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Raymond Trousson
Sénac de Meilhan est de ceux qui, très jeunes, ont subi la fascina-
tion de Voltaire. En 1755, à dix-neuf ans à peine, il se risque à lui
envoyer ses premiers exercices littéraires. Loin de le rebuter, le maître
lui répondit, non seulement avec courtoisie, mais en l'écrasant d'un de
ces compliments dont il n'était pas avare quand il soupçonnait la possi-
bilité d'enrôler une bonne recrue: "On n'écrit point ainsi à dix-neuf ans.
Je vous assure qu'à votre âge, je n'aurais point fait de pareilles lettres."
Mieux encore, le grand homme l'engageait à lui rendre visite. Sénac n'y
manqua pas: il passa aux Délices quelques jours inoubliables et Voltaire,
enchanté de ce disciple, lui assura: "Faites de la prose ou des vers, Mon-
sieur, donnez-vous à la philosophie ou aux affaires, vous réussirez à
tout ce que vous entreprendrez."1 Le philosophe était mauvais prophète,
puisque Sénac ne devait guère briller, ni comme homme d'Etat ni comme
littérateur. Il avait heureusement trop d'esprit pour prendre à la lettre des
éloges qui auraient tourné la tête à tant d'autres et il en jugea, du moins
par la suite, avec autant de modestie que de bon sens:
Il recevait des stances amoureuses que lui envoyait un poète médiocre, Voltaire
oubliait les vers et l'auteur, et voyait à sa place Anacréon, Catulle, Ovide, et se
livrait, dans sa réponse, à l'enthousiasme que lui inspirait le sujet. L'auteur était
pour lui une Iris qui servait de prétexte à des vers agréables.2
1 5 avril 1756 (Best. D, 6817); 4 juillet 1756 (Best. D, 6917).
2 Sénac de Meilhan, Œuvres philosophiques et littéraires (Hambourg: B.O. Hoffmann, 1795), t.
II, p. 217.
La propriété [...] est le principe de tous les vices; l'air et l'eau sont en commun,
et la terre n'est point ensanglantée pour leur possession exclusive. L'esprit et
le savoir sont des dons funestes, qui ne servent qu'à nourrir la vanité d'un petit
nombre. [...] Il faut donc bannir la science et arrêter tous les progrès qui naissent
de la perfectibilité de l'esprit.5
En dépit de ces tirades, Sénac n'a en réalité pour Rousseau qu'une ad-
miration mesurée, et la lecture des Confessions lui inspire des réflexions
sévères sur la sincérité d'un homme qui faisait profession de haïr les
grands tout en faisant preuve, à l'occasion, d'une écœurante servilité.
"Jean-Jacques, qui affiche le mépris des grands," écrit Sénac, "n'est pas
exempt de cette faiblesse, et on le surprend quelquefois s' enivrant de
leur commerce. Quelles louanges ne prodigue-t-il pas au maréchal de
M[ontmorency]-L[uxembourg], l'un des plus serviles courtisans, et au-
dessous du médiocre par l'esprit! Un passage des Confessions est remar-
quable, et inspire la plus méprisante pitié au lecteur." Sénac fait allusion
au livre X, où le maréchal propose de raccompagner Coindet sur la route
de Saint-Denis, simplicité qui fait pleurer Rousseau d'émotion: "Eh, Jean-
Jacques, de quoi donc pleures-tu? Pourquoi baiser les pas d'un homme
qui a choisi de se promener à droite plutôt qu'à gauche? Mais l'éclat de
la grandeur t'enivre: tu as laissé un moment tomber le masque!"6
Aussi ce philosophe qui a tant disserté sur le bonheur était-il incapable
d'être heureux. Torturé, orgueilleux, il ne laissait pas d'être le jouet d'un
amour-propre qui défigurait la réalité à ses yeux et lui ôtait la paix:
L'irritation d'un amour-propre déréglé joint à une délicatesse outrée de senti-
ment, a rempli les jours de Jean-Jacques Rousseau d'amertume. Le succès, les
richesses, l'amour n'auraient pu le rendre heureux en lui procurant des jouis-
sances passagères qu'il aurait plus vivement goûtées que tout autre. De même
qu'un édifice s'écroule sous le poids d'un faîte trop lourd,-sa tête a faibli sous le
fardeau de l'extrême amour-propre, qui avait fatigué sa vie. Ses derniers écrits
attestent l'altération de cet esprit sublime.7
social."12 Pour lui comme pour Mercier, c'est l'inverse qui s'est pro-
duit, et la Révolution qui, se cherchant des pères spirituels, a découvert
l'ouvrage dont elle a fait son Coran:
Enfin, Sénac ne compte pas non plus parmi les fanatiques de La Nou-
velle Héloïse. Dans une lettre du 19 octobre 1782, Mme de Créqui
se dit impatiente de lire un bref dialogue intitulé De la sensibilité,
qui sera publié dans les Portraits et caractères.14 Il s'agit d'un entre-
tien entre un Chevalier, jeune enthousiaste tout féru de Jean-Jacques,
et un Homme blasé, qui incarne Sénac lui-même. Il dénonce en Julie
un caractère incohérent, invraisemblable et d'une vertu toute apparente.
