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Martin Heidegger : Réflexions II-VI (Partie 1)

Chaque année, les éditions Gallimard publient une traduction d’un nouveau volume des
œuvres complètes de Heidegger. L’originalité de l’année 2018 est que fin novembre, ce
sont deux volumes qui sont parus simultanément : la traduction des tomes 94 et 95 de
la Gesamtausgabe. Il ne s’agit pas de n’importe quels volumes, puisqu’il s’agit des
deux premiers tomes des cahiers noirs parus en 2014, et ayant suscité une polémique
internationale encore en cours aujourd’hui à propos de l’antisémitisme de certains
passages écrits à la fin des années trente et au début des années quarante, polémique
qui a suscité en cinq ans un très grand nombre de livres, d’articles et de numéros
spéciaux de revues[Pour un recensement des publications sur les cahiers noirs, on
pourra consulter les numéros du Bulletin heideggerien depuis 2014 [ici ]]. L’an passé
est déjà parue chez Gallimard la défense de Heidegger par Friedrich-Wilhelm von
Herrmann, éditeur de la Gesamtausgabe, et son assistant Francesco Alfieri sous le titre
La vérité sur les Cahiers noirs[Voir [notre recension ]], traduit par Pascal David. C’est
comme en prolongement de cette défense que Gallimard a fait paraître en fin d’année
les deux premiers volumes des cahiers noirs, le premier traduit par François Fédier et
le second par Pascal David. Il faut saluer la rapidité des traducteurs qui donnent à lire
aux lecteurs français des volumes de la Gesamtausabe parus récemment alors que la
France est très en retard dans la traduction de l’œuvre de Heidegger. Nous
recenserons ici la traduction du tome 94 par François Fédier.

A : Présentation et traduction

Rappelons le statut particulier des cahiers noirs. Il ne s’agit pas d’une œuvre écrite par
Heidegger pour des lecteurs, mais des pensées qu’il écrivait pour lui-même dans des
cahiers à couverture de moleskine noire et qui n’étaient pas destinés à la publication.
Heidegger n’a accepté leur ajout à la Gesamtausgabe qu’à la condition qu’ils
paraissent en dernier, non pas parce que ce serait là le point d’orgue de l’œuvre où se
révélerait ultimement sa signification, mais parce qu’ils ne peuvent être compris qu’à
la lumière des traités non-publiés d’histoire de l’Être (Ga 65-73), qui eux-mêmes ne
peuvent être compris qu’à la lumière des cours donnés par Heidegger dans les années
trente et quarante (Ga 31-55). Ceci est clairement rappelé par l’avant-propos du
traducteur (François Fédier) et la postface de l’éditeur allemand (Peter Trawny). Le
tome 94 de la Gesamtausgabe donne à lire les cinq premiers cahiers, les Réflexions II à
VI, le premier cahier de 1931 n’ayant pas été retrouvé. Les cahiers IV, V et VI
s’ouvrent sur un poème. Les cinq se ferment sur un index rerum qui laisse deviner le
type de lecture que Heidegger attend de son lecteur en donnant à lire ces cahiers, à
savoir sans doute plus une lecture thématique qu’une lecture linéaire, Heidegger ayant
numéroté les paragraphes et les faisant se renvoyer l’un à l’autre dans des parenthèses

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insérées ici ou là. La période couverte par ces cahiers va donc d’octobre 1931
jusqu’après juin 1938. Le cahier numéro II a un statut un peu à part, couvrant l’année
1932, contemporain de la conférence De l’essence de la vérité, étape essentielle du
Tournant de sa pensée dans la vérité de l’Être, et du cours du semestre d’été Le
commencement de la philosophie occidentale[Voir [notre recension et aussi ]], les
manuscrits du cours et de ce cahier renvoyant en notes l’un à l’autre. Le cahier
numéro III commence à l’automne 1932 et couvre toute l’année 1933, et une large
partie de l’année 1934. Il constitue un document capital pour comprendre ce qu’a en
tête Heidegger en prenant en charge le rectorat, pourquoi il démissionne et quel est
son degré d’adhésion au nazisme. Le cahier numéro IV date de 1934/35, on y voit le
rapport de Heidegger au nazisme se modifier progressivement et émerger la question
de l’Ereignis. Les cahiers V et VI ne sont pas datés mais couvrent les années 1936 à
1938, qui sont les années de rédaction des Beiträge, dont ils constituent un important
complément, un peu à la manière des additifs de Hegel à son Encyclopédie, rédigés
dans un style plus accessible.

Ces cahiers constituent aussi pour le chercheur un document précieux pour voir
apparaître et évoluer les grands concepts des Beiträge. La réception des cahiers noirs
s’est tout de suite concentrée sur la question de l’antisémitisme, et cela du fait même
de Peter Trawny, qui a fait circuler des extraits avant la parution de l’ouvrage, et qui a
accompagné celle-ci d’un essai de son cru[Voir [notre recension ]]. Celui qui voudrait
dresser le portrait de Heidegger en « messie antisémite » ne pourra qu’être déçu par
la lecture de ce volume : nulle part, en plus de cinq cents pages, il n’y est question du
judaïsme. Il y est par contre beaucoup question du nazisme. A cet égard, les positions
du traducteur et de l’éditeur divergent. Peter Trawny affirme que « pendant l’été 1936
au plus tard, Heidegger se distingue du national-socialisme existant réellement, (…),
dans les Réflexions de cette époque, nous voyons le penseur s’efforçant pas à pas de se
libérer de sa prise de parti antérieure pour le national-socialisme » (p. 534), tandis que
François Fédier soutient que « la vérité, c’est que, dès l’année de son rectorat,
Heidegger manifeste à l’égard du régime qui s’installe une inquiétude qui ne tarde
guère à se transformer en une opposition déclarée et argumentée » (p. 11). Dans tous
les cas, la position d’un article du Monde mentionné par Fédier d’après laquelle «
Heidegger n’a jamais cessé de soutenir le nazisme » est intenable à la lecture de ce
volume. Etonnante est cependant l’affirmation de Trawny d’après laquelle Heidegger «
partage depuis le début la critique nationale-socialiste du prétendu « intellectualisme »
» (p. 534), alors qu’au contraire, Heidegger critique à longueurs de pages l’anti-
intellectualisme nazi qui rejette toute pensée qui n’est pas directement tournée vers
l’utilité et qui se refuse à la « proximité du peuple ». Ne relevons que quelques

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passages où la critique de l’intellectualisme est attribuée au On qui révèle son refus de


tout combat spirituel : « commence à dominer et s’entretient même une certaine
aversion contre l’esprit – que l’on (man) s’empresse de disqualifier par avance sous le
nom d’« intellectualisme » » (p. 145), « cette méfiance s’étend aveuglément à toute
forme de contention spirituelle et à toute recherche exercée de longue date en ce sens,
surtout si elle a fourbi ses armes ; si tout se voit jeté en bloc sans discernement dans
les poubelles de l’« intellectualisme » et de la « pure théorétisation », alors on est déjà
en train de stopper et de mutiler tout advenir de création » (pp. 163-164), « On
invective l’intellectualisme, et jacasse sans désemparer » (p. 184), « On vitupère l’«
intellectualisme » » (p. 186), etc. François Fédier, traduisant la postface de Peter
Trawny, n’a pas pu s’empêcher d’introduire un discret « sic » p. 534 après la phrase
suivante :

« On notera que, manifestement, ce procédé (trouver dans le quotidien des traces de


l’histoire de l’être) va à l’encontre de la distinction entre histoire vraie et
historiographie, sur laquelle pourtant Heidegger insiste ».

En effet, cette phrase est pour le moins étonnante. Heidegger travaille longuement
cette différence entre Geschichte et Historie dans ces cahiers, et il est clair que la
Geschichte, c’est-à-dire l’histoire de l’Être, même si elle est en retrait, n’est pas une
autre histoire sans rapport avec l’histoire du monde étudiée par l’historiographie.
Cette dernière n’a accès qu’a l’histoire du monde comme ensemble d’événements se
produisant au sein de l’étant, mais l’histoire de l’Être n’en est pas séparée, comme si
l’étant et l’Être n’avaient aucun rapport l’un avec l’autre. Quand Heidegger, dans la
conférence « La question de la technique » (1953), pense le Gestell comme ultime
envoi de l’Être, il lit cette époque de l’histoire de l’Être à même l’étant, en donnant de
multiples exemples, dont la fameuse centrale sur le Rhin, l’histoire de l’Être
déterminant justement à chaque époque notre manière d’accéder à l’étant. La
démarche de Heidegger ne va donc nullement à l’encontre de la distinction entre
Geschichte et Historie, distinction qu’elle présuppose bien plutôt.
1931-1938 correspondant aux années d’élaboration du Tournant de la pensée de
Heidegger dans la vérité de l’Être se déployant comme Ereignis, la langue de ces
cahiers est celle des Beiträge. Elle est même son lieu d’élaboration. On sait les
problèmes considérables de traduction qu’elle pose, ce qui ne pouvait que faire
craindre une traduction française aussi illisible que celle des Beiträge[Voir notre
critique de ces choix de traduction dans [notre recension et dans celle-ci.]]. Or, force
est de constater que la traduction de ce volume est infiniment plus lisible. Pourtant,
François Fédier choisit de reconduire la plupart de ces choix de traduction. Mais, nous

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l’avons dit, la langue de Heidegger elle-même se fait plus simple et éclairante. Le


lecteur retrouvera « fondamenter » pour « fonder », « temporellité » pour «
temporalité », « avenance » pour Ereignis, « volte-face » pour « tournant », « allégie »
pour « éclaircie », etc.

