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Variations

Revue internationale de théorie critique 


25 | 2022
"Désintégrer Heidegger"

L’ontologie comme idéologie et son dépassement


dialectique
Alain Patrick Olivier

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/variations/2200
DOI : 10.4000/variations.2200
ISSN : 1968-3960

Éditeur
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Référence électronique
Alain Patrick Olivier, « L’ontologie comme idéologie et son dépassement dialectique  », Variations [En
ligne], 25 | 2022, mis en ligne le 23 septembre 2022, consulté le 26 septembre 2022. URL : http://
journals.openedition.org/variations/2200  ; DOI : https://doi.org/10.4000/variations.2200

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L’ontologie comme idéologie et son dépassement dialectique 1

L’ontologie comme idéologie et son


dépassement dialectique
Alain Patrick Olivier

1 Dans l’édition allemande des œuvres complètes de Theodor W. Adorno, Dialectique


négative, l’opus le plus métaphysique de son auteur, est imprimé avec Jargon de
l’authenticité, son ouvrage le plus polémique1. Les deux ouvrages ont effectivement une
orientation commune, qui est de critiquer la philosophie de Martin Heidegger et ce que
cette pensée représente dans la société allemande d’après-guerre, à savoir une
permanence ou une résurgence de l’idéologie. Cette intention critique apparaît plus
clairement encore dans les trois conférences sur Ontologie et dialectique qu’Adorno
prononce au Collège de France, au printemps 1961, et dont le texte constitue la
première mouture de Dialectique négative2. Il écrit à son collègue et ami Robert Minder,
lequel l’invitait dans la très honorable institution parisienne, qu’il voulait s’attacher
aux principes mêmes du heideggérianisme, « die Heideggerei einmal sehr prinzipiell
aufzurollen »3. Cela se rattache sans nul doute au programme formulé par Walter
Benjamin avec Bertolt Brecht, dans les années 1930, de « désintégrer Heidegger », « den
Heidegger zu zerstrümmern »4. Pourtant, les conférences ne devaient pas porter
exclusivement sur Heidegger, d’où le titre : Ontologie et dialectique. Elles devaient
concerner aussi bien l’existentialisme et les tendances à l’ontologie dans la philosophie
française contemporaine, présente jusque chez les philosophes affichant une
orientation marxiste. La particularité de la position de Heidegger était d’oser une
« mémorable transition » entre « l’être » et le « national-socialisme » 5. Mais il ne suffit
pas de se défaire de l’ontologie, ou d’en démontrer la dimension idéologique ou les
implications politiques, pour Adorno : il convient également de lui proposer une
alternative. Or, quelle est l’alternative possible à l’ontologie ? C’est la dialectique. La
dialectique ? Le mot évoque le positivisme du matérialisme dialectique et l’orthodoxie
des partis communistes. Mais il n’est question ici ni de Karl Marx ni de Friedrich Engels
ni du bloc de l’Est. C’est la dialectique de Hegel qui fournit la matrice, éventuellement
renversée, sursumée, ou disloquée, permettant la critique de Heidegger, la dimension
de négativité devant à son tour marquer la distance à l’égard de Hegel dans l’expression
proposée de « dialectique négative ».

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L’ontologie comme idéologie et son dépassement dialectique 2

2 Cette double tentative originale de critiquer l’ontologie, d’une part, et de réévaluer la


dialectique en lui donnant une nouvelle forme, d’autre part, mérite autant d’être
discutée aujourd’hui que dans les années 1960, que ce soit du point de vue du débat
ininterrompu autour de Heidegger et de son engagement dans le national-socialisme,
que du point de vue des grandes orientations de la philosophie française qui en sont
encore tributaires, orientations qui se sont mises en place à cette époque, et que nous
n’avons pas nécessairement abandonnées. Certes, la dialectique peut nous paraître une
chose du passé, un mode de pensée anachronique, voire détestable, ou déserté, du fait
que cette même philosophie française a soigneusement œuvré, depuis plus de
cinquante ans, à faire disparaître ce mot du vocabulaire et de la discussion
philosophique. Remarquons qu’il n’en va pas très différemment en Allemagne. Les
successeurs d’Adorno, à l’Ecole de Francfort, même s’ils ont pu maintenir le projet
d’une théorie critique de la société, voire d’une critique du monde capitaliste, ou s’ils
n’ont pas définitivement renoncé à l’idée d’émancipation, n’y font guère plus de
référence, si ce n’est en référence à l’œuvre d’Adorno justement, et pour la commenter
ou la critiquer. L’usage du terme « dialectique » peut donc nous paraître bien
anachronique aujourd’hui, mais il l’était déjà à cette époque, lorsqu’Adorno a choisi
d’en faire le nom de toute sa philosophie ou de tout son projet théorique. Car, ce qui
paraît « anachronique » peut justement prétendre, selon lui, à « une plus grande
actualité »6. A l’inverse, renoncer à la dialectique comporte le risque de renoncer ou
d’avoir renoncé à une dimension intrinsèque du projet critique et philosophique, et de
rechuter dans des modes de pensée conformistes ou obscurantistes. On peut vouloir,
dans ces conditions, regarder de plus près les arguments d’Adorno à l’encontre de
l’ontologie et en faveur de la dialectique, et procéder à l’effort d’une lecture serrée de
ces textes, lecture qui a tant manqué à la philosophie française contemporaine, comme
le déplorait en son temps Michel Foucault, malgré toute la sympathie de celui-ci pour la
philosophie et le vocabulaire de Heidegger. Dans ce qui suit, je ne relèverai pas de façon
systématique les arguments portés contre Heidegger, ou contre les ontologies et les
existentialismes, ni n’examinerai leur pertinence et leur impact. En revanche, je
m’attacherai à relever les occurrences du concept de « dialectique » et à la signification
qu’en donne Adorno dans ses conférences (et par suite dans Dialectique négative), afin
d’éclairer un aspect de la critique engagée contre Heidegger, d’une part, afin de
préciser encore le projet de métaphysique alternatif, d’autre part, et d’observer
comment le dépassement dialectique de l’ontologie procède de la mise en évidence de
la nature dialectique de l’ontologie par la dialectique négative démystificatrice, et
comment la conception de la dialectique négative procède à son tour de la critique
immanente de l’ontologie dont elle est le résultat. Il s’agira, de ce fait, de collecter
quelques éléments permettant de mieux définir ce qu’on pourrait appeler la « méthode
dialectique » d’Adorno et envisager son rapport à la logique de l’Aufklärung comme
pouvoir de désactiver les forces obscurantistes et mythologisantes. On la tentative de
critiquer l’ « ontologie » dans les deux premières conférences, Le besoin ontologique et
Etre et existence (reprises dans les deux chapitres de la première partie Rapport à
l’ontologie de Dialectique négative). Dans la troisième conférence, Vers une dialectique
négative (reprise dans la deuxième partie « Dialectique négative, concepts et
catégories » de Dialectique négative), il s’agit, au contraire, de produire cette pensée
alternative valable pour le présent, qu’Adorno appelle pour la première fois
« dialectique négative ». Je reviendrai ainsi sur les usages du terme « dialectique » et la
critique de Heidegger présente dans les deux premières conférences, (I) avant d’étudier

