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THÉRÈSE D’AVILA ET SON « GLORIEUX DÉLIRE » :

LES PARADOXES DE E.M. CIORAN

par Jean CANAVAGGIO

Ce ‘‘glorieux délire’’ dont parle Thérèse d’Avila pour marquer une des phases de
l’union avec Dieu, c’est ce qu’un esprit desséché, forcément jaloux, ne pardonnera
jamais à un mystique1.

C’est un bel hommage, dira-t-on, que E.M. Cioran, philosophe roumain d’expression
française, a ainsi tenu à rendre à la réformatrice du Carmel, à partir d’une expression tirée du
Livre de la vie. Encore convient-il de le replacer dans son contexte, celui d’une méditation sur
le drame de la naissance qui, venue s’ajouter à la souffrance et à la mort, lui est apparue peu à
peu comme le gouffre primordial incluant tous les autres. Cette intuition douloureuse est à la
source d’une réflexion que Cioran va développer par étapes successives dans l’essai qu’il a
intitulé De l’inconvénient d’être né. Il l’approfondit à partir de l’hiver 1969, près de quatre
années durant, et c’est seulement en juin 1973 qu’il remettra à Gallimard le manuscrit définitif
que l’éditeur publiera en novembre2. Ainsi s’éclaire la perspective dans laquelle il envisage ici
le parcours spirituel de la Madre: autant, sinon plus, que les expériences qu’elle a connues, ce
sur quoi il met l’accent, c’est sur le dépit qu’en retire inévitablement celui qui se sait
incapable de la suivre dans cette voie. Cioran ne précise pas si l’esprit desséché auquel il se
réfère est le sien. Mais ce que le lecteur retient de cet aphorisme, bien plus que la grâce
spécifique qui a été accordée à une femme d’exception, c’est le privilège que partagent avec
elle tous ceux qui, à son exemple, parviennent à accéder à l’union avec Dieu.

Ce n’est pas la seule fois que le nom de Thérèse d’Avila apparaît sous sa plume. Dans
l’édition de ses Œuvres, parue en 2011 dans la Bibliothèque de la Pléiade, il la cite à plus de
dix reprises, depuis le Précis de décomposition, publié en 1949 et couronné par le prix
Rivarol, jusqu’aux « Ébauches de vertige », recueil de fragments inclus dans Écartèlement, un
ouvrage édité trente ans plus tard, en 1979 3. Qui plus est, on le trouve déjà dans quelques-uns
des textes qu’il a écrits en roumain avant de se rendre en France, à commencer par Des larmes
et des saints, paru à Bucarest en novembre 1937, peu après son départ pour Paris. Il s’y
s’exprime alors en ces termes : « Comment ne pas se sentir proche de Sainte Thérèse qui,
Jésus lui étant apparu, sortit en courant et se mit à danser au milieu du couvent, dans un
transport frénétique, battant du tambour pour appeler ses sœurs à partager sa joie ?4 »
Quelques lignes plus loin, il évoque sa décision, à l’âge de six ans, de se rendre chez les
1
E.M. Cioran, De l’inconvénient d’être né, II, in Œuvres, édition établie, présentée et annotée par
Nicolas Cavaillès, avec la collaboration d’Aurélien Demars, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 2011, p. 754. La citation est tirée de Thérèse d’Avila, Livre de la vie, XVI, 1, in Œuvres
complètes. Traduction par Mère Marie du Saint-Sacrement, carmélite déchaussée. Édition établie,
révisée et annotée par les Carmélites de Clamart et Bernard Sesé, Paris, Cerf, 2006, p. 115.
2
Voir De l’inconvénient d’être né, Notice, pp. 1482-1486.
3
Œuvres, Index, sv «Thérèse d’Avila (sainte) », p. 1646.
4
Des larmes et des saints, Paris, L’Herne, 1986, p. 31. L’auteur ne nous dit pas d’où il a tiré cet
épisode que Thérèse ne rapporte nulle part dans ses œuvres, elle qui, au contraire, insiste, dans le Livre
de la vie, sur le désarroi et l’inquiétude qu’elle ressentit lors de ces apparitions.

