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Sénac de Meilhan et Jean-Jacques Rousseau

Raymond Trousson

Eighteenth-Century Fiction, Volume 4, Number 2, January 1992, pp. 93-108


(Article)

Published by University of Toronto Press


DOI: https://doi.org/10.1353/ecf.1992.0024

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Sénac de Meilhan et
Jean-Jacques Rousseau Raymond Trousson

Sénac de Meilhan est de ceux qui, très jeunes, ont subi la fascina-
tion de Voltaire. En 1755, à dix-neuf ans à peine, il se risque à lui
envoyer ses premiers exercices littéraires. Loin de le rebuter, le maître
lui répondit, non seulement avec courtoisie, mais en l'écrasant d'un de
ces compliments dont il n'était pas avare quand il soupçonnait la possi-
bilité d'enrôler une bonne recrue: "On n'écrit point ainsi à dix-neuf ans.
Je vous assure qu'à votre âge, je n'aurais point fait de pareilles lettres."
Mieux encore, le grand homme l'engageait à lui rendre visite. Sénac n'y
manqua pas: il passa aux Délices quelques jours inoubliables et Voltaire,
enchanté de ce disciple, lui assura: "Faites de la prose ou des vers, Mon-
sieur, donnez-vous à la philosophie ou aux affaires, vous réussirez à
tout ce que vous entreprendrez."1 Le philosophe était mauvais prophète,
puisque Sénac ne devait guère briller, ni comme homme d'Etat ni comme
littérateur. Il avait heureusement trop d'esprit pour prendre à la lettre des
éloges qui auraient tourné la tête à tant d'autres et il en jugea, du moins
par la suite, avec autant de modestie que de bon sens:

Il recevait des stances amoureuses que lui envoyait un poète médiocre, Voltaire
oubliait les vers et l'auteur, et voyait à sa place Anacréon, Catulle, Ovide, et se
livrait, dans sa réponse, à l'enthousiasme que lui inspirait le sujet. L'auteur était
pour lui une Iris qui servait de prétexte à des vers agréables.2
1 5 avril 1756 (Best. D, 6817); 4 juillet 1756 (Best. D, 6917).
2 Sénac de Meilhan, Œuvres philosophiques et littéraires (Hambourg: B.O. Hoffmann, 1795), t.
II, p. 217.

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En effet, Voltaire ne manqua pas de célébrer, en vers, G "élève du jeune


Apollon" et sa correspondance avec Sénac se prolongea, malgré quelques
intervalles de silence, jusqu'aux environs de 1770.3
Il était rare alors que les thuriféraires de Voltaire fussent en même
temps des inconditionnels de Rousseau, et Sénac ne tenta jamais
d'approcher l'ermite de la rue Plâtrière. On peut croire cependant qu'il fut
souvent question de lui dans les entretiens de Sénac avec Mme de Créqui,
pendant vingt ans l'amie fidèle de Jean-Jacques qui n'avait pas dédaigné,
en 1759, de lui demander, pour Emile, ses opinions sur l'éducation.
Du reste, il est loin d'ignorer son œuvre: Sénac a lu les Discours,
l'Emile, le Contrat social, les Confessions, et surtout La Nouvelle
Héloïse, et il lui arrive de se déclarer d'accord avec les propositions
les plus paradoxales du Genevois. Ainsi, quand il songe à l'Ancien
Régime, il admet avec lui que le progrès des sciences et des arts est un
épiphénomène qui manifeste effectivement la corruption en profondeur
d'un système fondé sur une excessive inégalité:
Quand Jean-Jacques a plaidé si éloquemment contre les sciences, on a pensé
qu'il avait soutenu un paradoxe, et l'on n'a attribué qu'à l'infériorité du talent
de ses adversaires, la faiblesse de leur défense. Mais la thèse de Rousseau se
réduisait à des points de vérité incontestable. La science, en elle-même, n'est
point un mal, et les savants ne sont pas des hommes corrompus. Mais la science
et les savants n'existent que dans les siècles où l'esprit ayant parcouru tous les
degrés de la civilisation, devient plus difficile en jouissances, où de grandes
richesses inégalement distribuées, font qu'il y a dans un Etat des hommes qui
peuvent tout, et d'autres qui ont besoin de tout.4

Dans Les Deux cousins, roman publié en 1790, si l'intrigue orien-


tale et le recours au merveilleux relèvent du conte philosophique à la
manière de Voltaire, les thèses rousseauistes ne sont pas absentes. Le
moine Kalender a été élevé selon les méthodes de l'Emile, "sans le
secours de l'enseignement," et il se charge de mettre en doute les bienfaits
du progrès des lumières. Lorsqu'un naufrage conduit le jeune Aladin
chez les Zoroastriens, sages Utopiens ignorant l'argent et la propriété,
régis par une sorte de paisible despotisme éclairé, l'un d'eux avance une
profession de foi radicalement rousseauiste:
3 Voir H.A. Stavan, Sénac de Meilhan (Paris: Lettres Modernes, 1968), pp. 10-13; A. Vielwahr,
La Vie et l'œuvre de Sénac de Meilhan (Paris: Nizet, 1970), pp. 22-26.
4 Sénac de Meilhan, Portraits et caractères, suivis de pièces sur l'histoire et la politique (Paris:
J.G. Dentu, 1813), pp. 108-9.
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Frontispice, Sénac de Meilhan, L'Emigré (Paris: Casimir Stryienski et Frantz Funck-


