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Tropics

« Son pittor anch’io » :


tableaux vivants,
autoportraits et trompe-
l’œil dans La Religieuse
Christophe Martin

 Citer cet article


Référence électronique
Christophe Martin, « « Son pittor anch’io » : tableaux vivants, autoportraits
et trompe-l’œil dans La Religieuse », Tropics [En ligne], 12 | 2022, mis en
ligne le 01 décembre 2022, consulté le 20 février 2024. URL :
https://tropics.univ-reunion.fr/2288

 RÉSUMÉS

Si l’on a souvent insisté sur la dimension intensément picturale de La


Religieuse, la critique s’est surtout attachée à énumérer les principales
scènes dans lesquelles elle se manifeste, à en décrire les procédures
:
rhétoriques, ou à en analyser l’e!et pathétique. Il s’agit plutôt ici d’en
situer les implications à la fois polémiques et philosophiques. L’hypothèse
examinée est que, pour en saisir les enjeux, la picturalité à l’œuvre dans le
roman doit être appréhendée en tant qu’elle procède non pas
directement du romancier, mais de di!érentes instances fictionnelles ou
énonciatives : l’institution conventuelle ; Suzanne religieuse ; Suzanne
narratrice et mémorialiste ; l’instance auctoriale dévoilant, in fine, la
« supercherie » au sein de ce qu’il est convenu d’appeler la « préface-
annexe ». C’est cette superposition subtile de di!érentes « couches »
picturales dans la trame du roman que l’on s’e!orce d’éclairer.

 INDEX

MOTS-CLÉS
Martin (Christophe), peinture, tableau-vivant, autoportrait, trompe-l’œil, simulacre

KEYWORDS
Paint, tableau-vivant, self-portrait, optical illusion, simulacrum

 PLAN

Tableaux vivants (1) : la fabrique des simulacres


Tableaux vivants (2) : Suzanne iconoclaste et peintre
Autoportraits : la peinture des peines et l’image des charmes
Trompe-l’œil : l’e"cace du simulacre

 TEXTE INTÉGRAL
:
1 On a souvent insisté, non sans raison, sur la dimension
intensément picturale de La Religieuse. Non seulement,
Diderot multiplie dans son roman les scènes visiblement
inspirées de la grande peinture religieuse du XVIIe siècle, mais
dans une célèbre lettre à Meister du 27 septembre 1780, il
indique que son texte pourrait offrir de multiples sujets
d’inspiration pour les artistes : « C’est un ouvrage à feuilleter
sans cesse par les peintres ; et si la vanité ne s’y opposait, sa
véritable épigraphe serait : Son pittor anch’io » 1. Pour Diderot,
l’écriture de La Religieuse fut à l’évidence le lieu
d’expérimentation d’une picturalité romanesque, dans le
prolongement d’une réflexion sur la notion de « tableau » qui,
au moins depuis 1757, occupe une place centrale dans sa
réflexion esthétique et dramatique 2. Ordonné comme une
galerie de tableaux, le plus souvent funèbres, le récit de
Suzanne ne cesse de s’immobiliser en arrêts sur image ou en
scènes qui appellent la référence picturale et font
(explicitement ou non) signe vers la peinture. Mais si cette
picturalité a été abondamment commentée 3, la critique s’est
attachée le plus souvent à énumérer les principales scènes
dans lesquelles elle se manifeste exemplairement, à en décrire
les procédures rhétoriques, au croisement du théâtre et de la
peinture (hypotyposes, instants dramatiques, références
picturales…) ou à en analyser l’effet pathétique. C’est plutôt à
en situer les implications à la fois polémiques et
philosophiques que l’on souhaite consacrer la présente étude.
Dans cette perspective, la prise en compte non seulement des
différents régimes de cette picturalité romanesque mais aussi
:
du dispositif complexe peu à peu élaboré par Diderot au cours
d’un processus de rédaction et de composition qui s’étend sur
plus de vingt ans, constitue des préalables indispensables. On
posera ici que, pour en saisir les enjeux, la picturalité à l’œuvre
dans le roman doit être appréhendée en tant qu’elle procède
non pas directement du romancier, mais de différentes
instances fictionnelles ou énonciatives : l’institution
conventuelle ; Suzanne religieuse ; Suzanne narratrice et
mémorialiste ; l’instance auctoriale dévoilant, in fine, la
« supercherie » au sein de ce qu’il est convenu d’appeler la
« préface-annexe ». C’est cette superposition subtile de
différentes « couches » picturales dans la trame du roman que
l’on voudrait ici éclairer.