1
Maures pour y subir le martyre. Certes, déclare-t-il, elle n’a pu réaliser son projet, « mais son
ardeur n’a fait que croître au point que le feu de son âme ne s’est jamais éteint, puisque nous
nous y réchauffons encore »5. Revenant plus tard sur les effets de cette ardeur, il s’en
expliquera dans ses Entretiens : « Sa ferveur exerce sur vous un tel pouvoir, une telle magie
qu’on a l’impression de croire alors qu’on ne croit pas6 ».

Cioran se réfère d’ailleurs à cette étape dans son Précis de décomposition. L’un des
sous-ensembles dont celui-ci se compose - « La Sainteté et les Grimaces de l’absolu » -
s’ouvre en effet sur une épigraphe tirée du Livre de la vie : « Oui, en vérité, il me semble que
les démons jouent à la balle avec mon âme 7 ». Puis vient le moment où « le disciple des
saintes » – tel est le nom que Cioran se donne - se livre à une confidence : « il fut un temps
où prononcer seulement le nom d’une sainte me remplissait de délices, où j’enviais les
chroniqueurs des couvents, les intimes de tant d’hystéries ineffables, de tant d’illuminations et
de pâleurs. J’estimais qu’être le secrétaire d’une sainte constituait la plus haute carrière
réservée à un mortel8 ». Voilà qui pourrait annoncer une dérive, celle qui a mené plus d’un
esprit fort à réduire la mystique à l’extase et l’extase à l’hystérie, et l’on peut se demander si
Cioran n’a pas éprouvé par moments cette tentation. Ainsi lorsque, par exemple, il évoque
après tant d’autres la transverbération, traduite, on le sait, par le Bernin dans le marbre :

Ce n’est pas au fond d’un lit que l’on atteint aux sommets de la volupté : comment
trouver dans l’extase sublunaire ce que les saintes vous laissent pressentir dans leurs
ravissements ? La qualité de leurs secrets, c’est Bernini qui nous l’a fait connaître dans
la statue de Rome où la sainte espagnole nous incite à maintes considérations sur
l’ambiguïté de ses défaillances…9

Ce n’est cependant pas sur cette pente qu’il se laisse entraîner. Dès ses premiers écrits,
il considérait que « toute forme d’extase supplante la sexualité, qui n’aurait aucun sens sans la
médiocrité des créatures10 ». En fait, malgré l’exaltation qu’il dit avoir souvent éprouvée, il
s’appuie constamment sur une connaissance toute personnelle, mais précise, des œuvres de la
Madre. En voici un premier exemple : « Me répétant les exclamations de Thérèse d’Avila, je
la voyais s’écrier à six ans : ‘‘Éternité, éternité’’, puis suivais l’évolution de ses délires, de ses
embrasements, de ses sécheresses11». Quelques lignes plus loin, une autre citation :

Quand je repense à qui je dois d’avoir soupçonné l’extrémité de la passion, les


frémissements les plus troubles comme les plus purs, et cette sorte d’évanouissement
où les nuits s’incendient, où le moindre brin d’herbe comme les astres se fondent dans

5
Op. cit., p. 32.
6
Entretiens, Paris, Gallimard, 1995, p. 149. Quelques années plus tard, il se fera plus catégorique
encore. À la question: «Pourquoi les mystiques vous ont-ils fasciné? », il répondra ceci: «Parce que je
ne pouvais être comme eux. Sur ce plan, je suis un raté, comparé à eux» (Op. cit., p. 261).
7
«La Sainteté et les Grimaces de l’absolu», in Précis de décomposition, in Œuvres, p. 118. Citation
tirée du Livre de la vie, XXX, 11 (et non XXX, 18), éd. cit., p. 229 («Il me semble parfois», précise le
texte).
8
«La Sainteté …», p. 120.
9
«La Sainteté…», p. 121
10
Entretiens, p. 41.
11
« La Sainteté… », p. 121. Cioran se réfère ici à une anecdote que rapporte Thérèse dans le Livre de
la vie, I, 4 et dont il avait déjà fait état dans Des larmes et des saints. Il réécrit toutefois le texte. La
traduction de Mère Marie du Saint-Sacrement («Pour toujours! toujours! toujours! ») suit de plus près
l’original («¡Para siempre, siempre, siempre!»)

