jouer en sa faveur le divorce entre...”, où la
locution figée “faire jouer en sa faveur”, qui met l’accent sur les stratégies du
profit, s’oppose à la sainteté désintéressée évoquée par le pélerinage. Le “divorce”
entre le vrai pays et les “politicards”, bénéfique aux intérêts du Président,
s’oppose à toute attitude inspirée de la chrétienté qui n’encourage ni les divorces,
ni les dissensions.

29 Il ressort clairement de la juxtaposition de registres hétérogènes de clichés et de


locutions figées, et plus particulièrement du passage du repentir religieux au profit
politique, que l’attitude de la contrition est pour Clinton une stratégie. Cette possibilité
d’inférence autorisée par l’enchaînement et la rupture des régimes de figures doit être
reconstituée par la traduction. Le déchiffrement adéquat des clichés, qui demande une
bonne perception des implicites et des ruptures de registre, permettra alors de faire
communier les lecteurs américains, comme leurs pairs français, avec le (traducteur)-
journaliste dans la supériorité de ceux qui savent lire à bon escient aussi bien les textes
que le réel. Le plaisir de la découverte progressive (d’un cliché à l’autre en passant par la
métaphore) et la possibilité d’exercer sa perspicacité feront adhérer l’allocutaire à la
thèse qu’il a lui-même reconstruite plus facilement que si elle lui avait été explicitement
proposée. C’est cet effet qu’il importe de produire en transposant l’énoncé d’une langue
à l’autre.
30 Il en va de même quand la force argumentative du texte dérive d’un effet de pathos
plutôt que d’une distanciation critique. On le voit dans l’exemple suivant, tiré du Times
du 22 septembre 1998 dans un article de Matthews Parris intitulé “It wasn’t the sex that
was porn, it was the sadism” (Ex. 3) :

It was pitiless. Under the blind stare of camerawork [...] I watched a


man fight for his life. Gasping, slipping and gulping, finding his feet for
an instant then being dragged back under by a torrent of clever questions, the
President won sympathy even as he lost credibility (page de couverture).

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31 La situation de Clinton à la télévision est présentée à l’aide d’une série de clichés qui
en font le drame d’un homme en train de se noyer. L’impact de ces images provient de
leur capacité à faire de l’interrogatoire de Clinton une situation où un être en détresse
doit lutter contre les éléments qui menacent de l’engloutir. On mesurera la différence
entre le cliché de la noyade et de la lutte pour la survie mis en perspective sur la froide
cruauté des médias, et celui de l’homme faisant face à la tempête dans le New York
Times (reproduit dans le Herald Tribune, 22 septembre 1998, p. 10) :

Congress is engaged in the annual autumn ritual of confronting the


White House over taxes and spending, just when Mr. Clinton is braving
the empeachment firestorm on an island of his own contradictions.

32 Dans le Times anglais, la violence des éléments est rendue par “dragged back under
by a torrent of clever questions”, les efforts de l’homme qui essaye d’échapper à la
noyade par “gasping, slipping and gulping”, l’indifférence cruelle des médias par “the
blind stare of camerawork”. C’est la fluidité et le naturel de la langue qui permet au
lecteur d’adhérer spontanément à la position que lui assigne le discours, celle de la
communion avec le locuteur dans la sympathie envers le Président, dans le sens originel
de “souffrir avec”, par contraste avec l’indifférence des médias semblables à des
machines (les caméras) devant la souffrance humaine.
33 La traduction doit prendre en compte les paramètres suivants : (1) le niveau
sémantique de chaque cliché et la cohérence de la métaphore filée ; (2) la capacité des
expressions toutes faites en français à susciter l’émotion et l’adhésion affective ; (3) la
violence et le dynamisme que les clichés confèrent à la scène ; (4) le caractère naturel,
c’est-à-dire familier, des figures et expressions, qui permettra au lecteur français de les
assimiler et de s’y retrouver sans encombre ; (5) dans les expressions usées qui suscitent
l’émotion, les effets de rythme et de sonorité qui contribuent au pathos : “gasping,
slipping and gulping”. Les clichés qui seront les plus familiers et les plus proches du
lecteur, ceux dans lesquels il retrouvera le plus immédiatement l’écho des valeurs qui
éveillent ses sentiments, seront les plus efficaces. Une transposition plutôt qu’une
traduction trop littérale semble ainsi exigée pour reproduire non pas seulement la
signification de l’énoncé, mais ses effets. Je propose la version suivante, qui prend
quelques libertés avec le terme de “gulping” pour garder le rythme et la répétition des
sonorités :