Tableaux vivants (1) : la


fabrique des simulacres
2 Manifestement, pour Diderot, il existe une adéquation
profonde entre l’écriture picturale et son sujet. Le tableau
apparaît en effet, dans La Religieuse, comme le modèle même
de la vie monacale, vie claustrale idéalement soustraite à toute
action individuelle, éternellement rythmée par les mêmes
cérémonies, vie communautaire façonnée en outre par chaque
mère supérieure, où rien n’échappe au regard, où les
religieuses doivent en permanence « se composer ». En
témoignent exemplairement les premières leçons de maintien
que Suzanne reçoit au moment de son noviciat : « [la
supérieure] me composa la tête, les pieds, les mains, la taille,
:
les bras ; ce fut presque une leçon de Marcel sur les grâces
monastiques, car chaque état a les siennes » 4. Si c’est ici le
modèle de la danse qui prévaut, encore faut-il souligner les
liens étroits que celle-ci entretient, dans les discours
contemporains, avec l’esthétique du tableau. Non seulement
Diderot appelait, dans les Entretiens sur le fils naturel, à voir
dans la danse « un genre d’imitation », qui serait à la
pantomime ce que la poésie est à la prose 5, mais le parallèle
entre danse et peinture était alors un lieu commun des traités
théoriques 6. Ainsi, pour Louis de Cahusac, « la danse du
théâtre, dès sa naissance, fut la peinture d’une action. Les
grâces du corps, la souplesse des bras, l’agilité des pieds, ne
furent dès lors, pour le danseur, que ce que sont pour le
peintre les différentes couleurs qu’il emploie ; c’est-à-dire, la
matière première du tableau » 7. Quant à Jean-Georges
Noverre, ses Lettres sur la danse de 1760 désignent d’emblée le
« tableau » comme le modèle par excellence permettant de
fonder l’esthétique propre à l’art de la danse : « Un ballet est
un tableau, la scène est la toile, les mouvements mécaniques
des figurants sont les couleurs, leur physionomie est, si j’ose
m’exprimer ainsi, le pinceau, l’ensemble et la vivacité des
scènes, le choix de la musique, la décoration et le costume en
font le coloris ; enfin, le compositeur est le peintre » 8. Le
cloître comme lieu de discipline du corps exerce sur chacune
des religieuses une contrainte qui rejoint celle que l’esthétique
du tableau vivant impose aux danseurs chez Noverre, ou aux
comédiens chez Diderot dans sa théorie du drame sérieux.
Devenir religieuse suppose de se plier à des règles qui, loin
:
d’être dictées par une exigence de purification ou de
contemplation spirituelle, obéissent à des logiques de
discipline collective et de représentation. Comme le maître de
ballet chez Noverre, chacune des mères supérieures peut être
assimilée à un peintre composant différents tableaux de la vie
conventuelle, dont les tonalités varient en fonction de leur
personnalité ou de leur signature, et dont les différentes
couleurs sont figurées par les religieuses, « figurantes » d’un
ballet artistement chorégraphié et fortement ritualisé.
L’esthétique du tableau permet ainsi à Diderot de peindre le
couvent comme le lieu de la contrainte et de l’artifice. De cette
artificialité, le Père Lemoine est l’emblème : « très aimable
quand il s’oublie », d’apparence austère « quand il y pense »
(p. 161). Il se compose un maintien, joue un rôle et, mauvais
acteur, fait trop visiblement de lui-même un tableau, se
modelant sur l’image idéale du directeur de conscience.
Suzanne elle-même reconnaît avoir parfaitement intériorisé la
règle conventuelle qui implique de se composer et de faire
figure : « moi-même je me suis surprise plusieurs fois, sur le
point d’aller à la grille, arrêtée tout court, rajustant mon voile,
mon bandeau, composant mon visage, mes yeux, ma bouche,
mes mains, mes bras, ma contenance, ma démarche, et me
faisant un maintien et une modestie d’emprunt qui duraient
plus ou moins, selon les personnes avec lesquelles j’avais à
parler » (p. 161).
:
3 Plus essentiellement, La Religieuse est une réflexion sur la
religion comme institution dotée d’une redoutable efficacité
dans la fabrication de simulacres, au sens pictural que Diderot
donne à ce terme 9 : on ne cesse d’y composer de véritables
tableaux vivants destinés à édifier, séduire ou effrayer 10. La
cérémonie des vœux est ainsi conçue par l’institution
conventuelle comme la préparation méticuleuse d’un tableau
qu’un public nombreux est venu admirer et dont la fonction
essentielle est de figer le moment où la novice doit consentir à
sa propre réclusion : « On avait tout disposé dès la veille. […]
Lorsqu’il fallut entrer dans le lieu où je devais prononcer le
vœu de mon engagement, […] deux de mes compagnes me
prirent sous les bras, j’avais la tête renversée sur une d’elles et
je me traînais. Je ne sais ce qui se passait dans l’âme des
assistants, mais ils voyaient une jeune victime mourante qu’on
portait à l’autel, et il s’échappait de toutes parts des soupirs et
des sanglots » (p. 25-26). Le public se désintéresse ensuite de
son sort, manifestant par-là la logique profonde du tableau
vivant, qui déréalise l’objet de la représentation et suppose une
coupure radicale entre les figures offertes au regard et les
spectateurs 11. L’institution conventuelle sait aussi inventer des
cérémonies où elle se représente à elle-même son unité et ses
règles, notamment lorsque l’une des religieuses refuse de se
plier à la discipline du cloître. L’habituelle chorégraphie
collective des nonnes (tel ce moment d’oraison où « toutes les
religieuses se mettent à genoux, s’inclinent et sont comme
plongées dans leurs stalles », p. 58) est alors suspendue afin de
placer la figure récalcitrante au centre du dispositif. Le long
:
récit de la visite de l’archidiacre est particulièrement
exemplaire à cet égard, puisqu’il permet à Suzanne de
souligner le rôle majeur qu’y occupent deux tableaux vivants
artistement conçus par la supérieure Sainte-Christine pour
accréditer la thèse de la possession de la religieuse. La
dimension picturale du projet conçu par la supérieure est
d’ailleurs nettement suggérée par la mémorialiste, en amont
de la séquence : « voici le moment le plus terrible de ma vie :
car songez bien, monsieur, que j’ignorais absolument sous
quelles couleurs on m’avait peinte aux yeux de cet ecclésiastique,
et qu’il venait avec la curiosité de voir une fille possédée ou qui
le contrefaisait » (p. 88). L’enjeu de la visite est clair : il s’agit
d’offrir l’accomplissement de l’image mentale préalablement
imprimée dans l’esprit de l’archidiacre. Le premier tableau
vivant, exécuté le matin même de la visite de l’archidiacre, vise
d’abord à rendre Suzanne folle de terreur en la confrontant à
l’image figée et muette de trois sœurs vêtues comme les
Parques : « je regardais avec effroi ses trois fatales compagnes.
Elles étaient debout, sur une même ligne, le visage sombre, les
lèvres serrées et les yeux fermés. La frayeur avait séparé
chaque mot de la question que j’avais faite, je crus au silence
qu’on gardait que je n’avais pas été entendue » (p. 88). Le
second tableau vivant place la jeune femme non plus en
position de spectatrice mais en sujet central de la composition
picturale : le portrait de Suzanne en religieuse possédée est
exécuté en présence même des spectateurs qu’il s’agit de
mystifier. Suzanne est conduite à l’église, où le grand vicaire et
:
ses jeunes acolytes célèbrent la messe. La mystification vise à
offrir à M. Hébert le tableau achevé d’une religieuse en état de
possession (p. 91-92) :

On me conduisit vers les marches de l’autel ; j’avais peine à me


tenir debout, et l’on me tirait à genoux comme si je refusais de
m’y mettre ; on me tenait comme si j’avais eu le dessein de fuir.
On chanta le Veni Creator, on exposa le Saint-Sacrement, on
donna la bénédiction ; au moment de la bénédiction où l’on
s’incline par vénération, celles qui m’avaient saisie par les bras
me courbèrent comme de force, et les autres m’appuyaient les
mains sur les épaules. Je sentais tous ces différents
mouvements, mais il m’était impossible d’en deviner la fin. Enfin
tout s’éclaircit.
[…] Il fallait que ce prêtre me vît obsédée, possédée ou folle.