2
une voix d’allégresse et de crispation – infini instantané incandescent et sonore tel que
le concevrait un dieu heureux et dément, – quand je repense à tout cela un seul nom
me hante : Thérèse d’Avila – et les paroles d’une de ses révélations que je me redisais
chaque jour : « Tu ne dois plus parler avec les hommes, mais avec les anges12 ».

Lecteur assidu du Livre de la vie, mais aussi des Fondations et du Chemin de


perfection13, Cioran fait aussi état, dans ses « Ébauches de vertige », d’un commerce de près
d’un demi-siècle avec ces textes. « Vous ne me croirez pas, dira-t-il dans ses Entretiens, mais
j’ai relu cinq fois Le Livre de la vie de sainte Thérèse d’Avila, pas de Lisieux 14 » ; et, à en
juger par les extraits qu’il cite, on peut en déduire qu’il disposait de la traduction de la Mère
Marie du Saint-Sacrement. Toutefois, à l’époque où il nous fait cet aveu, il ne résiste pas au
plaisir de réunir sous la même invocation la sainte d’Avila et un tout autre personnage: « Les
deux femmes que j'ai le plus pratiquées : Thérèse d’Avila et la Brinvilliers 15». Plus encore
que la passion qu’il partageait avec Henri Michaux pour la célèbre empoisonneuse, ce
jumelage n’a pas manqué de provoquer la surprise, au point qu’il en est venu à expliquer
comment, avec ces deux femmes « de caractère », il avait voulu associer « le crime et le
mysticisme total »16.

Autant dire, on l’aura compris, que, bien avant de s’exiler en France, Cioran avait cessé
de se sentir « disciple des saintes ». Dès le Précis de décomposition, il tient, à ce sujet, à
mettre les choses au point :

J’ai vécu des années à l’ombre des saintes, ne croyant pas que poète, sage ou fou les
égalât jamais. J’ai dépensé dans ma ferveur pour elles tout ce que j’avais de puissance
d’adorer, de vitalité dans les désirs, d’ardeur dans les songes. Et puis…j’ai cessé de les
aimer17.

Faut-il en conclure qu’un jour est venu où il a brûlé ce qu’il avait adoré ? Ou bien, plus
simplement, qu’après avoir perdu la foi, il a vu sa passion s’éteindre d’elle-même? « Né
chrétien, écrira-t-il dans Aveux et anathèmes, j’ai cessé de l’être dès ma première
jeunesse… »18. En réalité, les choses ne sont pas si simples. Fils d’Emilian Cioran, le pope de
Rasinari, son village natal, devenu par la suite protopope (archiprêtre) et conseiller
métropolite de la cathédrale de Sibiu, il nous confie qu’au moment de la prière du repas, étant

12
«La Sainteté…» p. 122. Voir Livre de la vie, XXIV, 5 (et non XXIV, 8). Ici encore, Cioran s’écarte
de la version de Mère Marie du Saint-Sacrement («Je ne veux plus que tu converses avec les hommes,
mais avec les anges», éd. cit., p. 180).
13
Lorsque Thérèse, au chapitre VII du Livre des Fondations, s’interroge sur la conduite à tenir envers
les personnes atteintes de mélancolie, Cioran considère que la méthode qu’elle préconise – leur faire
peur - reste encore la meilleure (voir De l’inconvénient d’être né, III, p. 767).
14
Entretiens, p. 90.
15
Écartèlement, «Ébauches de vertige», in Œuvres, p. 966.
16
Œuvres, p. 1536, n. 50. Son courage sous la torture et son extraordinaire piété en prison émurent
nombre de ses contemporains, qui virent en elle une « sainte ». Son avocat, Maître Nivelle, plaida le
manque de preuves et l'absence d'aveu. Son confesseur, le P. Pirot, dira qu'il était en face d'une sainte
et qu'il aurait souhaité être à la place de la marquise. Lors de son exécution, le 17 juillet 1676, sa piété
impressionna la foule. Son corps n’en sera pas moins brûlé et ses cendres dispersées. Mme de Sévigné,
dans une de ses lettres, écrira que « le lendemain on cherchait ses os, parce que le peuple disait qu’elle
était sainte. »
17
«La Sainteté…», p.122.
18
Aveux et anathèmes, in Œuvres, p. 1045.

