Vous êtes sur la page 1sur 25

Lamartine et Jean-Jacques Rousseau

Author(s): Raymond Trousson


Source: Revue d'Histoire littéraire de la France, 76e Année, No. 5 (Sep. - Oct., 1976), pp. 744-767
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40525694
Accessed: 12-01-2016 00:57 UTC

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at http://www.jstor.org/page/
info/about/policies/terms.jsp

JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content
in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship.
For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org.

Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue d'Histoire
littéraire de la France.

http://www.jstor.org

This content downloaded from 137.205.50.42 on Tue, 12 Jan 2016 00:57:30 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
LAMARTINE ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU

« Rousseau n'est pas bon, il n'est qu'éloquent. Ses déclarations


charmentl'esprit,mais ne touchentpas longtempsle cœur; le
cœur sent vite qu'il est dupé par un sophistede sentiment » 1. Ces
mots amers, écritsen 1867, parmi les dernierssans doute que
Lamartineprononçasur Rousseau, concluentune aventureinté-
rieureaux multiples étapes: il y avaità cettedate prèsde cinquante
années que le poète avait découvert,avec un ravissement mainte-
nant bien oublié, celui sur l'œuvreet la personneduquel il ne
cesseraitguèrede méditer.
Jusque dans ses plus lointainssouvenirs,Lamartineretrouve-
ou plutôtveut retrouver - la traceet l'emprisede Jean-Jacques. A
sa
l'en croire, mère elle-même,la ferventeet attentiveAlix des
Roys, aurait été une adepte de son sentimentalisme religieuxet
commeune dévotede la paroissedu Vicairesavoyard: « Ma mère,
quoique très pieuse et très étroitement attachée au dogme catho-
lique, avait conservéune tendreadmiration pour ce grandhomme,
sans doute parce qu'il avait plus qu'on génie,parce qu'il avait une
âme. Elle n'étaitpas de la religionde son génie,mais elle étaitde
la religionde son cœur» 2. A son fils,elle auraitdispenséune édu-
cation libre et simple,tout inspiréede Rousseau. Mirage d'une
pédagogie rousseauiste, auquel on a cru parfois3,mais où se re-
trouveun peu trople désir de prêterà cette enfancela tonalité
des premièrespages des Confessions. La critiquemodernea pris
soin de laver de plus prèsces pastels rousseauistes.Quand il écrit:
e J'ai été longtempsélevé par ma mère seule d'après la méthode
de Jean-Jacques Rousseau» 4, Lamartinedéformeles faits.Son édu-
cationfutmoins« naturelle> qu'il le laisse entendre5.
1. Cours familierde littérature.Paris, chez l'auteur, 1856-1869, 28 vol., t. XXIV, p. 642.
2. Les Confidences, dans Œuvres complètes. Paris, chez l'auteur, 1862-1863, 40 vol., t.
XXIX, p. 30.
3. M. Citoleux, La poésie philosophique au XIX« siècle. Lamartine. Paris, 1906, p. 155 ;
E. Sachs, Les idées sociales de Lamartine jusqu'à 1848. Paris, 1915, p. 6 ; B. Jallaguier,Les
idées politiques et sociales de Lamartine. Montpellier, 1954, p. 19.
4. A Jarry de Mancy. 23 juillet 1837. Cité par M.-F. Guyard, Lamartine. Paris, 1956,
p. 24.
5. Cf. Marquis de Luppé, Les travaux et les jours d 'Alphonse de Lamartine. Paris, 1942,
p. 15.

This content downloaded from 137.205.50.42 on Tue, 12 Jan 2016 00:57:30 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
LAMARTINE ET JEAN-JACQUESROUSSEAU 745

Quand entendit-ilpour la première fois parler de Rousseau ? Si


Ton se fie à ses récits,il aurait assisté, vers douze ans, aux entretiens
de son père avec M. de Vaudran et l'abbé Dumont. Les débats
prenaient volontiersun tour politique et les troishommes,paraît-il,
évoquaient, à côté de Fénelon et de Montesquieu, « un J.-J.Rous-
seau qui avait porté le rêve dans la politique, et dont le Contrat
social, oracle la veille, venait de recevoir de la pratique et de la
raison autant de démentis qu'il contient de chimères» 6. C'est pos-
sible, quoique ce jugementporte bien la date de 1856 et les traces
de l'expérienceparlementaire.Le paradoxe est alors que Lamartine
aurait d'abord fait connaissance, fût-ce indirectement, avec le pen-
seur politique, alors qu'il ne devait lire le Contratsocial qu'en 1861.
Il a daté lui-même(erronémentd'ailleurs) la grande découverte.
H y avait au château de Montlevon, chez son ami Bienassis, une
bibliothèque interditeaux jeunes gens mais dont le filsde la maison
obtenait quelquefois la clé par la complicité d'une servante. A
7
quatorze ans, rapporte-t-il (en réalité dix-huit,en septembre ou
octobre 1808), il y pénètreavec son ami : « Nous y entrâmescomme
dans un paradis de la pensée ; nous nous jetâmes sur les rayonsde
cette bibliothèque avec ardeur et tremblement». Les joues en feu,
les voilà dans les Confessions,c mêlées de sublimitéset de vilenies.
Nous nous plongions en silence dans cet océan d'eau trouble, ne
sachant ce qu'il fallait admirer ou réprouverdavantage, mais nous
étonnantde ce que la tête avait osé penser,de ce que la plume avait
osé écrire». C'est peu de chose encore, mais l'étincelle a lui, et
l'adolescent, qui griffonnedéjà des vers en soupirantaprès la célé-
brité lointaine, s'efforceà la patience en rêvant à Jean-Jacques:
« Je me rappelle souvent Rousseau travaillanten silence et prépa-
rant de loin ses succès, si parva licet componere magnis» 8.
Au cours des deux années qui suivent,sa correspondancecontient
de fréquentes allusions à l'œuvre que lui et ses amis découvrent
avec ivresse.Lamartinea lu La Nouvelle HélcOseet assure à Bienas-
sis que certainesde ses lettresn'en seraient pas indignes9, ou évo-
que Virieu, « faisantun voyage à la Jean-Jacques: à pied, seul, le
livret et le crayon à la main » 10. A ce même Virieu, disant sa
déception de n'avoir pu l'accompagner, il écrit : « Pouvais-tumieux
choisir ton temps pour me proposer un voyage à pied, à moi qui
viens de lire Jean-Jacqueset ses Confessionset les descriptionssai-
sissantes de ses courses pédestres? Nous aurions couché dans
quelque grotte comme lui, nous y aurions laissé nos noms et des

6. Cours familier,t. I, p. 44.


7. Mémoires inédits de Lamartine. Paris, Hachette, 1870, p. 118.
8. A. Guichard de Bienassis, 28 novembre 1808, dans : Correspondancede Lamartine
Publiée par M"* V. de Lamartine. Paris, Hachette, 1873-1875. 6 vol., t. I. p. 68.
9. 1» juin 1809, t. I, p. 117.
10. 4 août 1809, t. I, p. 188

This content downloaded from 137.205.50.42 on Tue, 12 Jan 2016 00:57:30 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
746 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

vers commelui ! » n. Quelques joursplus tard,il informeBienassis


qu'il vient de lire Emile, dont il prétendfaire« mon ami et mon
guide», et il signebravement: t Intuset in cute» 12.
N'était-cepas le momentd'êtreamoureux?Lamartines'éprend
d'une jeune fillede dix-neufans,filledu Dr Pascal. Amourette inno-
cente,mais qui alarmeles parents,et l'on expédiele gaillardpour
quelques moisà Lyon.Pourl'exilé,c'estl'occasionou jamaisde relire
La NouvelleHéloïse avec toutl'élande la passion: c Grandsdieux!
quel livre! commec'est écrit! Je suis étonnéque le feu n'yprenne
pas. (...) Je confesseque cela ne vaudraitrienpour une jeune fille,
il le dit lui-même,mais pour un jeune hommequi en est où nous
en sommes,c'estle meilleurlivreque nouspuissionslire,c'estcelui
qui est le plus capable d'inspirer des sentiments nobleset vrais.(...)
Je voudrais être,pendant que je le lis, amoureuxcomme Saint-
Preux,mais surtoutje voudraisécrirecommeRousseau> 13.A Lyon,
il flânedans la ville où a séjournésonhéroset, cela va de soi, il se
rendà la « grottede Rousseau», c'est-à-dire à l'endroitoù, au livre
iv des Confessions, l'écrivainrapporteavoirpassé la nuità la belle
étoile. Il l'annonceà Bienassis: « Oh ! que n'étais-tulà ? C'est là
que notreami, n'est-cepas un peu hardi,a passé deux nuitsavec
deux sols dans sa poche, rêvant,méditant, écrivantet heureuxà
ce qu'il prétend» 14.Il y a écritquelquesvers,qu'il envoie à son
ami 15.Le surlendemain, il faitle mêmerécità Virieu,à qui il peint
sa promenade,Confessionsen poche,avec enchantement 16.Fina-
lement, le souvenir de M11* Pascal semble avoir été moins vivant
que l'ombre de Jean-Jacques ! A cette époque, Lamartine est litté-
ralementimprégnéde Rousseau.
A qui prétendaimer commeSaint-Preux, les Héloïses ne man-
quent pas. Bientôt, de nouvelles affaires sentimentales allaient
fournirà Lamartinel'occasion d'autrestransports et d'un autre
pèlerinage.Au coursde l'hiver1810-1811, alorsqu'on le croitcalmé
par son le
séjourlyonnais, jeune homme s'entête,un peu plus sérieu-
sementcettefois,de la filled'un juge de paix de Mâcon,Henriette
Pommier.Comme l'alliance ne paraît pas acceptable,la famille
prendle partide réexpédier- un peu plus loin- le romanesque
et turbulent poète.La possibilitése présentede l'envoyeren Italie :
le l'r juillet 1811,le voilà en routeet, le 15, il s'arrêtepour trois
jours à Chambéry. Pour un amantmalheureux, le moyende ne pas
11. 4 août 1809, t. I. p. 142-143.
12. 19 août 1809, t. I, p. 149. Ce n'est que plus tard, en 1856, qu'il prétendra que. si
Bienassis s'enflammealors pour c la déclamationsonore et oratoire» ¿c Rousseau, il préferait
pour sa part c Tacite, la haute politique et la haute morale dans la haute poésie de l'action
et du style» (Cours iam., t. II, p. 245).
13. A Virieu, 11 mars 1810. t. I, p. 206-207.
14. 2 mai 1810, t. I. p. 235.
15. Écrit à la grotte de Rousseau, dans : Œuvres poétiques completes. Pubi, par M. -F.
Guyard. Paris, Gallimard, 1965, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1631.
16. 4 mai 1810, t. I, p. 238-239.

