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Article paru dans le journal « 

Le Figaro » le 23 janvier 1868, à propos de Thérèse Raquin d'Emile Zola 


[Point du programme : « La littérature d’idées et la presse du XIXe siècle au XXIe siècle »]

« La littérature obscène1 »


Il s’est établi depuis quelques années une école monstrueuse de romanciers, qui prétend substituer
l’éloquence2 du charnier3 à l’éloquence de la chair, qui fait appel aux curiosités les plus chirurgicales, qui groupe les
pestiférés pour nous en faire admirer les marbrures4, qui s’inspire directement du choléra5, son maître, et qui fait jaillir
le pus de la conscience. […]
J’estime les écrivains dont je vais piétiner les œuvres ; ils croient à la régénération sociale ; mais en faisant
leur petit tas de boue, ils s’y mirent, avant de le balayer […] Il est plus facile de faire un roman brutal, plein de
sanie6, de crimes et de prostitutions, que d’écrire un roman contenu, mesuré, moiré7, indiquant les hontes sans les
découvrir, émouvant sans écœurer. Le beau procédé que celui d’étaler des chairs meurtries ! Les pourritures sont à la
portée de tout le monde, et ne manquent jamais leur effet. […] Attacher par le dégoût, plaire par l’horrible, c’est un
procédé qui malheureusement répond à un instinct humain, mais à l’instinct le plus bas, le moins avouable, le plus
universel, le plus bestial. […]
Ceci expliqué, je dois avouer le motif spécial de ma colère. Ma curiosité a glissé ces jours-ci dans une flaque
de boue et de sang qui s’appelle Thérèse Raquin, et dont l’auteur, M. Zola, passe pour un jeune homme de talent. Je
sais, du moins, qu’il vise avec ardeur à la renommée. Enthousiaste des crudités8, il a publié déjà La Confession de
Claude qui était l’idylle d’un étudiant et d’une prostituée ; il voit la femme comme M. Manet la peint, couleur de
boue avec des maquillages roses. […] Quant à Thérèse Raquin, c’est le résidu de toutes les horreurs publiées
précédemment. On y a égoutté tout le sang et toutes les infamies. […]
Le sujet est simple, d’ailleurs, le remords physique de deux amants qui tuent le mari pour être plus libres de le
tromper, mais qui, ce mari tué (il s’appelait Camille), n’osent plus s’étreindre […] A la fin, ne parvenant pas à écraser
suffisamment le noyé dans leurs baisers, ils se mordent, se font horreur, et se tuent ensemble de désespoir de ne
pouvoir se tuer réciproquement.
Si je disais à l’auteur que son idée est immorale, il bondirait, car la description du remords passe généralement
pour un spectacle moralisateur ; mais si le remords se bornait toujours à des impressions physiques, à des
répugnances charnelles, il ne serait plus qu’une révolte du tempérament, et il ne serait pas le remords. Ce qui fait la
puissance et le triomphe du bien, c’est que même la chair assouvie, la passion satisfaite, il s’éveille et brûle dans le
cerveau. Une tempête sous un crâne est un spectacle sublime : une tempête dans les reins est un spectacle ignoble.
[…] Thérèse est une femme qui a besoin d’un amant. D’un autre côté, Laurent, son complice, se décide à noyer le
mari après une promenade […] Comment ne pas assassiner ce pauvre Camille, cet être maladif et gluant, dont le nom
rime avec camomille, après une telle excitation ? [...]
Comme ma lettre peut être lue après déjeuner, je passe sur la description de la jolie pourriture de Camille. On y sent
grouiller les vers.
Une fois le noyé bien enterré, les amants se marient. C’est ici que commence leur supplice.
Je ne suis pas injuste et je reconnais que certaines parties de cette analyse des sensations de deux assassins sont bien
observées. La nuit de ces noces hideuses est un tableau frappant. Je ne blâme pas systématiquement les notes criardes,
les coups de pinceau violents et violets ; je me plains qu’ils soient seuls et sans mélange ; ce qui fait le tort de ce livre
pouvait en être le mérite.
Mais la monotonie de l’ignoble est la pire des monotonies. Il semble, pour rester dans les comparaisons de ce livre,
qu’on soit étendu sous le robinet d’un des lits de la morgue, et jusqu’à la dernière page, on sent couler, tomber goutte
à goutte sur soi cette eau faite pour délayer des cadavres. […]
Ce livre résume trop fidèlement toutes les putridités9 de la littérature contemporaine pour ne pas soulever un
peu de colère. […]
Ferragus
1 Obscène : qui choque, offense la pudeur (souvent en raison de références sexuelles).
2 L'éloquence : l'art de bien parler et/ou de bien écrire. La beauté du langage bien manié.
3 Charnier : endroit où se trouvent de nombreux cadavres.
4 Les pestiférés : les personnes atteintes de la peste. Les marbrures : taches de différentes teintes et traçant des formes allongées,
comme le marbre (les marbrures de la peste sont donc les taches rouges et violacées sur le corps atteint par la maladie).
5 Le choléra : une maladie intestinale.
6 Sanie : mélange de pus et de sang (souvent produit par des plaies infectées) très nauséabond.
7 Moiré : brillant.
8 Crudités : choses choquantes, dites de façon « crue », sans détour, ce qui offense donc la pudeur.
9 Putridités : les éléments en décomposition, en train de pourrir (sens propre) => ici, au sens figuré : les choses choquantes, répugnantes.
CONSIGNES

