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Sortir de soi, la peinture comme une expérience extatique ?

L’idée des « stratégies figuratives de la peinture contemporaine »


m’évoquent plusieurs questions :
- Y a-t-il réellement une stratégie possible en peinture, dans le sens de la
mise en place d’éléments efficients pour atteindre un but recherché ?
- Si on peut effectivement parler de « but », quel est-il ? S’agit-il plutôt de
l’achèvement d’une peinture, de son déploiement lors d’une exposition,
d’un ouvrage ? S’agit-il du retour éclairé du public, du critique ? Ou bien
encore d’une «éventuelle autosatisfaction du peintre ». Peut-on envisager la
réalisation d’une image peinte comme un but en soi ?
- Cette notion de stratégie n’est-elle pas antinomique d’une démarche
davantage intuitive, basée sur l’action et la réaction, suivant la métaphore du
« chemin de peinture » ?
- Derrière l’idée de « stratégie », il y a celle d’une prévision, d’un
programme, d’une efficacité… autant d’éléments qui semblent pourtant
étrangers à la peinture.
Ainsi, d’autres questionnements adviennent : Est-il possible de « prévoir »
en peinture, de se développer de façon programmatique ? D’avoir une vision
poïétique à moyen ou long terme ? Face aux nouvelles images, peut-on
parler d’ « efficacité » de la peinture ? Si oui, qu’elles en seraient les
spécificités ?
Autant de questions qui rappellent que la peinture est davantage une
énigme, un nœud, qu’une pratique qui se déroule comme prévu, de façon
linéaire et stratégique.
La peinture figurative a la particularité de se présenter elle-même lorsqu’elle
représente une image. Elle se donne à voir tout en « donnant à voir ». Elle
fait croire à un mensonge et à une vérité mêlés.
C’est pourquoi il est toujours délicat de théoriser sur la peinture. La peinture
s’occupe avant toutes choses de sensations ; tandis que le verbe, lui, pose
déjà un filtre, une abstraction. Cette différence entre le dicible et le visible
(ou le ressenti) est fondamentale. La peinture est un langage propre (ce que
nous faisons en peinture, nous ne pouvons réellement le dire, l’inverse se
vérifie également). Cet écart vient précisément de la main du peintre, de son
imperfection et de sa grâce. C’est cet écart qui permet ce décalage avec le
réel et qui donne tout son intérêt et sa puissance à l’image peinte.
Beaucoup de peintres parlent d’une première rencontre fondamentale avec
les œuvres, avec une œuvre en particulier, qu’il s’agisse d’une rencontre
réelle ou par le biais d’ouvrages ou de catalogues. Pour ma part, cette
rencontre s’est produite devant Le Radeau de la Méduse (1818-19), peint
par Géricault, et présenté au Musée du Louvre. Se dévoilait ici quelque
chose d’anormal, une puissance, une grandeur, un tragique jusqu’alors
inconnu. Ce n’était pas une image comme les autres. Dans ce naufrage
apparaissaient tous les naufrages, une cristallisation de beaucoup de drames.
Cette œuvre traversait l’histoire. Comme si le silence et l’immobilité de la
peinture redoublaient paradoxalement son intensité. Une mise en suspens du
monde.
Cette question du suspens dans l’art, je l’ai retrouvée bien plus tard dans le
texte de Jean Genet, Le funambule (1957). Cette mise en suspens du monde,
ce léger tremblement entre deux détonations, ce point de bascule où tout est
encore jouable, j’en avais l’intuition en peinture, je la voyais désormais
décrite chez Genet au travers de sa métaphore du danseur de corde : « La
Mort – la Mort dont je te parle – n’est pas celle qui suivra ta chute, mais
celle qui précède ton apparition sur le fil. C’est avant de l’escalader que tu
meurs. Celui qui dansera sera mort – décidé à toutes les beautés, capable
de toutes. Quand tu apparaîtras, une pâleur –non, je ne parle pas de la
peur, mais de son contraire, d’une audace invincible – une pâleur va te
recouvrir. Malgré ton fard et tes paillettes tu seras blême, ton âme livide.
C’est alors que ta précision sera parfaite. Plus rien ne te rattachant au sol
tu pourras danser sans tomber. Mais veille de mourir avant que
d’apparaître, et qu’un mort danse sur le fil. »
Cette notion de suspens s’est peu à peu déployée pour atteindre celle de
l’extase. Etymologiquement, l’extase est une « sortie de soi ».
Dans nos sociétés contemporaines rationnelles, efficaces, et « stratégiques »,
quels sont les moments, les lieux, les situations propices à faire advenir
