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L’olfaction est le sens pour lequel la mémoire est la plus puissante. Une
odeur enclenche une cascade de réactions. De l’irruption brutale et
involontaire d’une image on se laisse transporter d’émotion en sensation.
On chute dans le souvenir, puis on s’immobilise pour essayer d’en saisir le
panorama, d’en geler une fois pour toute l’image et le rendre impérissable.
Parfois il en va autrement.
La peinture est une géante, elle rapproche des espaces infiniment distants,
elle propulse des souvenirs de tableaux sur les choses de la vie quotidienne,
sur les pommes, sur les écrevisses, sur les paysages, sur les bourgeois et les
acteurs, sur les crânes, sur les scènes premières et les grandeurs humaines,
sur les asperges et les napoléons. Les tableaux sont des cristaux, des
précipités rétiniens qui ajoutent aux scènes balivernes la puissance
mythologique d’une représentation essentielle.
La figuration n’est pour moi ni une question ni une hypothèse. Tout ce que
j’ai jamais peint ou dessiné a toujours été figuratif, ça n’est pas négociable.
C’est la condition indispensable de ma présence au monde. Je peins des
images dans un fleuve d’images. Je m’en nourris, mes yeux les absorbent
tel des alluvions en suspension dans des médias. Je n’en jouis pas, je n’en
souffre pas. C’est mon métabolisme, mon régime, mon économie.
Figurer c’est invoquer un monde, c’est créer une brèche dans le réel par
laquelle les fictions s’infiltrent. Les images sont un mensonge éhonté, la
peinture est un mensonge fier.
L’histoire de l’art récente s’est construite sur une liberté qui consiste à
s’affranchir de toute règle et à se faire à l’idée que puisque tout est
envisageable il est nécessaire et urgent de faire à travers chaque tableau
l’expérience limite de la peinture. En France depuis les années soixante les
peintres doivent redéfinir par la peinture même ce qu’est la peinture,
devant par la même faire du choix du châssis un geste ontologique et
politique. Celui de s’opposer à une histoire de l’art dite caduque.
Injonction machiste de se saisir d’une autre voie tout autant classique et
canonique pour sortir de l’histoire à tout prix.
Voici l’embranchement possible : tracer par le geste une ligne reliant deux
bords du tableaux, superposer des jus colorés jusqu’à saturation,
considérer le tableau comme un pan de mur, comme une parcelle de sol,
comme la somme d’accidents et de taches, comme une fenêtre à traverser
à coup de cutter, à recouvrir de bleu ou d’urine…
C’est la danse, c’est l’expression du corps avant le langage.
De l’autre coté du spectre, sur l’autre versant, le plus fréquenté mais aussi,
tel un Cervin ou un Eiger, le plus meurtrier, c’est la traversée. Cet autre
chemin est une cérémonie qui consiste à faire rentrer de l’air dans le
tableau.
La géante c’est la joie, c’est l’illusion pour soi même, c’est se laisser
prendre à son propre piège, se sentir solidement perdu dans le tableau
parce qu’il y a des pleins et du vide, des vertiges, des architectures, des
objets qui chutent, des lèvres qui s’affolent, et à nouveau cette situation
d’entre deux mondes.
Comment s’y prend t’on pour construire un monde ? Qui se lance dans
cette entreprise ? Comment faire face aux problèmes de la peinture ? Que
peindre ? Comment le peindre ? Que fait-on de l’histoire de l’art, de
l’histoire tout court, de l’histoire des autres ? Quelle dramaturgie ? Quelle
cohérence ? Comment faire face à la joie de peindre et aux pics
d’excitation quand la figure prend forme, faire face à l’assourdissante
tension lorsque le tableau s’accélère et bientôt se termine ? Comment faire
face à l’échec, à la ruine, à la chute ?
Que peindre ? C’est l’autre injonction, qui met le peintre au service de son
histoire. C’est comme entendre une meute de chiens à l’aube aboyant au
fond du paysage. C’est l’annonce d’une battue, la bonne nouvelle pour le
chasseur, mais la défaite annoncée d’un cerf et l’absence prochaine de son
brame. Le bruit comme annonce du silence à venir. Choisir le sujet de la
peinture est un moment agité, pénible puisqu’action d’élimination, de
prélèvement et de coupe.
Associer les images et les classer est déjà une représentation du monde. Il
nous montre qu’à ce moment là les intentions en peinture ne sont plus si
spécifiquement des problèmes de peintres. La partie la plus conséquente
du travail photographique est sans doute de choisir une image plutôt
qu’une autre. Le peintre iconophile prend ses distances avec le monde en
abolissant le chevalet.
Peindre, c’est faire des choix dans une séquence complexe, mais
parfaitement articulée. Tout ces gestes… mélanger des couleurs, y
adjoindre des médiums, poser la touche sur la toile en attaquant selon tel
angle, selon telle pression… tout ces gestes... la peinture n'est faite que de
choix denses et innombrables.
Nous évoluons aujourd’hui parmi des images d'une apparente familiarité.
Elles nous en disent peu sur notre environnement, sont souvent
trompeuses puisque le temps qu’elles nous présentent est une
abstraction… le temps photographique n’a aucune réalité comparé au
verbe et sa puissance évocatrice. C’est un temps composé de parcelles de
durées entrelacées qui forme un buisson dense, mais qui curieusement a
un écho fort dans le tableau. Une peinture est un tas de gestes et lorsque
l’image surgit du tableau, c’est un moment fragile ou l’abstraction pure
qu’en est la fabrication se retire de l’objet. Une peinture est un tas de
gestes de la même manière que la photographie est un amas de mémoires
et de durées différentes.
Regarder des images, c’est déjà peindre… ou peut être, c’est l’intention de
peindre quelque chose, je ne sais pas encore quoi, qui rend acte de peindre
l’action cannibale du regard. Aucune idée ne préfigure mes recherches, et
je ne suis jamais en quête d’une métaphore. Il y a un élan de la pensée au
milieu d’un cimetière d’images, comme une traversée charognarde.
Un des exemple qui m’a le plus ému ces dernières années se trouve dans
un roman de Yannick Haenel. Jan Karski est un messager de la résistance
polonaise auprès du gouvernement en exil à Londres. Il rencontre deux
hommes qui le font entrer clandestinement dans le Ghetto de Varsovie.
Ces hommes ont besoin d’un témoin afin qu’il prévienne les alliés que les
juifs d’Europe sont en train d’être exterminés, mais les dirigeants du
monde libre refuseront d’entendre ces mots. Dans la troisième partie du
livre, le personnage, Haenel raconte sur le mode fictionnel la fin de la vie
de Jan Karski. N’ayant pu délivrer son message, il fréquente
quotidiennement la Frick Collection à New York et trouve refuge dans un
tableau :
Voila mon idéal en art. Voila ce que la peinture est aussi capable de
réaliser, et en même temps voila ce que presque aucun artiste ne peut
accomplir.