4 La fabrique du tableau vivant implique toute une série


d’artifices. Les cérémonies du culte servent de toile de fond et
la figure de Suzanne est traitée comme un pantin dont les
religieuses tirent les ficelles 12. L’exhibition du corps-pantin de
Suzanne et l’éloquence de l’image doivent tenir lieu
d’argumentation rhétorique. C’est l’évidence (evidentia) de la
possession diabolique qu’il s’agit de faire voir (conformément à
l’étymologie).

Tableaux vivants (2) : Suzanne


iconoclaste et peintre
:
5 Placée, à son corps défendant, au centre de ces compositions
picturales dont elle constitue la figure centrale, Suzanne
manifeste une aptitude remarquable à décomposer ces
tableaux. Orchestrant un véritable « éclat » (p. 26) lors de la
cérémonie des vœux, Suzanne planifie sa protestation
publique et tient en haleine les spectateurs, en particulier les
« jeunes personnes montées sur des chaises et attachées aux
barreaux de la grille » (ibid.). Avec une efficacité proprement
iconoclaste, elle ruine la cérémonie en répétant « non » au
prêtre qui lui demande d’acquiescer à sa claustration. La seule
solution pour les religieuses est alors de « laiss[er] tomber le
voile de la grille » (p. 26), autrement dit de soustraire au regard
des nombreux spectateurs le tableau édifiant que Suzanne
vient de saccager. Plus tard, l’efficacité du tableau de Suzanne
en possédée, si patiemment composé par la mère Sainte-
Christine à l’intention du grand vicaire, est à nouveau
magistralement déjouée par la jeune femme. Sous les yeux du
vicaire et de ses acolytes, le tableau vivant conçu par la mère
supérieure littéralement se décompose lorsque le voile que les
religieuses ont cousu sur le visage de Suzanne se déchire
(p. 93). Mais contrairement à ce qu’une lecture hâtive pourrait
laisser imaginer, Suzanne n’oppose pas la transparence de son
être innocent au simulacre fabriqué par la mère Sainte-
Christine. Devant le grand vicaire, ce sont deux tableaux
vivants qui s’affrontent : « S’il était de mon intérêt de paraître
devant mon juge innocente et sage, il n’importait pas moins à
ma supérieure qu’on me vît méchante, obsédée du démon,
coupable et folle » (p. 87). En d’autres termes, Diderot n’a pas
:
seulement doté son héroïne d’un remarquable pouvoir
iconoclaste, mais d’un talent pictural supérieur à celui de
l’institution du cloître. Elle aussi est peintre, et c’est ce talent
remarquable qui lui permet d’effacer le tableau de la religieuse
démoniaque qu’elle est censée incarner pour lui substituer une
autre image. Si Suzanne fait tableau, ce n’est plus, en effet,
comme une religieuse obsédée du démon mais comme un
Christ aux outrages (p. 93) :

« Qu’on la délie. » On obéit. À peine eus-je les mains libres, que


je poussai une plainte douloureuse et aiguë qui le fit pâlir, et les
religieuses hypocrites qui m’approchaient s’écartèrent comme
effrayées. Il se remit, les sœurs revinrent comme en tremblant,
je demeurais immobile, et il me dit : « Qu’avez-vous ? » Je ne lui
répondis qu’en lui montrant mes deux bras ; la corde dont on me
les avait garrottés m’était entrée presque entièrement dans les
chairs, et ils étaient tout violets du sang qui ne circulait plus et
qui s’était extravasé. Il conçut que ma plainte venait de la
douleur subite du sang qui reprenait son cours. Il dit : « Qu’on lui
lève son voile ». On l’avait cousu en différents endroits sans que
je m’en aperçusse, et l’on apporta encore bien de l’embarras et
de la violence à une chose qui n’en exigeait que parce qu’on y
avait pourvu ; il fallait que ce prêtre me vit obsédée, possédée ou
folle ; cependant à force de tirer, le fil manqua en quelques
endroits, le voile ou mon habit se déchirèrent en d’autres, et l’on
me vit.
:
6 Grâce à l’évidence du dévoilement, l’image de la victime
christique se substitue à celle de la religieuse possédée. Mais
quelle que soit l’importance de ce modèle iconographique,
c’est aussi et surtout à un autre « sujet » de tableau que la
scène semble faire écho. Tout se passe, en effet, comme si le
grand vicaire tenait ici le rôle de l’orateur Hypéride et Suzanne
celui de Phryné « traînée devant l’aréopage pour cause
d’impiété, et absoute à la vue de son beau sein » : « beau
sujet » s’il en est pour Diderot, qui en critique sévèrement le
traitement par Baudoin dans le Salon de 1763, puis dans les
Pensées détachées sur la peinture 13. Si Phryné fait tableau, ce
n’est pas seulement, on le sait, pour avoir servi de modèle à
Praxitèle et Apelle, mais pour avoir laissé l’orateur Hypéride la
dévoiler (ou pour s’être dévoilée elle-même selon certaines
versions) devant les juges s’apprêtant à la condamner pour
impiété. Telle est bien la scène paradigmatique du « tableau
vivant », où l’exhibition du corps supplée à l’argumentation
rhétorique et emporte l’adhésion de l’assistance 14. Le
rapprochement entre cette séquence de La Religieuse et la
scène de Phryné devant ses juges s’impose d’autant plus que
l’un des principaux griefs de Diderot à l’égard de Baudoin est
de n’avoir pas montré Phryné concourant à l’action de
l’orateur : « Lorsque l’orateur eût écarté le voile qui couvrait sa
tête, on aurait vu ses belles épaules, ses beaux bras, sa belle
gorge, et par son attitude, je l’aurais fait concourir à l’action de
l’orateur » 15. Or, une caractéristique essentielle de cette scène
de La Religieuse est bien de laisser discerner, sous l’apparence
de la plus complète passivité, une action décisive de Suzanne
:
dans le dévoilement de sa figure. Loin de laisser aux
religieuses la maîtrise des « ficelles » commandant ses gestes
et ses expressions, c’est bien elle qui fait tableau et offre d’elle-
même une image puissamment « intéressante » 16 : « J’ai la
figure intéressante ; la profonde douleur l’avait altérée, mais ne
lui avait rien ôté de son caractère ; j’ai un son de voix qui
touche ; on sent que mon expression est celle de la vérité. Ces
qualités réunies firent une forte impression de pitié sur les
jeunes acolytes de l’archidiacre ». Énoncés qui supposent chez
Suzanne une claire conscience de ses « moyens » plastiques et
vocaux, et une parfaite maîtrise des effets produits par sa
figure.