Sans revenir ici sur ces choix de traduction, rejetés par l’immense majorité des
spécialistes francophones de Heidegger, soulignons que l’absurdité de ce dernier choix
de traduction est d’autant plus manifeste que, dans ce volume, Heidegger renvoie
explicitement la « Lichtung » à la « lumière/Licht » et au « feu/Feuer ». Par exemple p.
105 : « Être – un jour, jadis, cet éclair soudain qui éclate et a propulsé dans sa lumière
toutes choses selon leur mesure ». Et p. 306 : « préparer ces quelques-uns en qui la
vérité de l’estre se recueille en la silencieuse lumière ». Et p. 320 : « il y a la pleine
lumière de ce flambeau qu’est l’estre ». Etc. Et p. 495 : « l’estre même et irradié de sa
lumière ». P. 189 : « Ce feu, c’est la « vérité » ». Et p. 397 : « Endurer la vérité de
l’estre ne serait-ce que le temps d’un éclair, et lorsque l’éclair s’éteint rendre son feu
visible ». Etc. Comme dans les autres volumes, la plupart des choix de traduction ne
sont pas justifiés, le volume ne contient pas de glossaire français-allemand, de sorte
que le lecteur doit se procurer le texte allemand pour savoir comment chaque terme
est traduit. Il devrait au moins compter sur une certaine continuité dans la traduction
entre les différents volumes sans quoi il ne peut plus rien y comprendre. Or, entre la
traduction des Beiträge et celle du premier volume des cahiers noirs, François Fédier a
manifestement changé d’avis sur un certain nombres de points de traduction, mais il
ne le signale nulle part au lecteur. Ainsi, « Streit », traduit par « litige » dans les
Apports, est maintenant traduit par « différend ». « Besinnung », », traduit par «
considération » dans les Apports, est maintenant traduit par « méditation du sens ».
Da-sein était traduit par « être le là » dans les Apports, il est maintenant traduit par «
être le Là ». « Verweigerung », traduit par « le refus qui doit être opposé » dans les
Apports, est maintenant traduit par « refus qui défend » ou « refus qui interdit » ou
encore « refus de défense » ou même « refus qui se manifeste par un « non ! » de
défense ». « Scheu », traduit par « vergogne » dans les Apports, est maintenant traduit
par « pudeur ». « Würdigen », traduit par « dignefier » dans les Apports, est
maintenant traduit par « daigner ». Ces modifications vont plutôt dans le sens d’une
amélioration. Mais l’exemple le plus manifeste de ce changement allant dans le sens
d’une dégradation concerne les traductions de « Wesen » et « Wesung ». « Wesen » est
traduit par « pleine essence » dans les Apports, et « Wesung » par « déferlement de la
pleine essence ». Dans les cahiers, Fédier ne les différencie plus toujours, ils sont
parfois traduits de la même manière. Surtout, Wesen est traduit par « fervescence », «
foyer fervescent », « le foyer de sa fervescence », « foyer de fervescence », «

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fervescence du foyer », sans que jamais ces variations ne soient justifiées. De plus, la
notion de foyer est subitement abandonnée par le traducteur qui traduit alors par «
fervescence » seulement dans la suite du volume. La justification de cette « traduction
» est donnée en note p. 29 : « La traduction choisie – fervescence – cherche à mettre
sur la voie d’une entente bien plus « énergique » – mais sans perdre de vue
l’ambivalence qui risque de s’estomper dans le mot « effervescence ». C’est pourquoi
j’ose prononcer un mot qui n’existe probablement pas dans notre langue, mais qui
s’entend spontanément ». Wesen étant à comprendre comme la substantivation du
verbe wesen, le souci d’y entendre une activité est louable, mais nous ne voyons pas du
tout en quoi forger un tel néologisme en est capable, là où Wesen est un terme
classique en allemand. La plupart des interprètes s’accordent à le traduire par «
déploiement » ou « déploiement d’essence ». François Fédier reconnait dans la note de
la page 295 que « le choix du mot « fervescence » (et non pas « effervescence ») est
évidemment un pis-aller ». Quitte à choisir un pis-aller, autant choisir « déploiement »
qui évite de forger un néologisme. Dans la même note, François Fédier utilise l’image
du bouillonnement pour penser l’activité du Wesen, ce qui l’a conduit à traduire p. 56 «
es west » par « il bouillonne ». A notre connaissance, dans aucun texte Heidegger
n’utilise cette image liquide, de sorte que cette traduction imagée nous semble bien
plus égarante que de dire « il se déploie ». L’autre point de traduction sur lequel les
cahiers noirs subissent un grave recul est la traduction de Inständigkeit, terme
essentiel puisqu’il désigne la modalité authentique, propre, de l’ek-sistence où
l’homme vient se tenir, instant, dans la vérité de l’Être, et donc est le Là, est
véritablement Da-sein, ce qu’il n’est pas encore à l’époque de l’achèvement de
l’histoire de l’Être dans le règne de la technique. Le terme était fort bien traduit par «
instance » dans les Apports. Dans ce volume des cahiers, Fédier recule et choisit «
insistence ». Cela n’est pas seulement un recul parce que c’est moins élégant, ça l’est
aussi car cela témoigne d’une absence de volonté d’harmoniser les traductions
publiées chez Gallimard, en se moquant des contre-sens que cela peut engendrer chez
le lecteur qui n’a pas accès au texte allemand. En effet, dans le volume publié un an
auparavant, le cours de 1932 Le commencement de la philosophie occidentale,
Guillaume Badoual utilisait déjà « insistence », pour traduire Insistenz. Or, Insistenz
désigne l’exact opposé de l’Inständigkeit, à savoir la modalité inauthentique/impropre
de l’ek-sistence où l’homme s’en tient à l’étant auquel il s’adonne entièrement en se
fermant à la vérité de l’Être. Il est absurde de traduire par le même terme deux notions
aussi incompatibles. Autre recul : « Seiendheit », traduit fort clairement par « étantité
» dans les Apports, devient « étance » dans ces cahiers. On peut aussi regretter que «
Parole » (pourquoi cette majuscule ?), traduise indifféremment Sprache et Sage. Enfin,
page 295, Sein zum Tode est traduit par « être à l’enseigne de la mort » au lieu de «

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être en rapport à la mort », alors qu’il est couramment traduit par « être pour la mort »
(Martineau) ou « être vers la mort » (Vezin), Heidegger ayant lui-même proposé cette
dernière traduction dans une lettre à Hannah Arendt. Fédier se justifie en note : « On
aura reconnu le thème développé dans Être et Temps. Car Sein zum Tode ne dit pas «
être pour la mort » (on n’a pas reculé naguère devant l’insigne stupidité d’opposer à
cette macabre invention un « être contre la mort »), mais le simple et clair « être
relativement à la mort », ou – en accentuant encore – « être à l’enseigne de la mort » ».
Si nous comprenons bien, c’est ici Levinas qui est accusé de faire preuve d’une «
insigne stupidité », car c’est lui qui, dans Totalité et infini, oppose à Heidegger un «
être contre la mort ». Le propos nous paraît peu élégant, et surtout ne rend pas du tout
justice à la pensée complexe de la mort développée par Levinas de Le temps et l’autre
jusqu’à Entre-nous. Levinas est un vrai lecteur de Heidegger, et jamais il n’a dit du
Sein zum Tode qu’il était un « être pour la mort » où il faudrait entendre le « pour »
comme le rapport à une finalité, ou à un but. Toute personne qui a lu Être et temps sait
pertinemment que ce n’est pas de cela dont il s’agit, et Fédier lutte là contre un contre-
sens que personne ne fait, au lieu de lutter contre les multiples contre-sens
qu’engendrent ses fâcheux choix de traduction.

