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52 LA PSYCHOLOGIE DE L’ART

couleur nécessaire au fond d’une telle abondance de


lumiére » (1).
De méme, Geethe parle, dans Noten zum Divan, de
VEnthusiasmus comme du trait caractéristique de l’art
poétique (das Charakteristische der Dichtkunst) (2).
Pourtant il est évident que faire rimer inspiration et
possession, bachique, divine ou lyrique, c’est expliquer
Vobscur par le plus obscur, c’est mettre en avant la « vertu
dormitive » (je suis inspiré = on m’inspire), c’est baptiser
la difficulté au lieu de la résoudre. Aussi bien, de nom-
breux récits insistent-ils sur la parenté de l’état inspiré
et du réve. Il est vrai que Valéry disait naguére : « La véri-
table condition d’un vrai poéte est ce qu’il y a de plus
distinct de l’état de réve. » Mais cette formule, immé-
diatement fameuse, atteste par sa seule existence la réalité
et importance de la doctrine qu’elle récuse, de méme
que celle-ci, non moins célébre, et qui vise directement
la notation de Goethe que je viens de citer : « L’enthou-
siasme n’est pas un état d’dme d’écrivain. » Et, de fait,
nous lisons, chez Hebbel (3) : « L’état d’enthousiasme
poétique est un état de réve. Il se prépare dans l’4me de
Partiste quelque chose qu’il ignore lui-méme. » Paul
Heyse affirmait semblablement : « Toute invention
artistique s’active dans un état d’excitation inconsciente,
mystérieux, bien proche de l’état de réve proprement
dit. » Et il ajoutait : « Souvent, surtout dans le demi-
sommeil du matin, il m’est arrivé de trouver des motifs
que j’ai continué d’élaborer aprés le réveil et terminés
aussitét... Une fois méme il m’est arrivé qu’une nouvelle

(x) Trad. M. Betz. On trouvera dans la Volonté de puissance,


livre IV, des descriptions tout analogues.
(2) Cf. MULLER-FREIENFELS, Psychologie der Kunst, I, 197.
(3) F. HEBBEL, Tagebiicher, vol. I, 1913, p. 360.
ANALYSE DE LA CREATION ESTHETIQUE 53

Saisissante m’a été presque entiérement donnée en


songe (1). » Voici le témoignage d’un compositeur, parmi
’ le plus grands : il s’assoupit un aprés-midi; « Je tombai
seulement, dit-il, dans une sorte de somnolence pen-
dant laquelle il me sembla que soudain j’enfoncais dans
un rapide courant d’eau. Le bruissement de cette eau
prit bient6t un caractére musical; c’était l’accord de
mi-bémol majeur, retentissant et flottant en arpéges
ininterrompus ; puis ces arpéges se changérent en figures
mélodiques d’un mouvement toujours plus rapide, mais
jamais le pur accord de mi bémol majeur ne se modifia
et sa persistance semblait donner une signification pro-
fonde a l’élément liquide dans lequel je plongeais. Sou-
dain j’eus la sensation que les ondes se refermaient en
cascades sur moi et épouvanté je me réveillai en sursaut.
Je reconnus immédiatement que le motif du prélude
de L’or du Rhin venait de se révéler tel que je le portais
en moi sans étre parvenu encore a lui donner une
forme (2). » Le récit de Coleridge est célébre : a l’été
de 1798, il était en train de lire un vieux livre de
voyages ; mais « a la suite d’une légére indisposition,
un calmant lui avait été ordonné qui eut pour effet de
Yendormir ». La forme embarrassée de l’aveu montre
bien que Coleridge n’ose pas lacher le grand mot :
opium ; et qu’il s’agit au moins, sinon de laudanum, du
moins d’un succédané (3). » Ce livre était Le pélerinage
de Purchas ; et Coleridge s’endormit sur la phrase sui-
vante : « Ici le Khan Kubla fit batir un palais avec un
jardin splendide... » Il resta endormi pendant trois heures,
« et pendant ce temps il est persuadé, autant qu’on peut
(x) Cf. H. DELAcRorIx, Psychologie de art, p. 175, n. 1, et p. 179.
(2) WaGNER, Ma vie, III, 83.
(3) Cf. L. LEMONNIER, Les poétes romantiques anglais, pp. 63-64.
54 LA PSYCHOLOGIE DE L’ART