Autoportraits : la peinture des


peines et l’image des charmes
7 Sur ces tableaux vivants, Suzanne exerce une maîtrise d’autant
plus évidente qu’elle ne manque pas de les reconfigurer par le
verbe, dans les diverses « peintures » rhétoriques qu’elle est
amenée à faire devant celles et ceux à qui elle s’adresse au
cours du récit, ou dans les mémoires qu’elle destine au
marquis de Croismare 17. Dans le récit de Suzanne, le lexique
de la peinture est, en effet, omniprésent (« Ce fut encore une
scène de désespoir ; je n’en aurai guère d’autres à vous
peindre » (p. 14) ; « Je ne saurais vous peindre ma douleur »
(p. 117) ; « La scène que je viens de peindre fut suivie d’un
grand nombre d’autres semblables que je néglige » (p. 149 etc.).
Des tableaux vivants aux peintures rhétoriques, la continuité
:
est d’autant plus profonde et l’effet de surimpression d’autant
plus troublant que, pour Diderot, les différents régimes de
picturalité procèdent tous d’un même « modèle intérieur » 18 :
celui d’une image mentale antérieure à toute expression 19. Aux
tableaux composés sur le vif par l’institution du cloître ou par
Suzanne elle-même se superposent donc, de manière souvent
presque indiscernable, ceux que le verbe de Suzanne recrée
face à son destinataire. Ainsi le tableau de la « momerie » qui,
au couvent de Longchamp, oblige Suzanne à se coucher « dans
une bière au milieu du chœur » avec des chandeliers un
bénitier à ses côtés (p. 79) doit tout, dans son invention
comme dans sa disposition, à l’imagination cruelle de la mère
Sainte-Christine, mais dans le récit de la religieuse, cette
« bizarre » cérémonie fait l’objet d’une recomposition textuelle
qui, afin de mieux toucher son destinataire, en exhibe les traits
à la fois grotesques et terrifiants.

8 Les mémoires que Suzanne adresse à Croismare suggèrent


d’emblée le principe selon lequel, pour reprendre une célèbre
formule de Marcel Duchamp, « ce sont les regardeurs qui font
les tableaux » 20. C’est, en effet, en fonction de son destinataire
et de son « goût pour les beaux-arts » (p. 11) qu’elle ordonne les
scènes de son récit comme des tableaux propres à susciter sa
compassion ou son « intérêt ». En témoigne notamment la
scène de la collation à Sainte-Eutrope qui permet à Suzanne
de peindre un tableau saturé de corps féminins autour de la
mère supérieure : « Vous qui vous connaissez en peinture, je
vous assure, monsieur le marquis, que c’était un assez agréable
:
tableau à voir. Imaginez un atelier de dix à douze personnes,
dont la plus jeune pouvait avoir quinze ans, et la plus âgée n’en
avait pas vingt-trois ; une supérieure qui touchait à la
quarantaine, blanche, fraîche, pleine d’embonpoint […] »
(p. 155). Manifestement, un tel tableau est jugé par Suzanne
apte à susciter les convoitises imaginaires de son destinataire
et c’est bien moins ici à sa bienfaisance qu’à son goût pour les
arts ou à « son vice » qu’elle s’adresse 21.

9 Faut-il en conclure que Suzanne croit « les hommes moins


sensibles à la peinture des peines [féminines] qu’à l’image de
[leurs] charmes » (p. 194) ? En réalité, ce ne sont pas seulement
les scènes les plus voluptueuses ou les plus osées que son
pinceau ingénu s’attarde à peindre avec complaisance, ce sont
aussi les plus cruelles. Et la sollicitation érotique trouve à se
loger dans les peintures mêmes des atrocités qu’elle subit à
Longchamp 22. En témoigne notamment cet autoportrait de
Suzanne en Madeleine pénitente, qui laisse à nouveau deviner
le dévoilement de Phryné : « je me déshabillai, ou plutôt on
m’arracha mon voile, on me dépouilla, et je pris cette robe.
J’avais la tête nue, les pieds nus, mes longs cheveux tombaient
sur mes épaules, et tout mon vêtement se réduisait à ce cilice
que l’on me donna, à une chemise très dure, et à cette longue
robe qui me prenait sous le cou et qui me descendait jusqu’aux
pieds » (p. 109). Loin d’exhiber ses charmes, Suzanne les laisse
imaginer en retraçant le dévoilement progressif du corps par
le regard. Sous la peinture de l’effroi se manifeste ainsi une
incitation à la volupté. La scène de macération qui suit
:
immédiatement est plus suggestive encore : « on me déshabilla
jusqu’à la ceinture, on me prit mes cheveux qui étaient épars
sur mes épaules, on les rejeta sur un des côtés de mon cou, on
me mit dans la main droite la discipline que je portais de la
main gauche, et l’on commença le Miserere. Je compris ce que
l’on attendait de moi, et je l’exécutai » (p. 110). Qu’un tel tableau
puisse parler aux sens, et même s’adresser au « vice » du
lecteur, Suzanne peut d’autant moins l’ignorer qu’elle en a fait
l’expérience avec la supérieure de Sainte-Eutrope, lorsque
celle-ci l’a priée de lui faire le récit détaillé de ses souffrances :
« Raconte, mon enfant, dit-elle ; j’attends, je me sens les
dispositions les plus pressantes à m’attendrir ; je ne pense pas
avoir eu de ma vie un jour plus compatissant et plus
affectueux… » (p. 143). La mémorialiste souligne d’ailleurs elle-
même l’analogie frappante qui relie cette narration orale au
récit qu’elle adresse à M. de Croismare : « Je commençai donc
mon récit à peu près comme je viens de vous l’écrire. Je ne
saurais vous dire l’effet qu’il produisit sur elle, les soupirs
qu’elle poussa, les pleurs qu’elle versa » (p. 143). De quoi laisser
percevoir que la longue lettre que Suzanne adresse à
Croismare n’a d’autre privilège que d’être l’ultime variation sur
les divers autoportraits qu’elle produit au sein même de
l’histoire qu’elle relate. Mais cette scène permet surtout à
Diderot de définir le pouvoir érotique de l’autoportrait chez
Suzanne, le rappel de ses souffrances passées ne manquant
pas d’exciter toutes les convoitises de la supérieure de Sainte-
:
Eutrope : alors que tous ses mots expriment la compassion et
la pitié, tous ses gestes trahissent la naissance d’un désir
irrépressible 23.