Sous le regard aveugle des caméras [...] j’ai vu un homme lutter pour sa vie. À
bout de souffle, glissant et succombant (ou : suffoquant, glissant et succombant),
reprenant pied puis, à nouveau submergé par un torrent d’habiles
questions, le Président gagnait en sympathie alors même qu’il perdait en
crédibilité.

34 Pour parvenir à une transposition aussi valide que possible des clichés en langue
étrangère, il faut bien sûr rattacher leur force argumentative et émotionnelle à la culture
dont ils proviennent et à laquelle ils renvoient. Par le fait même d’être des expressions
figées ou des figures lexicalisées, ils marquent leur appartenance à une communauté qui
partage non seulement une langue, mais aussi une culture. Or les valeurs culturelles
rattachées au cliché sont souvent implicites. Elles constituent un soubassement
doxique, l’ensemble des croyances, des idées reçues qui semblent aller de soi et
s’investissent dans les expressions toutes faites de la langue. De ce point de vue, le
cliché verbal n’est que la partie visible de l’iceberg. Ceci contribue à rendre sa traduction
problématique ; il faut voir non seulement si l’équivalent proposé est similaire dans ses
significations et ses présuppositions, s’il appartient au même niveau de langue, mais
aussi s’il en appelle au même système de références et de valeurs. C’est ce que démontre
à sa façon l’exemple du pathos dans le journal The Times : il faut que dans la
communauté des lecteurs l’indifférence des spectateurs à un homme en train de se
noyer soit considérée comme honteuse et soulève l’indignation pour que la mise en
rapport des clichés du regard aveugle et de la noyade acquière son impact. L’image de
l’Inquisition, souvent utilisée pour Kenneth Starr, a une valeur péjorative et renvoie à la

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référence partagée des tortures infligées par le pouvoir à une victime pour des conduites
qui relèvent aujourd’hui de la liberté de conscience et du domaine intangible de la vie
privée. Si cet arrière-plan culturel qui comprend un savoir encyclopédique commun et
des valeurs partagées est absent, l’interaction entre le locuteur relayé par son traducteur
et l’allocutaire en langue étrangère ne peut se faire.

Du cliché au stéréotype : la question de


la transposition culturelle
35 Le cliché ne renvoie pas seulement aux évidences partagées qui le constituent, mais
aussi à des stéréotypes, des représentations collectives figées qui dépassent les limites
d’une expression verbale et sont reconstruites par le lecteur à partir d’un ensemble de
marques qu’il rapporte à un modèle préexistant5. Quelquefois, un cliché de par lui-
même renvoie à un stéréotype : ainsi la “mère juive”, “le sexe faible”, “avare comme un
Écossais”. Il est intéressant de voir comment des choix de traduction peuvent s’effectuer
pour assurer le renvoi au stéréotype. Prenons un exemple (Ex. 4) tiré d’un récit de
William Faulkner, Victory, où des Français à l’issue de la guerre de 1914-1918 font des
commentaires sur un visiteur anglais inconnu ; les deux aubergistes disent, dans la
version originale6 :

“He may have come to look at the grave of his son”, the woman said.
“Him ? the host said. That one ? He is too cold to ever have had a son.” (p. 152)
“Peut-être qu’il est venu visiter la tombe de son fils, hasarda la femme.
— Lui ? Fit l’aubergiste. Celui-là ? Il est bien trop gelé pour avoir un fils.” (p. 25)

36 Deux femmes françaises observent l’Anglais dans le train :

“See !” one of the women said. “His mouth. He is reading the name.
What did I tell you ? It is just as I said. His son fell here.”
“Then he had lots of sons”, the other woman said. “He had read the name each
time since we left Arras. Eh ! Eh ! Him a son ? That cold ?”
“They do get children, though.” (p. 155)

37 Et dans la version française, on lit :

[...] “Ah, ah ! Un fils, lui ? Un glaçon comme ça ?” (p. 29)

