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VICTORHUGO
ET SES

CORRESPONDANTS
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CÉCILE DAUBRAY

VICTOR HUGO
ET SES

CORRESPONDANTS
Avant - Propr os
d e VALÉRY

ÉDITIONS
ALBIN MICHEL 1
22, rue Huyghens
PARIS
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Droits de traduction, de reproduction et d'adaptation


réservés pour tous les pays.
Copyright 1947, by ALBIN MICHEL.
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Grand admirateur de Victor Hugo,


Paul Valéry, quelques mois avant sa
mort, avait bien voulu se charger de la
présentation de ce volume. Il n'y mettait
qu'une condition : il en re verrait les
épreuves. Les événements, le manque de
papier ont retardé l'impression, et le vieux
maître ne verra pas paraître cet ouvrage
qu'il avait honoré de son patronage.
J'adresse à sa mémoire mon remerciement
ému.
CÉCILE DAUBRAY.
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AVANT-PROPOS

Depuis des années, madame Daubray donne son


temps et ses soins les plus scrupuleux à l'examen, à
la collation et à la classification des manuscrits de
Victor Hugo qui sont déposés à la Bibliothèque Na-
tionale.
Ce travail immense et pieusement poursuivi ne
peut manquer de produire les résultats les plus inté-
ressants : il prépare le monument littéraire qui
devra nécessairement représenter à l'avenir le grand
et vrai Victor Hugo. On a beaucoup écrit sur lui,
et magnifiquement et misérablement ; mais j'ai la
sensation que l'essentiel est encore à isoler. Ce qui
importe le plus dans un poète est cette « voix inté-
rieure » dont le ton et l'impulsion lui font connaître
à lui-même qu'il est en état de poésie ; mais elle est
une voix qui peut se modifier avec l'âge et Vexpé-
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rience, contracter de nouvelles puissances sur l'uni-


vers des mots et transformer la pensée même par
le sentiment des ressources d'expression dont elle
peut disposer. Voilà ce qui montrerait merveilleu-
sement la longue carrière de Victor Hugo. Tout le
reste est anecdote. Alais l'anecdote, c'est l'homme.
Le poète est un être en deux personnes, l'une qui
vit, l'autre qui crée : elles agissent Yune sur l'autre,
mais pour concevoir cette action réciproque, il faut
commencer par les bien distinguer.

Madame Daubray offre au public un ensemble


de documents précieux pour la connaissance des
hommes que furent quelques illustres poètes. Il
s'agit de la correspondance échangée entre Victor
Fingo, d'une part, et Larnartine, Vigny, Alexandre
Dumas, Béranger, Gautier, de l'autre. Elle a com-
pléte, éclairé, enrichi cette collection de lettres par
l'insertion de commentaires et de citations dont la
découverte et le choix ont dû exiger de longues et
laborieuses recherches ; n1ais le lecteur est récom-
pensé de la peine qu'elle a prise, car il trouve dans
le présent volume une suite et une composition que
n'aurait pu présenter un simple recueil de missives
juxtaposées. i
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Oserai-je dire l'impression que me laisse ma lec-


ture ? Je n'y ai pas trouvé ce que j'aurais aimé d'y
trouver. Je m'attendais à des confrontations d'idées,. 9
à des confidences de l'ordre intellectuel le plus
relevé, a ces libres débats que des esprits supérieurs
peuvent engager entre eux, dans leur, commerce non
public, quand leur gloire à l'état naissant ne les a
pas encore enchaînés à elle; et j'avoue que je son-
geais à d'autres lettres que j'ai connues, que s'écri-
vaient tels poètes de mon temps, moins idolâtres
q u e ceux-ci quant à leur carrière. Mais j'ai l'ennui
de constater que les principaux objets de cette cor-
respondance de nos grands romantiques ne sont
guère que les rapports de leurs relations person-
nelles avec leurs ambitions et le souci de chacun
pour 'sa renommée. L'amilié qui se dessine n'est
jamais toute pure. Elle ne peut que dépérir avec
l'âge. Même quand ces hommes sont très jeunes,
se dispose entre eux toute une diplomatie, avec ses
échanges de compliments, ses formules spécieuses,
ses ménagements, ses réserves, ses propositions
d'alliances. Les louanges mutuelles, la feinte mo-
destie, les protestations d'affection font la substance
de ces lettres ; mais l'envie et la jalousie ne laissent
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pas de percer. Ces produits détestables de l'égo-


tisme littéraire sont particulièrement sensibles dans
les lettres de Lamartine et de Vigny, et s'accusent
de plus .en plus dans leur manière d'être avec Victor
Hugo. Hugo paraît, au contraire, le plus vrai, le
plus sincèrement amical, le plus noble des trois.
Sa droiture semble incontestable, et je n'ai rien lu
dans les textes ici assemblés qui fît penser à un
calcul.
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VICTOR HUGO
ET SES CORRESPONDANTS
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C'est presque u n siècle q u ' o n voit revivre dans les lettres