This content downloaded from 137.205.50.42 on Tue, 12 Jan 2016 00:57:30 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
LAMARTINE ET JEAN-JACQUESROUSSEAU 747

se rendre aux Charmettespour y évoquer Rousseau et Mme de


Warens ? Dans l'enthousiasmedu moment,il a écritson ravissement
à Vignet, qui tente de le modérer quelque peu et de ramener son
ami à la raisonn. De Livourne,il raconte à Bienassisla visite qu'il
a faite dévotieusementavec Virieu 18et, un moisplus tard,rappelant
encore son passage aux Charmettes,il retrouvequelque chose des
accents de La Nouvelle Héloise pour gémir : «Tu me crois sans
doute bien heureux : ô mon cher ami, tu ne sais donc pas ce que
j'ai laissé en France ! tu ne sais donc pas que toute espérance est
morte dans mon cœur, et que, plus à plaindre que Saint-Preux,je
n'aurai connu pour toute ma vie qu'une passion sans aucune jouis-
sance, et qui va me précipiterdans un abîme sans fond, sans que
j'aie seulement goûté une goutte de cette félicité qui compense
tout ! » 19. Notre désenchantésonge à s'arrêterencore à Chambéry
pendant son voyage de retour; son vœu serait de louer « une de
ces petites maisons,solitaireset pourtantsi près de la ville, afin de
pouvoir, quand je le voudrai, voir quelques figureshumaines, car
je vis plus que jamais avec des êtres tout imaginaires» 20. C'était,
dans son ardeur mélancolique,rapprocherles Charmetteset l'Ermi-
tage où Rousseau aussi avait pensé peupler sa solitude « d'êtres
selon son cœur ».
Si Chambéry a été favorable au souvenir d'Henriette,l'Italie lui
est moins propice. A Naples, Grazieila - ou plutôt Antoniella -
se charge de donner un tour moins nostalgique à ses méditations.
Amour nouveau, qui ne dure que quelques mois,mais lui laisse le
délicieux souvenir qu'il immortalisera,en le transfigurant, dans le
petit roman des Confidences.Conquête populaire,mais qui fut tout
de même la premièreElvire. Mais Henrietteou Graziella, collines
de Bourgogne ou cieux napolitains,l'âme du poète vogue toujours
des Charmettesà Clarens et ses amours vécues ne donnentque plus
de force et de profondeurà son culte rousseauiste.Revenant de
Naples, à la find'avril 1812, il berce sa route de réminiscenceslit-
téraires qui s'accordent à son état d'âme. « Tu le vois, mon ami,
écrit-il de Lausanne à Virieu, je suis tes traces et celles de Saint-
Preux ; je visite en passant les lieux classiques pour les amants. Je
déjeune à Vevey, je salue Montreux et Chillón et les rochers de

17. c Comme toi, j'admire l'éloquence entraînante de l'auteur d'Emile; comme toi j'ai
pleuré sur le malheur de Julie d'Etanges, et j'ai pleuré plus d'une fois; toutefois les Char-
mettes ne m'inspirentaucune vénération,quoiqu'elles me présententd'intéressantssouvenirs.
Est-ce bien là le mot dont tu voulais te servir? Ton imaginationne t'a-t-elle point égaré ?
Et si tu vénères le génie, que te restera-t-Upour honorer la vertuet l'honneur? Quel senti-
ment t'inspireraientles cendres d'Henri IV ou de Fénelon ? » (12 août 1811. Lettre publiée
par C. Latreille, « La jeunesse de Lamartine (1811-1820) d'après les lettresinédites de Louis
de Vianet ». Le Correspondant,cclxxxvii, 10 mai 1922, p. 411).
18. 8 septembre1811, t. I, p. i 16.
19. 13 octobre 1811, t. I, p. 323-324.
20. A Virieu, 18 novembre 1811, t. I, p. 332.

This content downloaded from 137.205.50.42 on Tue, 12 Jan 2016 00:57:30 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
748 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Meillerie » 21. Comments'étonnerqu'il n'éprouve au retourqu'ennui


et découragement? Malgré quelques passades, les années 1812-
1813 sont maussades et désœuvréesa. A Milly,il rêve de se retirer
pour quelques jours à Chambéry en vivant « à frais communs»
avec Vignet et Virieu23. Rousseau aussi avait songé à ces retraites
amicales, avec Coindet et Carrion.Époque morose,où l'on comprend
l'inquiétude de la mère du poète, qui consigne dans son journal,
à la date du 31 janvier 1813 :
J'ai été dans la chambred'Alphonsepour y visiterses livreset brûler ceux
que je croiraismauvais : j'y ai trouvél'Emile de Jean-JacquesRousseau, je
me suis laissée aller à en lire plusieurspassages; je ne me le reprochepas,
car ils étaient magnifiques, ils m'ont fait du bien, je veux même en copier
quelque chose. C'est trop dommage que cela soit empoisonnéde tant d'in-
conséquenceset mêmed'extravagances, propresà égarerle bon sens et la foi
des jeunes gens. Je brûleraice livre et surtoutLa Nouvelle Héloïse, encore
plus dangereuseparce qu'elle exalte les passions autant qu'elle fausse l'esprit.
Quel malheur qu'un tel talent touche à la folie! Je n'en crains rien pour
moi, dont la foi est inébranlableet au-dessus de toute tentation ; mais mon
fils?... 24.

Pauvre mère ! Il y avait beau temps que le mal était fait.


Un autre événement,historiquecelui-là, allait fournirà Lamartine
l'occasion de rousseauiserune fois de plus. Dans sa famille, légiti-
miste, on avait toujours fait grise mine à l'Usurpateur et le jeune
homme s'était refusé à toute carrière sous le régime impérial. En
avril 1814, Napoléon abdique et Alphonse obtient de Louis XVIII
une place dans les gardes du corps. Brève fonction,puisque l'Em-
pereur débarque de l'île d'Elbe en mars 1815. Jusqu'ici,Lamartine
a échappé à la conscription,mais cette fois ü risque d'être pris
dans la levée en masse où Napoléon rassemble ses dernièresforces.
Le momentétait bien choisi pour gagner la Suisse et aller admirer
« la dent de Jamanet les rochers de Meilleraie, décrits par Jean-
Jacques Rousseau » 25.
Autrefois,l'auteurdu Contratsocial, fuyantle décret de prise de
corps sur le territoirede Berne, s'était prosternépour embrasser
ce qu'il croyaitêtre une terre de liberté26. Nourri de Jean-Jacques,
Lamartine répète la scène et la rapporte presque dans les mêmes
termes : « Un quart d'heure après, je vis sur une pierre droite les
armes de Vaud : je jetai tout haut un cri de délivrance, je baisai
avec enthousiasmecette terre de liberté> 27. Il s'arrête à Narnier,
au bord du Léman. Il loge dans un moulin, où la jeune batelière,
21. 28 avril 1812, t. I. p. 359.
22. Cf. Marquis de Luppé, op. cit., p. 40.
23. 20 août 1812. t I, p. 365.
24. Le Manuscritde ma mère. Avec commentaires,prologue et épilogue par A. de Lamar-
tine. Paris, Hachette. 1871, p. 170.171.
25. Mémoires inédits,p. 298.
26. Confessions,XL
27. Confidences,X. XXIV p. 348.

This content downloaded from 137.205.50.42 on Tue, 12 Jan 2016 00:57:30 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
LAMARTINE ET JEAN-JACQUESROUSSEAU 749

GenevièveFavre,lui apporteson déjeuneret se promèneavec lui.


En juin 1815,loin des combatsde l'Europebouleversée,c'est,dans
une solitudedélicieuse,une évidenteévocationdu même bonheur
paisiblevécu par Rousseau dans l'île de Saint-Pierre : « La nature
la plus idéale,la saisonla plus tiède,la solitudela plus silencieuse,
la sociétéla plus innocenteet la plus bornée: la filledu batelier,
une chambre,une hirondelle,un chien,un lac pour horizon...» 28.
D'ailleurs,ne se plonge-t-ilpas, encoreet toujours,dans son cher
Rousseau? « Dans tous les sites champêtresqui me tentaient,je
m'asseyaisà l'ombreet je lisaisquelquespages de monlivre.C'était
précisément les Confessionsdontj'étaisenthousiaste à cetteépoque
de ma jeunesse.Ce qu'elles contiennent d'obscénitésm'a toujours
dégoûté,mais les descriptionsde la pure natureme paraissaient,
sous la plumede cet écrivainsublimeet bizarre,la plus dignepho-
tographiedes œuvresdu Créateur» M. Au momentoù il écrit,les
réservesde la raisonsont de l'hommemûr; mais le souvenirest
restéensoleillé.
En juillet1815,la grandebourrasqueapaisée,il prendle chemin
du retour.Non sans s'arrêterencoreaux Charmettes, où il va rêver
quelques instants avec Vignet à l'ombre blonde de Mme de Warens30.
C'est alors aussi qu'il longea ce lac du Bourgetoù il devaitcon-
naîtrebientôt« un amourplus pur et plus fidèleque celui de Jean-
JacquesRousseau» 31 avec JulieCharles,la nouvelleElvire.A ses
côtés,il reverraencoreles Charmettes, en octobre1816,pour une
communion et
passionnée poignante avec les amantsdu sièclepassé.
Nous y reviendrons à proposde Raphaël.
Au momentoù nous sommesparvenus,à l'époque de la mortde
MmeCharles,en décembre1817,les « enfances» de Lamartinesont
à peu près terminées. Sa passionpourJuliel'a mûrien lui donnant
consciencede sa capacité d'aimer; ses premierssuccès dans les
salons où elle l'a introduit, la préparationdes Méditationset son
retourau catholicisme, son mariageen 1820,la consécrationlitté-
raire,plus tardla réflexion et l'expérience politiques,vontfairede
lui un autrehomme,qui n'oublierajamaisRousseaumais en parlera
bien autrement
Mais depuis 1808,de ce jour où il pénétradans la bibliothèque
de Montlevon, il n'estpas exagéréde direque la vie de Lamartine
s'est déroulée au fil d'un itinérairerousseauiste,avec l'aventure
immortelle du BourgetcommepointculminantDe dix-huità vingt-
six ans,il a écrit,il a vécu d'aprèsRousseau; il s'est imprégnédes
principesd'unereligionnaturellequ'il ne renieraque pourquelques
années,de 1820 à 1832,à la foispar respectpour sa mèreet par
28. Mémoires inédits,p. 350.
29. Ibid., p. 340.
30. Ibid., p. 362.
31. Ibid., p. 365.