Brentano, 1904). Avec la permission de Thomas Fisher Rare Book Library, Université
de Toronto.
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La propriété [...] est le principe de tous les vices; l'air et l'eau sont en commun,
et la terre n'est point ensanglantée pour leur possession exclusive. L'esprit et
le savoir sont des dons funestes, qui ne servent qu'à nourrir la vanité d'un petit
nombre. [...] Il faut donc bannir la science et arrêter tous les progrès qui naissent
de la perfectibilité de l'esprit.5

En dépit de ces tirades, Sénac n'a en réalité pour Rousseau qu'une ad-
miration mesurée, et la lecture des Confessions lui inspire des réflexions
sévères sur la sincérité d'un homme qui faisait profession de haïr les
grands tout en faisant preuve, à l'occasion, d'une écœurante servilité.
"Jean-Jacques, qui affiche le mépris des grands," écrit Sénac, "n'est pas
exempt de cette faiblesse, et on le surprend quelquefois s' enivrant de
leur commerce. Quelles louanges ne prodigue-t-il pas au maréchal de
M[ontmorency]-L[uxembourg], l'un des plus serviles courtisans, et au-
dessous du médiocre par l'esprit! Un passage des Confessions est remar-
quable, et inspire la plus méprisante pitié au lecteur." Sénac fait allusion
au livre X, où le maréchal propose de raccompagner Coindet sur la route
de Saint-Denis, simplicité qui fait pleurer Rousseau d'émotion: "Eh, Jean-
Jacques, de quoi donc pleures-tu? Pourquoi baiser les pas d'un homme
qui a choisi de se promener à droite plutôt qu'à gauche? Mais l'éclat de
la grandeur t'enivre: tu as laissé un moment tomber le masque!"6
Aussi ce philosophe qui a tant disserté sur le bonheur était-il incapable
d'être heureux. Torturé, orgueilleux, il ne laissait pas d'être le jouet d'un
amour-propre qui défigurait la réalité à ses yeux et lui ôtait la paix:
L'irritation d'un amour-propre déréglé joint à une délicatesse outrée de senti-
ment, a rempli les jours de Jean-Jacques Rousseau d'amertume. Le succès, les
richesses, l'amour n'auraient pu le rendre heureux en lui procurant des jouis-
sances passagères qu'il aurait plus vivement goûtées que tout autre. De même
qu'un édifice s'écroule sous le poids d'un faîte trop lourd,-sa tête a faibli sous le
fardeau de l'extrême amour-propre, qui avait fatigué sa vie. Ses derniers écrits
attestent l'altération de cet esprit sublime.7

Quant à l'influence du penseur politique, Sénac n'est pas de ceux,


nombreux chez les émigrés, qui rejetaient la responsabilité de la cata-
strophe révolutionnaire sur la philosophie. Il préfère incriminer les fai-
5 Sénac de Meilhan, Les Deux cousins (Paris: Desenne, 1790), pp. 129-30.
6 Portraits et caractères, p. 106.
7 Sénac de Meilhan, Considérations sur l'esprit et les mœurs (Londres et Paris: Marchands de
Nouveautés, 1787), p. 165.
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blesses mêmes de la monarchie et le caractère frondeur d'une aristo-


cratie qui s'est perdue elle-même en donnant l'exemple de l'irrespect
et de l'insubordination. Selon lui, les vraies causes sont l'impéritie
de Necker—accusation qui lui vaudra la rancune de Mme de Staël,—
l'irrésolution du roi, et la convocation de l'Assemblée des Notables.
Aussi conteste-t-il le bien-fondé des reproches traditionnellement adressés
à Rousseau et à sa détestable influence. D'abord il est clair, prétend
Sénac, que Rousseau ne confondit jamais, comme les révolutionnaires,
la monarchie française avec la tyrannie:

Jean-Jacques Rousseau, qu'on ne soupçonnera pas d'être fauteur du despotisme,


ou un vil flatteur, s'exprime d'une manière conforme à mon sentiment, dans le
Discours sur l'inégalité des conditions. Ce système odieux, dit-il en parlant de
la tyrannie, est bien éloigné d'être, même aujourd'hui, celui des bons et sages
monarques, et surtout des rois de France, comme on peut le voir en différents
endroits de leurs édits.8