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L’ontologie comme idéologie et son dépassement dialectique 3

pour elle-même cette notion alternative de « dialectique négative » forgée par Adorno,
dans la troisième conférence (II). Je m’interrogerai, enfin, sur l’actualité de cette
conception dans le contexte de la philosophie française, où nous nous situons dans le
présent article (III).

La critique de l’ontologie comme idéologie


3 Dès les premières phrases de ses conférences, Adorno fait remarquer avec ironie que
s’en remettre à l’ontologie en général, et celle de Heidegger, en particulier, apparaît, en
Allemagne, comme un gage de moralité, qui fait par trop oublier l’ombre du passé
politique :
« L’ontologie philosophique, et en particulier l’ontologie dite existentielle et
fondamentale de Heidegger, a conservé en Allemagne son pouvoir de fascination.
Ses implications et engagements politiques sont oubliés. Mieux encore : se réclamer
de ces ontologies équivaut actuellement à un brevet de bonnes pensées et de
bonnes mœurs. Peut-être suffira-t-il bientôt d’inscrire dans les questionnaires
officiels, sous la rubrique « religion » ou « confession » : croyant à l’être,
« Seinsgläubig » »7.
4 On retrouve la même idée, un peu atténuée, dans le passage correspondant de
Dialectique négative :
« Die Ontologien in Deutschland, zumal die Heideggersche, wirken stets noch
weiter, ohne daß die Spuren der politischen Vergangenheit schreckten“ 8. (« En
Allemagne, les ontologies, particulièrement celle de Heidegger, continuent à agir
sans qu’effrayent les traces du passé »9.)
5 La mémorable « transition » entre l’être et le national-socialisme est explicite et
manifeste, chez Heidegger, dans l’engagement au parti, dans les discours du rectorat,
d’une part ; elle est masquée et souterraine dans les ouvrages considérés comme de la
philosophie pure ou dans son enseignement sur l’être, d’autre part. Pour autant qu’il
demeure enfoui, l’oubli de l’engagement politique constitue l’élément idéologique de
cette philosophie. Le premier moment de la critique consisterait alors à montrer
comment ce qui apparaît disjoint, extérieur, devrait être pensé comme intérieur et
nécessaire. La démarche dialectique permet d’envisager une telle liaison, parce qu’elle
relève, d’abord, d’une démarche logique permettant de penser l’identité et la différence
de façon spéculative ; parce qu’elle établit, ensuite, un lien systématique entre la
théorie de la connaissance et la théorie de la société. C’est ce qui permet de
comprendre la dimension idéologique non pas comme quelque chose d’extérieur, mais
comme la raison d’être de l’ontologie. Mais ce n’est pas ce qu’Adorno définit d’abord
comme « dialectique ». Il procède par une critique immanente du discours
métaphysique, étudiant avec précision et de façon systématique les opérations de
pensée à l’œuvre dans Heidegger dans son discours ontologique, indiquant ce que
pourraient être leurs implications politiques, analysant les harmoniques liées à la
sonorité du mot « être » et leur liaison éventuelle avec les mots d’ordre de la littérature
et de la politique fascistes ou préfascistes.

La dialectique paralysée et utilisée

6 La première occurrence du terme « dialectique », dans le texte des conférences,


concerne la conception même de la différence ontologique, qui est l’objet central de la

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L’ontologie comme idéologie et son dépassement dialectique 4

philosophie de Heidegger. Le terme « dialectique » constitue un élément du dispositif