This content downloaded from 137.205.50.42 on Tue, 12 Jan 2016 00:57:30 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
750 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

goût de Tordre.La Suisse,où il est passé en 1811 et 1815,il Ta vue


avec les yeuxde Jean- Jacqueset son rousseauisme livresqueest sorti
i enforcede ces voyages32. Individualisme, orgueil,mélancolie,ly-
risme,amourde la nature,l'âme du jeune hommese forgeà l'ombre
de l'auteurde la Nouvelle Héloise et des Confessions. Au moment
d'entrerdans le monde, Lamartinen'a pas encore écrit comme
Rousseau,maisil a déjà vécu commeSaint-Preux.
Si l'adolescenceet la jeunesse du poète avaientété à ce point
influencées par Rousseau,il étaitnaturelque les œuvresse ressen-
tissentbientôtde cette fréquentation passionnée.Il est juste de
reconnaîtretoutefoisque les Méditationsse révèlentimprégnées
de multiplesréminiscences : G. Lanson a jadis dresséle tableau
de très vasteslectures,en véritéfortéclectiques.Mais parmices
souvenirs, celuide Jean-Jacques occupeune place de choixet réson-
ne dans quelques-unesdes pièces les plus célèbres.Commentlire
« Le Lac » sans constaterque Rousseauen fournitle cadre et l'es-
quisse? Comment, dans la fameusequatrièmestrophe- « Un soir,
t'ensouvient-il ? nousvoguionsen silence> - ne pas lireen filigrane
le débutde la scènedu retourdu «monument des anciennesamours»
dans la NouvelleHéloîse» : « Nous gardionsun profondsilence.
Le bruitégal et mesurédes ramesm'excitoità rêver...». Comment
ne pas retrouver les Rêveriesdans « L'Homme», ou les sentiments
du Vicairesavoyarddans « Le Vallon» ou « L'Immortalité » ? Mê-
me si le spiritualisme de Lamartineest à cette époque beaucoup
plus chrétienque le déismede Rousseau,il en garde au moinsles
formes34.Le lyrisme de la proserousseauistea passé dans les vers
de Lamartine,et Fame de Jean-Jacques nimbetoutun versantdes
Méditations.
Du reste,diffus et commeinvolontaire dans l'œuvrepoétique,le
souvenirde Rousseaurestetrèsprésentdans la mémoireconsciente
du poète : lui,qui plus tarden dira tantde mal,n'a pas peut-être,
des Méditations au Cours familierde littérature, laissé un écritoù
le nom de Rousseaun'apparaisseau moinsune fois,tantôtcélébré,
tantôtvoué aux gémonies,mais toujoursobstinément vivant.Il se
recueillaitjadis aux Charmettes ; en 1835,il méditeà Montmorency
sur le destindouloureux de l'écrivainet se souhaiteun plus paisible
repos : io{t ¿ont le siècle encore agite la mémoire,
Pourquoidors-tusi loin de ton lac, ô Rousseau?
Un abîme de bruit,de malheuret de gloire
Devait-ilséparer ta tombe et ton berceau?
O forêtde Saint-Point! oh I cachez mieux ma cendre135.
32. Sur Lamartineet la Suisse, voir R. Mattlé, Lamartine voyageur. Paris, 1936. p. 173-214;
S. Berlincourt,La Suisse dans l'œuvre des grands poètes romantiques. Berne, 1926, p. 49-85.
33. IV, xvii.
34. Cf. G. Chariier,Aspects de Lamartine. Paris, 1937, p. 83.
35. Vers écritsdans la chambre de J.-J.Rousseau à VErmitage, 7 juin 1835. La pièce sera
insérée en 1839 dans les Recueillements.

This content downloaded from 137.205.50.42 on Tue, 12 Jan 2016 00:57:30 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
ET JEAN-JACQUES
LAMARTINE ROUSSEAU 751

Même dans le Voyageen Orient,où Téloignement et le dépayse-


mentne semblentguèrepropicesà révocation des vallonssavoyards,
Rousseau est évoqué. Comme Emile,le Voyagedénonce les alté-
rationshumainesde l'idée de Dieu ; Lamartiney retrouvele « sens
intime» du divin,l'intuition profonde,exposéeplus tard dans le
Tailleurde pierresde Saint-Point et dérivéede cetteProfessionde
foidu Vicairesavoyardqu'il salueraencore,à la finde sa vie,comme
« l'auroreboréale de l'Évangile». « Que d'hommesentre Dieu et
moi! » s'exclamaitRousseau.Dans Utopie,en août 1837,Lamartine
écrità son tour:
Entre la nature et son maître,
L'homme grandi n'a plus de prêtre
Pour porterà Dieu ses accents.
Chacun est son prêtreà soi-même
Et le cœur, autel sans emblème,
A la prièrepour encens36.

Rome,du reste,ne se trompepas à ce changement d'accent,et


met le Voyageà l'Indexen 1836,en mêmetempsque l'œuvrequi
portepeut-êtrela marquela plus évidentede Rousseau : Jocelyn.
Est-il besoin de rappelerà quel pointJocelynest « complètement
écritdans l'espritde Rousseau> 37et ce que la silhouettemême du
curé de Valneigedoit à celle du Vicairesavoyard? Sa charité,sa
tolérance,sa foi sontbien celles du personnagede Rousseau.Tout
comme son « orthodoxie », d'ailleurs.Un abbé n'écrit-ilpas à
Lamartine,à proposde Jocelyn: «Vous professezles erreursdu
sophistede Genève(..) Vousn'êtespas chrétien, (...) ou si vous l'êtes,
»
vous l'êtescommel'étaitJean-Jacques38.C'est-à-dire, aux yeux de
l'Église,fortpeu ou fortmal.Mais si Jocelyn renvoieà Rousseau sur
le plan religieux,il le contreditcependantsurle plan social. Dans
l'épisodeagricoleet champêtredes Laboureurs(Neuvièmeépoque),
le poète fondela sociétélégale sur la propriété sacrée : « Et pour
consacrerl'héritage/ Du champ labourépar leurs mains,/ Les
bornesfirent le partage/ De la terreentreles humains ». Ce thème,
l'hommepolitiquey reviendra sans cesse39, et la formule même
sonne comme une réfutationde la célèbre tirade du Discours sur
Tinégalité : « Le premierqui ayant enclosun terrain, s'avisa de dire,
ceci est à moi,(...) futle vrai fondateur de la sociétécivile». Où
Rousseaune voit que la loi injustede l'homme,Lamartinetrouve
l'ordredivin : là est déjà le germede l'hostilitésans cesse plus

36. Vers retranchésdans la publication; cf. Œuvres poétiques complètes, p. 1912.


37. M. Citoleux, op. cit., p. 149.
38. Abbé Th. B Lettres à M. de Lamartine sur quelques paradoxes contenus dans ses
oeuvres, touchant la religion, la philosophie et les Turcs, 1844. Cité par H. Guillemin, Le
Jocelyn de Lamartine. Paris, 1936, p. 297.
39. Mémoires politiques, O.C., t. XXXIX. p. 323.

This content downloaded from 137.205.50.42 on Tue, 12 Jan 2016 00:57:30 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
752 REVUE D'HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE

violenteque Lamartinetémoignera à Rousseau théoricienpolitique


et social. Il n'endemeurepas moinsque Jocelynporte,un peu par-
tout,la marqued'Emile,des Confessions, de La NouvelleHélcnse,
des Rêveries: aprèsles travauxde H. Guillemin,il n'y a plus à y
revenir40.
Deux ans plustard,La Chutedun Ange vientà son tourattester
la permanenceet la profondeur de l'influencede Rousseau.Certes,
du «
ce long fragment granpoema epico, lirico,metaphisico » que
méditasi longtemps Lamartinene doit pas qu'à Jean-Jacques. Mais
si, comme l'a montré M.-F. Guyard,paraît ici le Dieu voltairien
révélé par l'ordreet l'harmonie- « Le seul œil qui me voit,c'est
votreintelligence » - , le poète s'écrie pourtantaussi : « Contem-
plez-le par Tâme et non par vos yeux*. Reproduisant nettement les
deux partiesde l'apologuede YÊmile,la VIIIe Vision apparaissait
justementà H. Guillemincomme« une Profession de foi abrégée».
Car le Dieu lamartinien n'est pas seulement cet être nécessaire
qu'exige une raison anxieuse de comprendre l'ordre du monde; pour
l'appréhender pleinement, il faut une une
intuition, conscience,cet
« instinctdivin» cherà Rousseaupar lequel seul Dieu se faitsen-
sible au cœurde l'homme41; « On sent Dieu sans le voir dans la
nuit de ce monde»,dit le Récit qui ouvre le poème. Et comme
Rousseau encore,le poète rejetterévélation,miracleset culte :
Mais si quelqu'un de ceux que vous écouterez,
Prétendvous éblouir de prodiges sacrés;
S'û vous dit que le ciel, dont il est l'interprete,
A mis entre ses mains la foudre ou la baguette,
Que la marche des deux se suspend à la voix,
Que la sainte nature intervertit ses lois,
Que la pierreou le bois lui rendentdes oracles,
Et que pour la raison il est d'autres miracles
Que l'ordreuniversel,constant,mystérieux,
Ou la volonté sainte est palpable à vos yeux;
S'a attribueà Dieu l'inconstancede l'homme,
Par les noms d'ici-bas si la bouche le nomme,
S'il vous îe donne à voir, à sentir,à toucher,
S'il vous fait adorer le marbre de sa chair,
Etouffezdans son cœur cette parole immonde!
La raisonest le culte, et l'autel est le mondeI *2.