écrites ou reçues par Victor Hugo. P a r m i ses innombrables
correspondants, je choisis d'abord cinq des plus illustres :
Lamartine, Alfred de Vigny, Alexandpe Dumas, Béranger,
Théophile Gautier.
Je me suis proposé pour but de grouper, en y intercalant
à leur date les documents inédits que j'ai pu glaner çà et
là, les lettres parues dans les livres, les journaux et les
revues, et m o n t r a n t dans leurs diverses phases l'amitié qui
unissait le poète à ces cinq grandes figures.
Victor Hugo écrivait à Sainte-Beuve le 22 août 1833 :
« Ma consolation dans cette vie sera de n'avoir jamais quitté
le premier un c œ u r qui m ' a i m a i t . » Cela s'est vérifié pour
tous les amis qui l'ont renié, attaqué, calomnié, et ils sont
nombreux. De ceux dont nous parlons aujourd'hui, trois
lui ont été fidèles jusqu'à la m o r t : Béranger, Alexandre
Dumas et Théophile Gautier. Lamartine, tout en protestant
de son amitié inaltérable et de son admiration sans bornes,
dément, dans sa correspondance intime, les sentiments qu'il
affecte dans ses lettres à Victor Hugo ; plus tard même,
devenu vieux, il s'acharnera contre une des œuvres mai-
tresses de son ami. Alfred de Vigny, expansif et fraternel
au début, s'éloignera peu à peu, et, de l'indifférence pro-
gressive, en arrivera aux mauvais procédés inspirés sans
doute par des divergences de vues politiques. Pourtant, par
leur génie poétique, Lamartine et de Vigny étaient plus
près de Victor Hugo que Béranger et Dumas.
Je termine par quelques pages sur Gustave Planche ; ce
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n'est pourtant pas positivement un « correspondant » ; je


ne trouve à citer de lui que deux lettres, mais le désir de
publier le portrait inédit qu'en a tracé Victor Hugo me
servira d'excuse.
Telle est la première partie du travail que j'ai entrepris.
Je compte continuer cette étude à l'aide de lettres de Théo-
dore de Banville, Baudelaire, Paul de Saint-Victor, Verlaine ;
je n'omettrai pas certains inconnus, des ouvriers, des petits,
des humbles qui éclaireront d'un jour nouveau l'influence
exercée par Victor Hugo dans toutes les sphères de la société.
Ce sera une grande partie de la vie de Victor Hugo recons-
tituée par sa correspondance.
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CHATEAUBRIAND

Le n o m du plus illustre des correspondants de Victor


Hugo, Chateaubriand, devrait prendre place en tête de ce
volume ; mais M. Louis Barthou a donné, dans Impressions
et Essais1, une étude si approfondie, si détaillée de leurs
relations que je ne pourrais rien y ajouter.
La correspondance qui y est reproduite et qui s'échelonne
de 1820 à 1841 montre une continuité dans la protection
efficace de l'un, dans l'admiration déférente de l'autre.
J'ajouterai pourtant à cette étude deux détails qui m e
paraissent caractéristiques.
En 1825, quand la cérémonie du sacre de Charles X fut
terminée et que l'on quitta Reims, Victor Hugo écrivit à
sa f e m m e :

« Je viens aussi d ' e m b a r q u e r M. de Chateaubriand. J'étais


seul à son départ 1 »

Ce point d'exclamation souligne son étonnement et sa


réprobation du peu d'étgards qu'on m o n t r a i t envers le plus
illustre défenseur de la monarchie.

i. Fasquelle, éditeur. igi/j.


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On a publié dans Choses Vues le récit de la dernière


visite que Victor Hugo fit à Chateaubriand, sur son lit de
mort ; puis la description des obsèques suit ; Victor Hugo
ne les trouva pas dignes du grand disparu :

« J'eusse voulu pour M. de Chateaubriand des funérailles


royales, Notre-Dame, le manteau de pair, l'habit de VIns-
titut, l'épée du gentilhomme émigré, le collier de l'Ordre,
la Toison d'Or, lous les corps présents, la moitié de la gar-
nison sur pied, les tambours drapés, le canon de cinq en
cinq minutes, ou le corbillard du pauvre dans une église
de campagne.
« Après la cérémonie religieuse, on descendit le mort
illustre dans le caveau de l'église. On le plaça sur un lré-
teau dans un compartiment voûté à porte cintrée qui est à
gauche au bas de l'escalier. J'y entrai.
« Le cercueil était encore couvert du drap de velours noir.
Une corde d'argent à gland en effilé était jetée dessus. Deux
cierges brûlaient de chaque côté.
« J 'y rêvai quelques minutes. Puis je sortis et la porte
se referma. »

Dans cette rêverie de quelques minutes, Victor Hugo dut


revivre en partie les vingt années pendant lesquelles Cha-
teaubriand s'était montré affectueux, dévoué, lui prodiguant,
dès 1821, les conseils, les encouragements. Quand le chef
du romantisme se présenta à l'Académie, le grand aîné,
inlassablement, de 1836 à 1841, lui donna sa voix.
Quand le caveau se referma derrière lui, j'imagine qu'à
travers son émotion, Victor Hugo eut l'impression qu'une
partie de sa jeunesse, de ses luttes, de ses succès même,
disparaissait derrière cette porte, avec le grand mort.
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ALFRED DE VIGNY

Plusieurs études ont été faites sur cette amitié de jeunesse,


et les nombreuses lettres échangées entre les deux poètes
ont été publiées; la première, d'Alfred de Vigny à Victor
Hugo, est d'octobre 1820 ; la dernière, à ma connaissance,
est datée par Victor Hugo : 16 décembre 1849.
S'il ne s'était pas glissé entre les deux amis certain cri-
tique de reptilienne mémoire, il est probable que cette ami-
tié aurait duré, malgré de petits nuages passagers, jusqu'à
ce que la politique, la hideuse politique, eût dénoué ces
liens que la fraternité littéraire avait établis.
D'après Louis Barthou (Lettres inédites d'Alfred de Vigny),
« ce fut Émile Deschamps, ami d'enfance d'Alfred de Vigny,
qui le présenta, en 1820, à Victor Hugo ».
Tout de suite l'intimité s'établit, malgré la différence
de cinq années entre les deux jeunes gens. (Vigny était né
en 1797.)
Ils se confièrent mutuellement leurs essais, leurs projets,
leurs espérances. Le plus jeune pourtant gardait dans le ton
de ses lettres une certaine déférence pour son aîné, qui
d'ailleurs le traitait sur un pied d égalité, et ne lui cédait
en rien quant aux louanges prodiguées à chaque nouvelle
floraison de vers.
F. Baldensperger, dans son édition de la Correspondance
d'Alfred de Vigny, présente la lettre suivante c o m m e étant
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adressée à Victor Hugo ; néanmoins il la fait précéder d'un


point d'interrogation :

« 7 septembre 1820.