38 Curieusement, l’expression équivalente de “cold” en français n’est pas jugée assez


forte pour rendre la spécificité de la froideur anglaise, si bien que des marques plus
voyantes viennent signaler le stéréotype, avec dans un cas un emploi peu commun de
“gelé” et dans l’autre un cliché, “un glaçon”, qui hyper-bolisent le “cold” anglais.
39 Mais le plus souvent, le stéréotype se construit sans l’intervention d’une expression
toute faite. On pourrait croire qu’il est plus aisément traduisible que le cliché, puisqu’il
se laisse appréhender à partir d’éléments épars autorisant de nombreuses variantes.
Ainsi le stéréotype de l’Américain diffusant une culture dévalorisée en opposition avec
les valeurs traditionnelles françaises, et une moralité politically correct ridicule, peut se
glisser dans diverses formulations, dont le Figaro Magazine offre ici une variante (Ex. 1
) : le peuple américain “a inventé, pour notre plus grand malheur, les fast-foods, les
fromages sans goût, les films de Silvester Stallone et le puritanisme nunuche”. Plus qu’à
l’aide de locutions figées, l’énoncé construit la représentation toute faite de l’Américain
par des références culturelles, c’est-à-dire anti-culturelles, les “fast-foods” (laissé dans
la langue à titre d’emprunt), Silvester Stallone, etc. L’ensemble est rapporté sans
encombre par le public de droite du Figaro Magazine à un modèle réprouvé (les
ravages de la culture américaine dominante). Le stéréotype est par ailleurs reconstruit
facilement par tout Français sensibilisé au discours social contemporain.
40 Aucun problème, donc, pour transposer ce stéréotype en anglais (Voir la traduction
dans le Fascicule des textes de référence). Par contre, on peut se demander quelle est sa

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force argumentative dans le schéma de communication où les lecteurs américains se
substituent au public français d’origine. Une dissociation s’établit nécessairement entre
l’interaction première (le rédacteur du Figaro Magazine et ses lecteurs français) et
l’interaction seconde (le rédacteur français, relayé par le traducteur, et ses lecteurs
américains). Ces derniers ne peuvent lire ce texte que comme une traduction. En
d’autres termes, ils le déchiffrent comme le discours de l’autre qui leur renvoie leur
propre image déformée, un discours dont la francité doit dès lors rester prégnante. Ce
que le texte autorise à partir de la division en “nous” (les Français)/ “il” (le peuple
américain), mais aussi à partir du stéréotype à rebours qui peut être reconstruit sur la
base de l’énonciation, et appliqué au locuteur qui en assume la responsabilité.
Quelqu’un qui met au premier rang de ses préoccupations la gastronomie et les
fromages, qui n’aime pas le cinéma américain et défend les droits imprescriptibles de
l’érotisme ne peut être qu’un Français.
41 La question de l’impact d’un stéréotype qui peut être reconstruit de part et d’autre de
l’Atlantique n’influe pas vraiment, on le voit, les choix de traduction. Par contre,
certains stéréotypes sont plus difficiles à transposer. Je voudrais illustrer cet aspect par
deux histoires drôles, qui permettront de dissocier cliché et stéréotype et en même
temps de montrer comment, dans un contexte où le cas du cliché est simple, celui du
stéréotype est quasi insoluble, alors qu’inversement, dans un cas de cliché multiculturel
complexe, la transmission des stéréotypes est aisée. Voici donc d’abord les deux
anecdotes. La première est une histoire israélienne traduite de l’hébreu, l’autre une
histoire juive américaine traduite de l’anglais :

David Lévy, qui était en son temps Ministre des Affaires Étrangères de
l’État d’Israël, entre dans une maison, se précipite dans l’ascenseur et
mène toute sa suite sur le toit (les toits à Tel-Aviv sont plats). À un de ses
accompagnateurs, interloqués, qui lui demande : “Mais Monsieur le
Ministre, pourquoi nous conduisez-vous ici ?”, David Lévy rétorque :
“On m’a dit que les boissons alcoolisées étaient on the house !”