Comments'étonnerqu'un critiquehostileait pu écrirejadis que


La Chute dun Ange révèle « avec une forcesingulièrel'influence
de l'encombrant
et odieuxJean-Jacques > ? 43.

40. Pour le « rousscauisme> de l'œuvre, voir H. Guillemin, Le « Jocelyn» de Lamartine,


p. 537-540.
41. Lamartine, La Chute d'un Ange, Fragment du Uvre primitif. Edition critique par
M.-F. Guyard, Genève, Droz, 1954, p. 50.
42. M.-F. Guyard a montréde quel passage à*Emile ces vers sont l'amplificationpoétique
{ibid., p. 196-197).
43. Abbé L.C. Delfour, Catholicisme et romantisme. Paris, 1905, p. 283.

This content downloaded from 137.205.50.42 on Tue, 12 Jan 2016 00:57:30 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
LAMARTINE ET JEAN-JACQUESROUSSEAU 753

Pourtant,ici comme dans Jocelyn,pointe un désaccord. Si on lit


dans la VIIIe Vision : « Vous ne bâtirez point de villes dans vos
plaines », car, ajoute le poète, « les hommestrop près des hommes
sont méchants», en revanche il récuse l'idée que la terre « n'est à
personne». Au contraire,prescritson « code social » :
Vous la partagerezentre vous, à mesure
Que vous aurez besoin d'ombre et de nourriture
;
A ceux-là la colline,à ceux-cile vallon;
Vous la limiterezd'une borne et d'un nom...

Si la propriété est chez Rousseau à la fois l'indice et la cause du


mal social, elle est au contrairepour Lamartine c sacrée » et « fé-
conde » ; loin de l'abolir,il faut la multiplieren la parcellant.Grand
vigneronet propriétaireterrien,le poète ne verra qu'anarchie dans
les thèses du Genevois sans attaches.
Parvenu à la pleine maturité,le poète accepte donc de Rousseau
son sentimentalismereligieux comme un christianismeépuré et
rendu à ses sources et fait sien le credo du Vicaire savoyard; il
accepte, dans Jocelyn et La Chute, son opposition de deux types **
de civilisation,Tune rurale et saine, l'autre urbaine et décadente ;
il salue son lyrismeen évoquant, dans la préfacedes Recueillements
(l#rdécembre 1838) « le grand poète des Confessions». Mais il n'ira
de la
pas au-delà, et ce n'est toujours que le poète et le chantre
nature et de l'amour qu'il célèbre en 1841 dans le Ressouvenir du
Lac Léman : n'y paraît que l'auteur des Confessionset de La Nou-
velle Héloïse, non celui du Contrat social, que Lamartine déjà re-
pousse pour bientôt le haïr. Jusqu'à la finde sa vie, il ne cessera
de l'aimer et de le détester,passionnément.
A côté du poète s'est en effetformél'hommepolitique. Depuis
1831, Lamartine se présente à la deputation; il réussit en 1833 et
se lance dans une carrière parlementairequi va durer quinze ans,
le mener jusqu'à la directioneffectivedu Gouvernementprovisoire
en février1848, et s'achever dans l'effondrement de sa popularité
et le pénible échec de sa candidature à la Présidence de la Répu-
blique.
Cette carrière, que Lamartine a longuementmûrie, ne s'est pas
faite au hasard et il nous faudra revenirsur l'histoirede ses idées
1848 que
politiques pour mieux comprendre pourquoi c'est après
se révèle au grand jour et s'exaspère sa haine d'un Rousseau dont
dès à présent il se méfie.En fait, il n'a toujourspas lu le Contrat
social 45,qu'il ne connaît que de réputationet que, depuis 1789, les
révolutionnairesbrandissentcomme un étendardet dont la réaction
fait un épouvantail. En 1843, l'hostilitéde Lamartinecouve encore,

44. M. -F. Guyard, op. cit., p. 86.


45 Cf. Cours familier,t. XII, p. 389 (1861) : « Jfai lu depuis ce contrat social ac jcan-
sur parole ».
Jacqucs Rousseau que je vantais alors (c'est-à-dire: dans YHistoiredes Girondins)

Revue d'Histoire littéraire de la France (76* Ann.), lxxvi 48

This content downloaded from 137.205.50.42 on Tue, 12 Jan 2016 00:57:30 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
754 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

indécise, larvée, et traverséed'ailleursd'éclairs de sympathie.Ouver-


tement, il n'a pas encore désavoué l'hommeni vomi le politique.
L'occasion s'en offraitpourtant dès 1847, lorsqu'il publie son
Histoire des Girondins.On sait le double but qu'il se proposait alors
et qu'il a indiqué lui-même en 1863 dans la Critique de THistoire
des Girondins.D'un côté, il se donnait pour mission de réhabiliter
la Révolution française,propos déjà ancien dans son esprit. Pour
Lamartine, cette Révolution avait marqué un grand moment du
devenir historiquevoulu par la Providence et, dans ce sens, elle fut
bonne. Mais d'un autre côté, son livre prétendaitéduquer le peuple
en jetant sous ses yeux les sanglantes atrocités de la Terreur. Il
fallait,pour qu'elle fûtjuste et féconde,que la nouvelle et inévitable
révolutionà laquelle le peuple se préparait,fût pure de tels crimes.
Le « règne du peuple » ne devait pas être ensanglanté par la guil-
lotine. Dans la Critique,il se défendrad'avoir jamais eu dans l'esprit
« aucune des chimèressocialistes» de Rousseau qui « mènent le
peuple droit au crime* par « la guerre anticivique de la propriété
qui refusetout et du prolétariatqui anéantittout > 46.
Mais cette sortiehargneuseest de 1863 ; l'Histoire des Cirondins,
en 1847, est méfianteà l'égard de Rousseau, pas encore hostile,même
s'il y transparaîtdéjà l'idée que l'auteur du Contrat social est res-
ponsable, même involontairement, de bien des excès. Aussi bien
nombre d'acteurs du drame révolutionnairesont-ils présentés en
disciples passionnés de Jean-Jacques.Charlotte Corday est nourrie
de ses idées 47,non moins que M™ Roland 48, dont le mariage est
même « une imitationévidente de celui d'Héloïse épousant M. de
Volmar » 49. Il en est de même pour les autres Girondins : Pétion
« n'avait pris de la philosophie que les sophismes du Contrat so-
cial » 50; quant à Brissot,« sa philosophieétait celle de Rousseau » 51.
Mais le plus marqué est évidemmentle chef des Jacobins. Chez
Robespierre,la pensée du Genevois était devenue « un dogme, une
foi, un fanatisme» 52,au point qu'il professait« une foi surnaturelle
dans ses principes» M et imitaitsa pauvreté,sa sobriété,ses prome-
nades solitairesdans les environsde Paris M.
Comment Lamartinejuge-t-ildonc la politique de Rousseau, qu'il
connaît en réalité si mal ? Il admet chez « le Gracchus des philo-
sophes » une juste indignationcontre les iniquités de l'Ancien Ré-

46. O.C., t. XV, p. 88. La mêmephrasefiguredéjà en 1861 dans le Cours familier(t


XII. o. 334).
47. T. Xin, p. 39.
48. T. DC, p 389.
49. Ibid.,p. 397.
50. Ibid, p. 44.
51. ibid.,p. 195.
52. lb:d.tp. 41.
53. T. XII. p. 276.
54. T. XI. p. 254.

This content downloaded from 137.205.50.42 on Tue, 12 Jan 2016 00:57:30 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
LAMARTINE ET JEAN-JACQUESROUSSEAU 755

gime : « le soulèvementde son cœur généreux avait soulevé tous


les cœurs ulcérés par l'inégalitéodieuse des conditions sociales » 55,
phrase qui reconnaîtimplicitementl'écrivaincomme un des initia-
teurs de la Révolution.Son livre était « le livre des opprimés et des
âmes tendres» où il avait « mis Dieu du côté du peuple », jugement
qui range Rousseau dans l'humanitarismechrétien que Lamartine
opposera à la fraternitésocialiste et « matérialiste» : « II y avait
de la vengeance dans son accent ; mais il y avait aussi de la piété ».
Rousseau n'apparaît encore ici que comme un idéaliste qui a rêvé
sur des institutionsparfaites: c On n'y sentait pas assez l'infirmité
des hommes. C'était l'utopie des gouvernements». Si bien que
« Rousseau était l'idéal de la politique, comme Fénelon avait été
l'idéal du christianisme».Généreux dans son principe, cet idéal
n'en conduit pas moins, aux yeux de Lamartine, à un fanatisme
égalitaire et niveleur redoutable à toute organisation sociale, in-
concevable parce que sans ordre et sans hiérarchie. Jean-Jacques,
c'est pour lui l'utopie de l'état de natureprojetée follementdans la
société civile et c'est cette utopie que reflètela Déclaration des
droits de l'homme et du citoyen,dangereuse chimère : < Ces axio-
mes sociaux, rédigés par Robespierre, confondaient,comme ceux
de Jean-JacquesRousseau, les instinctsnaturels de l'homme avec
les droitslégaux créés et garantispar la société. Robespierre oubliait
que l'état de nature était l'absence ou l'anarchie de tous les
droits» 56. Ainsi pointe, dès les Girondins,cette accusation que
Lamartine développera longuementplus tard : Rousseau est fauteur
d'anarchie et destructeurde toute société et, par là, sa politique va
à Tencontredu plan divinlui-même.
Paradoxe : c'est dans l'une de ses œuvres les plus étroitement
rousseauistesque va se marquer l'éloignement.Il serait difficilede
nier à quel point Raphaël semble « dicté par Rousseau » 57 et écrit
dans la ligne de La Nouvelle Héloïse. La grande aventure de 1816
avec Julie Charles, qu'il transpose ici, a été vécue par Lamartine
selon l'âme et l'espritde Jean-Jacques.Les lieux de leur rencontre,
ce Bourgetsi semblable au Léman, le hasard qui donne aux héroïnes
le même prénom, cet amour extatique qui triomphe de l'adultère
et mêle les accents de la passion sublimée aux accords du spiritua-
lisme religieux,tout cela sort en droite ligne du roman qui avait
enfiévréles dix-huitans du poète.
Atmosphère,ton, décor et style profondémentrousseauistes sont
peut-êtrele plus bel hommage rendu par Lamartine au maître de
sa jeunesse ; il n'est pas jusqu'aux scènes, aux portraits,aux situa-
tions qui ne portentla marque du souvenirextraordinairement pre-