de réfutation en ce qu’il met en évidence la contradiction inhérente et non apparente
chez Heidegger dans l’usage du concept de l’être et dans l’usage de la dichotomie entre
« être » et « existant ». Adorno cherche à exhiber un usage caché de la dialectique dans
l’ontologie, laquelle voudrait s’en prémunir. Il insiste sur le fait que l’ontologie est prise
dans une contradiction – que Heidegger cherche à masquer ou à atténuer – entre, d’une
part, la réponse au besoin « ontologique », la référence à l’expérience commune, le
recours au mot « être » et au mot « existence » comme références à ce qui est le plus
concret, la particularité, ce qui intéresse tout le monde, et, d’autre part, la volonté de
désigner par « être » ce qui est au-dessus de tout « étant », quelque chose de purement
abstrait, ou d’universel, la « chose primaire absolue ».
« Parmi les nombreuses fonctions du mot être, il importe de ne pas sous-estimer
celle qui implique il est vrai sa plus haute dignité vis-à-vis de l’existant, mais en
même temps aussi le souvenir de l’existant, dont il faudrait se séparer, comme
d’une chose antérieure à la différentiation et à l’antagonisme. C’est de là que
provient la séduction de l’être, pareil au murmure des feuilles dans le vent. Ce n’est
que ce qu’il permet, qui lui échappe innocemment, alors que philosophiquement on
le revendique comme propriété ; il doit se dévoiler, se montrer à la pensée, par le
mot être. C’est justement l’excessive abstraction du mot être, fixé en-deçà de
l’opposition entre la notion et l’existant, qui se prête à l’exploiter comme
concretissimum. Cette dialectique [je souligne APO] qui prête à la confusion de la
pure particularité et de la pure généralité, toutes deux également dépourvues de
précision, est à la fois paralysée et utilisée dans l’enseignement de l’être :
l’indéfinition est une cuirasse mythique »10.
7 La « dialectique » prend alors une double signification. Le mot désigne la nature
contradictoire elle-même de ce discours, lorsqu’il ne voit pas, n’assume pas, ou
dissimule ces contradictions. Il désigne également un mode de la critique, relevant des
procédés de démystification, qui pointe les contradictions qui y sont à l’oeuvre. La
dialectique apparaît de ce fait comme une méthode d’investigation rationnelle,
relevant d’une part d’une logique spéculative (la dialectique telle qu’elle est «
utilisée ») et, d’autre part, d’un processus d’Aufklärung (la dialectique telle qu’elle se
trouve « paralysée »), qui s’oppose à la tentation du discours mythologique à l’œuvre
dans l’ontologie de Heidegger. Le discours mythologisant se trouve opposé à la
démarche dialectique-critique. En effet, l’ontologie se pense « dispensée de toute
critique devant la raison »11. La philosophie entoure son discours de « mystère » ; « tout
demeure insaisissable » pour demeurer « inattaquable »12. S’il est donné un aliment au
« besoin ontologique », le « besoin critique » est quant à lui « captivé ». Le discours
verse de ce fait dans l’obscurantisme et l’irrationalisme. « Il essaie d’atteindre le mythe,
comme l’ont fait les national-socialistes »13.

La dialectique de l’être et de l’existant

8 Dans la deuxième conférence, Adorno met en évidence plus précisément en quoi


consiste la « dialectique de l’être et de l’existant » qu’utiliserait Heidegger tout en se
refusant à la penser :
« La dialectique de l’être et de l’existant, se manifestant par le fait que, grâce à son
moment notionnel, aucun être n’est pensable sans un existant et aucun existant
n’est pensable sans l’entremise de la notion de l’être, devient pour Heidegger une
essence non dialectique. Les deux moments qui ne sont pas sans que l’un ne soit
autrement pensable que par l’autre, sont pour lui sans médiation : l’être positif.

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L’ontologie comme idéologie et son dépassement dialectique 5

Mais le compte n’y est pas. La relation de débiteur à créancier qui existe entre les
catégories est mise en accusation. L’existant, chassé à coups de fourche, revient
parce que l’être épuré de ce qui est existant, n’est un phénomène initial seulement
aussi longtemps qu’il implique l’existant. L’habileté avec laquelle Heidegger y
parvient est son chef-d’œuvre stratégique et la matrix de toute sa philosophie. Par
le terme de différence ontologique, sa philosophie accapare le moment insoluble de
l’existant »14.
9 La différence entre l’être et l’existence introduit non seulement une différence entre
des notions, mais également une différence entre la notion et l’existence, et la relation
prend la forme d’une relation inégale, voire d’une relation de domination. Le verbe
« accaparer » (en allemand : « die Hand legen », traduit par : « faire main basse » dans
la traduction française de Dialectique négative) laisse penser que cette assimilation de
l’existant à l’être signifie non seulement une mainmise, pour Adorno, mais
éventuellement une menace pour l’existence même de l’existant en tant qu’existant.

La dialectique immanente de la langue

10 Le rapport de pouvoir ou de domination entre la notion et l’existence est plus explicite


encore dans le passage où Adorno affirme que la langue possède une « dialectique
immanente », ce que Heidegger refuserait de reconnaître :
« La vigueur [Kraft] de la langue se confirme par le fait que l’expression et la chose
divergent dans la réflexion. La langue ne devient une instance de vérité que par la
conscience de la non-identité entre l’expression et l’exprimé. Heidegger se refuse à
cette réflexion ; il s’arrête après le premier pas de la dialectique immanente de la
langue. Sa pensée est aussi une reprise en cela qu’elle voudrait rétablir la vigueur
[Gewalt] du « nom » par un rituel nominatif. Mais cette vigueur n’est pas tellement
présentée dans la langue sécularisée pour qu’elle puisse faciliter l’entreprise au
sujet. Par la sécularisation, les sujets ont frustré la langue du nom. Elle a besoin de
ses efforts intransigeants15 ».
11 Le mot « vigueur » traduit ici à la fois le mot « Kraft », ce qui fait la « force » de la
langue, sa faculté de pouvoir établir une distinction entre expression et chose, et le mot
« Gewalt », ce qui relève de la « violence » dans le « rituel nominatif », qui tend à
supprimer cette distinction, ou à la masquer. Il s’agit, par le « rituel nominatif » de
substituer le rapport de force comme rapport violent au rapport critique du sujet à la
vérité. La logique autoritaire de l’ontologie commence à se révéler à ce point et
permettre le lien avec la dimension politique. L’ontologie se présente d’autant plus
comme dépourvue de tout lien à la politique, à l’existant, qu’elle est fondée sur une
logique du commandement, de la violence, du refus de la pensée critique dans le rituel
des mots. Plus profondément, c’est le principe de la pureté du concept ou de la notion
dans son pouvoir de domination sur les choses qui se trouve institué.

