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Presses Universitaires de France

Victor Hugo juge de Jean-Jacques Rousseau


Author(s): Raymond Trousson
Source: Revue d'Histoire littéraire de la France, 86e Année, No. 6, Victor Hugo (Nov. - Dec., 1986)
, pp. 979-987
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40528689
Accessed: 30-10-2015 11:56 UTC

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Λ l'initiativede la Société d'Histoirelittérairede la
Franceetde la Sociétédes Étudesromantiques, uncolloque
« VictorHugo etle dix-neuvième
international siècle» s'est
tenuà Parispourle centenaire de la mortdu poète,du 20 au
23 novembre1985. Nous remercions l'Associationpour les
célébrationsnationaleset la Ville de Paris, dontles aides
ont rendupossible cettemanifestation. Nous exprimons
tout spécialementnotre gratitude à Jean Gaudon,
organisateurde cesjournées.
Le présentfasciculerassemble,sous forme d'articles,
quelques-unesdes communications du colloque.

VICTOR HUGO
JUGE DE JEAN-JACQUESROUSSEAU

Si VictorHugo a grandi,commeon sait,au cœurd'une véritable


constellation et s'il a toutau longde sa vie prisparti
voltairienne,
contreet pourle patriarche de Ferney,il s'en fautde beaucoupque
la personnede Rousseau ait exercé sur lui la même séduction.
A cet égard,Hugo constitueune exceptionparmiles hommesde sa
génération.
De son enfance,peu d'élémentsà retenir.Sophie Trébuchetsi
friande,paraît-il,de Voltaire,lisait-elleJean- Jacques? Peut-être
Leopold Hugo est-il,par tempérament, plus sensible à certains
aspects du En
rousseauisme. tout cas, il croitaux préceptesd'Emile
sur l'allaitementmaternelet ne dédaignepas, dans ses lettresà
Sophie, une certaineemphasesentimentale, un pathos rappelant
les transesde Saint-Preux1.Quant à l'enfantqui granditdans la
avec « Dieu pourlivreet les champspour
retraitedes Feuillantines,

1. Voir lettresdu 16 novembre 1798 et du 3 juin 1800 (t. I, p. 1026, 1028-1030).


Nous citonsd'après les Œuvres complètes(Éd. chronologiquepubliée sous la direction
de J. Massin. Paris,Club Françaisdu Livre, 1967-1970,18 vol.).

R.H.L.F., 1986, n° 6, p. 979-987

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grammaire», il garderade ce tempsd'innocenceet d'authenticité


un souvenirtoutcomparableà celuique conservait Jean-Jacquesde
son séjour à Bossey. Même leur découvertede la lectureles
rapproche: Rousseau, livré à lui-même,se gavait des ouvrages
empruntésà la Tribu, loueuse qui lui en fournissait« de toute
espèce » ; Hugo trouvetrèstôtsa pâturedans l'entresoldu libraire
Royol. C'est là, d'aprèsle VictorHugo raconté,qu'il découvreles
« philosophes», en particulierRousseau (1, 928), mais sans
préciserpar quelles œuvresil a abordé le Genevois. Un peu plus
tard, interne chez Edmond Cordier, voltairien, mais aussi
« passionné de Jean- Jacques Rousseau, dont il avait adopté
jusqu'au costumearménien» (I, 952), le jeune hommeaborde les
Confessionset, grâce à son maîtred'étude, Félix Biscarrat,La
NouvelleHéloïse, qui lui paraîtdistiller« l'ennuisous toutesses
formes»2. Son goût pour Rousseau, déjà modéré, n'est pas
encouragépar son maîtrede philosophie: Jean-Baptiste Maugras,
dont il suit les cours à Louis-le-Grand,fait du Genevois le
responsablede toutes les utopies prônées par la Révolutionet
dénonce ses paradoxes,ses chimèrespolitiques,ses « sophismes
démagogiques» et sa philosophiedéclamatoire.Les premiers
contactsne sontdonc guèrefructueux. Le milieuoù évolue Hugo
est hostileà Rousseau, desservipar le républicanisme du Contrat
social comme par le culte fanatiqueque lui avaient voué les
fractions extrémistesde la Révolution,et dontla Professionde foi
du vicairesavoyardconcordaitmal avec le déisme voltairiende
Sophie Trébuchet. Peu favorableà l'homme des Confessions,
spontanémentréfractaireaux enchantementsde La Nouvelle
Héloïse,misen gardeparMaugrascontreune éloquencecaptieuse,
le jeune Hugo a d'emblée peu de sympathiepour celui qu'il
nommeraun jour un « fauxmisanthrope rococo » (IV, 936).
Aussi les rencontres,au cours des premièresannées d'activité
littéraire,ne sont-ellespas nombreuses,mêmesi l'on peut,dans Le
Bonheurque procureΓétudedans toutesles situationsde la vie,
réponse au concoursorganisépar l'Académie en 1817, déceler
quelquesréminiscences du Vergerde Madamede Warens,médiocre
épître en vers de Rousseau, dont Hugo avait pu prendre
connaissancedans la boutique du bonhommeRoyol4. En 1821,

