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RÉSUMÉS
INDEX
MOTS-CLÉS
Martin (Christophe), peinture, tableau-vivant, autoportrait, trompe-l’œil, simulacre
KEYWORDS
Paint, tableau-vivant, self-portrait, optical illusion, simulacrum
PLAN
TEXTE INTÉGRAL
:
1 On a souvent insisté, non sans raison, sur la dimension
intensément picturale de La Religieuse. Non seulement,
Diderot multiplie dans son roman les scènes visiblement
inspirées de la grande peinture religieuse du XVIIe siècle, mais
dans une célèbre lettre à Meister du 27 septembre 1780, il
indique que son texte pourrait offrir de multiples sujets
d’inspiration pour les artistes : « C’est un ouvrage à feuilleter
sans cesse par les peintres ; et si la vanité ne s’y opposait, sa
véritable épigraphe serait : Son pittor anch’io » 1. Pour Diderot,
l’écriture de La Religieuse fut à l’évidence le lieu
d’expérimentation d’une picturalité romanesque, dans le
prolongement d’une réflexion sur la notion de « tableau » qui,
au moins depuis 1757, occupe une place centrale dans sa
réflexion esthétique et dramatique 2. Ordonné comme une
galerie de tableaux, le plus souvent funèbres, le récit de
Suzanne ne cesse de s’immobiliser en arrêts sur image ou en
scènes qui appellent la référence picturale et font
(explicitement ou non) signe vers la peinture. Mais si cette
picturalité a été abondamment commentée 3, la critique s’est
attachée le plus souvent à énumérer les principales scènes
dans lesquelles elle se manifeste exemplairement, à en décrire
les procédures rhétoriques, au croisement du théâtre et de la
peinture (hypotyposes, instants dramatiques, références
picturales…) ou à en analyser l’effet pathétique. C’est plutôt à
en situer les implications à la fois polémiques et
philosophiques que l’on souhaite consacrer la présente étude.
Dans cette perspective, la prise en compte non seulement des
différents régimes de cette picturalité romanesque mais aussi
:
du dispositif complexe peu à peu élaboré par Diderot au cours
d’un processus de rédaction et de composition qui s’étend sur
plus de vingt ans, constitue des préalables indispensables. On
posera ici que, pour en saisir les enjeux, la picturalité à l’œuvre
dans le roman doit être appréhendée en tant qu’elle procède
non pas directement du romancier, mais de différentes
instances fictionnelles ou énonciatives : l’institution
conventuelle ; Suzanne religieuse ; Suzanne narratrice et
mémorialiste ; l’instance auctoriale dévoilant, in fine, la
« supercherie » au sein de ce qu’il est convenu d’appeler la
« préface-annexe ». C’est cette superposition subtile de
différentes « couches » picturales dans la trame du roman que
l’on voudrait ici éclairer.
Trompe-l’œil : l’e"cace du
simulacre
13 Comme l’a souligné Sarah Kofman, La Religieuse peut être lue
comme une réplique ou un hommage au pouvoir illusionniste
des tableaux de Chardin, autrement dit, comme « un texte qui
exhibe le pouvoir magique de l’écriture de faire illusion,
d’imiter le réel au point de berner non plus seulement les
oiseaux, mais "vous et moi" » et qui « décrit, comme en abîme,
la puissante efficace du simulacre » 30. De cette efficacité du
simulacre, la « préface-annexe » est, bien sûr, non seulement
le manifeste, mais l’emblème. Remaniant le texte et les lettres
diffusés par Grimm dans livraison du 15 mars 1770 de la
Correspondance littéraire, Diderot ne se borne pas à y dévoiler
les machines de l’Opéra (comme eût dit Fontenelle), à exhiber
:
(et à s’attribuer) le mécanisme du complot collectif dont le
véritable marquis de Croismare fut (peut-être) la victime
innocente. Tout en démystifiant l’origine des mémoires de
Suzanne, il prolonge la mystification en dramatisant et
fictionnalisant le temps de la création. Même si le mot n’est
attesté que quelques années après la publication de La
Religieuse, en 1803, c’est sans doute la notion de « trompe-
l’œil » qui décrit le mieux l’effet esthétique recherché par
Diderot (l’effet pictural que désigne ce terme étant bien sûr
antérieur à l’invention du mot). Ainsi que l’a montré Louis
Marin (en s’appuyant notamment sur le dialogue de Félibien,
Le Songe de Philomathe), l’effet propre au trompe-l’œil est tout
à la fois de « tromper les yeux » et de « faire voir les choses
comme elles sont » : le trompe-l’œil est donc « le comble de la
représentation », il est « ce qui se tient encore dans la mesure
de la représentation tout en dépassant le bord. Il se joue sur la
limite de sa construction, en un lieu qui n’est pas encore hors
d’elle, mais qui n’est plus tout à fait en elle » 31. N'est-ce pas en
ce lieu même que se situe la « préface-annexe », dont Diderot
a voulu qu’elle soit placée après les mémoires de Suzanne ? Le
dispositif élaboré par Diderot ne rejoint-il pas exactement le
principe du trompe-l’œil, qui ne saurait produire son effet
qu’en dénonçant le leurre sur lequel il repose ? 32
* NOTES
:
1 Lettre à Meister du 27 septembre 1780 (Diderot, Correspondance, éd. Georges
Roth, Paris, Minuit, 1970, t. XV, p. 191).