La connaissance dialectique de la non-identité dans l’identité

12 Il existe, donc, une dialectique que Heidegger aurait aperçue et utilisée tout en refusant
de l’admettre. Cette dialectique relève aussi bien du rapport entre l’être et l’existant,
que du rapport entre l’expression et la chose. La notion de l’être est dépendante du mot
« être » et de la copule « est » qui établit une un rapport entre un sujet et un prédicat.
Mais le « est » unit dans le jugement des moments qui demeurent aussi bien
irréductibles, et la notion de l’être se trouve prise dans une contradiction. C’est alors

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L’ontologie comme idéologie et son dépassement dialectique 6

qu’Adorno propose une définition de la dialectique comme la « connaissance »


(« Einsicht ») selon laquelle il y a « non-identité dans l’identité » :
« La pensée, fascinée par la chimère d’une chose primaire absolue sera tentée de
réclamer finalement cette irréductibilité même comme une telle finale. La
réduction à l’irréductibilité vibre aussi dans la notion de l’être chez Heidegger. Mais
elle est une formalisation ne correspondant pas à ce qui est formalisé. Prise en elle-
même, elle n’exprime que le négatif, c’est-à-dire que les moments de jugements,
chaque fois que s’exercent ces derniers, ne s’interpénètrent jamais de part ou
d’autre et qu’ils ne sont pas identiques. Indépendamment de cette relation des
moments de jugements, l’irréductibilité est un néant et elle demeure impensable.
C’est pourquoi on ne peut pas lui attribuer une priorité ontologique vis-à-vis des
moments. Le paralogisme consiste à interpréter faussement le négatif ne
permettant à aucun des moments de se laisser réduire à l’autre, en un positif – état
de choses sui generis – et en une chose indépendante des moments. Heidegger
parvient jusqu’à la limite de la connaissance dialectique [je souligne APO] selon
laquelle il y a non-identité dans l’identité ; mais il applique avec insouciance la
logique traditionnelle de la non-contradiction au domaine pré-logique et
métalogique de sa philosophie. La contradiction dans la notion de l’être n’est pas
résolue. Tout ce qui pourrait être pensé sous le nom d’être nargue l’identité entre la
notion et ce qu’elle veut exprimer ; néanmoins, Heidegger le traite comme une
identité, comme un pur être ipsique dépourvu de tout élément étranger à sa nature.
La non-identité dans l’identité absolue est dissimulée comme une tare familiale » 16.
13 La dialectique consiste ici non seulement dans la mise en évidence de la nature
contradictoire des concepts, comme c’est le cas pour la logique traditionnelle de la
contradiction, mais également dans l’exposition de la nécessité qu’il y a de penser le
rapport de la pensée et de l’existence comme rapport d’identité et de non-identité. Le
« paralogisme » de Heidegger pourrait être contourné en se situant sur le plan d’une
telle logique « dialectique », qui dépasserait le point de vue de la contradiction. Mais
Heidegger choisit de s’en tenir au principe de l’identité et au principe de la
contradiction, quand bien même son usage des concepts contredit ce principe. De ce
fait, la dialectique possède chez Adorno cette double fonction de critiquer des
stratégies argumentatives fallacieuses au sens kantien, mais également de mettre à jour
et d’assumer une nature dialectique de la raison, au sens hégélien, dont userait
l’ontologie sans l’assumer. Pour éviter de rendre manifeste ses contradictions,
Heidegger serait obligé d’avoir recours à des « trucages », à des « procédés magiques »,
à des stratégies de « prestidigitateur ». Pour déjouer ce troisième type d’artifice, la
critique d’Adorno emprunte la voie d’un démystification d’un type d’Aufklärung que
l’on pourrait considérer non plus comme kantien ou hégélien mais plutôt voltairien, et
qui ne relève pas de la dialectique. L’exposition des trucages conceptuels permet
néanmoins la mise en évidence par Adorno de ce qui constitue, selon lui, la différence
ontologique, ou plutôt la différence dialectique essentielle, à savoir la compréhension
du lien entre l’identique et le non-identique, qui est au principe de ce qu’il appelle
« dialectique négative ».

La dialectique de l’émancipation spirituelle

14 Avant d’aborder pour elle-même cette conception de la « dialectique négative »


qu’expose Adorno dans la troisième conférence, remarquons brièvement une autre
occurrence du terme « dialectique », qui précise encore le lien entre la dialectique et
l’Aufklärung, où la dialectique se désigne comme la dialectique même de l’Aufklärung,

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L’ontologie comme idéologie et son dépassement dialectique 7