3
enfant, il se levait de table pour ne pas entendre son père la réciter 19. « Dans mon enfance,
précise-t-il, j’étais violemment athée, et c’est encore trop peu dire 20». Mais, outre qu’il n’est
pas aisé de dater le moment où il s’est éloigné de toute pratique religieuse, il est à noter que
ses premiers travaux universitaires, en 1929, portent sur le protestantisme. À 21 ans, en 1932,
il collabore à Bucarest à la Revista teologica. Quatre ans plus tard, en 1936, tandis qu’il écrit
Des larmes et des saints, il connaît une longue crise personnelle : « Pendant toute une année,
je n’ai fait que lire des mystiques et des vies de saints. À la fin, j’ai compris que je n’étais pas
fait pour croire, je m’en suis rendu compte à travers une grande crise de désespoir 21 ».
Néanmoins, l’année suivante, il dépose une demande de bourse pour rédiger une thèse de
philosophie sur « la fondation gnoséo-théologique de l’extase » et « le sens de la filiation
Plotin-Eckhart-Bergson » et, à cette fin, il exprime le souhait de suivre à Paris les cours de
Jean Baruzi22. Voilà qui laisse entendre, de sa part, un intérêt pour la mystique irréductible à
une approche purement affective, un intérêt susceptible, de ce fait, de l’orienter vers une
réflexion qu’il s’appliquera, pendant tout le reste de sa vie, à poursuivre et à approfondir23.

A-t-il donné les raisons qui lui ont fait cesser d’aimer les saintes ? Celles qu’il évoque à
demi-mot nous semblent plus accessoires qu’essentielles. Dans sa « Généalogie du
fanatisme », qui ouvre le Précis de décomposition, il affirme que « les époques de ferveur
excellent en exploits sanguinaires : sainte Thérèse ne pouvait qu’être contemporaine des
autodafés, et Luther du massacre des paysans. Dans les crises mystiques, les gémissements
des victimes sont parallèles aux gémissements de l'extase… »24. Toutefois, s'il en conclut que
« dans un esprit ardent on retrouve la bête de proie déguisée 25», ce serait lui faire un mauvais
procès que de le soupçonner d’avoir mis la Madre au nombre de ces prédateurs. Au contraire,
la passion qu’il lui porte est inséparable de celle qu’il a toujours éprouvée pour l’Espagne.
« La mystique espagnole, écrivait-il déjà dans Des larmes et des saints, est un moment divin
de l’histoire humaine26 ». Même idée dans « La Sainteté et les Grimaces de l’absolu » :
« Toute sainteté est plus ou moins espagnole : si Dieu était cyclope, l’Espagne lui servirait
d’œil 27». En revanche, qu’elle ait été une femme pourrait bien être à l’origine de certaines des
réticences qu’il manifeste. Alors qu’il vient de citer un passage du chapitre XXIX du Livre de
la vie, dans lequel Thérèse rapporte comment le Christ lui apparut à plusieurs reprises, une
précision retient son attention : « J’avais un extrême désir de savoir quelle était la couleur de
ses yeux ». Et voici comment il la commente :

La couleur de ses yeux… Impuretés de la sainteté féminine ! Porter jusque dans le ciel
l’indiscrétion de son sexe, cela est de nature à consoler et à dédommager tous ceux – et
encore mieux, celles – qui sont restés en-deçà de l’aventure divine. Le premier homme,

19
Entretiens, p. 9.
20
Loc. cit.
21
Entretiens, p. 130.
22
Chronologie, in Œuvres, p. XXXVIII.
23
Ses obsèques, le 23 juin 1995, auront lieu à l’église roumaine de la rue Jean-de-Beauvais, selon le
rituel orthodoxe, de même que son enterrement au cimetière Montparnasse, conformément aux
volontés qu’il avait exprimées.
24
«Généalogie du fanatisme», in Œuvres, p. 3.
25
« Généalogie du fanatisme», p. 4.
26
Des larmes et des saints, p. 32. Voir également p. 69: « Quoi de plus naturel que la présence des
mystiques chez ce peuple [espagnol] qui a supprimé la distance entre le ciel et la terre? », ainsi que p.
96: « La Russie et l’Espagne: deux nations enceintes de Dieu. D’autres pays se contentent de le
connaître, ils ne le portent pas en eux».
27
«La Sainteté…», p. 124.