Concernant la question, sur laquelle nous avons déjà maintes fois insisté lors de nos
précédentes recensions, des choix de traduction chez Heidegger, de la difficulté qu’ils
posent, et des polémiques qu’ils suscitent, nous renvoyons à l’excellente et récente
mise au point de Dominique Pradelle dans le premier numéro de l’année 2019 de la
revue Philosophie1.

B : Réflexions II : le premier cahier (1931-1932).

Commençons par explorer le premier (en fait le deuxième, le premier n’ayant pas été
retrouvé) cahier, Réflexions II, cahier un peu à part dans le volume en cela qu’il prend
place avant l’épisode du rectorat et la prise de pouvoir par les nazis. Contemporain du
cours Le commencement de la philosophie occidentale et de la conférence De l’essence
de la vérité, il est à lire en parallèle avec ces textes auxquels il renvoie (p. 36, p. 64, p.
97, p. 112).

Ce qui se met en place dans ce cahier, c’est le Tournant de la pensée de Heidegger de


l’ontologie fondamentale d’Être et temps qui se donne pour tâche l’élucidation du sens
de « être » vers une pensée de la vérité de l’Être qui est une pensée de l’histoire de
l’Être à partir de son premier commencement grec jusqu’à aujourd’hui. Cette inflexion
dans le chemin de pensée de Heidegger, ce dernier le dit de la manière la plus claire
dans le fragment 49 : « Aujourd’hui (mars 1932), je suis arrivé en ce lieu où toute la «

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littérature » antérieure (Être et temps, Qu’est-ce que la métaphysique ?, le livre sur


Kant et De l’essence du fondement I et II) m’est devenue étrangère » (p. 34). Un texte
n’est pas nommé ici par Heidegger, précisément parce qu’il ne lui est pas devenu
étranger, c’est De l’essence de la vérité, la conférence de 1930 qui est répétée pendant
l’année 1932. En effet, c’est la question du commencement qui apparaît dans ce cahier
comme la question fondamentale à laquelle Heidegger entend se confronter, ce qui
apparaît dès le premier paragraphe : « Commencement et recommencement de la
philosophie ! » (p. 23). Interrogation sur le premier commencement grec de la
philosophie, chez Anaximandre, Parménide, Héraclite, Platon, Aristote auxquels sont
consacrés les cours des années 1931 et 1932 (Ga 33, 34, 35), mais pensée de la
nécessité d’un nouveau commencement de la philosophie, et c’est là le thème de
l’autre commencement en son rapport au premier qui est pleinement thématisé dans la
fugue « Le jeu de passe (Zuspiel) » dans les Beiträge. La question de l’être d’Être et
temps n’est pas abandonnée pour autant, puisque c’est la question de l’être elle-même
qui exige cette méditation du commencement de la philosophie où cette question a été
pour la première fois posée. Le commencement est commencement de l’histoire de la
question de l’être : « (commencement et histoire de la question de l’être) » (p. 27). Dès
lors, poser la question de l’être, c’est « questionner dans la plus profonde, la plus
immédiate liaison au commencement de la philosophie qui est le fait des Grecs » (p.
62). Poser la question de l’être, c’est alors recommencer avec le commencement,
commencer à nouveau. Mais pourquoi un nouveau commencement ? Parce que ce qui
vient après le grand commencement grec est un fourvoiement qui s’est détourné de la
question de l’être. L’époque contemporaine est celle où l’être ne fait plus du tout
question : « Être – possession usagée, un bavardage, un ennui, un simple nom – la fin »
(p. 105). Avec cette philosophie qui vient à sa fin, il s’agit de rompre, mais « de sorte
que cette rupture deviendrait ouverture du commencement, recommencement du
commencement » (p. 81-82).

Cette histoire d’un commencement qui vient à sa fin et de la nécessité d’un nouveau
commencement, Heidegger, la pense ici à travers le couple
Ermächtigung/Entmächtigung, vocabulaire ensuite abandonné qui constitue la
signature de ce cahier[Sur cette notion, on peut écouter la [conférence de Claudia
Serban ]]. C’est aussi, à la même époque, dans l’appendice à la partie consacrée à
Parménide du cours du semestre d’été 1932, Le Commencement de la philosophie
occidentale, qu’il en est question[Cf. nos explications à ce sujet dans [notre recension
]]. Ermächtigung signifie « habilitation », « donner les pleins pouvoirs », « rendre
puissant », « amener à la puissance ». A l’inverse, Entmächtigung est l’action de faire
perdre sa puissance à ce qui l’a en main, donc un affaiblissement, une perte de

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pouvoir. Il s’agit d’une Ermächtigung des Wesens (par ex. fragment 165 p. 80) ou
Wesenermächtigung (par ex. fragment 202 p. 101), c’est-à-dire de donner puissance au
déploiement, de rendre possible le déploiement, sous-entendu le déploiement de l’être,
donc conférer à l’être le pouvoir de se déployer, l’habiliter à se déployer, raison pour
laquelle Heidegger parle aussi d’Ermächtigung des Seins (par ex. p. 50 fragment 101),
ou encore de Seinsermächtigung (par ex. p. 53, fragment 110). L’Entmächtigung
signifie alors que l’être ne se déploie plus, qu’il n’y a plus Wesen des Seins, mais
Verwesung des Seins, non-déploiement de l’être, qui reste oublié. Cf. le fragment 211,
à propos de la fin de l’histoire du premier commencement : « La fin la décomposition
(Verwesung) du déploiement en l’être. L’être est oublié. (…) Cette non-philosophie
n’est que la conséquence de la décomposition de l’être. (…) Prendre comme point de
départ la détresse extrême et entière – la décomposition de l’être » (p. 103-104). Le
couple Ermächtigung/Entmächtigung cherche donc à nommer le rapport entre homme
et être. Or, c’est bien ce rapport que Heidegger cherche aussi à dire à travers le mot-
directeur « Ereignis ». Il serait donc tenant de voir dans l’Ermächtigung sa
préfiguration. Et pourtant il n’en est rien, et c’est tout le Tournant de la pensée de
Heidegger qui est ici l’enjeu, pour autant que celui-ci consiste à renverser le dispositif
encore transcendantal d’Être et temps et des textes consécutifs, où c’est le Dasein lui-
même qui, par son comportement, rend possible la manifestation du monde comme
monde, ou encore du néant. A l’inverse, à partir des Beiträge, une telle manifestation
ne dépend plus de l’homme, car c’est l’Être lui-même qui se déploie comme
appropriation de l’homme qui fait de lui le Da-sein, qui l’amène à se tenir dans la vérité
de l’Être. C’est le déploiement de l’Être qui rend possible le Da-sein, et non plus
l’inverse. Or, dans ce cahier II, ce Tournant n’est encore qu’en préparation, car
l’Ermächtigung qui rend possible le déploiement de l’être est encore au pouvoir de
l’homme. C’est de lui, de sa manière d’exister, que dépend le déploiement ou le non-
déploiement de l’être, c’est lui qui permet à l’être de se déployer. Cela est indiqué de
la manière la plus claire au paragraphe 124 daté du 18 octobre 1932 : « Une esquisse
de l’ensemble : La libération vers le Dasein – L’Ermächtigung de l’être – La vérité du
déploiement » (p. 60). La libération vers le Dasein, c’est ce que Être et temps appelait
l’existence authentique/propre, la résolution comme décèlement du Dasein. La vérité
du déploiement, d’après la conférence De l’essence de la vérité, c’est ce à quoi s’ouvre
l’homme quand il revient de l’insistence dans l’étant à l’ek-sistence authentique que
Heidegger appelle « retenue » dans le cours Le commencement de la philosophie
occidentale. Heidegger le dit aussi au paragraphe 205 : « assumer la donation de
puissance à l’être – le bondissement dans le Da-sein » (p. 102). Le lien avec la question
du commencement de la philosophie occidentale et la nécessité d’un nouveau
commencement se laisse alors facilement saisir. Le premier commencement, c’est une

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première donation de puissance à l’être qui lui a permis de se déployer, une première
habilitation de l’être à le faire, et cela a eu lieu avec le dire poétique d’Anaximandre,
Parménide et Héraclite. L’histoire de ce premier commencement comme histoire de
l’oubli de l’être est celle de son affaiblissement qui ne lui permet plus de se déployer :
« Le commencement et l’histoire de l’affaiblissement du déploiement en l’être » (par.
214 p. 105), « L’affaiblissement du commencement » (par. 216 p. 106). Nous
comprenons alors la nécessité du nouveau commencement : elle est celle d’une
nouvelle donation de puissance permettant à nouveau à l’être de se déployer. Le
paragraphe 101 dit : « La donation de puissance à l’être ! rien d’autre ne vaut. (…)
L’homme peut-il cela ? Il le doit » (p. 50). Le paragraphe 110 précise en quoi consiste
cette donation de puissance à l’être : « amener à l’effectuation ce qui ne se déploie par
encore » (p. 53). C’est là la tâche de la philosophie pour autant qu’en posant à nouveau
la question de l’être, elle rend à l’être sa dignité d’être questionné : « Ainsi reconnu en
sa dignité, puissance est donnée à l’être » (par. 129 p. 62). Et paragraphe 218 : « La
question de l’être demeure le chemin nécessaire pour s’élancer en arrière dans le
commencement – c’est seulement en s’emparant du commencement que la donation de
puissance au déploiement peut se réitérer » (p. 107).