42 Voici la seconde anecdote sans préambule :

Une mère juive aux États-Unis reçoit un coup de fil de son fils. “Ah !
mon fils comme c’est gentil de m’appeler ! Cela fait quatre ans que tu n’as pas
téléphoné mais ça ne fait rien, je suis si contente... Tu t’es marié ? Tu n’as
m’as pas invitée à ton mariage, mais je suis si heureuse que tu sois
marié, c’est formidable ! C’est une... une Indienne, ah bon, mais je me
réjouis tellement que tu sois heureux. Vous venez demain me voir ? Je ne
me tiens plus de joie ! Le lendemain, on sonne à la porte, la mère ouvre
et elle voit... une vraie Peau-Rouge. La jeune femme, souriante, se présente :
”Hello ! I’am Happy Bird”. Et la mère de rétorquer : “And I am Sitting Shiva”.

43 Cette seconde anecdote doit, significativement, être précédée d’une légère


clarification. La coutume veut que durant les sept premiers jours de deuil d’un membre
de la famille proche, les Juifs gardent la maison pour pleurer le mort ; cela s’appelle
“shiva” traduit par “to sit shiva” (car on s’assied à même la terre). “To sit shiva” a été
étendu, par la suite, à une expression qui signifie se lamenter, pleurer sur quelque chose
qui est perdu comme quand on est en deuil. D’où la réplique faussement symétrique et
polie de la mère catastrophée : “And I’m Sitting Shiva”.
44 Que peut-on conclure de ces deux anecdotes en ce qui concerne les clichés, les
stéréotypes et leur traduction ? Dans un sens, bien sûr, ces exemples conviennent mal à
notre réflexion dans la mesure où le mot d’esprit dérive d’un jeu sur les signifiants par
définition intraduisible. En effet, dans l’anecdote israélienne, la pointe dérive du double
sens d’une expression qui donne lieu à méprise précisément parce qu’elle n’a pas
d’équivalent en hébreu (on dirait “sur le compte de la maison”, “al hechbon habaït”) ou
en français, ce qui induit David Lévy à la comprendre littéralement. Le cliché doit rester
dans l’original afin d’illustrer une erreur comique de traduction. Si on peut raconter
cette histoire en faisant rire son auditoire israélien, c’est dans la mesure où il s’agit
d’une expression qui est désormais largement répandue parmi les usagers de la langue

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hébraïque, où elle est couramment utilisée (ce qui est sans doute vrai à un moindre
degré du français).
45 Le cas de la seconde anecdote est plus complexe linguistiquement dans la mesure où
les compétences langagières standard de l’allocutaire qui possède l’anglais ne suffisent
pas ; il s’agit d’une expression qui provient de la culture judaïque et de son idiolecte
particulier au sein de l’anglo-américain. En se forgeant un nom construit sur le modèle
dit “peau-rouge”, Adjectif + Substantif formant une désignation symbolique, la mère
maintient le double sens de l’expression “sitting shiva” (I am a sitting shiva, donc je suis
en deuil, mais aussi je suis, je m’appelle “Sitting Shiva”). Le jeu est d’autant plus drôle
que le nom dont s’affuble la mère inverse le sens de celui que porte la bru
(bonheur/deuil), marquant ainsi deux attitudes diamétralement opposées à l’union du
fils avec une Indienne.
46 Cependant ces deux histoires drôles sur des stéréotypes ethniques s’inscrivent dans
l’implicite du discours. Or les stéréotypes de la seconde anecdote, dont la complexité
langagière est plus grande, sont plus facilement transmissibles que ceux de la première,
moins complexe linguistiquement mais intransposable culturellement. L’histoire juive
fait porter le deuil symbolique sur le mariage interethnique. L’expression toute faite
prend son sens en contexte ; l’auditoire comprend que la protagoniste porte le deuil de
ses illusions concernant le mariage de son fils quand elle voit sa belle-fille en activant le
modèle du repli identitaire qui caractérise le personnage de la mère à la fois en tant que
Juive désireuse que son fils épouse “a nice Jewish girl”, et en tant qu’Américaine du
Nord nourrie de préjugés envers les autochtones, considérés comme des barbares (les
“Peaux-Rouges”). On en arrive dès lors à la mise en scène comique de stéréotypes
ethniques engagés dans le mécanisme de l’exclusion. Ce stéréotype s’articule sur celui,
largement répandu, de la mère juive qui vit tout entière pour son fils et qui est l’exemple
du sacrifice généreux de sa propre personne au bonheur de ses enfants, bien tempéré
par des reproches indirects qui viennent à point les rappeler à leur culpabilité. À cause
de la vaste circulation de cette image maternelle (il n’est pas besoin, disait un ouvrage
sur “comment devenir une mère juive”, d’être juive ni même d’être mère), mais aussi de
l’actualité des stéréotypes ethniques et des problèmes d’exclusion, les stéréotypes
passent aisément d’une langue à l’autre et d’une culture à l’autre.
47 Il en va autrement de l’histoire drôle israélienne, où le stéréotype n’est perceptible
que pour la communauté qui connaît, à la fois l’image publique de David Lévy, et le
stéréotype du Juif maghrébin. En effet, David Lévy vient d’une petite ville du Sud du
pays, d’une très modeste famille de Juifs marocains. Il est rapporté à une culture
orientale perçue comme inférieure, dont les marques sont l’ignorance à la fois sur le
plan des connaissances linguistiques, des manières et des connaissances tout court. Un
des signes particuliers de cette ignorance est le fait qu’il ne parle pas l’anglais, qui est en
Israël la première langue étrangère enseignée dans les écoles primaires et dans la
diplomatie la langue vernaculaire. Le fait que David Lévy parle, en plus de l’hébreu,
l’arabe et le français, ne change rien à son stéréotype de Sefarade ignorant d’une petite
ville du Sud. On dira peut-être à la décharge de ce préjugé ethnique qu’ignorer l’anglais
présente quelques inconvénients pour un ministre des Affaires Étrangères en Israël.
Quoi qu’il en soit, le stéréotype n’est pas nécessairement transmis à celui qui déchiffre
le jeu de mots fondé sur le cliché. Il semble intraduisible pour ceux qui ne sont pas
familiarisés avec le modèle culturel préexistant et ne peuvent en conséquence le
reconstruire. Seuls des commentaires de l’ordre de ceux qui figurent dans cette étude
(les notes du traducteur) permettent de récupérer cette couche d’implicite perdue.