« Je vous attends à l'ombre du corps de garde au guichet


de l'Échelle 1. Je suis visible le jour et la nuit à Paris, et
n'ai pas d'éclipse totale pour vous ; je voudrais bien que
vous fassiez de même. J'ai établi aux Tuileries tout mon
laboratoire consistant en un feuillet de papier blanc, pour
l'avenir, et quelques-uns fort mal noircis pour le passé;
venez une minute causer avec moi.
« ALFRED. »

La première lettre que l'on donne comme certaine est


malheureusement incomplète et non datée ; mais elle se
place vers le 15 octobre 1820, car Victor Hugo y parle de
sa « Litanie sur notre petit duc » 2, dont il envoie deux
exemplaires à Alfred de Vigny : « L'un d'eux est destiné à
Madame votre mère : je vous prie de lui en faire hommage
de ma part. »

L'intimité entre Ëmile Deschamps et Victor Hugo était


moins vive ; toujours dans la même lettre, on lit :

« Monsieur Êmile Deschamps m'a écrit hier un billet


dont la moitié est occupée par ces trois mots passablement
i. Le « Guichet de l'Echelle » devait être situé non loin de la rue
. de l'Echelle ainsi nommée à cause de l'échelle patibulaire où étaient
attachés et exposés les individus taxés d'infamie sous la juridiction
de l'archevêque de Paris.
2. Ode sur la naissance du duc de Bordeaux, publiée dans le Con-
servateur littéraire, le i5 octobre 1820. Victor Hugo en fit tirer quel-
ques exemplaires à part.
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froids : Monsieur et ami ; faites-lui donc de vifs reproches


de ma part, et surtout n'oubliez pas de lui demander de ses
nouvelles et de celles de madame Deschamps 1. »

Ce passage est assez curieux, car on se rappelle que dans


la suite de la correspondance, Émile Deschamps a toujours
considéré Victor Hugo comme son chef et son maître.
Puis Victor Hugo parle à son nouvel ami de Soumet.
avec qui il était en correspondance depuis 1819 2, et de
Pichats qu'il avait connu chez Deschamps.

« ... Ces deux rois futurs de notre scène se rappellent-ils


qu'il existe dans un trou, près du Luxembourg, une espèce
d'animal qui ressemble à un poëte comme un singe res-
semble à l'homme, et qui, tout en baragouinant la langue
qu'ils parlent si bien, est leur frère, du moins par l'amitié
qu'il leur porte.
« ... Quand le cœur vous en dira, j'espère que vous vien-
drez rue Mézières, n° 10, chercher de l'ennui et appor-
ter du plaisir. »

Vigny ne profita pas tout de suite de cette aimable invi-


tation ; il était souffrant ; mais dès le 23 octobre il s'en
excuse ; il loue grandement l'Ode sur la naissance du duc
de Bordeaux :

i. E r n e s t D u p u y . Alfred de Vigny. Ses a m i t i é s littéraires.


a. A l e x a n d r e S o u m e t était m a i n t e n e u r de l ' A c a d é m i e des J e u x flo-
r a u x , à T o u l o u s e , 011 Victor H u g o avait e n v o y é p l u s i e u r s poésies.
3. Pichald, d i t Pichat, o b t i n t u n g r a n d succès au T h é â t r e Français
avec sa t r a g é d i e Léonidas, j o u é e le 16 n o v e m b r e 1825. Il m o u r u t
en 1828.
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« Vous avez fait là un bel ouvrage sur un sujet où l'on


marche toujours au bord du vulgaire, et jamais le pied ne
vous a glissé ; l'ode est encadrée dans une description très
poétique et une comparaison ravissante et d'une parfaite
justesse, et je n'ai pas le courage de vous faire rougir en
vous disant tout ce que j'y ai trouvé de supérieur : vous
croiriez que je vous fais des compliments. »

Il demande à Victor de venir le voir et en prie également


Harold l'intrépide (c'est ainsi qu'il nomme Eugène). Abel,
qu'il appelle Albert, lui a déjà rendu visite et lui a promis
de revenir : « Je le prie de ne pas l'oublier, ni qu'il a un
ami très véritable ici ; vous voyez que je suis avide de vous
trois, j'y reviens toujours malgré moi, c'est le fond de ma
lettre ; venez, que nous ayons de ces longues conférences
dans lesquelles le temps passe vite. »

Huit jours plus tard, c'est une invitation à dîner que


Victor Hugo envoie à Vigny.
Or, à cette époque, Victor, Eugène et leur mère logeaient
chez Abel1, le budget commun était fort réduit, les res-
sources bornées à la pension que le général Hugo servait •
à sa femme depuis leur séparation ; le menu devait être très
modeste, et Victor Hugo s'en excuse d'avance. Il commence
par féliciter son ami :

« 31 octobre 1820. Minuit et demi.

