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L’intelligence émotionnelle et le leadership

Mélanie Trottier

Efficace, flexible, conciliant, éthique? Quelles compétences doivent posséder les leaders? À
travers une abondante littérature sur le développement des compétences du leader, un concept
émerge depuis quelques années, celui de l’intelligence émotionnelle comme facteur de succès
du leader. Qu’est-ce que l’intelligence émotionnelle? Comment se mesure-t-elle? Quel est
son lien avec le leadership? Comment se développe-t-elle? Ce sont autant de questions qui
seront abordées dans ce texte.

1. Qu’est-ce que l’intelligence émotionnelle?

C’est au début des années 90 que le concept d’intelligence émotionnelle (IE) a été introduit
par Salovey et Mayer. Ces derniers la définissent alors comme étant l’habileté à percevoir
ses propres sentiments et émotions ainsi que ceux des autres, à les analyser et les utiliser dans
son raisonnement et ses actions (Salovey et Mayer, 1990). C’est toutefois à Goleman (1995)
que l’on doit la popularisation de cette forme d’intelligence. Plusieurs autres chercheurs s’y
sont intéressés, chacun y apportant une précision différente quant à sa définition ou ses
caractéristiques. Certains la conceptualisent comme un trait, d’autres comme une
compétence (ou habileté) ou encore comme une capacité intellectuelle (Brown et Moshavi ,
2005), d’où les reproches adressés par certains sur la validité et la fidélité du construit. Le
tableau 1.1 fait état des différentes définitions recensées dans la littérature scientifique.
2

Tableau 1.1
Définitions et dimensions de l’intelligence émotionnelle

Auteurs Définition
Salovey et Mayer (1990) Habileté à percevoir ses propres sentiments et émotions ainsi que ceux
des autres, à les analyser et les utiliser dans son raisonnement et ses
actions. L’intelligence émotionnelle possède 4 niveaux, selon la
complexité du processus impliqué :
1. La perception des émotions
2. L’intégration des émotions perçues
3. La compréhension et le raisonnement relatif aux émotions
4. La gestion des émotions
Goleman (1995) L’intelligence émotionnelle comprend 5 dimensions:
- la connaissance des émotions;
- la gestion des émotions;
- la capacité à se motiver;
- la reconnaissance des émotions des autres et;
- la gestion des relations interpersonnelles.
George (2000) L’intelligence émotionnelle comprend 4 dimensions :
- L’évaluation et l’expression des émotions;
- L’utilisation des émotions pour supporter les processus
cognitifs et la prise de décision;
- La compréhension des émotions;
- La gestion des émotions.
Bar-On (1997) in Opengart Ensemble d’habiletés et de compétences non cognitives qui
(2005) influencent l’habileté à s’adapter avec succès aux pressions
environnementales.

2. Comment évalue-t-on l’intelligence émotionnelle?

Tout comme pour sa définition, beaucoup de questions se posent quant à la mesure de


l’intelligence émotionnelle. La plus grande réserve adressée à son endroit est liée au
caractère distinct du construit; on se demande si les tests mesurant l’intelligence émotionnelle
(ex. : MSCEIT1, EQ-i2 et SREIT3) mesurent véritablement autre chose que ce que mesurent
les tests de personnalité (Brackett et Mayer, 2003). À cet effet, l’étude de Brackett et Mayer
(2003) a démontré que certaines échelles de mesures de l’intelligence émotionnelle (EQ-i et

1
Mayer-Salovey-Caruso-Emotional Intelligence Test de Mayer, Salovey et Caruso (2002)
2
Emotional Quotient Inventory de Bar-On (1997)
3
Self-report EI test de Schutte et al. (1998)
3

SREIT) semblent corrélées à des tests de personnalité comme le Big Five4 sur certaines
dimensions alors que d’autres (MSCEIT), qui conceptualisent davantage l’intelligence
émotionnelle comme une habileté cognitive relative aux émotions, démontrent une plus
grande indépendance par rapport à d’autres mesures de personnalité. Si l’on admet
l’intelligence émotionnelle comme une habileté cognitive, la reconnaissance de la validité
d’un test comme le MSCEIT est d’une grande importance puisqu’elle signifie qu’il est justifié
d’étudier l’intelligence émotionnelle de façon distincte du concept de personnalité et donc de
la mettre en relation avec d’autres variables comme le leadership.