10 Lorsque la picturalité de l’image que Suzanne offre d’elle-


même ne peut être assumée dans le temps du récit, la
mémorialiste introduit une conscience ostensiblement
rétrospective de l’effet qu’elle dut produire sur celles ou ceux
qui la regardaient. Ainsi de « la scène du reposoir », en
présence de sœur Sainte-Ursule, puis de deux religieuses
(p. 67-68) :
:
Ma compagne priait droite, moi, je me prosternai, mon front
était appuyé contre la dernière marche de l’autel, et mes bras
étaient étendus sur les marches supérieures. Je ne crois pas
m’être jamais adressée à Dieu avec plus de consolation et de
ferveur, le cœur me palpitait avec violence, j’oubliai en un instant
tout ce qui m’environnait. Je ne sais combien je restai dans cette
position, ni combien j’y serais encore restée, mais je fus un
spectacle bien touchant, il faut le croire, pour ma compagne et
pour les deux religieuses qui survinrent. Quand je me relevai, je
crus être seule, je me trompais, elles étaient toutes les trois
placées derrière moi, debout et fondant en larmes, elles
n’avaient osé m’interrompre, elles attendaient que je sortisse de
moi-même de l’état de transport et d’effusion où elles me
voyaient. Quand je me retournai de leur côté, mon visage avait
sans doute un caractère bien imposant, si j’en juge par l’effet qu’il
produisit sur elles et par ce qu’elles ajoutèrent que je
ressemblais alors à notre ancienne supérieure, lorsqu’elle nous
consolait, et que ma vue leur avait causé le même tressaillement.

11 Par ce procédé récurrent de l’autoportrait indirect 24, Suzanne


peut affirmer l’innocence de celle qui ne saurait faire tableau
qu’en ignorant tout de l’effet qu’elle produit. Nul hasard, bien
sûr, si c’est précisément au sujet de l’innocente et « chaste
Suzanne » que Diderot théorise l’importance de cette
dénégation de la présence du spectateur : « Lorsque Suzanne
s’expose nue à mes regards, en opposant aux regards des
vieillards tous les voiles qui l’enveloppaient, Suzanne est
:
chaste et le peintre aussi, ni l’un ni l’autre ne me savaient là »
25. Si l’inscription de la picturalité dans le roman s’effectue
bien au moyen de l’onomastique, tant le prénom de Suzanne
est « fortement connoté » 26, elle procède aussi de ce dispositif
paradoxal où tout est disposé pour le spectateur tout en
feignant de ne pas l’être. Encore faut-il souligner, néanmoins,
que dans le cas des autoportraits de Suzanne, la duplicité du
procédé de celle qui est à la fois modèle et peintre ne saurait
manquer d’éveiller l’attention, tant le clivage est patent entre
la figure qui est supposée s’être totalement absorbée dans
l’oraison et celle qui se montre attentive aux moindres
réactions de son entourage 27.

12 Si paradoxales voire aberrantes qu’elles puissent paraître, de


telles distorsions dans le jeu des perspectives et des
focalisations narratives sont loin d’être rares dans un roman
qui, à l’exemple de la Pamela de Richardson, « offre
conjointement un roman de l’innocence et un roman de la
séduction » 28. On se gardera toutefois d’imputer une telle
duplicité à Suzanne elle-même, ou plus généralement à la
psyché féminine, comme semblent y inviter pourtant les
derniers mots de ses mémoires (« je suis une femme, peut-
être un peu coquette, que sais-je ? Mais c’est naturellement et
sans artifice », p. 195). Selon toute apparence, pour Diderot, ce
qui est en cause ici, c’est bien plutôt le dispositif pictural lui-
même. Au-delà du prénom de Suzanne, qui inscrit le
paradigme de la peinture au cœur de son identité romanesque,
ce sont, à bien des égards, tous les autoportraits de Suzanne
:
qui peuvent être lus (ou vus) comme autant de prosopopées de
la Peinture, telle du moins que la conçoit Diderot. L’injonction
faite à Suzanne par la supérieure de Sainte-Eutrope de se
peindre en beauté martyrisée ne conduit-elle pas à répéter
exactement celle que Diderot fait au peintre dans ses Essais
sur la peinture : « Touche-moi, étonne-moi, déchire-moi, fais-
moi tressaillir, pleurer, frémir, m’indigner d’abord ; tu
récréeras mes yeux après, si tu peux ? 29. N’est-ce pas à cette
demande implicite du marquis de Croismare, cet amateur de
tableaux, que répond Suzanne, à la fois peintre et modèle, tout
au long de son récit ? C’est à cette lumière qu’on proposera,
pour finir, de relire le dispositif de la « préface-annexe ».