La question de l’Ermächtigung ouvre alors sur celle de la Zerklüftung qui est l’autre
innovation terminologique de ce cahier II sur laquelle n’insisteront plus les cahiers
suivants. Heidegger écrit au paragraphe 114 : « Le déploiement de l’être : il se déploie
comme la fissuration (Zerklüftung) en possibilité, effectivité et nécessité sur le
fondement de l’Ermächtigung de ce qui est incontournable l’être] » (p. 56). Au
paragraphe 159 : « Celle-ci [la donation de puissance à l’être] en tant que mise en
question de (la Zerklüftung) » (p. 77). De même, le paragraphe 204 précise : « projet
jeté en tant qu’ouverture de la fissuration (Zerklüftung) – donation de puissance au
déploiement » (p. 101). Cela signifie que quand la donation de la puissance à l’être a
lieu par l’ek-sistence de l’homme, alors l’être est habilité à se déployer, et la fissuration
s’ouvre, car elle est le déploiement de l’être : « le déploiement de l’être est la vérité /
fissuration » (p. 67), « déploiement de l’être (fissuration) » (p. 72). Zerklüftung est un
terme essentiel des Beiträge par lequel Heidegger cherche à caractériser le
déploiement de l’Être, en tant qu’il ne peut plus être caractérisé par les modalités de la
pensée métaphysique, possibilité-effectivité-nécessité, qui sont des modalités de
l’étantité de l’étant comme être-possible, être-contingent et être-nécessaire. Heidegger
dit que la fissuration est au déploiement de l’Être ce que les modalités sont à l’étantité.
Kluft dit la fissure, la crevasse, et donc Zerklüftung l’événement d’ouverture de la
fissure/crevasse, qui sépare et rassemble à la fois l’homme et le dieu. Cette notion

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Martin Heidegger : Réflexions II-VI (Partie 1)

importante, qui a déjà donné lieu à plusieurs travaux récents en français2, est encore à
l’état d’élaboration en 1932 dans ce cahier, et parallèlement dans l’appendice au cours
sur la parole d’Anaximandre du cours Le commencement de la philosophie
occidentale3.

Manifestement, à cette époque, Heidegger veut penser « le déploiement prémodal de


l’être » (GA 73.1, p. 6) et la manière dont, dans la métaphysique, ce déploiement s’est
fissuré à travers les modalités en être-possible, être-contingent et être-nécessaire,
alors que lui-même, en étant l’origine, ne peut pas être pensé à partir d’elles. C’est
pourquoi Heidegger lit en 1932 la parole d’Anaximandre comme le lieu de cette
fissuration à l’origine de la philosophie occidentale : « La Zerklüftung (aube où
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émergent, dans leur unité originaire, les modalités) » . Antérieur à cette fissuration, le
déploiement de l’être est pensé par Heidegger, non pas déjà à partir du possible,
comme dans les Beiträge, mais à partir de la contingence : « Die wesentliche Zu-
fälligkeit des Seins (Zerklüftung) » (p. 75), « die Zu-fälligkeit im Wesen des Seins » (p.
75). Celle-ci, la Zufälligkeit, n’est plus à comprendre comme « pouvoir ne pas être »,
mais comme Zu-fälligkeit, comme le mouvement d’« échoir à… ». Le déploiement de
l’être est le mouvement par lequel l’être échoit à l’homme comme ce dont il doit être le
gardien. Au paragraphe 174, Heidegger écrit ainsi : « ce qui est grand et échoit [à
l’homme] (l’être) / der große Zufall (das Sein) » (p. 87).

L’autre commencement comme nouvelle donation de puissance à l’être a un enjeu


politique et explique l’engagement de Heidegger dans le national-socialisme. Elle est
liée à la question du peuple, comme le dit le paragraphe 230 : « Le peuple : protéger et
mener à bonne fin la donation de puissance à l’être » (p. 114). C’est pourquoi la
méditation du premier commencement grec vise le recommencement allemand : «
Recommencer avec le commencement – (…) Non pas revivifier l’Antiquité – cette
dernière n’en a pas besoin – mais bien revivifier notre peuple et ce dont il est chargé »
(p.116). Mais la donation de puissance n’est pas en tant que telle le fait du peuple, elle
est celle des rares êtres singuliers (Einzelnen) au sein du peuple, et le peuple en
question est le peuple allemand, qui doit être à la nouvelle donation de puissance ce
que le peuple grec est à la première : « Seul qui est allemand est en état de dire
poétiquement l’être et de le dire à neuf originairement » (p.42). Il y a là un élitisme, un
aristocratisme heideggérien, celui des singuliers à qui revient la tâche de l’œuvre de
pensée et de poésie capable de la donation de puissance. C’est pourquoi, dit le
paragraphe 218, l’essentiel n’est pas, aux yeux de Heidegger, la question politique en
tant que telle : « Ni l’adhésion sans réserve pour l’Etat « total », ni le réveil du peuple
et la rénovation de la nation (…) ne doivent être déterminants quant à ce qui importe

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Martin Heidegger : Réflexions II-VI (Partie 1)

en premier et en dernier lieu » (p. 108). L’essentiel se situe au-delà ou en deçà de la


politique, dans ce que Heidegger appelle dans les cahiers suivant une métapolitique
qui est l’œuvre des rares êtres singuliers, ceux qui ne sont pas en nombre, à savoir les
poètes et les penseurs : « Ce qu’il faut bien plutôt, c’est que soit éprouvé et mise en
lieu sûr, chez de rares êtes singuliers, la conviction, née de loin, du plus profond
abritement en retrait, que l’œuvre à accomplir – la donation de puissance au
déploiement (Wesensermächtigung) – ne peut plus être évitée ni contournée » (p. 108).
Mais qu’exige cette donation de puissance de la part de ces être rares ? « Ici, il ne peut
y avoir que changement, à partir d’une mutation de l’existence » (p. 108). C’est cette
mutation de l’existence qui est d’abord exigée des rares êtres singuliers, bien avant
l’écriture de traités : « La donation de puissance à l’être – par le moyen de traités ?
Sûrement pas – uniquement par cet événement qui se produit dans la compréhension
jetée [sous-entendu : de l’être], se temporalise et s’espace » (par. 113, p. 54). Quelques
individus libèrent le Dasein en eux, s’ouvrent à la vérité du déploiement de l’être pour
en devenir les conservateurs et gardiens dans l’œuvre de pensée et de poésie. Un pas
essentiel est franchi par rapport à Être et temps. Dans l’opus de 1927, il y était
question de l’existence en propre, authentique, de la résolution, mais il n’était jamais
dit qui devait exister ainsi. Dans la mesure où la résolution ouvre la vérité de
l’existence, et que c’est cette vérité qu’élucide l’analytique existentiale, on pouvait
comprendre qu’elle en était l’assise existentielle, comme la phénoménologie
transcendantale exige la réduction. Mais la résolution n’était pas explicitement pensée,
comme c’est le cas à présent, comme la manière d’exister des poètes et penseurs, les
rares être singuliers : « Donation de puissance en tant que poésie/Poétiser et penser »
(p. 56). La tâche du rare être libre se tient en deçà de la question politique, car, dit
Heidegger, « cette donation de puissance – rien qui soit à la mesure d’un individu seul
– pas plus que la réunion des individus en une communauté – pas même l’enracinement
d’une communauté au sein d’un sol où elle puisse tenir debout » (p. 54). Cette tâche
requiert à la fois « l’être-seul (Allein-heit) de l’être-singulier » et la communication des
êtres singuliers par le moyen du déploiement, le même, il n’y en a qu’un, auquel ils
doivent donner puissance, étant alors à l’unisson. Ainsi, le par. 118 précise : « Obtenir
par là l’être tout seul de l’être humain -/ et alors commence la chasse de la donation de
puissance » (p. 58). On le voit ici, le rôle du penseur singulier n’est en aucun cas de se
fondre dans le peuple, ou de s’en faire le porte-parole, il est au contraire de se tenir
dans la plus extrême solitude. Il doit « tenter la grande marche solitaire, en silence –
jusqu’au Da-sein » (p. 23). La nécessité d’une telle solitude se laisse aisément deviner à
partir de l’acquis d’Être et temps. Le par. 40 montrait que c’est dans l’angoisse que le
Dasein est isolé, singularisé et reconduit à son solipsisme existential, que c’est là que
s’ouvre à lui la possibilité de faire le choix d’exister de manière résolue, et que c’est là