3. L’intelligence émotionnelle pour un leader efficace

Un nombre faramineux de recherches se sont intéressées à identifier les habiletés et


comportements des leaders qui sont reconnus comme étant efficaces (Church et Waclawski,
1998). Depuis peu, l’étude de l’intelligence émotionnelle comme facteur de l’efficacité d’un
bon leader devient de plus en plus populaire ; les études théoriques et empiriques soutenant
ce lien se font de plus en plus nombreuses (Prati et al., 2003a). La prochaine section se veut
une revue des relations présumées entre ces variables.

Rappelons que l’étude empirique de la relation entre l’intelligence émotionnelle et le


leadership en est à ses débuts. Les premières études réalisées tendent à démontrer une
corrélation positive entre l’intelligence émotionnelle et l’un ou l’autre des concepts suivants :
l’efficacité du leadership, le leadership transformationnel, le leadership charismatique, etc.
(voir tableau 3.1 pour un résumé de ces études).

4
Test de personnalité Revised NEO Personality Inventory (NEO-PI-R) de Costa et Mcrae (1992).
4

3.1 L’efficacité du leadership

La littérature disponible permet d’affirmer que l’intelligence émotionnelle joue un rôle


important dans la perception de l’efficacité du leader par ses subordonnés (George, 2000).
Plus précisément, les études recensées démontrent toutes qu’un leader ayant une intelligence
émotionnelle plus élevée est davantage efficace en regard des critères suivants de l’efficacité
du leadership:
- le développement d’un sentiment collectif quant aux buts, objectifs et moyens de les
atteindre;
- la capacité à inspirer les individus quant à l’importance accordée aux activités et
comportements souhaités au travail;
- la capacité à générer et maintenir, l’enthousiasme, la confiance et l’optimisme envers
l’organisation;
- la capacité de flexibilité dans la prise de décision et les changements et;
- la capacité d’établir et maintenir une identité valable pour l’organisation (George, 2000).

Certains chercheurs reprochent aux études sur l’efficacité du leadership d’utiliser une
évaluation du leader qui soit uniquement basée sur la perception. Rosete et Ciarrochi (2005)
s’inscrivent parmi ceux-ci et proposent une façon plus objective d’évaluer l’efficacité du
leader en utilisant des critères objectifs tels la performance du système de gestion. La
prochaine section présente une autre variable liée à l’efficacité du leadership : le leadership
transformationnel.

3.2 Leadership transformationnel

Nombreuses sont les études qui utilisent le concept de leadership transformationnel (parfois
comme synonyme de leadership charismatique) comme baromètre de l’efficacité d’un leader
et pour cause, bon nombre d’études ont démontré l’efficacité du leader transformationnel
(Lowe, Kroeck et Sivasubramaniam, 1996 et Sosik et Megerian, 1999). La définition même
de ce style de leadership justifie également cette mise en relation; le leadership
5

transformationnel étant défini comme un style qui est davantage basé sur les émotions. Plus
précisément, le leader transformationnel est celui qui élève la conscience des subordonnées,
les met en confiance et les amènent à performer au-delà des objectifs fixés REMPLACER
PAR LES DIMENSIONS (Bass, 1985). Des caractéristiques intimement liées à l’intelligence
émotionnelle telles la considération envers les autres et les habiletés interpersonnelles sont
d’ailleurs au cœur de ce type de leader (Bass, 1985 et Alimo-Metcalfe in Leban et Zulauf,
2004).

Tableau 3.1
Résultats d’études sur le leadership et l’intelligence émotionnelle

Étude Résultats
Sosik, J. J. et L. E. Megerian (1999) L’intelligence émotionnelle est positivement corrélée au
leadership transformationnel, et cette corrélation est modérée
selon le degré de conscience de soi du leader.
Barling, Slater et Kelloway (2000) Les leaders ayant un score plus élevé sur l’échelle
d’intelligence émotionnelle sont perçus par leurs subordonnés
comme:
- ayant une plus grande capacité à incarner un modèle
pour les autres;
- étant une plus grande source de motivation
inspirationnelle et;
- ayant une plus grande capacité à manifester de la
considération à l’endroit des individus.
Palmer, B., M. Walls, Z. Burgess et Les leaders ayant un score plus élevé sur l’échelle
C. Stough (2001) d’intelligence émotionnelle sont perçus par leurs subordonnés
comme :
- étant une plus grande source de motivation
inspirationnelle et;
- ayant une plus grande capacité à manifester de la
considération à l’endroit des individus.
Leban et Zalauf (2004) Les habiletés relatives à l’intelligence émotionnelle sont
corrélées positivement au leadership transformationnel et
négativement aux styles de leadership transactionnel et laissez-
faire.
Rosete et Ciarrochi (2005) Les individus affichant des degrés plus élevés d’intelligence
émotionnelle sont plus enclins à atteindre les objectifs
organisationnels et à être perçus comme étant des leaders
efficaces par leurs subordonnés et leur supérieur.
* Pour les détails relatifs aux études, se référer aux articles référencés en bibliographie.
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4. Des réserves à l’endroit du concept d’intelligence émotionnelle