55. T. IX, p. 20.


56. T. XII, p. 347.
57. M. Citolcux, op. cit., p. 150.

This content downloaded from 137.205.50.42 on Tue, 12 Jan 2016 00:57:30 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
756 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

sentd'uneœuvreque le poète n'a pas reluesans doutedepuisvingt-


cinq ans.
Les détailssuscitent en fouleles rapprochements. Faut-ilrappeler
que Raphaël est un Saint-Preux non moins passionné,non moins
attentif que son modèleet commelui capable de tous les dévoue-
ments? Certes,sa Julieest créole et brune,mais elle a le même
étrangepouvoirque la blonde Juliede Rousseau: « II y a de ces
êtresqui rayonnent, qui éblouissent,qui entraînent tout dans leur
sphère d'attractionautour d'eux,sans y penser,sans le vouloir,sans
le savoirmême.On diraitque certainesnaturesont un système,
commeles astres,et fontgraviterles regards,les âmes et les pensées
de leurssatellitesdans leur propremouvement 58.Entreles amants,
les silencesont la vertuqu'ils possédaientdéjà dans La Nouvelle
Héloïse,exprimant une communiontotaleet indicibledes âmes et
l'unissondes sentiments : « Longs silences,pendant lesquels les
cœurs se parlentd'autantplus que les motsmanquentdavantage
pour exprimer d'inexprimables entretiens > (p. 186). La promenade
sur le lac rivaliseavec celle de La NouvelleHéloïse et la tentation
de s'anéantirdansles flotsavec Julie,qui hanteun momentSaint-
Preux,vientaussi,plus mélodramatiquement, aux hérosde Lamar-
tine. Mais qu'est-ceque la mortpour ces amantsparfaits,sinonle
moyend'éterniser leur amour en le libérantde toutes les contin-
gences humaines ? Au cri de Saint-Preux combléaprèsl'abandonde
Julie : « O mourons, ma douce Amie 1 mourons,la bien aimée de
moncœur! » 59,réponden écho celui de Juliequi vientde connaître
une extaseplus platoniqueauprès de Raphaël: « Oh ! mourons!... >
(p. 209). Les deux époux accueillentavec la même bienveillance,
l'un Saint-Preux, l'autreRaphaël. Pourquoiprêterà celui qui re-
présentel'époux M™Charlesdans le roman« un rôle équivoque
de
de maricomplaisant » ? 60.Dans ce vieillardindulgent et philosophe>
qui ne reconnaît un avatar de Wolmar ? La dernière lettrede Julie
est accompagnée, commedans La NouvelleHéloîse,d'un billet de
ce mari,athéecommeWolmaret qui, commelui,trouverapeut-être
dans la mortédifiante de sa femmeime raisonde croireen Dieu.
Cette mort,qui clôttragiquement les deuxromans,y est annoncée
de la mêmemanièresymbolique.QuittantClarenspour un voyage,
Saint-Preux voiten rêve Julie morte,le visage couvertd'un voile
noir; au moment où elle laisse Raphaëlà Lyon,Juliec jeta un châle
noirqu'elleportait, ce jour-là,commeunvoile,surla figure> (p. 228).
Tous ces élémentsmontrentcombienLamartinedemeuretribu-
tairede l'écrivaindontil étaitpassionnéà l'époqueoù il connutavec
JulieCharlesl'aventuretransposéedans Raphaël On a beaucoup
ergotéjadis surla vertude MmeCharles,questionassez vaine. Mais
58. Lamartine, Craziella. Raphaël. Ed par J. des Cognets. Paris, Garnier, 1960, p. 147.
59. Nouvelle Héloîse, I, lv.
60. Marquis de Luppé, op cit., p. 68.

This content downloaded from 137.205.50.42 on Tue, 12 Jan 2016 00:57:30 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
LAMARTINE ET JEAN-JACQUESROUSSEAU 757

si le poète renonça assez vite, semble-t-il,à être l'amant d'Elvire


pour n'être plus, comme Saint-Preux,que « l'amant de son âme »,
ne fut-cepas un peu parce que l'adultère est condamné par la morale
de Jean-Jacqueset que Lamartine souhaitait,consciemmentou non,
tracerà son amour,peu à peu purifiépar la souffrance,un itinéraire
rousseauiste?
Pourtant, ce témoignaged'admiration pour une œuvre constitue
aussi l'indice d'un éloignementde l'homme. Le passage qui relate
la visite aux Charmettes(visite qui eut lieu réellement,d'après le
carnet de voyage de MmeCharles, le 26 octobre 1816), consacre les
débuts d'une hostilitécroissante à l'égard de Rousseau.
Nous passons dans ces pages de l'atmosphère de La Nouvelle
Héldise à celle des Confessions.Quittant Aix, les amants se rendent
à Chambéry,les Confessionsà la main, pour placer leur amour sous
le signe de Jean-Jacques et de Mœede Warens ; c'est l'occasion, à la
fois, d'une mise en parallèle des deux couples et d'une méditation
sur Rousseau. Certes, MTOede Warens, « idole adorable » mais
« souillée >, n'a pas la lumineuse vertu de Mœe Charles : « Les
amours de ce jeune homme et de cette femme sont une page de
Daphnis et Chloé arrachéedu livre et retrouvéetachée et salie sur
le lit d'une courtisane» (p. 220). Mais que pèsent ses fautes en
regard de ce qu'elle fitpour certain vagabond qu'elle recueillit et
protégea? Sans elle, « ce génie sensible et souffrantse serait éteint
dans la boue... Elle lui donna le monde, et il fut ingrat!... elle lui
donna la gloire, et il lui légua l'opprobre! » (p. 222-223). Le thème
est ancien, et était apparu dès la publication des Confessions.
Lamartinene pardonnepas à Rousseau d'avoir faitde « Maman » un
portraitfaux, contradictoireet injuste, d'avoir sali son souvenir.
Cette condamnationde l'ingratituden'empêche pas cependant les
amants du Bourget de s'identifieraux amants des Charmettes, « ce
sanctuaire d'amour et de génie ». Julie l'avoue à Raphaël : « Je vou-
drais être madame de Warens pendant une seule saison pour
vous » ; et Lamartinereçoitpieusement,« pour un autre Rousseau »,
« une madame de Warens jeune, virginale, pure, ange, amante et
sœur à la fois, donnantson âme tout entière,son âme inviolable et
immortelle,au lieu de ses charmes périssables » (p. 226).
Tout ce pèlerinage aux Charmettes est empreint d'une émotion
profonde,d'autant plus perceptible que le récit se construitdans
un double registre,celui des souvenirs et celui du présent. L'atten-
drissement,la communionet l'identification, Lamartine les retrouve
intacts dans son passé, tels qu'il les éprouva autrefois.Les critiques
et les reproches sont de l'homme mûr revenu de son culte et que
la clairvoyance conduit à l'amertume.Quand il évoque « ce génie
étrange dont l'âme contenaità la fois un sage, un amant, un philo-
sophe, un législateur et un insensé » (p. 220), quatre termes de
rénumérationémergentdu passé, le dernier seul sourd du présent.

This content downloaded from 137.205.50.42 on Tue, 12 Jan 2016 00:57:30 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
758 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Ce n'estpas assez de direque son amourpourRousseaus'est c tem-


péré» €1. Longtempsl'artiste a masqué l'hommeaux yeux de
Lamartine; désormais,l'hommeterniramêmele prestigede l'écri-
vain.
Dans les annéestroubléesqui voients'effondrer les espoirspoli-
tiques de Lamartine,son œuvre n'en continuepas moinsà porter,
commeune incisionprofonde,la tracede ce Rousseauqu'il n'aime
plus, mais dont il ne peut secouer l'influence. Il apparaîten 1850
dans la préfacede Geneviève,« histoired'une servante», comme
celui qui sait toucherle peuple parce qu'il en est issu et qu'il pro-
digue une philosophiesentimentaleaccessibleaux gens simples:
« sa conclusion,c'est une larme! > 62. Il arrivemême encore au
poète, commeaux jours de sa jeunesse,de se laisseraller à une
éphémèreidentification. S'il a consentià écrireles NouvellesConfi-
dences, ce lambeau d'âme qu'il s'arrachepoursurvivre, c'est qu'il a
trembléde devoirvendreMilly,« mes pauvresCharmettesà moi,
des Charmettes aussi chères,des Charmettes plus saintesque celles
des Confessions » 63.Lui faut-ilaffirmer qu'il ne s'abaisserajamais
à tromperle peuple,c'est la devise de Rousseauqui naît sous sa
plume : Vitamimpenderevero64.Mais surtout, il demeurefidèleà
la foi du Vicaire,qu'il ne démentiraplus. Commeil avait prêtéà
la pauvreJulieson credodéiste,il façonneà la Jean-Jacques l'hum-
ble et lumineuxClaude des Huttes,dans Le Tailleurde pierresde
Saint-Point (1851). Commele Vicaire,Claude croità la prière,non
commerequête,mais commeactionde grâceset il n'obéitqu'à sa
conscience,seule dépositairede la loi divine.Son Dieu est inconce-
vable par la raison- « Une idée de Dieu, mais si on l'avait,on
seraitDieu soi-même !» ; et là où Rousseauavait dit : c Tout est
bien sortantdes mainsde l'auteurdes choses,toutdégénèreentre
les mains de l'homme», Claude répond: c Là où est le bien, là
est le bon Dieu, là où est le mal, là est l'homme» 65.
Quelque chose pourtanta changé.Plus volontiers qu'autrefoisse
manifeste à présentle Rousseaupolitique,non plus ménagécomme
dansLes Girondins, maischargéde tousles péchésd'Israël.L'Histoire
des Constituants, en 1852,prélude à certainessortiesdes dernières
61. Ch. Fournet, < Lamartineet Rousseau ». Annales de la Société J.-J. Rousseau, XXVIII,
1939-1940,p. 11.
62. O.C0 t. XXX, p. 171.
63. T. XIX, p. 400. Des tableaux aussi demeurerontprésentsjusqu'à la fin. L'existence à
Montculot (Nouvelles Confidences,I, xlvh) rappellera celle de Clarens. Dans les Mémoires
inédits (p. 41-42), la saison des vendanges à Milly rappelle, jusque dans les termes, le même
épisode dans la Nouvelle Hé loise : c Mais, quand approchait la saison des vendanges, tout
prenait dans la cour un aspect de travail, de vie et de gaieté, qui métamorphosaitle pays.
.(..] Alors on teillait le chanvre,le soir, à la maison, ou Ton cassait des noix ». La maîtresse
de maison est présente, on danse entre soi et, p. 45 : « Nous prenions notre part de tous
ces travaux, avec nos servanteset nos domestiques. La présence de notre mère inspirait la
décence des propos et du geste à tout le village ».
64. Conseiller du peuple, août 1851, p. 49.
65. T. XXXII, p. 432.

