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56 LA PSYCHOLOGIE DE L’ART

exactement comme nous voyons celles de nos réves, et


elles nous donnent la méme illusion. On dirait qu'il a
révé chaque chant pendant la nuit et qu’il I’a transcrit
le matin, tant tout cela a la vérité du réve... Au reste,
pour se faire une idée du travail de génie chez le poéte
véritable, de l’indépendance ot il est de toute réflexion,
que l’on considére notre propre travail poétique pendant
le réve. Combien ces descriptions dépassent tout ce que
nous pourrions réaliser 4 dessein et avec Daide de la
réflexion ! Quand vous vous réveillez d’un réve vivant.
détaillé et dramatique, examinez-le et admirez votre
propre génie. Aussi peut-on dire : un grand poéte, par
exemple Shakespeare, est un homme, qui, en état de
veille peut faire ce que nous tous faisons en réve (1). »
La meilleure formule ot s’expriment toutes ces des-
criptions et exégéses est sans doute celle de Hebbel :
« Je crois de plus en plus que réve et poésie sont une
méme chose. »
Pourtant, le probleme n’est que déplacé. En admettant
méme — ce qui n’est point stir — que toute création
poétique s’inspire de quelque réve, ou bien soit une sorte
de réve éveillé, la véritable question serait tout de méme
de savoir par le moyen de quel mystérieux mécanisme
le film interrompu et en lambeaux du réve parvient a se
projeter en séquences bien ordonnées et lumineuses,
et quel scénariste, quel metteur en scéne a imaginé l’his-
toire que raconte le film. I] semble bien que l’apport
positif de la théorie se réduit en définitive 4 mettre en
valeur l’incontestable parenté des processus, de part
et d’autre, et aussi leur commune sujétion 4 une psy-
chanalyse qui serait suffisamment compréhensive pour

(1) Ed. Reclam, IV, pp. 391 sq.


ANALYSE DE LA CREATION ESTHETIQUE 57

ajouter, 4 une Science des réves, une Science des arts.


L’enthousiasme et le réve écartés, reste, inscrit dans la
méme ligne de visée, ’inconscient ; et, d’abord, sous
sa forme la plus innocente, celle de la conscience absente
ou distraite. « On ne congoit que dans le repos et comme
dans le sommeil de I’activité morale... ceux qui imaginent
ne doivent pas vivre... les gens qui se dépensent trop dans
la passion ou dans le tressaillement d’une existence
nerveuse ne feront pas d’ceuvre et auront épuisé leur
vie a vivre », disait Th. Gautier (1). La Rochefoucauld
promeut cette obstination dans le repos a la dignité
d’une passion souveraine : « De toutes les passions,
celle qui est la plus inconnue 4 nous mémes, c’est la
paresse ; elle est la plus ardente et la plus maligne de
toutes, quoique sa violence soit insensible, et que les
dommages qu’elle cause soient trés cachés. Si nous
considérons attentivement son pouvoir, nous verrons
qu’elle se rend en toutes rencontres maitresse de nos
sentiments, de nos intéréts et de nos plaisirs... Le repos
de la paresse est un charme secret de l’4me qui suspend
soudainement les plus ardentes poursuites et les plus
opiniatres résolutions (2). » Parfois un moment d’inat-
tention suffit pour que l’image surgisse soudain, parée
de beauté : « Quand le crépuscule survint et que je mis
de cété le livre et m’approchai des vitres obscurcies,
ma composition, 4 laquelle je n’avais pas songé le moins
du monde, surgit d’un coup devant moi, toute terminée
et comme vivante dans sa forme et sa couleur. Transporté
de ravissement, je pris en hate un fusain et malgré l’obs-
curité envahissante je mis le tout sur le carton (3). »
(1) Journal des Goncourt, I, 185.
(2) Maximes, 572.
(3) I. RICHTER, im DELACROIX, op. cit., p. 157, n. 2.
58 LA PSYCHOLOGIE DE L’ART

« Pour toute ceuvre d’art, un certain recul est nécessaire


a lartiste (1). » .
Cette distraction, ce recul, cette retraite se confondent
insensiblement avec la réverie, et tout ce que celle-ci
comporte de visionnaire et de fantasmagorique. Les
merveilleuses songeries de Rimbaud — celles mémes
dont il décrivait ainsi la source : « Il s’agit d’arriver a
Yinconnu par le déréglement de tous les sens, » celles
qui forment la trame ininterrompue des [//uminations —
le poursuivent jusque sur son lit de mort : « Par moments
il est voyant, il prophétise. Son ouie a acquis une étrange
acuité... il revit son passé douloureux. Puis il a de
merveilleuses visions. I] voit des colonnes d’améthyste,
des végétations et des paysages d’une beauté inconnue,
et il emploie pour dépeindre ces sensations des expres-
sions d’un charme pénétrant et bizarre (2). » Léonard
use d’ « un systéme de spéculation nouveau » ; « encore
qu’il semble mesquin et presque risible, il est néanmoins
fort utile pour exciter l’intellect 4 des inventions diverses.
Si tu regardes des murs barbouillés de taches, ou faits
de pierres d’espéces différentes, et qu’il te faille imaginer
quelque scéne, tu y verras des paysages variés, des mon-
tagnes, fleuves, rochers, arbres, plaines, grandes vallées
et divers groupes de collines. Tu y découvriras aussi des
combats et figures d’un mouvement rapide, d’étranges
airs de visages, et des costumes exotiques, et une infinité
de choses que tu pourras ramener a des formes distinctes
et bien concues. I] en est de ces murs et mélanges de
pierres différentes, comme du son des cloches, dont
chaque coup t’évoque le nom ou le vocable que tu

(1) Ibid., p. 162.


(2) P. BERRICHON, Arthur Rimbaud, p. 252.

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