2. Cité par G. Venzac, Les Originesreligieusesde VictorHugo. Paris, 1955, p. 174,


note 2.
3. G. Venzac, Les Premiersmaîtresde VictorHugo. Paris, 1955,p. 310-311.
4. Voir Trousson,Le Tisonetle Flambeau. VictorHugo devantVoltaireet Rousseau.
Bruxelles,1985,p. 59-61.

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faisantà pied la routede Dreux pourrejoindreAdèle Foucher,il se


voit pourtantcomparéà Rousseau par Alfredde Vigny: « Vous
étiez donc commeJean- Jacques,heureuxsur les grandschemins
avec de belles pensées,ce ne sera pas là votreseul rapport,vous
serez illustreaussi, mais plus tôt,et votregloiresera plus pure »
(8 août 1821,II, 1296). Avec Han d'Islandeen toutcas, il songeà
« [se] créer une existenceidéale, peuplée de ceux qui [lui] sont
chers» (II, 1291) commeRousseau avaitsongé,avec La Nouvelle
Héloïse, à s'entourer« d'êtresselon [son] cœur». Cela demeure
que Hugo, à la différence
peu de chose, et il est significatif de ses
contemporains,n'affectionne pas les pèlerinagesrousseauistes:
pas de trace de à
visites Montmorency ou à Ermenonville, riensur
Annecy,Chambéry ou les Échelles lors de son voyage aux Alpes,
en 1825, en compagniede Nodier (II, 1552-1560); en 1839, il
passera'par Vevey, Bourg-Saint- Andéol, Thun, Bienne sans rien
direde ces localitésrenduesfameusespar les Confessions; dans Le
Rhin,enfin,mêmesilencesur Vevey et Meillerie(VI, 484), lieux
saintsdu rousseauisme.De même,les allusionsà l'œuvresontrares
- d'ailleurspresquetoujoursnégatives- et l'on ne soupçonnerait
pas, à lireHugo, que Jean-Jacques, sous la Restauration,n'excite
pas moinsles polémiquesque Voltaire,toujoursprésent,lui, à la
pensée du poète. Dans Le Conservateur en janvier1820,
littéraire,
il railleEmile,irréaliste,et son éducationen vase clos produisant
un individuincomplet(I, 517) ; il se moque,à la suitede Maugras,
de l'originedes sociétésselon le Discourssur l'inégalité; « Jean-
Jacquesles faitcommencerpar un planteurde pieux » (I, 522) ;
à proposde ses opinionssurle duel dans la Julie,il traiteRousseau
de «Don Quichottedu paradoxe» (I, 525) ; il se gaussede son idée
d'unir les jeunes gens, au nom de l'égalité,selon les caractères
plutôtque selonles conditionssociales,la fiancéefût-ellela filledu
bourreau (I, 563). Dans La Muse française,il prône le roman
dramatiqueà la manièrede WalterScott contreles artificesdu
romanépistolaire,« genrede composition qui a pu refroidir
parfois
»
l'éloquence brûlantede Rousseau (II, 434). Au cours de cette
premièrepériode,rienne signaleun intérêtde Hugo, ni pour le
pédagogue,ni pour le romancier,ni pourle penseurpolitique: en
toute circonstance,il adopte pour parler de Rousseau le ton
persifleur et sarcastiquede Maugras.En face de Voltaire,alors le
grandpervertisseur, Rousseau, pourtantplus compromisque lui
dansla Révolution,n'existepratiquement pas.
Entre1827et 1851,les allusionsse fontplusnombreuses, comme
aussiles réminiscences. Dans la préfacede Cromwell,la description