This content downloaded from 137.205.50.42 on Tue, 12 Jan 2016 00:57:30 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
LAMARTINE ET JEAN-JACQUESROUSSEAU 759

années,condamnebrutalement la thèsed'un droitnaturelantérieur


à la fondationdes sociétés.Ce qu'annoncela pensée du Genevois,
c'est,pour Lamartine,le règnedu matérialisme et de l'anarchie:
« Jean- JacquesRousseau, en cherchant les droits de l'hommeet la
perfection sociale dans l'état grossier et immoral de nature,avait
cherchéle typedu contratsocialà l'antipodedu spiritualisme et de
la vérité» 66. Le thèmesera développé,avec fureur,une dizaine
d'annéesplus tard.
C'est qu'au fildu temps,la monarchie de Juillet,l'expériencepar-
lementaire, la Révolution de 1848, les efforts de Lamartinepour
sauverle pays du socialismecommede la tyrannie, l'ontconduità
préciser et mûrir sa penséepolitique et à s'écarter toujoursdavan-
tage de ceux qu'il nomme les utopistes et les radicaux.
A l'origine, son milieuet son éducationle fontnaturellement légi-
timiste, mais c'estJulieCharlesqui, en l'introduisant dans son salon
royaliste, le pousse versles ultras,ce qui lui vaudra sa nomination
à Naples.Il est dès lorsconvaincude la nécessitéd'un pouvoirfort,
seul assez puissantpourfairele bien du pays.
En 1830,il se ralliesans enthousiasme à la monarchiebourgeoise
qui vaut mieux, à tout prendre,qu'une révolution brutale.En 1831,
danssonessai Sur la politiquerationnelle, il définitson programme:
améliorer le sortdu peuple touten préservant la propriété,donner
en dépôtau roi la souveraineté populairemanifestéepar des élec-
tionsà diversdegrés: « C'est la République...,mais la République
mixteà plusieurscorps,à une seule tête,République à sa base,
monarchieen sommet> CT.S'ajouteraient à cela diversesréformes,
de la libertéde la presseà la gratuitéde l'enseignement en passant
par la centralisation administrative. En somme, maintenir un État
énergiquequi freinetout individualisme anarchique, mais tempérer
l'ordrenécessairepar la générositéet l'attentionaux problèmes
sociaux: des libertésne sontpas la liberté,qui dégénèrevite en
licence.Humanitaireet chrétien, il rejettetout égaûtarisme ; l'as-
sociationcontractuellede Rousseau ou les sociétés communistes
rêvées par les réformateurs sociaux de son temps lui paraissent
froideset préoccupéesuniquementde questionsmatérielles ; il y
manquela fraternité évangéliqueou, comme dit il : « l'idée chré-
tienneappliquée à la politiquet 68.
Dès lors,Lamartines'opposeà la foisaux hommesde la gauche
et aux légitimistes. Des premiers, il redoutela révolutionsociale,
la ruinede l'ordreet de la hiérarchie ; il craintl'intransigeance des
seconds,leur obstination à s'accrocher à des privilègespérimésqui

66. Histoire des Constituants.Paris, V. Lecou-Pagncrrc,1855, 4 vol., t. II, p. 217. Vcfr


aussi t. I, p. 5 ; II, p. 257 ; III, p. 91, 210.
67. Cité par M. de Luppc, op. cit., p. 265.
68. Cf. B. Jallaguicr, Les idées politiques et sociales a Alphonse ae Lamartine, iviompeuicr,
1954, p. 55.

This content downloaded from 137.205.50.42 on Tue, 12 Jan 2016 00:57:30 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
760 REVUE D'HISTOIRE LTITÉRAIRE DE LA FRANCE

acculentprécisément le peuple à cetterévolution.Républiquecer-


tes, mais non anarchie,ni socialisme,ni communisme. Eclairé par
l'expérience,Lamartineva revenirà Rousseau dans les dernières
annéesde sa vie. L'échec de ses idées et la confiscation de la Répu-
blique par le coup d'État du 2 décembrele conduisentmaintenant
à haïrl'auteurdu Contratsocial et à renieren bloc une œuvrequi
lui paraîtaujourd'huipernicieuseet destructrice des valeursessen-
tielles.
De 1856à 1869,presséde toutespartspar les embarrasfinanciers,
Lamartines'attelleà son énorme Coursfamilierde littérature ; au
fil des vingt-huit volumes,Rousseau sera cité et discutéplus de
soixantefois69,et le poète lui consacreraparticulièrement trois
longs entretiens. Rousseautoujours,donc,mais commeon est loin
des jugementsde la jeunesse! Le IVe Entretien(1856) entreprend
de définirson originalité. Alors que depuis deux siècles la France
s'était « épuisée de génie et d'espritfrançais», Jean-Jacqueslui
apporta le renouvellement d'une sève étrangère ; trop cérébrale,
elle accueillitavec faveur cet « écrivainde sentiment » par qui
commence« la complèteoriginalitéde la littératuremoderne».
Stylisteprestigieux, il y jette « un caractèred'étrangeté,d'indépen-
dance sauvage,de rêveriegermanique,de mélancolieseptentrionale,
d'amertume plaintive » 70.En somme,« un ranz des vaches,chanté
pendant trente ans à la France par le filsde l'horlogerdes Alpes»,
une débilitante fureur des larmes.Avecplusieursdécenniesd'avance
pointeici le tond'unecertainecritiquehostilede Seillière,Lasserre,
Bainville ou Lemaître,et s'esquisse le « métèque» que vomira
Maurras71.D'autantplus redoutablequ'il était plus séduisant,son
stylelui a assuréune influenceprofondeet durable72,mais seule la
Professionde foi trouvegrâce aux yeux du poète : « C'est une
auroreboréale de l'Évangile, écrit-ilen 1861; il ne le voit pas,
mais il le représente. C'est la raisonévangélisée» 73. Encore son
hostilitéle pousse-t-elle à souçonnerRousseaud'avoirprisses idées
à la Religionessentielle à tous les hommes,de MarieHuber74.Lui
qui s'étaitjadis fait gloire d'avoir eu l'éducationd'Emile,n'a plus
aujourd'huique méprispour les t utopiessoi-disantmaternellesde
J.-J.Rousseau» w, pures chimèresdépourvuesde toutbon sens.
Commeon devaits'y attendre,l'écrivainpolitiquesurtoutest pris
à partie.Ici et là, les attaques se multiplient, en attendantde se
concentrer dans les Entretiens65 à 67 du Cours.Espritchimérique
69. Cf. le commode index établi par M. S. Hinrichs,Études sur le Cours familierde litté-
rature de Lamartine, Strasbourg,1930.
70. Cours familier de littérature.Paris, chez l'auteur, 1856-1869, 28 vol., t. II. p. 167.
71. Cf. R. Trousson, Rousseau et sa fortune littéraire.Bordeaux, 1971, pp. 115-124.
72. T. IV, p. 233.
73. T. Xn, p. 49.
74. L'accusation n'étaitpas neuve : Jacob Vcrnetl'avait lancee dès 1766. Cf. P. -M. Masson,
La religion de Jean-JacquesRousseau. Paris, 1916, 3 vol., t. I, p. 209.
75. T. XIV, p. 262 ; cf. aussi t. XI, p. 265.

This content downloaded from 137.205.50.42 on Tue, 12 Jan 2016 00:57:30 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
LAMARTINE ET JEAN-JACQUESROUSSEAU 761

sans aucune attache avec le réel 76,Jean-Jacques n'a jamais bâti que
des utopies :
Jean-JacquesRousseau,dans son Contratsocial et dans ses plans de consti-
tutionpour la Pologne ou pour la Corse, est le plus inexpérimental des légis-
lateurs.Il n'y a pas une de ses lois qui se tiennedebout sur des pieds vérita-
blement humains. [...] Son Contrat social porte tout entier à faux sur un
sophismequ'un souffled'enfantferaitévanouir.[...] La passion chrétienneet
sainte de l'égalité démocratiquedont il était animé donne seule une valeur
moraleà cette utopie.Cest une bonne pensée accoupléeà une risiblechimère.
Il en sort un monstrede bonne intention 77.