Trompe-l’œil : l’e"cace du
simulacre
13 Comme l’a souligné Sarah Kofman, La Religieuse peut être lue
comme une réplique ou un hommage au pouvoir illusionniste
des tableaux de Chardin, autrement dit, comme « un texte qui
exhibe le pouvoir magique de l’écriture de faire illusion,
d’imiter le réel au point de berner non plus seulement les
oiseaux, mais "vous et moi" » et qui « décrit, comme en abîme,
la puissante efficace du simulacre » 30. De cette efficacité du
simulacre, la « préface-annexe » est, bien sûr, non seulement
le manifeste, mais l’emblème. Remaniant le texte et les lettres
diffusés par Grimm dans livraison du 15 mars 1770 de la
Correspondance littéraire, Diderot ne se borne pas à y dévoiler
les machines de l’Opéra (comme eût dit Fontenelle), à exhiber
:
(et à s’attribuer) le mécanisme du complot collectif dont le
véritable marquis de Croismare fut (peut-être) la victime
innocente. Tout en démystifiant l’origine des mémoires de
Suzanne, il prolonge la mystification en dramatisant et
fictionnalisant le temps de la création. Même si le mot n’est
attesté que quelques années après la publication de La
Religieuse, en 1803, c’est sans doute la notion de « trompe-
l’œil » qui décrit le mieux l’effet esthétique recherché par
Diderot (l’effet pictural que désigne ce terme étant bien sûr
antérieur à l’invention du mot). Ainsi que l’a montré Louis
Marin (en s’appuyant notamment sur le dialogue de Félibien,
Le Songe de Philomathe), l’effet propre au trompe-l’œil est tout
à la fois de « tromper les yeux » et de « faire voir les choses
comme elles sont » : le trompe-l’œil est donc « le comble de la
représentation », il est « ce qui se tient encore dans la mesure
de la représentation tout en dépassant le bord. Il se joue sur la
limite de sa construction, en un lieu qui n’est pas encore hors
d’elle, mais qui n’est plus tout à fait en elle » 31. N'est-ce pas en
ce lieu même que se situe la « préface-annexe », dont Diderot
a voulu qu’elle soit placée après les mémoires de Suzanne ? Le
dispositif élaboré par Diderot ne rejoint-il pas exactement le
principe du trompe-l’œil, qui ne saurait produire son effet
qu’en dénonçant le leurre sur lequel il repose ? 32

14 C’est en se dénonçant comme tel que le trompe-l’œil ou le


simulacre produit un « effet de réel » plus fort que le réel
même. N’est-ce pas ce qu’atteste l’éloquente réaction du roi de
Pologne et de son entourage à la lecture de la livraison du 15
:
mars 1770 de la Correspondance littéraire qui donnait à lire la
première relation de « l’horrible complot » : « Il faut, avant de
finir, que je vous dise, non pas un compliment mais une chose
exactement vraie ; c’est que les larmes de tout un cercle et les
sanglots du lecteur ont fait l’éloge de Susanne de la Marre,
lorsqu’on lui entendit dire : "Maman, encore une grâce ! –
Laquelle ? – Me bénir et vous en aller" 33 » ? N’est-ce pas aussi
ce que suggère l’anecdote fameuse (si suspecte soit-elle) de
d’Alainville ajoutée par Diderot dans la « préface-annexe » en
1782 : « Qu’avez-vous donc ? lui dit M. d’Alainville ; comme vous
voilà ! – Ce que j’ai, lui répondit M. Diderot ; je me désole d’un
conte que je me fais… » (p. 198). On songera à la formule de
Diderot dans ses Essais sur la peinture : « Un poète est un
homme [d’une imagination forte] qui s’attendrit, qui s’effraye
lui-même des fantômes qu’il se fait » 34. S’il fallait se résoudre à
faire mourir Suzanne, ce n’est donc pas en raison de l’échec
supposé de la mystification qui ne serait pas parvenue à faire
revenir Croismare à Paris, mais parce qu’il est de l’essence de
Suzanne, pur simulacre, de disparaître, tel un vain fantôme, au
moment où son leurre suscite la plus grande émotion et la
plus grande convoitise. Car par nature, « elle peut seulement
allumer le désir sans jamais le satisfaire puisque le "modèle"
précisément n'existe pas, pas plus que le dieu dont les images
pieuses et saintes impressionnent tant la foule » 35. Aussi la
folie de la Croix et la folie du cloître ne sont-elles pas que des
repoussoirs pour Diderot. « Où est-ce qu’on voit des têtes
obsédées par des spectres impurs qui les suivent et qui les
agitent ? » s’exclame M. Manouri dans son mémoire (p. 101). En
:
réalité, la contiguïté entre cette folie spectrale et le pouvoir de
hantise propre à l’imagination poétique et picturale est
évidente chez Diderot : « L’imagination me semble plus tenace
que la mémoire. J’ai les tableaux de Raphaël plus présents que
les vers de Corneille, que les beaux morceaux de Racine. Il y a
des figures qui ne me quittent point du tout. Je les vois. Elles
me suivent. Elles m’obsèdent […]. Comment ferais-je pour
écarter ces spectres-là ? 36 ». Dans La Religieuse, c’est bien
cette efficace du simulacre, si puissante dans les rituels de la
religion catholique, qu’il s’agit de capter, fût-ce pour la
retourner contre elle.

15 En ce sens, La Religieuse peut être lue à la fois comme une


illustration et une réfutation de la formule fameuse de Pascal :
« Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la
ressemblance des choses dont on n’admire pas les
originaux ! 37 ». Pour Pascal, « c’est une folie de gaspiller son
temps à s’intéresser à des copies du réel, à des ombres, à des
fantômes, alors que les originaux sont là, qui nous invitent à
nous élever à la souveraine Beauté, à Dieu » 38. Pour Diderot, à
l’inverse, cette puissance paradoxale de la peinture attire une
admiration on ne peut plus légitime et s’illustre
exemplairement lorsque, comme c’est le cas de Suzanne et de
ce dieu dont les images saintes hantent l’imaginaire chrétien,
la copie ne renvoie à aucun original, et que le simulacre, ou le
« fantôme », est dépourvu de tout référent.

* NOTES
:
1 Lettre à Meister du 27 septembre 1780 (Diderot, Correspondance, éd. Georges
Roth, Paris, Minuit, 1970, t. XV, p. 191).

