exactement comme nous voyons celles de nos réves, et
elles nous donnent la méme illusion. On dirait qu'il a révé chaque chant pendant la nuit et qu’il I’a transcrit le matin, tant tout cela a la vérité du réve... Au reste, pour se faire une idée du travail de génie chez le poéte véritable, de l’indépendance ot il est de toute réflexion, que l’on considére notre propre travail poétique pendant le réve. Combien ces descriptions dépassent tout ce que nous pourrions réaliser 4 dessein et avec Daide de la réflexion ! Quand vous vous réveillez d’un réve vivant. détaillé et dramatique, examinez-le et admirez votre propre génie. Aussi peut-on dire : un grand poéte, par exemple Shakespeare, est un homme, qui, en état de veille peut faire ce que nous tous faisons en réve (1). » La meilleure formule ot s’expriment toutes ces des- criptions et exégéses est sans doute celle de Hebbel : « Je crois de plus en plus que réve et poésie sont une méme chose. » Pourtant, le probleme n’est que déplacé. En admettant méme — ce qui n’est point stir — que toute création poétique s’inspire de quelque réve, ou bien soit une sorte de réve éveillé, la véritable question serait tout de méme de savoir par le moyen de quel mystérieux mécanisme le film interrompu et en lambeaux du réve parvient a se projeter en séquences bien ordonnées et lumineuses, et quel scénariste, quel metteur en scéne a imaginé l’his- toire que raconte le film. I] semble bien que l’apport positif de la théorie se réduit en définitive 4 mettre en valeur l’incontestable parenté des processus, de part et d’autre, et aussi leur commune sujétion 4 une psy- chanalyse qui serait suffisamment compréhensive pour
(1) Ed. Reclam, IV, pp. 391 sq.
ANALYSE DE LA CREATION ESTHETIQUE 57
ajouter, 4 une Science des réves, une Science des arts.
L’enthousiasme et le réve écartés, reste, inscrit dans la méme ligne de visée, ’inconscient ; et, d’abord, sous sa forme la plus innocente, celle de la conscience absente ou distraite. « On ne congoit que dans le repos et comme dans le sommeil de I’activité morale... ceux qui imaginent ne doivent pas vivre... les gens qui se dépensent trop dans la passion ou dans le tressaillement d’une existence nerveuse ne feront pas d’ceuvre et auront épuisé leur vie a vivre », disait Th. Gautier (1). La Rochefoucauld promeut cette obstination dans le repos a la dignité d’une passion souveraine : « De toutes les passions, celle qui est la plus inconnue 4 nous mémes, c’est la paresse ; elle est la plus ardente et la plus maligne de toutes, quoique sa violence soit insensible, et que les dommages qu’elle cause soient trés cachés. Si nous considérons attentivement son pouvoir, nous verrons qu’elle se rend en toutes rencontres maitresse de nos sentiments, de nos intéréts et de nos plaisirs... Le repos de la paresse est un charme secret de l’4me qui suspend soudainement les plus ardentes poursuites et les plus opiniatres résolutions (2). » Parfois un moment d’inat- tention suffit pour que l’image surgisse soudain, parée de beauté : « Quand le crépuscule survint et que je mis de cété le livre et m’approchai des vitres obscurcies, ma composition, 4 laquelle je n’avais pas songé le moins du monde, surgit d’un coup devant moi, toute terminée et comme vivante dans sa forme et sa couleur. Transporté de ravissement, je pris en hate un fusain et malgré l’obs- curité envahissante je mis le tout sur le carton (3). » (1) Journal des Goncourt, I, 185. (2) Maximes, 572. (3) I. RICHTER, im DELACROIX, op. cit., p. 157, n. 2. 58 LA PSYCHOLOGIE DE L’ART
« Pour toute ceuvre d’art, un certain recul est nécessaire
a lartiste (1). » . Cette distraction, ce recul, cette retraite se confondent insensiblement avec la réverie, et tout ce que celle-ci comporte de visionnaire et de fantasmagorique. Les merveilleuses songeries de Rimbaud — celles mémes dont il décrivait ainsi la source : « Il s’agit d’arriver a Yinconnu par le déréglement de tous les sens, » celles qui forment la trame ininterrompue des [//uminations — le poursuivent jusque sur son lit de mort : « Par moments il est voyant, il prophétise. Son ouie a acquis une étrange acuité... il revit son passé douloureux. Puis il a de merveilleuses visions. I] voit des colonnes d’améthyste, des végétations et des paysages d’une beauté inconnue, et il emploie pour dépeindre ces sensations des expres- sions d’un charme pénétrant et bizarre (2). » Léonard use d’ « un systéme de spéculation nouveau » ; « encore qu’il semble mesquin et presque risible, il est néanmoins fort utile pour exciter l’intellect 4 des inventions diverses. Si tu regardes des murs barbouillés de taches, ou faits de pierres d’espéces différentes, et qu’il te faille imaginer quelque scéne, tu y verras des paysages variés, des mon- tagnes, fleuves, rochers, arbres, plaines, grandes vallées et divers groupes de collines. Tu y découvriras aussi des combats et figures d’un mouvement rapide, d’étranges airs de visages, et des costumes exotiques, et une infinité de choses que tu pourras ramener a des formes distinctes et bien concues. I] en est de ces murs et mélanges de pierres différentes, comme du son des cloches, dont chaque coup t’évoque le nom ou le vocable que tu
Oeuvres de Arthur Rimbaud: Vers et proses: Revues sur les manuscrits originaux et les premières éditions mises en ordre et annotées par Paterne Berrichon; poèmes retrouvés
Baudelaire, Paul Claudel, André Gide, Rameau, Bach, Franck, Wagner, Moussorgsky, Debussy, Ingres, Cézanne, Gauguin: Les études et biographies d'artistes de Jacques Rivière