4
la première femme : voilà le fond permanent de la Chute que rien, ni le génie ni la
sainteté, ne rachètera jamais28.

Il n’est plus question ici, on le voit, du dépit d’un esprit desséché, mais bien plutôt du
dédommagement insolite prétendûment offert à celles et ceux qui jamais ne parviendront à
prendre exemple sur la sainte. Quelques lignes plus loin, malgré la précaution oratoire
qu’introduit, l’espace d’un instant, le recours au conditionnel, sa conclusion est sans appel :

Entre sainte Thérèse et les autres femmes, il n’y aurait donc qu’une différence dans la
capacité de délirer, qu'une question d’intensité et de direction des caprices. L’amour –
humain ou divin – nivelle les êtres : aimer une garce ou aimer Dieu présuppose un
même mouvement : dans les deux cas, vous suivez une impulsion de créature. Seul
l’objet change ; mais quel intérêt présente-t-il, du moment qu’il n’est que prétexte au
besoin d’adorer, et que Dieu n’est qu’un exutoire parmi tant d’autres 29?

La volte-face de Cioran pourrait bien être également liée à des considérations plus
proprement esthétiques. Tout d’abord, le passage de l’extase à l’écrit le trouble : « Les
mystiques et leurs ‘‘œuvres complètes’’, - écrit-il dans De l’inconvénient d’être né -. Quand
on s’adresse à Dieu, et à Dieu seul, comme ils le prétendent, on devrait se garder d’écrire.
Dieu ne lit pas… »30. Dieu non, certes, mais les confesseurs de Thérèse, qui lui ont demandé
de décrire ses états, et aussi celles qu’elle appelait « ses filles », et enfin, bien entendu, Cioran
qui, en 1937, tenait un tout autre discours à ce sujet :

Pourquoi les saints écrivent-ils si bien ? Est-ce ce uniquement parce qu’ils sont
inspirés ? Le fait est qu’ils ont du style chaque fois qu’ils décrivent Dieu. Il leur est
facile d’être à l’écoute de ses chuchotements. Leurs œuvres sont d’une simplicité
surhumaine, mais comme ils n’y traitent pas du monde, ils ne peuvent s’intituler
écrivains. On ne les reconnaît pas comme tels, car on ne se retrouve pas en eux31.

Même si Cioran se réfère ici aux mystiques en général, il est hors de doute qu’il pensait
alors tout particulièrement à Thérèse d’Avila.

Il est un autre motif de désaccord : « Alors que le vers permet tout – observe-t-il dans
« Le Penseur d’occasion », un autre chapitre du même ouvrage -, que vous pouvez y déverser
larmes, hontes et extases – et surtout plaintes, la prose vous interdit de vous épancher ou de
vous lamenter : son abstraction personnelle y répugne. Elle exige d’autres vérités :
contrôlables, déduites, mesurées »32. Mais, dira-t-on, la Madre ne ferait-elle pas exception ?
Cioran a prévu l’objection : « Chercherait-on du côté des saints ? Certaines frénésies de
Thérèse d’Avila ou d’Angèle de Foligno… Mais on y rencontre trop souvent Dieu, ce non-
sens consolateur qui, affermissant leur courage, en diminue la qualité33 ».

Cioran nous livre-t-il ici son dernier mot ? Ce serait faire fi des paradoxes dont il a
toujours été coutumier ou, plus exactement, ignorer ce que son éditeur, Nicolas Cavaillès,
28
«La Sainteté…», p. 122. Cioran reprend ici fidèlement la traduction que Mère Marie du Saint-
Sacrement donne du Livre de la vie, XXIX, 2, éd. cit. p. 217.
29
«La Sainteté…», p. 123.
30
De l’inconvénient d’être né, X, p. 868.
31
Des larmes et des saints, p. 51.
32
Précis de décomposition, «Le Penseur d’occasion», p. 96.
33
Ibid.