« ... Abel m'a parlé ce soir d'une de vos compositions


que j'ignorais, le Cauchemar royal. Recevez-en mes sincères
compliments et venez quam potius charmer mes vieux pé-
i. D'après une lettre de Victor Hugo à son père après la mort de
la générale Hugo.
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nates des beaux vers que celte idée originale a dû vous ins-
pirer. J'espère que vous me ferez le plaisir de dîner un
jour avec nous, dussiez-vous être inspiré aussi, mais d'une
autre manière, par notre festin, et devoir, comme Boileau,
une satire amusante à notre insipide dîner.
« Je ne me dissimule pas que vos voyages au faubourg
Saint-Germain ressemblent pour vous à ces longs et infa-
tigables pèlerinages qui aboulissaient à une statue de piètre
ou de bois.
« ... Adieu, mon ami : je vous nomme ainsi en terminant,
et f espère que désormais ce sera la seule dénomination entre
nous 1. »

En décembre 1820, Alfred de Vigny publie dans le Con-


servateur littéraire, fondé par les Irères Hugo, une étude
critique sur les œuvres complètes de lord Byron et une
poésie : le Bal.
L'année suivante, Alfred de Vigny dut rejoindre son régi-
ment à Rouen. Cette séparation fut d'autant plus pénib!e
au cœur de Victor qu'un nouveau souci vint s'abattre sur
lui : Le Conservateur littéraire cessa de paraître en mars
1821. Il avait fondé bien des espérances sur celte revue
qu'il dirigeait et alimentait presque seul sous onze signa-
tures différentes2. C'était pour lui le moyen de se faire
connaître, d'étendre ses relations, et d'atteindre enfin la
situation qui lui permettrait d'obtenir la main d'Adèle Fou.
cher, les parents s'opposant au mariage tant qu'un revenu
fixe n'assurerait pas l'entretien du jeune ménage.
Et tout cet échafaudage, patiemment construit et étayé
par un travail acharné seize mois durant, s'écroule tout à
1. Ernest Dupuy. Alfred de Vigny. Ses amitiés littéraires. Revue
d'Histoire littéraire, avril-juin igo4 ; et du même auteur, Alfred de
Vigny, 1910 ; fragments pris dans ces deux ouvrages.
2. Littérature et Philosophie mêlées. Historique. Édition de l'Im-
primerie Nationale. -
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coup ! Et c'est à ce moment même que son meilleur ami


s'éloigne !
Ce coup de massue ne l'empêche pas pourtant de recom-
mander, en vue du concours de l'Académie des Jeux Flo-
raux, l'élégie de Symoetha, « d'un jeune poète dont Soumet
vous a sans doute parlé, de notre ami Alfred de Vigny 1. >)
Les Annales de la littérature et des Arts fusionnèrent avec
Le Conservateur littéraire et l'absorbèrent ; les frères Hugo,
Abel et Victor, y publièrent quelques articles ;' mais ils n'y
avaient pas la place prépondérante qu'ils occupaient dans
la revue fondée et dirigée par eux ; ils ne tardèrent pas à se
brouiller avec les Annales « qui avaient indignement abusé
de leur bonne foi 1. »
Enfin, Victor reçoit de Rouen la lettre qu'il attendait :

« 18 avril 1821 3.

« J'ai pris la plume, mon ami, et ce premier pas fait,


je n'y ai plus que du plaisir parce qu'il me semble que je
suis plus près dé vous. Je vois encore par là qu'on peut être
récompensé de ses sacrifices, ce mot-là serait bien impru-
dent si nous ne connaissions nos paresses. J'espère que je
vais porter atteinte à la vôtre aujourd'hui.
a Je saurai enfin ce que vous êtes devenu depuis que je
vous ai quitté. Le même sentiment de peine que j'ai ressenti
la première fois que l'idée me vint du soleil continuant à
se lever et à se coucher sur mon tombeau, me revient quand
je songe que mes amis continuent à vivre ensemble quand
je ne suis plus parmi eux.
« Il me semble que vous n'êtes pas aussi absent de moi
que je le suis de vous. Dites-moi au moins tout ce qui vous

i. Lettre à Jules de Rességuier, 21 mars 1821.


2. Lettre à Trébuchet. Correspondance de Victor Hugo.
3. Inédite.
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arrive, avez-vous reçu une lettre de M. de Chateaubriand ?


Vous m'avez promis de m'en parler. Celle qui a été écrite
sur la mort de M. de Fontanes est simple et belle ; quelle
satisfaction l'on éprouve à lire dans le coeur d'un homme
de génie quand il est aussi beau que celui-là 1 On est heureux
de le voir se dépouiller lui-même de sa parure d'éloquence,
pour se montrer l'homme tel qu'il est, et l'on est fier aussi
de le voir souffrir comme soi-même les chagrins de l'ami-
tié perdue pour toujours. Je regrette bien mon cher Conser-
vateur, c'était aussi comme un ami pour moi, et ce livre
jaune où votre nom ne reviendra plus souvent, ne m'accom-
mode pas du tout. Il me faut bien des lettres de dédom-
magement. Votre fille d'O Taïti1 a pourtant une bien jolie
figure au milieu du buisson qui l'entoure, cette coquetterie-
là peut m'apaiser.
Puisque vous voulez que je vous parle de moi, je vous
annonce la fin de mon secret qui n'en est pas un pour vous
seul au monde ; il a trois cents lignes car je ne sais trop si
cela peut s'appeler autrement tant c'est négligé. Il y a bien
à refaire, je le sens vaguement, mais je ne suis déjà plus
capable d'en juger passablement, il faut que je le laisse
reposer et que je l'oublie entièrement, et surtout que vous
l'entendiez. Cela s'appelle la Prison parce que je prolonge
l'incertitude jusqu'au milieu de la composition. J'ai fait cela
pendant les premiers jours que j'ai passés ici et rien depuis,
car il m'est déjà survenu des obligations qui me troublent
et pour moi la solitude est la dixième muse.
ecrivez-moi, mon cher Victor, tout ce que vous avez fait
et même vos projets, je chercherai à me les figurer exécutés
et vous m'étonnerez encore quand je les verrai. Si vous saviez
combien les heures de Rouen passent lentement, vous auriez
pitié de moi. Dites-moi si la Clytemnestre de Lefèvre sera

i. La Fille d'OTaïti, Odes et Poésies diverses.


