couleur nécessaire au fond d’une telle abondance de
lumiére » (1). De méme, Geethe parle, dans Noten zum Divan, de VEnthusiasmus comme du trait caractéristique de l’art poétique (das Charakteristische der Dichtkunst) (2). Pourtant il est évident que faire rimer inspiration et possession, bachique, divine ou lyrique, c’est expliquer Vobscur par le plus obscur, c’est mettre en avant la « vertu dormitive » (je suis inspiré = on m’inspire), c’est baptiser la difficulté au lieu de la résoudre. Aussi bien, de nom- breux récits insistent-ils sur la parenté de l’état inspiré et du réve. Il est vrai que Valéry disait naguére : « La véri- table condition d’un vrai poéte est ce qu’il y a de plus distinct de l’état de réve. » Mais cette formule, immé- diatement fameuse, atteste par sa seule existence la réalité et importance de la doctrine qu’elle récuse, de méme que celle-ci, non moins célébre, et qui vise directement la notation de Goethe que je viens de citer : « L’enthou- siasme n’est pas un état d’dme d’écrivain. » Et, de fait, nous lisons, chez Hebbel (3) : « L’état d’enthousiasme poétique est un état de réve. Il se prépare dans l’4me de Partiste quelque chose qu’il ignore lui-méme. » Paul Heyse affirmait semblablement : « Toute invention artistique s’active dans un état d’excitation inconsciente, mystérieux, bien proche de l’état de réve proprement dit. » Et il ajoutait : « Souvent, surtout dans le demi- sommeil du matin, il m’est arrivé de trouver des motifs que j’ai continué d’élaborer aprés le réveil et terminés aussitét... Une fois méme il m’est arrivé qu’une nouvelle
(x) Trad. M. Betz. On trouvera dans la Volonté de puissance,
livre IV, des descriptions tout analogues. (2) Cf. MULLER-FREIENFELS, Psychologie der Kunst, I, 197. (3) F. HEBBEL, Tagebiicher, vol. I, 1913, p. 360. ANALYSE DE LA CREATION ESTHETIQUE 53
Saisissante m’a été presque entiérement donnée en
songe (1). » Voici le témoignage d’un compositeur, parmi ’ le plus grands : il s’assoupit un aprés-midi; « Je tombai seulement, dit-il, dans une sorte de somnolence pen- dant laquelle il me sembla que soudain j’enfoncais dans un rapide courant d’eau. Le bruissement de cette eau prit bient6t un caractére musical; c’était l’accord de mi-bémol majeur, retentissant et flottant en arpéges ininterrompus ; puis ces arpéges se changérent en figures mélodiques d’un mouvement toujours plus rapide, mais jamais le pur accord de mi bémol majeur ne se modifia et sa persistance semblait donner une signification pro- fonde a l’élément liquide dans lequel je plongeais. Sou- dain j’eus la sensation que les ondes se refermaient en cascades sur moi et épouvanté je me réveillai en sursaut. Je reconnus immédiatement que le motif du prélude de L’or du Rhin venait de se révéler tel que je le portais en moi sans étre parvenu encore a lui donner une forme (2). » Le récit de Coleridge est célébre : a l’été de 1798, il était en train de lire un vieux livre de voyages ; mais « a la suite d’une légére indisposition, un calmant lui avait été ordonné qui eut pour effet de Yendormir ». La forme embarrassée de l’aveu montre bien que Coleridge n’ose pas lacher le grand mot : opium ; et qu’il s’agit au moins, sinon de laudanum, du moins d’un succédané (3). » Ce livre était Le pélerinage de Purchas ; et Coleridge s’endormit sur la phrase sui- vante : « Ici le Khan Kubla fit batir un palais avec un jardin splendide... » Il resta endormi pendant trois heures, « et pendant ce temps il est persuadé, autant qu’on peut (x) Cf. H. DELAcRorIx, Psychologie de art, p. 175, n. 1, et p. 179. (2) WaGNER, Ma vie, III, 83. (3) Cf. L. LEMONNIER, Les poétes romantiques anglais, pp. 63-64. 54 LA PSYCHOLOGIE DE L’ART