« Dialektik der Aufklärung », ce qu’Adorno traduit ici par « dialectique de


l’émancipation spirituelle ». Il ne fait pas référence à l’ouvrage qu’il a co-écrit avec Max
Horkheimer (traduit en français sous le titre Dialectique de la raison), mais au processus
même de l’histoire appréhendée comme « l’Histoire de la pensée ». La dialectique se fait
à ce point dialectique historique, sinon matérialisme historique, puisque ce qui est en
jeu, ce sont des processus idéaux de production de pensée ou de prise de conscience,
comme dans Hegel. Il faudrait distinguer à nouveau ici entre une dialectique objective,
celle de l’histoire de la pensée, et une dialectique méthodique, celle qui réfléchit ce
processus, qui s’opposerait, de la même façon, à l’ontologie comme redoublement sous
une forme mythique d’une conception mythique de l’histoire de la pensée. La
démythologisation s’opère donc sur ces deux niveaux, celui de l’histoire et celui de
l’interprétation de l’histoire. Dans le deux cas, il s’agit d’opposer l’Aufklärung comme
pouvoir de démythologisation à l’ontologie comme pouvoir de mythologisation. La
dimension politique de cette méthode apparaît dans le choix du terme
« émancipation », puisque considérer dialectiquement l’histoire de la pensée comme
l’histoire d’une émancipation spirituelle, c’est-à-dire comme l’histoire d’une
production critique des pensées, c’est participer en même temps au processus
d’émancipation, alors que considérer l’histoire de façon non-dialectique et non-critique
comme histoire de (l’oubli) de l’être, c’est « obéir à l’histoire » et chercher « à atteindre
le mythe, comme l’on fait les national-socialistes » :
Démythologiser c’est séparer, tandis que le mythe est l’unité trompeuse de ce qui
n’est pas encore séparé. En faveur du privilège de l’être, Heidegger est obligé de
faire volte-face et de condamner le travail critique des notions sous prétexte que ce
travail serait une dégradation. Il y est obligé parce que l’insuffisance des principes
initiaux à expliquer le monde également inclus dans leur sens, a produit leur
dissection et parce qu’ainsi l’exterritorialité magique de l’être considéré comme
suspendu entre l’essence et le fait, s’est empêtré dans le réseau des notions.
Heidegger l’annule comme si la philosophie pouvait occuper une position
historique au-delà de l’Histoire, cependant qu’elle doit par ailleurs obéir à l’Histoire
elle-même ontologisée comme l’existence. Heidegger est anti-intellectualiste par
obligation de système, il est anti-philosophique par philosophie, ainsi que les
renaissances religieuses actuelles ne s’inspirent pas de la vérité de leurs doctrines
mais du sophisme selon lequel il serait bon d’avoir une religion. Cependant, parce
que l’Histoire de la pensée, aussi loin qu’on y puisse remonter, est une dialectique
de l’émancipation spirituelle, Heidegger ne s’arrête à aucun de ses degrés comme il
[le] fut peut-être tenté dans sa jeunesse, mais sans hésiter et à l’aide d’une
« machine à explorer le temps » semblable à celle de Wells, il se jette dans l’abîme
de l’archaïsme où tout est tout et peut tout signifier. Il essaie d’atteindre le mythe,
comme l’ont fait les national-socialistes ; le sien, comme le leur, demeure celui du
vingtième siècle, le faux-semblant que l’Histoire a démasqué comme tel et qui
s’avère de façon éclatante entièrement inconciliable avec la forme rationalisée de la
réalité dans laquelle la conscience est également enchevêtrée. Elle s’arroge l’état
mythologique comme s’il lui était accessible sans qu’elle fût son égale 17.
15 Nous voyons, dans tous ces exemples et toutes ces occurrences, comment la démarche
dialectique est mise en œuvre de façon immanente à la critique de l’ontologie et
comment elle en procède. La dialectique met en évidence la nature dialectique
(contradictoire) de la pensée, que dissimule le discours de l’ontologie, en faisant valoir
plus rigoureusement le principe de contradiction, mais elle se définit moins par la
contradiction que par le principe de la non-identité de la pensée, la différence posée
entre identique et non-identique apparaissant comme la reformulation adéquate de la
différence supposée ontologique entre l’être et l’existant.

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L’ontologie comme idéologie et son dépassement dialectique 8

La dialectique négative comme critique et comme


alternative
16 Dans la troisième conférence, Vers une dialectique négative, Adorno en vient à esquisser
ce qui serait une alternative à l’ontologie, à imaginer un type de « philosophie » qui
serait le résultat de cette critique. C’est alors qu’il en vient à proposer une
« dialectique », qui partirait de ce qu’exclut la philosophie d’identité, à savoir l’existant
comme tel (en ce qu’il ne se soumet pas complètement à « l’accaparement » de l’être) :
« Ce que la dialectique [je souligne, APO] de Hegel blâme encore comme étant une
existence existence mesquine, « faule Existenz », serait le point crucial d’une
dialectique plus vérifique : elle chercherait exactement son thème dans les qualités
individuées que la philosophie traditionnelle élimine comme déchet contingent » 18.
17 En tant que la dialectique fait une part à « l’existence mesquine » (« faule Existenz »),
elle se différencie déjà de la dialectique de Hegel. Mais c’est dans un deuxième temps
seulement qu’Adorno en vient à la définir comme « négative » contre Hegel : « Une telle
dialectique serait négative. Son idée énonce ce qui la sépare de Hegel » 19. En quoi
consiste la « négativité » d’une telle « dialectique » ? On peut distinguer plusieurs
caractéristiques de la dialectique, qui émergent à la fois de l’usage qu’en fait Adorno et
de la façon dont il la décrit de façon programmatique.
18 1) La dialectique (négative) n’est pas une philosophie première, elle n’est pas une
philosophie : il ne s’agit pas de remplacer l’ontologie par la dialectique, comme « prima
dialectica »20. Car cela reviendrait à remplacer une notion par une autre notion. Il s’agit
de renoncer à produire des concepts, pour réfléchir de façon critique sur le rapport du
concept et de l’existant. Il ne s’agit pas de substituer aux concepts dominants d’autres
concepts premiers, fussent-ils mineurs, comme le concept d’individu, ou même le
concept de non-identité, ou encore le concept de différence (ce qui reviendrait à
ontologiser l’individu, la non-identité, la différence).
19 2) La dialectique (négative) est toujours prise elle-même dans les contradictions qu’elle
dénonce : « sa pensée doit dépasser ce qui lui fut donné chaque fois » 21. Elle ne « doit
pas s’illusionner sur la situation antinomique de son point de départ » 22. Elle est de
cette façon une forme d’auto-critique.
20 3) Elle n’est pas une philosophie du non-identique mais une critique du rapport
dialectique de l’identique et du non-identique. Elle inverse le rapport que la tradition a
établi entre identique et non-identique (ou plus exactement le rapport qu’elle n’a pas
établi) : « Le plus simple sens littéral de la dialectique, signifiant mouvement dans la
contradiction dialoguée, souligne le non-identique au lieu de l’identité » 23.
21 4) Sa logique est une « logique de la désagrégation » (ou « logique de la dislocation »
comme on a traduit par euphémisme « Logik des Zerfalls ») 24 : « elle dissout l’immédiat
comme l’a fait Hegel, et elle le détermine comme obtenu par médiation » 25. Des
parallèles ont pu être faits avec la méthode de la déconstruction de Jacques Derrida,
elle-même en rapport avec la logique de destruction de Heidegger, mais Adorno
critique explicitement cette notion conservatrice chez Heidegger : « Ce qu’il appelle la
destruction nécessaire de la métaphysique traditionnelle se révèle comme un
acquiescement tacite devant les mots comme produits de la culture acceptée. Une telle
conscience irréfléchie et nullement radicale consent à tout ce qui l’entoure » 26.