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bientôt jouée et félicitez-le de tout mon coeur s'il a une pro-


messe. Et notre bon Gaspard 1, le voyez-vous quelquefois ?
Il rit à Versailles à présent ; voulez-vous lui dire que toutes
les belles dames sont à la campagne et ses lettres inutiles,
mais que je finirai par lui pardonner les belles espérances
qu'il in'a données, s'il est bien sage. Adieu Victor, il y a au
monde une chose certaine, c'est mon amitié pour vous.

« VICTOR ALFRED DE VIGNY. »

« Irez-vous à la Roche Guyon ? 2 »

Sans mettre de Vigny dans la confidence de ses chagrins


d'amour et de ses embarras matériels, Victor ne peut s'em-
pêcher de laisser transparaître son abattement en répondant
à son ami :

« 21 avril 1821.

« ... Votre lettre m'a trouvé ici, accablé, fatigué, tour-


menté, et ce qui est plus que tout cela, ennuyé ; vous conce-
vez combien je l'ai sentie vivement et quel bonheur elle
a été pour moi ; je l'ai relue mot par mot comme un men-
diant compte pièce à pièce la bourse d'or qu'il a trouvée.
J'ai vu avec un vif plaisir que vous pensiez encore à moi,
puisque vous m'écriviez et que vous faisiez aussi mieux que
de penser à moi, puisque vous faisiez des vers.
« ... Il paraît que vous avez pris, ce mois-ci, toute l'ins-

I. Gaspard de Pons, camarade de régiment d'Alfred de Vigny et


ami des deux poètes.
2. Communiquée par la librairie Cornuau.
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piration pour vous seul, car je n'en ai p u avoir un seul


moment. Je n'ai rien. fait. Le gouvernement m'a 'demandé
sur le- baptême d u duc de Bordeaux des vers, que je ne
ferai pas si cet état d'impuissance continue.
« . . . J ' a v a i s pourtant commencé un roman qui m ' a m u -
sait1, sauf l'ennui de l ' é c r i r e ; puis cette invitation pour le
baptême est survenue, puis des tracasseries à propos de la
jonction d u Conservateur littéraire aux Annales. J'ai tout
laissé là. »

Après lui avoir donné des nouvelles de leurs amis com-


muns, Victor Hugo lui annonce que « les séances d'Abel
aux Bonnes Lettres 2 ont eu beaucoup de succès. »

« ... Je n'ai rien lu ni fait lire depuis q u i b e r o n . J'ai reçu


de M. de Chateaubriand une lettre charmante où il me dit
que cette ode l'a fait pleurer ; je vous répète cet éloge, m o n
ami,1 parce qu'il vous concerne aussi, vous qui avez entre
les mains le procès-verbal de l'enfantement de cette œuvre.
Qu'est-ce, auprès de votre adorable Symoetha !
' « Je regrette de ne pouvoir vous rendre votre charmante
preuve d'amitié en signant Alfred ; mais du moins suis-je
sûr, puisque vous signez Victor, que l'illustration ne man-
quera pas à ce nom-là 3. »

Victor Hugo n'était pas de nature à se laisser longtemps


abattre. Il chercha u n autre débouché. Un projet de traité,
relié à la fin du manuscrit de Littérature et Philosophie
1. Han d'Islande.
2. Société littéraire fondée en janvier 1821.
3. Correspondance de Victor Hugo.
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mêlées, donne les statuts de la fondation d'une nouvelle


revue ; ce brouillon, très raturé, très surchargé, semble être
de l'écriture d'Alexandre Soumet; il n'est pas daté, mais
il paraît certain qu'il se place après la cessation du Conser-
vateur littéraire. En voici les principales lignes :

LA TRIBUNE LITTÉRAIRE.

Fondateurs-bailleurs Fondateurs non bailleurs

Soumet Victor Hugo


Émile Deschamps Saint-Valry
Desjardins Belmontet
Lamartine A. de Vigny
d'Houdetot Abbé de Lamennais
Guiraud Ch. Nodier
fourniront chacun mille
francs qui resteront en
caisse.

... En cas de cessation de la Tribune, par le consentement


unanime des fondateurs, s'il y a des bénéfices, les 6.000
francs de mise de fonds seront divisés entre les fondateurs
dans la proportion des dividendes établis pour les revenus. •
Les premières rentrées seront toujours affectées au complé-
ment des 6.000 francs de mise.
Il n'y aura lieu à partage que lorsque ces 6.000 francs
seront au complet.

Conditions de la Tribune :

La Tribune paraîtra en 12 cartons d'environ six feuilles


chacun, lesquels seront publiés le lfir de chaque mois. Trois
numéros forment un volume.
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Les fondateurs s'obligent à fournir une feuille formant


16 pages d'impression tous les deux mois.
Tous les articles seront signés de leur auteur.
Toutes les doctrines littéraires pourront être professées
dans la Tribune. Il n'y sera aucunement parlé d'affaires
politiques ni de réflexions relatives à aucun fait politique
actuel.
La Tribune ne s'enverra gratis à personne autre que les
fondateurs.

\
Ce projet, où sont réunis les deux noms de Victor Hugo
et d'Alfred de Vigny, n'eut pas de suite.