Mais l'intentionne le sauve pas, car « le sophisme de liberté de


Jean-Jacques Rousseau devait aboutir à l'anarchie, mensonge de
la société politique » 78.La leçon de Rousseau a brisé tous les liens,
ruiné l'ordre et la hiérarchie,inspiré Robespierre79; c'est elle qui a
jeté la nation dans « le delirium tremens» révolutionnaire80, et
c'est son Contrat social, « opium ivre de rêves et de convulsion» 81
qui a mené un peuple à l'assassinat légalisé : « Les idées courtes de
J.-J.Rousseau ont contribué à produire les meurtresjuridiques de
1793 » 82. Que toute la violence, que tout le sang versé retombent
sur sa tête ! A soixante ans de distance,ce sont les accusations de
Linguet, de Mallet du Pan, de Maistre ou de Bonald, reprises sous
l'Empire, renouveléessous la Restauration83.
L'aversion pour l'homme, déjà perceptible dans les Confidences
ou Raphaël, se fait ici acharnée, hargneuse.Qui aurait jeté un chien
« à cette voirie vivante où Jean-JacquesRousseau jetait ses en-
fants» ? 84. On publie toujours les Confessionset pourtant,« laisse-
t-ondes immondicessur la voie publique » ? 85.Ni l'œuvre ni l'hom-
me n'ont de grandeurou de vertuw. Que reste-t-ilalors de ce qui
fut autrefoistant admiré,tant aimé ?
J.-J.Rousseau, presque de nos jours, écrivitde verve trois livres d'un style
entraînantqui vous empêchede réfléchir: un livrechimériquesur l'éducation,
appelé Êmûe ; un livre immoralet raisonneursur l'amour, appelé Hélotse;
enfinun livre de fanatique,appelé le Contratsocial, livre où toutes les lois
sont faites à l'inversede l'homme,un livre qui exalte la liberté et finitpar
la plus atroce des tyrannies87.
76. T. XIV, p. 156.
77. T. VI, p. 231-232.
78. T. VU!, p. 424 ; cf. aussi p. 404.
79. T. Xm, p. 75.
80. T. XIV, p. 307.
81. T. XVIII, p. 525.
82. T. XIV. p. 418.
83. Sur ces périodes, voir J. Roussel, Rousseau en France après la Révolution I795-I830.
Paris, 1972.
84. T. VU, p. 439.
85. T. VIH, p. 475.
86. Cf. t. XIV. p. 222 ; t. XV, p. 440.
87. En 1814, dans ses Réflexionssur les constitutionset les garanties, ti. Constant repro-
chait à Rousseau d'avoir consacré la souveraineté absolue du peuple, la plus dangereuse, si
bien que c le Contrat social, si souvent invoqué en faveurde la liberté, (est) le plus terrible
auxiliaire de tous les genres de despotisme> (cf. R. Trousson, op. cit., p. 82-83).

This content downloaded from 137.205.50.42 on Tue, 12 Jan 2016 00:57:30 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
762 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Triste palinodie,au goût de cendre des amoursmortes.Vers


1860,Lamartinene reconnaîtplus que l'écrivain, le stylisteet encore
est-cepour déplorerqu'un tel talentait servides idées fausseset
que sa séductionait aidé à empoisonner les âmes.
Essai de morsurepar un cygne,disaitHugo à propos de la cri-
tique des Misérablespar Lamartine.La dent est plus dure quand
il s'agit de Jean-Jacques. En 1861,il lui consacreles Entretiens65
et 67 de son Cours; c'est l'occasiond'une attaque d'une incroyable
violencesous le titre: /.-/.Rousseau.Son fauxcontratsocial et le
vrai contratsocial,qui sera publié en 1866 en volumeséparé. La
haine atteintici le pointd'incandescence: Rousseauy est le Mal,
que Lamartineexorciseavec fureur.
La présentation est à elle seule un programme. Il est,dit Lamar-
tine, une lignéed'utopistesredoutables, espritsperversqui corrom-
pent les sociétés. Platon est le premier,qui, en politique,« pense
commeun fouet sentcommeun criminelde lèse-nature et de lèse-
Divinité» 88; Fénelon est le second, « un socialiste,c'est-à-dire
poète du paradoxe,fabulistede la sociétéa>.Jean- Jacques est le
troisièmeet le plus faux de ces hérésiarques,presque Allemand
parce que Suisse,sectaireparce que nourridans le fanatismecalvi-
niste,factieuxparceque filsde boutiquier, ennemides grandsparce
que né et
petit pauvre 89.Rousseau ? « Une des âmes les plus subal-
les
ternes, plus égoïstes, âme comédienne du beau, âme hypocrite
du bien,âme repliéeen dedans autourde sa personnalité maladive
et mesquine; (...) âme aride en vertuet fertileen phrases; âme
jouantles fantasmagories de la vertu,mais rongéede vices sous le
séplucre blanchi de l'ostentation ; âme qui, pour donnerla contre-
épreuve de sa nature, a les parolesbelles et les actes pervers» 90.
Pour comprendre le politique,soutientLamartine,il faut con-
naîtrel'homme,et celui-cidiscrédited'avance l'œuvre.En doute-
rait-on ? Voyonssa vie,les Confessions à la main.Dans la jeunesse,
on ne trouveque « de sales amours,(...) sensualitésgrossières, fleurs
de vicesdans un printemps de sensationsque Rousseaufaitrespirer
à ses lecteurset à ses lectrices,et dontil infectel'odoratdes siè-
cles » 91.Mmede Warens,qui voulaitle sauver,il l'a calomniéeet
souillée.A Venise,où on lui a donnéla chancede vivrecommeun
honnêtehomme,l'intrigant hypocriten'a su que nuire au comte
de Montaigu,qui l'a chassé commeun valet : c Voilà l'originedu
Contratsocial92.L'ordreréel eût été, sans doute,que le secrétaire
domestiquese substituâtorgueilleusement dans son rang et dans
ses fonctions à l'ambassadeur, et que Rousseaumangeâtà la table

88. T. n, p. 342.
89. T. XI. p. 347-348.
90. T. XI, p. 349.
91. T. XI. p. 353.
92. T. XI, p. 373.

This content downloaded from 137.205.50.42 on Tue, 12 Jan 2016 00:57:30 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
LAMARTINE ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU 763

des rois? ». Revenu à Paris, ruminantsa rancœur dans un galetas,


l'aventurierse donne une « esclave », la pauvre Thérèse, asservie à
ses sales caprices. Allait-ils'embarrasserdes fruitsde cette liaison ?
On sait que, par une férocitécTégoïsmeau-dessousde l'instinctdes brutes
pour leurs petits.J.-J.Rousseauattendaitau chevet du lit de Thérèse le fruit
de ses entrailles,et porta lui-mêmequatre ou cinq ans de suite, dans les
plis de son manteau,à l'hôpital des orphelinsabandonnés,les enfants de
Thérèse,arrachéssans pitié aux bras, au sein, aux larmes de la mère93.

Par un paradoxe de la nature, cet être ignoble savait émouvoir,


il avait un style.C'est par là qu'il va séduire, enchanter,gangrener
les espritsen empoisonnantles cœurs. Voilà la Julie,« roman décla-
matoire comme une rhétorique du sentiment,dissertationsur la
métaphysique de la passion, passionnée cependant, mais de cette
passion qui brûle dans les phrases et qui gèle dans le cœur » **;
voilà Emile, « un livre d'un style admirable et d'une conception
insensée» 95. Enfin,le terrainpréparé, le voilà prêt à « perdre la
démocratieen l'enivrantd'elle-même» :
Le Contratsocial est le livre fondamentalde la révolutionfrançaise.Cest
sur cette pierre,pulvériséed'avance, qu'elle s'est écroulée de sophismes; que
pouvait-onédifierde durablesur tantde mensonges? [...] Le catéchismede la
révolutionfrançaise,écrit par J.-J.Rousseau, ne pouvait enfanterque des
ruines,des échafaudset des crimes.Robespierrene fut pas autre chose qu'un
J.-J.Rousseau enragé96.

On le voit, rien ne demeure du culte d'autrefois.Pourquoi tant


d'acharnementdans cette croisade, au point de piétiner même le
souvenirdes Confessionset de La Nouvelle Héloîse ? C'est qu'à cette
date, Lamartine ne veut plus voir que le théoricienpolitique qu'il
rend responsable de la plupart des maux dont souffrela France
depuis que la Révolutiona été détournée de sa voie. Cependant,
ce théoricien,il ne le connaîtque de manière indirecte,par sa lignée,
ou ce qu'il croit l'être, à travers ceux qu'il considère comme ses
héritiers,tels Saint-Simon,Fourier, Cabet, Proudhon. En frappant
Rousseau, c'est eux qu'il espère atteindre.
Ce Contrat social, « au néant sonore et creux», il l'a lu enfin,
« ces jours-ci» 97. Mais commentl'a-t-il lu, et qu'en a-t-il retenu?
Rousseau a dit : « L'homme est né libre, et partout il est dans les
fers». Une erreurhistorique a fait succéder un ordre social cor-
rompu à un état de nature de liberté et d'égalité. Premier axiome
criminel, triomphe Lamartine; il fallait dire : « L'homme naît
esclave, et il ne devientrelativementlibre qu'à mesure que la société

93. T. XI, p. 375.


94. T. XI, p. 385.
95. T. XI. p. 393.
96. T. XI, p. 400-401.
97. T. XI, p. 418.

This content downloaded from 137.205.50.42 on Tue, 12 Jan 2016 00:57:30 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
764 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

l'affranchitde la tyranniedes élémentset de l'oppressionde ses


semblablespar la moralitéde ses lois et par la collectionde ses
forcessocialescontreles violencesindividuelles » 98.Entendonsque
la vocationde l'hommeest fondamentalement sociale et qu'elle
obéit à un plan divin; là où Rousseauparle de chute,Lamartine
voit un progrès.Rousseau a dit encore: < Tant qu'un peuple est
contraint d'obéiret qu'il obéit,il faitbien; sitôtqu'il peut secouer
le joug et qu'il le secoue, il fait encoremieux» (I, 1). Sans tenu-
comptedu faitque le philosophene parlaitque des sociétéscons-
tituéespar la force,donc illégitimes, Lamartines'effare: « l'autorité
de la loi sociale est entièrement niée! » (p. 424). En conséquence,
Rousseauest « le philosophede la guerrecivile» qui lance « le cri
de guerrelégitime,perpétuelcontretoute autorité», « le grand
anarchistede l'humanité ». Lectureaberranteet aveuglée, quand
on songe au rôle de la loi et du législateurdans la société rous-
seauiste,assurément plus proche de l'étatismeque de l'anarchie.
Mais dans cettephraseisolée de son contexte,Lamartinen'a voulu
retenirque l'appel à l'insurrection, la révoltecontrel'ordrenéces-
saire et instaurépar Dieu.
C'est pour la mêmeraisonqu'il s'indignede voir Rousseau nier
que la famille,« cette trinitésainte», soit le modèle initial des
sociétés.Sans mêmeécouterl'argumentation du philosophe,il ne
retientque ce qu'il croitêtre une sortiecontreun principesacré :
« Si la brutela plus dénuée de toutemoralitéécrivaitun code de
démocratie pourles autresbrutes,c'estainsi qu'elle écrirait!... Mais
non,nous calomnionsla brute» (p. 426). Ce que Lamartinecroit
trouverici, c'estl'abolitionde la familleau nom d'un communisme
immoralqui va pourlui de la communauté des femmeschez Platon
au phalanstèrefouriériste, en passantpar les utopiesmatérialistes
de Morellyou Babeuf.Ecartant« le principedivinde toute socia-
bilité», Rousseaula fondesur un contratabsurdequi suppose,pré-
tendLamartine, un peuple déjà forméet délibérantsurses destinées.
Aussi sa conceptionde la souverainetén'est-ellequ'une c Babel
d'idées», qui se présente« sans titre,sans base, sans forme,sans
organe» (p. 432).Enfin,à ce magmainconsistant, Rousseau impose
la religioncivile,« doctrineimpie qui impose la tyranniejusque
dans l'inviolabilitédes âmes» (p. 435),conclusionassez surprenante
pour qui voyaitdans le Contratsocial le bréviairede l'anarchie.
Une tellelecturede Rousseaune peut que surprendre. Il l'a pris
pourun forcené, négateurde toutordresocial au nomd'une liberté
anarchiqueet centrifuge ; il n'en a retenuque quelques sentences
détachées,tronquées,qui prêtentà son adversairel'allure d'un
matérialisme, presqued'un nihiliste.