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L’ontologie comme idéologie et son dépassement dialectique 9

22 5) La dialectique est une forme de connaissance rationnelle et rigoureuse par concept.


« La dialectique négative, dans sa situation polémique contre le fétichisme notionnel,
ne se présente pourtant pas comme l’absence de notion, Begriffslosigkeit » 27. Elle
s’oppose de ce fait à l’anti-intellectualisme de Heidegger.
23 6) Elle met en tension deux conceptions de la philosophie, la conception académique
adonnée au principe de la science, d’une part, la critique de l’idéologie comme relevant
de la mondanité, d’autre part. Le premier moment, celui de « la pensée telle que
l’exerce la philosophie devenue scientifique » est aussi « indispensable à l’action de
penser que l’élément de l’homme de lettres, cet élément diffamé par l’ethos scientifique
petit-bourgeois »28. La philosophie a été substantielle quand ces deux moments « sont
entrés en constellation »29. Alors que la posture de Heidegger relève essentiellement du
premier moment, de l’arrogance mais aussi du vide de la philosophie académique , la
démarche d’Adorno entend intégrer aussi essentiellement le deuxième moment, celui
de l’homme de lettres. « La dialectique pourrait être caractérisée comme l’effort haussé
à la conscience de soi, celui d’atteindre l’unité de ces deux moments » 30. Adorno
maintient ses différents éléments comme autant de moments dans sa pratique de la
dialectique, qui relève de la philosophie, et même de la métaphysique, mais aussi bien
de la critique de l’idéologie (d’où le lien avec le Jargon de l’authenticité comme volet
complémentaire de Dialectique négative).
24 7) Comme l’ontologie est une dialectique, la dialectique comporte aussi un moment
ontologique :
25 « une dialectique négative voudrait accomplir ce que la dialectique positive et idéaliste
a déjà conçu. Elle comporte un moment ontologique autant que l’ontologie refuse au
sujet le rôle franchement constitutif. Seulement, elle ne substitue par l’objet au sujet,
comme sa contradiction statique »31. C’est en ce sens que la dialectique peut constituer
également une réponse au besoin ontologique, à la dimension métaphysique dont il est
question à l’origine.
26 La dialectique constitue donc une potentialité de résistance dans le domaine de la
théorie. Elle s’oppose à l’ontologie, dont elle démasque les contradictions et les
mystifications. Mais elle ne s’attache pas seulement à exhiber la nature contradictoire
des notions, elle met aussi en évidence ce que la notion exclut et domine, et elle établit
un lien avec la société. Elle possède en ce sens une dimension politique en tant que
critique de la domination et de l’ordre existant.
27 Nous avons vu que la dialectique constitue une alternative à l’ontologie, en même
temps qu’elle procède de la critique de celle-ci. Le mode de pensée dialectique est
radical dans la mise en place de l’alternative entre dialectique et ontologie, qui conduit
à l’abandon de l’ontologie. Mais son présupposé est aussi l’existence d’une ontologie,
laquelle nie sa nature dialectique, ce qui donne lieu au processus critique. Du fait que la
dialectique procède d’une critique immanente de l’ontologie, il n’est pas possible pour
autant de déterminer si une dialectique serait possible indépendamment de cette
critique.

Variations, 25 | 2022
L’ontologie comme idéologie et son dépassement dialectique 10