Il y a certainement une lacune dans la correspondance


des deux poètes. Il est impossible que Victor Hugo n'ait
pas jeté vers son ami un cri de douleur quand il perdit sa
mère ; il est impossible qu'Alfred de Vigny ne lui ait pas
écrit. Pourtant on ne trouve aucune lettre entre le 21 avril
et le 20 juillet 1821. La générale Hugo était morte le 27 juin.
Les parents de celle que Victor n o m m a i t déjà sa femme
firent aux trois fils de leur ancienne amie une visite de
condoléance, mais n'ouvrirent pas leur maison au jeune
amoureux, et, pour couper court à toute entrevue, ils em-
menèrent leur fille à Dreux, à vingt-cinq lieues — et à
vingt-cinq francs — de Paris.
Vingt-cinq francs !
Victor part de Paris à pied, et c'est de Dreux qu'il écrit
à Alfred de Vigny le 20 juillet 1821.
Pour ne pas lui révéler le motif de ce voyage, il prétexte
une visite à u n ami :
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A Monsieur le comte Alfred de Vigny, officier au


58 régiment de la Garde Royale, à Rouen.

« 20 juillet 1821.

« Vous ne vous doutez guère, mon. bon Alfred, d'où cette


lettre est écrite ; je suis à Dreux ! c'est-à-dire assez près de
vous, sans pouvoir toutefois être avec vous. Or, voici com,.
ment il se fait que ma machine fatiguée et épuisée soit main-
tenant dans ce vieux pays des Druides. Un de mes amis,
qui va partir pour la Corse et habite momentanément une
villa entre Dreux et Nonancourt, m'a demandé quelques
jours de mon temps, que je n'ai point refusés, vu l'immi-
nence de son départ.
« Me voilà donc ici depuis hier, visitant Dreux, et me
disposant à prendre la route de Nonancourt.
« J'ai fait tout le voyage à pied5 par un soleil ardent et
des chemins sans ombre d'ombre.
« Je suis harassé, mais tout glorieux d'avoir fait. vingt
. lieues sur mes jambes ; je regarde toutes les voitures en
pitié ; si vous étiez avec moi en ce moment, jamais vous
n'auriez vu plus insolent bipède. Quand je pense qu'il faut
à Soumet un cabriolet pour aller du Luxembourg à la Chaus-
sée-d'Antin, je serais tenté de me croire d'une nature supé-
rieure à la sienne, comme animal. Cette expérience m'a
prouvé qu'on peut marcher avec ses pieds.
« Je dois beaucoup à ce voyage, Alfred : il m'a un peu
distrait. J'étais las de cette triste maison. Je suis seul ici,
mais n'étais-je pas seul là-bas ? Il y a seulement quelque
chose de plus matériel dans mon isolement.
« J'ai passé à Versailles une journée avec notre bon Gas-
pard. Vous lui avez écrit, peut-être m'avez-vous écrit aussi,
et votre lettre est-elle arrivée à Paris pendant mon absence,
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m'apportant une joie pour mon retour ? Je me complais


dans cette idée. J'espère que vous n'aurez pas oublié les
beaux vers que vous m'avez promis, Cher Alfred, vous êtes
heureux et poëte ; moi, je végète.
« Il n'y a ici d'autres ruines que celles du château de
Dreux ; je les ai visitées hier soir et, ce matin, je les visi-
terai encore, ainsi que le cimetière. Ces ruines m'ont pln.
Figurez-vous, sur une -colline haute et escarpée, de vieilles
tours de cailloux noyés dans la chaux, décrénelées. inégales,
et liées ensemble par de gros pans de mur où le temps a
fait encore plus de brèches que les assauts.
« Au milieu de toutes ces pierres, des blés et des luzernes ;
et au-dessus de tout, un télégraphe, à tôté duquél on cons-
truit la chapelle funèbre des d'Orléans.
« Cette chapelle blanche et inachevée contraste avec la
forteresse noire et détruite; c'est un tombeau qui s'élève
sur un palais qui croule. Du pied de la tour télégraphique,
on voit dans le vallon de l'ouest des croix de bois, des
pierres minées et, debout, des touffes d'arbres ; c'est le
cimetière. Dans le vallon de l'est, c'est la ville. Aussi les
deux vallées sont différemment peuplées.
« Il n'y a aucun monument druidique ; Dreux a donné
son nom aux Druides, et ils ne lui ont point laissé de
vestiges. J'en suis fâché pour eux, pour la ville et pour
moi.
« Les bords d'une petite rivière où je me suis baigné hier
en arrivant sont très frais ; je m'y promenais tout à l'heure
sous les trembles et les bouleaux, et je pensais à tous nos
amis qui sont ensemble dans la grande ville et nous oublient
peut-être entre eux.
« Mais vous, Alfred, qui êtes seul comme moi, vous pen-
siez à moi, n'est-il pas vrai ? pendant que je songeais à
vous dans ma tristesse et mon abandon.
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« Adieu, cette lettre est pour vous donner signe de vie


et vous montrer que vous avez un ami qui s'exerce à rejouer
avec le malheur. qui pense comme un homme et qui marche
comme un cheval.
« Je vous embrasse cordialement, portez-vous bien et
écrivez-moi.
« Votre ami dévoué,
« VICTOR 1. »

Ce que Victor espérait se produisit : il vit à Dreux le père


d'Adèle et revint à, Paris avec la permission de voir sa
fiancée de loin en loin; il ne serait pourtant agréé officiel-
lement que lorsque sa situation matérielle serait plus net-
tement dessinée.
Une quinzaine de jours se passent, sans que Victor Hugo
reçoive de réponse : son ami a été malade ; mais enfin, cette
lettre, que nous croyons inédite, lui parvient :

« 8 août 1821.

« Que vous êtes bon, mon ami, et que votre lettre m'a
causé de plaisir 1 Il m'a semblé vous voir tout fier de votre
glorieuse marche. Vous étiez donc comme Jean-Jacques,
heureux sur les grands chemins avec de belles pensées, ce
ne sera pas là votre seul rapport, vous serez illustre aussi,
mais plus tôt, et votre gloire sera plus pure. Fasse le ciel
que vous ayez plus de bonheur et que vous ne soyez pas
travaillé par cette sensibilité destructrice qui l'a rongé, je
n'ose croire que vous n'en soyez exempt et je tremble pour
vous d'après ce que j'ai vu de votre cœur. Hélas ! il faut que

i. Correspondance de Victor Hugo.