98. T. XI, p. 422.

This content downloaded from 137.205.50.42 on Tue, 12 Jan 2016 00:57:30 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
LAMARTINE ET JEAN-JACQUESROUSSEAU 765

Qu'oppose-t-il à ce « faux contrat social » ? Quelques principes,


auxquel il tientinébranlablement,qu'il n'a cessé de défendredepuis
trenteans et qu'il a cru voir sans cesse plus menacés par les épigones
de Jean-Jacques.La société n'est pas le produit d'un contratdélibéré,
elle est « instinctiveet fatale dans le sens divin du mot fatal »
(p. 438), et elle n'a pas pour seul but la satisfactiondes besoins
matériels.Son aspirationest plus haute : « C'est la connaissance de
son Créateur, c'est l'adoration de son Dieu, c'est la conformitéde
ses lois avec la volonté de Dieu ». La législation est donc sacrée
« parce que son législateurest divin» (p. 441). En d'autres termes,
à l'organisationcontractuelleet rationnellede Rousseau, Lamartine
substitue un providentialismehistorique : «bien gouverner c'est
refléterDieu dans les lois » (p. 450). Dans ce sens, l'État de Lamar-
tine est théocratique,et la loi a pour lui le sens de commandement,
d'obligation,de conformité à un ordreétabli : elle conserveun carac-
tère téléologique, alors qu'elle était pour Rousseau un acte public
de la volonté générale.
Dans cette société selon le plan divin, la propriété est sainte,
Jocelyn y insistaitdéjà, nécessaire à l'homme comme l'air et la
lumière. Aussi les communisteset Rousseau sont-ils« les meurtriers
en masse de la race humaine » parce qu'ils s'en prennent « au
premier des êtres,Tètre propriétaire,le plus beau nom de l'hom-
me > (p. 465). Quant à l'égalité, elle sera devant la loi, non dans
les biens, comme le voudrait « la rage suicide du nivellementim-
possible ». Car Dieu a voulu que la propriété fût la récompensede
l'effortindividuel et le moteur de l'activité sociale. Et Lamartine
de dénoncer cette « philosophie d'un gueux » que vomissait déjà
Voltaire : « Cette politique ne pouvait naître que sous la plume d'un
prolétaireaffamé,trouvantplus commode de blasphémerle travail,
la propriété,l'inégalité des biens, que de se fatiguerpour arriver
à son tour à la propriété,à l'aisance, à la fondationd'une famille»
(p. 486).
Pour y atteindre,ordre et hiérarchie sont nécessaires. La vraie
liberté, c'est « la participationformelledu peuple à son gouverne-
ment> par la représentation et non par la chimère de la démocratie
directe qui n'est qu'anarchie,et qui n'a jamais été libertéque pour
« Rousseau et sa secte de 1791, et même la secte de Lafayetteen
1792, et la secte parlementairede 1830, et la secte radicale des polé-
mistes de 1848 » ". Hiérarchie donc, mais combinée à l'instinctde
justice et de fraternité, car, rappelle Lamartine, «la société n'est
pas d'inventionhumaine,mais d'inspirationdivine » (p. 29). Il peut
donc conclure son analyse en ces termes :
Le vrai contratsocial ne s'appelle pas droit,il s'appelle devoir; il n'a pas
été scellé entrel'hommeet l'homme,il a été scellé entre l'hommeet Dieu.

99.T. xn. p. 8.

This content downloaded from 137.205.50.42 on Tue, 12 Jan 2016 00:57:30 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
766 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Le véritablecontratsocial n'a pas pour but seulementle corps de l'homme,


il a pour but aussi et surtoutl'âme humaine,il est spiritualisteplus que
matériel.Famille, devoir, obéissance, c'est le spiritualismesocial (p. 31).

Autrementdit,et en dépit du titrede l'ouvrage,la doctrinede


Lamartinen'aboutitnullementà nous proposerun « vrai» contrat
social à la place du « faux» ; en réalité,la notionmêmede contrac-
tualismeest étrangèreà sa pensée10°.Sa sociéténe s'édifiepas sur
une associationvolontaireet délibérée,mais réaliseune portiondu
plan divinet l'hommen'y accomplitque le projetdu Créateur: rien
ne pouvaitêtreplus éloignéde la conception rousseauistede l'État.
On comprendpourquoiun Micheletfutindignéà la lecturede ces
Entretiens 101et pourquoi d'aucunsreprochèrent à Lamartineune
attituderéactionnaire.« II est évident,écrivaitJ. Levallois,que
M. de Lamartinen'a jamais ouvertun volumede Rousseau». Mais
il y a pire : < Nous savons maintenant que s'abonneraux Œuvres
de M. de Lamartinen'est qu'une manièredétournéede grossirle
Denier de Saint-Pierre » 102.La réactionelle-mêmecruty voirune
promesse de retour de l'enfantprodigue: c'est aprèsla lecturedes
Entretiensqu'AugustinCochinsuggéraà Mgr Dupanloup de tenter
de ramenerversl'Église « cettegrandeâme flottante » 103.
Cinquanteannéesséparentl'extasedu jeune hommequi décou-
vraitles Confessionsdans la bibliothèqueinterditede Montlevon
du flotd'imprécations que déversesursonancienneidolele vieillard
aigri et désabusé.Entreles deux,un itinéraire intérieura sa place.
Pénible revirement d'un écrivainqui devaittant à Rousseausur le
plan de l'artet de l'inspiration. Sa jeunesse,il l'a vécue sous l'égide
de Jean-Jacques, il a aimé selonLa NouvelleHéloïse. Lamartineest
peut-êtrele meilleurexemplede ces jeunes gens enfiévrés d'une
œuvre qui leur apportaitle lyrisme,le sentimentet la passion :
commebien d'autresde sa génération, il a été séduitet effrayé par
les Confessions, subjugué par La NouvelleHéloîse, ébloui par le
Vicairesavoyard.Pendantdes années,rêveset impressions, paysages
et lecturesont été perçus à traversune brume rousseauistedont
les nappes ont largementcouvertson œuvre,des Méditationsà
Raphaël; Rousseaus'est faiten lui substancevivanteet profondé-
mentassimilée.
En un demi-siècle,pas une œuvreoù Rousseau ne soit présent
par son influence, ou discuté,au moinscité,toujoursvivant,souvenir
tenace qui chevauchesa mémoireet que rienne désarçonne.Même
les anathèmesdu Cours restent,à toutprendre,un hommagein-
100. Cf. M. Pnflot, c Le faux contrat social de J.-J. Rousseau de Lamartine», dans :
Études sur le Contrai social. Paris, 1964, p. 495.
101. Dans sa critique de Rousseau, dit Michelet, Lamartine « sombre lourdement et on
en fait un instrumentde bêtise et de réaction». Voir J.-M. Carré, Michelet et son temps.
Paris, 1926. p. 38.
102. J. Levallois, Critique militante. Paris, 1863, p. 422 et 446.
103. Cité par M. de Luppé. op. cit.. p. 425.

This content downloaded from 137.205.50.42 on Tue, 12 Jan 2016 00:57:30 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
LAMARTINE ET JEAN-JACQUESROUSSEAU 767

volontaireà cettepermanence.Ce qui sépare Lamartinede Rous-


seau, c'est le désaccordprofondsur le plan politique.Cet homme
qui n'a lu le Contratsocial qu'à la finde sa vie Ta jugé par les
yeux de son tempsavant même de le connaître.Chateaubriand,
chez qui la palinodien'avaitpas été moinsspectaculaire, avait eu
au moins le méritede juger sur pièces104.Lamartinea accepté
l'imaged'un Rousseauresponsable, non de la Révolution, agrééeen
principe dans une perspectiveprovidentialiste, fauteur
certaine mais
des excès sanglantsqui Tondénaturéeet pervertie ; il annoncel'of-
fensivenationaliste de la findu siècle en le traitantd'« étranger »
de
corrupteur l'espritfrançais et en le dénonçant comme protestant
sectaire.Un Rousseauabusivement conçucomme« révolutionnaire >
et « socialiste» l'a séparé de 1'«écrivainde sentiment » auquel il
n'a pourtantjamais cessé de rendrehommage.Triste retour,qui
place Lamartinedans les rangs d'une réactionqui, d'E. Hello à
L. Veuillotou Barbeyd'Aurevilly, ne cesserade salir l'hommeet
de dénigrerl'œuvre; paradoxeaussi,que sa hainejettele défenseur
de la propriétésainteà côté de ce Proudhonqui déclaraiten 1858 :
« La Révolution,la République et le Peuple n'eurentjamais de
plus grandennemique Jean-Jacques » 105.Ameret déçu, Lamartine
se souvenait-il d'avoirdit,rêvantà Saint-Preux en 1810 : « Jechéris
le héros,mais j'adorel'auteur...».
RaymondTrousson.

104. Cf. Ch. Dédcyan, Chateaubriandet Rousseau. Paris, 1973.


105. Sur les jugementscontradictoiresportés sur Rousseau de la Restauration à 1878 et
au-delà, voir R. Trousson, op. cit., p 75-103.

This content downloaded from 137.205.50.42 on Tue, 12 Jan 2016 00:57:30 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Vous aimerez peut-être aussi