L’actualité de la dialectique dans le champ de la


philosophie française
28 Quelle peut-être l’actualité aujourd’hui d’une telle conception « négative » de la
dialectique ? La philosophie française contemporaine – dans le cadre conceptuel et
institutionnel de laquelle nous nous situons – a opéré une éviction quasi totale de la
notion de dialectique du champ philosophique. Après avoir pris ses distances à l’égard
du communisme et à l’égard du marxisme dans Les aventures de la dialectique (1955),
Maurice Merleau-Ponty, alors professeur au Collège de France, a cherché à défendre
l’ontologie de Heidegger dans ses cours, même s’il propose également des formes
raffinées pour penser l’actualité de la dialectique. Il est donc visé directement par la
critique d’Adorno dans les conférences, auxquelles il aurait répondu non par le
dialogue ou par la dialectique, mais par le silence ou par un effet d’institution visant à
inviter en retour Heidegger32. La génération qui publie dans les années 1960 semble
avoir relégué le concept de « dialectique » au magasin des accessoires de Michel
Foucault à Jacques Derrida, de Gilles Deleuze à Louis Althusser. Elle dénonce avec
véhémence le mot de « dialectique » (« l’infâme dialectique »), qu’elle bannit de son
vocabulaire33. Si bien qu’il nous est paradoxal d’oser même penser quelque chose
comme une pensée dialectique aujourd’hui. En revanche, la philosophie française
n’hésite pas à se délecter du vocable de l’ontologie ou à se gargariser du mot « être »,
lorsqu’elle ne définit pas tout simplement la philosophie comme « ontologie » ou
« ontologie du sens »34. L’abandon de la dialectique, pour être bien attesté, n’en est pas
pour autant justifié. Si les ouvrages de Deleuze, Différence et répétition et le livre sur
Nietzsche, se présentent comme des antidotes, la dialectique n’y est pas sérieusement
discutée. Elle est plutôt discréditée sans autre véritable argumentaire que comme
représentant « l’idéologie naturelle du ressentiment, de la mauvaise conscience » 35.
Nietzsche est l’alternative – le modèle de pensée non-dialectique – trouvée à Hegel et
Marx, quand bien même cette référence est commune avec la pensée fasciste. La
philosophie française non seulement ne procède pas à une critique véritable de la
dialectique, mais elle ne s’engage pas non plus dans la lecture ni dans la publication des
ouvrages d’Adorno, qu’elle contourne plutôt. Elle n’a pas su répondre de ce fait aux
critiques qu’ils adressent à l’existentialisme et au heideggerianisme français.
29 Alain Badiou fait exception dans le paysage intellectuel de relégation du mot de
« dialectique » même si ce vocable, dont il fait un constant usage, ne tient pas pour
autant une place centrale dans son approche métaphysique, qui vise à restaurer
l’« ontologie » à partir des mathématiques. S’il procède à une lecture de Dialectique
négative au détour de sa réflexion sur la musique, il ne s’agit pas pour autant d’en
actualiser les positions, ni sur la question de la dialectique 36 ni sur la question de
Heidegger. Badiou entend proposer un « dépassement dialectique » 37 de Heidegger,
dans le séminaire qu’il lui consacre, mais il ne cesse de considérer, par ailleurs, l’auteur
d’Etre et temps, comme le plus grand philosophe du vingtième siècle, et il n’inclut pas la
question de l’engagement politique dans la critique qu’il lui adresse. Son dépassement
saute, de ce fait, par-dessus le problème de la relation à la politique plutôt qu’il ne
l’expose ou le résout. Badiou admet, par ailleurs, qu’il y a un « racisme des
intellectuels », qui permet d’expliquer l’importance du vote pour Marine Le Pen 38. Il
parle de « pétainisme transcendantal » dans le domaine de la politique, mais sans
envisager l’application de cette expression dans le champ de la philosophie. C’est que la

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L’ontologie comme idéologie et son dépassement dialectique 11

question de l’autonomie du champ de la philosophie à l’égard de la politique et de


l’idéologie continue de se poser : elle n’a pas été remise en question par Pierre Bourdieu
lui-même, lequel critique plutôt Adorno pour l’avoir ignorée39. Or, ce que montre
Adorno, c’est que la question de l’ontologie et la question de la philosophie de l’être
n’est pas séparable d’une situation sociale de la philosophie académique. C’est
précisément cette question de l’université et de l’institution qui permet d’éclairer le
lien entre philosophie et politique, et la « transition » entre l’enseignement de l’être et
l’adhésion au national-socialisme. Pour Adorno, il s’agit d’abord critiquer une
philosophie, la philosophie de Heidegger, portée « par les plus puissantes institutions
éducatives » (en dehors du Collège de France)40. Les institutions universitaires peuvent
donc être tenues pour responsable du passage au fascisme. Elles sont susceptibles, dans
leur apolitisme apparent, de générer la production du mythe dans la société et des
processus de domination qui en découlent. Réfléchir sur l’actualité de la dialectique
dans le cadre de nos institutions universitaires, c’est donc réfléchir aussi de façon
critique sur nos pratiques pédagogiques, sur les questions de pouvoir et de domination
dans l’espace faussement neutre et autonome de l’enseignement philosophique. Adorno
nous donne à penser sur ce que pourraient recouvrir politiquement l’usage de mots
comme « être » ou comme « existence », « ontologie » ou « différence ontologique ».
Car il se peut que la pensée mythique, et par suite la pensée fasciste, puisse être un
produit de l’éducation, des institutions universitaires et même ou d’abord des
institutions philosophiques. Adorno montre que telle est la fonction de la philosophie
de Heidegger. La dialectique – ou du moins la « dialectique négative » – fournirait, au
contraire, des ressources pour résister théoriquement, dans l’espace de l’institution
universitaire comme dans la société en général.
30 La dialectique négative impose pourtant à la philosophie un régime de pensée austère.
Car le dépassement dialectique de l’ontologie dans la dialectique négative ne s’opère
pas seulement sous le régime de la continuité et de l’élévation à un stade supérieur, il
constitue le lieu d’une décision théorique qui se pose dans le termes d’une alternative.
Il s’agirait de choisir entre ontologie et dialectique, de ne pas répondre servilement au
projet d’ontologie fondamentale mis en place par Heidegger, mais à critiquer et déjouer
plutôt une telle tentation de rechute dans la métaphysique. Il faudrait ne plus « vénérer
Sein und Zeit comme un livre de très haute philosophie »41, mais entreprendre, au
contraire, la critique de notre fascination, envisager les implications politiques
immanentes de nos discours métaphysiques. Pourtant, si l’on choisit de suivre ce
régime dialectique, on s’aperçoit qu’il nous faudrait abandonner presque toutes les
philosophies françaises que nous avons citées. Il faudrait renoncer aux vitalismes
ontologiques, aux clameurs de l’être, pour ne pas parler des ontologies de nous-mêmes,
fussent-elles critiques, et des herméneutiques du sujet.