La fonction esthétique et la textualité


48 Un dernier point me semble important à soulever dès lors qu’il s’agit de traduction
littéraire. Les clichés y remplissent certes les mêmes fonctions que dans le discours
quotidien, journalistique ou humoristique. Cependant leur usage est soumis aux critères
esthétiques de l’époque et du genre dont participe le texte, ajoutant ainsi des
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paramètres dont le traducteur devra tenir compte. Elisheva Rosen et moi-même avions
essayé de montrer, dans Les Discours du cliché, que les figures de style usées jouaient
un rôle différent dans diverses esthétiques. L’un des exemples qui semble être resté plus
que d’autres dans les mémoires est celui du cliché utilisé par Balzac pour dépeindre
Madame Grandet, “jaune comme un coing”. Comme les autres expressions tombées
dans l’usage commun, cette comparaison usée renforce dans l’esthétique réaliste la
vraisemblance, c’est-à-dire l’impression de naturel qui permet de voir dans le discours
romanesque un reflet direct de ce dont il parle. Il est donc important que le traducteur
maintienne un cliché qui participe à cette édification du vraisemblable, plutôt qu’une
analogie étonnante dans sa nouveauté. En même temps, le texte joue du cliché en
présentant Madame Grandet, que son mari a dépossédée de ses biens, comme un
“coing”, un fruit sec ; elle est ainsi comparée, quelques lignes plus loin, à “ces fruits
cotonneux et secs qui n’ont plus ni saveur ni suc”. Comment rendre ce cliché en
anglais ? La version de Marion Ayron Crawford dans les Penguin Classics donne :

Madame Grandet was a thin, dessicated-looking woman, as yellow as a


quince [...] at the first glance she vaguely recalled those cotton-textured
fruits that have lost all their flavour and juice (1955 : 57).