2 Voir Pierre Frantz, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, Paris,
PUF, 1998.

3 Voir notamment Jacques Chouillet, « Le rôle de la peinture dans les clichés


stylistiques et dramatiques de Diderot », Europe, n° 661, mai 1984, p. 150-158 ; Jean
Sgard, « La beauté convulsive de La Religieuse », dans L'Encyclopédie, Diderot,
l'esthétique. Mélanges en hommage à Jacques Chouillet, éd. S. Auroux (et al.), PUF,
1991, p. 209-215 ; Anne Coudreuse, « Roman et peinture : l’exemple de La
Religieuse », dans Le Goût des larmes au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1999, p. 157-167 ;
Jean-Marie Apostolidès, « La religieuse et ses tableaux », Poétique, n° 137, 2004,
p. 73-86 ; Christophe Martin, « La Religieuse » de Diderot, Paris, Folio, coll.
« Foliothèque », 2010, p. 87-94. Voir aussi ici-même l’article d’Aurélia Gaillard.

4 La Religieuse, éd. Florence Lotterie, Paris, GF Flammarion, 2009 p. 17 (dans les


références suivantes, le numéro de pages entre parenthèses renvoie à cette
édition).

5 Diderot, Entretiens sur le fils naturel, in Œuvres, éd. Laurent Versini, Paris,
Robert La"ont, t. IV (1994), p. 1183.

6 Voir Alexis Ann Stanley, « Envisager le "tableau" en danse : esthétique et


politique du ballet d’action », Fabula / Les colloques, La danse et les arts (XVIIIe-XXe
siècles), 2018, URL : http://www.fabula.org/colloques/document5352.php
(http://www.fabula.org/colloques/document5352.php) (page consultée le 2 octobre 2022).

7 Louis de Cahusac, La Danse ancienne et moderne ou Traité historique de la


danse (1754), éd. Nathalie Lecompte, Laura Naudeix et Jean-Noël Laurenti, Paris,
Éditions Desjonquères, 2004, p. 15.

8 Jean-Georges Noverre, Lettres sur la danse (1760), Paris, Éditions du Sandre,


2006 [1978], Lettre I, p. 49.

9 C’est le terme qu’emploie Suzanne lorsqu’elle compare le portrait de la


supérieure de Moni qu’elle porte sur elle avec les « simulacres » des « saints
personnages » habituellement exposés à « notre vénération » (p. 70). Sur cette
:
question de l’image comme simulacre, voir « Diderot et les simulacres humains »,
dir. Aurélia Gaillard et Marie-Irène Igelmann, Lumières, n°31, 2018 et notamment
l’article de Jean-Christophe Igalens, « Suzanne simulacre », p. 151-167. Voir aussi ici-
même l’article d’Aurélia Gaillard.

10 « En un sens élargi […], le "tableau vivant" désigne le moment où le corps,


sans nécessairement faire référence à un tableau ou une sculpture déterminés, fait
tableau » (Bernard Vouilloux, Le tableau vivant, Phryné, l’orateur et le peintre, Paris,
Flammarion, 2002, p. 31). Que le tableau vivant ait des a#nités profondes avec la
religion chrétienne, c’est ce que suggère son origine probable dans les mystères
religieux du Moyen Âge.

11 Voir Pierre Frantz, L’esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, Paris,
PUF, 1998, p. 64-65. Rappelons que le tableau vivant devient un genre autonome
précisément durant la période de composition de La Religieuse, à partir de la
seconde moitié du XVIIIe siècle (voir à ce sujet Carole Halimi, « Tableau vivant et
Néo-classicisme : un genre pour un style », Travaux et Recherches de l'UMLV,
Université de Marne-la-Vallée, 2004, n° 10, p. 89-112).

12 Les religieuses exercent sur le corps-pantin de Suzanne exactement la


même action que la vieille fée avec les pantins du royaume de Kanoglou dans Les
Bijoux indiscrets : « Si quelques pantins exécutaient leurs mouvements de mauvaise
grâce, ne levaient pas assez les bras, ne fléchissaient pas assez les jambes ; la fée
rompait leurs attaches d’un coup d’arrière-main, et ils devenaient paralytiques »
(Diderot, Les Bijoux indiscrets, éd. Jean-Christophe Abramovici, in Diderot, Contes et
romans, dir. Michel Delon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2004,
p. 202).

13 Diderot, Salon de 1763, in Essais sur la peinture. Salons de 1759, 1761, 1763,
éd. Gita May et Jacques Chouillet, Paris, Hermann, 1984, p. 233 et Pensées détachées
sur la peinture (1776-1777), éd. E. M. Bukdahl, M. Delon et A. Lorenceau, Paris,
Hermann, 1995, p. 401. Sur les jugements de Diderot sur le tableau de Baudoin,
voir Bernard Vouilloux, Le tableau vivant, op. cit., p. 198-205.

14 « L’e"et de tableau du corps en sa nudité, c’est celui d’un tableau vivant qui
stupéfie le discours. Devant le tribunal, Phryné fait tableau et fait signe : sa beauté,
attestée par les images de la déesse dont elle tient lieu figurativement, sidère les
juges et emporte leur pardon » (B. Vouilloux, ibid., p. 38).
:
15 Salon de 1763, op. cit., p. 233.

16 Dans le vocabulaire esthétique du XVIIIe siècle, est intéressant ce qui


provoque des sentiments, des passions et qui fait participer activement le
spectateur à l’événement représenté par la scène ou le tableau.

17 Sur l’importance de ces tableaux rhétoriques et ces hypotyposes dans le


roman, voir notamment Jean-Marie Apostolidès, « La Religieuse et ses tableaux »,
art. cité, et Berthiaume, « La Religieuse de Denis Diderot ou l’hypotypose
spéculaire », art. cité.

18 Diderot, Pensées détachées sur la peinture, éd. citée, p. 447.

19 Voir ici-même les remarques d’Aurélia Gaillard (« Du coloris de La Religieuse


de Diderot »).

20 Marcel Duchamp, Duchamp du signe. Écrits, Paris, Flammarion, 1975, p. 247.

21 « Cependant si le marquis, à qui l’on accorde le tact le plus délicat, venait à


se persuader que ce n’est pas à sa bienfaisance, mais à son vice que je m’adresse,
que penserait-il de moi ? » (p. 194-195). Pour Diderot, le plaisir procuré par la
peinture est souvent indissociable de ce « vice », en tout cas pour les nudités :
« c’est moins peut-être le talent de l’artiste qui nous arrête que notre vice » (Salon
de 1759, éd. citée, p. 92).