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L’ontologie comme idéologie et son dépassement dialectique 12

NOTES
1. T. W. Adorno, Negative Dialektik, Jargon der Eigentlichkeit. (Gesammelte Schriften. Hrsg. Von R.
Tiedemann, unter Mitwirkung von G. Adorno, S. Buck-Morss und K. Schulz. Band 6). Francfort-
sur-le-Main : Suhrkamp, 8. Auflage 2018 (suhrkamp taschenbuch wissenchaft 1706).
2. T. W. Adorno. Ontologie et dialectique. Trois conférences au Collège de France, 1961. Manuscrit
Theodor-W.-Adorno-Archiv, Francfort-sur-le-Main. Nous citons d’après la pagination des
manuscrits actuellement en cours de publication. Sur le lien entre les conférences et Dialectique
négative, voir la notice de R. Tiedemann, in : Negative Dialketik, op. cit., p. 409.
3. Lettre de T. W. Adorno à R. Minder, 25/06/1959, Theodor-W.-Adorno-Archiv, Francfort-sur-le-
Main.
4. W. Benjamin, Briefe III, Suhrkamp, p.522, cité par Axell Neumann, https://
journals.openedition.org/variations/878
5. T. W. Adorno, Le besoin ontologique, Ts. 16154. Cette phrase a disparu dans le passage
correspondant de ND, p. 82 (DN, p. 95).
6. Cf. T. W. Adorno, Einführung in die Dialektik (1958), éd. C. Ziermann, Francfort-sur-le-Main,
Surhkamp, 2010, p. 261.
7. T. W. Adorno, Le besoin ontologique, Theodor-W.-Adorno-Archiv, Francfort-sur-le-Main, Ts
16172.
8. T. W. Adorno, Negative Dialektik (cité dans la suite: ND), op. cit., p. 69.
9. T. W. Adorno, Dialectique négative (cité dans la suite : DN), trad. française Collège de
Philosophie, Paris, Payot, [1978] 2003, p. 79.
10. T. W. Adorno, Le besoin ontologique, Ts 16182. Cf. ND, p. 83 (« Enttäuschstes Bedürfnis ») ; DN, p.
97 (« besoin déçu »).
11. Idem, Ts. 16161.
12. Idem, Ts. 16149
13. T. W. Adorno, Etre et existence, Ts. 16375.
14. Ibid., Ts 16371. Cf. ND, p. 121 (« Volte ») ; DN, p. 145 (« Volte »).
15. Ibid., Ts. 16367. Cf. ND, p. 117-118 (« Die kindische Frage ») ; DN, p. 140 (« La question
enfantine »).
16. T. W. Adorno, Etre et existence, Ts 16364. Cf. ND, p. 110-111 (« Copula ») ; DN, p. 131
(« Copule »).
17. Ibid., Ts. 16374 et suivante. Cf. ND, p. 124 (« Seinsmythologie ») ; DN, p. 148-149 (« Mythologie
de l’être »).
18. T. W. Adorno, Vers une dialectique négative, Ts. 16521.
19. Ibid., Ts. 16523. Cf. ND, p. 145 (« Widerspruchslosigkeit nicht hypostasierbar ») ; DN, p. 175
(« Impossibilité d’hypostasier la non-contradiction »).
20. Ibid., Ts. 16527. Cf. ND, p. 157 (“Ausgang vom Befriff”) ; DN, p. 191 (“Partir du concept”).
21. Ibid., Ts. 16528.
22. Ibid.
23. Ibid., Ts. 16529.
24. Ibid., Ts. 16531. Cf. ND, p. 148 (« Logik des Zerfalls »); DN, p. 179 (« Logique de la dislocation »).
25. Ibid., Ts. 16531.
26. Etre et existence, Ts 16368. Cf. ND, p. 118 (« Die kindliche Frage »); DN, p. 141 („La question
enfantine“).
27. Ts. 16532.
28. Ts. 16534.
29. Ts. 16534.

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L’ontologie comme idéologie et son dépassement dialectique 13

30. Ibid.
31. Ts. 16537.
32. Cf. J. Beaufret, Dialogue avec Heidegger. Paris, Editions de Minuit, 1986, vol. 4, 86.
33. I. Garo, « L’infâme dialectique. Le rejet de la dialectique dans la philosophie française de la
deuxième moitié du 20e siècle ». En ligne : http://michelpeyret.canalblog.com/archives/
2016/02/11/33352191.html (consulté le 11 octobre 2018).
34. Voir la recension par G. Deleuze de : J. Hyppolite Logique et existence, dans : Revue philosophique
de la France et de l’étranger, 1954, 144, 457-460.
35. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 2 e édition, 1967, p. 183.
36. Si la dialectique est définie comme la connaissance de la non-identité dans l’identité, elle ne
s’opposerait pas comme philosophie de la contradiction à une philosophie de la différence, à
moins que la non-identité soit la différence de la contradiction, comme le soutient A. Badiou.
37. A. Badiou, Le Séminaire : Heidegger. L’être 3 – Figure du retrait. 1986-1987. Texte établi par I.
Vodoz, Paris, Fayard, p. 7-11.
38. A. Badiou, « Le racisme des intellectuels », Le Monde, 05/05/2012.
39. P. Bourdieu, L’ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit, 1988, p. 10.
40. T. W. Adorno, Le besoin ontologique, Ts. 16149.
41. T. W. Adorno, Etre et existence, Ts. 16376.

AUTEUR
ALAIN PATRICK OLIVIER
Professeur à l'Université de Nantes

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