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de l'époque primitivedoit peut-être quelque chose à la


représentationde l'humanité au stade heureux antérieur à
l'inventionde l'agriculture et de la métallurgie,telle qu'elle est
faitedans le DiscourssurΓinégalité(III, 45). Sans douteRousseau
n'est-il pas étrangernon plus à la réflexionde Hugo sur la
responsabilitéde l'ordresocial dans l'existencedu mal et de la
criminalité.L'homme naît bon, disait Rousseau, et la société le
déprave. Le thèmeapparaîten 1829 dans Le DernierJourd'un
condamné - [ « Et pourtant,misérables lois et misérables
hommes,je n'étaispas un méchant» (III, 698)] ; il revientdans le
personnagede Quasimodo, rendu agressifet redoutablepar la
raillerieet la haine (IV, 70, 120), et on le retrouveraencore à
propos de Jean Valjean corrompupar le bagne : « La nature
humainese transforme-t-elle ainside fonden combleet toutà fait?
L'homme créé bon par Dieu peut-il être fait méchant par
l'homme? » (IX, 113). C'est l'écho de la thèsedu secondDiscours
et surtoutde la déclarationfameuseà' Emile : « Tout est bien
sortantdes mainsde l'Auteurdes choses,toutdégénèreentreles
mains de l'homme». Lorsque Hugo s'interroge,dans Claude
Gueux,surla responsabilité de la sociétéen posantla « questionde
»
l'éducation avant la « questionde la pénalité», ce n'est pas un
hasardsi le condamné,qui ne saitpas lire,conserve,seul souvenir
de la femmequ'il a aimée, un livre,« un volume dépareilléde
YEmile » (V, 242). La référenceà l'ouvrage destiné, dans
l'intentionde Rousseau, à représenter la formation corrected'un
homme dans une société dégradée devient significative : la
« bonté» de la naturehumainedoitêtrepréservée,l'éducationest
l'antidoteà la criminalité.
Faut-ilrappelerque, dès 1879, AugusteVitu trouvaitdans les
Confessions« l'idée-mère» de Ruy Blas, hypothèseconfirmée par
les papiers d'Adèle : « C'est en lisantles Confessionsde Jean-
Jacques que mon père a conçu l'idée de Ruy Blas, un laquais
amoureuxd'une reine» 5. Confirméeaussi par le faitque Hugo,
traitantdu génie humilié,rapprochele « laquais Jean- Jacques»
(IV, 902) du « laquais Mozart », de Triboulet et «
de l'esclave
Épictète» (IX, 833). Survitaussi peut-être,plus profondet plus
diffus,le souvenirdu Rousseau personnel,intimiste. Claude Gély
l'observe,on rencontredans l'œuvrebon nombrede promeneurs
solitaireset taciturnes- Pontmercy,Mabœuf, Jean Valjean,

5. Cité par P. Souchon, Autourde Ruy Blas. Paris, 1939, p. 234. Sur cet épisode,
voirTrousson,op. cit.,p. 140-142.

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Gilliat- qui pourraient bientenirquelque chosede Jean-Jacques 6,


et J.-B. Barrèrerapprocheà juste titrecertainspassages du Rhin
surle goûtde la flâneriesans contraintes et le plaisirde l'excursion
pédestre, du célèbre éloge du voyage pied au cinquièmelivre
à
d'Emile7, tandis que tels souvenirs du voyage aux Pyrénées,en
1843,sontévoquésavec la fraîcheur, les coloris,la tonalitéalanguie
propresà la narration rousseauiste(VI, 860-861,884) 8.
Si les réminiscencesse sont faites plus nombreuses,il faut
constatercependant que Hugo ne s'est pas encore livré au
rapprochement, pourtantclassique, de Voltaireet de Rousseau,
qu'il est loin d'accorder au second une importancehistorique
comparableà celle du premier,et qu'il n'a pas nonplusfaitallusion
à la pernicieuseinfluencede Jean-Jacquesfauteurdu mal du siècle.
Tout au plus, le 27 février1845,répondantau discoursde Sainte-
Beuve à l'Académie, a-t-il uni « la parole tristeet fatale de
Jean- Jacqueset l'effrayantéclatde rirede Voltaire» (VII, 76).
Sa perspectivese modifieà partirde l'exil. D'abord parce que,
comme avec l'exilé de Ferney,l'identification était possible, du
moinsjusqu'à un certainpoint,avec l'exiléde Môtiersproclamant
Vitamimpenderevero, prophèteindomptableproférantdans sa
solitudede mâles et nobles vérités.Sans doute n'est-cepas un
hasardsi un projetde préfacemetLes Châtiments sous le patronage
de Rousseau :
J.-J.Rousseau a dit : - Quand les lois du peuplesontainsifaitesque la vérité
estcontrainte de se mutilerpourse produire,c'estle signele plusgravede l'iniquité
des temps.
Ces tempsiniquesdontnousparleJean- Jacques,nousles traversons.
Cette éditionincomplèted'un livredictépar la consciencedepuis la première
lignejusqu'à la dernièreporteratémoignage unjour (VIII, 800).