Qu'est-ce que cette jeune fille qui parle librement à son amant des "be-
soins" de l'amour, du risque des maladies vénériennes, et de la société des
filles? "Ces dangers, ces abus et leurs causes, doivent être absolument in-
connus à une jeune fille. Vous ne trouverez pas dans Clarisse de pareilles
incohérences avec le caractère que s'est plu à peindre Richardson, et
d'aussi dégoûtantes idées ne salissent pas l'imagination pure de l'amante
de Lovelace." La critique n'était pas neuve, mais Sénac y ajoute la
dénonciation d'une mode de sensibilité lancée par le roman de Rousseau:
C'est à présent le règne des beaux sentiments débités avec une chaleur factice.
On se plaît à parler de la nature dans un temps où l'art règne partout; on s'extasie
sur les beautés avec un enthousiasme battu à froid; on ne parle que de sensibilité,
et il semble qu'il n'y a qu'à vivre en Suisse pour être sensible. C'est depuis le
roman de Julie qu'on s'est ainsi froidement passionné.
Le peu d'accord qui se trouve entre le geste, la voix et les phrases des gens à
sentiments, les tournures froides et alambiquées qu'ils emploient, faute de sentir
ce qu'ils veulent exprimer, me dégoûtent de leur commerce. [...] Vos gens à
sentiments ont des âmes de bois pour qui sait les approfondir.16
16Portraits et caractères, pp. 166-70. C'est donc à tort que ?.?. Milella ("Sénac de Meilhan:
L'Emigré'' Nuovi Annali della Facoltà di Magistero dell'Università di Messina 6 [1988], 549)
assure que Sénac "ne cite jamais La Nouvelle Héloïse."
17Vielwahr, p. 201; M.R. Zambón, "Gabriel Sénac de Meilhan: L'Emigré" Rivista di Letterature
Moderne e Comparate 30 (1977), 260-61.
18H. Coulet, Le Roman jusqu'à la Révolution (Paris: A. Colin, 1967), pp. 443-44.
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Le caractère de ceux qui ont eu part à l'ancien gouvernement, est le seul principe
de la totale subversion. [...] Plusieurs l'attribuent aux écrits des philosophes, dont
l'influence a été sensible en France, et particulièrement, depuis qu'ils ont fait
corps, sous le nom d'Encyclopédistes, mais si l'on suit attentivement la marche
19 L'Emigré, dans Romanciers du XVIlIe siècle, préface par Etiemble (Paris: Pléiade, 1965), t. II, p.
1580. Les références renvoient à cette édition. Sénac reproduit approximativement un passage de
l'Emile (Œuvres complètes, t. IV, pp. 646-47), où Rousseau montre l'importance de la "langue
des signes."
SÉNAC ET ROUSSEAU 101
Mieux vaut se souvenir, une fois encore, que si Rousseau n'a pas fait la
Révolution, il a eu assez de clairvoyance pour prévoir que l'ordre ancien
n'était pas éternel et que "tout Etat qui brille est sur son déclin." Un jour
moins éloigné peut-être qu'on ne pense, prédisait-il, le grand deviendra
petit, le riche pauvre. "Nous approchons, disait-il, de l'état de crise et du
siècle des révolutions,"20 où il faudra bien que les favorisés apprennent à
subsister par leurs propres moyens. Les émigrés ont dû souvent méditer
cette réflexion, tout comme, dans le roman, la duchesse de Montjustin,
réduite, pour survivre, à fabriquer des fleurs en papier:
Figurez-vous une femme de vingt ans, dont les traits ne semblent manquer d'une
extrême régularité que pour avoir quelque chose de plus frappant. De légères
marques de petite vérole paraissent aussi jetées çà et là pour donner plus de
piquant et de variété au plus beau teint qu'on puisse voir. [...] Sa physionomie
rassemble tout ce qui peut plaire et toucher, et son esprit, sans jamais surprendre
ne laisse rien à désirer; ce qu'elle dit attache et satisfait d'abord l'âme encore
plus que l'esprit, mais en réfléchissant un moment, on trouve que l'esprit ne
peut aller plus loin. (Il, 1572-73)
22 Stavan, p. 69; Vielwahr, p. 201; L. Versini, Le Roman épistolaire (Paris: Presses Universitaires
de France, 1979), p. 171.
104 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION
Julie rêvait de réunir autour d'elle tous ceux qu'elle aimait, Emilie, après
le mariage du président de Longueil avec Mme de Montjustin et les
fiançailles de Victorine avec Saint-Alban, aime à penser que tous se
réuniront pour "ne plus former qu'une famille." Comme à Clarens, le
temps devrait s'arrêter pour jamais, suspendu au bord d'une éternité
heureuse, récompense de la vertu et des cœurs purs:
Sera-t-il sur terre une société aussi heureuse que la nôtre, lorsque nous serons
réunis tous les quatre avec la duchesse, enfin avec votre mère, avec votre
généreux oncle, Charlotte qui devient de jour en jour plus intéressante et qui
finira par avoir un sort digne d'elle? Est-il un genre de sentiments qui manquera
à nos cœurs? (II, 1880)
toute la rigueur et la clarté de son style pour les bien expliquer." Mais en
y réfléchissant plus attentivement, j'ai pensé que son âme sensible aurait été
flétrie par des spectacles pleins d'horreur, et affaissée sous le poids de tant de
maux. C'est dans le sein de la paix qu'il est descendu dans son cœur pour y
chercher des sentiments doux et touchants, pour en saisir si habilement toutes
les nuances; il a pu alors choisir des expressions convenables et proportionnées.
(II, 1614)
24 Laforge, 369.