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tout ce que nous possédons nous devienne dangereux, je


crois que le génie est aussi un fatal trésor, s'il se répand
dans des ouvrages, ce n'est que rarement et dans la courte
portion de la vie occupée à des travaux littéraires, et que
fait-il le reste du temps, car il existe toujours, il vit au
dedans, ne retombe-t-il pas sur son possesseur, ne lui fait-il
pas voir ses chagrins avec son énorme verre ? Ne gonfle-t-il
pas chaque battement de cœur ? Fous le savez et le souf-
frez, mon cher Victor. Il y aurait une fadeur dans ce que
je dis là et même un amour-propre monstrueux dans ma
définition, si j'entendais par génie autre chose que la faculté
d'inventer. A présent, je me réserve de savoir ce que vous
y ajoutez, sans vous le dire.
« Je viens de rester un moment sans écrire, parce que
je suis encore faible d'une saignée assez considérable que
l'on s'est cru obligé de me faire subir. J'ai relu par extra-
ordinaire ce que je vous écrivais pour me mettre à la place
de Victor recevant ce griffonnage. J'ai été épouvanté de la
tournure d'esprit que je vous y montre, et je me suis hâté
d'interrompre ces idées que je creuse avec tant d'acharne-
ment quand je suis livré à moi-même. C'est le privilège ou
bien la peine de l'amitié, que de voir ainsi dans l'autre
cœur, ayez-le, puisque nous sommes amis, et voyez donc,
puisqu'il le faut, que tout ce qui donne les apparences du
bonheur n'en donne pas la réalilé. Ne connaissez-vous pas
ce Satan qui avec son cœur se faisait du ciel un enfer, et
de l'enfer un ciel ? Moi, je m'imagine que le premier est
plus facile que le second.
« Voilà une lettre qui vous arrivera peut-être au milieu
d'un sourire, puisque ce ne peut être de la joie, mais n'im-
porte l Écrivez-moi, mon ami, diles-moi de vos nouvelles
à tous trois, et à Abel, que je n'oublie jamais, que je lui
écrirai, mais que j'ai été malade de trois coups de sang...
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Je pense à présent à cette Promenade que vous vouliez, je


l'ai achevée le lendemain de mon arrivée ici, mais je ,ne
peux pas vous l'envcyer, j'en suis mécontent au point de
ne pas la relire par dégoût, et je veux avoir de l'amour-
propre un peu plus que jusqu'à présent, même avec vous.
Je la recommencerai et vous l'aurez. Adieu mon bon Victor,
embrassez Gaspard et Émile, je vais leur écrire bientôt.
« ALFRED l, »

Victor Hugo alla passer quelque temps chez Adolphe de


Saint-Valry à Montfort l'Amaury ; puis il se rendit , chez le
duc de Rohan à la Roche Guyon ; enfin il rentra à Paris,
d'où il écrivit à de Vigny le 27 août.
Je ne puis donner de cette lettre que quelques fragments
.recueillis dans trois ouvrages différents qui en citent cha-
cun une partie 2.

« 27 août 1821.

« Il me tarde bien, mon bon Alfred, de voir arriver le


mois d'octobre qui doit vous ramener parmi nous. J'ai be-
soin de vous embrasser et de vous dire avec la voix et le
regard combien je vous aime : depuis si longtemps vous me
manquez. Je ne sais si vous l'éprouvez comme moi, mais
tous les amis présents sont moins qu'un ami absent; il
semble même en quelque sorte qu'il y ail quelque chose
d'absent en chacun d'eux.
« ... Votre grand Roland3 erre souvent dans mon imagi-

i. C o m m u n i q u é e p a r la l i b r a i r i e C o r n u a u .
2 R e v u e de Paris, 1902, et R e v u e d ' H i s t o i r e l i t t é r a i r e , igolt, e t
E. D u p u y . A. de Vigny. Ses a m i t i é s , 1910.
3. T r a g é d i e t i r é e d e l'Arioste, q u e Vigny a d é t r u i t e .
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' nation, et il n'a pas besoin, comme les dieux d'Homère, de


trois pas pour en trouver les bornes. Vous ne m'avez
pas envoyé cette Promenade, tant promise et tant désirée:
votre excuse est mauvaise : vous savez qu'il n'y a que vous
qui puissiez être mécontent de ce que vous faites ; il n'y
a que vous qui puissiez, dédaigner l'aigle auprès de son
soleil.
« ... S'il eût été sûr de votre arrivée1, il vous eût écrit
pour vous prier de venir passer à la Roche quelques jours
avec nous tous ; il m'a bien souvent exprimé ce regret et
m'a même prié de vous l'écrire. Il vous aime beaucoup et
ne saurait mieux me prouver qu'il m'aime un peu.
« Nous aurions été si heureux d'être réunis à la Roche
Guyon. Nous aurions tout vu, tout parcouru, tout senti
ensemble, et peut-être, en allant à vous, l'inspiration aurait-
elle daigné passer par moi. Les muses fuient une âme in-
quiète. Je suis bien agité, bien tourmenté, et tourmenté par
un calme plat. Je ne puis traverser le fleuve à la nage ; il
faut attendre qu'il soit écoulé. La patience chez moi ne se
concilie pas avec la vie ; je conçois la patience dans un
tombeau.
« ... J'ai assisté avant-hier à la séance de l'Académie. Que
n'y étiez-vous ? Vous auriez admiré le courage avec lequel
on couronne des platitudes, bien correctes et bien léchées.
Jamais le génie (je n'excepte que Soumet) ne réussira près
des Académies ; un torrent les épouvante ; elles couronnent
un seau d'eau.
« ... Tous vos amis pensent à vous, mais aucun plus que
moi.
« ...Mes frères vous disent mille choses d'amitié et de
souvenir. Revenez vite. »

i. Le duc de Rohan.
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1
CC Alfred » est rentré à Paris. Donc les deux amis se
voient et s'écrivent peu.