Peut-êtredécouvrirait-on des souvenirsde lecture dans Les


Contemplations, dont les deux versants- Autrefois,Aujour-
d'hui - rappellentla compositiondes Confessionsoù, aux clartés
de la jeunesse idéalisée,succèdel'assombrissement de l'âge mûr:
La vie aux champsévoque la tonalitédes Charmettes,Lise a le
même goût de souvenirque l'épisode de Mlle Vulson, Vieille
chansondu jeune tempsfaitsongerà la journée des cerises.Et si
Rousseau entendaitfaire« l'histoirede [son] âme », la préfacedes
Contemplationsne parle-t-ellepas des Mémoires d'une âme

Hugopoètede l'intimité.
6. Cl. Gély,Victor Paris,1969,p. 124.
7. J.-B.Barrère,La Fantaisiede Victor
Hugo.Pans,1949-1960, 3 vol.,1.1,p. 174.
8. Le rapprochement esttrèsjustementfaitparCl. Gély,op. cit.,p. 372.

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984 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

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(IX, 69) ? L'ombre du Genevois sera convoquée à plusieurs
reprisespar les Tables parlantes,à proposde la conditionféminine
(IX, 1263), à propos de la délégationdu pouvoirlégislatifet du
systèmedes représentants (IX, 1241), pour proclamerla nécessité
du spiritualisme (IX, 1238-1239),pourconfesser, aussi,le « crime»
et Γ« infamie» de l'abandon de ses enfants(IX, 1263). On
rencontreraRousseau dans Les Misérables,où Grantaires'offre
pour aller prêcherle Contratsocial aux faubourgsdont il s'agit
d'attiser l'ardeur insurrectionnelle, tandis que le doctrinaire
Enjolras, sur les barricades, résume en termesenflammésles
chapitresvi, vii et vin du traité politique sur la notion de
souverainetéet de loi, l'association contractuelle,l'aliénation
volontaire de chacun au tout et l'affranchissement de toute
dépendancepersonnelle(XI, 834).
Hugo rejointencoreRousseaulorsque,dans Les Contemplations
ou dans Philosophie,commencement d'un livre,il entenddécouvrir
la prière,noncommerequêteou supplique,maiscommeactionde
grâces: une notede 1857affirme : « Oh. C'est le cride la prière»
(X, 1188) - réflexion qui renvoie directement à un passage du
livrexiides Confessions. Jean- Jacques est de ceux qui ontcompris
la permanentedémonstrationde la nature: Tout en me «
promenantje faisaisma prière.C'est Rousseau qui, à la prosedes
Confessions,a mêlé ce vers involontaire » (XII, 37). Mgr Myriel
n'est pas non plus sans ressemblanceavec le vicaire savoyard,
commelui peu enclinà chercherdans les livresune véritédontil a
la révélation immédiate dans son cœur (XI, 90). Dans Les
Misérables,la conscienceest bien aussi cet « instinct divin» défini
par Rousseau : elle parleau « cœur » de l'évêque (XI, 91), elle est,
le
pour Conventionnel, cette « quantité scienceinnéeque nous
de
avons en nous » (XI, 79), et JeanValjean entend« sa conscience,
c'est-à-direDieu » (XI, 203). Défenseurdu droit,martyrde la
vérité,Rousseau est aussi« l'hommeà qui dans les âges /Jamaisle
genrehumainne paierace qu'il doit » (X, 918) et il estsouventfait
allusion au philosophe« chassé de Suisse à coups de pierres»
(XI, 743 ; XII, 438).
L'exil favoriseces rapprochements, mais l'admirationaffichée
pour le Genevois n'a pas évacué un fondirréductible d'hostilité.
Hugo lui reprochetoujourssa critiquede la propriété(XI, 1194)et
d'avoirfaitde l'individu,et non de la famille,la plus petiteunité

