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50 LA PSYCHOLOGIE DE L’ART

claire rage ». De méme Shakespeare l’appelle « une


belle frénésie ». C’est la doctrine constante des roman-
tiques, des romanesques, des grandiloquents, et aussi
de quelques autres. Ecoutons Vigny : « Le bonheur de
inspiration, délire qui surpasse de beaucoup le délire
physique correspondant qui nous énivre dans les bras
d’une femme. La volupté de l’4me est plus longue...
L’extase morale est supérieure 4 l’extase physique (1). »
G. Eliot croyait que dans ses meilleures ceuvres il y avait
« un autre qu’elle-méme » qui s’emparait d’elle et lui
faisait sentir que « sa propre personnalité n’était qu’un
simple instrument au travers duquel agissait l’esprit » (2).
Et Ch. Maurras décrit ainsi l’état lyrique : « Une effusion
d’ivresse... une foi obscure... une possession... une
obsession... une masse puissante de sonorités qui vient
de beaucoup plus loin que son étre (3). » Une sorte
de possession apparait méme dans cette anecdote, qui
concerne pourtant un poéte de la « longue patience », et
rien moins que dionysiaque, Mallarmé : « L’autre jour,
dés laurore, aurait raconté Hérédia, j’ai vu accourir
notre énigmatique Mallarmé. Sans préambule, il me dit :
« Je viens de faire une piéce superbe, mais je n’en
comprends pas bien le sens et je viens vous trouver pour
que vous me l’expliquiez. » Il me lut sa piéce. I y avait
entre autres mystérieux alexandrins celui-ci :
F offre ma coupe vide ou souffre un monstre d’or.
Cela rimait avec un sombre corridor. Pour répondre
a sa confiance en mes facultés de devin, je lui donnai
Pexplication que voici : « C’est trés clair (sic) ; il s’agit

(1) Journal d’un poéte, p. 42.


(2) Cité in DeLacrorx, Psychologie de Vart, p. 190, n. 1.
(3) Ibid., p. 185, n° 2 (La musique intérieure).
ANALYSE DE LA CREATION ESTHETIQUE 51

d’une coupe ancienne ou un artiste, Benvenuto Cellini,


si vous voulez, a gravé dans l’or massif un monstre d’or
qui se tord avec une expression de souffrance. » Stéphane,
en m’écoutant, a bondi et s’est écrié : « Que c’est beau !
Que c’est émouvant ! » et il m’a quitté rayonnant et
reconnaissant, en me disant : « J’ai monté dans ma propre
estime et vous, mon cher, du méme coup ! » (1).
Mais la description la plus frappante et la plus
complete de l’état inspiré envisagé comme une sorte de
possession ou de délire est sans doute ce que nous offre
Nietzsche, parlant, dans Ecce homo, de son « expérience
de l’inspiration » : « Quelqu’un a-t-il une idée nette,
a la fin de ce xix siécle, de ce que les poétes des époques
vigoureuses appelaient l’inspiration ?... Pour peu que
nous ayons gardé un reste de superstition, nous ne
saurions en effet nous défendre du sentiment que nous
ne sommes que l’incarnation, le porte-voix, le médium
de puissances supérieures. » Il parle de « révélation »,
par quoi il entend « l’apparition soudaine d’une chose
qui se fait entendre, qui se fait voir, avec une streté
et une netteté inexprimables, bouleversant tout en vous,
vous ébranlant jusqu’au tréfonds... Un ravissement
dont notre 4me trop tendue se soulage parfois dans un
torrent de larmes : machinalement, notre pas tantdt
s’accélére, tant6t se ralentit ; c’est une extase qui nous
ravit 4 nous-mémes... un abime de félicité, ou Pextréme
souffrance et l’horreur n’apparaissent pas comme I’anti-
pode, mais comme un condition, une prémice, une

(1) H. Monnor, Vie de Mallarmé, p. 347. Les réserves de l’auteur


paraissent injustifiées : Mallarmé ne déclarait-il pas ne pouvoir,
malgré de sincéres décisions, écrire une prose syntactiquement
simple ? Quant a la passion d’Hérédia pour les Maitres orfévres,
elle est bien connue.

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