Pétre, qu’il n’a pas di composer moins de deux cents
4 trois cents vers, si en vérité on peut appeler compo- sition un état dans lequel toutes les images apparaissaient devant lui comme des objets, en produisant paralléle- ment les expressions correspondantes, sans aucune sensation ni conscience d’effort ». « Le poéme, écrit L. Lemonnier, qui groupe des images exotiques venues de la lecture, présente l’évolu- tion d’une vision morbide. Il y a d’abord une impression de fraicheur, de liberté, de plaisir, figurée par cette demeure de plaisance construite dans un terrain fertile, parmi des jardins éclatants de fleurs et de fruits, avec des ruisseaux sinueux, des foréts ombreuses renfermant des clairiéres ensoleillées. « Puis, brusquement, langoisse apparait. Au flanc méme de la colline couverte de cédres s’ouvre un abime profond. C’est que le bien-étre physique produit par la drogue n’est pas absolu et que le dormeur prend confu- sément conscience de son état physiologique. La respi- ration oppressée, le battement accéléré du sang résonnant dans le crane ont suggéré les images de cauchemar physique, oti se reconnaissent, 4 peine transposées, les sensations internes du dormeur : « Et de cet abime, « bouillonnant avec des tourbillons sans fin, comme si « cette terre respirait avec des halétements rapides et « rauques, une source puissante par moments se forg¢ait « passage, et parmi sen éclatement rapide et a demi « intermittent, d’immenses fragments de rocs jaillis- « saient comme la gréle rebondissante. » Alors, l’angoisse gagne l’imagination elle-méme et ce geyser s’épanche en un fleuve qui va se jeter tumultueusement dans une caverne immense, ou se trouve une mer immobile et sans soleil. ANALYSE DE LA CREATION ESTHETIQUE 55
« Au moment oti peut-étre est venu le bienheureux
nirvana, il y a une sensation plus légére et plus rare d’équilibre instable, ot l’on voit le reflet du palais flotter a mi-chemin entre l’angoisse de la source saccadée et Vangoisse de l’embouchure tumultueuse. Et on sent persister Tinstabilité physique du climat, comme si, dans la fiévre, individu passait d’une chaleur étouffante a un froid glacial. « Tel est, dans sa partie essentielle, ce poéme de Kubla Khan... Le poéme est d’ailleurs inachevé pour des raisons que l’auteur a expliquées. Pendant le sommeil provoqué par le calmant, Coleridge composa deux ou trois cents vers ou, plutét, une série d’images se déroula dans son esprit, accompagnée des vers qui les exprimaient, comme une musique de scéne accompagne un spectacle. En s’éveillant il commenca a écrire le poéme qui lui avait été ainsi dicté ; mais il recut une visite qui le retint une heure et quand il voulut reprendre la plume, il ne retrouva plus qu’une dizaine de vers, qui forment la seconde partie du poéme, sans rapports avec la premiére (1). » O. Rank cite plusieurs cas semblables : « Les poémes de Uhland Die Harfe et Die Klage, Traum de Hebbel, et plusieurs poésies de Moerike, de Keller, etc. Des conteurs comme Stevenson, Ebers, Lynkeus (Joseph Popper) ont également avoué qu’ils devaient différents sujets a leurs réves (2). » Citons enfin cet aphorisme de Schopenhauer : « La grandeur de Dante vient de ce qu’il posséde la vérité du réve, alors que d’autres poétes ne possédent que la vérité du monde réel. II nous fait voir des choses inouies
(x) Ibid., pp. 64-65.
(2) In FREuD, La science des réves, trad. I. MEYERSON, Pp. 399.
Oeuvres de Arthur Rimbaud: Vers et proses: Revues sur les manuscrits originaux et les premières éditions mises en ordre et annotées par Paterne Berrichon; poèmes retrouvés