9. Cf. P. Moreau, « Les Contemplations» ou le tempsretrouvé.Paris, 1962,p. 10.

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HUGOJUGEDE ROUSSEAU 985

sociale (X, 1197) ; il condamne, dans les reliquatsde William


Shakespeare,l'état de natureselon le second Discours: « L'éden
faux,c'est l'étatde nature; l'éden vrai,c'est l'étatde société[...]
La sociétéparfaite,ce seraittouthommepropriétaire. C'est là qu'il
fauttendre» (XII, 432). L'hommelui déplaît: il sembleavoirété
absent,à Guemesey,des entretiens familiers avec Paul Stapfer sur
la littérature(XIII, 1153)et, surtout,Hugo ne luipardonnepas son
comportement de père dénaturé.Sans doute Enjolras s'écrie-t-il:
« SilencedevantJean- Jacques! Cet homme,je l'admire.Il a renié
ses enfants,soit, maisil a adoptéle peuple » (XI, 492). Déclaration
à la romaine,dignede l'intransigeance révolutionnaire, maisHugo
n'avaitpu se retenirde prêterà Courfeyraccetteréplique,biffée
ensuite: « Rousseau eût pu adopter le peuple sans renierses
enfants; mon admirationpour lui ne peut aller que jusqu'à
l'amnistie» (XI, 492).
En fait,Rousseau bénéficiesurtoutde l'amnistieet bientôtde la
complèteréhabilitation accordées,à partirde l'exil, à Voltaire:
rangéparmi les « utopistes», Rousseau montrela voie « vers le
juste », tandis que son grandrivalguide« versle vrai» (XI, 707).
L'un et l'autrecomptentà présentau nombredes Mages investis
d'un sacerdoce laïque (IX, 366), parmi les prophètes de la
Révolution(XI, 442), parmiles rédacteursde « la loi de formation
du progrès», égalementpersécutéspar les « gredinsorthodoxes».
Ainsi dans Les Châtiments : « A bas l'esj>rit! à bas le droit! vive
l'épée /Qu'est-ceque la pensée ? Une chienneéchappée./Mettons
Jean-Jacques au bagneet Voltaireau chenil» (VIII, 595). Réunis,
ils deviennentdes symbolesprotéif ormes - titans,parias ou
martyrs ; à eux deux, ils signifient la finet le commencement, le
crépuscule et l'aurore : « Voltaireest le soleil couchant du vieux
monde ; Rousseau est le soleil levantdu mondenouveau. [...] On
voitla clartéde Voltaireet la lueurde Rousseau surles deuxjoues
du masque de l'avenir» (XII, 1056). On connaîtaussi le passage
fameuxde WilliamShakespeareoù, en jetantleursrestesà la fosse
commune,le fanatismeet le despotismescellent,post mortem,
l'alliancedésormaisindissociablede ces grandsespritsjadis désunis
(XII, 258-259).
Les combats de l'exil, l'exhaussementde Voltaire comme
championde la justice,du droitet de la liberté,ontconduitHugo à
rangerl'exilé de Môtiers aux côtés du patriarchede Ferney,à
associerles deuxgéantsdes Lumièresdansune communerésistance
à l'oppressionet à l'obscurantisme. A l'époque de la Commune,
lorsquela demeurede Hugo à Bruxellesest lapidée par une bande