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Martin Heidegger : Réflexions II-VI (Partie 1)

aussi que s’ouvre à lui le monde comme monde, le monde comme tel, donc ce que
Heidegger appelle maintenant le déploiement de l’être : « Le philosophe va en tant
qu’allant en solitaire : mais il n’est pas seul avec son petit « Soi » – mais avec le
5
monde, et cela avant tout « être ensemble » » (p. 71) . C’est cela qui est exigé des
rares êtres singuliers :

« un passage fortuit jusqu’à l’être-seul (Allein-heit) du Da-sein où advient l’unité (All-


einheit) de l’être comme tout [autrement dit, le déploiement de l’être] » (p. 36).

Dans le cours du semestre d’été 1932, auquel Heidegger renvoie ici dans une
parenthèse, il disait déjà, à propos de la retenue où l’homme libère l’ek-sistence en lui :
« Ur-sprung der Allein-heit und All-einheit » 6. Il y a origine, jaillissement premier et
commun de la solitude et du déploiement de l’être. Il y a dans la résolution et la
retenue comme un équivalent de la réduction phénoménologique qui est exigé pour
que le déploiement de l’être ait lieu. Mais seuls ceux qui sont peu nombreux, les
Wenigen, en sont capables. Ce sont eux que les Beiträge appelleront les Zu-künftigen,
ceux qui sont à venir et préparent l’avenir. A eux s’opposent les Vielen, ceux qui
appartiennent au grand nombre, auxquels est refusé le déploiement de la vérité de
l’Être.

Cette exigence de solitude qui correspond à la rareté signifie aussi que le grand
nombre, donc ce qu’Être et temps appelait la publicité du On, ne peut comprendre ce
dont il s’agit, car en elle domine le bavardage, la curiosité et l’équivoque. La solitude
de ceux qui donnent puissance au déploiement doit les en protéger. Mais alors se pose
le problème de savoir comment ces poètes et penseurs peuvent dire le déploiement de
l’être sans le voir immédiatement être défiguré par la publicité. Heidegger a fait
l’expérience de la manière dont Être et temps a été mécompris et récupéré par « la
masse des bavardages » (p. 47), et entend en tirer des leçons quant à son œuvre future
et à la possibilité de sa communication. Dès le paragraphe 8, Heidegger rappelle que
son livre est une tentative imparfaite de parvenir à la temporalité du Dasein afin de
mettre à neuf en question la question de l’être. C’est cette visée fondamentale-
ontologique qui n’a pas été prise en compte par la réception qui en a fait un avatar de
la philosophie de l’existence à visée anthropologique : « on caractérise (entièrement à
l’envers) mes tentatives à titre de « philosophie de l’existence » ou de « philosophie
existentialiste » » (p. 48). En coupant l’analytique existentiale de l’ontologie
fondamentale, « ce qui était moyen et chemin seulement pour poser la question de
l’être, tous ceux qui voudraient que son projet eût été celui d’une « philosophie de
l’existence » le tiennent pour but et résultat » (p. 90)7. C’est pourquoi le Dasein a été

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Martin Heidegger : Réflexions II-VI (Partie 1)

compris dans une optique existentielle/éthique comme relevant d’une question sur
l’individualité de l’existence (« les hystériques simagrées existentielles » (p. 90)),
entendue au sens kierkegaardien, alors qu’il s’agit de l’être-seul de celui qui prend en
charge le Dasein pour questionner l’être (Cf. par. 53-54). Du chemin de l’ontologie
fondamentale, Heidegger écrit :

« personne n’en a comme il se doit compris le sens – personne ne l’a emprunté, ni en


avançant, ni à reculons. Autrement dit personne n’a tenté de le récuser. Pour cela, il
serait nécessaire d’entendre son « but », ou pour être plus prudent : l’espace (Là) au
cœur duquel il voulait mener et déplacer. Voilà qui n’a pas été le cas (…). » (p. 35)

Dès lors, la philosophie ne doit plus parler comme elle l’a fait encore dans Être et
temps, elle doit s’interroger sur la parole pour trouver une nouvelle manière de dire.
La mutation qui fait passer de l’interrogation sur le discours (Rede) dans Être et temps
à la méditation de la langue (Sprache) et de la poésie dans Acheminement vers la
parole est déjà à l’œuvre dès 1932. Il y va dans ces pages du silence et de la poésie. Il
était déjà question du premier dans Être et temps puisque le par. 34 montrait que se
taire est une modalité positive de la parole. L’appel de la conscience parle en faisant
taire le bavardage du On, et la modalité authentique de la parole qui appartient à la
résolution est la réserve silencieuse (Verschwiegenheit), l’être-taciturne/réservé. Il ne
s’agit pas de devenir muet mais de s’abstenir du bavardage qui redit servilement ce
que On dit afin qu’une parole propre, une parole qui s’est appropriée ce dont elle
parle, devienne enfin possible. C’est cette analyse que Heidegger creuse dans ce
cahier. Dès le premier paragraphe, rappelant que l’être humain doit parvenir à ce qu’il
est lui-même, à être sur le mode du soi-même dans la résolution, Heidegger affirme
que dans le silence de l’événement de l’être (Stille des Seinsgeschehnisses) l’homme
doit avoir son faire-silence (Schweigen). Heidegger ajoute : « Ne doit-il pas avoir
longtemps fait silence pour trouver à nouveau la puissance de la parole et être porté
par elle ? » (p. 22). Le par. 3 dit de la grande marche solitaire vers le Da-sein, qui est
celle des peu nombreux, qu’elle est silencieuse (schweigend). La question de la réserve
silencieuse revient ensuite pour caractériser la modalité qui doit accompagner la
véritable parole philosophique, anticipant les développements des Beiträge sur la «
sigétique » : « Ecrire depuis une grande réserve silencieuse (Verschwiegenheit) » (p.
43). Qu’il s’agisse là de se protéger du bavardage public, Heidegger le dit plus loin :

« Comme rien n’échappe aux gens d’aujourd’hui, comme ils ont, prête pour tout ce qui
pourrait arriver, une réponse appropriée, grâce à laquelle ils peuvent à coup sûr
réduire n’importe quoi au rang de ce qui est connu depuis belle lurette – il faut, dès à
présent et à l’avenir, demeurer silencieux sur l’essentiel, mais que ce qui est dit par la

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Martin Heidegger : Réflexions II-VI (Partie 1)

force de cette réserve silencieuse soit d’autant plus clair et tranchant » (p. 104).