22 Dans une lettre à Sophie Volland du 14 octobre 1762, Diderot écrit : « les
grands e"ets naissent partout des idées voluptueuses entrelacées avec les idées
terribles […]. Voilà le modèle de toutes les choses sublimes. C’est alors que l’âme
s’ouvre au plaisir et frissonne d’horreur. Ces sensations mêlées la tiennent dans
une situation tout à fait étrange » (Diderot, Correspondance, éd. J. Roth et J. Varloot,
Paris, Minuit, tome IV, p. 195).

23 Voir à ce sujet les célèbres analyses de Léo Spitzer, “The style of Diderot”,
Linguistics and literary history, Princeton University Press, 1946, p. 135-151.

24 Voir Corinna Gepner, « L’autoportrait de la narratrice dans La Religieuse : les


ruses du regard », Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie, n° 17, 1994, p. 57.

25 Diderot, Pensées détachées sur la peinture, éd. citée, p. 419.


:
26 Anne Coudreuse, Le goût des larmes, op. cit., p. 160.

27 On ne suivra pas, sur ce point, l’analyse de Gerhardt Stenger qui considère


que La Religieuse fonctionne exactement comme une représentation « où les
acteurs agissent en vase clos, sans égard au jugement du spectateur indiscret »
(« La Préface-annexe : un conte oublié de Diderot ? », SVEC, 260, 1989, p. 322).

28 Claire Jaquier, L’Erreur des désirs. Romans sensibles au XVIIIe siècle, Lausanne,
Payot, 1998, p. 94. Sur les multiples imperceptions paradoxales et les focalisations
aberrantes dans le roman de Diderot, voir Christophe Martin, “La Religieuse” de
Diderot, op. cit., p. 142-146.

29 Essais sur la peinture, éd. citée, p. 56.

30 Sarah Kofman, Séductions, de Sartre à Héraclite, Galilée, 1990, p. 12. Sarah


Kofman cite en note le texte célèbre de Diderot sur Chardin : « Ah, mon ami,
crachez sur le rideau d’Apelle et sur les raisins de Zeuxis. On trompe sans peine un
artiste impatient, et les animaux sont mauvais juges en peinture [...]. Mais c'est
vous, c'est moi que Chardin trompera quand il le voudra » (Salon de 1763, éd. citée,
p. 221). Sur l’e#cacité de l’image et du simulacre dans La Religieuse, voir aussi Jean-
Christophe Igalens, « Suzanne simulacre », art. cité.

31 Louis Marin, « Imitation et trompe-l'œil dans la peinture au XVIIe siècle », in


L’imitation : aliénation ou source de liberté ?, Rencontres de l'École du Louvre, Paris, La
documentation française, 1984, p. 188 et 190.

32 Voir à ce sujet les remarques de Carole Talon-Hugon : « Tant qu’il trompe


l’œil, il n’est pas un trompe-l’œil. Pour coïncider avec soi, il faut qu’il cesse de
coïncider avec ce qu’il feint. […] Si on en restait là, à ce moment du leurre, le
trompe-l’œil n’existerait jamais, en tant que genre pictural, dans la conscience du
spectateur » (« Trompe-l’œil et mimesis », in Esthétiques en chantier, n° 24, 1994,
p. 79).

33 Friedrich Melchior Grimm, Correspondance privée de Frédéric Melchior Grimm,


éd. Jochen Schlobach et Véronique Otto, avec la collaboration de Jean de Booy,
Silvia Eichhorn Jung, Sergueï Karp et al., Genève, Éditions Slatkine, vol. 9, 2009,
p. 236.

34 Essais sur la peinture, Paris, Hermann, 1984, p. 45


:
35 Sarah Kofman, Séductions, op. cit., p. 16.

36 Diderot, Salon de 1761, éd. citée, p. 155-156. Voir Élise Pavy-Guilbert, « Le


musée imaginaire de Diderot », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie [En ligne],
50 | 2015, mis en ligne le 25 novembre 2017. URL : https://journals.openedi-
tion.org/rde/5282 (https://journals.openedition.org/rde/5282)

37 Pascal, Pensées, fr. 74, éd. Philippe Sellier, Paris, Classiques Garnier, 2011,
p. 179. Ce fragment, certes absent de l’édition de Port-Royal, a été publié par le
père Desmolets en 1728. Diderot a donc pu en avoir connaissance (Voltaire le
commente dans ses « Nouvelles remarques sur les Pensées » de 1742). Sur
l’importance du dialogue avec Pascal dans la pensée de Diderot, voir Nakagawa
Hisayasu, « Trois Pascal dans la pensée de Diderot », Recherches sur Diderot et sur
l'Encyclopédie, n° 7, 1989, p. 23-41.

38 Philippe Sellier, « Les tulipes et la peinture : vanités littéraires et humus


augustinien », in La Morale des moralistes, éd. Jean Dagen, Paris, Champion, 1999,
p. 147.

 AUTEUR

Christophe Martin
Christophe Martin est professeur de littérature française à Sorbonne
Université. Spécialiste du XVIIIe siècle et en particulier de Rousseau,
Marivaux, Fontenelle, Montesquieu et Diderot, ses recherches portent
principalement sur les liens entre fiction et philosophie au siècle des
Lumières. Il est l’auteur de Espaces du féminin dans le roman français du
XVIIIe siècle (SVEC, Voltaire Foundation, 2004) ; « Dangereux Suppléments ».
L’illustration du roman en France au dix-huitième siècle (Peeters, 2005) ;
« éducations négatives ». Fictions d’expérimentation pédagogique au XVIIIe
siècle (Garnier, 2010) ; « La Religieuse » de Diderot (Gallimard, 2010) ;
Mémoires d’une inconnue. Étude de « La Vie de Marianne » de Marivaux
(Rouen, PURH, 2014) ; L’Esprit des Lumières. Histoire, littérature, philosophie
(Armand Colin, 2017) ; La Philosophie des amants. Essai sur « La Nouvelle
Héloïse » (Sorbonne Université Presses, 2021).
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