En outre, dans la Polysynodie, Rousseau a clairement mis en garde


contre les périls d'un changement brutal de régime. Ce discours, com-
mente Sénac, est "bien remarquable lorsqu'on songe que c'est dans les
ouvrages de cet écrivain que les plus violents ennemis de la monarchie
ont cherché des maximes et des principes dont ils ont forcé l'application
pour l'appui de leur système."9 Enfin, n'est-ce pas Rousseau encore qui
soutenait que la liberté d'un peuple serait achetée trop cher, si elle coûtait
la vie à un seul homme?10 Ces arguments, si opposés à ceux de l'abbé
Barruel ou de Mallet du Pan, sont ceux d'une certaine "lecture" aris-
tocratique de Rousseau qui a eu cours jusque vers 1792." Sénac ne
croit pas à l'influence déterminante de la philosophie, ni à la théorie du
"complot," ni surtout à celle "d'un livre apocalyptique intitulé Contrat
8 Sénac de Meilhan, Du gouvernement, des mœurs et des conditions en France avant la Révolution
(Paris: B.G. Hoffmann, 1814), p. 31.
9 Du gouvernement, p. 17. Rousseau disait son Jugement sur la Polysynodie: "Nul n'ignore
combien est dangereux dans un grand Etat le moment d'anarchie et de crise qui précède
nécessairement un établissement nouveau. [...] Qu'on juge du danger d'émouvoir une fois les
masses énormes qui composent la monarchie française!" (Œuvres complètes, t. III, pp. 637-38).
10Du gouvernement, p. 44.
1 1 Voir L. Sozzi, "Interprétations de Rousseau pendant la Révolution," Studies on Voltaire and the
Eighteenth Century 64 (1968), 187-223; R. Barny, L'Eclatement révolutionnaire du rousseauisme
(Paris: Les Belles Lettres, 1988).
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social."12 Pour lui comme pour Mercier, c'est l'inverse qui s'est pro-
duit, et la Révolution qui, se cherchant des pères spirituels, a découvert
l'ouvrage dont elle a fait son Coran:

Le Contrat social de J.-J. Rousseau renferme des idées conformes au système


de liberté illimitée qui a été adopté; mais ce livre profond et abstrait était lu
et entendu de bien peu de gens. [...] C'est quand la Révolution a été entamée,
qu'on a cherché dans [...] Rousseau, des armes pour soutenir le système vers
lequel entraînait l'effervescence de quelques esprits hardis.13

Enfin, Sénac ne compte pas non plus parmi les fanatiques de La Nou-
velle Héloïse. Dans une lettre du 19 octobre 1782, Mme de Créqui
se dit impatiente de lire un bref dialogue intitulé De la sensibilité,
qui sera publié dans les Portraits et caractères.14 Il s'agit d'un entre-
tien entre un Chevalier, jeune enthousiaste tout féru de Jean-Jacques,
et un Homme blasé, qui incarne Sénac lui-même. Il dénonce en Julie
un caractère incohérent, invraisemblable et d'une vertu toute apparente.
Qu'est-ce que cette jeune fille qui parle librement à son amant des "be-
soins" de l'amour, du risque des maladies vénériennes, et de la société des
filles? "Ces dangers, ces abus et leurs causes, doivent être absolument in-
connus à une jeune fille. Vous ne trouverez pas dans Clarisse de pareilles
incohérences avec le caractère que s'est plu à peindre Richardson, et
d'aussi dégoûtantes idées ne salissent pas l'imagination pure de l'amante
de Lovelace." La critique n'était pas neuve, mais Sénac y ajoute la
dénonciation d'une mode de sensibilité lancée par le roman de Rousseau:

C'est à présent le règne des beaux sentiments débités avec une chaleur factice.
On se plaît à parler de la nature dans un temps où l'art règne partout; on s'extasie
sur les beautés avec un enthousiasme battu à froid; on ne parle que de sensibilité,
et il semble qu'il n'y a qu'à vivre en Suisse pour être sensible. C'est depuis le
roman de Julie qu'on s'est ainsi froidement passionné.

L'attitude de Sénac préfigure celle de Stendhal, qui détestait "le style


comédien" du roman et sa "rhétorique." Pour lui aussi, La Nouvelle
12Note à consulter pour les auteurs qui écriront l'histoire de la Révolution, dans Portraits et
caractères, p. 219.
13Du gouvernement, pp. 142-43. On a montré que ce point de vue était discutable: voir R. Barny,
Prélude idéologique à la Révolution française (Paris: Les Belles Lettres, 1985), p. 26.
14Lettres inédites de la marquise de Créqui à Sénac de Meilhan (Paris: Potier, éd. Fournier, 1856),
p. 5.
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Héloïse a créé une sentimentalité artificielle, l'incitation à une sensiblerie


conformiste. Dans Le Rouge et le noir, il saura refaire certaines scènes en
les dépouillant du sublime et de l'idéalisme rousseauistes qui agaçaient
déjà Sénac, et le roman se trouvera chez lui associé à l'insincère, à la
convention littéraire, véhiculant un langage stéréotypé et truqué, vide de
sens et d'authenticité.15 Dans le même esprit, l'Homme blasé conclut
brutalement:

Le peu d'accord qui se trouve entre le geste, la voix et les phrases des gens à
sentiments, les tournures froides et alambiquées qu'ils emploient, faute de sentir
ce qu'ils veulent exprimer, me dégoûtent de leur commerce. [...] Vos gens à
sentiments ont des âmes de bois pour qui sait les approfondir.16

Cette condamnation n'a pas empêché Sénac de céder lui-même


aux séductions du roman sentimental dans L'Emigré, publié en 1797.
Ce roman au décor allemand conserve le souvenir de Werther, que
lisent d'ailleurs les personnages dans le décor rhénan de Redesheim,
s' attendrissant, non sans mièvrerie, sur la nature mélancolique ou goûtant
dans un tour de valse le bonheur "qui confond les émotions de l'âme
avec celles du corps." Sénac n'a pas hésité non plus, dans cette his-
toire toute moderne, à reprendre à La Princesse de Clèves un certain
nombre de situations fameuses. Comme Mme de Clèves, Victorine lutte
contre une inclination coupable et demeure vertueuse; comme elle, elle
songe à se protéger par l'aveu, non à son mari, mais à sa mère et, comme
elle encore, se trouve mal quand Saint-Alban fait une chute de cheval.
Un portrait dérobé amène le jeune marquis à l'aveu de sa passion et,
comme Nemours, il refuse un parti avantageux.17 Même si ces éléments
sont habilement fondus dans l'intrigue, ce démarquage est le signe de
l'appauvrissement et de la sclérose du genre romanesque prisonnier, chez
Sénac, de modèles illustres.18
On y retrouve aussi, en dépit des réserves de l'auteur, l'empreinte
profonde de Rousseau. Au plan des idées, Sénac reprend celles qu'il
15Voir R. Trousson, Stendhal et Rousseau. Continuité et ruptures (Köln: dme-Verlag, 1986), pp.
130-33.

16Portraits et caractères, pp. 166-70. C'est donc à tort que ?.?. Milella ("Sénac de Meilhan:
L'Emigré'' Nuovi Annali della Facoltà di Magistero dell'Università di Messina 6 [1988], 549)
assure que Sénac "ne cite jamais La Nouvelle Héloïse."
17Vielwahr, p. 201; M.R. Zambón, "Gabriel Sénac de Meilhan: L'Emigré" Rivista di Letterature
Moderne e Comparate 30 (1977), 260-61.
18H. Coulet, Le Roman jusqu'à la Révolution (Paris: A. Colin, 1967), pp. 443-44.
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avait déjà exprimées ailleurs et multiplie les références, explicites ou


non, à diverses œuvres du philosophe. Méditant sur les causes de la
Révolution, Saint-Alban rappelle la désaffection des nobles à l'égard
de la Cour, l'oubli de leurs responsabilités, leur dangereuse propension
à tolérer, voire à encourager la familiarité et la confusion des rangs.
Rousseau l'enseigne, l'autorité s'affaiblit quand son extérieur cesse d'en
imposer:
Je me souviens d'un passage de Jean-Jacques Rousseau, qui me vint plusieurs
fois à l'esprit dans ce temps, lorsque je me trouvais à Versailles: "Des marques de
dignité, un trône, un sceptre, une robe de pourpre, une couronne, un bandeau,
étaient pour les hommes des choses sacrées, et rendaient vénérable l'homme
qu'ils en voyaient orné. Sans soldats, sans menaces, sitôt qu'il parlait il était
obéi; maintenant qu'on affecte d'abolir ces signes, qu'arrive-t-il de ce mépris?
Que la majesté royale s'efface de tous les cœurs, que les rois ne sont plus obéis
qu'à force de troupes. Les rois n'ont plus la peine de porter leur diadème, ni
les grands les marques de leurs dignités; mais il faut avoir cent mille bras pour
faire exécuter leurs ordres. Quoique cela leur semble plus beau, peut-être, il est
aisé de voir qu'à la longue cet échange ne tournera pas à leur profit."19

Loin d'apparaître en fauteur de troubles, Rousseau devient ici le


prophète des malheurs qui devaient accabler la royauté, en nostalgique,
comme Sénac lui-même, d'une monarchie éclairée, capable d'autorité
et de réformes. Les malheurs actuels de la France sont le résultat d'un
coupable abandon des devoirs et des privilèges légitimes des classes
dirigeantes. Le peuple qui "brisant tous ses liens, croit pouvoir gou-
verner," Jean-Jacques n'en avait-il pas d'avance prévu les fautes et les
excès dans le frontispice du premier Discours montrant "Prométhée qui
ravit le feu du ciel, et le satyre qui brûle sa barbe en s'approchant
du feu" (II, 1843)? A son tour, le sage président de Longueil rappelle
qu'incriminer la philosophie, c'est s'aveugler sur les véritables causes du
phénomène révolutionnaire:

Le caractère de ceux qui ont eu part à l'ancien gouvernement, est le seul principe
de la totale subversion. [...] Plusieurs l'attribuent aux écrits des philosophes, dont
l'influence a été sensible en France, et particulièrement, depuis qu'ils ont fait
corps, sous le nom d'Encyclopédistes, mais si l'on suit attentivement la marche
19 L'Emigré, dans Romanciers du XVIlIe siècle, préface par Etiemble (Paris: Pléiade, 1965), t. II, p.
1580. Les références renvoient à cette édition. Sénac reproduit approximativement un passage de
l'Emile (Œuvres complètes, t. IV, pp. 646-47), où Rousseau montre l'importance de la "langue
des signes."
SÉNAC ET ROUSSEAU 101

de la Révolution, il sera facile de voir que les écrivains, appelés philosophes,


ont pu la fortifier, mais ne l'ont pas déterminée. [...] La philosophie répandue
dans les écrits modernes n'a pas été le principe de la Révolution, mais une
fois commencée, par quelque principe que ce soit, on s'en est appuyé, c'est
lorsque les esprits ont été en mouvement, qu'on a cherché dans J.-J. Rousseau
et d'autres auteurs des maximes et des principes favorables au système que les
circonstances donnaient espoir d'établir. (?, 1730)

Mieux vaut se souvenir, une fois encore, que si Rousseau n'a pas fait la
Révolution, il a eu assez de clairvoyance pour prévoir que l'ordre ancien
n'était pas éternel et que "tout Etat qui brille est sur son déclin." Un jour
moins éloigné peut-être qu'on ne pense, prédisait-il, le grand deviendra
petit, le riche pauvre. "Nous approchons, disait-il, de l'état de crise et du
siècle des révolutions,"20 où il faudra bien que les favorisés apprennent à
subsister par leurs propres moyens. Les émigrés ont dû souvent méditer
cette réflexion, tout comme, dans le roman, la duchesse de Montjustin,
réduite, pour survivre, à fabriquer des fleurs en papier:

On ne peut se refuser à une vérité constante, c'est que si on enlève à l'homme


le plus riche tout ce qu'il possède, il est forcé de revenir à l'état de nature, et
de travailler pour subsister. [...] Rousseau avait raison dans son superbe ouvrage
sur l'éducation de faire apprendre un métier à Emile. On s'en est moqué, on
a fait des railleries d'un héros menuisier. Combien de gens de qualité, de gens
riches seraient heureux aujourd'hui d'avoir été élevés comme Emile? (II, 1627).

Roman situé dans le cadre de l'histoire contemporaine, L'Emigré était


aussi un de ces romans sentimentaux dont Sénac condamnait cependant la
mièvrerie et la sentimentalité. Prétendant récuser le modèle rousseauiste,
il le confronte donc explicitement avec l'œuvre de Richardson, selon lui
très supérieure.
Le marquis de Saint-Alban est chargé d'ouvrir une longue discussion
sur les mérites comparés des deux ouvrages. Le talent de Richardson,
soutient- il, est d'avoir "pénétré dans les plus profonds abîmes du cœur
humain" et d'avoir tracé "vingt caractères" distincts et autonomes. Faut-
il justifier la vertueuse Clarisse d'avoir suivi Lovelace? C'est en quoi
le romancier anglais a "montré son génie." En effet, "la fatalité était la
base des tragédies des anciens, c'était le moyen d'intéresser vivement
en faveur de leurs personnages; ils étaient vertueux, ils détestaient le
vice, mais l'ascendant invincible du destin les précipitait dans le crime."
20 Sénac reprend les idées développées dans YEmile (Œuvres complètes, t. IV, pp. 468-700).
102 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION

Richardson lui-même "a suivi en quelque sorte l'exemple des anciens


tragiques": dès qu'elle rencontre Lovelace, Clarisse est menée "par une
main invisible" plus puissante que sa volonté. Ainsi, conclut Saint-Alban,
"voilà en quelque sorte la fatalité des anciens, et le plus grand exemple
à donner à la jeunesse, puisque de la plus légère imprudence résulte le
malheur de la vie."
Quant à la Julie—dont l'héroïne est moins vertueuse, puisqu'elle
succombe—elle a sans doute des beautés, mais "sans Clarisse, elle
n'aurait pas existé; c'est une imparfaite imitation de cet ouvrage sub-
lime." Pour soutenir l'intérêt, Rousseau a cru nécessaire de gonfler son
roman d'une foule de "détails étrangers" et de dissertations: "Partout
dans Julie on voit l'auteur, il écrit les lettres et les réponses, et amène
un duel pour avoir l'occasion de disserter sur les duels" (?, 1565-66).
Ces critiques n'étaient pas neuves: dès sa publication, La Nouvelle
Héloïse avait été comparée à la Clarissa de Richardson. Il est curieux
cependant que Sénac ne tienne aucun compte des justifications de
Rousseau dans les Confessions, où il insiste sur sa propre supériorité en
invoquant la simplicité de l'action, l'absence de "méchanceté d'aucune
espèce," le petit nombre des personnages, et l'absence d'"événements
inouïs"21—caractéristiques que s'efforcera précisément de respecter Sénac
lui-même. La question en tout cas l'intéresse, puisque la duchesse de
Montjustin reviendra à loisir sur les mérites de Richardson (II, 1677-81).
On s'en doute, l'Anglais l'emporte. Au début du roman, Jean-Jacques est
pour Victorine "l'auteur qu'elle aime le plus" (II, 1574), mais elle de-
vient bientôt, sur les conseils de Saint-Alban, une fervente de Clarissa:
"Elle quitte tout pour cette lecture, et a déjà passé plusieurs nuits entières
sans pouvoir la quitter" (U, 1672). Quant à la bibliothèque de l'austère
président de Longueil, elle contient des romans—dont GiI Blas et Manon
Lescaut—mais la Julie en est absente, et son propriétaire, s'adressant
peut-être davantage aux imitateurs qu'à Rousseau lui-même, assure ne
pas goûter les "productions insipides d'auteurs qui s'extasiant froide-
ment sur les beautés de la nature, décrivent avec emphase la plus petite
montagne de la Suisse" (II, 1758).
Après des déclarations aussi catégoriques, sans doute peut-on penser
que Sénac emprunte à Richardson la formule du roman tant épistolaire
que sentimental et le moyen de rompre la monotonie qu'il reproche à La
21 Confessions, livre XI (Œuvres complètes, 1. 1), pp. 546-47.
SÉNAC ET ROUSSEAU 103

Nouvelle Héloïse,22 mais on peut aussi se demander s'il ne retient pas de


Rousseau, en dépit de ses critiques, plus qu'il ne le concède.
Les personnages, déjà, attirent irrésistiblement la comparaison. Vic-
torine, au centre du roman, est tendre, sensible et chez elle le cœur
l'emporte sur la raison, sans pourtant jamais la contrarier. Son portrait
est bien proche de celui de Julie:

Figurez-vous une femme de vingt ans, dont les traits ne semblent manquer d'une
extrême régularité que pour avoir quelque chose de plus frappant. De légères
marques de petite vérole paraissent aussi jetées çà et là pour donner plus de
piquant et de variété au plus beau teint qu'on puisse voir. [...] Sa physionomie
rassemble tout ce qui peut plaire et toucher, et son esprit, sans jamais surprendre
ne laisse rien à désirer; ce qu'elle dit attache et satisfait d'abord l'âme encore
plus que l'esprit, mais en réfléchissant un moment, on trouve que l'esprit ne
peut aller plus loin. (Il, 1572-73)

Sans doute ne possède-t-elle pas l'extraordinaire charisme de son


modèle mais, "vertu sensible," elle est l'âme d'une maison où tous
l'aiment et chantent ses louanges. Sénac a d'ailleurs, pour caractériser ses
personnages, le même goût de l'hyperbole que Rousseau, et si la mère
de Victorine est "la plus aimable et la plus indulgente des mères," la
fille est aussi "Ia plus vertueuse et la plus sensible des femmes." La mort
de Julie bouleversait ses proches, mais désolait également tout le petit
peuple de Clarens; celle de Victorine ne fait pas moins d'effet à Loewen-
stein: "On n'entend ici que des sanglots, dans quelque endroit qu'on aille.
Lors du fatal moment, il y avait deux cents paysans dans la cour qui ve-
naient savoir de ses nouvelles, et aussitôt on a entendu un gémissement
universel et des cris de désespoir" (II, 1912).
Auprès de Victorine, la fidèle Emilie reconstitue avec elle le couple
Julie-Claire. A elle le rôle de la "métaphysicienne" raisonneuse qui sou-
tient Victorine de ses conseils et dont Saint-Alban fait le piquant portrait
(II, 1603-4). C'était rappeler le projet rapporté dans les Confessions:
"J'imaginai deux amies, [...] l'une brune et l'autre blonde, l'une vive et
l'autre douce ... ." C'est elle qui fera l'éloge de l'amitié: "Vive cent et
cent fois l'amitié, elle ne trouble jamais l'âme, c'est un jour pur et doux
qui suffit pour éclairer sans éblouir!" (II, 1699). Comme dans La Nou-
velle Héloïse, Victorine ne se propose-t-elle pas d'unir un jour leurs
enfants?