49 On remarquera que la traduction littérale du cliché permet de garder la mise en


relation avec les fruits qui n’ont plus de suc. Cependant dans la mesure où elle produit
en anglais la surprise d’une métaphore vive, elle ne remplit plus les fonctions
vraisemblabilisantes assignées dans l’esthétique réaliste de Balzac au cliché. Une
tentative en hébreu de traduire le cliché par une expression usée existante, “jaune
comme un citron”, opérait l’effet inverse, puisque le citron étant un fruit à jus, ne
pouvait avoir les mêmes développements que le coing, fruit en soi laid, dur et sec.
50 Le deuxième exemple littéraire, emprunté à Émile Zola, montre le problème de la
traduction d’un cliché qui se répète à maintes reprises dans le roman, et qui en scande
les différents épisodes. Il s’agit du cliché, promis à une grande fortune pendant la guerre
de 1914-1918, du “troupeau” appliqué aux soldats dans La Débâcle. On en trouvera
quelques occurrences, avec la traduction de Leonard Tancock dans le Fascicule des
textes de référence7. Le cliché “troupeau” y est traduit par plusieurs équivalents, selon le
contexte : herd, flock, cattle, rabble. Ce faisant, Tancock obéit à la règle de l’esthétique
réaliste qui est celle de Zola comme de Balzac : la primauté du vraisemblable. En effet,
en l’absence d’un équivalent exact comportant les différentes nuances de sens de
“troupeau”, le traducteur choisit le terme-cliché qui semble le plus naturel, le plus
transparent, dans le contexte de l’énoncé. Cependant le texte traduit perd ainsi une
autre dimension propre à l’écriture de Zola, à son esthétique singulière, qui est la valeur
symbolique accordée à un cliché (ou à une métaphore) dont le retour régulier dans la
prose romanesque apparaît comme un leitmotif.
51 Un dernier exemple, tiré du titre d’un roman de Jean Giono, donnera un autre cas de
figure. En effet le roman pacifiste de Giono qui traite de la Grande Guerre, Le Grand
troupeau, a été traduit en anglais par To the Slaughterhouse. L’intitulé traduit répond à
deux critères importants : il constitue un cliché dans la langue-cible, et il permet des
rappels thématiques dans le texte. Cependant, le récit de Giono joue sur l’image du
troupeau à des niveaux très divers, dont le troupeau envoyé à l’abattoir n’est qu’un des
aspects. Tout d’abord, il met en scène un vrai troupeau qui saigne sur la route,
symbolique des soldats envoyés au front, mais qui n’est pas conduit à l’abattoir.
Ensuite, il donne au troupeau et aux bergers un sens symbolique qui est relié à
l’imagerie chrétienne. Ainsi, le titre-cliché qui est en quelque sorte disséminé dans le
texte, le cliché qui est narrativisé et retravaillé dans le langage poétique de Giono, se
trouve réduit à une seule dimension. De par la position surplombante octroyée à
l’intitulé, To the Slaughterhouse réduit la pluralité de significations déployées dans le
texte en les canalisant dans un seul sens.
52 Du phatique à l’argumentatif et à l’esthétique, on voit que la traduction du cliché
obéit à des contraintes diverses qui dépendent du type d’interaction et du genre de
discours dont relève l’énoncé où est insérée la figure de style usée. Sa transposition à la

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fois linguistique et culturelle met le traducteur face à des choix qui consistent
nécessairement à privilégier une dimension, une fonction aux dépens d’une autre. Ce
sont les critères qui peuvent présider à ces choix dans le passage du français à l’anglais,
ou vice versa, qui ont été abordés ici à partir d’exemples déjà traduits ou à traduire.

Document annexe

D’une culture à l’autre - Textes de référence (application/pdf – 1,6M)