5
appelle justement « l’écheveau tortueux d’une pensée vaillamment sceptique 34». Pour en
apprécier la complexité, il est, parmi d’autres, un texte qui peut nous y aider. Tiré d’un
passage symptomatiquement intitulé « Le Fervent provisoire », l’un des fragments retranchés
du Précis de décomposition, il s’ouvre sur une authentique profession de foi à rebours :
« Partagé entre Dieu et le Diable, entre le mystère et le mépris, l’adoration et l’impiété, -
comment me déciderais-je devant la frivolité et le renoncement ? Pour lequel opter, alors
qu’aux arguments de l’une l’autre oppose les siens avec autant de validité ? 35» Et de
condenser cette indécision en une formule saisissante :

Je ne puis choisir entre Thérèse d’Avila et Voltaire, entre l’extase et le doute. Je les
concilie – l’hésitation étant mon seul dogme – dans une âme mal réussie qui englobe
lèpre, rigolade et précipices. Et je reviens sans cesse à cette parole d’un esprit instruit
par le haut mal : « Je suis un mystique et je ne crois à rien 36».

En se plaçant sous l’invocation de Flaubert, dont on sait qu’il connut des crises
d’épilepsie dès son jeune âge, Cioran nous dévoile une angoisse existentielle dont il passera sa
vie à décliner les manifestations. « De la piété – dit-il - je ne comprends que les
débordements, les excès suspects37 ». De l’inconvénient d'être né ne nous nous livre pas
seulement cet aveu ; il nous ouvre de plus larges perspectives sur les contradictions dans
lesquelles se débat cet esprit tourmenté : « Je n’ai pas la foi, heureusement. L’aurais-je, que je
vivrais avec la peur constante de la perdre. Ainsi, loin de m’aider, ne ferait-elle que me
nuire 38». Et, dans « Ébauches de vertige », le voici qui se raccroche à la seule certitude qui lui
semble possible : « En quoi serais-je plus avancé d’avoir la foi, puisque je comprends Maître
Eckhart aussi bien que si je la possédais ? 39» C’est pourquoi, non seulement il ne renoncera
jamais à lire et à méditer les spirituels, mais le regard critique qu’il portera souvent sur eux
n’aura d’égal que l’enthousiasme qu’ils ne cesseront de lui inspirer et dont il trouvera la fine
pointe dans la lecture des œuvres de la Madre. Bien loin de se ranger à l’avis des spécialistes
des maladies mentales, il se refuse à analyser ses visions en termes de pathologie : « Nous
savons à quoi nous en tenir devant la vision du Jugement de sainte Hildegarde ou devant celle
de l’enfer de sainte Thérèse – déclare-t-il dans « La Sainteté et les Grimaces de l’absolu » - ;
le sublime – celui de l’horreur comme celui de l’élévation - est classé par n’importe quel traité
de maladies mentales 40».

L’ironie de Cioran est ici évidente ; en douterions-nous qu’il commence par mettre les
points sur les i : « c’est le bonheur de nous autres modernes d’avoir localisé l’enfer en
nous […] Plus d’épouvantes non transposées subjectivement : la psychologie est notre salut,
notre faux-fuyant41 ». Un salut à la mesure de notre temps, incapable de trouver son assise :
« Il n’est pas facile de parler de Dieu - estime-t-il -, quand on n’est ni croyant ni athée ; et
c’est sans doute notre drame à tous, théologiens y compris, de ne plus pouvoir être ni l’un ni
l’autre42 ». Que faire alors ? « Tenons-nous en au concret et au vide – répond Cioran – […]
34
Dans sa préface à l’édition de la Pléiade, p. XV.
35
En marge du «Précis de décomposition», p. 1281.
36
Ibid.
37
De l’inconvénient d’être né, IX, p. 853.
38
De l’inconvénient d’être né, X, p. 863.
39
«Ébauches de vertige», in Œuvres, p. 941. Il tenait Maître Eckhart pour «le penseur le plus profond
qui soit né en Occident» (Entretiens, p. 80).
40
«La Sainteté…», p. 126.
41
Ibid.
42
De l’inconvénient d’être né, V, p. 789.

6
Remâchons la meilleure formule qu’on ait trouvée ici-bas : le travail manuel dans un couvent.
Point de vérité, sinon dans la dépense physique et dans la contemplation ; le reste est
accidentel, inutile, malsain43 ». Mais contemplation de quoi ou de qui ? Tout simplement de
Dieu, car « il tombe sous le sens que Dieu était une solution et qu’on n’en trouvera jamais une
aussi satisfaisante44 », et il en résulte que « ce qui ne peut se traduire en termes de mystique ne
mérite pas d’être vécu45 ».