22 Stavan, p. 69; Vielwahr, p. 201; L. Versini, Le Roman épistolaire (Paris: Presses Universitaires
de France, 1979), p. 171.
104 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION

Le héros, Saint-Alban, rappelle à la fois Saint-Preux et Werther.


Généreux, passionné, il est de ces amants dont Julie disait: "Comme
il savait aimer ... ." Retenu par le respect, il ne cède qu'une seule fois
à ses désirs en embrassant la comtesse par surprise et songe à se sui-
cider pour s'en punir, comme Saint-Preux faisait pénitence auprès de
Julie blessée par une familiarité déplacée. Quand Victorine redoute de
céder à ses propres sentiments, Saint-Alban est prié, comme Saint-Preux,
de s'éloigner et, comme lui encore, il saura se montrer dévoué et chari-
table pour les malheureux. Il trouve enfin dans le président de Longueil,
qui lui a servi de père, un ami et un mentor, dont la perspicacité et la
sagessse font une sorte de composé d'Edouard Bomston et de M. de
Wolmar.
Au-delà de la conception des personnages, d'autres éléments viennent
rappeler le souvenir très précis d'une œuvre dont Sénac prétendait pour-
tant ne pas faire grand cas. Rousseau mettait en scène "deux ou trois
jeunes gens simples, mais sensibles," comme le sont Victorine, Em-
ilie, et Saint-Alban. Ceux-ci, quand ils s'entretiennent "des intérêts de
leurs cœurs," retrouvent volontiers le même ton passionné, la même sen-
timentalité, la même douceur des larmes. Jean-Jacques se vantait d'avoir
soutenu l'intérêt sans introduire dans l'intrigue un seul "méchant," et
c'est le cas aussi dans L'Emigré où tous, jusqu'aux domestiques, se
révèlent aussi généreux que dévoués. Ils connaissent d'ailleurs le même
attendrissement devant la nature et, comme dans la célèbre "matinée à
l'anglaise" de la cinquième partie de la Julie, leurs âmes s'entendent sans
le secours de la parole:
Je ne sais pourquoi dans les moments où l'on est le plus frappé des beautés
de la nature, la mélancolie s'empare de nous. Les plaisirs bruyants de la ville
nous jettent hors de nous-mêmes. [...] Les plaisirs qui tiennent de plus près à
la nature nous y ramènent, concentrent nos sentiments et nos pensées, et l'âme
a alors plus d'action que l'esprit. [...] Dans quelle douce rêverie nous étions
souvent plongées toutes deux, en entendant le bruit de la chute du Rhin, près de
Rudesheim! Nos âmes recueillies semblaient se correspondre sans l'entremise
des sens. (II, 1561)

Aussi le domaine de Loewenstein forme-t-il, comme Clarens, un


monde à part, fondé sur la parfaite entente d'âmes d'élite, même si sa de-
scription est infiniment moins élaborée que chez Rousseau. Saint-Alban
l'observe comme l'avait remarqué Saint-Preux, "notre société forme un
tout parfait et chacun de nous fait valoir l'autre par de légères opposi-
tions qui font ressortir nos diverses qualités" (II, 1603). Enfin, comme
SÉNAC ET ROUSSEAU 105

Julie rêvait de réunir autour d'elle tous ceux qu'elle aimait, Emilie, après
le mariage du président de Longueil avec Mme de Montjustin et les
fiançailles de Victorine avec Saint-Alban, aime à penser que tous se
réuniront pour "ne plus former qu'une famille." Comme à Clarens, le
temps devrait s'arrêter pour jamais, suspendu au bord d'une éternité
heureuse, récompense de la vertu et des cœurs purs:
Sera-t-il sur terre une société aussi heureuse que la nôtre, lorsque nous serons
réunis tous les quatre avec la duchesse, enfin avec votre mère, avec votre
généreux oncle, Charlotte qui devient de jour en jour plus intéressante et qui
finira par avoir un sort digne d'elle? Est-il un genre de sentiments qui manquera
à nos cœurs? (II, 1880)