Dans l'Étoile du 24 mars 1822, Victor publie un grand


éloge des poèmes de Vigny : Héléna, le Somnambule, la
fille de Jephté, etc...
Pendant l'été 1822, les soucis de toute nature se sont
apaisés pour Victor ; la Maison du Roi accorde une gratifi-
cation et promet une pension au jeune poète ; il va publier
son premier volume d'Odes ; et enfin, ce qui prime tout, il
a obtenu l'autorisation de passer l'été à Gentilly, près de
sa fiancée, dans la maison même des parents.
Et pour compléter toutes ces joies, une lettre, une belle
lettre de son ami, arrive, toute parfumée de poésie :

« Belletontaine. Mercredi 25 (juin 1822).

« Je me sens le besoin de causer avec vous, mon bon


Victor. Je suis au milieu d'une grande bibliothèque que je
regarde avec moins de plaisir qu une rivière bien pure et
de beaux arbres qui la couvrent.
« Je vous écris, la main encore tremblante de l'émotion
que m'a donnée une scène "de l'Antiquaire de Walter Scott,
la mort du fils du pêcheur. Je ne sais ce que l'on peut lire,
et ce que l'on peut faire après une telle lecture, sinon votre
roman de Han, finissez-le, je vous en supplie, mon ami ;
en vérité, l'émotion profonde est là, parce que là est la
nature vraie. En arrivant ici tout rempli encore du tumulte
des applaudissements de mes chers Macchabées j'ai eu de
la peine à me faire, à entendre le vol des mouches, et cepen-
dant c'était la voix de cette Solitude, mon amie à qui je
dis toujours avec transport sois mon épouse, comme saint
Paul. Elle m'a entraîné et j'ai beaucoup travaillé depuis que
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je suis ici, j'ai fait une élégie du moyen âge et la moitié de


Suzanne, il me semble que j'écrirais toujours si j'étais tou-
jours seul comme me voici et si je ne rencontrais sur mon
chemin en rôdant parmi les livres, des choses telles que
l'Antiquaire, qui me dégoûtent de moi. Comment jamais
faire tomber une de ces larmes qu'il vient de me tirer, avec
ma malheureuse poésie ? Je vais vous relire pour me récon-
cilier avec elle, car vous me suivez partout, à la grande joie
de mes amis à qui je vous prête, mais jamais pour long-
temps.
« Hier je suis allé renouveler connaissance avec les maî-
tres d'un château et d'un grand parc du voisinage ; il y a
là un ermitage sur un grand rocher, au bord de l'eau. r a i
écrit sur les murs et à l'abri du vent des vers qui sont de
vous, avec votre nom. J'en ai mis à côté quelques-uns de
notre Soumet, et ensuite j'ai été joyeux comme un enfant
de voir ces noms amis sur une terre qui vous sera peut-être
toujours étrangère ; on les conservera religieusement comme
on- les a reçus.
« Je vous ai si peu vu depuis votre dernière publication
que je n'ai dit qu'à tout le monde mon admiration pour
votre homme heureux1. Je l'ai été beaucoup moi-même de
pouvoir si bien rattacher le dernier vers que vous m'aviez
dit seul. Que votre épigraphe A.ve Cesar ! morituri te salu-
tant est une belle chose devant un de vos chefs-d'œuvre 12 Je
ne vois ici que le journal de Paris, qui vous a annoncé.
J'espère que je vais trouver à Paris tout ce que les autres
auront dit de vous, chaque fois que je vous tiens, je trouve
qu'ils ne peuvent pas assez vous louer. Dans peu de jours je
vais vous revoir, mais il va me falloir retrouver Paris,
n'irons-nous donc pas au bord de quelque lac comme nous

i. L ' h o m m e h e u r e u x . Odes e t Ballades,


2. Le C h a n t d u c i r q u e . Odes e t Ballades.
le disions, avec tout ce qui. nous est cher et la poésie 9, Car
je ne sais ce qu'elle a qui me fait revenir à elle après mes
colères, elle ressemble bien en cela à une autre enchante-
resse.
« Adieu, mon ami, dites à mes amis, Abel, Êmile, Sou-
met, Guiraud, etc. que je vais bientôt leur apporter des vers
à critiquer. Et vous, faites-nous de la prose, n'importe,
pourvu que je trouve quelque chose de vous je me réjouirai.
A propos, je viens de voir des dessins qui représentent des ,
pierres levées, monuments des Druides, elles servaient dit-on
aux sacrifices, ne pourraient-elles pas vous servir a quelque
chose ?
« Adieu, mon ami, soyez heureux,

« ALFRED 1. »

Dans sa réponse, Victor ne dit pas à Alfred les causes


« des douces émotions » qu'il ressent, mais lorsque Fon '
compare les tristesses de l'année précédente au moment où
il écrit, sa lettre est comme un rayon de soleil après l'orage.

« Gentilly, 30 juin 1822.

« J' ignore, cher Alfred, si vous serez à Bellefontaine


quand cette lettre y arrivera; mais j'aime mieux que vous
n'y soyez pas; ce sera la preuve que vous serez à Paris, et
si je puis préférer quelque chose à votre charmant livre,
c'est votre présence. Votre lettre! elle m'est arrivée ici
comme un bonheur dans un bonheur. Elle m'a ravi : c'était
une apparition de poésie et d'amitié. Je l'ai relue bien des

i. Communiquée par la librairie Cornuau.

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