l’extase ? A vrai dire peu. L’extase est aux marges de nos sociétés, car
dangereuse a priori pour l’ordre du monde et le pouvoir en place. Je me suis
intéressé à des sociétés qui fondaient une partie de leur organisation sociale
sur ce phénomène d’extase, de sortie de soi, de changement de statuts, au
travers notamment de la figure du chamane, par le biais de danses, de
transes et de différents rituels. Il m’est apparu que ces transes, cette mise en
suspens du sujet, passaient très souvent par une modification du visage, de
la figure, voire par sa disparition totale derrière un masque, un maquillage,
un costume. Pour pouvoir « sortir de soi », il faut abandonner son visage, le
cacher, le grimer. C’est ce qui se jouait chez les peintres romantiques dans
cette typologie du personnage dos au spectateur regardant un paysage. Le
sentiment de sublime, de perte de soi face à l’immensité de la nature pouvait
alors s’apparenter à l’extase, mais, une nouvelle fois, sans visage.
En peinture, la représentation d’un visage entretient un rapport complexe
d’empathie de la part de celui qui le regarde, le déviant de la « pure
peinture ». Parmi les moyens pour déjouer cette empathie liée au visage, à
l’œil, au regard, le port du masque permet de convoquer la figure tout en
évitant un sentiment de pathos.
Ces considérations, associées aux questionnements sur la place et la
possibilité de l’extase et du suspens dans notre société contemporaine,
m’ont conduit à m’intéresser aux masques d’ethnies non occidentales et aux
productions artistiques des arts dits premiers. Ces pratiques artistiques faites
de métissages, d’emprunts et de jeux que l’on retrouve à la fois dans les
œuvres et dans l’organisation sociale sont pour moi des éléments d’une
grande beauté et radicalité, plaçant l’art au centre de la vie.
Par ailleurs, la découverte du culte du cargo a été fondatrice pour moi. Le
culte du cargo est un ensemble de rites apparus à la fin du 19 ème siècle et au
début du 20ème siècle chez les aborigènes, en réaction à la colonisation de la
Mélanésie. Si quasiment toute la Mélanésie l’adopte, des îles Fidji à la
Papouasie Nouvelle Guinée, c’est seulement à Tana, dans les archipels du
Vanuatu, qu’il persiste encore aujourd’hui.
Le principe du culte est le suivant : les Papous ont assisté à l’arrivée
massive de richesses, d’objets et de machines par avions et bateaux cargos.
Ces richesses étaient uniquement réservées aux blancs occidentaux. Ils les
pensaient d’origines divines puisque n’ayant pas connaissance des moyens
de productions occidentaux, notamment industriels. Ils ont donc créé un
culte pour attirer à eux ces cadeaux divins. Le culte du cargo est ainsi la
fusion entre les enseignements de missionnaires chrétiens du XIXème siècle
et l’abondance des richesses matérielles qui arrivaient par bateaux et, plus
tard, par avion, ainsi que les croyances mythologiques autochtones
ancestrales confrontées au style de vie des Asiatiques, des Européens et des
Américains. Le culte du cargo vise un ajustement face aux bouleversements
et déséquilibres engendrés par le système colonial. Il est à la fois une
résistance et une adaptation, une relation dialectique à la colonisation.
Cet ensemble de rites qui s’est constitué en réaction face aux pratiques et
aux valeurs des pays industrialisés m’a inspiré une série de peintures dans
lesquelles un personnage solitaire, vêtu à la manière occidentale, porte un
masque primitif, comme l’amorce d’un rituel à inventer, et de nouvelles
mythologies contemporaines. Ma volonté est de penser le monde comme un
créole, de créoliser la peinture. Au centre de ma pratique, cette figure du
métisse et du métissage apparaît comme une sortie possible du monde de
l’entre-soi et des crispations identitaires. C’est ainsi qu’à travers les
représentations de ces chamanes auto-proclamés ou des jungles artificielles,
ma peinture se veut la figure d’un ailleurs fantasmé, entre extase et suspens.
Choisir de peindre, c’est choisir la lenteur, l’inefficacité apparente,
notamment par rapport au développement récent des images et à leur
divulgation hystérique via les réseaux sociaux. Cette idée du suspens, d’une
« image patiente », comme la définit Alain Berland, est inhérente à la
pratique picturale – et en particulier à ma propre pratique - qui se positionne
à la fois dans et hors du monde.

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