Comme dans La Nouvelle Héloïse, tout semble devoir s'achever dans


le confiant climat de l'utopie des âmes sensibles et des cœurs vertueux.
On s'achemine ainsi vers la résolution du conflit posé par Emilie au début
de l'intrigue, lorsqu'elle écrit à Victorine: "Je crois que vous avez ren-
contré dans le marquis, cet être assorti à vous par la nature, et vos cœurs
ont volé l'un vers l'autre, mais la barrière insurmontable des lois et du
devoir les sépare" (II, 1671). Or la mort de M. de Loewenstein vient
rendre réalisables les aspirations de Saint-Alban, d'autant plus que le
généreux Commandeur lui offre la moitié de sa fortune, et permet à Vic-
torine d'aimer sans crime: deux jeunes gens faits pour s'unir connaîtront
un bonheur mérité. Ainsi se renversent les données de la Julie: chez
Rousseau, un amour au départ légitime est rendu définitivement impos-
sible; chez Sénac, une passion impossible devient soudain légitime.
On sait cependant que les deux œuvres finissent tragiquement. Dans La
Nouvelle Héloïse, l'héroïne meurt, dans L'Emigré Saint-Alban, capturé
par les révolutionnaires, préfère le suicide à l'échafaud. Ici et là s'effondre
l'éden rêvé: les hôtes de Clarens ne seront jamais réunis et, à Loewen-
stein, Victorine perd la raison et meurt. Dans les deux cas, on assiste à la
faillite de l'utopie des âmes sensibles, mais pour des raisons différentes.
Déjà Victorine constatait que Rousseau, malgré tout son talent, n'eût
pu être le chroniqueur des événements historiques qui ont bouleversé
l'ancien monde:

Je viens de lire les Confessions de Rousseau, qui a l'art d'intéresser en racontant


des faits minutieux, et qu'un autre ne serait pas tenté de relever; et je songeais
après cette lecture aux circonstances présentes; je me disais: "Quelle énergique
peinture n'aurait pas faite un si grand homme d'événements qui demanderaient
toute la pénétration de son esprit observateur pour en démêler les causes, et
106 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION

toute la rigueur et la clarté de son style pour les bien expliquer." Mais en
y réfléchissant plus attentivement, j'ai pensé que son âme sensible aurait été
flétrie par des spectacles pleins d'horreur, et affaissée sous le poids de tant de
maux. C'est dans le sein de la paix qu'il est descendu dans son cœur pour y
chercher des sentiments doux et touchants, pour en saisir si habilement toutes
les nuances; il a pu alors choisir des expressions convenables et proportionnées.
(II, 1614)

Aujourd'hui, il n'aurait plus à parler que de violences et d'atrocités.


Rousseau apparaît ainsi comme anachronique dans une histoire qui s'est
radicalement transformée et où tout espoir d'évasion s'est fait chimérique.
Clarens échoue parce que, comme dit Julie, en définitive "cette réunion
n'était pas bonne." La mort prolonge dans l'éternité et pour toujours
innocent un amour impossible dans la vie: "Je fus heureuse, je le suis,
je vais l'être: mon bonheur est fixé, je l'arrache à la fortune; il n'a plus
de bornes que l'éternité." Julie accède à un état idéal et définitif, à l'abri
des vicissitudes du réel et des risques du péché, la mort la délivre de la
crainte sans la faire renoncer à l'amour. La foi de la dévote Julie consacre
le thème de l'amour vainqueur dans "l'autre monde." Jusqu'au bout s'est
maintenue la morale du bonheur conçu comme une ascension spirituelle,
et ce bonheur est d'autant plus assuré qu'il échappe aux contingences
terrestres et vivra dans la lumière de l'"Etre existant par lui-même": le
roman profane abordait à la région des réalités mystiques. Les conflits
qui déchiraient les personnages ne sont pas résolus, ni abolis et n'ont
d'ailleurs nulle raison de l'être, puisqu'ils sont rendus insignifiants dans
un ordre supérieur.
Chez Sénac, au contraire, les obstacles du début ont disparu, le bon-
heur est, sans crime ni trahison, à la portée de Victorine et de Saint-
Alban, non dans un lointain spirituel, mais hic et nunc. Ce qui rend
l'utopie irréalisable, ce n'est plus, comme dans La Nouvelle Héloïse,
l'écartèlement des consciences, le noble conflit des grandes âmes entre
le devoir et la passion, héritage classique et jeu de mandarins, mais
l'irruption de l'Histoire, un moment lointaine mais jamais oubliée, dans
les destinées individuelles. A cet égard, comme l'a bien montré F.
Laforge,23 L'Emigré est un roman de la désillusion, qui ruine les mythes
des Lumières et interdit "l'adieu aux armes," la paix séparée avec les
événements. Le repli sur soi, l'espoir d'une protection dans un espace
préservé sont des leurres: l'Histoire vient fracasser la fragile clôture
23 F. Laforge, "Illusion et désillusion dans L'Emigré de Sénac de Meilhan," Dix-huitième Siècle
17 (1985), 367-75.
SÉNAC ET ROUSSEAU 107

utopique. L'idylle allemande de Victorine et de Saint-Alban, reprenant en


sens inverse celle de Julie et de Saint-Preux, rend fallacieux l'optimisme
ou la croyance en un ordre providentiel instaurateur d'harmonie24 pour
déboucher sur l'absurde et la violence. En dépit de ses critiques, Sénac
de Meilhan n'a pas manqué de méditer sur le roman de Rousseau, non
seulement pour en utiliser mêmes, personnages, ou situations, mais pour
y dénoncer la fragilité des rêves d'un autre temps et d'un autre monde.
Université libre de Bruxelles

24 Laforge, 369.

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