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hostile et que le poète se voit frappé d'expulsion,il songera


encore, tout naturellement, à Jean-Jacqueslapidé à Môtierset
expulsé de l'île de Saint-Pierre(XV, 172) ; il pense aux deux
philosopheslorsque,aprèsla victoiredes Versaillais,on débaptise
son boulevard: « J'avais un boulevard,on me l'a démarqué. /
Jean-Jacqueseutune rueet Voltaireeutun quai ; /On le leurretira
quand les Bourbonsrentrèrent. . . » (Alentoursde VAnnéeterrible,
juin 1871,Œuvrespoétiques,Pléiade, III, 487). Ils n'ontpas cessé
non plus d'inquiéterles « pamphlétaires d'Église », qui voudraient
« jeterVoltaireet Jean-Jacques au panier» (XV, 197).
L'emploi, depuis 1850,de ce mythegémellairedonne à penser
que les deux proscrits jouent,dans l'imaginairehugolien,des rôles
d'importanceégale. En fait, l'union sacrée s'effritedès les
premièresdiscussionsà proposde la célébrationde leurcentenaire.
Le projet d'une double et fraternelle commémoration ayantété
repoussé,Louis Blanc a proposéde retenir,non le 30 mai ou le
2 juillet,maisle 14 juillet,solutionqui classaitles deuxphilosophes
ex aequo et soulignaitla continuitéLumières-Révolution, mais
l'idée n'est pas retenue.Victor Hugo, qui a accepté de rendre
hommageà Voltaire,a donné,en passant,un coup de chapeau à
Jean-Jacques, mais en faisantde lui le meneur d'un combat
spécifiqueet limité: « La fibreciviquevibreen Rousseau ; ce qui
vibre en Voltaire, c'est la fibre universelle. [...] Rousseau
représentele Peuple ; Voltaire, plus vaste encore, représente
l'Homme » (XV, 1432). Englobant et dépassant Rousseau,
Voltaire le rend en quelque sorte superflu,ou du moins
subordonné.Lorsque l'extrêmegauche récupèrele Genevois et
que Louis Blanc presseHugo de présiderle comitédu 14 juillet,
celui-cise dérobedansdes proposévasifs: « On risqued'amoindrir
les glorieuxsouvenirsen les confondant; Rousseau est un grand
esprit,le 14 juilletest une grandedate, Rousseau a sa signification,
le 14 juillet a la sienne. [...] Si le tempsmanque cette année,
attendonsà l'année prochaine» (XVI, 541). On sait la suite. La
traditionveut que le tenace Louis Blanc ait renduvisiteà Hugo
dans la soirée du 27 juin pour tenterune dernièrefoisd'arracher
son consentement.Dans la nuit, vivement agité par cette
discussion,le poète futfrappéd'une légèrecongestioncérébrale
qui détermina,le 4 juillet,son départpour Guernesey10.Comme
dans la chansonde Gavroche,c'étaitla fauteà Voltaire- mais
surtoutà Rousseau.

10. R. Lesclide, Propos de tablede VictorHugo. Paris, 1885,p. 303-304.

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HUGOJUGEDE ROUSSEAU 987

Comme disaitLouis Blanc à Hugo, la traditiona pu faire« de


Rousseau le pendant de Voltaire sur toutes les cheminées
libérales», mais,ce dernierrefusle confirme, le poète a conservé
jusqu'au bout sa prédilectionpour Voltaire. Bourgeois éclairé,
généreuxet pitoyable,sincèrement désireuxde venirau secoursdu
prolétariatsouffrant, il se sent indéfectiblement plus proche du
de
grandrégisseur Ferney et il croit,comme lui, à l'amélioration
progressive du sort des déshérités par l'intervention des élites.
L'œuvre à faire est de sauvetage, non de révolution.Comme
Voltaire,il appelle à la réforme,non à l'insurrection qu'incarne
Rousseau.
Dès l'enfanceformédans un milieuvoltairien,marquépar les
tiradesantirousseauistes de son maîtreMaugras,peu sensibleau
sentimentalisme larmoyantde La NouvelleHéloïse comme à la
pédagogie toute théoriqued'Emile, récusantle point de vue de
Rousseau sur l'individucomme unitésociale minimale,hostileà
l'adversairede la propriété,sévèreà l'égardde l'homme,Hugo a
pu, pendantl'exil, coaliser les deux philosophesdans un même
combat.Jamais,au fondde lui-même,il n'a éprouvépourRousseau
de véritablesympathie, ni concédé au « jacobin » Jean- Jacquesle
prestige ni la fonction historique - faste ou néfaste - que, dès sa
jeunesse, il avait reconnue au de
patriarche Ferney.
Raymond Trousson.

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