Notes
1 Maurice Pergnier, Les Fondements socio-linguistiques de la traduction, Lille, PUL, 1993, p. 49.
2 Le degré de visibilité du traducteur dépend bien sûr du genre de discours qu’il est appelé à
transposer. Dans certains cas, la substitution d’une langue à l’autre doit se faire de façon
tellement imperceptible que l’existence même de la traduction est cachée, et le nom du traducteur
gommé. Nous ne savons pas qui traduit les slogans publicitaires, par ailleurs fertiles en clichés,
qui circulent pour les mêmes produits d’un pays à l’autre. Dans d’autres cas, le traducteur
apparaît comme un médiateur autorisé qui fait connaître à son public un texte provenant d’une
autre culture en lui permettant de se l’approprier. Il peut alors se permettre, en plus d’une pré- ou
postface, des “notes du traducteur” qui manifestent son intervention.
3 Ces considérations sur le rapport à l’auditoire et à ses valeurs partagées s’inspirent
principalement des travaux de Chaim Perelman en argumentation (Chaim Perelman et Lucie
Olbrecht-Tyteca, Traité de l’argumentation. La Nouvelle rhétorique, Bruxelles, Editions de
l’Université de Bruxelles, 1970), et sur la notion de coopération textuelle de Umberto Eco, Lector
in Fabulae. Le Rôle du lecteur, Paris, Grasset, 1985. Elles sont développées dans Ruth Amossy,
L’Argumentation dans le discours. Discours politique, littérature d’idées, fiction, Paris, Nathan,
coll. “Fac linguistique”, 2000).
4 Sur la notion d’ethos au sens aristotelicien du terme et son importance dans la réflexion
contemporaine, on consultera l’ouvrage collectif consacré au sujet en 1999 : Images de soi dans le
discours, La Construction de l’ethos, ed. par Ruth Amossy (Genève, Delachaux et Niestlé). Bien
que l’ouvrage n’aborde pas la question de la traduction, je crois que la notion d’ethos comme
image de soi construite dans le discours peut être fertile dans ce domaine.
5 Pour les définitions et une réflexion sur le stéréotype comme représentation collective figée, cf.
Ruth Amossy, Les Idées reçues. Sémiologie du stéréotype, Paris, Nathan, 1991.
6 William Faulkner, These Thirteen, Vol. II of the Collected Short Stories of William Faulkner,
London, Catto & Windus ; 1st ed. 1951 ; 1958. Trad, française : R. N. Raimbault et Ch-P Vorce,
Treize histoires (1939), Paris, Gallimard, Coll. “Folio”, 1997.
7 Émile Zola, La Débâcle (1892), Paris, Gallimard, 1984 ; Trans. Leonard Tancock, Penguin
Classics, 1972).

Table des illustrations


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Fichier image/jpeg, 34k

Pour citer cet article


Référence papier
Ruth Amossy, « D’une culture à l’autre : réflexions sur la transposition des clichés et des
stéréotypes », Palimpsestes, 13 | 2001, 9-27.

Référence électronique

https://journals.openedition.org/palimpsestes/1551 13/14
08/01/2024 11:21 D’une culture à l’autre : réflexions sur la transposition des clichés et des stéréotypes
Ruth Amossy, « D’une culture à l’autre : réflexions sur la transposition des clichés et des
stéréotypes », Palimpsestes [En ligne], 13 | 2001, mis en ligne le 01 janvier 2001, consulté le 08
janvier 2024. URL : http://journals.openedition.org/palimpsestes/1551 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/palimpsestes.1551

Cet article est cité par


Goldberg, Michel. Duvat, Virginie. (2019) Les facteurs locaux et mondiaux de la
dégradation de l'environnement des îles coralliennes vus par la presse
quotidienne française. Géocarrefour, 93. DOI: 10.4000/geocarrefour.13070

Auteur
Ruth Amossy
Ruth AMOSSY, enseignant-chercheur à l'Université de Tel Aviv, est spécialiste en littérature
française et en théorie de la littérature. Elle a publié divers ouvrages et articles sur l'œuvre de
Julien Gracq, de Dali et des Surrélistes ; et elle a édité avec Iris Yaron une anthologie du
Surréalisme français en hébreu. Elle a Également travaillé sur Balzac, sur l'autobiographie des
Stars hollywoodiennes et sur le livre-entretien. Ses recherches actuelles portent sur
l'argumentation. Parmi ses publications, Les idées reçues. Sémiologie du stéréotype (Paris,
Nathan, 1991), Les Discours du cliché, en collaboration avec Elisheva Rosen (Paris, CDU-
SEDES, 1982), Stéréotypes et clichés. Langue, discours, société, en collaboration avec Anne
Herschberg Pierrot (Paris, Nathan, collection 128,1997), ainsi que des articles: "La force des
évidences partagées: stéréotypés et alentours" (Etudes de linguistique appliquée, n° 107, juillet-
septembre 1997), "L'inflexion de la parole commune ou les enjeux de l'écriture", Le Chantier
Robert Pinget, ed. J-C. Lieber et M. Renouard (Paris, J-M. Place, 2000).

Droits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits
réservés », sauf mention contraire.

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