Cet essentiel qui doit être préservé par le silence, c’est l’œuvre même du philosophe, à
savoir la donation de puissance au déploiement de l’être, Heidegger évoquant la «
force silencieuse de la donation de puissance à l’être » (par. 235, p. 115), et « le
déploiement silencieux de l’être » (par. 218, p. 108). On peut voir ici la raison,
profondément méditée par Heidegger, de son refus de publier de nouveaux livres, et de
son retrait dans une parole ésotérique, celle des traités non-publiés d’histoire de l’Être,
seulement destinés à de rare esprits libres à venir. Il appelle aussi « Erschweigen »
cette manière de taire l’essentiel, et souligne que ce silence doit aussi être capable de
faire-silence sur lui-même : « « Dis »-toi chaque jour dans ton être-silencieux
(Schweigsamkeit) : garde le silence à propos du faire-silence (schweige vom
Erschweigen) » (p. 25). Heidegger voit au par. 11 dans Jaspers celui qui n’en a pas été
capable et a écrit trois tomes à ce sujet. Le par. 15 oppose explicitement cette réserve
au bavardage : « Nous ne sommes pas assez forts et assez originaux pour
véritablement « parler » à travers le silence et la pudeur. De là vient que l’on ne peut
que parler de tout, c’est-à-dire bavarder » (p. 26). Le par. 38 ajoute, laconiquement : «
Commencer par rendre l’entière mesure du silence à garder, pour faire l’expérience de
ce qu’il est permis de dire et qui doit être dit » (p. 32). C’est le déploiement de l’être
qui doit être dit, mais c’est seulement dans le faire-silence qui brise l’écoute pour le
bavardage du On que l’homme peut en faire l’expérience, comme l’avait montré Être et
temps. Le silence est donc à la fois ce qui permet d’accéder au déploiement de l’être et
de le préserver du bavardage, ce qui fait du silence un « silence abritant », comme le
dit le par. 135 : « Le déploiement de l’être : l’être-silencieux abritant (verbergende
Schweigsamkeit). (…) L’être-silencieux abritant, l’incontournable. Le faire-silence » (p.
67). On pourrait alors penser que Heidegger croit le déploiement de l’être ineffable, de
sorte qu’il n’y aurait pas de parole possible de l’être, donc pas d’autre commencement
de la philosophie occidentale. C’est tout le contraire. Ce silence n’est en rien quelque
chose de négatif, car il prépare une parole à venir qui porte à nouveau l’être à la
parole : « L’originaire faire-silence : faire encore silence dans le pressentiment de la
parole » (par. 190, p. 94). Le par. 48 disait déjà qu’avec la philosophie, il s’agit à la fois
d’amener le Dasein à la réserve silencieuse, et d’amener l’être à la parole, Heidegger
traçant un trait pour relier « Dasein » et « être », un autre pour relier « silence » et «
parole ». Il s’agit de savoir ce que peut être cette parole/langue (Sprache) qui dit l’être,
une parole qui ne peut plus être celle qui a eu court jusqu’à aujourd’hui en philosophie
et qui a oublié la question de l’être : « La parole change du tout au tout – non d’abord
dans le stock de mots – mais dans le mode du dire et de l’écouter » (p. 40), et par. 63 p.
39 : « (mutation de la parole) ». Dès lors, la question de l’être implique la question

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Martin Heidegger : Réflexions II-VI (Partie 1)

portant sur l’essence de la parole : « Poser l’être plus profondément au cœur du Dasein
à travers la question effectivement en quête de l’essence de la parole » (p. 26). Le
paragraphe suivant dit cette intrication de l’être et de la parole : « Pas d’être sans
parole – mais justement pas, pour cette raison, de manière « logique ». Pas de parole
sans être » (p. 26). On le voit, la thèse de Heidegger est déjà celle qu’il avancera bien
plus tard dans la conférence « L’essence/déploiement de la parole » dans
Acheminement vers la parole, à savoir que l’essence de la parole est d’être la parole du
déploiement (de l’être). C’est pour caractériser ce nouveau mode du dire qui
correspond à l’autre commencement que Heidegger fait intervenir la question de la
poésie. La Dichtung est ici envisagée comme un mode du dire, pas en tant que genre
littéraire. C’est la raison pour laquelle François Fédier traduit ici ce terme, de manière
parlante, par « diction » ou « dictée ». C’est d’abord le terme Zuspruch que met en
avant Heidegger pour caractériser la parole qui doit être celle de la philosophie, c’est-
à-dire un encouragement, littéralement une « parole qui pousse à… », une exhortation.
Elle est parole adressée à l’homme qui lui rappelle son appartenance à l’être et lui
intime de l’assumer : « La philosophie qui vient doit devenir parole d’encouragement –
parole encourageant à être le « Là » » (p. 30). Heidegger précise tout de suite : « Cette
parole d’encouragement – la philosophie – est la poésie/dictée de l’être » (p. 30), là où
« être devient poème » (p. 30). La poésie comme diction de l’être est donc la forme par
laquelle doit avoir lieu la donation de puissance à l’être : « Donation de puissance en
tant que poésie/Poésie et pensée » (p. 56). Nous comprenons alors pourquoi Heidegger
indiquait que s’il n’y a pas d’être sans parole, ce n’est pas de manière logique. La
parole poétique n’est plus logos mais mythos : « (Poésie en tant que mythe/Poésie en
tant que poésie au sens restreint. « Poème »./Poésie en tant que philosophie.) » (p. 81).
C’est cette philosophie qui est pensée et poésie qui est la tâche des penseurs et des
poètes, ceux qui ne sont pas en nombre et ont en charge l’avenir de l’autre
commencement. Même si son nom n’est pas encore prononcé dans ce cahier de 1932,
nous voyons ici apparaître la nécessité de se tourner vers Hölderlin qui, aux yeux de
Heidegger, doit être le poète de l’autre commencement, raison pour laquelle « seul ce
qui est allemand est en état de dire poétiquement l’être et de le dire à neuf
originairement » (p. 42). C’est un tel espoir que Heidegger a placé dans la révolution
nationale-socialiste et qui explique son engagement de 1933-34.

C : Réflexions III : l’épisode du rectorat

Ce deuxième cahier, Réflexions III, est daté d’automne 1932 et s’achève mi-1934. Il est
un document essentiel pour comprendre ce que Heidegger a en vue en s’engageant
avec le national-socialisme et en prenant la tête du rectorat de Fribourg, ce que veut

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Martin Heidegger : Réflexions II-VI (Partie 1)

dire son « Discours du Rectorat », et pour permettre de vérifier que Heidegger a bien
dit la vérité sur son engagement dans le très important texte « Le Rectorat 1933-1934.
8
Faits et réflexions » .

La question intervient à partir du fragment 8 : « Poussé à prendre en charge le


rectorat, me voilà agissant pour la première fois de ma vie en sens contraire de ce que
me dit la voix la plus intime. Dans cette fonction, je vais – en mettant les choses au
mieux – pouvoir empêcher telle ou telle chose. Pour ce qui a trait à la réalisation – à
supposer qu’une telle chose soit encore possible – les gens font défaut » (p. 125). On le
voit, se trouve confirmé ce que Heidegger a plus tard affirmé, à savoir qu’il n’a pris en
charge le rectorat qu’à contre-cœur et poussé par ses collègues, avec la pleine
conscience du risque de l’échec face à l’absence de ceux qui pourraient faire ce qu’il
faut, à savoir empêcher la dissolution de l’Université dans la technicisation et la
spécialisation scientifique caractéristiques de la modernité qui la coupent du savoir
essentiel que doit être la philosophie, savoir qui doit être renouvelé par une élite de
l’esprit spécialement éduquée en vue de la mission d’opérer la transition vers l’autre
commencement. Heidegger distingue Wissen et Wissenschaft (cf. par. 67). La science
n’est pas le savoir, le savoir est la philosophie, et la science doit trouver son
enracinement dans le savoir comme philosophie. C’est ce ré-enracinement de
l’Université dans le savoir essentiel que Heidegger appelle sa « Selbstbehauptung »,
son auto-affirmation, dont il donne la définition précise au paragraphe 68 : « s’auto-
affirmer, cela ne devrait pourtant signifier rien moins que se mettre à s’expliquer avec
la grande tradition historiale et spirituelle ». C’est une telle explication qu’entreprend
Heidegger dans ses cours d’histoire de l’Être d’Anaximandre et Parménide jusqu’à
Nietzsche à partir des années trente.

Les paragraphes suivants sont intitulés « A l’époque du rectorat » (p. 125) et


permettent de savoir ce que Heidegger a en tête tout au long de cette année. Contre la
déchéance moderne de l’Université, Heidegger n’appelle pas à la maintenir en l’état
mais à la révolutionner, de telle sorte que, écrit-il au paragraphe 30, « nous avons
besoin d’une nouvelle Constitution de l’Université – qui garantisse une dirigeance
(Führung) politique véritablement animée par l’esprit – et dans quel but ? Non en vue
d’une « restructuration » qui se contente de rénover superficiellement ce qui est déjà
là, mais bien pour détruire l’Université » (p. 129). Détruire, donc, mais ce n’est là
qu’un premier moment négatif, qui doit ouvrir vers une reconstruction de «
l’Université nouvelle » (p. 126), « la future haute école qui aura à éduquer les
Allemands au savoir » (p. 139), le « nouveau savoir » (p. 141) à la hauteur de la mission
qui, aux yeux de Heidegger, est la leur, à savoir l’autre commencement. Elle a besoin