I] Questions /10

1) Relisez le premier paragraphe de cet article de presse : « Il s’est établi depuis quelques années une école
monstrueuse de romanciers, qui prétend substituer l’éloquence du charnier à l’éloquence de la chair, qui fait appel
aux curiosités les plus chirurgicales, qui groupe les pestiférés pour nous en faire admirer les marbrures, qui
s’inspire directement du choléra, son maître, et qui fait jaillir le pus de la conscience. ».
a) A quelle(s) « école(s) », quel(s) mouvement(s) littéraire(s) le journaliste Ferragus fait-il allusion dans ce
paragraphe ? /1
b) Justifiez votre réponse en expliquant précisément quels sont les éléments qui vont ont permis de trouver le
mouvement littéraire implicitement évoqué par Ferragus. /2

2) Quels reproches le journaliste dresse-t-il contre le roman Thérèse Raquin ? Justifiez en détail en citant et en
expliquant vos citations sélectionnées. /3

3) a) Quel champ lexical le journaliste Ferragus utilise-t-il tout au long de son article pour critiquer Thérèse
Raquin ? Citez quelques exemples. /1
b) Selon vous, pourquoi utilise-t-il constamment ce champs lexical pour effectuer ses critiques ? /1

4) Donnez deux exemples de passages « obscènes » et « putrides » qui ont probablement choqué Ferragus lorsqu'il
a lu Thérèse Raquin. Vous expliquerez de façon précise et détaillée vos deux exemples. /2

II] Écrit d'appropriation /10

Imaginez la réponse que Zola envoie au journaliste Ferragus pour défendre son œuvre contre les critiques qu'elle
subit ici. Vous inventerez et rédigerez cet article de presse écrit par Zola pour se défendre. Vous devrez respecter les
critères suivants :
- Vous trouverez au moins deux arguments solides qu'aurait pu utiliser Zola pour défendre son œuvre.
- Chacun des arguments devra être illustré par au moins deux exemples précis et détaillés (issus de Thérèse
Raquin). Vous montrerez ainsi votre connaissance de l'oeuvre intégrale.
- Vous veillerez à la qualité de votre style et de votre expression écrite : vous devez incarner E. Zola et écrire
comme lui.
- Votre article de presse devra être divisé en plusieurs paragraphes, chacun centré sur un point précis.
- Pour inventer une réponse de qualité, votre rédaction devra faire au moins une page. La qualité de l'argumentation
implique aussi la quantité.

N.B 1: vos exemples ne doivent pas uniquement s'inspirer de ce qui a été vu en cours. Vous devrez trouver
également des exemples issus de votre lecture autonome et personnelle de Thérèse Raquin.
N.B 2 : toute trace de triche sera sanctionnée par un 0.

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