2 Voir Pierre Frantz, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, Paris,
PUF, 1998.
5 Diderot, Entretiens sur le fils naturel, in Œuvres, éd. Laurent Versini, Paris,
Robert La"ont, t. IV (1994), p. 1183.
11 Voir Pierre Frantz, L’esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, Paris,
PUF, 1998, p. 64-65. Rappelons que le tableau vivant devient un genre autonome
précisément durant la période de composition de La Religieuse, à partir de la
seconde moitié du XVIIIe siècle (voir à ce sujet Carole Halimi, « Tableau vivant et
Néo-classicisme : un genre pour un style », Travaux et Recherches de l'UMLV,
Université de Marne-la-Vallée, 2004, n° 10, p. 89-112).
13 Diderot, Salon de 1763, in Essais sur la peinture. Salons de 1759, 1761, 1763,
éd. Gita May et Jacques Chouillet, Paris, Hermann, 1984, p. 233 et Pensées détachées
sur la peinture (1776-1777), éd. E. M. Bukdahl, M. Delon et A. Lorenceau, Paris,
Hermann, 1995, p. 401. Sur les jugements de Diderot sur le tableau de Baudoin,
voir Bernard Vouilloux, Le tableau vivant, op. cit., p. 198-205.
14 « L’e"et de tableau du corps en sa nudité, c’est celui d’un tableau vivant qui
stupéfie le discours. Devant le tribunal, Phryné fait tableau et fait signe : sa beauté,
attestée par les images de la déesse dont elle tient lieu figurativement, sidère les
juges et emporte leur pardon » (B. Vouilloux, ibid., p. 38).
:
15 Salon de 1763, op. cit., p. 233.
22 Dans une lettre à Sophie Volland du 14 octobre 1762, Diderot écrit : « les
grands e"ets naissent partout des idées voluptueuses entrelacées avec les idées
terribles […]. Voilà le modèle de toutes les choses sublimes. C’est alors que l’âme
s’ouvre au plaisir et frissonne d’horreur. Ces sensations mêlées la tiennent dans
une situation tout à fait étrange » (Diderot, Correspondance, éd. J. Roth et J. Varloot,
Paris, Minuit, tome IV, p. 195).
23 Voir à ce sujet les célèbres analyses de Léo Spitzer, “The style of Diderot”,
Linguistics and literary history, Princeton University Press, 1946, p. 135-151.
28 Claire Jaquier, L’Erreur des désirs. Romans sensibles au XVIIIe siècle, Lausanne,
Payot, 1998, p. 94. Sur les multiples imperceptions paradoxales et les focalisations
aberrantes dans le roman de Diderot, voir Christophe Martin, “La Religieuse” de
Diderot, op. cit., p. 142-146.
37 Pascal, Pensées, fr. 74, éd. Philippe Sellier, Paris, Classiques Garnier, 2011,
p. 179. Ce fragment, certes absent de l’édition de Port-Royal, a été publié par le
père Desmolets en 1728. Diderot a donc pu en avoir connaissance (Voltaire le
commente dans ses « Nouvelles remarques sur les Pensées » de 1742). Sur
l’importance du dialogue avec Pascal dans la pensée de Diderot, voir Nakagawa
Hisayasu, « Trois Pascal dans la pensée de Diderot », Recherches sur Diderot et sur
l'Encyclopédie, n° 7, 1989, p. 23-41.
AUTEUR
Christophe Martin
Christophe Martin est professeur de littérature française à Sorbonne
Université. Spécialiste du XVIIIe siècle et en particulier de Rousseau,
Marivaux, Fontenelle, Montesquieu et Diderot, ses recherches portent
principalement sur les liens entre fiction et philosophie au siècle des
Lumières. Il est l’auteur de Espaces du féminin dans le roman français du
XVIIIe siècle (SVEC, Voltaire Foundation, 2004) ; « Dangereux Suppléments ».
L’illustration du roman en France au dix-huitième siècle (Peeters, 2005) ;
« éducations négatives ». Fictions d’expérimentation pédagogique au XVIIIe
siècle (Garnier, 2010) ; « La Religieuse » de Diderot (Gallimard, 2010) ;
Mémoires d’une inconnue. Étude de « La Vie de Marianne » de Marivaux
(Rouen, PURH, 2014) ; L’Esprit des Lumières. Histoire, littérature, philosophie
(Armand Colin, 2017) ; La Philosophie des amants. Essai sur « La Nouvelle
Héloïse » (Sorbonne Université Presses, 2021).
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