Devant cet engouement pour l’étude de la relation entre le leadership et l’intelligence


émotionnelle, certains auteurs questionnent la validité même de ce construit, soutenant
principalement que les évidences empiriques permettant de l’utiliser comme facteur explicatif
important de l’émergence ou de l’efficacité d’un leader sont trop peu nombreuses (Antonakis,
2003; Palmer et al., 2001). Antonakis (2003), dans sa critique d’une étude sur l’intelligence
émotionnelle comme facteur explicatif de l’efficacité du leadership (Prati et al., 2003b),
soulève plusieurs réserves quant à son utilisation comme construit corrélé au leadership.
Antonakis (2003) soutient qu’il faut s’assurer que l’intelligence émotionnelle est bel et bien
un construit et non une dimension de variables lui étant fortement corrélées (ex. : habiletés
cognitives, personnalité, etc.). À cet effet, il est à noter que la plupart des études rapportées
au tableau 3.1 se sont assurées de contrôler des variables dites parasites telles le style
d’attribution ou la personnalité, permettant ainsi d’affirmer que le leadership (ou l’efficacité
du leadership) est effectivement lié à l’intelligence émotionnelle et non à un concept ayant
une proximité conceptuelle.

Antonakis (2003) soutient également que la capacité à jauger les émotions, une dimension de
l’intelligence émotionnelle, est une habileté sociale que tous les individus possèdent (à
l’exception de pathologies), indépendamment de leur niveau d’intelligence émotionnelle et
qu’il ne s’agit donc pas d’une forme d’intelligence.

Basé sur une approche épistémologique, Locke (2005) soutient également que l’intelligence
émotionnelle est un concept invalide notamment en regard des définitions qui en sont
données. Plus spécifiquement, il soutient que des définitions comme celles de Salovey et
Mayer (1990) et de Goleman (1995) sont trop vastes et regroupent des caractéristiques trop
éparses, voire contradictoires, pour constituer un construit robuste. Par exemple, Mayer
(1999) traite de l’intelligence émotionnelle comme de la capacité de raisonner avec ses
émotions, ce qui est en soi contradictoire selon Locke (2005). Selon ce dernier, il serait plus
exact de parler d’intelligence à propos des émotions plutôt que d’intelligence émotionnelle.
L’on peut toutefois ajouter ici que la définition de Mayer et Salovey (1999) peut être
7

interprétée différemment : l’intelligence émotionnelle n’est pas uniquement la réflexion à


propos des émotions mais aussi la reconnaissance que les émotions influencent le
raisonnement (George, 2000).

5. Implications pratiques du lien entre le leadership et l’intelligence émotionnelle

Malgré les évidences empiriques encore peu nombreuses et les réserves émises à l’endroit du
concept d’intelligence émotionnelle, il existe bel et bien une tendance de plus en plus forte à
soutenir qu’elle est corrélée à l’efficacité du leader. Un tel postulat mène inévitablement à la
question suivante: est-ce que l’intelligence émotionnelle se développe et si oui, comment se
développe-t-elle? (Barling, Slater et Kelloway, 2000).

Il aurait été intéressant de présenter ici les études s’étant attardées à la question, mais à la
lumière de la recension réalisée, il semble qu’il n’y en ait aucune. En fait, les seules études
s’étant intéressées au développement de l’intelligence émotionnelle semblent avoir été
réalisées en psychologie du développement. Est-ce à dire que l’intelligence émotionnelle est
figée à l’âge adulte? Si c’est le cas, il s’agit peut-être d’un retour à la théorie des grands
hommes où les leaders ont des traits de personnalité spécifiques et où tout réside en la
sélection. Bref, il sera très certainement intéressant de suivre les futures réflexions et travaux
des chercheurs sur la question.
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RÉFÉRENCES

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