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Martin Heidegger : Réflexions II-VI (Partie 1)

pour cela « d’amener à maturité une génération nouvelle » (p. 129), manifestement
celles des « quelques-uns » qui doivent se sacrifier pour cette tâche, exister dans la
dureté de la solitude exposée dans le cahier précédent, ce qui signifie « créer une
véritable noblesse spirituelle, assez forte pour donner, en partant d’un grand avenir,
une figure nouvelle à la tradition qui n’a pas cessé d’être celle des Allemands » (p.
135). Ce savoir essentiel qui doit être refondé n’est alors plus ce qui a eu cours
jusqu’alors sous le nom de philosophie, et qui arrive à sa fin. A cette époque,
Heidegger lui donne encore le nom de métaphysique, mais il précise : « Métaphysique
en tant que métapolitique » (par. 32, p. 130), « La métaphysique du Dasein doit
s’approfondir et s’amplifier (en suivant sa constitution interne) pour aboutir à la
métapolitique « du » peuple historial » (par. 54, p. 138). Cette notion, la «
métapolitique », qui sera vite abandonnée, est intéressante en cela qu’elle permet de
comprendre qu’il ne s’agit en aucun cas pour Heidegger de « faire de la politique », ni
de mettre la philosophie au service de la politique, donc pas non plus de la soumettre à
la Weltanschauung national-socialiste. La philosophie, qu’il appelle encore ici «
métaphysique », est métapolitique car elle se tient au-delà, sur un autre plan, à savoir
sur celui de la vérité de l’Être que poètes et penseurs, élite de l’Être, ont à fonder pour
qu’elle devienne le site ouvert du monde d’un peuple où la politique au sens strict peut
avoir lieu9. De ce refus de soumettre la philosophie à la politique témoigne le
paragraphe 4 : « au grand jamais la « philosophie » (qui n’a aujourd’hui aucune
existence) ne peut être incorporée dans le jeu de la « politique » » (p. 124). C’est à
l’inverse la politique qui doit être refondée à partir de la philosophie renouvelée
comme métapolitique. En cela, l’approche heideggérienne de la question politique ne
peut que faire penser à Platon, à la question des philosophes-rois et des nomothètes10.
C’est une telle refondation de la politique que Heidegger espère de la révolution
nationale-socialiste, mais la manière dont il s’y rapporte est ambigüe. On y trouve
d’une part un réel enthousiasme : « Une volonté populaire qui s’éveille
magnifiquement » (p. 123), « Le grand enseignement qui a de quoi réjouir pleinement :
le Führer a éveillé une nouvelle réalité » (p. 125). Et pourtant aussi l’idée que l’état
présent du national-socialisme n’est pas satisfaisant, et qu’il n’est grand qu’à titre de
porteur d’avenir. Ainsi, le paragraphe 25 souligne que national-socialisme est une
puissance « en devenir », et « se réserve pour l’action future », mais pas « une chose
acquise » et « une volonté réalisée » (p. 128). Le paragraphe 26 souligne que le
national-socialisme tel qu’il existe en 1933 n’est pas « une vérité éternelle et définitive
tombée du ciel », car « s’il est pris de la sorte, il devient une aberration, une pure folie
» (p. 129), de telle sorte qu’il doit configurer l’avenir et céder le pas devant l’avenir.
C’est cet avenir que Heidegger espérait du national-socialisme qu’il voit rapidement ne
jamais devoir advenir. Ainsi, dès le paragraphe 33, le ton est à la déception devant ce

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Martin Heidegger : Réflexions II-VI (Partie 1)

qui peut encore être attendu de l’Université : « défaillance sur toute la ligne – et pas
seulement quant au renouvellement : déjà en ce qui concerne la révolution au sein de
l’Université » (p. 130). Heidegger se désole du comportement des étudiants et de leur
« vague souvenir d’avoir assisté en touriste à quelques séminaires » (p. 130). Au
paragraphe 36, il confirme voir « partout la même défaillance » (p. 132). Au
paragraphe 46, on voit Heidegger être plein de doutes à l’égard de l’efficacité et de
l’opportunité de son action de recteur, et peut-être regretter déjà d’avoir accepté cette
charge : « Est-ce là le bon chemin : être constamment occupé par les affaires, à
maintenir le fonctionnement des institutions en place, à parer l’effet des actions
contraires, à dissiper les frictions entre personnes – à aller et venir au gré des
tentatives et des entreprises du moment – est-ce là le bon chemin : en tout cela se
paralyser soi-même quant à la force véritable, et se fermer l’accès à sa tâche la plus
urgente ? » (p. 135). Le ton est aussi à la déception à l’égard du mouvement national-
socialiste où l’on ne fait que « refuser de reconnaître les seules véritables amorces de
ce qui, en lui, va en direction d’une authentique métamorphose des forces, des
chemins et des œuvres » (p. 135). Heidegger se désole du règne des « slogans » et de
la « médiocrité spirituelle » (p. 142), d’une « certaine aversion contre l’esprit » (p.
145). Le national-socialisme réel est critiqué par lui pour son anti-intellectualisme qui a
pour conséquence « la répulsion vis-à-vis de toute forme de lutte spirituelle » (p. 145)
et « un philistinisme débordant de ressentiment » (p. 145).

Cette double déception à l’égard de la réforme universitaire et du national-socialisme


fait voir à Heidegger dans des pages datées de décembre 1933 « un énorme gâchis qui
peut très vite prendre des proportions démesurées, et nous faire manquer la prise en
main de cette suprêmement urgente mission qu’est l’éducation de la jeunesse
allemande » (p. 145). C’est contre cette aversion du national-socialisme réel contre
l’esprit que Heidegger croit encore possible à cette époque un « national-socialisme
spirituel » (p. 149) porteur d’avenir pour le peuple allemand : « C’est uniquement s’il
est ce prodrome – et tel est bien ce que nous croyons – qu’il porte en lui la garantie de
la grandeur » (p. 163). Ses déceptions ne le font pas encore renoncer, elles renforcent
sa volonté : « Mot d’ordre pour le rectorat : il ne t’est pas permis d’esquiver la suite
continue de déceptions ; elles clarifient la situation et renforcent ce que tu dois vouloir
» (p. 152). Le paragraphe 81, essentiel, qualifie le national-socialisme tel qu’il existe,
donc comme n’étant pas le national-socialisme spirituel, de « national-socialisme
vulgaire » (p. 155), dans lequel il voit un matérialisme éthique exaltant le « caractère »
plutôt que l’esprit (toujours l’anti-intellectualisme), allié à un « fumeux biologisme » (p.
156). A l’infrastructure économique déterminant la superstructure idéologique dans le
marxisme se substitue alors l’infrastructure biologique du peuple comme terreau à

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Martin Heidegger : Réflexions II-VI (Partie 1)

partir duquel devrait croître sa culture spirituelle, idée que Heidegger juge «
complètement délirante » (p. 156). Mais l’échec de son année de rectorat est acté au
paragraphe 101 qui date sans doute de février 34 :

« L’expérience majeure de l’année de rectorat au moment où elle touche à sa fin :


Celle de l’inarrêtable fin de l’Université, expérimentée dans chaque vue prise sur
l’absence de force pour une authentique « auto-affirmation ». Celle-ci demeure sans le
moindre écho, exigence qui n’a fait que retentir et se perdre » (p. 167).
« Je me suis engagé trop tôt, ou plutôt : mon engagement était de toute façon inutile
(…) » (p. 168).

Heidegger ne désespère pas de la possibilité d’une nouvelle fondation de l’Université


allemande, mais il ne sait quand ni comment elle pourra advenir, tout en acceptant
qu’elle n’advienne pas grâce à lui, qui se retire de toute forme d’engagement politique
et administratif : « Nous allons rester sur l’invisible front de l’Allemagne spirituelle
secrète » (p. 168). Ce « nous » de l’Allemagne spirituelle secrète est manifestement
celle des « peu nombreux », des rares êtres libres qui assument la tâche de la lutte
spirituelle en vue de l’autre commencement, la mission du peuple allemand, lutte qui
doit demeurer secrète, en retrait, ésotérique, du fait que l’échec du rectorat a montré
que l’Université n’est pas à même de la mener. C’est manifestement ici que trouve son
origine et sa nécessité l’ésotérisme de la pensée de l’histoire de l’Être qui n’est
exposée ni dans les cours ni dans les conférences de Heidegger, et qui se retire dans
l’ensemble des traités non-publiés et scellés en vue d’une communication posthume. Le
vrai courage n’est plus à ses yeux l’engagement mais au contraire le maintien de la
distance : « Avoir le courage de se tenir à distance » (par. 109, p. 172). Le paragraphe
112 donne à lire un discours d’adieu du 28 avril 1934, peut-être les notes préparatoires
personnelles en vue du discours qu’il a prononcé à cette occasion devant le collège qui
l’avait élu. Heidegger y assume totalement le fait que son année de rectorat soit «
l’échec de toute une année » (p. 173). Mais elle n’est pas une année perdue car il voit
dans l’expérience de l’échec ce qui lui a permis de faire l’expérience des forces
agissantes du monde, et ainsi de faire l’expérience du fait que la force de l’auto-
affirmation a disparu de l’Université allemande. Heidegger conclut cette expérience au
paragraphe 113 : « Fin du rectorat. 28 avril 1934. – Ai démissionné de ma fonction,
parce qu’aucune responsabilité n’y était plus possible./Vive la médiocrité et le tapage !
» (p. 174). Dans le paragraphe 114, Heidegger confie quelle fut son erreur : « Mon
rectorat s’est déroulé sous le signe d’une grande erreur : je voulais que les collèges
prissent à cœur, et en vue, des interrogations dont ils sont, pout leur bonheur – et pour
leur perte -, au mieux forclos » (p. 175)11. Ces interrogations sont manifestement celles