Pétre, qu’il n’a pas di composer moins de deux cents


4 trois cents vers, si en vérité on peut appeler compo-
sition un état dans lequel toutes les images apparaissaient
devant lui comme des objets, en produisant paralléle-
ment les expressions correspondantes, sans aucune
sensation ni conscience d’effort ».
« Le poéme, écrit L. Lemonnier, qui groupe des
images exotiques venues de la lecture, présente l’évolu-
tion d’une vision morbide. Il y a d’abord une impression
de fraicheur, de liberté, de plaisir, figurée par cette
demeure de plaisance construite dans un terrain fertile,
parmi des jardins éclatants de fleurs et de fruits, avec des
ruisseaux sinueux, des foréts ombreuses renfermant des
clairiéres ensoleillées.
« Puis, brusquement, langoisse apparait. Au flanc
méme de la colline couverte de cédres s’ouvre un abime
profond. C’est que le bien-étre physique produit par la
drogue n’est pas absolu et que le dormeur prend confu-
sément conscience de son état physiologique. La respi-
ration oppressée, le battement accéléré du sang résonnant
dans le crane ont suggéré les images de cauchemar
physique, oti se reconnaissent, 4 peine transposées, les
sensations internes du dormeur : « Et de cet abime,
« bouillonnant avec des tourbillons sans fin, comme si
« cette terre respirait avec des halétements rapides et
« rauques, une source puissante par moments se forg¢ait
« passage, et parmi sen éclatement rapide et a demi
« intermittent, d’immenses fragments de rocs jaillis-
« saient comme la gréle rebondissante. » Alors, l’angoisse
gagne l’imagination elle-méme et ce geyser s’épanche
en un fleuve qui va se jeter tumultueusement dans une
caverne immense, ou se trouve une mer immobile et
sans soleil.
ANALYSE DE LA CREATION ESTHETIQUE 55

« Au moment oti peut-étre est venu le bienheureux


nirvana, il y a une sensation plus légére et plus rare
d’équilibre instable, ot l’on voit le reflet du palais flotter
a mi-chemin entre l’angoisse de la source saccadée et
Vangoisse de l’embouchure tumultueuse. Et on sent
persister Tinstabilité physique du climat, comme si,
dans la fiévre, individu passait d’une chaleur étouffante
a un froid glacial.
« Tel est, dans sa partie essentielle, ce poéme de Kubla
Khan... Le poéme est d’ailleurs inachevé pour des raisons
que l’auteur a expliquées. Pendant le sommeil provoqué
par le calmant, Coleridge composa deux ou trois cents vers
ou, plutét, une série d’images se déroula dans son esprit,
accompagnée des vers qui les exprimaient, comme une
musique de scéne accompagne un spectacle. En s’éveillant
il commenca a écrire le poéme qui lui avait été ainsi
dicté ; mais il recut une visite qui le retint une heure et
quand il voulut reprendre la plume, il ne retrouva plus
qu’une dizaine de vers, qui forment la seconde partie
du poéme, sans rapports avec la premiére (1). »
O. Rank cite plusieurs cas semblables : « Les poémes
de Uhland Die Harfe et Die Klage, Traum de Hebbel,
et plusieurs poésies de Moerike, de Keller, etc. Des
conteurs comme Stevenson, Ebers, Lynkeus (Joseph
Popper) ont également avoué qu’ils devaient différents
sujets a leurs réves (2). »
Citons enfin cet aphorisme de Schopenhauer : « La
grandeur de Dante vient de ce qu’il posséde la vérité
du réve, alors que d’autres poétes ne possédent que la
vérité du monde réel. II nous fait voir des choses inouies

(x) Ibid., pp. 64-65.


(2) In FREuD, La science des réves, trad. I. MEYERSON, Pp. 399.

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