À en croire le philologue et musicologue roumain George Balan, Cioran serait « le


seul mystique authentique de la culture roumaine ». À quoi Cioran répondit en le corrigeant :
« celui des Roumains qui a connu le plus intensément le sentiment du néant 46 ». En fait,
comme l’a bien montré Yann Porte dans une étude parue il y a près de dix ans 47, la conception
de Dieu qu’il énonce et qui se veut indépendante de la foi, se confond avec le néant lui-même,
le point extrême d’une solitude qu’il considère comme l’étape ultime d’un cheminement
mystique. En ce sens, il fait ainsi écho à la pensée de Maître Eckhart, pour qui l’action la plus
haute à laquelle puisse s’élever l’âme consiste à atteindre le détachement absolu dont l’objet
est le « pur néant », séjour naturel de Dieu48. Toutefois, son interprétation de la mystique est
tout autre : subversive et négatrice, elle affirme que, pour tout mystique véritable, Dieu ou le
divin se confondent avec le néant : « Sans Dieu tout est néant ; et Dieu ? Néant suprême49. »

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que Cioran se soit senti des affinités avec le
bouddhisme. Mais il est tout aussi compréhensible qu’il s’en soit détaché :

Je me suis beaucoup occupé du bouddhisme, à un certain moment. Je me croyais


bouddhiste, mais en définitive je me leurrais. J’ai finalement compris que je n’avais rien
de bouddhiste, et que j’étais prisonnier de mes contradictions, dues à mon tempérament.
J’ai alors renoncé à cette orgueilleuse illusion, puis je me suis dit que je devais
m’accepter tel que j’étais, qu’il ne valait pas la peine de parler tout le temps de
détachement, puisque je suis plutôt un frénétique50.

Son expérience mystique, inaboutie, se limite finalement à une admiration velléitaire et


fantasmatique de la « plénitude du vide » bouddhique. Aussi ne peut-il être considéré comme
un mystique à part entière et il est le premier à s’en être rendu compte. Son catastrophisme,
qui garde la marque de son impulsivité première, aussi bien que son goût de la dérision et du
sarcasme, ont contribué à le détourner d’un idéal de vie qui trouve sa continuité, son unité
dans une foi aussi intense qu’ascétique. Or c’est précisément là, dans cet inaccomplissement
sans cesse revendiqué et affiné, que réside le caractère irréductiblement original et subversif
de son itinéraire spirituel.

43
Le Mauvais Démiurge, in Œuvres, p. 679.
44
De l’inconvénient d’être né, VII, p. 822.
45
« Ébauches de vertige », p. 941. Comp. Entretiens, p. 266 : « Qu’est-ce que Dieu pour vous ? – La
limite jusqu’où l’homme peut aller. Le point maximum ».
46
Aveux et anathèmes, p. 1561, n. 8.
47
Yann Porte, « Dieu comme Être du néant au sein du néant de l’Être chez Cioran », Le Portique [En
ligne], 2-2006 | URL : http://leportique.revues.org/853. Le développement qui suit doit beaucoup à
cette étude.
48
Johannes Eckhart, Sermons et traités, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1987.
49
Syllogismes de l’amertume, in Œuvres, p. 213 (traduction d’un fragment de Des larmes et des
saints).
50
Entretiens, p. 109.

7
En définitive, s’il est vrai qu’il a ressenti l’appel de Dieu et qu’il ne s’y est jamais
soustrait, Cioran n’a pas voulu le mener à son terme, et s’il s’y est refusé, c’est pour mieux se
consacrer à l’expression littéraire de sa pensée. Sa vocation de créateur s’est avérée en effet
incompatible avec l’accomplissement mystique qui transcende la nécessité, le besoin de créer.
Pour reprendre une formule de Yann Porte, « sa mystique négative et lacunaire,
volontairement maintenue dans l’incomplétude, est indissociable de ce qu’elle aspire
contradictoirement à dépasser sans pouvoir se donner les moyens de ce dépassement 51». On
comprend mieux, dans ces conditions, pourquoi Cioran a été constamment attiré par
l’exemple et par les écrits de Thérèse d’Avila, mais aussi pourquoi il ne s’est jamais résolu à
mettre ses propres pas dans les siens.


51
Yann Porte, Op. cit.

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