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Martin Heidegger : Réflexions II-VI (Partie 1)

qui préoccupent Heidegger depuis le tout début des années trente, à savoir la
nécessité d’un autre commencement et la mission qui revient au peuple allemand à cet
égard. Manifestement, il n’a pas trouvé chez ses collègues la possibilité d’une
communauté des peu nombreux qui auraient pu travailler à cette tâche de le préparer.
« Les gens font défaut », écrivait-il dès le paragraphe 8. Il ne reste plus alors à
Heidegger qu’à retrouver la solitude et le silence dont il avait lui-même pensé la
nécessité dans le cahier précédent. « Demeurer silencieux », dans « l’éloignement de
toute actualité », dit le paragraphe 115. Le paragraphe 120 qualifie l’épisode du
rectorat de « saut aberrant au cœur du quotidien tapageur et des remous provoqués
par ses intrigues » (p. 176), et se demande s’il n’était pas finalement nécessaire pour
lui faire comprendre que cela seul qui est nécessaire est de « devenir tout à fait
solitaire » (p. 176), loin des Vielen, ceux qui sont aujourd’hui en nombre et que le
paragraphe 119 décrit comme les tapageurs, les faiseurs, les arrivistes…

1. D. Pradelle, « Remarques sur la traduction de certains termes heideggériens (en


marge du tome 76 de la Gesamtausgabe, Philosophie, numéro 140, janvier 2019,
pp. 73-92. [↩]
2. Cf. C. Serban, « La pensée de la fissuration de l’Être (Zerklüftung des Seyns)
dans Lire les Beiträge zur Philosophie de Heidegger, Hermann, Paris, 2017, pp.
253-270. Cf. S. Gourdain, Sortir du transcendantal. Heidegger et sa lecture de
Schelling, Ousia, Bruxelles, pp. 235-251. Cf. I. Macdonald, « Vers une
démodalisation du possible ; Heidegger et le clivage en l’estre », in Philosophie,
n°140, Minuit, Paris, 2019. [↩]
3. Cf. nos explications à ce sujet peuvent être [consultées ici. [↩]
4. M. Heidegger, Le commencement de la philosophie occidentale, trad. G. Badoual,
Gallimard, 2017, p. 271. [↩]
5. Cette insistance heideggérienne dans ces pages sur le lien entre le Da-sein
assumé authentiquement et la solitude confirme l’impossibilité de penser
véritablement un mode d’être-avec et un être-ensemble authentique dans ce
cadre, donc de poser le problème de l’éthique, comme nous avons voulu le
montrer ailleurs (Cf. Heidegger et Kierkegaard, la résolution et l’éthique, Kimé,
Paris, 2018). Mais on pourrait peut-être répondre ici, pour défendre Heidegger,
que rares sont les individus à qui revient la tâche d’exister selon la résolution. Ce
sont là des individus qui, à la manière des esprits libres et des philosophes de
l’avenir chez Nietzsche, vivent par-delà bien et mal, mais une telle manière
risquée d’exister n’aurait pas vocation à être celle de tout un chacun. [↩]
6. Ibid., p. 127 [↩]
7. Sur la même page, nous lisons cette phrase qui ne peut que nous interpeller : «

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Martin Heidegger : Réflexions II-VI (Partie 1)

C’est si commode et si satisfaisant- par là si reposant – de débusquer les


multiples emprunts auprès de Kierkegaard ; faisant consciencieusement ce travail
de détective, on gagne un repos bien mérité, ou bien alors on se hausse du col, et
on en laisse le soin du problème – mais à qui donc ? » (p. 90). Heidegger, en effet,
ne cesse de s’inquiéter et de mettre en garde contre les travaux d’histoire de la
philosophie auxquels sont œuvre va inévitablement donner lieu. Heidegger
oppose l’Historie, l’historiographie, donc aussi l’histoire des idées, à la
Geschichte, la pensée historiale de la philosophie comme histoire de l’Être.
Quand Heidegger fait un cours sur Anaximandre, Parménide, ou Nietzsche, il ne
s’agit pas de faire de l’histoire des idées, mais de questionner en vue de la vérité
de l’Être. C’est cette question qu’il veut léguer à ceux qui sont à venir, et non pas
une œuvre pour l’historiographie. A la fin de sa vie, voyant l’immense plan de la
Gesamtausgabe, Heidegger s’est lui-même inquiété du vivier que cela allait
représenter pour des thèses d’histoire de la philosophie universitaire, sans
rapport avec la tâche de dépassement de la métaphysique et la question de la
vérité de l’Être. Dès 1923, il affirmait dans son cours que Aristote, Luther,
Kierkegaard et Husserl étaient les auteurs qui l’avaient formé, mais ajoutait : «
pour tous ceux qui ne peuvent « entendre » quoi que ce soit qu’à condition de
l’avoir préalablement mis au compte d’influences historiques : la pseudo-entente
de la curiosité affairée ». Dans Réflexions V, il écrit : « Quand on en viendra où ce
qui me tient le plus à cœur sera devenu un terreau pour « thèses de doctorat » –
les temps seront mûrs pour qu’il n’y ait plus (et pour longtemps) personne
capable de comprendre, ni surtout la moindre volonté de s’y consacrer. Ce
moment viendra, c’est une nécessité » (par. 74, p. 359). Une approche
historisante de son travail cherchant les influences consisterait donc à passer à
côté de l’essentiel, la question de l’être, et c’est bien ce qui s’est produit dès lors
qu’on a compris Être et temps comme une anthropologie et une philosophie de
l’existence. Toute enquête sur les sources heideggériennes, et sur ses sources
kierkegaardiennes tout particulièrement, perd-elle alors toute légitimité ? Il nous
semble que non si, comme nous pensons le faire, nous ne mettons en rapport
Kierkegaard et Heidegger que pour mesurer l’écart qui les sépare, et ainsi pour
mieux comprendre la spécificité de l’entreprise de pensée heideggérienne qui
n’est pas une philosophie de l’existence, donc pas non plus une éthique, la
résolution étant justement reprise et recomprise dans ces cahiers noirs comme
relevant des rares penseurs et poètes qui ont pour tâche de fonder la vérité de
l’Être : « La résolution – conçue méta-physiquement -, c’est, dans le domaine de
la pensée, le questionnement originaire » (p. 260). « Ethique », cette tâche ne
peut plus l’être en un sens kierkegaardien, celui d’une morale, mais seulement au

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Martin Heidegger : Réflexions II-VI (Partie 1)

sens de l’éthique originaire de l’ethos, de séjour humain sur la terre, comme il le


dit dans la Lettre sur l’humanisme, mais une éthique au sens traditionnel du
terme ne peut être dérivée de cette pensée de l’ethos, de telle sorte que la
question d’une éthique fondée sur l’analytique existentiale demeure aporétique.
[↩]
8. Cf., M. Heidegger, Ecrits politiques 1933-1966, Gallimard, Paris, 1995, pp.
217-238. [↩]
9. Sur ces questions, nous renvoyons à l’ouvrage très complet et précis de Christian
Sommer. Cf. C. Sommer, Mythologie de l’événement. Heidegger avec Hölderlin,
PUF, Paris, 2017. [↩]
10. Sur cette question, voir aussi Christian Sommer, Heidegger 1933. Le programme
platonicien du Discours de rectorat, Hermann, Paris, 2013. [↩]
11. Heidegger revient sur cette erreur au par. 257 de Réflexions IV : « La grande
erreur de ce discours consiste assurément en ceci qu’il part encore du principe
que dans l’espace de l’Université allemande il y a encore – en retrait – une lignée
de questionnants » (p. 291). Au par. 291, il ajoute : « A présent se voit à l’œil nu à
quel point il fallait être dans la lune pour tenter l’impossible. (…) Comment ai-je
pu commettre une telle erreur d’estimation ? » (p. 308). Heidegger y voit un
manque de courage de sa part, le fait d’avoir sous-estimé l’état présent du
nihilisme. [↩]

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